Les amitiĂŠs silencieuses
Claude Lustier
Les amitiĂŠs silencieuses Atlantide
The Book Edition
Marchand ambulant de bananes, ouvrier dans une boulangerie industrielle, matelot, chef de projet dans les milieux associatifs, officier de marine avec 35 années de pérégrinations océanes, ensuite chef d'entreprise, Claude Lustier est un touche-à-tout, un indécrottable voyageur. En 1992, une explosion à bord d’un navire, met un terme à une carrière trop facilement tracée à son goût. Qu'importe, une première vie s’achève, tandis que le besoin impératif d’en construire une nouvelle s’impose. L'appel du large, restera cependant le plus fort car son pays, c’est la mer. Il construit un catamaran et part en solitaire vers le Brésil, une terre d'aventures où il rédige "Les amitiés silencieuse"
Révélations 10 février 2000 — Mer de Tasman La bulle de plexi approcha comme le gros nez d’un molosse furetant dans un tas d’immondices avec l’espoir d’y trouver de quoi grignoter les miettes d’un repas. Mais à plus de deux mille mètres de profondeur, dans les eaux sombres de la mer de Tasman, il y a peu de chance de dénicher quoi que ce soit… en apparence. Le gros nez recula, ensuite pivota lentement de quelques degrés et resta là à quelques centimètres d’une masse grouillante d’animalcules. Des milliers, peut-être des millions de crevettes aveugles qui gigotaient à proximité d’un orifice crachant des gaz et de la roche en fusion. Elles s’alimentaient des bactéries qui proliférait au voisinage de ce liquide bouillonnant. La bulle constituait la partie ventrale d’un submersible équipé de trois puissants projecteurs. Ils balayaient la zone d’une lueur verdâtre en projetant des formes fantomatiques tout autour du pilote. Le visage écrasé contre le plexi, l’homme ne ratait aucun détail du spectacle. Il l’intriguait au plus haut point. Il
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se demandait comment ces organismes étranges, sans yeux, arrivaient à se déplacer, à se nourrir, sans se laisser emporter par le flux de matière incandescente. Il pensait que les poches opaques, visibles de part et d’autre de leur corps translucide, jouaient le rôle de capteur sensible aux variations de température, à la lumière infrarouge ou encore aux vibrations. Elles devaient probablement contenir un liquide ou une substance chimique dont la conductibilité permettait d’adresser des impulsions électriques vers ces capteurs. Il avait entendu déjà parler d’une espèce d’araignée équipée d’un tel système. Elles vivaient dans la nuit éternelle des cavernes. La veille, il avait envoyé un spécimen pour analyse à un de ses collègues qui les appelait Rimicaris exoculata ou Les habitants sans yeux de la vallée. Un crachotement interrompit ses pensées. « Loïc, t’as de la visite. Oublie tes crevettes et remonte. – J’espère pour toi qu’il vaut la peine. – Pas il, mais elle. Fagotée d’une drôle de façon, mais ne faisons pas le difficile après six mois au milieu de la flotte. – Pff… mais quelle idée de venir sans frapper au milieu de la nuit ! – De toute façon quand tu restes avec tes crevettes, il fait toujours nuit pour toi. Ne fais pas le difficile et Remonte ton squelette, elle est pressée. »
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17 février 2000 — 21H00’ – Hôtel Biarritz Loïc raccrocha le combiné du téléphone, s’étira et partit se coucher, harassé de fatigue. Il n’avait jamais toléré ces voyages interminables en avion. Ils imposaient à son organisme des décalages horaires qu’il n’arrivait jamais à digérer. Ses paupières pesaient des tonnes et il les garda ainsi fermées sans se soucier de l’heure qui passait. Un luxe oublié depuis longtemps tellement le rythme de travail à bord ainsi que la tension nerveuse au cours des plongées, demeuraient intenses. Il s’interrogeait aussi sur l’étrange coïncidence qui amena sa sœur à lui téléphoner. Tiff 1venait en toute innocence de divulguer des informations que les patrons du bureau des affaires civiles au siège de l’OTAN, Brendwood en tête, essayaient d’obtenir vainement, prétendaient-ils, depuis deux ans. Il n’y avait aucun doute que les nouvelles toutes fraîches de sa sœur produiraient le plus bel effet tout à l’heure dans le meeting room, réservé par Brendwood en personne. L’homme devait se sentir acculé au mur pour qu’il agisse de la sorte à découvert et Loïc ressentait une sorte de douce satisfaction personnelle. D’un autre côté, il éprouvait une gêne évidente de mentir ainsi à Tiffany en lui faisant croire qu’il se payait maintenant deux mois de vacances après l’interruption du programme dédié à l’étude de la dynamique 1
Voir Tome 1 : Les amitiés silencieuses – Le fou
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géomorphologique des fonds capricieux de la mer de Tasman. Pouvait-il agir autrement ? Les pontes d’ECOMEX, son employeur, ne lui avaient pas laissé le temps de trouver une échappatoire. Ils décrétèrent que lui, et personne d’autre, mènerait les opérations sur le zone comprise entre le quarantième et quarante deuxième parallèle à trois cents miles nautiques de la côte Est de la Tasmanie. Ce n’était pas la première fois que l’amiral Brendwood sollicitait une intervention d’ECOMEX sur des dossiers jugés sensibles. Mais son immixtion à l’époque dans le domaine de la recherche civile ne plaisait pas à tout le monde. Alors, Jamie Kolowski fut désigné pour calmer les velléités de certains. Il parvint avec plus ou moins de succès à concilier la rigidité militaire et les méthodes de travail d’une équipe de chercheurs guidés par le seul idéal consistant à sonder toujours plus loin le puits infini de l’inexplicable dans l’espoir de soutirer de nouveaux fragments de connaissance. Mais les points de vue défendus par chaque partie prenaient trop souvent des allures de combats de chefs opposés à des arguments trop divergents. Et ces discordances créaient des tiraillements excessifs de tout côté qu’il était impératif de tempérer afin de garantir les futurs subsides alloués aux différents programmes de recherche. Il fut un temps où rien ne pouvait briser l’enthousiasme de Jamie Kolowski. Sa famille d’origine hongroise avait demandé l’asile politique au lendemain du soulèvement de Budapest en 1958 contre le régime installé par les Soviétiques. Son père appartenait à une branche particulièrement active de
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l’opposition passée dans la clandestinité. On ne pouvait rencontrer plus farouche défenseur de la citoyenneté et valeurs américaines que Jamie. L’homme assumait son rôle ingrat de Monsieur bons offices, partagé entre un dévouement sincère, le devoir fastidieux de verser l’eau quand le feu couvait entre ECOMEX et les services de Brendwood. Mais aujourd’hui, il portait des cheveux grisonnants malgré la trentaine à peine entamée, tandis que dans l’éclat sans chaleur des néons de son bureau se reflétaient des poches de tristesse sous des yeux imbibés d’une impénétrable déception. Etait-ce celle de connaître seulement l’atmosphère impersonnelle des arcanes administratifs ou l’échec de ne jamais recueillir le juste fruit du travail produit ? Proche de Brendwood, il fouillait les dessous de la haute diplomatie la plupart de son temps ce qui le rendait davantage inaccessible parmi ses collègues. Par contre, tous ignoraient qu’il vivait seul après la perte de sa femme et de ses enfants dans un accident de voiture dont il estimait devoir porter l’entière responsabilité. Il s’en tira miraculeusement, les jambes paralysées. Depuis ce jour, l’homme n’était plus le même. Quand on le voyait venir dans les couloirs d’ECOMEX, blanc comme le croque-mort du Malade imaginaire, cravate et costume noirs, les genoux écrasés par le poids des dossiers pendant que ses mains agrippaient furieusement les roues de son fauteuil roulant pour avancer, les portes se fermaient. Beaucoup le respectaient ou le craignaient. On soupçonnait qu’au-delà de son austérité se cachait le tempérament d’un oiseau de mauvais augure ou d’un
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prédicateur investi de pouvoirs sacrés. Au fond, tout ceci se résumait à un tissu de rumeurs purement émotionnel, finement soulevé par un vent de ragots situés à des années lumières d’une sourde vérité connue de quelques-uns seulement. Ceux-ci s’émouvaient et sentaient naître à la vue de ce personnage si lugubre, une secrète compassion que d’autres n’hésitaient sans doute pas à trouver grotesque. La première fois qu’ils s’adressèrent la parole, Loïc se trouvait au large de Townsville dans la mer de Corail. Kolowski avait préparé minutieusement un entretien qui dura près d’une heure pendant que l’Oceanic Hunter filait plein Sud dans la houle et les embruns de la Grande Barrière de Corail. La communication fut établie en vidéoconférence, un gaspillage financier que ne pouvait certainement pas s’autoriser ECOMEX. Kolowski s’excusait presque en justifiant son intrusion dans votre univers merveilleux du futur, comme il se plaisait à décrire le décor ainsi que les appareils sophistiqués embarqués à bord des bâtiments océanographiques. Au début, Loïc se prit de sympathie pour cette éminence grise, sa franchise et d’autres qualités que l’on n’attendait pas chez lui. Les yeux brûlaient avec la lueur de l’honnêteté. Il posait des questions précises et attendait des réponses claires, sans demi-teinte. Puis Loïc découvrit peu à peu un nouveau personnage, un autre visage. Le mouvement des mains, sans gesticulation inutile, réfléchi, trahissait une nature calculatrice qui ôtait de l’homme toute dimension
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humaine. Tout semblait froid, cartésien. Trop, au goût de Loïc. Bien que Jamie Kolowski n’abusait pas des mots, il avait la manie de les peser exagérément d’un regard bourrelé de remords avant de les libérer d’une voix douce, une voix de roublard. Finalement, il y avait dans cet homme trop de simagrées, d’affectation dans la parole, refoulant ainsi la dose la plus insignifiante de spontanéité. Alors, au fil de la discussion, percèrent chez Loïc une forme d’inimitié, un refus à vouloir trouver auprès de son interlocuteur, une touche de lumière intérieure ou sensibilité qui aurait pu le rendre plus accessible. Toutefois, Loïc restait, Dieu sait pourquoi, le seul pratiquement à comprendre que l’ultime recours de l’amiral consistait à appeler discrètement du pied les civils, avec la promesse de bénéficier des subsides et moyens matériels les plus sophistiqués pour mener à terme les missions ultérieures. Sans lui, ECOMEX aurait mis les clés sous le paillasson depuis longtemps. Une semaine après l’entretien avec Kolowski, un hélicoptère se posait sur la plateforme arrière du Hunter pour décoller aussitôt avec à bord Loïc, la tête se régalant encore du spectacle de ces créatures qui gigotaient au bord de cratères incandescents. Il les abandonnait à contrecœur, intimement persuadé que l’occasion de découvrir leurs mystérieux secrets ne se présenterait peut-être plus jamais. À l’intérieur de l’habitacle, assise à côté du pilote, une femme au teint délicieusement ambré d’une créature des îles, habillée d’un short, d’une chemise bariolée de cocotiers sur fond de sable fin, s’attardait
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sur une carte de navigation. Les jumelles et les impressionnantes lunettes de soleil plantées dans une tignasse que seule une tondeuse à gazon aurait pu venir à bout, complétaient le portrait. Il l’examina, secoua la tête, se frotta les yeux, puis les rouvrit. Non, il ne rêvait pas. Loïc, profites de ce grand privilège d’observer le premier clone de Jacques Tati sorti en droite ligne d’un guide touristique, version chromosomes XX. La porte se referma, enclenchant une série de mécanismes de sécurité, les projecteurs sur le pont s’éteignirent et l’Oceanic Hunter disparut, avalé par les ténèbres. Le clone pivota sur son siège et lui tendit d’un geste autoritaire, un porte-document métallique, sécurisé par un code d’accès. Sans surprise, c’est tout ce que lui transmettait Kolowski. Ils avaient discuté ensemble des dossiers, des incertitudes soulevées, des dangers et pour la première fois, de l’Isabela. Ils avaient discuté de tout, sauf de la femme, de Jacques Tati XX. « De la part de Kolowski ! Ce que vous tenez en main est une bombe à retardement. À vous de la désamorcer avant qu’elle ne pète à la tête du monde. », lança-telle. Loïc la dévisagea avec tout le plaisir et l’espoir de la contrarier. « Votre nom ! Qui êtes-vous ? Kolowski ne m’a jamais parlé de vous. » Elle jeta un regard nerveux en direction du pilote et quitta son siège pour venir s’installer devant Loïc. Elle l’affronta d’interminables secondes dans un mur de silence.
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« En plus, je n’aime vraiment pas la couleur de votre chemise. Voici une heure, j’étais à plus de 2000 mètres de profondeur et maintenant je m’envoie en l’air à bord d’un hélicoptère avec une sorte de touriste sortie d’une sorte de brochure du Club Méditerranée sur les épaules. Ça rime à quoi tout ça ? », poursuivit excédé Loïc. Il contempla avec insolence la poitrine de la jeune femme qui soupira, la tête dressée vers le plafond de l’habitacle. « Ça vous gênerait de regarder ailleurs ou peut-être, serait-ce au-delà des possibilités dictées par vos mâles instincts ? – Quoi ? Est-ce ma faute si vous débarquez à l’improviste sans vous annoncer au milieu de la nuit ?... et que vous êtes séduisante, fut-il sur le point de dire. À part votre nom et votre poitrine, y aurait-il autre chose à découvrir chez vous ? Je parierais sur la tête de ma belle-mère que vous ne portez même pas de soutien-gorge. Votre tenue est tout simplement indécente devant un pauvre homme avec six mois de mer dans les chaussettes. Vous devriez avoir honte. – Et vous perdriez. Quant à votre belle-mère… » Sans l’ombre d’une hésitation, elle ôta sa chemise, dévoilant un maillot de bain laissant suggérer à Loïc les courbes du plus beau corps qu’il eut été permis d’admirer. « Pfff, vous me décevez. Rien à voir… – Si après six mois vous faites encore la fine bouche, c’est que vous êtes homosexuel. Vous êtes homosexuel ? – Pas le temps. Plus tard peut-être si j’y pense. Je
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compte sur vous pour me rappeler la question. » Il se racla la gorge, ajusta le harnais qui le maintenait au siège et fit un signe en direction de la chemise bariolée. « Remettez ça, vous risquez de vous enrhumer. Parlons sérieusement. Alors, répondez-moi, qui êtes-vous ? Où allons-nous ? » La femme se montra moins indignée de l’accueil peu enthousiaste que du trouble soulevé par la méfiance de ce phallocrate, mufle et vicieux, qui n’était pas à prendre avec des pincettes. Elle se souvenait avoir émis de très sérieuses réserves le jour où Kolowski annonça qu’ECOMEX collaborerait désormais avec elle et devint catégoriquement réticente au moment de l’appontage sur la plateforme arrière de l’Oceanic Hunter quand elle aperçut le célébrissime Loïc Chaber. Aux bureaux du S.H.A.P.E2 et ISAA3, on s’était prudemment réduit à expliquer qu’elle avait rendezvous avec leur contact pour transmettre des documents à bord d’un navire actuellement dans les eaux territoriales australiennes. Rien d’autre et elle accepta les règles du jeu jusqu’à la dernière minute. Qui n’avait jamais entendu parler de cet homme réputé pour son mauvais caractère, les cheveux constamment en bataille le faisant passer pour un spécimen merveilleusement conservé des années hippies ? 2
SHAPE : Supreme Headquarters Allied Powers Europe 3 ISAA : International Space Aeronomy Agency
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Telle était l’impression que l’on gardait de lui dès le premier contact. Elle se rappelait aussi des articles de presse, les commentaires des critiques généralement élogieux à son sujet. Personne n’osait nier qu’il possédait le profil d’un brillant chercheur – un génie, avançaient certains – fameux par la qualité de ses travaux en physique océanographique, ceux entamés sur la dérive des courants marins ainsi qu’une étude révolutionnaire sur la dégradation du permafrost dans l’Antarctique. Il dégageait l’impression d’un touche-à-tout talentueux dont les avis demeuraient très écoutés, mais suscitaient aussi des polémiques quand son franc-parler impliquait de puissants lobbies industriels ou égratignait les intérêts politiques de parvenus. Un breuvage indigeste qui laissait ce personnage dans une froide indifférence. Quelle mouche avait bien pu piquer Kolowski pour l’associer à cet individu ? À deux, vous formerez la meilleure équipe, avait-il déclaré le plus sérieusement du monde. Elle secoua la tête. « Eh ben mon beau loulou, ce n’est pas gagné ! », déclara-t-elle en quittant sa place. Une main d’acier la saisit et l’obligea à se rasseoir. Elle tenta de l’écarter, mais l’homme n’était pas seulement hippy, chercheur ou cerveau, il possédait une force de dinosaure. Elle se dit que lâcher un cri juste pour le principe, le dissuaderait de poursuivre. En vain, il la fixait d’un regard froid, rouge de colère. « Ce n’est pas ce que je veux, ce n’est pas ce que demande le loulou et ce que vous pensez m’indiffère royalement tant que vous, ainsi que votre sous-fifre (il inclina la tête vers le pilote) ne vous identifiez pas.
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Après, je vous laisserai à vos extravagances vestimentaires. » Sa voix était maintenant devenue subitement douce et il desserra lentement son étreinte. « Avant de jouer le monsieur muscles, ne pensez-vous pas préférable de prendre d’abord connaissance des dossiers ? » – Ils sont bien là et ne s’envoleront pas. Je veux d’abord recouper vos explications avec celles de Kolowski afin d’obtenir l’assurance que vous ne m’emmenez pas sur la planète Mars à bord de cet hélico. Je répète, qui êtes-vous, où allons-nous? » Elle laissa échapper un gémissement et leva une fois de plus les yeux au ciel. Elle n’avait pas prévu qu’en plus, l’individu représentait le pire exemplaire de spécimen dans la catégorie tête de mule. « À l’hôtel. – À l’hôtel… à l’hôtel avec vous ? demanda benoîtement Loïc. – Vous avez l’esprit mal tourné. Ne vous bercez pas trop d’illusions. Monsieur Chaber, je dois avouer que je ne comprends pas Kolowski… – Capitaine Kolowski. », corrigea Loïc. Il ne portait particulièrement pas l’homme dans son cœur, mais il s’était toujours fait un devoir de respecter le rang des personnages qu’il était appelé à croiser dans le cadre de ses activités professionnelles ou extraprofessionnelles. Il savait que l’absence de hiérarchie et tout le toutim qui s’y rattache, garantissait l’anarchie dès les premières prises de décisions. Chacun à sa place et le troupeau sera bien gardé, tel était son principe. Il ne comptait pas souffrir la moindre
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exception avec cette créature du diable qui le toisait avec arrogance. Celle-ci pinça les lèvres, devint blanche, du moins dans la mesure de ses possibilités, respira profondément, ferma les yeux un instant puis les ouvrit avant de reprendre. « Je ne comprends pas le capitaine Kolowski sur son choix aussi… aussi… » Elle hésita, prit un air évasif et songea un bref moment au mot explosif. « Un choix aussi extravagant. – Quel choix ? – Vous. – Moi ? Ah ! Si vous le dites avec autant de courtoisie, d’accord. Dois-je vous rappeler que je n’ai rien demandé, ni à vous, ni aux énergumènes de Brendwood. Ils sont venus me chercher. » Il marqua un temps d’arrêt et croisa les bras.. « Alors, je vous écoute. Après l’hôtel, où allonsnous ? » – Un avion vous attend pour Orly dans deux jours, un rendez-vous avec Brendwood dans trois. – Et vous ? – Je ne vous lâche pas d’une semelle. NOUS avons un vol pour Orly. Que cela vous convienne ou non, cher monsieur, vous devrez vous satisfaire de ma modeste compagnie pour la suite. – La tuile. – Je vous demande pardon ? – Je disais que tout le plaisir de vous savoir à mes côtés me réjouissait. Je suis un homme comblé ! » Il roula doucement la tête de droite à gauche puis
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posa de nouveau ses yeux sur la poitrine de la femme. Volontairement, ils la pénétrèrent outrageusement jusqu’au plus profond de son âme, la déshabillèrent, l’indisposèrent. Elle se sentit désarmée ce qui lui ôtait toutes chances d’échapper à leur emprise par une de ces redoutables pirouettes de rhétorique que lui avait apprise sa mère quand un homme se montrait trop entreprenant. Ici, ce crétin lisait dans ses pensées comme un shaman, à la limite de proférer des incantations maléfiques. « Vous ne savez décidément rien faire d’autre que rouspéter et reluquer l’anatomie d’une femme ? – Six mois de mer, six mois d’enfer et on oublie à quoi ressemble une femme. Une femme… ? », maugréa-t-il. Son regard caressa ses jambes avant de revenir sur la poitrine. Pas de doute, c’était une femme, une sacrée bonne femme aussi bornée que lui. « Je n’ai rien contre votre présence, bien au contraire, mais j’aime savoir avec qui je travaille. Or, à preuve du contraire, vous refusez de donner votre nom donc, vous êtes une étrangère, je vous ignore, vous n’existez pas. Quant à l’autre (il fit un signe en direction du pilote), je vais lui dire un mot. Ras-le-bol, j’ai faim, je prends mes cliques et mes claques. Kolowski patientera. – Capitaine Kolowski. », corrigea à son tour la femme. Il haussa les épaules, détacha sa ceinture et lui tourna le dos avant de quitter son siège. « Où allez-vous ? « Dire à votre sbire que demain matin les crevettes m’attendent sous les eaux. Demi-tour. » Au moment d’être sur le point de retirer le casque
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d’écouteurs du pilote, il entendit une voix tremblante de colère et de nervosité. « Éliana Avril, climatologue, je travaille pour l’Agence Internationale d’Aéronomie Spatiale. Plus connue sous le label ISAA. Maintenant, ouvrez ce foutu porte-documents, je vous prie. » Loïc lui décocha un regard de travers. « Avril ? Comme le mois de l’année ? – Vous connaissez une autre signification ? – Non, mais pourquoi un tel nom ? Son origine ? Par contre, Éliana, j’aime, c’est inhabituel, ça fait petite fleur des îles. » Petite fleur des îles, petite fleur des îles. Je t’en donnerai moi des petites fleurs des îles, grommela secrètement Éliana. « D’après Papa, le dernier bateau négrier, à bord duquel se trouvait mon arrière-grand-père, est arrivé à Pointe-à-Pitre l’année de l’abolition de l’esclavage, précisément au mois d’avril. – Et lui ? » Il fit un geste de la tête en direction du pilote. « Lui ? Laissez tomber, c’est le sous-fifre, le sbire de service. Vous le dites vous-même. Il ne sait rien, il n’entend rien. L’appareil est loué par ECOMEX, juste pour brouiller les pistes dans le cas plus que probable, dois-je le préciser, où des curieux auraient l’idée de mettre leur nez dans nos affaires. – Le contraire m’aurait étonné. – Le contraire de quoi ? releva Avril. – Que nous resterions les seuls impliqués, vous et moi. Qui sont les méchants ? »
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Elle haussa les épaules et fit mine d’avoir la tête ailleurs. Si tu savais, mon beau, marmonna-t-elle entre les dents. Loïc commença à feuilleter les pages du dossier. La première était une note d’accompagnement rédigée par Kolowski. Elle confirmait les fonctions et le nom de la charmante personne qui le détaillait pour l’instant de son visage brillant d’une insolente provocation et nervosité mal contenue. Comment se dérober à l’inexplicable magnétisme que dégageait ce Loïc Chaber, le démon personnifié ? Sans surprise, il avait sous les yeux un compte rendu des explications que lui livrait Kolowski lors de leur dernier entretien. Les dossiers rassemblaient des notes rédigées en français ainsi que des apostilles en langue allemande, accompagnées d’une traduction. En définitive, très peu de renseignements objectifs. Il s’agissait d’un ensemble d’indices couchés sur plus de trois cents pages, de témoignages troublants, néanmoins souvent contradictoires, orientés sur des observations de phénomènes météorologiques inhabituels et le récit bizarre d’un pêcheur victime d’un naufrage. Par contre, il nota qu’un nombre considérable de pages manquait ce qui rendait la lecture parfaitement incompréhensible. Kolowski ne lui avait pas mentionné ce point. « Ce n’est pas complet, où sont les autres pages ? » Il fut instantanément sur la défensive. Éliana hocha du visage puis se pencha vers l’avant, ne quittant plus Loïc du regard. « Il en manque, en effet. Ou plutôt, il manque une
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section. » De la manière dont il réagirait dès à présent dépendrait la suite qu’elle espérait accorder à son projet et vraisemblablement celle de sa vie. Elle connaissait exactement son objectif et savait que rien ne l’arrêterait pour l’atteindre. Sans s’égarer dans les détails, elle déclara que le dossier se composait de trois sections. Brendwood et Kolowski possédaient seulement la première que Bill de Morgan leur avait donnée ainsi que le troisième fascicule rédigé dès la fin de la guerre par les Américains. Quant à la seconde section, elle se réservait le plaisir de secouer cet abruti pour lui expliquer… si d’aventure quelque chose pouvait encore l’émouvoir, ce dont elle doutait sérieusement. Elle se leva et saisit une espèce de housse étanche en plastique, accrochée à la cloison du cockpit. « Le dossier dont vous a parlé Kolowski, vous l’avez sur vos genoux, une copie. Il vous en parlera lorsque nous le rencontrerons. Le mien, le voici.» Elle tira de l’étui une autre chemise plastifiée qu’elle lui tendit. Que peuvent détenir de si précieux ces feuilles pour qu’elle les protège avec tant d’application ? se demanda Loïc. « C’est quoi ce truc ? Un recueil sur des soucoupes volantes et des bonhommes verts ? – Un condensé des dix dernières années des publications Play Boy, édition allemande. Pour vous abonner, allez à la dernière page. Ce n’est pas cher, c’est dans vos cordes et de votre niveau. Celui des pâquerettes quoique… ce serait même sous les pâquerettes chez vous. La traduction se trouve en
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dessous, c’est la partie la plus excitante. Indispensable pour entretenir vos phantasmes. – Où sont les photos ? » Elle fulminait, son sang battait sous les tempes et elle sentit de nouveau une rage la titiller comme un essaim de mouches affamées, prêtes à fondre sur un morceau de viande pourrie. En l’occurrence, la viande pourrie se tenait devant elle, la narguant d’un air satisfait. « Ce truc, comme tu l’appelles mon bonhomme, représente les copies d’une série de feuillets que détenait l’assassin de mon père et de ma mère. Les pièces originales sont ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton sibyllin. Si tu prenais la peine de pencher tes yeux globuleux de gros porc sexiste sur ces lignes plutôt que sur mes seins, tu remiserais ton sourire de cul-terreux dans tes pampers ! » Tout cela fut déclamé d’une seule traite, dans le plus agréable accent créole du monde. Mais elle hurlait à présent, s’abandonnant à un déluge de larmes amères qui la transportèrent dans un élan à la fois de rage et de soulagement comparable à une sorte de fusion entre l’extase et l’hypnose suscitée par un hallucinogène. Cet état dura une minute, deux peut-être, une éternité pour elle. En tout cas, assez pour qu’elle reprenne ses esprits. De son côté, Loïc ne s’attendait pas à un tel élan furieux. L’heure de respirer et laisser à chacun reprendre ses esprits sonnait. « Je vois, mais je ne saisis toujours pas. Votre père est décédé et j’en suis sincèrement désolé, croyez-moi, mais… » Elle renifla bruyamment entre deux convulsions
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des épaules. « Pas autant que moi. – Laissez-moi continuer. Le capitaine Kolowski ne m’a jamais parlé de vous. Encore moins de votre dossier. Votre père ne devait visiblement pas le posséder, complet ou non. Pourquoi les services de Brendwood ne m’en ont-ils pas parlé? Enfin, je termine et j’insiste, je suis sincèrement désolé. Sachez seulement que moi-même également je n’ai jamais connu mon père. » La voix de Loïc était devenue singulièrement grave et sincère, toute l’ironie, affichée ostensiblement pour provoquer la femme au début, venait de fondre sous l’effet d’une émotion éveillée par d’anciens souvenirs. Il rangea le dossier dans le porte-document puis examina sans s’attarder celui d’Éliana. « Vous pouvez constater que deux parties le composent. La première ; des noms, rien qu’une liste interminable de noms. Je ne l’ai pas lue, monsieur Chaber contrairement à la deuxième partie que j’estime plus intéressante. Kolowski et Brendwood devinent par contre qu’ils n’ont pas tous les documents à leur disposition. – Ils devinent qu’ils n’ont pas tous les documents ? répéta incrédule Loïc. – Je vous répète que la section manquante, le document de Papa, se trouve sur vos genoux. Pourquoi Kolowski n’en a pas évoqué l’existence ? Les hommes de Brendwood ne l’ont pas. Ils savent que je l’ai et je compte sur vous pour qu’il ne passe pas entre leurs mains. » Loïc siffla entre ses dents.
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« Rien que ça ? » Il se sentait perdu, mais se souvenait que Kolowski cita plusieurs fois Bill de Morgan au cours de leur discussion. Jamais il ne mentionna Avril. Elle parlait de Brendwood et Kolowski avec mépris. Que sait-elle ? Pourquoi manifester autant de distance vis-à-vis de ces deux hommes et une subite confiance à mon égard alors que visiblement elle se paie une crise d’urticaire en ma présence toutes les cinq minutes ? Puis, il y avait cette question encore plus lancinante: Pourquoi lui a-t-on envoyé cette charmante créature des îles plutôt qu’un membre des services de Brendwood, voire même d’ECOMEX. La fille assise devant lui, indiscutablement jolie, le déconcertait. Elle détenait quelque chose d’insaisissable et compromettant pour oser se mettre en danger ainsi, de manière aussi inconsidérée. « Vous êtes folle ! lâcha-t-il platement. Quelle idée de vous approprier d’un tel document ! Je pose la question : pourquoi ? C’est une bombe que vous tenez en main, ma belle ! – Ah ! Enfin, vous comprenez ! – Vous expliquer maintenant pourquoi, risque de nous mener trop loin. Retenez seulement que je souhaitais réaliser une copie de l’original et le restituer aussitôt. Je n’ai pas pu le faire. Lorsque j’ai voulu le remettre à sa place, son propriétaire avait disparu. – Qui est le propriétaire ? Après tout, pourquoi me dites-vous tout cela ? » Elle fit un geste d’impatience et sentit une nouvelle vague de colère monter. « Parce que je réponds aux questions que vous
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n’arrêtez pas de poser. Parce que je suis fatiguée et parce que je ne peux pas supporter seule le poids de ce qu’il contient. En plus, je vous connais. Dans le milieu, on parle beaucoup de vous. Trop à mon goût. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je suis ici, mais je n’avais pas le choix, souffla-t-elle dans un murmure. Il est encore trop tôt pour vous expliquer comment je me suis procuré ce que vous tenez en main. » Loïc sentit monter un sentiment d’exaspération. « Que savez-vous de la gravité de son contenu, à part qu’il s’agit d’une liste de noms dont vous n’avez même pas pris la peine de prendre connaissance ? – Je vous l’ai dit. J’ai lu seulement la seconde partie que j’estime digne d’intérêt. En effet des noms sont cités, beaucoup de noms. Mais comme vous, intuitivement, j’ai la conviction que nous portons une bombe à retardement. Vous le disiez voici un instant. Dois-je vous rappeler que cette bombe a déjà coûté la vie à mes parents ? Lisez, lisez attentivement. Je suis certaine que le baratin de Kolowski à côté de cela, c’est de la piquette. – Je ne vous comprends plus. Vous me poussez à lire ce tas de papiers, mais… et vous ? J’imagine qu’ils sont entre vos mains depuis belle lurette. Je répète, pourquoi ne pas consacrer une minute à sa lecture complète ? Une liste de noms représente tout de même une précieuse source d’informations pour comprendre, non ? » Elle garda un silence farouche au cours duquel elle baissa la tête quelques secondes avant de la redresser et le fixer droit dans les yeux. J’ai peur, j’ai peur de vous révéler ce que j’ai lu, j’ai peur de dire que vous
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êtes concernés par cette affaire jusqu’au cou, votre sœur, votre famille, voulu-t-elle lui avouer. « Écoutez, monsieur Chaber, je vous supplie simplement de ne pas toucher un mot sur l’existence de ce second dossier à Kolowski. » Elle avait lancé ces derniers mots avec un tel désespoir et une telle sincérité que Loïc jugea bon de ne pas insister. « Merci pour votre franchise. Ça aide… mais vous devez comprendre qu’il vous faudra passer à table très bientôt, tout me dire, sans cachotteries. » Il pensait tenir le bout de ficelle qu’il suffirait de tirer pour desserrer le nœud permettant de la découvrir, mais cette femme lui échappait définitivement. « Vous ne leur faites pas confiance ? – Non, ils le savent et ça les ennuie de travailler avec des gens comme vous et moi. Nous ne sommes pas les petits chiens-chiens à la mémé, prêts à satisfaire leurs moindres désirs. » Mais si notre compagnie les ennuie, pourquoi travaillent-ils malgré tout avec nous ? se demanda Loïc. « Je les connais. ECOMEX travaille avec eux depuis plus de dix ans avec des hauts et des bas. Ils ont les moyens pour financer nos recherches en retour, nous venons avec nos compétences pour des missions plus spécifiques, dit-il. – Comme celle-ci ? – Comme celle-ci. » Il fouilla le fond de sa poche et tendit un morceau de sandwich emballé dans un papier journal. « C’est quoi ?
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– C’est dégueulasse, ça vient de Wang. » Elle lorgna d’un air dégoûté le sandwich huileux et soupira. « En plus, il veut m’empoisonner… Wang, c’est quoi ? – L’homme le plus important à bord après le capitaine. C’est le cuistot, il m’a à la bonne et à chaque plongée avec la puce… – La puce ? – Un minuscule sous-marin, si vous préférez. Wang est un personnage extraordinaire et profondément superstitieux. Il serait capable à lui seul d’anéantir avec sa cuisine toute l’armée chinoise, la sixième flotte des États-Unis dans le Pacifique, mais ignore heureusement la force qu’il pourrait libérer grâce à ses poêlons, chaudrons, épices et sauces en tous genres. » Loïc songea au cuisinier, l’Oceanic Hunter, l’indicible sensation de liberté, de solitude qui l’envahissait lorsqu’il descendait avec le submersible. Il sourit tristement à l’évocation de cette vie qui s’éloignait à jamais de lui. À chacune de ses plongées, Wang imaginait les pires catastrophes et lui donnait de quoi survivre si d’aventure son séjour sous les eaux se prolongeait. Mais, trop absorbé par l’observations de ses crevettes, Loïc n’éprouvait que rarement le besoin de goûter les préparations culinaires de Wand. Il revint à Éliana. « Alors, je refile en douce mes sandwiches à un candidat au suicide dès que l’occasion se présente. Je ne vous cache pas qu’ils sont rares. Actuellement, j’ai de quoi tenir un siège de plusieurs semaines à l’intérieur de la puce. – Ne me demandez pas de vous plaindre. Euh… je suis
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le candidat au suicide, j’imagine ? – Exact. Pour votre sécurité, vous pouvez également balancer ce machin dehors. – Impossible, je ne tiens pas à provoquer un carambolage. Le code de la route australien ne prévoit pas les chutes de sandwiches… » Ils survolaient à présent une agglomération, et distinguaient les phares des véhicules qui circulaient sur les artères principales. « Nous y sommes. Je vous en dirai plus au sujet de Papa si vous êtes sage, dit-elle simplement. – Promis, si vous changez de chemise. » Deux jours plus tard, ils atterrissaient à Orly.
Loïc se leva, quitta la chambre, passa devant les portes du restaurant d’où filtrait une musique légère puis gagna le lounge bar. Il reconnut Kolowski, seul. Ils se serrèrent la main, échangèrent des banalités avant que le silence ne les sépare en attendant Éliana. Elle ne lui avait plus donné signe de vie dès leur arrivée la veille et vivait cloîtrée comme une novice dans sa chambre. Qu’elle a sans doute transformée en béguinage, pensa-t-il. « Nous attendons également le sénateur Mitchell. », déclara Kolowski d’un ton dégagé. Loïc ne put retenir un haut-le-corps. Il imaginait tailler une bavette avec l’amiral et se retrouvait avec un sénateur qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. « Ne devions-nous pas organiser cette réunion en présence de l’amiral Brendwood ? s’étonna-t-il.
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– Oui, mais un empêchement de dernière minute ne lui permet pas de se libérer, il est en ce moment aux ÉtatsUnis. Le sénateur Mitchell est sur notre affaire depuis le début. – Est-ce le Mitchell du Congrès, celui qui a trempé dans l’affaire Madison, le nom de ce banquier inculpé de détournement ? » Kolowski prit un air pincé. « En personne, mais n’oubliez pas monsieur Chaber que si les preuves à charge de Madison étaient accablantes, le sénateur Mitchell fut blanchi sans discussion. Il était client de cette banque et lui-même victime des manœuvres frauduleuses de Madison. » Bizarre malgré tout. Éliana est-elle au courant ? s’interrogea Loïc. Un quart d’heure, une demi-heure s’écoulèrent. Il commença à arpenter la place de long en large. Kolowski restait imperturbable, absorbé dans ses dossiers qu’il manipulait avec toute la dextérité d’un jongleur pendant la grande parade du cirque. Il ne peut plus faire autre chose, le bougre, déplora Loïc. « Vous buvez quelque chose, capitaine ? – Merci, pas maintenant. Le sénateur ne devrait pas tarder, ajouta-t-il en consultant sa montre. – Espérons-le. Vous êtes certain de l’heure ? Parce que… – Madame Avril est généralement en retard, une habitude que je regrette autant que vous, monsieur Chaber. – Comme toutes les femmes… ce qui risque de devenir long ! – Comme beaucoup de femmes. », corrigea Kolowski.
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Il rangea ses dossiers, alluma une cigarette et changea d’avis. « Je boirais bien une tasse de café après tout. – Bonne idée ! » Loïc revint aux commandes d’un caddy. Il trottinait entre les tables et poussait l’engin en essayant d’échapper aux appels affolés d’une jeune serveuse qui l’empêchait de s’en emparer. Il s’arrêta brusquement. Elle le heurta, rouge de confusion. « Monsieur, s’il vous plaît, monsieur ce n’est pas pour vous ! » Il la dépassait de vingt bons centimètres et l’imagina habillée en Bunny. Il lui montra ses plus belles dents. « N’aviez qu’à mettre un antivol mam’zelle. J’ai faim et j’ai soif. » Arrivé à la hauteur de Kolowski, il présenta un plateau débordant de viennoiseries. L’homme les dédaigna. « Vous devriez les goûter, mais j’ai le sentiment que je serai le seul à me rassasier, donc moins cher, c’est vous qui payez la note de toute façon. » Loïc balaya les chaises une à une autour de lui d’un œil amusé. « Toujours rien à l’horizon, me semble-t-il. Quelle heure avez-vous, capitaine ? » L’autre élança son bras d’un geste tellement théâtral qu’une pile de dossiers glissa de ses genoux. Toutefois, l’attention de Loïc ne fut pas seulement attirée par la montre, un objet incontestablement de valeur, une Roleix sans doute. Sur l’avant-bras, il eut l’impression de distinguer, telle l’image furtive
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produite par un kaléidoscope, un tatouage très discret. Il ne sut trop quoi en fait. Le dessin s’apparentait plus au symbole qu’aux graffitis traditionnels qu’il voyait sur la peau de certains membres d’équipage à bord des navires de l’ ECOMEX. Il trouva la chose étrange et pointa du doigt la montre. « Un bel objet… – Roleix héritée de mon père à sa mort. Une pièce de valeur je vous assure. Bientôt vingt heures. Ne vous inquiétez pas, je viens de joindre votre amie et Mitchell par téléphone en votre absence. Ils seront ici d’un instant à l’autre, le rassura Kolowski. – Mon amie ? Ce n’est pas mon amie. Qui vous a enfoncé cette idée dans la tête ? En plus je ne… » Loïc s’interrompit devant l’air amusé de Kolowski qui fixait vaguement un point situé derrière lui. Il se retourna et n’en crut pas ses yeux. « Monsieur Chaber, quand on parle du loup… » Loïc détaillait de haut en bas la jeune femme qui s’avançait vers eux, la démarche volontairement suggestive, les pieds enfilés sur une paire de talons aiguilles interminables. Une diva, une grâce féline défiant les lois de la pesanteur. Comment tenait-elle sur ses jambes ? Elle portait des vêtements particulièrement sobres. Un tailleur gris, une jupe grise, un chemisier blanc. Un foulard rouge ligné bleu turquoise apportait une légère note de fantaisie. « Bonsoir Avril, ça fait une heure que nous nous faisons du mouron à votre sujet. Je vous imaginais assise sur un bidet, occupée à écosser une tonne de haricots verts. Cela dit, vous êtes parfaite. Une femme comme les autres, souffla à mi-voix Loïc.
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– Dites donc, vous n’êtes jamais satisfait ? » Elle pivota sur ses talons et s’adressa d’un ton pétri d’orgueil à Kolowski qui observait leur manège avec dérision. « Monsieur Chaber se préoccupe plus de la lingerie féminine et ses dessous que notre affaire. – Parlez plutôt de votre affaire. Je n’ai pas encore toutes les informations. Puis-je porter à votre attention que je ne comprends toujours pas les raisons de ma présence ici ? Je n’aime pas les cachotteries. Tant que j’aurai l’impression de ne pas disposer de tous les éléments, vous pourrez considérer, capitaine Kolowski, que je ne suis pas votre homme. Gardez la femme, elle est passablement mignonne. » Piqué au vif, Kolowski commença à dodeliner des fesses sur son fauteuil roulant dont certaines pièces libérèrent plusieurs grincements inquiétants. Il fit mine d’étudier un papier qu’il triturait nerveusement des mains. Son allure apparaissait moins maniérée, plus naturelle, ce qui le rendit moins rabat-joie aux yeux de Loïc. « Monsieur, je vous remercie d’avoir accepté de collaborer avec nous ainsi que madame Avril et je comprends parfaitement votre impatience seulement, vous admettez qu’en l’absence du sénateur, cette réunion ne peut pas débuter. » Le cœur d’Éliana bondit. « Le sénateur ? Quel sénateur ? L’amiral ne vient pas ? » Au moins, songea Loïc, me voilà fixé. Elle ne sait absolument rien ce qui me conforte avec l’idée que nous allons nous amuser.
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« L’amiral Brendwood ne peut pas venir, Il est actuellement aux États-Unis. Le sénateur Mitchell le remplace, répéta Kolowski. Il vous remercie par ailleurs d’accepter de… » Loïc l’interrompit. « Je n’ai rien accepté du tout ni exprimé le désir de collaborer avec qui que ce soit, vous le savez très bien. Personne ne voulait travailler avec vous, mais on ne m’a guère laissé le choix. – Croire cela serait commettre une erreur, monsieur. Le bureau vous a choisi, c’est vrai, parce que vous étiez le seul, je dis bien le seul, à réunir les compétences que nous recherchions pour achever la mission. Par ailleurs, madame Avril n’a jamais soulevé la moindre remarque désobligeante à votre sujet. – Ça m’étonnerait. – Vous vous trompez. Cependant, connaissant votre bouillant tempérament, nous ne pouvions prendre le risque de la décourager et de la perdre. Nous lui avons communiqué votre nom à la dernière minute au moment de monter dans l’hélico.» Éliana toussota discrètement et s’écarta ostensiblement de Loïc. Elle espérait ainsi lui faire comprendre qu’elle ne partageait pas totalement l’avis de Kolowski. « Je pense que monsieur Chaber regrette ses puces, ses poissons et ses sandwiches. », annonça-t-elle. Elle ne put continuer, Mitchell venait à son tour de pousser la porte d’entrée. En dehors d’une photographie noir et blanc dans les magazines à l’époque de l’affaire Madison, Loïc n’avait jamais vu le personnage et fut déçu. Carrément obèse, ce que le
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cliché ne devait évidemment pas révéler, il se déplaçait à petits pas précipités vers eux. « Allons-y, notre temps est compté ! lança-t-il à la cantonade. – Il faut croire que non », répondit Loïc. Éliana le pinça si fort qu’il ressentit une douleur presque similaire à celle d’un pic à glace planté dans le dos. Kolowski ferma les yeux et devint cramoisi. « Vous me parliez jeune homme ? – À qui d’autre… Le jeune homme disait, sénateur, que nous espérions vous voir plus tôt. À la rigueur, nous pouvons excuser madame Avril pour ce genre de désagrément quand je vois la quantité de mascara et de rouge à lèvres sur son joli minois, il en faut du temps et du courage pour appliquer tout ça. Ce n’est plus du maquillage, mais un travail de maçonnerie. Quant à vous… » Il ne souhaita pas poursuivre, son regard glissa de haut en bas sur Mitchell préférant jouir de l’étonnement qu’il lisait sur les visages autour de lui. « Vous avez raison jeune homme. Malheureusement nous ne sommes pas à un concours de beauté et pour information, sachez que la présence de madame Avril parmi nous, ne se réduit pas à une simple appréciation esthétique. Dans quelques minutes, vous comprendrez pourquoi nous avons besoin de vos… (il se gratta le cuir chevelu) de certaines de vos capacités. – J’imagine que vous plaisantez. – Allons ! Monsieur Chaber. En ai-je l’air ? » Loïc lorgna d’un oeil maussade et méfiant l’homme qui le toisait, les bras croisés avec une arrogance teintée de suffisance. Il retrouva son aplomb
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habituel en songeant à l’appel de Tiff. Attend mon bonhomme, je te réserve une petite surprise. Ici, tu n’es pas au Congrès. « Euh ! peut-être pas… – Bon, alors allons-y et arrêtons nos pitreries, je vous prie. » Ils quittèrent le lounge et se retrouvèrent tous les quatre assis autour d’une table ronde dans une pièce équipée d’un projecteur. Au bout de quelques secondes, Loïc les abandonna et revint en poussant le caddy. « Qui veut du café ? » Silence. « Pas tous ensemble, on risquerait de s’étrangler. Et vous ma belle, une petite douceur ? – Vous n’essayez pas de m’empoisonner cette fois ? – La prochaine, je n’oublierai pas, je vous le promets. » Loïc partit s’asseoir sur le coin du petit bureau qui portait le projecteur, situé légèrement en retrait. « Messieurs, je vous écoute ! » Kolowski et le sénateur s’observèrent. Il y eut un instant de flottement puis Mitchell, suivi de Kolowski, se servit une tasse de café. « C’est du bon sénateur, ne vous gênez pas moi je viens de me taper trente heures de vol pour manger ces sucreries, ironisa Loïc. – Capitaine, c’est à vous ! Le jeune homme est à point. », déclara le sénateur animé par une subite véhémence. Kolowski présenta les faits dans un exposé minutieusement préparé qui laissa de marbre Loïc au
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début. Au bout d’une heure de soliloque prodigieusement soporifique, il s’interrompit. Éliana tuait l’ennui en tirant vers l’arrière une mèche de cheveux, jugée inutilement rebelle ou vissait ses yeux sur des ongles soigneusement peinturlurés de vernis rouge vif. Loïc se retenait pour ne pas ronfler et Mitchell ne pipait mot, un œil plein d’appréhension pointé sur Kolowski, l’autre sur sa montre. Il n’arrêtait pas de se tortiller comme si le fond de son pantalon était chargé de têtes d’épingle. Mais petit à petit, le capitaine, un orateur de première main, parvint d’abord à capter l’attention de son piètre auditoire en énumérant, photos infrarouges de Meteosat récentes à l’appui, une liste d’anomalies atmosphériques observées dans la zone de la mer des Caraïbes. « Monsieur Chaber, puis-je vous demander de rouvrir vos yeux afin d’observer attentivement ces trois prises de vues ? Elles ont été effectuées dans un laps de temps de dix minutes. C’est très court. » Kolowski s’approcha de l’écran. Il entoura de l’index une région où la coloration virait du rouge, sur la première photographie, au jaune sur la seconde, au bleu ciel sur la troisième. Loïc releva la tête et sortit de sa léthargie, ne comprenant toujours pas les raisons de sa présence ici. Qu’y avait-il de si extraordinaire ? Ce type d’observation ne recelait rien de particulier. Il admettait qu’elle était relativement exceptionnelle à proximité de zones à large concentration urbaine ou d’archipels, ce qui semblait le cas ici, contrairement aux régimes atmosphériques nettement plus instables
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au-dessus des masses océaniques. Loïc examina les clichés puis les rendit à Kolowski. « Que sais-je ? Il existe un tas de scénarios, capitaine. Ces phénomènes peuvent être le fruit d’une activité volcanique sous-marine inhabituelle, de concentrations de microplanctons, de vents hydrothermiques, de mouvements de convections particulièrement violents à moyenne altitude, de méthane hydraté encore plus froid que de la glace. Aussitôt libéré, il remonte à la surface tout en se réchauffant. – Je suis d’accord avec vous, monsieur Chaber. Madame Avril avait également la même perception des choses, mais vous citez des exemples uniquement liés à des activités marines. Peut-on concevoir de tels écarts de température en si peu de temps sur terre ? Trente degrés, ce n’est pas négligeable tout de même ! En plus, votre raisonnement ne tient plus route quand un phénomène de cette ampleur se reproduit systématiquement à la même heure, au même endroit et de façon rigoureusement périodique. » Ces déclarations ébranlèrent Loïc, il se frotta les tempes pendant qu’une espèce de griserie investissait ses sens pour y effacer définitivement toute trace d’assoupissement. Kolowski respira profondément, la mine inspirée plus qu’il n’en faut, il feuilleta ses notes pour extraire trois autres photos. Il atteignait maintenant sa vitesse de croisière persuadé qu’il tiendrait les autres en haleine jusqu’à la fin. « Cette photo, il montra du doigt l’écran, est vieille d’un mois, la seconde prise voici une semaine par le même satellite dans des conditions similaires et la
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troisième, hier. L’analyse spectrographique est absolument identique ou, en tout cas, répond à un modèle séquentiel qui ne trouve pas son origine dans un phénomène naturel. À ce stade, nous ne pouvons plus parler de hasard. » Il agita dans sa main d’autres prises de vue avant de les jeter sur la table. Éliana les étudia quelques secondes, elle connaissait seulement les premières. Mitchell ne bougeait toujours pas, pétrifié dans d’insondables réflexions. Un détail qui n’échappa pas à Loïc. Ensuite, il prit à son tour les photos. « Où est-ce ? s’enquit Loïc. – Chez votre amie. Cette terre en forme de papillon, c’est la Guadeloupe. – Ce n’est pas mon ami. – Ah ! Elle confirme. Je vous l’avais dit ! », s’exclama le plus sérieusement du monde Loïc. Sûr de lui, Kolowski se sentait plus à l’aise à présent, et donnait l’impression de s’amuser, de jouer avec son assistance. Ensuite, il demanda à Éliana d’éteindre de nouveau la lumière. « Pour être bref, je commencerai par une petite leçon d’histoire contemporaine. Les présentations des principaux acteurs suivront après. » Il ignorait ostensiblement le sénateur ainsi qu’Éliana et s’adressait maintenant seulement à Loïc. Ses explications ne manquèrent pas d’interpeller celuici même s’il donnait l’impression de naviguer encore ailleurs dans son petit univers peuplé de crevettes et autres créatures insolites.
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La petite voix flûtée de Kolowski le ramena à d’autres réalités. Elle racontait une petite histoire qui éveilla toute sa curiosité. En 1943, les nazis sentaient la victoire leur échapper et décidaient de mobiliser les quelques cerveaux qu’ils pouvaient encore trouver sous la main pour déployer des armes susceptibles de rétablir un équilibre stratégique sur la plupart des fronts. L’idéal consisterait à frapper l’ennemi directement dans ses œuvres vives sans engagements militaires. Ici, apparaissent les V1. Ces ancêtres des fusées porteuses actuelles, facilement interceptés, développaient une vitesse relativement lente, comparée à celle des V2, nettement supérieure. Cependant leur système de guidage se distinguait par son imprécision de sorte que le miracle tant espéré ne fut pas au rendez-vous. Hitler comprit que ces engins ne suffiraient plus pour gagner la guerre. Si, au début, l’intention se résumait à vouloir réduire à néant l’économie de l’adversaire, l’objectif ultime demeurait toujours les États-Unis. Les installations sur l’île de Peenenmünde, une centaine de kilomètres au nord de Berlin, étaient détruites et l’idée de concevoir des missiles de longue portée avec la capacité de toucher les grandes métropoles américaines fut rangée aux oubliettes. Kolowski appartenait à cette catégorie d’hommes qui affectent d’aller au fond des choses en étalant leur savoir pour le goût du travail bien fait. Il ne négligea
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aucun détail, ajouta que les chercheurs nazis disposaient d’une longueur d’avance sur les alliés dans bien des domaines. « Nous savons aujourd’hui, grâce à des documents boudés pendant des décennies par les historiens et autres chercheurs, que les Allemands étaient parvenus à maîtriser les forces destinées à libérer les énergies nécessaires pour provoquer des phénomènes météorologiques à une dimension très locale ou même cataclysmique. », précisa-t-il. À ce stade, Loïc prêta toute son attention aux explications qui prenaient une tournure enfin plus intéressante. Il croisa les bras et appuya le dos confortablement contre le dossier ; un mouvement suivi aussitôt d’une série de craquements sinistres. Kolowski s’interrompit un instant, le regard réprobateur dirigé vers cet insupportable trublion, avant de reprendre. Loïc porta une main à sa bouche. « Excusez-moi. » Toujours sur base d’écrits classés hautement confidentiels, il s’agissait d’induire la formation de tornades au-dessus de points géographiques prédéfinis. Kolowski joignit les mains et plissa les yeux. « Avec les nazis, les chemins ouvrent les portes du mal et rencontrent souvent ceux de la connaissance. Ils affectionnaient de s’entourer du fantastique inspiré d’une mythologie enrobée de vérité scientifique. Ce programme ambitieux fut baptisé Atlantide. » Mais les alliés se ressaisissaient à un rythme que les Allemands sous-estimaient. Le temps devenait tout bêtement leur premier ennemi. Il jouait contre eux. Cependant, le pire adversaire de Hitler n’était pas
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vraiment d’ordre strictement temporel. « Monsieur Chaber, il ne faut pas être devin pour comprendre que les moyens financiers nécessaires pour mettre la dernière main à la réalisation d’Atlantide et le rendre opérationnel se montraient à la hauteur de l’enjeu. Ils étaient colossaux et manquaient affreusement au point que le projet avançait à une allure d’escargot. » Kolowski s’arrêta un instant pour s’assurer qu’il était toujours suivi, posa le bout d’un doigt sur son front, prit l’apparence de celui préoccupé par un éventuel oubli et fouilla dans ses papiers sans chercher quelque chose de précis. Il savait que ce genre de pause créait généralement un sursaut de curiosité auprès d’une assistance à moitié endormie. Des questions ? Non, rien. Deux blocs de béton se tenaient devant lui. Pas un tressaillement des lèvres ni de tremblements dans les yeux et Mitchell se désintéressait royalement des commentaires de son collègue. Il donnait l’impression de s’isoler dans d’autres contrées de l’imaginaire, accessibles seulement par lui. Pourquoi est-il venu celui-là ? se demanda Loïc. Kolowski poursuivit sa leçon d’histoire. Où les ingénieurs, embauchés de gré ou de force par les nazis, réalisaient-ils leurs expériences ? « Longtemps, nous l’avons ignoré. Nos services ont recueilli ces dix dernières années de précieuses informations sur ce point grâce à des sources indubitablement fiables. Parmi elles, nous trouvons ces dossiers. » Kolowski exhiba d’abord un fascicule aux pages
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jaunies et racornies, ensuite un autre plus récent qu’il rangea de côté. Loïc gesticula sur sa chaise, provoquant une nouvelle série de craquements. Voilà le dossier transmis par Bill et celui rédigé par les Américains à la fin de la guerre dont parlait Éliana dans l’hélicoptère. Kolowski s’interrompit de nouveau, repartit en direction de l’écran de projection et désigna du plat de la main les photos satellite. « Par recoupement de toutes les informations que nous avons passées au peigne fin, nous pouvons admettre que ces expériences étaient réalisées là, en Guadeloupe. Le dernier endroit auquel nous aurions pensé. Madame Avril nous en parlera tout à l’heure. Je m’attacherai à vous présenter maintenant les protagonistes, de notre affaire. » Loïc glissa un regard en coin vers Éliana pour tenter d’y déceler le même ennui qui le minait en sourdine. Mais la jeune femme paraissait au contraire tendue comme une corde d’arc à flèche, plongée dans un silence attentif. De son côté, Kolowski distribuait à chacun plusieurs feuilles. « Vous avez sous les yeux, un tableau rapidement brossé par nos services des principaux personnages. Il vous aidera à mieux cerner les différents acteurs de l’affaire qui nous concerne. » Il débita des noms d’une voix puissante, mécanique, comme dans une salle d’audience tandis que Loïc commençait à lire les notes et s’interrogeait une fois de plus sur le zèle pour le moins inhabituel déployé par Kolowski. Il ne nous aime peut-être pas, mais semble tirer une évidente satisfaction à nous
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déballer tout son baratin, songea-t-il. Pourquoi ? « Helmut Kirch : Nationalité allemande. Cinquantecinq ans. Il assista au lynchage de son père Karl, à l’âge de deux ans et les circonstances de cette mort auraient entraîné un profond traumatisme. Apparemment, selon les informations divulguées par Bill, il ne serait jamais arrivé à surmonter le choc malgré l’âge. Les mauvais choix dans ses relations et la ligne de vie qu’il s’imposa ne sont pas étrangers à l’état de perversité du bonhomme. Animé d’un caractère belliqueux et ambitieux, l’individu qu’avait décrit Bill de Morgan, le contact, apparaissait peu recommandable, immoral, violent et sans scrupule. Kolowsky prétendait disposer de très peu d’éléments sur sa mère sinon qu’elle n’était pas mariée, une femme discrète, trop selon quelques témoignages. Certains parleront d’une femme de nationalité française, une d’ombre vivante, mais de Morgan se montrait singulièrement avare d’explications à ce sujet. Helmut commença à naviguer très tôt et coupa les ponts avec sa famille dont on ne sait absolument rien. D’après nos renseignements, vers l’âge de seize ans, sa vie basculera définitivement au hasard d’une rencontre avec Albert Horbiger, l’homme à l’origine de nos problèmes. Encore une fois, je laisserai le soin à madame Avril de nous en parler dans quelques instants. » Kolowski appréciait manifestement ce genre de petit écart qui offrait l’avantage de rendre son modeste auditoire plus réceptif et le ramenait invariablement vers lui. Il jeta un œil de travers en direction du
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sénateur avant de reprendre et nota qu’il paraissait somnoler. En 1965, Helmut Kirch vient d’avoir vingt ans. Un âge qui lui permit de creuser au fil du temps un véritable puits de haine envers ceux qui avaient assassiné son père. Pour lui, il n’y avait aucun doute, la responsabilité incombe aux occidentaux. Les années soixante ; le Vietnam, un vent de folie antiaméricain, les premiers pas de l’homme sur la lune. On crie US Go home à chaque coin de rue. C’est aussi la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS. Helmut Kirch deviendra l’instrument d’Horbiger. Ce dernier l’approchera et lui proposera de le rejoindre pour achever ce qu’il appelle sa mission. En retour, il lui donnera probablement de l’argent. Kirch s’installera à Anvers la même année, sous la houlette d’Horbiger et participera à la restauration de l’Isabela en gagnant la confiance de ses propriétaires. Il entretiendra une relation avec une Anglaise dénommée Martha Morrison. Celle-ci vivait en compagnie d’un fils qui embarquera sur ce voilier. Cette femme, malade, alcoolique, dépressive, présente le profil d’une personne fragile, instable et manipulée. « Nous ignorons si elle est encore de ce monde. Nous avons perdu sa trace au Portugal. » Kolowski tournait tantôt autour de la table avec son fauteuil roulant, les fustigeant d’un œil noir, tantôt il s’emballait dans des envolées pleines de lyrisme. Loïc les compara à celles d’un avocat au moment de prononcer une vibrante plaidoirie pour son client accusé d’un meurtre sordide qui occupe la manchette des journaux depuis des semaines.
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Mitchell sembla émerger de sa somnolence et recommença à danser des muscles fessiers, Éliana tirait de plus en plus fort ses cheveux vers l’arrière en proie à une nervosité intérieure qu’elle peinait à dissimuler. Intarissable, Kolowski continuait son interminable logorrhée. Loïc passa à la feuille suivante. Bill de Morgan : Victime de plusieurs actes de violence. Trois agressions sont connues Tout indiquerait que les auteurs sont les mêmes. « Kirch aurait incontestablement beaucoup de choses à nous révéler, mais je me tournerai vers madame Avril qui est décidément une mine de renseignements précieux. » Loïc retint que Bill était décédé voici quelques jours, à la suite des sévices infligés par des agresseurs qui ne lui laissèrent aucune chance. Une agression à mettre vraisemblablement en relation avec l’assassinat du père d’Éliana dont il fut témoin. Il représentait le seul lien direct avec l’Isabela et Mary Mayer. Une personne sourde, au caractère bien trempé. L’homme occupait un rôle central dans la source d’informations recueillies par Kolowski. « C’est encore lui, continuait ce dernier, qui m’a donné le dossier dont nous nous sommes entretenus lors de notre contact à bord de l’Oceanic Hunter, monsieur Chaber. Il contient d’étranges coïncidences entre son contenu et celui-ci. » Il agita à bout de bras, le document rédigé par les Américains, puis lança d’un grand geste théâtral sur la
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table le premier fascicule aux pages toutes jaunies, celui de Bill. « Vous verrez monsieur Chaber que nous ne jouons plus. Il y a du sang dans cette affaire. » Bill était disposé à servir d’appât, épaulé par un certain Michael afin de coincer Horbiger et Kirch. Ce dernier était surveillé de très près par le Michael en question. Quant à Horbiger, le gaillard était un véritable reptile. Il avait glissé plusieurs fois entre les mains des hommes de Brendwood malgré l’étroite filature organisée. « J’avoue que la manière d’agir de Bill et Michael n’était pas seulement la plus simple, elle était la plus fiable, mais la plus dangereuse également. Ils devaient se montrer le plus souvent ensemble, sachant qu’Horbiger et Kirch rôdaient autour d’eux. Nos services interviendraient le plus discrètement possible dès réception d’un signal convenu émis par Bill. Ce fut un échec dont nous ignorons encore les causes. » Loïc ne put retenir un geste de surprise à ces explications sans trop savoir pourquoi. Comment le bureau des Affaires civiles du S.H.A.P.E., une administration réputée pour son organisation et les pouvoirs dont elle jouit, bénéficiant des moyens d’investigation les plus pointus, avait-il pu échouer dans une opération aussi ordinaire ? Son intuition que tout n’était pas dit, le trompait rarement. Et les derniers commentaires de Kolowski confortèrent davantage cette désagréable impression. Michael était aussi porté disparu. Logiquement, il devait se trouver à bord de l’Isabela et représenterait, ici le conditionnel s’imposait, à l’heure actuelle le seul
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cordon ombilical avec le voilier et Helmut Kirch. Mais les gens de Kolowski avaient une nouvelle fois perdu le contact de façon toujours aussi incompréhensible et craignaient à présent le pire. Loïc fut également frappé par le regard glacial, plein de mépris qu’envoyait Éliana vers Kolowski. Elle paraissait se moquer comme de l’an quarante que ce dernier l’intercepte ou non. Quel drôle de bout de femme ! Drôle, mais terriblement imprudente si sa méfiance à l’égard de Brendwood, son acolyte et certainement Mitchell, s’avérait fondée. Il lorgna du coin de l’œil, l’air toujours aussi empesé et lourdaud du sénateur. Loïc avait beau se creuser la cervelle, il ne voyait pas encore en quoi ses compétences apportaient une aide quelconque. Il ne pensait qu’à une chose : dormir ou s’évader loin dans une cabane proche d’une rivière pour y pêcher le saumon. Mais une prémonition fut la plus forte. Elle remontait constamment des fonds de sa mémoire, l’obsédait sans ménagement pour l’extraire de sa rêverie. Il se trompait peut-être, pourtant quelque chose ne collait pas et la passivité du sénateur dérangeait. Il était temps de marquer une pause. « Sénateur, pouvons-nous suspendre une dizaine de minutes cette réunion ? », demanda soudainement Loïc. Personne ne se fit prier et chacun partit dans un coin, livré à ses réflexions. Loïc vint s’asseoir sur le bord d’une fenêtre. Il entendit des pas et se retourna. Éliana se trouvait à ses côtés. « Accepteriez-vous d’accorder une minute à la passablement mignonne ?
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– Pas de problème, je plaisantais, vous le savez bien. » Ils restèrent l’un à côté de l’autre sans éprouver le besoin de se parler. Ils se comprenaient et estimaient superflu de s’adresser la parole inutilement. Cependant, ils déploraient secrètement de se rencontrer dans des circonstances si peu propices pour faire connaissance plus amplement. « Vous saviez que Brendwood partait aux États-Unis et serait remplacé par ce zigoto ? » Loïc pointa un doigt discrètement en direction de Mitchell. « Bien sûr que non ! Je n’en ai jamais entendu parler, à part la manchette des journaux qui l’impliquerait dans un scandale financier et j’ignore d’où il sort. » Elle haussa les épaules puis changea de sujet. « Vous n’avez jamais vraiment connu votre père ? – Exact. – Et votre mère ? » Il n’aimait pas se confier ainsi, ce n’était pas dans ses habitudes. Pourtant de cette femme émanait une sorte de tranquillité, une simplicité déconcertante qui l’intriguait. Il serra les mâchoires et garda le silence. « Je vois, toujours aussi bavard. Qu’est-ce qui vous déplaît chez moi ? » Il ne sourcilla pas quoiqu’une telle spontanéité le surprenait. Une crispation des lèvres vint trahir son trouble. La femme ne fut pas dupe et sourit discrètement. « Vous êtes un timide avec les femmes ou réellement homo ? » Ils recommençaient leur prise de bec comme si le seul moyen pour communiquer se réduisait à alimenter
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la conversation en querelles ou propos aigres-doux. Il était tard. Déserté de ses clients, le lounge bar s’enveloppait pour la nuit d’une douce tranquillité et mélancolie, éclairée par les lumières pâles du comptoir. Isolée dans son coin, une serveuse observait à la dérobée un petit écran de télévision. Elle tuait le temps en frottant énergiquement les derniers verres de la journée. « Voyons Avril, pouvons-nous rester sérieux un instant ? Ils ne disent pas tout. Je le sens et vous aussi. Vous ne leur faites pas confiance, pourquoi ? », lâcha Loïc tout à trac. Elle opina vaguement de la tête avant de s’éloigner et regagna sa place. Il la suivit puis se retrouvèrent l’un à côté de l’autre. Il la vit griffonner un mot, mais garda la feuille devant elle. « Je suis sur l’affaire depuis deux ans. Laissez-les parler. Je vous expliquerai. Je vous propose un petit jeu. » Loïc jeta un œil oblique vers le sénateur demeuré seul et toujours aussi muet. Il se prêta au petit jeu qu’elle lui proposait et redécouvrait les vieux réflexes d’écoliers surveillés de près au cours d’une épreuve par les yeux d’aigle d’un surveillant. Tous les deux restaient impassibles et donnaient l’impression de rédiger des notes personnelles en relation avec l’exposé indigeste de Kolowski. « Ça vous ennuierait de vous expliquer maintenant ? » – Plus tard. » Ils griffonnaient à la va-vite sur leur bout de papier des mots à peine lisibles.
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« Quand ça, plus tard ? » Elle ne répondit plus, Kolowski entrait et reprenait son discours, remonté plus que jamais comme une horloge. Loïc tourna la dernière feuille et lut en tête de page, Horbiger. Selon Kolowski, le problème de Horbiger rayonnait de simplicité. Sa mission consistait à retourner ciel et terre, son bâton de pèlerin en main, afin de recomposer avec l’aide des Soviétiques une équipe de chercheurs et redémarrer le projet Atlantide. Pendant ses pérégrinations, il ne se séparait jamais d’un livre, un registre datant de la guerre, mentionnant absolument tous les noms des ingénieurs et scientifiques ayant participé à l’époque au programme. Kolowski agita ses bras en signe de dépit. « Nous ne savons pas où se trouve ce document ! », martela-t-il d’une voix forte. Il fit de nouveau une pause, se déplaçait lentement en tournant le dos à son auditoire. Ensuite, il marqua soudainement un arrêt. Il manœuvra avec une incroyable dextérité le fauteuil qui pivota de 360 degrés sur place. À présent, Kolowski fixait Éliana de ses yeux de hiboux. « Nous savons seulement qu’il a été volé. », acheva-til. Loïc sentit instantanément l’atmosphère devenir plus lourde et n’osait plus regarder la femme, même si le capitaine avait rejoint sa place et poursuivait son exposé. Très vite Horbiger devra se rendre à l’évidence. Nombre d’entre eux sont décédés ou mènent une
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existence normale. Il fera appel à de nouvelles têtes, des inconnus. Le risque est considérable, mais la pression des Russes sur le dos ne lui laisse guère le choix. Il ne fait ni une ni deux et part aux États-Unis, où tout est bon pour accuser de communiste son voisin. Des personnalités appartenant au monde des arts et de l’industrie l’épauleront vraisemblablement au cours de son entreprise. En réalité, ces gens ambitionnent surtout d’en découdre avec leur propre pays qui les traite comme des parias. Ce sera par conséquent auprès de ces Américains dissidents, ces héros déchus que Horbiger puisera pour former une nouvelle équipe. Les contacts étaient établis avec ces gens par un dispositif complexe de cryptage propre à l’époque aux agents du KGB. Kolowski fit remarquer que les services de sécurité intérieure américains arrivaient à décoder ces messages, mais avaient paradoxalement toujours échoué pour coordonner une opération destinée à neutraliser le réseau. Ils étaient loin de se douter que l’ennemi ne se trouvait plus à leur porte, mais déjà à l’intérieur, chez eux. Ce Horbiger exclura l’avion pour déplacer tous ces cerveaux vers le centre d’étude. La voiture ainsi que le train ne menaient évidemment nulle part. Il se tournera vers le bateau. À ses yeux, il s’agissait de la seule solution et il portera son choix sur une embarcation connue. Une embarcation qui suscite la curiosité par sa beauté et son prestige, mais que personne n’imaginerait voir au centre d’un vaste réseau que l’on pouvait désormais qualifier de terroriste. « Une entreprise complexe. Autant demander à un âne
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de réciter le je vous salue Marie. » Kolowski se tut, espérant entraîner quelques sourires devant cette note d’humour et fut déçu. Chacun demeurait figé dans ses pensées. « Vous me suivez encore j’espère ? » Un silence de plomb tomba sur sa tête. Loïc percevait seulement le ronronnement d’un système à air pulsé qui les caressait d’une douce chaleur. Nullement découragé, le capitaine Kolowski repartit de plus belle, pendant que Mitchell ne pipait mot, prisonnier depuis le début d’un mutisme aussi farouche qu’inexplicable. Horbiger trouva son bateau. Comment ? Grâce à son obstination, son fanatisme et son précieux registre. Ses investigations le conduiront en France plus exactement à Lorient ensuite en Angleterre chez une certaine Cameron Wilson dont le fils venait d’acheter un voilier. L’heureux propriétaire s’appelle Bill de Morgan. « À Lorient ? Pourquoi Lorient ? », demanda Loïc. Kolowski prit une mine contrite. « Je l’ignore et j’aimerais le découvrir, monsieur Chaber. » Loïc sourit du coin des lèvres. Tu ne sais pas mentir mon gars et je sens qu’un examen plus approfondi de ce registre me révélerait ce que tu essaies de me cacher avec tant d’ingénuité. Avril prétend ne pas l’avoir lu, ne saisissant pas l’intérêt d’étudier une liste que lui-même évalua à plusieurs centaines de noms, de parfaits inconnus. Il l’avait parcourue d’un œil, en diagonale dans l’hélicoptère tandis qu’ils se livraient tous les deux à leurs
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enfantillages. Une erreur peut-être. Kolowski reprit son récit. Gagnée par la confiance que lui inspirait Horbiger, Cameron expliquera que les travaux de restauration de ce bateau étaient réalisés dans un petit chantier naval en Belgique. La brave femme donna probablement l’adresse de Martha. « Cette dernière aurait partagé quelques années de vie commune avec le propriétaire de l’Isabela, puisqu’il s’agit bien de notre voilier, monsieur Chaber. – Et son propriétaire, ce Bill de Morgan, est à présent occupé à taper les cartes avec le petit Jésus, est-ce bien cela capitaine ? – Je vois avec plaisir que vous êtes encore avec moi, monsieur Chaber. C’est exact. Bill de Morgan vivait avec Martha en Angleterre ainsi qu’un enfant, Michael. Je cite la version de Cameron parce que, je l’ai déjà dit, Bill restait très vague sur cette partie de sa vie. » Kolowski vida un verre rempli d’eau d’une traite. En réalité, Cameron commettait une erreur. Bill était envoyé au casse-pipe sur les plages normandes le six juin 1944, et Martha profita de son absence pour le quitter. Miss Morrison, le nom de jeune fille de Martha, n’a jamais dit la vérité à la mère de Bill. Pourtant, ces deux femmes entretenaient d’excellentes relations. Ce fut donc de bonne foi que lady Cameron Wilson communiqua l’adresse à Horbiger. Elle s’était même faite à l’idée que son fils était marié avec Martha. « Ce point mérite une vérification bien sûr. – Pourquoi, bien sûr ? demanda Éliana.
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– Parce que, s’ils étaient mariés, il y aurait de fortes chances que Horbiger n’aurait jamais entendu le moindre écho de l’Isabela et que Bill de Morgan serait occupé à pouponner ses petits-enfants à l’heure actuelle, les pieds enfoncés dans des charentaises. – Je ne vous suis pas, répliqua Loïc. – Nous disposons d’un portrait assez précis de cette Morrison par Michael qui ne la porte pas dans son cœur. Il la décrit comme étant un personnage acariâtre, vindicatif et surtout dépressif. Pensez-vous que Bill aurait pris le risque de se lancer dans un mariage aussi hasardeux en compagnie d’une telle créature et entreprendre la restauration d’un voilier de trente mètres ? Non (il accentua la voix) bien sûr, monsieur Chaber. On peut en tout cas conclure en affirmant que Horbiger fut mené involontairement vers Miss Morrison. » Loïc gonfla les joues démesurément, fit une drôle de moue avec sa bouche, une façon comme une autre de signifier à Kolowski qu’il ne partageait pas vraiment son raisonnement. « Ou bien le contraire. » Les autres le dévisagèrent. « D’abord, n’oubliez pas que Martha l’avait quitté avant j’imagine que le vent du large commence à siffler dans les oreilles de Bill. Vous l’avez dit. Peutêtre qu’il désirait partir loin d’une créature aussi déplaisante et, Loïc se tourna vers Éliana, il ne serait pas le premier homme à fuir un fauve en jupon devenu parfaitement invivable. Marié ou non.
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– Pourquoi me regardez-vous ainsi ? demanda la femme d’un air mi-offusqué, mi-curieux. – Quand je vous regarde, mon ange, je me dis que les hommes ne doivent pas s’ennuyer avec vous. – À nouveau, vous auriez tort, monsieur Chaber. Je suis quelqu’un de profondément casse-pieds pour des personnages tels que vous. Ne le saviez-vous pas ? » Kolowski haussa les épaules et toussota pour réclamer leur attention avant de reprendre ses explications. Horbiger fut sans doute déçu en apprenant de la bouche même de Martha qu’elle ne partageait plus son lit avec Bill depuis des années. Je le disais tout à l’heure, l’homme parti sur les plages normandes, il le remplaça. Mais il touchait au but. L’Isabela se trouvait à portée de main. Il était temps pour Helmut Kirch de faire son entrée en scène à Anvers. Kolowski parcourut en diagonale le dossier de Bill qu’il avait sous les yeux et présenta une photographie avant de continuer. Nous sommes en 1965. Voici la photo de ce bateau. « C’est à vous, madame Avril. Mais avant, y a-t-il des questions ? » La jeune femme sursauta puis réprima un mouvement de recul avec un mélange de lassitude et de détresse dans le regard ; un signe que seul Loïc intercepta. Elle le fixait de ses yeux qui semblaient lui dire : « Des questions ? Non ! Assez, je vous en supplie ! » De son côté, le sénateur cachait la moitié du
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visage de ses énormes paluches poilues, craignant visiblement le pire. Il ne lui restait plus qu’à crier Tous aux abris ! et rêver à l’avion qui le ramènerait le lendemain à Washington. « Pas de questions capitaine Kolowski. Pas encore… », ricana Loïc. Éliana l’observa d’un air soucieux et se leva à son tour pour s’exprimer. Elle n’avait pas l’intention de s’éterniser, Kolowski avait largement déblayé le terrain pour elle et il n’était pas également dans ses intentions de revenir sur Horbiger. Il appartenait à cette catégorie d’individus qui font de la nuit leur royaume. On avait déjà amplement insisté sur sa personnalité manipulatrice. Un psychopathe gouverné par des forces manichéennes latentes, un homme de l’ombre, un fanatique dont on connaissait après tout peu de choses. Une exception : elle… Elle l’avait rencontré personnellement et confirmait intégralement le portrait que Kolowski venait de tracer. Helmut Kirch le suivait comme on suit un grand maître membre d’une société initiatique. « Je voudrais d’abord apporter une mise au point. Horbiger m’a approchée et non l’inverse. C’est le genre de personnage qu’il vaut mieux éviter. Il a évoqué de sa propre initiative l’existence de ce dossier incomplet. Monsieur Chaber, rappelez-vous. Il s’agit de celui que je vous ai transmis avant-hier. Nous savons pourquoi il est incomplet. Le capitaine Kolowski nous l’a amplement expliqué » Éliana fixait Loïc dans le blanc des yeux. Elle se répétait, le savait et s’en moquait. Elle n’avait jamais été une experte dans l’art de la
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communication, mais le frère de Tiffany éveillait chez elle les pires craintes. S’il considère avec la même désinvolture mes explications livrées sur ce fichu tas de papiers dans l’hélico, je suis foutue. Pourvu que non ! Qu’il ne parle pas du registre volé ! implora-telle presque en silence. « Ah oui ! Play Boy version allemande Merci. Je ne suis pas encore abonné. » Loïc lui envoya un sourire en coin. « Monsieur entretient ses phantasmes depuis son retour sur le plancher des vaches. », expliqua-t-elle à l’attention de Kolowski et Mitchell. Elle leva les yeux au plafond, secoua la tête, prit le dossier et le tendit à Loïc. Le revoilà encore ce dossier, songea-t-il. Il le feuilleta distraitement et flaira machinalement l’odeur d’une menace dont il ne pouvait encore définir la nature. Il tenait en main des éléments brûlants, incompréhensibles au premier coup d’œil que Kolowski rechignait manifestement à vouloir révéler. Il posa un doigt vers les pages usées et jaunies, les caressa en imaginant le contact des mains qui les avaient manipulées mille fois. Celles de Horbiger et de ses petits copains. Mais c’est l’autre qui m’intéresse, le registre volé par Avril et ce n’est certainement pas le moment propice pour le décortiquer de A à Z, décida-t-il. En fait, en ce moment même, ces feuilles vieilles d’un demi-siècle peut-être ne le préoccupaient pas vraiment. Vers quels dangers couraient-ils tous les deux, lui et Avril ? Sa curiosité le retenait également ailleurs et il comptait bien en toucher un mot à la femme. Il poussa de côté le
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dossier et s’efforça de donner l’impression de contempler ses notes, de les examiner avec grand soin, absorbé dans une méditation presque monacale. Il se tourna vers Éliana, lui adressa une œillade discrète qu’eux seuls pouvaient voir. Elle farfouilla machinalement à l’intérieur de son sac à main afin de mieux dissimuler son trouble. Au-delà de l’homme insaisissable, de l’ours mal léché, elle devinait un abîme de solitude à laquelle elle ne restait pas insensible. Il commençait à l’amuser et réalisait que dans son propre intérêt elle devait s’efforcer de mieux l’appréhender. Elle admettait que ses simagrées et provocations n’étaient pas si innocentes, mais elle ne saisissait pas encore vraiment leurs motivations. Peutêtre voulait-il donner une fausse image de lui-même en présence de Kolowski et Mitchell pour mieux les tromper ou partageait-il à présent des réserves similaires aux siennes vis-à-vis des deux hommes ? « Vous saviez donc tout ça vous ? pourquoi ne m’avoir rien dit ? demanda-t-il en agitant le dossier. – À quoi bon ? Vos pôles d’intérêts se trouvaient visiblement ailleurs. Ce monsieur regrette son petit ami Wang, déclara-t-elle. – Madame trouvait plus urgent de me séduire par ses tenues vestimentaires indécentes. Quant à vos pôles… », répliqua imperturbable Loïc. Il la détailla encore une fois de la même façon que dans l’hélicoptère puis secoua la tête d’un air dépité. Le sénateur ne bronchait pas, mais ces échanges ridicules commençaient à l’ennuyer royalement. Même en gardant les yeux fermés, il avait enregistré tous les détails de la conversation. Il se décida enfin
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d’intervenir et fronça les sourcils se demandant ce qu’il y avait décidément entre ces deux loustics. Il en avait vu défiler au cours de sa carrière politique, mais ceux-ci sortaient de l’ordinaire. « Monsieur Chaber, je reprends les paroles du capitaine. Sans madame Avril et monsieur de Morgan, nous n’aurions jamais eu écho de ce qui se tramait au nez et à la barbe des États-Unis depuis des années. Madame Avril a perdu son père dans des circonst… – Ouais ! Je sais, inutile d’en remettre une couche. Sauf votre respect, je sais aussi que vous, Brendwood et le capitaine Kolowski, êtes dans la m… alors nom de dieu arrêtez de tourner autour du pot ! Qu’attendezvous de moi exactement ? » Chacun retient son souffle face à cette violente réplique que personne n’attendait. Mitchell se leva et commença à arpenter la pièce de long en large, s’arrêtant de temps à autre pour fixer Loïc d’un œil sévère. « Que vous vous invitiez à bord de l’Isabela voir ce qui s’y passe avant que nous n’intervenions.» Loïc siffla entre ses dents puis détourna la tête en direction de la serveuse, la petite Bunny de tout à l’heure. Elle se glissait par l’ouverture de la porte d’entrée et avançait pratiquement sur la pointe des pieds afin de récupérer le caddie. Elle vit Loïc, qui l’encouragea d’un clin d’œil accompagné d’une tirade de son cru. « Eh ! Vous n’êtes pas encore au lit vous ! On a soif et mon p’tit doigt me dit que les choses sérieuses vont enfin commencer. » La serveuse hésita puis continua timidement dans
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leur direction avant de planter le caddie là où il était et se retira sans demander son reste. Loïc se tut brusquement, lança son sourire le plus envoûté vers Éliana, décocha un œil blasé à la Clark Gable en direction des deux autres et se régala de leurs airs déconcertés. « Que vous interveniez ? Si vous me réservez le même sort que Bill, j’ai intérêt à courir chez le curé de la paroisse voisine et confesser mes péchés avant de mourir. C’est fait, dit-il simplement. – Quoi ? Qu’est-ce qui est fait ? questionna Mitchell d’un ton réprobateur. – Je me suis invité, seul (il regarda d’un œil de travers Éliana) à bord de l’Isabela demain à l’aube. J’aurai besoin d’un hélico. – Expliquez-vous. », répliqua sèchement le sénateur. – Que je m’explique… » Ils laissèrent les susurrations du système de climatisation les envelopper et remplir la pièce. Éliana chercha une mouche imaginaire tournant autour d’elle et soupçonna la suite. Kolowski gardait la bouche ouverte comme un poisson pris dans la nasse. Loïc se posait mille questions, ses idées galopaient d’un point à l’autre à la vitesse de la lumière dans sa tête. Elles étaient insidieuses, perfides et inquiétantes. Elles le tenaillaient et roulaient comme le barillet d’un revolver mû par une roulette russe. Il ressassait encore dans sa tête la dernière conversation avec Tiffany et une vague angoisse effaçait à présent la griserie qui avait suivi après la communication. Quelle était la relation entre sa sœur et l’Isabela ? Les explications de Tiff se limitèrent seulement à
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l’essentiel, le cap Leucate, le CROSS, le voilier à la dérive sans équipage. Loïc expliqua cela sous les yeux éberlués de tous et surtout pour épargner à Tiffany l’interrogatoire auquel Mitchell ou Kolowski la soumettraient certainement. Il ne cita pas sa sœur et prit d’infinies précautions en inventant une source d’information anonyme. Il achevait à peine, que le sénateur se leva et les laissa seuls pour revenir un moment plus tard. Il leur apparut passablement énervé, on pouvait même dire qu’il était à point pour exploser. Il se tourna vers Kolowski. « Deux ans ! Deux ans que vous êtes sur cette affaire et voilà que ce jeune homme, descend du ciel en annonçant qu’il monte à bord de l’Isabela dans… voyons… dans moins de sept heures. Je viens de contacter le CROSS via notre ambassade et j’attends une confirmation de ses explications dans les minutes qui viennent. » Kolowski s’enfonça dans sa chaise, toute son assurance évanouie dans la confusion que venait de provoquer la colère d’un membre du Congrès. Tous partirent se rasseoir, chacun observant l’autre. Loïc se heurtait à un mur d’incompréhension. Kolowski avait mené le bal pendant toute la soirée comme un roi Soleil entouré de sa cour. Maintenant, il était le roi de l’éclipse. Il n’existait plus, il pliait l’échine à la première intervention d’un Mitchell inexplicablement ressuscité. Loïc s’interrogea sur les relations entre ces deux énergumènes et se mit à regretter amèrement ses années d’études, les interminables week-ends d’hiver avec ses amis dans les boîtes de nuit. Ils lorgnaient les filles ou
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témoignaient une aversion puérile à l’égard d’un professeur en imitant son arrogance ou son autorité. Il appela du pied Éliana et commença à écrire. « Je dois vous parler. Vous ne pouvez pas m’accompagner. » Elle tira ses cheveux en arrière, une manie dont elle ne pouvait se défaire apparemment et déchira d’un bloc note une feuille. Pas un muscle du visage ne frémissait, elle n’était qu’un masque impassible. « Quand ? – Dès qu’ils seront partis, dans ma chambre ou la vôtre. Pas de panique, je suis sérieux et de toute façon je ne me prête pas à des infidélités. J’ai Lola. – Lola ? – Ma poupée gonflable. » Éliana étouffa un petit cri in extremis puis rangea le bloc note tandis que Kolowski relevait la tête et l’observait avec toute l’acuité du renard au moment d’entrer dans un poulailler. Il s’approcha d’elle intrigué par la subite fébrilité de la jeune femme. « Capitaine Kolowski, si j’ai bien compris votre exposé, ce sont essentiellement les déclarations et preuves apportées par ce Bill de Morgan qui vous a amené à croire que la Guadeloupe cachait ce mystérieux centre de recherche ? demanda Loïc. – C’est une question monsieur Chaber ? – C’est une question, en effet. Ça y ressemble en tous cas. Madame Avril ne faisait que confirmer vos soupçons. Alors, diable, pourquoi ne pas démanteler ce laboratoire avec tous les moyens dont vous disposez. » Kolowski sentit son sang geler. Cette question le dérangeait, mais il ne devait en aucun cas le montrer.
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Ce type d’ECOMEX venait de poser, consciemment ou non, le doigt sur une des faiblesses du réseau Atlantide. Une offensive armée pour neutraliser une organisation créée dès l’effondrement du troisième Reich réduirait à néant tout son travail ainsi que celui des autres. « Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, monsieur Chaber. Vous conviendrez que ce dossier est déjà suffisamment tordu ainsi, mais… – Tordu ! Voilà le bon mot. Vous l’avez dit capitaine, c’est vraiment tordu. Continuez, je vous en prie. » L’autre se sentait de plus en plus mal à l’aise et se perdit dans une de ses tirades de son cru. « C’est exact, beaucoup d’éléments convergeaient vers la Guadeloupe. Le témoignage de Bill fut d’abord le détonateur pour mobiliser le service des Affaires civiles. Nos fichiers trouvèrent assez facilement la trace d’un Karl Kirch au début de la Seconde Guerre mondiale ; un jeune chercheur plein d’avenir qui travaillait auprès des plus grands à l’époque. Nous entendrons parler de lui une dernière fois en Guadeloupe. Ensuite, nous avons les photographies seulement elles manquent de précisions. Avouez, monsieur Chaber que si à ce stade nous avons de l’eau à notre moulin, elle n’est pas encore suffisante pour le faire tourner au point d’envoyer la Légion étrangère armée jusqu’aux dents, les bombardiers et tout le bataclan. En plus, dois-je vous rappeler que même si la France reste un pays allié, elle n’appartient plus à l’Organisation du traité de l'Atlantique Nord. Or, si mes leçons de géographie ne me trahissent pas, la Guadeloupe est un département d’outre-mer français. »
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Loïc opina de la tête en se disant que si la France s’était retirée effectivement de l’OTAN, elle ne pouvait ignorer l’existence d’un centre de recherche implanté sur un territoire aussi petit que la Guadeloupe depuis plus d’un demi-siècle. Le sénateur se leva, voulut dire quelque chose puis se ravisa et quitta la salle. Loïc priait pour que cette discussion s’achève. Il demanda l’heure à Kolowski qui réédita son geste de tout à l’heure et de nouveaux dossiers glissèrent à terre. Bientôt minuit. Mitchell revenait en claquant la porte. « À vous de jouer. Vous avez un véhicule à votre disposition dans le parking de l’hôtel. Voici le numéro de plaque. Les clés seront sur le tableau de bord et vous partez à Mérignac. Un hélicoptère vous attend tous les deux dans cinq heures à cet endroit de l’aéroport. C’est un hangar, voici le code d’accès. Restez discret même si le CROSS est informé de votre balade en mer et considère qu’il s’agit d’une simple opération de routine. Bonne chance. Capitaine Kolowski, nous avons terminé pour aujourd’hui. – Non. – Non ? – Allons donc ! Que se passera-t-il si nous rencontrons tous les deux un pépin ? Madame Avril reste sagement ici sous sa couette. Elle sera votre relais. », décida Loïc d’un ton sans appel. Agacé par ce freluquet, le sénateur balança la tête de droite à gauche, s’épongea le front. Mais il avait raison. « D’accord, j’attends de vos nouvelles. Si demain soir je n’ai rien, je viendrai moi-même vous botter le
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cul jeune homme. Vous savez comment nous joindre. » Il quitta la salle, suivit par les grincements du fauteuil roulant de Kolowski.
Moins de cinq minutes plus tard, Éliana et Loïc se séparaient. Ils entendirent des rires dans le couloir ensuite les bruits de serrure des portes que l’on fermait. Quand ils eurent la garantie que la nuit investissait les moindres recoins de l’hôtel, Loïc alla frapper deux coups à la porte d’Éliana, revint sur ses pas et laissa la sienne entrouverte. « Vous me la présentez ? » Loïc fit des yeux ronds. Elle se tenait là, la tête dans l’entrebâillement faisant mine de chercher quelque chose. « Qui ? – Lola. » Il agita la tête d’un air débonnaire, leva les yeux au ciel, l’invita à entrer puis ferma la porte. « Le grand sport va commencer, tâchons de rester sérieux. », dit-il la voix aussi grave qu’un cor de chasse. Ils se retrouvaient face à face ne sachant trop par quel bout commencer et s’interrogeaient gauchement du regard en se demandant jusqu’où l’un pourrait accorder sa confiance à l’autre. La chambre était très dépouillée. Une chaise, un bureau, la douche, une petite télévision ainsi qu’une penderie.
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« Je n’ai rien à vous offrir, excepté cette chaise. – Monsieur Chaber, je n’ai pas de secret. Évitons d’en avoir entre nous si nous souhaitons tirer notre épingle du jeu sans trop de dégâts. Votre contact anonyme c’était du pipeau n’est-ce pas ? » Surpris, il acquiesça et ne voyait plus très bien comment soustraire sa sœur de cette affaire. « J’espère que nos deux joyeux lurons sont moins perspicaces que vous. Ils ne disent pas tout. Ils ne sont pas sincères. Si je n’avais pas eu cet appel téléphonique en début de soirée, je leur disais d’aller voir ailleurs et je… – Oui, je comprends, vos crevettes, Wang et ses sandwiches… mais vous savez, la sincérité est devenue une notion tellement rare aujourd’hui, éclaboussée d’utopie et de belles paroles tellement frelatées. Elles la rendent aussi indigeste que les sandwiches de votre ami et inaccessible que vos crevettes. Vous désiriez me parler ? – Non, vous d’abord. Dites-moi d’abord dans quelles circonstances vous avez dérobé le document qui a coûté la vie à votre père. » Éliana hésita encore. Pouvait-elle s’appuyer sur cet homme qu’elle connaissait uniquement par personne interposée ou ses articles de vulgarisation dans des revues spécialisées ? Elle n’avait pas la certitude de trouver la force pour poursuivre seule et se sentirait moins vulnérable en se confiant à lui. Mais jusqu’à quel point peux-tu te fier à lui ? se demanda-t-elle. Il l’observait, attendant qu’elle se libère du poids des informations qu’elle détenait. Non, je refuse de croire que Loïc est de la même race que ce Kolowski.
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Elle haussa les épaules. Il me suivra, se persuada-t-elle avant de commencer à parler. Au cours de ses rares entretiens, Horbiger avoua à Éliana avoir travaillé avec un certain Karl Kirch. Josué, son père, lui raconta, après un nombre incalculable de tergiversations et le sceau du secret, les circonstances de la mort de cet homme. Elle fit la promesse de ne jamais les révéler, à qui que ce soit, ni ses amis, ni ses frères, personne. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’allégresse courrait les rues. En Guadeloupe, de nombreuses familles furent touchées par ce conflit. On chantait, on dansait et parmi la foule se promenait un dénommé Balthazar, un prêtre très populaire, apprécié pour sa gouaillerie. Josué l’aimait énormément et s’était livré à lui quelque temps après la disparition en mer de son propre père, Miguel. « Vous savez, je suis d’origine modeste. Une famille où l’on est pêcheur de père en fils. » Éliana évitait le regard de Loïc tout en parlant d’une voix à la fois émue et basse, elle ne s’adressait à personne tandis qu’elle trouvait refuge dans une oasis de vieux souvenirs douloureux. Balthazar avait transcrit dans un manuscrit le récit de Josué. On y parlait de choses étranges, de magie et d’apocalypse. Ce récit avait coûté la vie au prêtre. Que recelait-il de si compromettant ? On le retrouva, le corps baignant dans une mare de sang, au pied de son autel. Le lendemain, il avait droit aux obsèques dignes d’un monarque. Josué ne comprenait rien et mit cet acte sur le compte d’un
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déséquilibré. Après la disparition de son père, il perdait une fois de plus un ami fidèle dans des circonstances autant nébuleuses que tragiques. Un témoin décrivit l’auteur présumé du meurtre avec tant de conviction et de détails menant à Kirch que celui-ci devint le suspect numéro un. En ce temps-là, on s’encombrait moins de ronds de jambe. En plus, Kirch portait la nationalité allemande. Qu’il eût une famille, pesait très peu dans la balance. Des hommes cagoulés investirent au beau milieu de la nuit son domicile et mirent la main sur le fameux manuscrit dérobé au prêtre par le jeune allemand. Ils le bâillonnèrent, l’enfermèrent, puis boutèrent le feu à la maison de l’étage au rez-de-chaussée avant de jeter à la rue sa femme et son enfant pour qu’ils assistent à l’incendie. À l’aube, l’habitation était réduite à un tas de cendres. Les pompiers n’avaient enregistré aucun appel au cours de la nuit. On ne revit plus jamais la femme sur l’île. D'ailleurs, personne ne s’en soucia, on ne lui connaissait pas de nom. On ne put jamais mettre la main sur les auteurs de ce jugement sommaire. Éliana soupira à l’évocation de cet acte barbare. « Bill fut le seul témoin de l’assassinat de mon père en 1993 par Horbiger et un autre homme qu’il n’a pas été capable d’identifier. C’est lui qui m’a donné tous les détails de la scène. Horbiger voulait, tout comme Karl, s’approprier le document. – Mais bon sang ! Pourquoi s’acharner sur ce manuscrit, que détient-il de si explosif ? l’interrompit Loïc. – Au début, je n’arrêtais pas de me poser cette question. Je vous l’ai déjà dit, j’ai négligé de lire la
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première partie, la liste de noms. Par contre, après la lecture de la seconde partie qui le compose, je retenais surtout son caractère fantastique et devinait qu’il devait cacher une vérité moins poétique et plus terre-àterre. Bill attira mon attention sur un passage très précis où l’on parle de lune, de déferlantes et de nuages rouges, entraînés dans un mouvement de rotation. Il était un marin, un vrai, celui qui vit avec la mer, les bateaux. Il pourrait en apprendre beaucoup à tous les charlatans prisonniers de leurs salamalecs devant un gadget électronique made in Taiwan, sans lequel ils n’oseraient perdre de vue une minute la terre. » Loïc se redressa légèrement et haussa les sourcils, un sourire aux lèvres. Éliana marqua une pause avant d’expliquer que tout porterait à penser qu’une trombe d’eau était à l’origine du décès de Miguel, son grandpère. Loïc comprit que les deux hommes avaient assisté à un phénomène qu’ils ne pouvaient s’expliquer, trop inhabituel dans ces régions. En toute innocence, ils devenaient les témoins gênants d’une des expériences réalisées dans le cadre du projet Atlantide. Le manuscrit signait l’arrêt de mort de celui qui le détenait en réalité. Il fit une grimace et pencha la tête dans un sens puis dans l’autre d’un air dubitatif. Il avait déjà connu pas mal de situations étranges dans sa courte vie, il y en aurait probablement d’autres, mais celle-ci avait l’odeur de l’inédit, de l’imprévisible. « Admettons, mais ça n’explique toujours pas comment Karl Kirch, ensuite plus tard, Horbiger ont
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tiré de leur pouce que votre père et ce prêtre possédaient la preuve de l’existence d’expérimentations quelque part en Guadeloupe !» Éliana leva les mains en signe d’impuissance et acquiesça. « Juste ! Beaucoup plus tard, Josué trouva sur le pas de sa porte le manuscrit rédigé par Balthazar. Comment, pourquoi et qui l’a déposé là ? Je ne vois pas de réponse pour l’instant. L’auteur de l’exécution sommaire de Karl ? Peut-être… Je pense qu’elle pourrait se trouver à la fin du récit rédigé par Balthazar. Il est là sur la table.» Elle tourna les pages une par une en les montrant à Loïc. Il se pencha et fronça les sourcils. Arrivée à la fin de l’ouvrage, Éliana tendit le dossier vers Loïc. « Comparez cette page et celle-ci, la dernière… La graphologie est complètement différence. Ici, c’est un homme, et là, incontestablement une femme. Qui estelle ? Je crois que cette personne est à l’origine, volontairement ou non, du drame. La mort de Kirch et celle de mon père. Je veux retrouver cette femme et l’interroger. Je soupçonne cette Française, la mère de ce Helmuth Kirch dont parlait Kolowski tout à l’heure. » Loïc lut la feuille un instant en se rappelant les paroles de Kolowski au sujet de cette mystérieuse femme. Alors, déséquilibrés par ce mouvement qu’ils n’avaient pu anticiper, les deux hommes furent jetés par-dessus bord dans la minute même. Bôme, cabillots, harpons, coui et grappin, tout cet attirail
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qui devait en principe les vouer à l’invincibilité fabuleuse de leurs dieux, étaient emportés inexorablement dans l’intemporalité des plaines abyssales et le sillage des limbes sulfureux de la nuit. Quel dénouement curieux ! Il s’attendait à autre chose. L’écriture changeait effectivement. Josué ou Balthazar n’était pas les auteurs de ces dernières lignes, mais un autre narrateur. À moins d’être aveugle, on ne pouvait s’y tromper, les mots écrits d’un coup de patte rapide, entourés d’une surabondance de rondeurs, d’ellipses et longues courbes sensuelles dessinées à l’encre bleu turquoise, n’avaient pas été couchés là pour le simple plaisir du regard. De toute évidence, le reste du manuscrit était rédigé par une main féminine. Une main qui permit indubitablement à Horbiger et son complice d’établir la relation volontairement ou non, l’avenir le dirait, entre Josué et le fascicule. Quelle femme la dirigeait et surtout pourquoi souhaitait-elle préserver l’anonymat ? Elle résumait l’épilogue de cette nuit tragique du six juin d’une façon tellement plate que Loïc eut la quasi certitude de tenir une partie seulement du récit de Josué. Une section entière avait été gommée par des banalités rédigées sans doute à la hâte. Mais que détenait l’originale de si compromettant ? Tout le monde s’accordait à dire que la seconde section manquait au dossier. Mais Loïc n’en était plus vraiment convaincu. Un autre document, encore plus important, encore plus compromettant, avait été dérobé. Où se trouva-il ?
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Il était sur le point de partager ses réflexions avec Éliana puis se ravisa. À quoi bon, songea-t-il, nous ne découvrirons probablement jamais l’intégralité du manuscrit ni comment cette femme, si elle existe, à découvert le manuscrit. Quelle menace représentait-il pour elle au point d’organiser un double meurtre, celui du prêtre et de Josué ? Non, il y autre chose. Il se rappela la lecture d’un livre de Conan Doyle au cours duquel une des victimes fait l’objet de plusieurs mesures d’intimidation. Logiquement toute l’enquête repose sur un mobile et un coupable. Une erreur. Toutes les agressions dirigées sur la victime émanaient de plusieurs sources et par conséquent des mobiles différents. Plusieurs affaires dans une seule contre les mêmes personnes. Et j’ai l’impression que nous sommes ici dans une logique similaire, murmura Loïc. « Comment ? Vous parlez tout seul à présent ? » Il fit une geste de la main. « Laissez, ça m’arrive. Êtes-vous occupée à me dire que ce jeune allemand, Karl Kirch, aurait été assassiné par sa propre femme ? Elle s’empare du fascicule, le modifie avant de le poser sur le seuil de la maison de votre père ce qui lui servira de mobile. Elle serait l’instigatrice de son meurtre ainsi que celui de votre mère ? – Je n’affirme rien. Je veux juste vous signaler une hypothèse parmi d’autres. » Secrètement, Loïc aurait payé cher pour connaître
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les autres hypothèses, mais il était tard et il ne se sentait plus le courage d’en discuter maintenant. Il y eut un long moment de silence puis Éliana abandonna sa place afin de poursuivre. Elle avait rencontré pour la première fois Horbiger à l’ISAA, où elle travaillait en qualité de stagiaire pendant ses études. Il ne lui avait évidemment pas parlé du projet Atlantide. Une précaution parfaitement inutile. Elle sourit tristement. « Une minute, je ne comprends plus. Vous me disiez que Bill vous avait donné ce document et maintenant, il s’agirait de ce Horbiger… Éliana leva une main pour l’interrompre. « Non, vous me faites une salade incroyable. On ne m’a rien donné. Je me suis servie sans demander quoi que ce soit. Chronologiquement, j’ai entendu parler du projet Atlantide pour la première fois de la bouche même de mon père et de Bill. Ensuite, au cours de mes études, Horbiger m’a approchée. Josué et ma mère étaient assassinés peu de temps après. Bill fut témoin de la scène. Il me l’a décrite dans les moindres détails, de sorte que je n’ai éprouvé aucun mal pour identifier au moins un des auteurs. Horbiger. Je n’ai jamais déclaré que Bill m’avait confié ce dossier. Je l’ai pris chez Horbiger et je vous répète que je souhaitais uniquement réaliser une copie ensuite restituer l’original. L’opération devait durer quelques heures. Malheureusement, entre l’acquisition et la restitution, Horbiger avait pris la clé des champs. Sa maison était vide à mon retour. Vous me suivez ?
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– En quelques heures ? » s’étonna Loïc. Éliana opina de la tête d’un air contrit. « J’en conclus, continue Loïc, que tout cela était prémédité. Horbiger se doutait que vous tenteriez de lui dérober le manuscrit et il sait, ainsi que ses petits copains, que vous possédez deux fois le même exemplaire. L’original et une copie. Bravo ! Vous ne faites pas dans la dentelle. – Il sait que Josué est mon père évidemment. Je ne crois pas au hasard, mais je ne saisis pas encore pourquoi il me faisait confiance au point de me laisser faire main basse sur le manuscrit. » Loïc sourcilla à l’idée qu’Éliana était tombée bêtement dans un piège qui la mettait automatiquement en danger. « Pourquoi ? Parce que Horbiger est un finaud, pour ne pas dire un filou. Il se doute que vous tenterez de contacter toutes les personnes dont le nom apparaît dans ce manuscrit. Vous faites son boulot, ma belle. J’imagine que des noms sont cités. » – Je l’ignore tonnerre ! Je n’en ai pas pris connaissance. » Loïc la détailla de travers et enregistra les yeux baignés par l’onde du mensonge. « Je vous ai montré le document, je vous ai dit d’emblée que vous teniez de la dynamite en main, mais vous accordiez plus d’intérêt aux sandwiches de votre petit copain Wang. Ne me reprochez pas de vous avoir caché des choses. » Loïc posa une main sur la sienne délicatement pour
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la calmer et s’abîmait plus que jamais dans un dédale de pensées brumeuses. « Précisément, chère petite madame, mon petit doigt me dit que vous ne souhaitez pas me révéler ce que vous avez découvert dans cette liste de nom. Parce que vous l’avez lue ! Ne craignez rien. Je vous fais confiance et je préfère de toute manière le découvrir moi-même… (il fit une pause) plus tard.» En réalité, Loïc se posait des questions plus importantes. Pourquoi diable Horbiger a-t-il fermé les yeux quand Éliana s’emparait le dossier de Josué ? Pour qu’elle fasse le sale boulot à sa place ? Admettons, Loïc. Mais un peu court, ne crois-tu pas ? Ou alors… ou alors… Ne vient-elle pas de déclarer que Horbiger l’avait approchée une première fois quand elle était encore aux études ? Logiquement, son père était encore en vie. Éliana dirigeait en toute innocence Horbiger et sa bande chez Josué. Aussitôt en possession du manuscrit, il reprend contact avec elle et la laisse s’en emparer sachant pertinemment qu’elle va l’utiliser ou le montrer à d’autres personnes qu’il s’agira d’éliminer. Parmi celles-ci, Bill, Éliana évidemment et… et moi. Bon sang ! Voilà un scénario qui colle de A à Z. Loïc se tourna vers elle. « Éliana, la bombe, c’est vous. Ne me demandez pas plus, mais je suis persuadé que la bombe c’est vous, répéta-t-il. J’essaie de suivre et de comprendre. Je suis déjà pratiquement convaincu d’un point, vous êtes grillée. Je veux dire que Horbiger vous suit à la trace. Son équipe n’est pas composée de scientifiques. Vous l’êtes, ce sont des professionnels, des tueurs. Vous ne l’êtes pas. Avant qu’ils puissent vous atteindre, je peux
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vous assurer qu’ils me trouveront d’abord sur leur chemin. » Le visage de la femme s’éclaira d’un timide sourire puis elle frémit tandis qu’un effroi mêlé d’une douloureuse tristesse s’emparait d’elle. La manière si crue avec laquelle Loïc venait de lui dire que tous ses efforts pour venger son père risquaient d’être réduits à néant la troublait plus que de raison. Elle respira profondément et reprit la suite de ses explications. En 1993, Bill l’avait contactée pour annoncer le décès de Josué. Il était affolé, expliquant qu’il devait quitter la Guadeloupe pour se réfugier en France. Elle connaissait très bien le personnage. Son aventure n’était pas banale. Il fut recueilli par Josué, sur une plage en 1990. L’homme joua au chat et la souris avec la vie, avec la mort des jours et des semaines. Déjà à ce moment-là il évoquait les menaces qui pesaient sur lui. Il parlait de l’Isabela, d’une certaine Mary Mayer et d’un fils adoptif resté à bord. Le père d’Éliana consentit de l’héberger autant de temps qu’il le désirait. Ils étaient devenus inséparables, deux frères ou quasiment. « J’ai un gros problème. Je soupçonne Brendwood et Kolowski ou même Mitchell de connaître cette histoire et ils savent que je sais qu’ils savent. », acheva-t-elle en plaisantant. Et tu as mille fois raison, pensa Loïc, mais il ne souhaitait pas alarmer davantage la jeune femme. « Je ne les sens pas ceux-là. Ils prétendent ignorer la position exacte du centre. » Loïc laissa échapper un ricanement féroce. Il avait peine à croire que les services de Brendwood étaient
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incapables de localiser le centre de recherche. Il connaissait la Guadeloupe pour y avoir séjourné de nombreuses fois. « Je ne prétends pas que l’on circule aussi facilement à l’intérieur des terres, car c’est évidemment là qu’il se trouve, que sur nos chemins de campagne, mais l’île n’est tout de même pas la forêt amazonienne. » Éliana regarda Loïc en riant puis croisa les bras. « Il est aux mamelles. – Il est… » Il s’esclaffa et rencontra toutes les peines du monde pour se ressaisir. Instinctivement, Loïc posa ses yeux de la jeune femme sur la région du corps que lui inspirait ce mot. Mais il connaissait aussi le parc national des Mamelles au cœur de la Guadeloupe, situé quasiment au pied du volcan de la Soufrière. Cependant, le ton si détaché avec lequel Éliana s’était exprimée l’avait libéré de toute la pression accumulée ces derniers jours. « Excusez-moi… Décidément, depuis le début, nos conversations demeurent bizarrement réduites aux mêmes régions anatomiques, vous ne pensez pas ? – À qui le dites-vous ! mais c’est ainsi. – D’accord. Comment faites-vous pour arriver à cette conclusion ? – Ce serait trop long à vous expliquer ainsi, mais puisque vous connaissez l’île, je vous conseille de lire et relire le manuscrit. Vous constaterez qu’il y a des éléments particulièrement troublants. J’ai souligné des trucs. Ils pourraient évoquer l’idée que le centre se trouve quelque part dans le parc. – Pas ce soir, nous devons nous reposer et… »
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Il s’interrompit tandis qu’elle commença à le dévisager comme si Jésus ressuscité se tenait devant elle. Loïc approcha son visage à moins de trente centimètres du sien puis s’écarta et agita plusieurs fois les mains dans l’espoir de la tirer de sa rêverie. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre en lui tournant le dos. « Dites-moi, pourquoi faites-vous ça ? », demanda-telle d’une voix sourde. La question ne contenait nulle intention compromettante, mais elle indisposait Loïc par les conséquences qu’apporterait sa réponse. « Je fais quoi ? – Vous m’avez parfaitement comprise. Vous n’étiez pas obligé de me suivre et joueriez en ce moment avec vos puces, vos sandwiches et vos poissons à deux mille mètres de profondeur. » Loïc préféra éviter de lui révéler qu’il avait donné un accord plus ou moins formel à Kolowski pour intervenir. Toutes ses réflexions au début de la réunion destinées à rechigner sur sa propre participation n’étaient que de stupides rebuffades. Il n’avait pas le choix en réalité. ECOMEX également. Le soutien financier dont elle bénéficierait pour garantir la réalisation des programmes de recherche futurs, ne dépendait-il pas de son attitude vis-à-vis de l’administration Brendwood ? « Ce sont vos yeux. Vos yeux m’ont ébloui. Ils étaient des phares illuminant les rêves du marin solitaire la nuit. – Je n’en doute pas, mais… essayez une version plus crédible. – Allons Éliana (il se rattrapa), euh… madame Avril,
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vous savez que cet appel téléphonique est venu pour brouiller les cartes. Si je ne l’avais pas pris, je ne serais pas occupé à discuter avec une charmante demoiselle dans une chambre d’hôtel à une heure du matin. » Il se tut et contempla le dos de la femme, espérant une réaction, mais elle ne bougea pas. Elle attendait manifestement la suite. « C’était ma sœur au téléphone. Elle sera ici, accompagnée de la propriétaire de l’Isabela, vers huit heures. Son bateau est à la dérive actuellement au large du cap Leucate, vous le savez maintenant, et elle voudrait me voir à bord afin de boire un capuccino avec l’équipage. Cela dit, elle tient la position de l’Isabela d’un article lu dans un journal à grand tirage… Or, à moins d’être un comédien de première catégorie, Kolowski ne savait rien, absolument rien sur cette position. Bizarre, ne trouvez-vous pas ? » Elle marcha vers lui, ouvrit de grands yeux qui disaient combien elle était fatiguée et lasse d’une situation qui lui échappait. « Je vois que vous avez une longueur d’avance sur Mitchell et Kolowski. Que comptez-vous faire ? – Personne à bord n’a répondu aux appels radio. Je dois d’abord m’assurer que le comité d’accueil est disposé à m’offrir le café. Après, j’aviserai. Peut-être que je tenterai de mouiller l’ancre si l’état de la mer le permet. Entre-temps, puis-je vous demander de retenir Tiff ainsi que la propriétaire ? Vous patienterez ici toutes les trois. – Tiff ? – Ma soeur. Elle s’appelle Tiffany. » Éliana hocha la tête.
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« Patienter ? En leur disant que le petit frangin est parti boire un café à bord de son rafiot à la nage par une mer démontée ? Voyons ! Soyez sérieux ! Vous ne savez même pas la façon dont vous pourrez vous hisser sur le pont. Laissez ça pour les autres ! » Elle retint sa respiration, jura entre ses dents, prit l’air triste de la femme blessée puis se crispa visiblement sous le coup d’une sombre angoisse qui la rongeait à présent. « Laissez ça pour les autres. », répéta-t-elle. Loïc secoua la tête et se sentit subitement mal à l’aise. Elle n’avait pas tort, mais il était trop tard. Si Horbiger et sa clique étaient actuellement en fuite quelque part, il avait gagné au moins sur un point : le type savait vraisemblablement où se trouvaient Éliana, Tiffany, sa copine, lui-même ainsi que le manuscrit et ne manquerait pas de se manifester tôt ou tard. D’autre part, ce n’était pas la première fois qu’il se faisait hélitreuiller sur le pont d’un navire. L’opération ne présentait en soi rien de très compliqué sauf que sur le pont d’un bâtiment à la dérive, il s’agissait certainement du dernier endroit pour se prêter à ce type de manœuvre. Les mouvements de rappels, aux extrémités en particulier, ne manqueraient pas d’agir avec la force d’un puissant bras de levier capable de lui rompre les os au moment du contact ou de l’éjecter par-dessus bord. « Je vous en prie, gagnons du temps. Attendez ici et retenez-les. Il est inutile de courir à droite et à gauche comme des poules affolées. Si vous n’y arrivez pas, je ne vous jetterai pas la pierre. En plus n’oubliez pas que
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vous devez garder le contact avec le sénateur et Kolowski. Brendwood me donne l’impression d’être hors-course que cela plaise ou non.» Il sortit de sa poche un petit carnet, inscrivit quelque chose puis déchira la page avant de la lui tendre. « Voici la dernière position connue du voilier. Nous communiquerons avec notre téléphone mobile en espérant que le signal sera suffisant. Aussitôt à bord, je vous enverrai un message automatiquement toutes les dix minutes grâce à ceci. Loïc montra un petit boîtier orange, de la taille d’un paquet de cigarettes. « Une balise satellite. Je ne m’en sépare jamais dès que je prends la mer. – Bon, d’accord. À vous maintenant. » Il soupira puis vint s’asseoir sur le coin du bureau en face d’elle. Loïc hésitait, mais ça le turlupinait. Une mauvaise impression qui devenait une obsession et tournait déjà en rond dans sa tête pendant toute la réunion. Il visait surtout Kolowski même s’il ne disposait d’aucun indice qui lui permettait de démontrer son implication dans des activités incompatibles avec sa fonction. En plus, le silence tout à fait anormal de Mitchell au cours de la réunion l’inquiétait. Pour quelqu’un informé des évolutions du dossier Atlantide, il paraissait singulièrement absent. Tout comme Brendwood par d’ailleurs. « Que pensez-vous des rapports entre Kolowski et le sénateur ? J’ai le sentiment qu’ils se moquent comme
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de leur première chemise de l’Isabela. Mitchell n’a pas dit un mot. Kolowski menait le bal. Au début en tout cas. Vous trouvez ça normal ? – Non, bien sûr, mais à quoi pensez-vous ? – Rien de bien précis, mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises, j’en ai peur. Vous avez vu le tatouage sur le bras de Kolowski ? », demanda Loïc. Éliana fréquentait le personnage depuis deux ans et il pria tous les saints de la terre pour qu’elle puisse apporter un peu de lumière sur le mystérieux dessin. « C’est très petit. Je l’ai aperçu plusieurs fois, mais aujourd’hui, qui n’a pas son petit graffiti sur l’épaule, le pied ou les fesses ? C’est une mode et comme toutes les modes, il n’y a rien de définitif. On s’en lasse et ça passe alors… – Et ce machin, ça représente quoi ? lança impatiemment Loïc. – Oh ! Rien de précis. Une sorte de talisman, un symbole. – Vous pouvez le représenter sur un papier. – Oui patron ! » Après une minute, elle montra le graphique à Loïc. La figure qu’il avait sous les yeux pouvait répondre effectivement à la définition d’un symbole trouvant vraisemblablement son origine dans une confrérie, un culte, une secte ou une religion. Il ne lui était pas totalement étranger quoiqu’il se sentait incapable d’en connaître la signification. Il le voyait chaque jour, le matin, le soir quand il était étudiant. Une espèce d’icône qui se balançait au bout d’une chaîne dorée devant la vitrine d’une boutique blottie dans une impasse et spécialisée en littérature
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ésotérique. La propriétaire, une Vietnamienne haute comme trois pommes s’était mise en tête de l’initier à certaines pratiques de magie prétendant déceler en lui l’élu d’une puissance divine dont il avait oublié le nom. La femme vivait seule avec sa fille, laquelle lui enseigna d’autres plaisirs plus charnels dans une petite pièce située au fond du magasin pendant que la mère, toute habillée de noir, s’occupait des clients. La mer, l’autre, vêtue de bleu lorsque la météo est belle et de gris les jours de mauvais temps, les sépara. Il regretta longtemps la tiédeur de ses mains lisses, les seins frôlant son corps. Intarissable, même sous l’ombre embrumée de la jouissance naissante, elle lui racontait des choses – des histoires ésotériques sans doute plus épicées – dans sa langue aux intonations aussi chantantes qu’étranges. En réalité, les gestes suffisaient amplement pour la comprendre… Loïc préféra garder pour lui ses réflexions et caressa du doigt le schéma que venait de réaliser Éliana. « Bien ! Restons-en là pour aujourd’hui. Nous avons quatre heures de sommeil devant nous. Je vous réveille et vous me conduisez à l’hélico ensuite vous rappliquez dare-dare à l’hôtel. Pas de lèche-vitrines sur le chemin du retour ! – À cinq heures du matin ? L’humour ne fait décidément pas défaut chez vous ! » Il soupira et s’interrogea sur la façon dont il pourrait éviter de succomber aux charmes indéniables de cette créature au milieu de la nuit. « Ça dépend avec qui ! Cela dit, disparaissez, Lola s’impatiente. Elle se dégonfle.
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– Vous avez ce qu’il faut pour la gonfler peut-être ? lâcha-t-elle la voix pleine de sous-entendus. – Rassurez-vous, je suis équipé d’un système garanti à vie. – Et modeste en plus ! » Éliana se retira de la chambre en jetant un rapide au revoir de la main. 18 février – Cap Leucate Le code d’accès au hangar introduit, la porte coulissa instantanément en silence. Loïc avança à l’intérieur avec hésitation, suivi d’Éliana. Deux hommes les attendaient. Le premier analysait une carte météorologique et le plan de vol. L’autre leur tournait le dos et s’affairait autour du mécanisme de commande du treuil. Lorsque Loïc aperçu son visage, ils s’affrontèrent d’un œil faussement mauvais puis tombèrent bras dessus, bras dessous tandis qu’une franche hilarité les saisissait. « Toi ici ? – Ben, comme tu vois ! » Ruis Ribeiro avait participé à plusieurs missions pour le compte d’ECOMEX. Il n’était pas chercheur, mais un mécanicien hors pair et appartenait au personnel navigant à bord d’un des trois navires océanographiques que possédait ECOMEX. Une explosion dans la chambre des machines s’était produite sur le Pacific Intruder, le navire-sœur de l’Oceanic Hunter. Un mort, deux mécanos grièvement brûlés. Un bilan qui aurait pu s’alourdir si Ruis n’avait
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pas eu la chance de se trouver dans la salle de contrôle au moment de l’accident. Une vitre de trois centimètres d’épaisseur qui donnait sur la plateforme supérieure du moteur principal se fendit de bas en haut sous l’effet de la déflagration. Elle lui sauva la vie. Ce fut la dernière fois que Loïc entendit parler de lui. Ruis marcha vers son collègue. « Je te présente Dan. C’est lui qui nous emmènera sur place. Moi, je te descendrai avec cet engin. » Il pointa le pouce en direction du treuil puis le pilote serra la main de Loïc avant de jeter un regard vers la femme. Elle examinait sous toutes les coutures les instruments et témoins lumineux qui garnissait le tableau de bord de l’hélicoptère. Éliana paraissait plus impressionnée par l’habitacle que les effusions entre les deux hommes. « Madame Avril, climatologue. Elle ne mord pas, mais méfie-toi si elle a faim, elle… – … s’empiffrera de sandwiches gorgés d’huile et de mayonnaise. Ceux de Wang sont les meilleurs paraîtil. », enchaîna Éliana. Loïc réprima un petit sourire. « Euh… Laissez-moi au moins vous présenter Ruis Ribeiro, le pire des cuisiniers, le meilleur des mécaniciens. Un fou de Brel. Il connaît tout son répertoire sur le bout des doigts. Nous avons travaillé ensemble autrefois et je lui dois beaucoup. », réponditil. Deux hommes, trois avec lui, un équipage relativement réduit pour ce type d’appareil, mais suffisant compte tenu des circonstances. Inutile d’ameuter la foule ou le grand chambellan de
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l’empereur de Chine, estima Loïc. Personne ne posa de questions sur le but de l’opération et Loïc en déduisit que Brendwood ou Kolowski avaient éclairés à leur manière Dan ainsi Ruis sur ce point. Il embrassa d’un œil distrait le hangar puis s’approcha du pilote. « Qu’est-ce que ça dit? », interrogea-t-il. L’homme lui tendit une carte fixée sur une planchette de navigation, protégée par une feuille plastifiée. « Ça devrait se calmer dans les prochaines heures. Je préfère avoir un vent bien établi au moment de l’approche finale et rester stationnaire pendant que tu nous offriras ton meilleur ballet aquatique. Par contre, nous avons deux inconnues de taille. L’état de la mer et l’autonomie. Par sécurité, je propose de nous arrêter pour remplir le ventre de notre glouton avant d’engager les recherches. » Il montra du doigt un point entouré d’un cercle situé au sud de Carcassonne. « Un camion citerne nous attendra ici et je serai plus à l’aise. » Dan s’adressait à Loïc d’une voix ferme. Il n’était de toute évidence pas un amateur et refusait de prendre des risques inutiles ce qui sembla rassurer temporairement Éliana. « À quoi ressemble notre poisson ? » Loïc rendit la carte et tira de sa poche la seule photo de l’Isabela, trouvée dans le dossier de Kolowski. Ruis l’étudia attentivement, plissa les yeux puis fit la moue. Sur lui reposait toute la responsabilité du positionnement au-dessus de l’objectif et des
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manœuvres au treuil. Son avis était déterminant pour la suite, mais Loïc savait qu’il pouvait lui faire confiance. « Mmm… c’est faisable, mais ces mâts m’inquiètent. Ils ont une hauteur supérieure à vingt mètres quant au franc bord, il est trop élevé pour grimper à bord. Je ne vois pas de DZ12, Loïc. On pourrait te poser éventuellement là sur le pont, dans un coin bien dégagé à l’avant de tous mouvements des mâts et du gréement, il n’y a pas d’autres possibilités. Qu’en penses-tu Dan ? » Il donna la photographie au pilote et désigna une minuscule plateforme qui présentait une légère tonture située à la proue du navire. « OK. Mais nous verrons le moment venu, répliqua Dan. – Espérons que ça ne mouillera pas trop. Au fait, nous te laissons à ton triste sort aussitôt à bord ou nous jouons à la belote, lui et moi, en attendant que tu achèves de faire le ménage ? Nous pouvons patienter trente minutes environ. », demanda Ruis. Loïc n’avait pas prévu cette question et regarda du coin de l’œil Éliana, incapable de prédire ce que lui réserverait l’Isabela. Peut-être gisait-elle maintenant brisée sur un fond rocheux à cent mètres de profondeur. Dans ce cas, la partie de belote à bord serait reportée sine die et tout le monde rentrerait sagement à la maison. À l’inverse, si l’embarcation tenait toujours la mer – et son petit doigt lui disait que telle était la situation – ses deux bras ne suffiraient pas pour la tirer vers un mouillage suffisamment protégé. L’intervention pouvait durer dix minutes ou des heures
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et l’hélicoptère ne disposait pas d’une réserve de kérosène inépuisable. « Brendwood n’a rien dit ? – Il n’est pas du genre bavard le gaillard. Tout au plus, Kolowski nous a parlé d’un vaisseau fantôme, sans équipage et actuellement à la dérive, déclara Ruis. – Eh bien ! Figure-toi que je n’en sais pas plus. Je monte à bord et je mouille l’ancre dès que je peux. J’aviserai sur place. » L’autre leva un bras et prit un air dégagé afin de mieux dissimuler son scepticisme. « Si vous le dites mon brave… » Les deux hommes gardèrent le silence ensuite le pilote ébaucha un large sourire garni d’une rangée de dents en or. Ce type, pensa Loïc, devrait être coté en bourse. À mon retour, je me ferai un devoir de m’informer sur le cours du lingot. Ils tirèrent l’hélicoptère du hangar pendant qu’Éliana les observait, le visage grave. Loïc vint à ses côtés. « Que va-t-il encore se passer aujourd’hui ? demandat-elle. – Rien de plus qu’hier. Le soleil va se lever là et se couchera là. » Il simula la trajectoire de l’astre avec l’index, ralentit le mouvement quand il s’approcha du nez de la jeune femme, le tapota furtivement avant de poursuivre, sans qu’elle puisse réagir. Il aimait crâner, une façon d’exorciser ses peurs. Pourtant, il n’en menait pas large. Le pilote avait lancé les moteurs et les rotors
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prirent de la vitesse, jetant la confusion autour d’eux. Loïc tira par la main Éliana pour l’éloigner des turbulences. « Retenez ma sœur, expliquez-lui, occupez-la ainsi que sa copine, elle s’appelle Laura ! cria Loïc. – L’occuper ? Vous en avez de bonnes vous ! Avec quoi ? – Lola apprécie la compagnie ! – Laura… Lola… faudra pas me tromper ! vous le faites exprès ? – Vous verrez vite la différence. Je serai de retour ce soir. » Il riait et doutait en même temps de ses paroles, mais ne voyait rien d’autre à lui dire pour se défaire de cette envie qu’il avait de la serrer contre lui, simplement pour une éternité. Elle l’observa curieusement et lui rendit son sourire. Un de ces sourires caressants, énigmatiques qui ressemblaient plus à une invitation qu’une simple politesse. Afin de dissimuler son trouble, il baissa la tête et se perdit dans la contemplation des mains de la jeune femme. Peut-être y dénicherait-il un défaut pour le distraire, mais il n’aperçut que des doigts soigneusement manucurés qu’il rêvait de sentir glisser sur son corps. Loïc se ressaisit et lui sourit avant de monter à bord de l’hélicoptère. Sa nature l’affubla de plusieurs passions jugées indécentes, profondément amorales, voire condamnables par la plupart des mortels vertueux. Qui était-il ? Un amateur épris, parfois plus que de raison, des bons vins rouges auxquels il n’attribuait que des bienfaits tandis que les blancs déclenchaient
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des migraines insoutenables. Un passionné, amoureux impénitent des femmes, de leurs côtés imprévisibles et la paix qu’elles inspiraient chez lui. Voilà ce qu’il était ! Malheureusement, celles qu’il avait fréquentées souffraient d’un dévouement presque sacerdotal envers leur profession et d’une intelligence hors-norme, les confinant dans une existence austère. Et quand la beauté les emprisonnait sous une coquille enrobée d’un insupportable égocentrisme, elles n’échappaient pas à leurs tendances invariablement narcissiques qui ruinaient toute spontanéité. Il manquait chez elles quelque chose : la simplicité, la sincérité, cette forme d’innocence ingénue qui séduit et la petite dose d’excitation mille fois plus riche que ces relations sans lendemain. Éliana se distinguait de celles-là, et dans son for intérieur, en ce moment précis, Loïc commença à découvrir que cette climatologue qui lui tomba du ciel voici une semaine, pouvait devenir bien plus qu’une simple relation courtoise. Les prémices du coup de foudre ressembleraient-elles donc à ceci, une sorte de délire intérieur, incontrôlable qui réchauffe le cœur, une inexplicable chimie, un big bang des sens qui pousse hommes et femmes l’un vers l’autre pour former souvent des couples étonnants et… détonants ? Un cadre d’entreprise se mariera avec une blonde plantureuse sans cervelle, une brillante romancière sexagénaire s’acoquinera avec un parfait inconnu aux relations ténébreuses sinon franchement douteuses.
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Ce fut un vol sans difficulté particulière. Ils avaient survolé la France de part en part en prenant soin d’éviter la banlieue toulousaine et s’étaient posés en rase campagne pour remplir les réservoirs. Un camionciterne venu d’on ne sait où avait aussitôt surgi dans la lueur diaphane de l’aube, tous feux éteints et Loïc en profita pour enfiler une combinaison isothermique. Devant eux s’étalait maintenant l’étendue infinie de la mer. Sa surface était illuminée de la couleur brillante et translucide du mercure malgré le soleil qui montait telle une énorme citrouille sur l’horizon là, à l’autre bout du monde. De loin, les eaux ressemblaient à un paisible miroir, mais plus ils approchaient du littoral, plus les gifles assénées par le vent frappaient violemment l’appareil au point de le déstabiliser. Le pilote, un ancien de la Marine Nationale, passé au secteur privé, connaissait Kolowski, moins Brendwood et Mitchell. Il était incontestablement chevronné et arrivait à corriger sans encombre les embardées de l’hélicoptère, un modèle Huet, vétéran du Vietnam, récupéré à l’état de ruine puis “ recyclé ” avec les technologies les plus avancées d’instruments destinés au positionnement, la récupération de nuit ainsi qu’une antenne sanitaire complète. Cela n’empêchait pas pour autant Loïc de sentir couler dans ses veines l’incertitude de celui tiraillé par des sentiments aussi contradictoires que l’angoisse et le désir obscur de se dresser devant le danger suscité par l’inconnu. Éliana n’avait pas tout à fait tort. Il s’engageait dans une affaire de pro, mais pas seulement ça. Il ne
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voyait toujours pas pourquoi ECOMEX s’était embarqué dans une aventure dégageant une odeur de conspiration à l’échelle internationale. Ce type d’entreprise n’entrait-il pas plus dans les cordes des gens comme Brendwood et Kolowski plutôt que les siennes. Ils longeaient les plages à présent et les rafales d’un vent capricieux continuaient à rendre le vol inconfortable. Loïc serra une trousse étanche qu’il portait autour de la taille avec à l’intérieur, la balise, un émetteur VHF ainsi que le téléphone portable. Il frotta ses yeux éblouis par un soleil blanc comme la neige puis se laissa partir dans ces régions mouvementées de l’esprit, où les rêves, les cauchemars se composent, se défont telle l’écume blanche sur la crête des vagues lourdes et profondes qui roulaient sous le ventre de l’appareil. Dan lui donna un coup de coude et hocha de la tête en lui montrant la ligne d’horizon. « Tu vas en prendre plein la figure… on continue ? – On continue. La visibilité est bonne, et la mer n’est pas trop formée. Ça ira, nous devrions l’apercevoir d’un instant à l’autre, répliqua Loïc. – Pas de problèmes, mon grand. Nous sommes sur du coton. À propos, je n’ai pas encore de réponse. Nous jouons, lui et moi, une partie de gin-rummy en t’attendant ou bien nous te laissons à ton triste sort ? – Je vous contacterai par VHF ou visuellement. », dit Loïc d’une voix neutre. Il sentit un appel d’air glacial dans le dos et frissonna tandis que le bourdonnement assourdissant du rotor envahissait l’intérieur. Ruis venait d’ouvrir la
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porte et fouillait la surface des flots à l’aide de jumelles. Le pilote savait qu’il était inutile de réaliser une approche par positionnement GPS. Il l’effectuerait à vue. La position du voilier que lui avait communiqué Loïc datait de plus de trente heures et en observant les traînées blanches de la houle, le courant portait vers le sud, vers la haute mer, vers les eaux espagnoles. Ils s’écartèrent du continent et commencèrent à balayer l’endroit en décrivant une sorte de trajectoire en forme de spirale de plus en plus grande dont le centre représentait la dernière localisation connue. Ils procédèrent à plusieurs reprises aux mêmes manœuvres en s’éloignant des terres puis une autre fois, à moins de cinq miles nautiques de la côte. À cet endroit, les fonds remontaient brusquement et les vagues éclataient dans une valse interminable de déferlantes. C’est ici que choisit l’Isabela pour achever son voyage. « On l’a ! », cria le Ruis. Dan tenta de joindre l’équipage par radio même s’il savait que c’était inutile, mais au moins on ne pouvait pas lui reprocher plus tard de ne pas avoir respecté la procédure. Normalement, le bruit des rotors brassant l’air à quelques mètres de la surface de l’eau devait inévitablement attirer un homme sur le pont. « Désert ! Une nouvelle Marie Céleste… », murmurat-il. Loïc le dévisagea d’un œil sombre et nota une indéfinissable expression chez lui ; quelque chose qui ressemblait à un curieux mélange de dérision et de mépris. Il quitta son siège et rejoignit Ruis. Celui-ci gardait le contact visuel et donnait déjà
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simultanément les instructions au pilote sans s’épancher en longues descriptions. L’hélicoptère évoluait suivant un mouvement que Loïc compara à ces petites bestioles qu’il étudiait à bord de l’Oceanic Hunter. Elles se déplaçaient latéralement, les pattes perpétuellement agitées comme si elles passaient toute leur existence à fuir un péril imaginaire. Une minute plus tard, Dan s’efforçait de conserver un vol stationnaire à la verticale du gaillard avant, à moins de quinze mètres d’altitude. Il levait régulièrement des yeux inquiets en direction des mâts dont la tête se balançait une dizaine de mètres audessus d’eux. Une chute brutale du vent les déséquilibra et poussa l’appareil vers le flanc bâbord du voilier. Les patins se retrouvèrent en moins de deux secondes à quelques mètres des vagues. Mais le pilote avait anticipé une fraction de seconde plus tôt et corrigea instinctivement. Ces types sont des virtuoses de la haute voltige, mais à la moindre erreur de coordination ou d’interprétation, nous gagnerons notre billet d’entrée pour le grand plongeon, pensa Loïc. « C’est bon ! Je te descends à l’avant sur le filet du beaupré, c’est plus sûr. – Attends une minute. Laisse-moi prendre le pouls du bébé. Regarde, il enfourne à peu près toutes les quinze secondes en prenant une légère bande sur tribord avant de se relever. C’est toujours le même mouvement. Je décrocherai le harnais un peu avant ce moment-là. À coup sûr, le contact sera dur, mais je ne vois pas d’autres moyens. Je résume, tu me descends et tu me
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cales à cinq mètres au-dessus du filet. Lorsque j’écarterai les bras, tu arrêteras le moulin et on attendra le bon moment. Tu me suis ? – Oui chef ! » Ruis se coucha sur le ventre, la tête vers l’extérieur. « Pas grand monde ! Le comité d’accueil n’est pas très enthousiaste en bas. Voilà ce qui arrive quand on débarque à l’improviste. Cela dit, bonne chance, on attend ton signal. » Loïc leva son pouce, se retrouva dans le vide et commença aussitôt une descente prudente, les jambes légèrement écartées. Il en profita pour examiner les pièces d’accastillage, leur position et les superstructures, mais il ne remarqua rien d’anormal sinon qu’aucun indice ne révélait le moindre signe de vie. Les bossoirs pivotaient sur leurs articulations et les élingues prévues pour l’amarrage d’une petite embarcation singulièrement disparue, brassaient l’air sauvagement à chaque coup de roulis. Auraient-ils abandonné leur bateau, mais pourquoi ne se sont-ils pas manifestés depuis ? songea-t-il. La voile d’artimon était déchirée du point d’amure à la chute, la bôme chassait dans un sens puis dans l’autre, les écoutes balayaient furieusement le pont en souhaitant tous les malheurs à celui qui tenterait de s’opposer à leur passage. Plus près de lui, la misaine se tortillait misérablement sur sa drisse à mi-hauteur du mât et bataillait contre les vents pour éviter de glisser pardessus bord. Loïc repéra le guindeau ainsi que les apparaux de mouillage. Il nota que l’ancre pendait hors du davier. Elle se balançait mollement comme un corps-mort,
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parée à mouiller, et heurtait la houle dans un mouvement d’une surprenante régularité. Il s’interrogea sur cette anomalie ce qui relança l’idée d’une présence encore possible à l’intérieur. À la poupe, une porte claquait au gré des vagues contre une des cloisons de la timonerie et risquait d’arracher les gonds d’un instant à l’autre. Tiffany ainsi que la propriétaire apprendraient sans doute avec soulagement que le bateau n’avait pas trop souffert. Une dizaine de mètres le séparaient maintenant de la proue, il leva la tête en direction de Ruis et distingua seulement une silhouette grise, estompée par le crachin qui l’entourait. Ils échangèrent quelques signes. Cette promenade dans les airs se déroulait merveilleusement bien. Dans un peu moins d’une minute il lui suffirait de larguer le mousqueton du harnais aussitôt en position au-dessus de l’endroit prévu. Ensuite, tout se passa comme dans un film de série B au cours duquel“ le bon ” traverse, au-dessus d’une rivière infestée de crocodiles, un pont branlant constitué de bouts de ficelles et planches pourries qui menacent de se briser à chaque pas. Environ cinq mètres séparaient Loïc du filet à l’avant et par bonheur, quand la proue remontait, il était presque sur le point de le toucher des pieds. Il n’eut pas le temps d’écarter les bras pour demander à Ruis d’interrompre la descente du câble. Un choc d’une violence inouïe venait de l’éloigner dangereusement du bateau. Il cria de douleur persuadé que ses épaules furent démises sous l’effet de cisaillement provoqué par le harnais.
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Loïc jura entre ses dents, redressa le visage vers l’hélicoptère. L’appareil semblait transporté dans une interminable danse de Saint-Guy qui les rapprochait de la trajectoire de la bôme d’artimon animée d’un redoutable va-et-vient. L’angle de vision ne permettait plus de voir le pilote, mais des verrières situées sous le cockpit, il discerna nettement un éclair suivi d’un autre puis son ami se cramponnant des mains à un des patins. Il tâchait de revenir à l’intérieur de l’habitacle, mais une nouvelle embardée de l’hélicoptère eut raison de ses efforts et Loïc assistait désemparé à un drame dont le dénouement ne devait pas tarder. Ruis essaya encore d’agripper dans un acte désespéré le câble. Un cri terrible fendit les airs tandis que son corps passait à moins d’un mètre de Loïc avant de s’écraser sur le pont du navire, les membres désarticulés. La scène avait duré moins d’une minute. Sans réfléchir, Loïc déboucla son harnais et plongea dans les eaux glacées. À cette température il n’ignorait pas que sa combinaison isothermique était prévue pour le protéger un durée très limitée ; dix minutes dans le meilleur des cas, rarement davantage. Au-delà, les fonctions vitales de l’organisme étaient paralysées par le froid avant de sombrer dans un sommeil sans retour possible et le cœur s’arrêtait de battre. Son sang se figea, sa vue vacilla derrière un voile noir, ensuite il tomba au hasard, lentement dans l’obscurité troublante d’un précipice d’où jaillissaient furtivement des images et des êtres qui flottaient autour de lui comme dans un état de lévitation. Ils le touchèrent délicatement plusieurs fois avant de
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s’écarter de lui. Il ne sut combien de temps il perdit connaissance, mais il eut nettement l’impression d’entendre une comptine, celle que fredonnait sa mère les soirs d’hiver, pour les endormir lui et sa sœur. Il crut deviner sa présence à ses côtés et tendit les mains afin de la rassurer. Tout allait bien, il se laissa envahir par une douce langueur, sans cri, sans douleur. Puis une sorte de lueur fluorescente l’entoura et le voile noir partit se dissoudre dans les abîmes. Elle s’intensifia, devint plus vive, l’aveuglait presque. Il regarda autour de lui et caressa des yeux le ciel avec un réel soulagement ne se doutant pas un instant qu’il se trouvait à proximité d’un danger encore plus terrible que le froid. L’hélicoptère était parti. Chercher des secours, se rassura-t-il. Loïc flottait près de la coque et s’accorda quelques instants pour mieux l’observer. Il ne distingua rien qui put l’aider à se hisser à bord puis il se sentit subitement aspiré sous l’eau. Quelque chose s’enroulait sur une de ses jambes, peut-être les deux. Il ne savait pas en vérité, car le froid commençait déjà à paralyser ses membres. Il se trouvait à la merci d’une force diabolique contre laquelle il restait totalement désemparé. Elle jouait avec lui, il montait, descendait, gesticulait pareille à une poupée démantelée par les manipulations indélicates d’un enfant. Un mouvement qui rappelait celui du pilon dans une course inlassable alimentée par la puissance d’une monstrueuse machine à vapeur. Sa main effleura une pièce métallique qui se
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raidissait brusquement puis se relâchait le long de son corps. Dans un élan de terreur folle, Loïc comprit que la chaîne aperçue plus tôt, lors de l’hélitreuillage, le tenait prisonnier par une demi-boucle autour du pied et dès cet instant, il prit seulement conscience de la douleur. Elle s’infiltrait dans sa chair, augmentait sous l’effet des va-et-vient infligés à l’ancre par le tangage et son propre poids. Encore quelques secondes de ce manège et la chaîne lui de sectionnerait le pied. Il se replia pour former une espèce de boule avec son corps, descendit les mains en prenant soin de les garder serrées sur la chaîne. Arrivé au pied, il agrippa l’extrémité au bout de laquelle était frappée l’ancre et commença à tirer vers le haut afin de soulager la pression sur sa jambe. Il dût s’y prendre plusieurs fois et se trouvait au bord de l’évanouissement. Puis sans prévenir, le nœud céda. Tétanisé par ce résultat inespéré, ignorant la douleur, Loïc remonta à la surface en utilisant les aspérités de chaque maillon dans l’espoir qu’il pourrait servir d’échelle providentielle. Il parvint ainsi, à la force des bras et de son unique pied valide, à se hisser à la hauteur du davier, comprenant que s’il tombait encore à l’eau, les choses tourneraient court avec lui, Éliana, Wang et tout le reste ici sur terre. Il balaya des yeux les pièces d’accastillage auxquelles il comptait s’agripper pour monter à bord et entrevit deux petits œillets métalliques. Il ne trouverait guère mieux. Il s’y cramponna avec toute l’énergie du désespoir tandis que dans un dernier éclat de lucidité, il rassemblait ses forces et tirait en laissant échapper un interminable gémissement avant que l’inconscience ne s’empare de
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lui. Depuis combien de temps était-il resté là ? Il essaya de calculer et demeura de longues minutes, couché sur le côté, sans bouger, sans penser, emmuré dans une farouche réticence qui l’empêchait d’examiner son pied. Il avait moins mal à présent, mais n’ignorait pas qu’il s’agissait d’une des conséquences du froid supporté trop longtemps par son organisme. Il roula sur le ventre, rampa jusqu’au guindeau pour se protéger des embruns et se tint assis le dos exposé au vent. Il inclina la tête vers l’arrière du bateau puis s’attacha à étudier le pont. Un panneau d’écoutille constitué d’un plexiglas et d’un volant se trouvait derrière un tube métallique coudé, à l’intérieur duquel coulissait la chaîne. Il approcha son visage, distingua un espace occupé par un tas de maillons, tellement sombre et étroit que pour en évaluer la profondeur, une lampe torche s’avérait nécessaire. Les dimensions de ce passage étaient suffisantes pour permettre à un homme de s’introduire à l’intérieur. Le puits de chaîne, marmonna Loïc. Il se pencha, essaya ensuite de l’ouvrir, mais quelque chose bloquait le mécanisme d’ouverture. Il jugea inutile d’insister. Cet endroit situé légèrement plus haut, offrait une vue complète sur l’ensemble du pont et de ses aménagements. Toutefois, la poupe se trouvait en partie cachée par le mât d’artimon et la timonerie. Plus près de lui, à vingt mètres environ, se dressait un rouf ainsi que le mât de misaine au pied duquel s’entassaient des pelotes de cordages entremêlées. Un
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capharnaüm indescriptible régnait en maître absolu sur tout cela. Seaux, manilles, poulies, palans, accessoires de sécurité tourniquaient, envoûtés par un manège infernal. Les peintures éclataient, tout cet attirail s’entrechoquait, roulait d’un bord à l’autre au rythme d’une valse folle et mortelle pour celui qui osait s’aventurer sur leur passage. Loïc aperçut le corps de Ruis replié sur lui-même dans une mare de sang, ballotté dans tous les sens et il ferma les yeux. À part la pluie qui tambourinait sur le pont en bois, un silence oppressant l’enveloppait. L’hélicoptère n’était pas de retour. Loïc posa sa main sur la ceinture étanche contenant la VHF pour appeler sur le canal de détresse, mais ne reçut aucune réponse. Il se sentit terriblement seul et activa la balise qui envoya un “ bip ” Au moins, elles connaîtront la position de l’Isabela, grommela Loïc. Ensuite, un pressentiment désagréable émergea petit à petit de son esprit embrouillé. D’abord hésitant, il s’imposa comme une sinistre émanation issue des chemins damnés de l’enfer, au point de ne plus pouvoir l’ôter de la tête. Il refusa au début de l’admettre et ressentait un profond malaise. Dan ne reviendrait pas, il n’avait pas l’intention de revenir et il n’y aurait pas de secours. La masse grisâtre de la côte s’étendait à sa droite, et par chance, le vent portait l’Isabela dans cette direction. Une aubaine qu’il entendait exploiter si ses forces ne l’abandonnaient pas trop tôt. Il devait selon lui arriver sur les hauts fonds dans une petite heure. Ce serait alors le moment pour mouiller l’ancre en laissant filer toute la chaîne sans trop se soucier de la tenue du mouillage. Il mit à profit ce laps de temps pour se
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coucher et réfléchir. Il savait par expérience que l’Isabela demanderait plusieurs centaines de mètres pour s’arrêter. L’ancre crocherait tôt ou tard de sorte qu’il était permis d’espérer sauver le bateau. Loïc empoigna la VHF, activa la fonction ASN après quoi il pivota sur luimême pour mémoriser une nouvelle fois les moindres détails du voilier. Une pure merveille qui reprendrait bientôt la mer, mais il manquait quelque chose à présent. D’abord, il ne saisit pas et continua à étudier chaque centimètre du pont de l’avant vers l’arrière, de bâbord à tribord. Puis il pâlit, son cœur s’emballa, une coulée de sueur froide glissa dans le dos pendant que la peur revenait pour à nouveau le torturer. Il se retrouva la bouche sèche en un instant, l’ouvrit, la ferma et pinça les lèvres. Subissait-il les effets d’une hallucination, une conséquence de sa blessure ? Ruis avait disparu de son champ de vision et ne pouvait évidemment pas être tombé à l’eau, les pavois se dressaient à quasiment un mètre de haut. À l’évidence, il n’était pas seul à bord ce qui ne le rassura pas totalement. Cependant, il se dit qu’il ne serait plus de ce monde depuis longtemps si son mystérieux observateur était animé de sentiments belliqueux. Il représentait une cible tellement idéale depuis son arrivée pour la moins remarquée à bord ! Par contre, qu’attendait le gaillard pour intervenir, lui porter secours ? Loïc ne trouva pas de réponse logique et chassa de son esprit cette question qui l’agaçait. Ne pas moisir ici, une seconde de plus, décida-t-il. Il retint sa respiration, tenta de se lever et grimaça de douleur
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avant de se résoudre à examiner enfin son pied. T’es toujours là toi ? grogna-t-il. Mais, si entendre sa propre voix produisait une espèce de soulagement intérieur, elle n’apportait pas les vertus thérapeutiques pour atténuer la souffrance qu’il endurait et ôter l’horreur du spectacle. Ses yeux n’arrivaient pas à se soustraire de la vue d’un hématome énorme sur la cheville provoqué par la chaîne. Une plaie dénudait un os et une partie de la peau pendait sur les orteils comme une vulgaire pelure d’orange. Ses compétences en matière médicale se réduisant aux remèdes de grand-mères, il ne se hasarda pas à attribuer un nom à ces morceaux de viande. Il porterait probablement le reste de ses jours, les séquelles infligées à son pied. L’essentiel ne se résumait pas à soigner la blessure, mais à chercher un moyen pour parvenir à la timonerie d’où il attendrait en sécurité les secours. Le découragement le saisit et il secoua la tête, résigné à l’idée de ne pouvoir trouver une solution pour l’extraire du piège dans lequel il s’était fourré de façon si téméraire. Loïc tâcha de prendre un appui sur ses genoux et posa les mains sur la partie supérieure du boîtier de protection du guindeau. Il toucha quelque chose en acier. En redressant davantage le dos, il reconnut le levier destiné à débrayer le système de verrouillage du barbotin autour duquel s’engageait la chaîne. Cette pièce amovible de forme plate faisait plus d’un mètre de long. Elle offrirait une aide précieuse pour le porter sur les trente mètres qui le séparaient du poste de timonerie. L’endroit constituait le seul un refuge valable. En revanche, il était hors de question de
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réaliser un voyage supplémentaire en sens inverse vers la proue pour libérer l’ancre. Loïc modifia son programme. Il devait mouiller l’ancre maintenant et attendre prudemment qu’elle touche les fonds avant de clopiner vers l’arrière, en direction de la timonerie. Par contre, il ne connaissait pas la profondeur d’eau sous la quille. Peu importe, c’était le cadet de ses soucis. Il partit du principe que tous les navires, aussitôt au mouillage, positionnent leur étrave dans le lit du vent et subissent théoriquement les vagues dans le même sens ce qui a pour effet immédiat de rendre les mouvements plus souples et les déplacements à bord moins épuisants. Raison de plus pour en finir dès à présent, grommelat-il. Sans l’ombre d’une hésitation, il empoigna le levier pour débrayer le frein du guindeau, frappa machinalement la molette d’un geste sec et se trouva bientôt coiffé d’un nuage de poussière constitué de vase séchée et fragments de coquillage divers. Il s’écarta, observa d’un air ravi la chaîne défiler sur toute sa longueur. Mais l’ancre traînait sur le fond comme le soc d’une charrue tirée par un cheval rétif, sans vraiment accrocher quoi que ce soit. La coque se cabrait, vibrait et s’installait dans le lit du vent avant de revenir en présentant son flanc par le travers tel un cheval sauvage dans un paddock refusant l’autorité du jockey. Après une éternité de doutes et de faux espoirs qui mirent les dernières réserves d’adrénaline de Loïc à rude épreuve, l’Isabela parut se stabiliser définitivement à une distance de la plage estimée à deux miles nautiques. Espérons qu’elle tiendra jusque
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l’arrivée des secours. Il grelottait et fut tenté de partir se réfugier directement vers la timonerie, mais à la place, il jugea plus important de joindre Éliana. Les doigts engourdis par le froid, il ouvrit le sac étanche, sortit le téléphone mobile et composa plusieurs fois un numéro erroné, car il avait omis de mémoriser sur l’appareil celui de la femme. À la troisième tentative, quand il fut à la limite de le jeter par-dessus bord, il perçut sa voix rassurante ; un chant des îles qui le transporta ailleurs. Loïc ferma un instant les yeux. Il n’éprouva aucune difficulté pour s’imaginer auprès de la femme, loin des Kolowski, Brendwood, Michell, loin de l’Isabela et même de ses crevettes. Il lui épargna les détails. Oui, le voilier se trouvait en sécurité au mouillage au sud du Cap Leucate. Non, il n’était pas brisé sur les rochers et les dégâts restaient pour l’instant insignifiants. Il ne parla pas encore de sa blessure, cependant il eut nettement l’impression qu’elle voyait dans chacune de ses explications un mensonge ou une vérité qu’il refusait de lui avouer. Puis il passa à l’essentiel. Il annonça la mort de Ruis platement, sans prendre des gants. Loïc déplora son manque de tact, mais le froid, l’humidité ambiante l’avaient épuisé et son corps tout courbaturé criait de douleur. D’abord, il ne fut pas certain qu’elle l’entendait et répéta. Seul un silence, lourd, inquiétant, lui répondit. Ensuite, il y eut un murmure suivi d’un reniflement et il comprit qu’elle pleurait. Si les conditions l’avaient permis, il serait parti puiser quelque part dans le peu de cœur au ventre qui lui restait, une infime dose d’humour et l’aurait
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conseillée de trouver une maigre consolation auprès de Lola. Mais l’heure n’était plus aux grivoiseries douteuses. À la lumière des événements dont il fut témoin, il évoqua les circonstances de l’accident en exposant sa version des faits. Au fur et à mesure que Loïc racontait les détails de ses malheurs, sa voix devenait rauque, il devait bien se résoudre à l’idée que Dan portait une totale responsabilité dans l’origine du drame. D’un autre côté, conclure que le pilote agissait de sa propre initiative lui paraissait absurde. Il recevait manifestement des instructions. De qui ? Loïc vit poindre plusieurs noms : Kolowski, Horbiger, Kirch, Mitchell. Il excluait une implication de Brendwood sans trop savoir pourquoi. Son sixième sens probablement. Si Dan était un homme de paille, tout indiquait qu’il en existait d’autres. Ils l’attendaient peut-être là-bas à l’intérieur de la timonerie, sur la falaise ou à proximité de l’hôtel Biarritz. Loïc se crispa, perdu dans un cortège d’émotions et pensées confuses. Il claquait des dents, songea à sa sœur, son amie, Éliana et s’affola. « Ruis est mort. Son corps a été éjecté de l’appareil pour venir s’écraser sur le pont. Ce n’est pas un accident. Le pilote ne lui a laissé aucune chance en déséquilibrant volontairement l’hélicoptère. Quittez l’hôtel ! Maintenant ! Quittez l’hôtel, Dan est peut-être le petit mouton de Kolowski, Horbiger ou… » Il se tut subitement réalisant qu’il perdait un temps précieux. « De grâce, quittez cet hôtel immédiatement ! » Loïc ne pouvait être plus explicite et raccrocha
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sans un mot de plus. Il était temps à présent de se traîner vers la timonerie. Les coups de roulis eurent raison de la porte qui pendait lamentablement, suspendue à une seule charnière. Il la fixa sombrement comme si de ce regard, pouvait surgir une énergie capable de conjurer un mauvais sort puis il soupira et marcha vers elle sans la quitter des yeux en s’aidant du levier. Tous les objets animés tout à l’heure d’une vie propre semblaient figés dans un paisible repos, anéantis par le calme qui les entourait. Arrivé à l’endroit où le corps de son ami gisait, il distingua une épaisse tache de sang ainsi qu’une longue traînée visqueuse qui s’étendait jusqu’à la timonerie. Ruis paraissait avoir été littéralement aspiré vers la porte. Il fit un rapide tour d’horizon et poursuivit en clopinant cahin-caha, sachant que des yeux braqués sur lui analysaient peut-être chacun de ses gestes. Il ne s’en souciait pas. Loïc parvint à la porte, demeura là dans l’encadrement, l’épaule appuyée contre le montant et posa un œil fatigué à l’intérieur de la timonerie, mais hormis le bruit d’un objet heurtant quelque chose régulièrement, il ne vit rien de particulier qui pouvait suggérer une éventuelle présence. Son attention fut attirée par les traces de sang qui s’arrêtaient à des escaliers. Il les étudia avec curiosité. À moins que… Non, impossible, pensa-t-il. Une idée un peu folle commençait à germer dans sa tête. Ruis, encore vivant, se serait-il traîné jusqu’ici ? Il fut tenté d’éclater de rire tant cela semblait grotesque. Non, ridicule, maugréa-t-il.
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Il sentit les premiers élancements dans son pied dès que l’air se réchauffa et se mit à la recherche de la pharmacie du bord. À bord de tous les bateaux, la passerelle ou la chambre à cartes abrite généralement une boîte de premiers soins. En principe, l’Isabela ne devait pas déroger à cette habitude si ce Bill de Morgan était vraiment le marin dans l’âme décrit par Éliana. Il embrassa encore du regard les boiseries, l’imposant compas de route sur colonne avec les sphères de compensations de chaque côté. Il avisa sur une étagère à sa gauche, des jumelles ainsi qu’une boîte ouverte à l’intérieur de laquelle se trouvait le sextant. Au milieu, une table dominait de sa superbe le reste des aménagements et Loïc crut deviner une carte de navigation. Il avança de quelques pas à l’intérieur, frappé par l’odeur de cire mêlée à l’humidité, rappelant celle qu’il aimait sentir quand sa mère astiquait les meubles du modeste salon de leur appartement à Paris. Il approcha et nota seulement à cet instant que le bruit perçu à son arrivée dans la timonerie, provenait d’un émetteur-récepteur radio. Il était arraché de son support et pendait lamentablement en heurtant régulièrement comme un balancier d’horloge le montant de la porte d’entrée. Ensuite, Loïc se pencha et examina la carte qui couvrait la zone comprise entre le détroit de Gibraltar et les îles Baléares. Elle ne lui apprenait rien sinon que le dernier calcul de la position de l’Isabela, établi à quatre heures du matin, remontait à trois jours. Il tourna le dos à la table à carte et suivit les traînées de sang qui devaient selon lui, le mener vers les accommodations.
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Lorsqu’il parvint finalement au-dessus d’un escalier descendant en limaçon trois mètres plus bas, il s’attendait à voir le corps de Ruis. Il fut déçu. Il n’y avait rien. Puis ses yeux furent attirés par les marches. Uniquement celles du dessus montraient des taches de sang très distinctes. Sur les autres, quelqu’un avait tenté manifestement de les effacer à la va-vite de sorte qu’il restait encore de longues traces toutes fraîches. La détresse de Loïc se mesurait à sa capacité de gérer la douleur et l’atmosphère lugubre qui se dégageait de cet endroit. Sans doute que le premier homme dut éprouver un sentiment d’abandon analogue quand il interrogeait, voici des milliers d’années, le ciel, le soleil, les étoiles, le jour, la nuit, la vie, la maladie, la mort, sans pouvoir expliquer ces choses si étranges autour de lui. Il organisait son existence en communion avec les forces de la nature, à défaut de disposer du même savoir que l’homme moderne. Normalement, Loïc aurait dû se moquer de toutes ces fadaises auxquelles il n’entendait strictement rien. Son malheur logeait précisément là, dans la solitude, le dénuement le plus complet sans espoir d’être secouru. Contrairement à ces premiers hommes, il analysait, il connaissait, il expliquait. Il comprenait aussi qu’il se dégageait dans la timonerie une paix trompeuse, trop sereine et qu’elle ne présageait rien de bon. Elle pesait sur ses épaules comme l’annonce imminente d’une chose effrayante. Ses pensées se bousculèrent dans sa tête dans un chaos de fin du monde. « Y a-t-il quelqu’un ? », lança-t-il un peu sottement. Sa voix ne rencontra que le vide. Les murs lui renvoyèrent un silence encore plus angoissant que
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celui d’un zombie ressuscité d’entre les morts. Même le vent se taisait. Il semblait attendre la suite. Bougre d’imbécile ! Évidemment qu’il y a quelqu’un, bougonna Loïc. Dans la minute, il oublia tout, la boîte de secours, Éliana, l’Isabela. Il se mit sur ses genoux et commença à se pencher doucement vers le bas de l’escalier en prenant appui sur ses mains. Alors, ne voyant rien, il se coucha. Tout à coup, il lui sembla entendre plusieurs frottements qu’il assimila à des pas, mais ne put en situer l’origine exacte. Ses muscles tiraillés par l’air glacial se raidirent. Il tendit l’oreille et s’inclina davantage. Loïc pliait maintenant la moitié du torse dans le vide et pouvait distinguer presque la totalité de l’étage inférieur. Un tapis bordeaux couvrait le plancher encombré de chaises entassées pêle-mêle dans un coin. Son regard tomba d’abord sur un corps sous une table. Celui d’une femme. Elle se tenait prostrée, habillée d’une robe de chambre souillée de taches brunâtres, le dos arrondi, immobile. Sa position rappelait étrangement celle du fidèle tourné vers La Mecque au moment de la prière. La malheureuse avait le crâne fracassé. Du visage, il reconnut seulement la bouche appuyée sur le sol, grande ouverte sur un dernier cri d’angoisse comme si elle voulait mordre le premier qui oserait encore l’approcher. Le reste était une ignoble bouillie de cheveux et de sang séché. Loïc ferma les yeux un instant, leva une main tremblante sur la rampe et repoussa une nausée en maudissant pour la énième fois le guêpier dans lequel il était tombé. Puis, de son regard fatigué, il continua à
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détailler l’endroit, pivota très lentement sur lui-même afin de mieux examiner un petit espace situé sous les marches, plongé en partie dans l’obscurité. Il discerna une masse sombre et un visage tuméfié, émergeant d’une couverture. Il le reconnut. Ruis était là, soigneusement ficelé, visiblement préparé pour le grand plongeon dans les eaux glaciales. Sans en expliquer la raison, les lèvres de Loïc devinrent aussi sèches qu’une rose des sables tandis que son sang bouillonnait de rage dans la tête. « Vous n’avez aucune chance de vous en tirer ! » Il attendit une hypothétique réaction. « Qui que vous soyez, montrez-vous ! Le CROSS sera à bord d’un moment à l’autre ! » De nouveau, pas de réponse. La position qu’il occupait, l’interdisait de voir l’ombre grandir dans son dos. Instinctivement, Loïc empoigna le levier du guindeau ce qui le rassura à moitié. Il commençait à se redresser quand le premier coup d’une violence inouïe le frappa à la tête. Il chancela en imaginant qu’elle roulait à terre décapitée et dégringolait les marches en rebondissant sur chacune d’elle. Le second coup l’atteignit dans les jambes tandis qu’il s’effondrait dans le trou noir de l’inconscient, terrassé par la douleur.
De retour à l’hôtel, l’humeur d’Éliana s’assombrissait de minute en minute, d’heure en heure. Elle avait espéré un appel de Kolowski ou ne fût-ce que celui de Loïc. Elle admettait que ce dernier la
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fascinait et endiablait de voir ses pensées accaparées par un tel individu. Elle s’arma vainement de patience. Elle avait demandé à la réception de l’informer aussitôt de l’arrivée de Tiffany en compagnie de son amie et pria pour que ces deux femmes ne deviennent pas dans la foulée des derniers événements, une complication supplémentaire. Ils s’étaient élancés ensemble tête baissée, comme deux vrais amateurs de sensations fortes, sur une affaire dont elle doutait qu’ils puissent en mesurer un jour la dimension exacte. Une large responsabilité lui incombait bien sûr parce qu’elle admettait à présent que fréquenter depuis deux années les huiles des services de sécurité du S.H.A.P.E. avait eu pour effet de gommer toute perception objective du dossier. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’elle accepta de collaborer avec ECOMEX. Mais, hier soir, Loïc avait jeté la confusion dans son esprit en apportant innocemment au cours de leur conversation, une vision rafraîchie, plus objective et plus inquiétante encore sur les trois hommes, Brendwood, Kolowski et dans une moindre mesure ce sénateur qui débarquait à l’improviste. Pourtant, l’absence de l’amiral, au cours des entretiens, laissait planer un doute sur sa réelle implication dans cette affaire. Loïc ne les épargna pas et ses explications venaient confirmer une vérité qu’elle-même avait toujours refusée. Leur compromission dans Atlantide ne faisait plus guère de doute à ses yeux. Elle se méfiait surtout de Kolowski. Une suspicion qu’elle ne pouvait toutefois pas expliquer. Peut-être était-ce simplement parce qu’elle ne le voyait quasiment jamais et ne le
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connaissait qu’à travers ses rares apparitions, entouré de son austérité et l’antipathie qu’il suscitait. L’amiral restait discret et songeait surtout à une fin de carrière paisible dans sa maison de campagne au bord de la rivière Saint Claire, à un jet de pierre de la frontière entre le Canada et les États-Unis. Éliana ferma les yeux pour rêver un instant de tout et de rien avant de se laisser dériver vers l’image de Loïc. Les gens de mer, habitués à vivre en vase clos développaient indéniablement un don avéré pour lire les pensées et observer les autres. Elle fréquentait ce petit monde reclus depuis sa naissance et sut que prendre les paroles de Loïc à la légère constituerait une faute difficile à réparer si l’avenir lui donnait raison. Quand Laura et Tiffany se présentèrent à la réception de l’hôtel, elle jugea d’emblée inutile de sortir le scénario boursouflé de mensonges du style no problem, tout va très bien madame la Marquise. Elles étaient de toute manière mouillées jusqu’au cou et les instructions de Loïc à ce sujet ne présentaient plus la moindre signification. Tiffany tenta de joindre son frère à diverses reprises, mais le téléphone affichait systématiquement **NUMERO INCONNU**. À onze heures, assises toutes les trois dans la chambre de Loïc, elles ne parvenaient plus à dissiper l’anxiété qui les rongeait. Il ne leur restait que la télévision pour se distraire et tuaient le temps d’un regard vide sur une émission bêtifiante en attendant un appel qui ne viendrait peut-être plus jamais. Puis, de façon aussi inespérée qu’inopinée, Éliana enregistra sur son téléphone mobile la première position de l’Isabela émise par la balise. Ensuite, le silence. La
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fonction destinée à envoyer automatiquement une actualisation de la position semblait reléguée dans les arcanes des anomalies télécoms. Vers treize heures, l’inquiétude ternissait l’optimisme candide de Laura et Tiffany ainsi que le bon sens pratique d’Éliana. Elles se résignaient secrètement à l’idée que les choses ne se déroulaient pas aussi simplement et l’impression diffuse d’une sourde culpabilité commença à les envahir. Tiffany, Laura et Éliana avaient jeté à l’aveuglette Loïc au cœur d’un drame dont elles ignoraient l’ampleur exacte. Pourtant, vers le milieu de l’après-midi, la sonnerie du téléphone mobile brisa le silence de la chambre. Insensiblement, sans qu’Éliana les remarqua au début tant ils rôdaient doucement autour d’elle, des frissons effleurèrent sa peau, d’abord légèrement, discrètement. Puis ils se mirent à allumer les feux d’un espoir prudent que rien ne pourrait éteindre et l’embraserait toute entière s’il s’envolait tout à coup. Mais au contraire, chaque mot de Loïc l’enfonçait dans une affreuse certitude tandis qu’une sorte d’étourdissement distillait le fiel et le poison de la peur ; sa vie était menacée ainsi que celle de ces deux femmes. Elle laissa tomber les mains sur ses genoux, sans lâcher le téléphone. Elle ne l’écoutait plus et commença à pleurer, sans retenue. Rien au monde ne pouvait l’empêcher. Elle porta une nouvelle fois le combiné à l’oreille pendant que Laura et Tiffany l’observaient, terrifiées avec leurs yeux rouges de fatigue, ronds comme des soucoupes volantes. Éliana cherchait désespérément les paroles qui auraient pu
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apporter un réconfort à Loïc, mais elle ne les trouva pas et tendit le téléphone à sa sœur. « C’est Loïc, peut-être serait-il heureux de vous entendre. » Tiffany arracha des mains le téléphone, mais ses appels rencontrèrent seulement le vide. « Il n’est plus là… », laissa-t-elle tomber lamentablement. Éliana se tourna vers Laura, essaya de lui sourire, mais en guise de réponse à ce sourire, elle eut droit à une moue pénétrée d’une insoutenable tension. « L’Isabela est en sécurité. Ça, c’est la bonne nouvelle. » – Et la mauvaise ? Votre idée était d’une stupidité affligeante. », explosa Tiffany. Laura lui adressa un œil réprobateur, attendant la suite des explications. Toutefois, Éliana admettait qu’elle n’avait pas entièrement tort. Elle regrettait amèrement de ne pas avoir insisté suffisamment pour l’empêcher de partir. Elle se refusait encore pour l’instant d’évoquer la réunion de la veille avec Mitchell et Kolowski. Loïc faisait preuve de légèreté en agissant avec une dangereuse insouciance qui devait résulter selon elle de la naïveté déconcertante avec laquelle il se figurait protéger sa sœur de toute implication. S’il s’en tire, sa sœur et son amie lui devront une fière chandelle, se dit-elle. « Dois-je vous rappeler que vous êtes ici précisément de votre propre initiative pour que votre frère intervienne afin de vous épargner les tracasseries administratives ou même judiciaires inévitablement
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soulevées par un éventuel naufrage de l’Isabela? Ce n’est donc pas totalement mon idée, mais d’abord la vôtre. J’avais tenté de dissuader Loïc encore ce matin. Je sentais que l’affaire nous échappait, mais il n’en fait apparemment toujours qu’à sa tête. » Tiffany restait de marbre. « Excusez-moi… les autres nouvelles, je vous prie, souffla-t-elle. – Loïc a mouillé le voilier au Cap Leucate, mais il a rencontré des difficultés et… – Quelles difficultés ? – Ne m’interrompez plus ! Votre frère est en difficulté, il refusait de m’en dire plus, mais… mais, ils étaient partis à trois, tôt ce matin avec l’hélicoptère. Est-ce une coïncidence ou non, nous ne l’apprendrons probablement jamais, Loïc connaissait un des hommes. Ils avaient travaillé ensemble autrefois et semblaient de bons amis. À l’heure où je vous explique tout ceci, cet homme est mort. D’après votre frère, ce n’est pas un accident et je dois avouer que je partage son avis. » Les yeux mornes, Tiffany fixait les images d’une publicité vantant les effets de séduction produits par un déodorant féminin, sur l’homme. Elle fulminait et saisit la télécommande pour éteindre la télévision d’un geste courroucé. « Ce n’était pas un accident ? », demanda Laura. Éliana se leva et entreprit de préparer les valises de Loïc sous les grands airs médusés de Tiffany. Abattue par la lassitude, elle aspirait à la tranquillité, loin des questions et regards accusateurs de ces deux femmes. Elle leur en voulait de ne pas faire preuve d’un peu plus de jugeote et d’indulgence à son égard, mais dans
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un sens, elle les comprenait également. Elle fut la dernière personne à discuter avec Loïc et devenait implicitement suspecte. « Selon votre frère, le pilote serait de mèche avec Kolowski, Horbiger… qui sais-je encore. Je crois vous avoir déjà parlé de ces gens. Je suis et vous êtes en danger parce qu’ils savent où me trouver. Ça me paraît un peu gros à avaler, mais je ne prends pas le risque. Libre à vous de rester dans cette chambre, ce soir, vous aurez Patrick Sébastien à la télé pour vous tenir compagnie si vous êtes encore de notre monde. Moi, je pars aider Loïc, il ne pourra jamais sortir seul de ce rafiot. – Et la police ? » Éliana haussa les épaules. « Appelez la police si ça vous chante, mais je ne suis pas certaine qu’elle sera plus efficace que moi ou nous trois réunies. Nous avons des tueurs à nos trousses. » Expliquer que ces hommes savaient ce qu’ils cherchaient, l’effleura une seconde. Ils agissaient sans passion, froidement, en prenant leur temps, condamnés à errer, guidés seulement par les délires d’un idéal suranné. Ils avaient franchi les limites du bien et du mal sans retour possible à la réalité. Éliana préféra garder le silence. À leur tour, Laura et Tiffany s’interrogèrent du regard puis, se levèrent de concert précipitamment.
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IBI DEFICIT ORBI Avril 2000 — Quelque part à Paris La tête absolument vide, le corps absent, occupé par ce néant qui frappe tout individu confronté à l’irrationnel, Loïc ne ressentait aucune douleur, il n’existait tout simplement plus. Seul l’esprit – ou étaitce ce que le philosophe dénomme le fluide vital ? – le tenait dans un état de veille intérieure, uniquement perceptible par lui-même. Plusieurs fois il s’approcha la main tendue vers une porte qu’il ouvrit pour basculer dans le précipice où l’attendait la mort. Elle la contemplait de loin dans les profondeurs de l’obscurité qui l’entourait. Elle paraissait tellement calme, si douce, si belle. Elle l’ensorcelai par son corps extraordinaire et son visage ; celui d’Éliana. Il vit ses bras danser vers lui. Elle tendit son doigt d’un geste autoritaire avec l’air de dire : « C’est toi que je cherche, c’est toi que je veux. » Elle l’appela ainsi mainte fois et le désir de la suivre le tenaillait tellement qu’il jetait encore plus la confusion dans ses pensées. Mais au moment ultime de céder au vertige de la tentation, une force incompréhensible le ramenait à la surface, vers l’éclat du jour, là où la vie le réclamait. Celle-ci se révéla plus forte, mais il se
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sentait encore incapable de dire à quel monde il appartenait, celui des vivants ou l’autre celui dont on ne revient jamais. Des fragments de chuchotements lui parvenaient et flottaient près de son visage comme de fragiles flammèches, comme un spectacle de sons et lumières autour de lui. Ces bruits étaient-ils réels ou seulement le fruit de son imagination ? Ils évoquaient quelque chose à la fois d’effrayant et de rassurant. Ils l’éclairaient timidement dans une nuit dont il n’imaginait plus connaître la fin. Arriva le moment où ses yeux s’ouvrirent un bref instant, juste pour cligner une ou deux fois avant de se fermer à nouveau. Il eut le temps d’enregistrer d’abord des ombres à ses côtés. Elles prirent corps fugacement et ne sut les identifier. Dès cet instant, il comprit qu’il n’était pas mort. Plus tard, il perçut un souffle, un léger courant d’air et discerna au travers de ses paupières à moitié closes, une présence. Elle circulait lentement, sans un bruit, dans une pièce composée de quatre cloisons immaculées, d’une blancheur aveuglante, privées de toutes décorations. Une lueur tellement éblouissante qu’il ne sut distinguer l’endroit où chaque pan de mur se rejoignait. Peut-être que la présence essayait de lui parler, de lui expliquer, de le réconforter ? En réalité, il n’entendait rien tandis qu’un violent désir de communiquer avec elle l’agaçait. Il insista, mais ne put bouger les lèvres et sombra dans une nouvelle nuit que sa misérable solitude pervertissait. Il demeura ainsi, étendu dans une prostration apparente qui dura très longtemps. Plus tard, des paroles inintelligibles au début, mais d’un
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inestimable réconfort, furent récitées selon un monologue qui lui rappela celui des derviches psalmodiant leurs interminables prières. Puis, encore plus tard, il les entendit parfaitement et cette fois, il ouvrit grand les yeux. La nuit, l’autre, celle des vivants, l’enveloppait de visions oppressantes. Il avait froid. Alors, la tête effroyablement lourde, Loïc essaya de se lever, mais sa jambe droite paraissait immobilisée et il commença à gigoter pareil à un asticot piqué par l’hameçon avant d’être croqué par le poisson. Ensuite, il aperçut au pied du lit une silhouette, une forme imprécise qui le dominait. Elle l’écrasait et se découpait sur le mur plus clair en toile de fond. Des mains approchaient de son visage, elles semblaient vouloir l’étrangler. « Qui êtes-vous ? », demanda-t-il, la voix tremblante. Aucun mouvement, aucune réponse. Loïc parla plus fort, chercha quelque chose à portée de main pour le lancer ou faire du bruit, mais il ne trouva rien hormis une aiguille et le tuyau auquel était relié son bras. « Eh ! Qui êtes-vous, où suis-je ? », cria-t-il. À cette question, l’ombre fléchit encore plus, perdit l’équilibre avant de s’effondrer définitivement à terre dans un vacarme de tous les diables. « Crénom de nom ! Il n’y a donc personne ici ! » De quoi s’agissait-il ? Dans son affolement, Loïc regarda à droite, à gauche afin de mettre la main sur un de ces petits bidules, au nom parfaitement imprononçable, généralement situés à proximité des patients et dont le seul usage a d’abord pour vocation de les horripiler. Il n’aperçut rien de tel, mais sans trop
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s’interroger, enfonça le premier bouton venu à portée de main. Il perçut un bourdonnement, suivi directement d’un grincement puis d’une impulsion, le matelas vibra légèrement et releva son torse de quelques centimètres. « Bon début. », marmonna-t-il. Loïc répéta l’opération plusieurs fois et se retrouva bientôt assis, fier comme un pacha toisant d’un regard suffisant ses sujets. Toutefois, il perdit de sa superbe lorsque dans l’obscurité, il posa un œil lourd d’appréhension à l’extrémité du lit sur une masse difforme, enveloppée sous une espèce de boule laineuse, elle-même pendue à un autre bidule. Cette chose était reliée à un bout de ficelle et immobilisait sa jambe droite dans une de ces positions inconfortables évoquant une figure du Kama-Sutra. Il éprouva du mal à reconnaître son pied. Loïc l’examinait avec stupeur, pâle, au bord du désespoir, effrayé à l’idée de finir ses jours dans un fauteuil roulant comme Kolowski. Ce nom le gifla pareil à la rafale d’un vent furieux, avec tout ce qu’il inspirait de troublant et menaçant. Il tâtonna encore des mains puis tira un fil électrique situé au-dessus de sa tête. Aussitôt des flashes envahirent de toute part la chambre avant de la remplir définitivement d’une lumière crue et aveuglante. Après celle du pied, sa seconde vision fut la femme, la chevelure baignant dans une mare de sang. Il discerna seulement le visage, jeune supposa-t-il, car les ecchymoses l’avaient gonflé sur toute la partie inférieure de la mâchoire. Il tressaillit ensuite écouta en s’efforçant de garder la tête froide, crut entendre
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une radio, des voix, des pas d’une ou plusieurs personnes qui s’éloignèrent, l’abandonnant à son sort. Derrière la porte de la chambre devait s’agiter un petit monde qui paraissait tout bonnement se soucier de lui comme de l’an quarante. « Dans quel coup fourré suis-je encore tombé ? », rumina-t-il entre les dents. Animé d’une subite fébrilité, il entreprit de se libérer des bouts de ficelles et tuyaux qui le retenaient, fut pris d’un étourdissement quand il quitta le lit puis rampa laborieusement vers le cadavre. La fille conservait encore une beauté touchante et mélancolique que la mort commençait à déshonorer doucement. À cet instant, la porte s’ouvrit dans un tonnerre qui fit trembler tous les murs. Dans un acte ultime de courage, il dressa la tête. Deux femmes se tenaient devant lui, le dévisageant de leurs mines débonnaires. « Salut frangin ! – Salut sœurette ! Tu peux m’expliquer ? », répondit-il benoîtement. Elles s’observèrent, hésitèrent et prirent l’air entendu de deux larrons prisonniers d’une indestructible complicité. « Pas maintenant, on met les voiles et vite ! chuchota Tiffany. – Les voiles ? – Je te présente Laura. Éliana nous attend. – Dans la voiture…, fit Laura. – … pour nous tirer d’ici…, continua Tiffany. – … nous emmener chez nous, reprit Laura. – Elle est la propriétaire de l’Isabela avec sa grand-
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mère, moi je suis son associée. », acheva fièrement Tiffany en montrant Laura. Il ne reconnaissait plus sa sœur. Dépouillée de sa réserve habituelle, elle semblait avoir gagné en assurance, donnait l’impression de trouver leur situation à tous trois, on ne peut plus naturelle voire amusante. Mais voilà qu’il se retrouvait avec une grand-mère ainsi qu’un cadavre sur les bras pour compléter le tableau. Il pointa son doigt vers Laura. « Et vous êtes la propriétaire de… – … de l’Isabela. Je suis d’abord Laura. – Message reçu, Laura. » Il se pencha vers le cadavre. « Et elle ? Que fait-on de cette pauvre fille? Je ne peux de toute façon pas marcher. – Pour elle, c’est terminé. Nous ne pouvons plus rien faire. », lâcha froidement Tiffany. Loïc jeta un œil à droite, à gauche, dans le couloir et ferma la porte de la chambre décidé à en savoir plus, puis se tourna vers sa sœur. « Depuis combien de jours suis-je ici ? – De jours ? s’étonna Laura. – Tu loges à l’hôpital universitaire Cochin, aux bons soins de la République française depuis trois semaines, répondit Tiffany. – Bientôt quatre. », précisa avec une pointe d’impatience Laura. Elle tendit l’oreille, l’appuya contre la porte. Dans moins d’une heure, le soleil se lèverait et l’équipe du matin prendrait la relève. Toutes les deux avaient étudié les lieux minutieusement, connaissaient parfaitement l’organisation interne et les rotations des
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différents services médicaux. Celle du matin comptait le double d’effectifs par rapport au personnel affecté au régime de la nuit, sans oublier les femmes d’ouvrage. Laura se donnait à présent des airs suppliants. « Écoutez, nous prenons des risques inutiles. Si quelqu’un nous découvre avec ce cadavre, je ne donnerai pas cher de notre peau. Nous vous avons découvert, agonisant. Des scellés ont été posés à bord de l’Isabela et la semaine prochaine j’introduirai avec May, votre…, ma…, euh… » Dans l’énervement qu’elle sentait monter irrémédiablement en elle, Laura commençait à cafouiller. Tiffany la corrigea directement. « C’est l’autre propriétaire de l’Isabela, la grand-mère, crut-elle bon d’ajouter. – Oui, je sais, tu te répètes. C’est la grand-mère, May, Mary Mayer, combien de propriétaires finalement ? demanda Loïc désabusé. – On l’ignore ! », s’exclamèrent en chœur les deux femmes. Il écarta les bras en signe d’incompréhension. « May est trempée jusqu’au cou dans l’affaire, souffla Tiffany sur le ton de la confidence. – Ah ! Elle aussi ? Espérons qu’elle pourra nager, ce sera nécessaire j’ai l’impression. – Elle coule. La police, la placée en résidence surveillée. Son âge lui permettrait semble-t-il d’éviter la prison. – Tant mieux pour elle. – Ah, bon et Pourquoi ? – Ben, son âge, si elle est vieille, pas de prison ! »
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Laura les écoutait, un œil allant de l’un à l’autre comme le spectateur examinant le jeu de deux adversaires au cours d’une partie de tennis. Elle se racla la gorge et toussota. « Puis-je continuer ? Je disais qu’une requête sera déposée prochainement afin de lever les scellés parce que cela représente un manque à gagner considérable. Trois corps ont été identifiés à bord. Votre ami Ruis, une femme de nationalité britannique, une certaine Martha Morrison ainsi qu’un membre d’équipage dont l’identité n’a pas encore été dévoilée. Michael vous aurait évité de passer de vie à trépas selon Labévue. Nous le rencontrerons prochainement et il ne manquera pas de nous narrer sa mésaventure. Si j’en juge les rares révélations que l’inspecteur a accepté de me livrer à ce sujet et pour autant qu’elles sont exactes, je peux déjà vous dire qu’elle relève du roman noir le plus banal sauf qu’ici, nous sommes dans la réalité. » Laura sombra dans un silence suffisamment éloquent. Comment mesurer l’enfer rencontré par cet homme à bord de l’Isabela ? Les événements récents qui avaient meurtri Michael autant dans sa chair que psychiquement laisseraient certainement des traces indélébiles même s’ils appartenaient désormais au passé. Est-ce donné à tout le monde de supporter plusieurs jours de mer à la dérive, reclus, la trouille au ventre afin d’échapper aux mains d’un fou sanguinaire qui se plaît à semer la terreur et rôde du matin au soir, du soir au matin, à bord d’un bateau peuplé de cadavres ? Dixit Labévue. Cependant, le personnage que l’inspecteur lui avait
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décrit, était-il vraiment le même que celui assis à ses côtés aux Amitiés silencieuses ? Elle le pensait sans en être totalement persuadée et cette inconnue qui la troublait au plus haut point depuis le début ne cessait de la tourmenter. Elle ne l’avait pas vu et Labévue n’avait pas encore eu l’occasion de le présenter. Une lueur scintilla dans la tête de Loïc. Michael ? Curieux comme ce nom revenait vers lui de manière récurrente. Il l’avait entendu la dernière fois de la bouche de Kolowski. Piqué par la curiosité, il était impatient de connaître les circonstances de son sauvetage par cet homme qui l’avait tiré du traquenard de l’Isabela tel un Moïse sauvé des eaux. « À quoi ressemble mon bon samaritain ? demanda-til. – Nous ne l’avons jamais rencontré et je n’en sais guère davantage. Labévue est généralement avare d’explications. – Labévue ? – C’est un singe. », jugea utile de préciser Tiffany. Loïc sentit des fourmillements envahir ses jambes, les bras puis tout le corps. Il ne comprenait plus le charabia de ces deux femmes et s’effondra sur le lit, ferma un moment les yeux avant de se redresser pour fusiller sa sœur d’un œil noir. « Un singe ? De quoi parles-tu, tu me fatigues avec tes allusions à double sens et… – Labévue est chargé de mener l’enquête, mais lorsque tu le verras, tu admettras qu’il y a une part de vérité. Je n’ai jamais vu un représentant de l’espèce homo sapiens aussi poilu, coupa Tiffany. C’est à lui que tu dois ta présence ici. La police maritime t’a découvert
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totalement au bout du rouleau et bien sûr tu es le témoin numéro un. Raison pour laquelle tu te trouves ici sous haute protection. En tout cas, plus maintenant semble-t-il. » Elle glissa un regard vers la femme gisant dans une mare de sang. « Tu l’as déjà vu ? – Qui ? Labévue ? Oui. – Non, je parle de Michael, insista Loïc. – Lui ? Je te répète que non. Personne, excepté Labévue. » Pendant qu’ils bavardaient tous les deux comme des pies voleuses, en essayant de glaner des morceaux informations ici et là, Laura rongeait son frein et n’avait qu’une idée : vider les lieux. Rien n’indiquait que le meurtrier de la femme à ses pieds, parfaitement informé de leurs faits et gestes, ne se trouvait plus dans le bâtiment. Elle les observa et prit un air décidé. « Nous discuterons de tout cela plus tard. Éliana nous attend. Ne nous permettons pas le luxe de batifoler avec un macchabée à nos pieds. J’ai vu un fauteuil roulant dans le couloir, je vais le chercher. » Elle fit un geste en direction de la fille, tourna les talons puis se retourna vivement vers Loïc, revint sur ses pas et de façon inattendue, lui serra les mains. « J’ai oublié l’essentiel. Sachez que je vous suis infiniment reconnaissante pour votre intervention. Vous avez pris des initiatives qui menaçaient votre propre sécurité. Je ne pensais pas un instant que nous en serions arrivés là. Si j’avais su… » Elle s’interrompit, en proie à une sorte de confusion, repoussa vivement les mains de Loïc
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brusquement comme si elles possédaient une malédiction. Puis elle pencha la tête pour écouter et commença à ouvrir avec d’infinies précautions la porte avant d’être engloutie dans la pénombre du couloir. « Pourquoi se met-elle dans cet état ? Personne ne se soucie de moi ici. Je n’existe pas et de toute manière… – Erreur Loïc. », répliqua aussitôt sa sœur. Elle s’abaissa vers le cadavre, fut sur le point de caresser les cheveux et le fixa intensément. « La vigile chargée de veiller sur toi… Hier, je discutais encore avec elle. Elle venait de se fiancer et paraît encore plus jeune que moi. Laura, Éliana et moimême sommes demeurés à tes côtés jour et nuit sauf précisément aujourd’hui. » Ce fut seulement lorsqu’elle détourna son regard de la malheureuse qu’elle réalisa l’accoutrement de son frère. Il méritait déjà une mention spéciale dans un défilé de mode masculine. Avec la tête enveloppée dans un turban il aurait fait mourir de jalousie un maharadjah. Mais le plus croustillant se situait sans doute autour de la camisole dont les fermetures dans le dos pendaient négligemment, dévoilant ainsi une paire de fesses blanche comme la neige. Tiffany éclata de rire, ôta son vêtement de pluie et le lui tendit. « Excuse-moi, mais tu ferais certainement sensation dans un spectacle du Crazy Horse. Tu ne peux pas sortir ainsi dehors, tu… ma foi, tu risquerais de prendre froid et attraper un rhume des fesses. » Loïc haussa les épaules. « Que sait exactement la police ? Éliana est vraiment à l’extérieur ? », demanda impassible Loïc. Elle l’aida à enfiler son imperméable, parla de
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Labévue, d’Éliana, Kolowski, de tout. « Elle veille dans la voiture. Officiellement, la police doit enquêter sur une série d’assassinats perpétrés à bord d’un voilier battant pavillon français. Elle n’ira pas plus loin. Le reste, les Mamelles, Kirch et toute sa bande, ne la concerne pas apparemment. Nous sommes seuls. J’espère que tu m’as bien comprise ? » Par mesure de précaution, ils éteignirent la lumière dans la chambre et attendirent plusieurs minutes le retour de Laura. « Ton amie n’avait-elle pas vu un fauteuil à côté ? – Qu’est-ce qu’elle fabrique ? Normalement, nous devrions déjà rouler maintenant. Si Éliana…» Elle ne put achever sa phrase. Ils entendirent un frottement contre la porte, ensuite le crissement des roues du fauteuil que poussait Laura. « Tu en as mis un temps ! lâcha Tiffany au comble de l’énervement. – Celle dans le couloir n’était plus là et j’ai été obligée de prendre l’ascenseur pour en chercher un autre aux urgences. À présent, partons. » Elles empoignèrent Loïc, le poussèrent dans le fauteuil sans ménagement jusqu’aux portes des ascenseurs en espérant qu’ils soient libres. Derrière eux, ils percevaient des bruits de pas rapides et des cris. Le personnel découvrait probablement en ce moment même la vigile et dans quelques minutes l’hôpital serait sens dessus dessous, bouclé par la police. L’ascenseur les emmena au sous-sol et remonta directement, appelé vraisemblablement par leurs poursuivants. Laura avait repéré une sortie de secours qu’elle
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empruntait généralement pour venir surveiller Loïc. Elle pria pour qu’elle demeure ouverte pendant la nuit. Ils entendirent de nouveau le moteur de l’ascenseur puis des voix qui s’approchaient. Tiffany et Laura accélérèrent le pas ensuite s’arrêtèrent à un croisement. L’endroit était d’une monotonie désespérante, les néons inondaient de leurs lueurs fades des murs blancs dont la peinture s’écaillait sur toute la partie supérieure, rongée par la moisissure et l’humidité. « À droite, c’est la porte, la voiture est garée à dix mètres, à gauche, je ne sais pas. Attendez-moi, je regarde si la porte est ouverte. », chuchota Laura. Elle disparut de leur champ de vision tandis qu’ils distinguaient maintenant clairement les paroles de leurs poursuivants. « Allons rejoindre ton amie, on ne peut pas rester, ils seront d’un moment à l’autre ici, décida Loïc. – Mon amie s’appelle Laura. » Il pinça les lèvres et prit un air vaguement courroucé. « Oui, je sais, tu me l’as déjà dit cent fois. – Tiens, la voilà justement de retour ! » Elle courrait vers eux et paraissait démontée. « La voie est libre, mais Éliana n’est plus dans la voiture. Elle a disparu et la portière est grande ouverte, lança-t-elle d’une voix essoufflée. – Impossible de l’attendre, ils vont nous prendre au collet. », enchaîna Tiffany. Arrivés au véhicule, tous trois découvrirent le sol jonché d’objets divers et trouvèrent juste le temps de ramasser une pochette plastifiée contenant les documents, un sac à main vide ainsi qu’un trousseau
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de clés. Voilà tout ce qui restait d’Éliana. Loïc retint sa respiration pendant que la nouvelle assombrissait ses pensées et sonnait plus comme un avertissement qu’un simple constat. Le meurtrier connaît nos moindres faits et gestes. Des mots qui le condamnaient à errer dans les plaines infinies de la lassitude puisant sa source dans un substrat acidulé. Il creusait les ferments indispensables à l’éclosion des germes d’une froide colère. Il fouilla d’un regard empreint de tristesse les alentours. Détruit par ce nouveau coup du sort, il devait bien se résoudre à admettre une évidence. Tout indiquait qu’Éliana avait été victime d’un kidnapping. Évaporée dans la nature sans laisser d’adresse, songeat-il. Les deux femmes l’aidèrent à se coucher sur la banquette arrière puis quittèrent l’aire de stationnement en trombe quand leurs poursuivants affluèrent, balayant en tous sens à l’aide de lampestorche les abords. Personne ne remarqua la silhouette tapie derrière le taillis situé à proximité des voitures garées, ni le véhicule 4 X 4 stationné à proximité. 10 mai – Banlieue parisienne La chance leur avait souri. Aussitôt en dehors de l’enceinte de l’hôpital, ils ne croisèrent sur leur chemin qu’une ambulance et les routes n’étaient pas encore encombrées à une heure aussi matinale. Laura téléphona immédiatement à Labévue. Le singe, rappela Tiffany à l’attention de Loïc.
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En toute objectivité, il dut bien avouer qu’il y avait une part de vérité quand il rencontra l’homme pour la première fois. Mais pour un singe, il le trouva sacrément efficace. Grâce à lui, ils s’étaient mis au vert, rue Colbert, dans un appartement de la banlieue parisienne et cohabitaient tous les trois, sans trop de heurts pour une durée indéterminée. La mort de la jeune vigile occupa la une des faits divers pendant trois ou quatre jours puis sombra définitivement dans les eaux mortes de l’oubli. Leur seul canal de communication avec le monde extérieur était assuré par un télécopieur, un téléphone mobile ainsi que deux ordinateurs. Le premier était configuré sur un point d’accès au réseau intranet du département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France afin de permettre à Tiffany de poursuivre son travail. Le second appartenait à Laura. Un bureau virtuel la tenait en liaison permanente avec le laboratoire. Elle était la plus veinarde des trois. Régulièrement, à l’insu de Labévue, elle s’en allait en catimini une journée en compagnie d’une collègue, évitant les airs courroucés, empreints de jalousie puérile des deux autres, le frère et la sœur.
La petite araignée demeurait tapie dans un coin. Elle s’attelait depuis des semaines à une tâche qui l’occupait nuit et jour, mais elle attendait de meilleures occasions pour achever son oeuvre. Elle tissait une toile redoutable avec pour dessein d’enfermer Loïc dans les dérives d’un état éthéré, un no man's land dont
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la seule issue consistait à pactiser avec la mort afin d’abréger ses souffrances, les rendre ainsi plus douces. Le temps imposait une fois encore sa loi et Labévue les visitait presque chaque jour en annonçant toujours la veille sa venue ce qui permettait à Laura de mieux organiser ses escapades au laboratoire. Il ne ménageait pas ses efforts pour que cette retraite forcée leur parût la plus agréable, en attendant que les choses soient calmées. Il ne manquait pas également de les informer sur l’évolution des événements et promettait l’arrivée de Michael bientôt afin de provoquer une confrontation entre l’homme et Laura. La soirée aux Amitiés silencieuses était encore enrobée de mystères qu’il escomptait lever au moins partiellement en plaçant face à face la jeune femme et Michael. La requête pour ôter les scellés à bord de l’Isabela, faisait l’objet d’une action en référé et fut introduite au greffe du tribunal de première instance. L’audience était fixée pour le trois juin. L’inspecteur qui semblait décidément un singe particulièrement bien avisé et influent leur garantit que, sauf imprévu, il n’y aurait pas d’objections du ministère public. Bien que sa sœur prodiguait à Loïc les soins les plus attentionnés comme seule une femme peut en donner pour le ramener doucement à la réalité, les circonstances de la disparition d’Éliana assombrissaient chez lui les plaisirs de ce retour à la vie. Il tâchait de fuir la cruauté des heures d’insomnies, mais se heurtait constamment à des idées aussi noires que ses nuits investies par une intolérable tristesse.
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Elles occupaient toutes ses pensées, celles qui attisent les espoirs et phantasmes nourrissant l’illusion de caresser un corps offert à toutes les passions. Il le touchait d’abord timidement pour ne pas l’effaroucher, ensuite avec plus d’assiduité. Alors, emportée par la promesse de découvrir ensemble la fièvre de ces élans sublimes, Éliana lui saisissait la main afin de la poser sur ses seins brûlants avant de l’emmener là où le temps s’arrête et la lumière éblouit les sens. Ce rêve amenait un cortège de questions. Que détenait de si extraordinaire cette créature qui lui tomba du ciel pendant qu’il en étudiait d’autres à plus de deux mille mètres de profondeur ? Incarnait-elle des valeurs qu’il cherchait désespérément auprès des autres ? Oui. Sincérité et respect, restaient selon lui les vertus d’une femme aussi imaginative et coopérative au lit que dans l’art de mitonner des petits plats, sans lorgner l’aspirateur à tout bout de champ. Une femme qui n’impose pas systématiquement un périmètre de sécurité dans la maison pour supprimer un coprolithe de moustique collé au plafond. Telle apparaissait à Loïc la panoplie d’artifices versés dans les couches les plus ridicules de la caricature féminine. Heureusement, il admettait que son appréciation manquait de maturité. Bon sang ! Que savait-il de madame Éliana Avril? Rien ou si peu. Il ne songeait pas à la fille pleurant la mort de son père, ni à la brillante climatologue, mais à ses instincts sombres et primitifs de mâle qui sommeillaient en lui. Cependant, les circonstances le forçaient à voir les choses sous un autre angle de sorte qu’il se trouva rapidement en lutte contre la même révolte éprouvée
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au moment de leur fuite en voiture. Rapt, agression ? Honnêtement, il n’y croyait plus beaucoup. Quelques éléments échappaient à Loïc. En attendant, à défaut de dire pourquoi il sentait poindre confusément le doute en lui, il se jura de faire payer au prix fort les responsables. Quand il en parlait, Laura et Tiffany évitaient la conversation ou répondaient par des sourires gênés de sorte qu’il s’interrogea sur cette indéfectible connivence qui les unissait manifestement toutes les deux. Sans doute se trompait-il, mais il eut la sensation de déceler une pointe d’hostilité, en particulier chez sa sœur, lorsqu’il parlait d’Éliana. Décidément, les femmes demeureraient toujours à ses yeux, soit le symbole d’une calamité dont il était impossible de s’affranchir, soit de splendides créatures d’une complexité inouïe. Il essaya de joindre maintes fois ECOMEX. Une voix aseptisée, glaciale, dépourvue de toute chaleur, lui répondait invariablement “ Le numéro que vous composez n’est pas attribué. ” Il appela Cathy Whitney, l’agent maritime à Hobart. Elle lui annonça froidement qu’ECOMEX appartenait désormais aux archives nationales de la recherche océanographique. Quant aux Hunter et Intruder, ils pourrissaient à la chaîne au large de Macao pour subir des transformations. Un Pakistanais, magnat de l’industrie hôtelière conçut l’idée géniale de les aménager en restaurants. Le troisième navire faisait route sur Alang, dans le nord-ouest de l’Inde. Aussitôt désarmé, il y serait réduit en miettes. Après ces nouvelles peu réjouissantes, Loïc se mit
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à désespérer d’entendre encore un jour le sifflement du vent dans les agrès et le rugissement des merveilleuses déferlantes dans les quarantièmes rugissants. Il trouva une maigre consolation en se disant qu’avec un peu de chance et ses sandwiches, Wang ferait fortune avec ces palaces flottants qui ouvrent leurs portes à une clientèle huppée en Extrême-Orient, à moins qu’il ne décidât d’intoxiquer ses nouveaux patrons. Son pied droit refusait toujours de le porter quoiqu’il parvenait maintenant à se déplacer sans trop de contraintes. Aidé de ses mains il prenait appui sur les murs, en traînant la jambe d’un bout à l’autre de l’appartement. En fin de journée, ils avaientl’habitude de se retrouver devant la télévision, mais la lassitude l’emportait face à la médiocrité des programmes proposés et il était rare que l’un d’eux arrivât à capter leur attention. Les seules préoccupations qui les tenaient entre un état d’alerte plus ou moins conscient et celui d’une paresse encouragée par l’ennui, se réduisaient à s’interroger sur l’identité de leur hôte mystérieux ou faire le point pour la millième fois. Labévue s’était montré particulièrement avare d’explications à ce sujet ce qui accentuait la sensation de vivre dans une situation de sécurité illusoire et très temporaire. La visite inopinée de l’inspecteur apporta un entracte à leur isolement. Cette fois, il se présenta avec la mine des mauvais jours. Laura était absente. La nouvelle plongea davantage Labévue dans un mélange de perplexité et d’irritation suscitée par ce qu’il jugeait être une gifle de plus infligée par la jeune femme à la
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confiance qu’il lui accordait. Elle n’en faisait toujours qu’à sa tête. Il prit la mouche et n’essaya pas de dissimuler son mécontentement pendant que Tiffany tâchait de dégeler l’atmosphère en devisant le plus sérieusement du monde sur les petites culottes de Madonna ou le match de football de la veille. Labévue n’était pas venu visiblement dans le but de perdre son temps en causettes stériles, mais pour leur signaler la disparition de Michael. Il cacha très mal le malaise qui l’avait envahi dès l’annonce de cette nouvelle. Comment Michael avait-il pu échapper à la vigilance du policier de faction à l’hôtel ? L’inspecteur trouva sa chambre inoccupée. Par contre, ses papiers, un peu d’argent et ses vêtements étaient toujours là. Au début, il supposa qu’il reviendrait ou... Ou qu’il lui est arrivé quelque chose de plus grave, pensa-t-il. La visite de l’inspecteur se résuma à des échanges de politesses et banalités finalement. Quant à Loïc, il fut un piètre interlocuteur. Il se morfondait dans son coin déplorant également l’absence de Michael, mais pour des motifs sans doute différents. Il voyait dans la présence de Michael l’opportunité de poser enfin les bonnes questions, celles auxquelles Labévue ne songeait peut-être même pas, et regretta de gaspiller son temps dans les balivernes déversées par sa soeur. L’inspecteur se retira sans un mot pour revenir le lendemain. Il les blâma de nouveau, en particulier Laura pour son irresponsabilité et les risques qu’elle prenait en compromettant la sécurité des autres. Il tira une ultime salve d’avertissements et les menaça de leur ôter les mesures de protection dont ils jouissaient.
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Puis il se perdit dans des explications oiseuses à l’adresse des trois qui l’examinaient, étonnés et goguenards. Il revint à sa visite de la veille et s’attacha, sans insister, aux problèmes soulevés par Michael ainsi que Hans Van Lancker. Les sourcils de Loïc se froncèrent. Il ne prit pas la peine de cacher sa surprise. Kolowski s’était longuement attardé sur Kirch, Horbiger et Bill, mais entendre un nouveau nom, éveilla chez lui un sentiment d’insécurité, une étrange répulsion, presque un haut-le-cœur. « Van Lancker ?... – Ou Helmut Kirch. Ce sont les mêmes. Hans Van Lancker, monsieur Chaber, est le nom usurpé à un malfrat décédé lors d’une rixe. En clair, le vrai Van Lancker, n’est pas notre Van Lancker de l’Isabela. S’il faut croire Michael, il s’agirait d’un membre d’équipage, un personnage clé qui pourrait être l’auteur du carnage commis à bord de l’Isabela. Je n’en sais pas plus puisque tous deux sont à présent introuvables. » L’information selon laquelle Van Lancker et Kirch formaient une seule et même personne, secoua Loïc. Elle présentait sous un autre jour, un élément nouveau dans une affaire que tous jugeaient déjà bien compliquée. Malheureusement, il ne voyait vraiment pas comment l’exploiter. « … l’auteur ou un des auteurs du carnage, nuança Loïc. – En effet, monsieur Chaber… ou un des auteurs. », admit sombrement l’inspecteur. Il expliqua que les deux hommes faisaient l’objet
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d’un avis de recherche international. Pour le premier, il craignait désormais le pire. Michael n’avait plus donné signe de vie et le réceptionniste à l’hôtel ne fut guère coopératif. Quant au vigile, il jurait mordicus qu’il n’avait jamais quitté son poste. Dans le cas de Van Lancker, il espérait mettre la main au collet de l’individu même si pour l’instant les points de vue étaient plutôt partagés à son sujet. Dans les rangs de son équipe, il savait pertinemment qu’une large majorité ne cautionnait pas trop la thèse du type en cavale à l’autre bout du monde ou, en tout cas, à l’extérieur de l’Hexagone. Peu d’hypothèses encourageaient d’entamer des recherches sur cette voie. Mais le principe de précaution le plus élémentaire lui disait aussi de ne pas négliger cette possibilité, même s’il pensait fermement que le lascar attendait son heure cachée farouchement dans son coin comme un prédateur avant de frapper. Labévue commença à leur dévoiler un pan des explications de Michael. Celui-ci soutenait que l’annexe à bord de laquelle Hans avait embarqué ne pouvait pas tenir dans une mer exposée à des vents classés force huit13 et des creux de quatre mètres au moment de la mise à l’eau. Loïc leva la main pour interrompre Labévue. « Inspecteur, quelque chose coince dans cette interprétation des événements. À vous entendre, ce Van Lancker aurait abandonné l’Isabela bien avant mon intervention à bord. Dites-moi, comment expliquez-vous l’attaque dont j’ai été victime ? J’ai cru comprendre que la gendarmerie maritime était tombée nez à nez avec un Michael aussi mal en point que moi
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à bord de l’Isabela. Exact ? – Exact. Quoique, mal en point, me paraît excessif comparé à l’état dans lequel on vous a découvert. On l’a retrouvé dans un état de fatigue extrême, sans plus. – Bien ! Tâchons de conserver un minimum de logique une minute. La gendarmerie maritime n’a vu personne d’autre hormis les macchabées à l’intérieur du carré. Qui a tiré tous ces corps ? Celui de Ruis gisait sur le pont. Dix minutes plus tard, je le retrouve soigneusement ficelé dans un sac. Qui inspecteur ? » Loïc martela ces derniers mots avec tant de véhémence qu’ils sursautèrent tous les trois. « Michael ? Non, ça ne colle pas. Autant d’ailleurs pour ces élucubrations d’une embarcation mise à l’eau avec un force huit. Pourquoi raconter une telle bêtise même s’il prétend qu’elle ne pouvait pas tenir la mer avec un tel vent. » Loïc hésita avant de poursuivre. « Je ne comprends pas. Pour l’instant, je vois une seule solution. Moi et Michael n’étions pas les seules personnes à bord de l’Isabela. Qui est la troisième, et pourquoi pas la quatrième personne ? Comment sontelles montées à bord sans attirer l’attention avant de massacrer tout le monde et repartir après? Van Lancker serais-je tenté de dire, mais cela me semble un peu court.» Labévue, visiblement embarrassé, fit un signe de la tête. « Pour l’instant, les données manquent. Impossible de savoir. Monsieur Michael de Morgan maintient sa version des faits. Il s’était réfugié dans le puits de chaîne, le dernier endroit où son agresseur pouvait le
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découvrir. C’était aussi un excellent observatoire puisqu’il enregistrait les allées et venues de Van Lancker sur le pont. Il l’a vu quitter l’Isabela à bord du pneumatique peu de temps après le passage du détroit de Gibraltar. – Quand et qui donc m’a découvert ? demanda Loïc. – La gendarmerie en fin d’après-midi grâce à leur concours… » Labévue souriait et pointa du doigt Laura et Tiffany avant de revenir vers un Loïc éberlué. « Elles... Vous rigolez ! c’est une blague je suppose ? – Pas du tout. Madame Avril, votre sœur et Laura ont eu la sagesse de me contacter dès qu’elles ont quitté l’hôtel Biarritz et j’ai directement averti le CROSS. Un quart d’heure plus tard environ, le GIGN débarquait à bord et vous donnait les premiers soins. Ce n’est pas la gendarmerie qui est intervenue parce qu’en haut lieu, on commence à lorgner avec intérêt l’évolution de la situation. Ils ont découvert Michael après une fouille du bateau, les cadavres d’une femme, votre ami ainsi que des membres d’équipage que nous venons d’identifier seulement maintenant, car leurs corps étaient totalement brûlés à l’acide chlorhydrique. Van Lancker ne serait pas parmi les victimes. Aucune trace de cette troisième ou quatrième personne que vous évoquez. Elle doit forcément exister évidemment, j’en suis aussi convaincu que vous. Tout porterait à croire qu’elle connaissait particulièrement bien l’Isabela. Je terminerai en vous donnant le scoop de la journée. » Il jubilait et s’extasiait manifestement face à l’avidité gourmande qu’il lisait sur leurs visages. « Ce matin, des enfants jouaient à la lisière d’un bois
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situé à proximité d’Erbisoeul, une localité au nord de Mons en Belgique. Ils ont découvert un hélicoptère. L’appareil ne s’est pas écrasé. On y a bouté le feu avec un corps à l’intérieur. » Il tira deux photos de sa poche et les tendit à Loïc. « Serait-ce le même modèle que celui qui vous a emmené pour votre escapade à bord de l’Isabela ? » Loïc examina sous toutes les coutures les deux clichés. Le premier montrait une carcasse métallique, noircie par les fumées tandis que le second était un gros plan du visage partiellement carbonisé de la victime. Loïc grimaça puis se pencha vers Tiffany. « Va me chercher la loupe si tu veux bien. » Après quelques secondes, il se redressa et rendit les photos. « C’est bien le même appareil avec le corps du pilote. – Vous êtes catégorique ? – À quatre-vingt-dix pour cent. Accordez-moi une marge d’erreur. Je reconnais le système d’hélitreuillage et on peut distinguer la lettre F partiellement effacée de l’immatriculation, la même vraisemblablement. Madame Avril, si elle était ici, confirmerait. Quant au visage, il n’apporte pas vraiment d’indications sauf que la victime porte une collection de dents en or comme le pilote qui nous a transporté à bord. Celui qui a fait ça est un amateur, il a travaillé à la va-vite. – Cet amateur, comme vous dites, est peut-être un de nos mystérieux inconnus présents à bord de l’Isabela. Ce qui signifie que maintenant nous avons sur les bras, au moins deux tueurs dans la nature. Van Lancker et cet inconnu. », conclut Labévue.
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Ils ne surent quoi dire et le laissèrent partir sans piper mot.
Dans la nuit du vingt et un au vingt-deux juin, la plus courte de l’année paraît-il, Laura poussa la couette sur le côté, embrassa d’un regard détaché la chambre qu’elle partageait avec Tiffany puis s’assit au pied du lit. Le réveil indiquait trois heures vingt. Elle n’avait pas fermé l’œil contrairement à son amie qui dormait du sommeil du juste, les poings serrés, le souffle de la respiration paisible comme une enfant insouciante des dangers qui menacent. Elle soupira, joua avec ses doigts jusqu’à en faire craquer les articulations et se leva avant de se glisser derrière les tentures qui frissonnèrent légèrement au contact de son corps ivre de fatigue. Dehors, la lune s’accrochait aux étoiles que l’on devinait parfois audelà du manteau de pollution. Laura entrebâilla la fenêtre d’un geste, avide de sentir couler sur son corps un peu de fraîcheur et la referma aussi prestement lorsqu’elle se mit à tousser, mais il était trop tard, l’odeur pestilentielle des fumées toxiques remplissait déjà la chambre. Non contente de dominer la ville, tel le vautour étendant ses ailes audessus de sa prochaine victime au moment de la frapper et l’écharper d’un simple coup de bec, elle s’infiltrait partout, pénétrait les vêtements. Elle grignotait tranquillement les corps des plus jeunes ou des plus âgés à leur insu. Laura posa des yeux vides sur la rue. À part une voiture en stationnement devant
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l’entrée de l’immeuble, elle était déserte. Au coin, les établissements Jamart, un dépôt de matériaux de construction, frémissait en ce moment au rythme du travail de l’équipe de nuit qui s’affairait autour d’une remorque de camion en phase de chargement. Laura avait la tête ailleurs et s’interrogeait sur son avenir. Ses pensées vagabondaient entre cette mauvaise soirée aux Amitiés silencieuses et la photo qui mit le feu aux poudres. Le résultat était là, sous ses yeux. Le bilan s’avérait plutôt mitigé pour ne pas dire désastreux. Pêle-mêle, elle énuméra mentalement la liste des événements récents qui les avaient touchés. Michael n’avait plus donné signe de vie. Disparu dans la nature comme Hans Van Lancker. Après un mois d’existence cloîtrée entre quatre murs, ils commençaient tous les trois à montrer les premières marques d’impatience et de nervosité. Loïc surtout. Il était occupé à mourir d’ennui à petit feu et se transformait en plante d’appartement. La décision de lever les scellés sur l’Isabela, bien qu’elle la réjouissait au début, n’empêcha pas d’atténuer le sentiment de révolte qui la consumait lentement. Devenue, bon gré mal gré, la copropriétaire d’un prestigieux voilier à bord duquel elle n’avait jamais posé le bout des pieds et qui avait toutes les chances de lui coûter la peau des fesses dans un proche avenir, Laura découvrait l’ampleur de son infortune. May intervenait pour toutes les dépenses et se trouvait toujours assignée en résidence par mesure de précaution, selon Labévue. La S.A. Isabela Charter restait sous contrôle judiciaire même si, pour une
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raison qui échappait totalement à Laura, le bateau pouvait reprendre la mer. Tout irait normalement pour le mieux en attendant des jours meilleurs sans la location du quai dans le Vieux Port de Marseille, le gardiennage, l’entretien courant, les inspections de conformités, la révision du matériel de sécurité, les frais de remorquage, les réparations. Tout cela atteignait des sommets qui la transportaient jusqu’aux limites de la paranoïa voisine du délire. Les seuls contacts qu’elle entretenait avec sa grand-mère se faisaient par télécopies interposées, adressées d’abord à l’inspecteur. La plupart parlaient de mises en demeure, huissiers, menaces de citation et il ne fallait guère plus pour la persuader que bientôt, elle serait derrière les barreaux, enfermée dans une cellule empestant la transpiration, surpeuplée d’autres femmes encore plus hystériques. Laura se résigna à l’idée de ne pouvoir compter que sur elle-même et suivait distraitement des yeux le chargement du camion. Ensuite elle revint à la voiture. Un genre de 4 X 4 de couleur noire. Elle portait des plaques d’immatriculation plus petites que les françaises, mais de l’endroit où elle se trouvait, l’angle de vue était trop serré pour déterminer le pays d’origine. À l’intérieur, tout baignait dans le noir à l’exception du témoin lumineux de l’antivol qu’elle voyait scintiller sur le tableau de bord malgré les vitres teintées. Deux coups frappés discrètement à la porte et la voix de Loïc l’éloignèrent de ses idées moroses. Avec d’infinies précautions pour ne pas réveiller Tiffany, elle traversa la chambre sur la pointe des pieds tandis
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que grandissait l’ombre de la peur autour d’elle. Loïc n’avait pas pour habitude de tirer du sommeil les gens au milieu de la nuit pour des broutilles sinon pour annoncer de nouveaux ennuis. Laura respira profondément, son estomac se vida avant d’ouvrir la porte. Une seconde avait suffi, juste le temps de voir seulement son dos et la feuille de papier qu’il tenait serrée dans une main, l’autre fouillait de ses longs doigts ses cheveux tout ébouriffés. Elle ferma aussitôt les yeux et comprit qu’une fois encore son intuition ne l’avait pas trompée. Quand elle les rouvrit, Loïc l’affrontait sans expression, une sorte de reproche sur le visage, le même que celui adressé à l’enfant après une bêtise. Laura demeurait pétrifiée, pareille à une stèle dressée au milieu de la place d’un village, morne, silencieuse, incapable de lâcher ne fût-ce qu’un murmure. Elle gardait les yeux littéralement vissés sur le papier. « Vous n’avez pas froid ? » La question la prit de court. Elle haussa les épaules bien qu’elle entendait dans les jardins inconnus de sa psyché tourmentée, sonner les trompettes l’avertissant de la venue d’une catastrophe. Par contre, Loïc se mit à songer combien il était doux et rassurant de découvrir que sous tous leurs malheurs, se cachaient encore de jolies choses à voir. Cette femme en petite tenue livrant dans une indécente innocence, son corps à l’admiration de ses regards gênés, l’intimidait. Le savait-elle au moins ? Elle portait de minuscules sousvêtements – était-ce une culotte ? – et un bout de dentelle qui devait selon lui répondre normalement à la définition d’un soutien-gorge. Ceux que l’on voit plus
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sur ces beautés plastiques envahissant de leurs rondeurs avantageuses et magnifiques les pages de publicité des magazines féminins, la grande majorité soumise au procès de l’indifférence. Pas fastoche d’être femme aujourd’hui, concéda Loïc. Piégées par la concupiscence, la leur, celle des hommes, elles sont ballottées entre le souci constant de plaire au bureau, au restaurant, à la rue, et le besoin de satisfaire le mari gavé des images irréelles vomies par les séries B américaines ou Internet. « Pardonnez-moi, vous êtes très belle ainsi seulement… je… j’ai l’impression que… que vous avez oublié quelque chose. Je peux vous attendre dans le salon, nous avons du nouveau. » Il y avait longtemps qu’elle ne prêtait plus attention à ce genre de compliment fade et trop conventionnel. Laura posa un doigt sur sa bouche. L’heure était d’abord vouée aux préoccupations qu’attirait ce satané bout de papier, objet de toutes les spéculations. « Chut ! parlez moins fort. Elle dort. Que se passe-til ? » Loïc fut tenté dans un premier temps de lui donner le papier et tourner les talons sans autres explications, mais se ravisa. Sapristoche ! soit, elle nage en pleine crise de somnambulisme, soit elle s’imagine à un défilé de mode pour naturistes, soit elle est vraiment tête en l’air. Il pencha pour la troisième option et leva un bras vers elle. « Ben, c’est que… à votre place, accoutrée ainsi, j’aurais sacrément froid. » La suite se déroula très rapidement comme dans un film muet des années vingt. Laura découvrit incrédule
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jusqu’à la plante du pied les pâles reflets de sa nudité oubliée, avant de fléchir lentement son cou, dévastée par le poids de sa méprise. Dans un surprenant va-etvient des mains qu’elle porta fébrilement sur les parties les plus exposées de son corps, elle étouffa un cri avant de dissimuler la honte qui descendait sur son visage. Puis elle dessina une bouche en forme de cœur et claqua la porte au nez de Loïc. Deux minutes plus tard, ils se retrouvèrent l’un en face de l’autre. « Excusez-moi, je n’étais… » Il balaya d’un revers de la main la suite. « N’en faisons pas un plat, nous avons maintenant des choses plus sérieuses. Tiff dort encore ? – Comme un loir ! – Parfait ! Au moins, l’un de nous sera bon pied, bon œil pendant la journée. – D’accord avec vous. Maintenant, arrêtons de jouer, vous savez très bien que je dévore des yeux cette foutue feuille et si vous continuez à la serrer ainsi, elle ne sera bientôt plus qu’une boule de pâte à papier parfaitement illisible. Qu’est-ce que c’est ? » Elle ne cherchait probablement pas querelle, mais la nervosité et l’âpreté dans la voix qu’il sentait poindre chez elle l’indisposaient. Ses innombrables essais destinés à briser la glace entre eux éveillaient un obscur sentiment de méfiance. Elle l’évitait clairement. Mais quelle détresse vivait-elle pour que les hommes la fâchent à ce point ? « Je ne dors plus, commença-t-il. – Et alors ? Moi aussi. Quel rapport avec ce papier ? – Il s’agit d’une télécopie. Nous l’avons reçue tout à
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l’heure pendant que j’étais occupé à me demander pourquoi vous étiez si distante avec moi alors que vous et ma sœur, êtes inséparables si j’ai bien compris. » Laura devinait ses pensées comme on feuillette un livre dont les pages sont usées tant elles étaient lues. Elles racontaient presque toujours les mêmes histoires, banales, sans originalité, mais qui attiraient tellement facilement son attention et tant de fois brisaient son cœur. Comment lui faire comprendre que les hommes l’embarrassaient ? Trahisons, dénonciations, seuls des hypocrisies et des mensonges la liaient avec eux. Ses relations ressemblaient d’abord à des amours qui devaient durer toute la vie, ensuite à une espèce de mariage blanc, sans conflit, sans communication. Tout glisse, on se supporte, on se sépare laissant derrière soi un désert dont les dunes tentent de voiler la vérité d’un insupportable échec que le vent s’attachera à balayer d’un coup de poudre aux yeux. Ce scénario l’entraînait toujours dans le cercle infernal du vide émotionnel et sentimental à l’état presque pur. Sans un mot, elle dandina légèrement la tête et lui décocha un clin d’œil avant de retourner dans tous les sens la feuille sur laquelle elle ne voyait visiblement rien qui puisse l’aider pour trouver une réponse à ses questions. « En dehors de ce scribouillage, c’est vierge. La feuille est aussi blanche que la neige. – Je pense au contraire qu’il y a beaucoup à regarder et ce scribouillage, comme vous l’appelez, représente une des figures les plus universelles de l’humanité. Pour celui qui s’y identifie, elle incarne la vie, la santé, la puissance, la conjonction entre les éléments célestes et
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terrestres. Mais tout ceci présente à peine plus d’intérêt pour nous que l’évolution des indices boursiers. L’importance de cette télécopie réside ailleurs. Elle nous concerne directement. » Il se tut et se perdit dans la contemplation de l’horizon, estompé derrière un lit de nuages traversés de temps à autre par un éclair. Songeuse, Laura suivit son regard. Réalisaient-ils qu’en cet instant, un sujet identique les préoccupait ? Chaque fois que la peur emballait leur cœur, la même question surgissait. Quelle fut la meilleure période de leur existence ? Ils ne la situaient pas et se heurtaient au vide affectif qui les avait détruit petit à petit. Savaient-ils qu’ils avaient cela en commun ? Tous deux cherchaient à réveiller les souvenirs de leurs jeunes années qui auraient dû les nourrir d’espoirs, de grandes idées et des fumées d’une imagination assoiffée de merveilleux. Pour eux, cette époque se distingua surtout par l’ennui et la morosité. Une enfance inachevée sommeillait en eux et cela demeurerait ainsi probablement jusqu’à la mort. Ils auraient tellement aimé poursuivre ces années, là où elles s’étaient brutalement interrompues. Laura pensait à ses parents qu’elle n’eut jamais le temps de découvrir. Lui, s’interrogeait sur son père qu’il n’avait jamais connu. Une pluie fine commençait à crépiter sur la fenêtre, annonçant l’orage ainsi que le crachin d’une nouvelle journée vêtue de cette grisaille insupportable qui pénètre chaque pore de la peau. Loïc revint vers la jeune femme. « Ce que vous avez sous les yeux est une croix. Pas n’importe laquelle. Une croix atlante, la même que
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celle tatouée sur un des bras de Kolowski. Je dis la même parce que l’on dénombre une infinité de croix atlantes réparties sur toute la planète. On en retrouve des traces jusque dans la préhistoire. Les tribus germaniques, scandinaves, les Mayas la connaissaient. On en découvre aussi dans les ruines de l’ancienne Troie et les nazis, qui ne sont jamais en reste dans leur quête de symbolique, auraient repris ce dessin à leur compte dans le cadre du projet Atlantide dont Éliana et moi-même vous avons parlé. Vous me suivez ? » Elle opina sans un mot. « Tout porte à croire que Kolowski ne serait pas totalement étranger à nos problèmes. Cette télécopie le confirmerait. Elle n’a pas atterri ici par hasard en pleine nuit. Son auteur veut indiquer qu’il nous suit à la trace et n’est pas disposé à lâcher le morceau. Ils savent où nous sommes. » Il marqua un temps d’arrêt afin de permettre à Laura de digérer ses explications. « Je ne comprends pas. Pourquoi tant d’acharnement contre nous ? Ils ? C’est qui ils ? Pendant que vous vous décarcassiez pour sauver votre peau à bord de l’Isabela, Éliana avait évoqué l’existence d’un manuscrit que possédait son père. Le document contenait selon elle des révélations compromettantes. C’est insuffisant, absurde. C’est du délire. Autre chose doit se cacher derrière tout cela. » Elle secoua la tête et respira profondément. « Si vous saviez comme je souhaiterais que toute cette affaire ne soit qu’un tas de balivernes depuis cette soirée Aux Amitiés silencieuses. Loïc fit un petit geste de la tête.
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« Il ne s’agit pas que des balivernes malheureusement. En tous cas, pas tout à fait. – Comment ça, pas tout à fait ? » Il la regarda avec une intensité qui indisposa la femme. De toute évidence, elle commençait à percevoir la dimension exacte du traquenard dans lequel ils s’étaient fourrés. Personne ne souhaite occuper la pièce centrale d’une sombre machination. « Un pressentiment. Je ne sais pas vous répondre. Pourtant, je suis d’accord avec vous. Dans cette affaire, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, mais il faut au moins chercher quelque chose. Quoi ? Il doit exister quelque chose de simple, plus rationnel et accessible à notre entendement. Pour ça, votre grandmère pourrait nous éclairer, je… – Et vous pensez que Kolowski est derrière tout ça ? – Possible, mais pas certain à cent pour cent. Il serait du genre à laisser les sales besognes à des hommes de paille. Lui, il se taille la part belle du travail. Je le soupçonne d’appartenir à un groupuscule néonazi ou en tout cas, quelque chose évoluant dans la mouvance de l’extrême droite avec pour objectif la renaissance du projet Atlantide. C’est un peu léger et tiré par les cheveux, je l’admets, mais regardez ce dessin. Il me poursuit jour et nuit. Je l’ai observé pour la première fois à la vitrine d’une boutique spécialisée en ésotérisme ensuite sur Kolowski, une personnalité étrange et secrète. L’individu n’a pourtant pas le profil pour se promener avec ça. À présent, une fois de plus, le même dessin est là, sur la table. Je ne m’attendais pas à le revoir si vite. Ne trouvez-vous pas bizarre que malgré autant de cadavres semés derrière nous comme
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le petit Poucet avec ses cailloux, Kolowski et Mitchell se font singulièrement discrets ? » Le front de Laura n’était plus qu’une ride. « Mitchell ? Qui est-ce ? – Un sénateur du Congrès des États-Unis. Il assistait à notre entretien en présence de Kolowski et Éliana. Un type pas très net, sans doute mouillé dans cette affaire, mais je ne sais pas à quel point. Je ne parle pas de la mise hors course d’ECOMEX, la vente des navires et la perte de mon boulot. C’est beaucoup à digérer pour un petit esprit tel que le mien, muni d’un minimum de bon sens. Ici, nous quittons définitivement la zone de l’aléatoire, ce n’est plus le hasard. – Mmm, bien sûr. Au fait, vous m’avez effectivement expliqué tout cela, mais… seulement vous. Éliana n’a jamais fait allusion à ce tatouage et encore moins au projet Atlantide. Je tenais à vous le signaler ainsi que ce Mitchell. » Elle abandonna sa place et lui tourna le dos tout en continuant à parler. « Je crois savoir qu’elle vous appréciait, mais… » Elle se mordit les lèvres, pivota sur ses talons et lui transperça le cœur d’un regard ému. « Vraiment, je regrette pour Éliana néanmoins… ceci peut vous paraître injuste ou excessif, je ne trouve pas le mot, mais parfois je me demande si elle est si… si… voyons, si elle est si estimable. Tiff a la même impression. Sa disparition me semble tellement parfaite. Non, disons plutôt calculée. Pas de traces de violence, rien. Quand nous sommes parties vous récupérer à l’hôpital, il était convenu qu’à la moindre anomalie, elle devait nous envoyer un message
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mémorisé sur son téléphone mobile. Elle n’avait qu’à enfoncer une touche. » Elle s’interrompit et haussa les épaules d’un air désabusé. « Excusez-moi, je suis toujours une grande bavarde, je suis fatiguée et je raconte des idioties. Oubliez mes paroles, elles n’ont aucun sens. » À son tour, Loïc abandonna sa place et commença à marcher de long en large devant la fenêtre, trop absorbé dans ses réflexions, il ne prêta pas attention à la voiture en stationnement au pied de l’immeuble. Puis, il s’arrêta, porta une main à sa bouche et mâchouilla quelques mots à peine compréhensibles. « Étonnant ce que vous dites. Je me posais la même question. Cet enlèvement me paraît effectivement trop propre. Toutefois, on peut très bien supposer également que l’agresseur la connaissait ou l’a surprise et l’empêchait de réagir. Quel était le message ? – Alerte. Un mot, un simple mot.» Ils sursautèrent tous les deux lorsqu’ils entendirent le grelot caractéristique du télécopieur. Ils se dévisagèrent comme si leurs jambes refusaient de les porter davantage. « Allons-y, qui sait, c’est peut-être le père Noël. », dit sans grande conviction Loïc. Il prit connaissance du message puis le lut à voix haute. « C’est assez bref, mais au moins, c’est plus explicite que le premier message. » Il se racla la gorge, plissa légèrement le front et pris un air sentencieux. « Chère Laura, vous êtes très belle à la fenêtre. Ainsi,
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vêtue de si peu, je vous devine atteinte par le froid et peux mieux lire le désarroi qui vous hante. Méfiezvous ! » Il donna la feuille à la jeune femme et la laissa seule dans le salon à ses réflexions. « Eh ! voilà qui me rassure. Je ne suis pas le seul à le penser. Vous êtes magnifique… Euh… ce n’est pas un compliment. Il s’interrompit, gêné. Je dis ce que je pense. Notre homme est en plus un poète. Sauf erreur, vous avez un admirateur. Je reviens dans un instant. – Le genre d’admirateur dont je me passerais volontiers. » Une première pensée amena Laura à vouloir s’enfuir, partir. Partir loin, pour rejoindre sa mère ou son père si l’un d’eux était encore en vie. Le plan lui sembla complètement fou, tellement fou qu’il lui permettait de décrocher plus facilement de la réalité et revenir à ses rêves d’autrefois. Mais une deuxième idée chassa bientôt la première, plus troublante, plus inquiétante et elle découvrit l’énormité de sa méprise. Elle la transporta d’abord dans une peur bleue qui lui coupait bras et jambes, vers la fenêtre du salon ensuite. « Loïïïc ! » Un tel cri devait forcément annoncer la fin du monde pour qu’elle se décide à l’appeler par son prénom sur un ton chavirant vers une note résolument hystérique. Sans attendre un nouvel appel qui lui aurait à coup sûr brisé les oreilles, il se trouva à l’instant auprès d’elle tandis que le doigt tremblant pointé vers l’extérieur, elle bredouillait les bribes d’un monologue, la peur au ventre.
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« C’est lui, c’est la voiture là-bas. Vous l’apercevez ? – Elle est bonne celle-là ! Y a pas un chat ni d’autres véhicules dans cette rue. Un 4 X 4… difficile de le rater à moins d’être aveugle. – Oui, mais tout à l’heure, de la chambre, j’avais pris pour un système d’alarme antivol, le témoin lumineux que je distinguais de la fenêtre. En réalité, il s’agissait d’une cigarette ! Il nous surveille depuis des heures maintenant. » L’ombre d’une main à l’intérieur confirma ses dires. Elle glissa sur la vitre tout embuée. Soudainement, le véhicule partit en trombe, roula une cinquantaine de mètres avant d’illuminer de ses phares la chaussée luisante d’humidité. Il se fondit ensuite dans l’obscurité. « Où avez-vous mis la première télécopie ? Moi, j’ai autre chose à vous montrer, soupira Loïc. Il étala devant lui les deux feuilles, sortit son téléphone mobile et commença à s’énerver sur les minuscules touches. « Maudits gadgets ! Je n’y arrive pas. » – Que faites-vous ? – Je cherche l’agenda. – Donnez-le-moi. – Surtout pas ! Nous serions encore ici demain matin. » Elle prit un air pincé. « Merci. – Pas de quoi. », grogna-t-il. Au bout d’une dizaine de tentatives, il respira profondément, saisit les deux messages qu’il compara attentivement ensuite il les posa à nouveau devant lui,
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incapable de cacher plus longtemps sa satisfaction. « J’ignore si c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle, mais ces deux télécopies ont été envoyées par un même expéditeur au départ du même appareil. Ça, avouez que c’est une demi-surprise. Par contre, le numéro qui apparaît en tête de page est le même que celui de mon agenda. C’est celui d’Éliana. » Laura sourcilla à ces explications. « Ce fax serait parti de son téléphone cellulaire ? Comment est-ce possible ? – Parfaitement ! J’ai pu tenir en main cet engin. Une merveille de technologie. Tout, vous avez tout en termes de communication. Messages électroniques, accès à Internet, fax et bien sûr les appels téléphoniques conventionnels. » Elle l’observait avec l’air de celle qui semble épatée par le savoir de son interlocuteur. Après quelques secondes d’un silence de plomb, Loïc poursuivit. « Allez réveiller Tiffany. Nous levons le camp maintenant et je préviens notre ouistiti. » Laura écarquilla les yeux. « Ouistiti ? – Labévue. – Et où allons-nous, cher monsieur ? » Il regarda sa montre. « Nous pouvons encore attraper le premier TGV pour Nice. On descend à Marseille. L’Isabela me manque. Vous, peut-être pas, mais moi, oui. C’est l’unique endroit où nous pouvons espérer trouver un peu de sécurité. Après, nous rendons une visite de courtoisie à la grand-mère. En plus, ici il pleut, là où elle habite,
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c’est le soleil et j’en ai assez d’attendre, nous perdons notre temps ici. Votre barquette est parée à prendre la mer ? » Laura le déshabilla de haut en bas, un air narquois aux lèvres. En sécurité ? Parée à prendre la mer ? Son séjour à l’hôpital ne lui suffisait donc pas ? Tout compte fait, ça ne la déplaisait pas puisqu’elle voyait là une excellente occasion pour récupérer sa vieille Panda, mais la question la prit de court et elle ne sut quoi dire tant elle se sentait incapable d’émettre un quelconque jugement sur tout ce qui avait trait aux choses de la mer. « Je l’ignore. Vous savez pertinemment bien que je n’ai jamais posé les pieds sur ce rafiot. Pourquoi le TGV ? Pour la discrétion, vous ne semblez pas peser lourd dans la balance, s’emporta-t-elle. – Ça vous crée un problème si je m’en occupe. – De l’Isabela ? Non, pourquoi ? ça devrait ? D’ailleurs, je ne vois que vous. – Je ne parle pas seulement de l’Isabela, mais aussi de tout le reste. – De tout le reste ? Que signifie le reste chez vous ? – Après une petite visite chez la mamie, nous partons pour la Guadeloupe. Autre chose, je refuse de manœuvrer seul la bête. Nous embarquerons, de gré ou de force, Michael, s’il se trouve encore parmi les vivants, mais je préfère toujours que tout cela se réalise avec le concours de Labévue évidemment. » Elle balança son bras d’un geste vague et partit pour s’atteler à la lourde tâche consistant à extraire du sommeil Tiffany. « Bah ! au point où nous en sommes… après vous,
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plus rien ne m’étonne », lança-t-elle avant de le quitter. Loïc sentit grimper des picotements dans ses mains et commençait à trouver lassante cette fille qui lui faisait toujours monter la moutarde au nez au plus mauvais moment. Il s’était plié en quatre pour la tirer de son affaire scabreuse avec l’Isabela et il avait payé le prix fort. Il ne la connaissait même pas, n’avait jamais entendu parler d’elle ni d’Eve, ni d’Adam. Il était seulement intervenu parce que sa sœur le demandait. Maintenant, tout ce qu’il recueillait n’était que brimades ou sarcasmes. Il céda à une froide colère, fit deux pas dans sa direction, l’empoigna sans ménagement et l’immobilisa de ses deux mains serrées sur ses épaules. Elle ne put réprimer une grimace qui le laissa parfaitement indifférent. « Vous avez vraiment un gros problème ma belle. Je ne sais pas quoi, mais un psy pourrait vous aider. Quoiqu’à votre stade… Le TGV ? Pourquoi pas ? Si vous avez une autre solution, je vous écoute. Toute idée sera la bienvenue et si elle tient la route, je prends. » Les yeux de Laura s’enflammèrent. Elle tenta de le mordre, de lui arracher la peau du visage, de lui envoyer une gifle bien pesée. Rien n’y fit, elle n’était qu’un jouet entre les mains de cet homme à qui elle devait tout et que pourtant une mystérieuse force intérieure repoussait. « Lâchez-moi ! – Non ! – Si ! – Qu’avez-vous ? Que cherchez-vous ? Nous sommes
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tous les trois dans le même merdier et ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Ce n’est pas ma faute si votre cervelle d’insecte ne peut assimiler l’idée que nous sommes seuls. Désespérément seuls ! » Loïc sentit ses propres doigts se crisper encore plus et la repoussa si loin qu’elle faillit tomber à la renverse. Laura disparut à moitié dans l’obscurité de la pièce, mais la vue de son visage pâle et décomposé par la peur lui fit regretter aussitôt son geste. Elle massait ses épaules, songea un moment à regagner sa chambre et s’y enfermer à double tour pour échapper à sa colère. En un sens, il n’avait pas tout à fait tort, mais se retirer, signifiait capituler, idée qu’elle rejetait catégoriquement. « Vous n’avez pas faim ? » demanda-t-elle. Il haussa les sourcils et garda un silence dédaigneux. « Tant pis, moi, oui. À propos, si je comprends bien, quand vous dites ce que vous ne pensez pas, c’est un compliment ? » Elle avait posé la question spontanément, sans réfléchir. Mais tout à l’heure ne lui avait-il pas déclaré qu’elle était magnifique avant de rectifier aussitôt qu’il ne s’agissait pas d’un compliment ? Il disait simplement ce qu’il pensait. Elle secoua la tête. Tu es ridicule Laura. « Pardon ? » Laura balaya l’air d’une main lasse. « Oubliez. » Elle le quitta et revint deux minutes plus tard avec un plat débordant de boissons, victuailles et sandwiches qu’elle serrait entre les dents. Loïc détailla
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le plateau sous tous les angles afin de savoir par quel tour de passe-passe, elle était parvenue à entasser toutes ces choses en si peu de temps. Ils se laissèrent envahir par une sorte de gêne et oublièrent Tiffany. « Il y en a un pour vous, comme vous les aimez. Dixit Éliana. Elle m’a refilé la recette. À bord des TGV, c’est cher et on nous empoisonne. Pire que la bouffe de Wang. » – Là, je doute. », grommela Loïc. Elle se renfrogna et continua à mastiquer son sandwich avec une expression quasiment confite en dévotion. Il la lorgnait avec un mélange de curiosité et de méfiance. Seigneur, ce qu’elle est exaspérante et triste ! Laura possédait tout ce qu’une femme de son âge espérait devenir ; belle, une carrière pleine de promesses, propriétaire d’un des fleurons de la marine à voiles actuelle, mais son caractère de chien apportait une ombre au tableau, éclipsant toute la lumière qu’un homme aurait pu souhaiter dénicher derrière son joli visage. Pourtant, secrètement, il refusait d’admettre qu’elle l’intimidait. Il se balança sur un pied puis sur l’autre, fit mine de chercher quelque chose à droite et à gauche avant de soupirer longuement. « Continuez à vous empiffrer ainsi et vous gagnez votre ticket pour la foire aux monstres. – OK. Toi dans la cage et moi dans le public ! » Elle ne l’écoutait plus et prit un deuxième sandwich, affectant l’attitude du sage retiré dans une paix impénétrable. Loïc tournait en rond comme un fauve dans sa cage. « Bon, alors voilà, excusez-moi. Seulement, vous m’énervez, vous m’excédez, vous me hérissez les
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poils, vous êtes une calamité, vous… Bon Dieu, mais arrêtez de bouffer ! – Je vous emmerde ! Dites-le ! – Eh ! Et encore ! Ce serait vous sous-estimer, ce mot ne reflète pas exactement votre obsession à m’horripiler pour un oui, pour un non. Alors plus vite en avoir fini avec vous, avec tout ce micmac, mieux nous nous porterons, vous et moi. » Le houspiller ou, ne fût-ce qu’émettre un murmure de désapprobation l’aurait sans doute amusée. Elle se contenta de le dépecer dans tous les sens d’un œil de travers avec l’air de celle qui ne comprenait rien, avant de poursuivre d’une voix faible. « Nous pourrions demander à l’inspecteur de nous emmener ? – Quoi ? La police ? Allons donc ! Et pourquoi pas la Garde républicaine ? Parlez-moi de discrétion… Vous ne comprenez pas. Labévue, je l’aime bien, il est sympathique, il est gentil, il nous aide, il vient tailler une bavette régulièrement pour nous soutenir le moral quand il est sous la ceinture, mais… » Il se tut, intrigué par les yeux globuleux que lui lançait Laura. « Quoi ? qu’ai-je encore dit ou fait pour vous offusquer ? – On trouve quelque chose sous la ceinture chez vous ? – Un conseil d’ami, arrêtez de manger ces sandwiches. Wang, lui au moins, ne les assaisonnait pas d’aphrodisiaques. » Il haussa les épaules et se racla la gorge. « Je continue. Labévue est coincé et il ne peut le nier.
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Jusqu’où nous protégera-t-il ? Il refuse déjà de nous indiquer l’identité de notre hôte mystérieux. À qui appartient cet appartement ? Vous a-t-il montré la photo de Michael ? Non… » Il la lorgna de travers. « Laura, s’il vous plaît posez votre sandwich, juste un petit effort. » Loïc planta une nouvelle fois ses yeux bleus dans les siens et ne les quitta plus. « Je répète. Nous sommes seuls et si nous ne nous magnons pas le popotin, il ne faut pas être grand prophète pour prétendre que dans deux heures, il fera chaud ici, très chaud. Vous pouvez rester si ça vous chante. Moi, j’aime la vie, elle peut encore m’offrir beaucoup de choses alors je vous laisse, je pars. À pied, à cheval, en planche à voile, sur un skateboard ou en TGV, peu importe, je pars. Salut, ciao, até logo, adios, so long et bonjour à Labévue. » Elle posa le reste de son sandwich sur la table, gratta le lobe d’une oreille et partit à la fenêtre. Le ciel était dégagé, aussi limpide que l’eau pure du torrent explosant sur le rocher en mille petites étoiles. Cellesci disparaissaient maintenant et laissaient à l’aube sa tâche immuable de les éteindre les unes après les autres. Chez Jamart, les ouvriers achevaient le chargement du camion. Une nouvelle journée commençait. Elle devina une présence dans le dos. Loïc se tenait à ses côtés, immobile et les minutes suivantes furent propices pour les occuper d’intenses cogitations que chacun préservait secrètement au fond de son cœur. Il y eut un léger bruit comme si quelqu’un
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cherchait à les surprendre. Ils se retournèrent ensemble, prêts à repousser l’intrus et tombèrent nez à nez sur Tiffany, l’échine courbée, les mains frottant les yeux pareils à un gros poupon abruti de rêves. « Vous en faites un tintamarre vous deux. Mais c’est vrai, moi non plus je n’ai pas l’intention de m’attarder davantage ici. Nos valises sont sorties. » Là-dessus, sans demander son reste, elle prit la main de Laura et s’en allèrent ensemble, pareilles à deux demoiselles en route pour vivre à la dérobée des aventures inédites. Guadeloupe — Parc national des Mamelles — 23H00’ Cinq véhicules de type Hummer contournèrent le lieu-dit la Providence puis se garèrent, tous feux éteints, sur un terre-plein au bord de la D23, non loin de la crête Bois du Diable. Les hayons basculèrent sans un bruit, cédant le passage à une quarantaine d’hommes, une femme, tous vêtus de tenues légères comparables à celles des touristes venus de la métropole pour envahir chaque année les plages de sable noir de la Basse-Terre. Légers comme des gazelles, ils sautèrent à terre pour former aussitôt deux groupes séparés de cent mètres. L’opération dura une poignée de secondes après quoi les véhicules se retirèrent dans une sorte de cuvette, sans emballer les moteurs inutilement, silencieusement, lentement en prenant soin de ne pas soulever des nuages de poussière. Il ne restait plus
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qu’à attendre, loin des regards curieux. Si les choses dégénéraient, le Charles de Gaule14, en phase d’alerte maximale depuis la veille, croisait au large des Petites Antilles, deux Étendards en pontée prêts à intervenir. La petite troupe s’enfonça bientôt dans un autre monde, celui des ombres et des odeurs particulières d’une terre que peut-être l’homme n’avait plus foulée depuis des décennies. Ils étaient désormais seuls parmi les flamboyants, les fougères arborescentes, les fromagers, les acomats-boucan au feuillage plus dense. La rumeur d’une faune invisible les enveloppait de sa vibrante mélodie empreinte d’une pureté qui dégageait quelque chose d’envoûtant. Non, pas envoûtant. Quelque chose d’irrémédiable et irréversible comme s’ils se trouvaient suspendus en dehors du temps et de l’espace, sans espoir de retour, leurs moindres gestes observés par une obscure créature. Quelles lois régissaient donc les habitants de ce monde qui se fondait dans une semi-opacité de brumes humides, frémissantes de mystère ? Ce qui les entourait était bien plus qu’une action immanente des puissances naturelles. La forêt révélait quelque chose d’oppressant avec toute cette chaleur et moiteur permanente. Elle se développait, respirait au fur et à mesure qu’ils progressaient à l’intérieur. Au début, un chemin jonché de pierres instables les mena au bout de quelques centaines de mètres, à un croisement. Deux sentiers contournaient un piton rocheux dont ils ne distinguaient que très vaguement la forme sous un mur de végétation débordante et de roches couvertes de mousse ce qui aurait dû rendre le pas plus hésitant, la marche plus périlleuse. Mais les
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deux groupes progressaient sans difficulté, visiblement rompus à ce type d’exercice nocturne. Ils empruntèrent chacun de leur côté une des pistes. Vers une heure du matin, ils entamaient l’ascension de la Mamelle de Pigeon dans une atmosphère encore plus humide, l’esprit en éveil avec l’appréhension de poser le pied à chaque pas sur une scolopendre ou succomber à la caresse redoutable d’un mancenillier impossible à discerner dans ce fouillis de verdure. Personne ne parlait, personne ne savait au juste ce qu’ils découvriraient. Peut-être conscients du danger de tirer de leur sommeil les fantômes de ceux qui avaient à l’époque joué aux apprentis sorciers. Ils avaient préféré brûler ainsi leur âme en signant un pacte avec Atlantide, un pacte avec le diable. Tous étaient surtout dominés par un sentiment étrange, une sorte d’invitation à clore définitivement l’une des pages la plus effrayante et fantastique de la recherche scientifique contemporaine. Le capitaine Fauver emmenait un groupe en file indienne, composé de trente hommes ainsi que la femme. Nicolas, dit Nic, fermait la marche. Pour l’instant, il n’avait d’autre souci que celui d’admirer devant lui, le galbe aguichant des jambes de Julie et la danse de ses hanches à moins d’un mètre de son visage. Cette fille le faisait rêver. Elle portait un pantalon délavé tellement étroit qu’il se demandait par quel subterfuge elle parvenait à se déplacer avec tant de souplesse. Quant au chemisier, elle l’avait assorti au pantalon et le tenait serré autour de sa taille par un nœud grossier qu’elle ne cessait d’ajuster. Dans le rôle de l’héroïne enlevée par King Kong, elle devrait être
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parfaite, conclut Nic. Quel gâchis ! Il n’arrivait pas à comprendre les motifs qui poussaient des femmes à venir s’enterrer dans un groupe d’intervention tel que le GISR15. Le service en comptait seulement trois pour deux cents hommes. Il prit un air coupable, maudissant une fraction de seconde cet écart de concentration qu’il s’était autorisé. Cela pouvait, compte tenu des circonstances, remettre en question sa propre sécurité et celle des autres. Les images satellites du plateau des Mamelles n’avaient révélé aucune zone suffisamment sécurisée pour acheminer par voie aérienne une antenne médicale, probablement nécessaire à l’issue de l’opération. Dès lors, un point de ralliement fut prévu au sommet avec l’autre groupe dont la mission consistait à ouvrir en ce moment même un chemin afin de le baliser en vue d’une évacuation plus rapide des blessés. Il servirait également d’appui si l’opération dérapait au cours de l’intervention. « Tu me parais bien soucieux Nic. » Julie le fixait d’un œil entendu, les mains sur le ventre, serrant pour la énième fois le nœud. « Pardon ? – Tu m’as parfaitement bien compris. N’y a-t-il rien d’autre à faire que zieuter le dandinement de mes fesses ? – De tes fesses ? Oh ! Pas seulement de tes fesses, mais avoue que mon horizon est relativement limité et si j’en avais l’occasion, je ne me permettrais pas de zieuter avec autant d’insistance les parties charnues de ton anatomie, comme tu le dis si bien. Je préfère les
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admirer, plus que tout ce qui nous entoure. Est-ce ma faute si mes rêves sont peuplés de femmes. », plaisanta Nic. Elle le toisa de la tête aux pieds, ne prêtant plus attention aux autres qui s’éloignaient. « Dois-je comprendre, cher monsieur que vous préférez fermer les yeux sur tous ces trésors que nous offre la nature ? déclara-t-elle d’un air triomphant. Elle balaya d’un large geste de la main l’obscurité qui les entourait. « Ce n’est pas exactement ainsi que je perçois les choses, chère madame, lança-t-il sur le même ton. Il fait si noir ici… Et vous, qui habite vos rêves ? » Julie se contenta de hausser les épaules. Ils reprirent leur marche pour rejoindre les autres. Elle poursuivait la conversation sachant parfaitement que son compagnon n’en perdait pas un mot. « Que cherchons-nous au juste ? Une aiguille dans une meule de foin ? En plus mes rêves ne te… – En plus, tu as un problème. » Elle s’arrêta pile et se retourna. Il la regardait fixement, l’expression vidée de toute chaleur et de sentiments. Elle se sentit terriblement mal à l’aise. « Un problème… quel problème ? – Tais-toi ! Pas de panique. » La dernière chose à dire. Si quelqu’un demandait de ne pas paniquer, c’est qu’il fallait juger l’affaire sérieuse. Nic ôta son chapeau et se pencha doucement vers Julie. « Tu as un visiteur sur ton épaule gauche. Il mesure quinze centimètres et… – Je n’ai invité personne… c’est encore une de tes
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mauvaises blagues ? Dis-moi que c’est une blague. C’est… non, je te regarde et tu es aussi blanc que moi. Ce n’est pas une blague. » La jeune femme blêmissait à vue d’œil. Elle tourna légèrement la tête. « Ne bouge pas ! C’est une scolopendre. Une superbe scolopendre. Avec toutes ces pattes, elle doit en avoir des paires de fesses ! Elle est belle. Presque plus belle que toi. – Merci. – Je me serais senti plus à l’aise si elle était sur tes fesses… mais là, j’hésite… si elle te pique, tu gagnes ton ticket pour l’hosto. – Encore de l’humour ? Elle est où maintenant ? – Elle visite la propriétaire… seulement un état des lieux… Elle va en faire des découvertes ! Elle passe en ce moment à deux centimètres de ton cou. Ne bouge pas, je vais la prendre, surtout ne bouge pas. », répétat-il d’une voix qui se voulait rassurante. Et soudain, dans un élan rapide comme l’éclair, il balaya de son chapeau la bestiole qui tomba à ses pieds pour disparaître en un clin d’œil sous les cailloux. Visiblement soulagée, la jeune femme lança une œillade. « Merci, rattrapons les autres. » Nic se grattait le menton et jetait un autre regard encore plus grave et lourd de sens sur le chemisier. « Quoi encore ? interrogea Julie « Tu as un autre petit problème. », dit-il le plus sérieusement du monde. – Un autre visiteur ! explosa Julie. – Le nœud… ton nœud est encore défait. »
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Nic pointait un doigt dont l’extrémité gravitait à quelques centimètres autour du nombril de la femme. Furieuse, elle lui tourna le dos et s’en alla d’un pas décidé rejoindre les autres, l’abandonnant à ses plaisanteries douteuses qui ne trouvaient pas leur place dans les circonstances présentes.
Quand elle émergea de l’hébétude dans laquelle l’avait plongée la drogue, Éliana posa un regard plein d’appréhension sur un univers aussi noir que la nuit d’où elle sortait. D’abord, elle hésita, avait-elle vraiment ouvert les yeux ? N’avait-elle pas perdu la vue ? Elle ne se souvenait de rien. Où était-elle ? Tout s’était déroulé si vite après le départ des deux femmes sur l’aire de stationnement. Seigneur, ce qu’elle regrettait de ne pas les avoir accompagnées pour rejoindre Loïc dans sa chambre d’hôpital ! Elle réalisa qu’elle était couchée sur un plan légèrement incliné, froid, dur comme de la pierre et ne pouvait bouger ni ses jambes, ni ses bras. Une sangle maintenait sa tête prisonnière, prête à éclater à tout moment comme une citrouille trop mûre tant elle était serrée. Éliana gémit et sut qu’elle ne tarderait pas à mourir. Mais, la mort ne l’avait-elle pas déjà prise ? N’épiait-elle pas ses moindres faiblesses en attendant le bon moment pour l’emporter ? Qui peut évoquer sa propre naissance ou sa fin ? se disait-elle. Tant de gens la voient marcher vers eux jusqu’au souffle ultime. Pourtant, empêtrés dans leur agonie et délire,
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ils restent les témoins impuissants d’un événement extraordinaire, incapables de l’expliquer. Là-bas, dans ces régions inexplorées de notre esprit où s’accroche la vie, va se loger la substance qui alimente nos peurs. Éliana n’ignorait pas combien ces questions auraient semblé étranges en d’autres moments cependant ici, elles prenaient une telle intensité qu’elle se mit presque à sourire. Un sourire qui peut-être, exorciserait les souffrances endurées. Elle sentait les miasmes d’une moiteur ambiante l’entourer et n’éprouvait aucune sensation de fraîcheur. Mais il y avait surtout l’odeur. Pas seulement de l’humidité. Non, une autre plus inhabituelle, intenable, âcre comme de la viande avariée. Elle voulait demander de l’aide, appeler, crier afin de voir au moins ses bourreaux. Aucun son ne vint. Une toile adhésive avait été appliquée sur la bouche. Alors, elle ne trouva d’autre occupation que celle de contempler son infortune et commença à sangloter avant de perdre encore connaissance. Un bruit étrange, une sorte de couinement la tira de son inconscient ensuite, plusieurs claquements achevèrent de la réveiller. Un rayon de lumière l’aveugla. Il y eut une voix, celle d’un homme et deux yeux à travers une petite lucarne rectangulaire, située à mi-hauteur d’une porte métallique. Ils la fixaient sans ciller pendant qu’il parlait. C’est tout ce qu’elle voyait du personnage. Elle profita du peu de clarté pour examiner sa cellule, mais ne distingua que les formes de son propre corps complètement dénudé, donné en pâture à la
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perversion de l’individu. Éliana refoula une nausée tandis que le monde se désagrégeait sens dessus dessous. Néanmoins, elle ne sut exactement la manière dont elle y parvint, elle puisa dans les dernières forces qui lui restaient pour trouver la volonté de faire le vide. Oublier qui elle était, où elle était. Elle se désintégra, s’effaça pour mieux laisser à ce pervers la liberté d’exciter son désir. Ses pensées allèrent vers Loïc qu’elle ne pourrait sans doute jamais connaître, découvrir et aimer, sauf de façon platonique. Pour dire la vérité, ce n’était pas nouveau. Au début, ce sentiment ne l’émut guère. Mais petit à petit, sans prévenir, il se mit à la titiller le jour et la nuit, ensuite avec insistance. Tout débuta dans l’hélicoptère de façon aussi fortuite qu’incompréhensible tandis qu’ils se crêpaient le chignon joyeusement. Ils ne s’étaient vus que quelques heures et cela suffit pour la conduire à sa perte, au cœur du cercle fatal du malheur. L’éloignement ou l’absence de cet homme devait normalement, le temps aidant, le radier définitivement de sa mémoire. Ce fut le contraire. Depuis sa première rencontre, sa vie semblait entrer dans une nouvelle phase, comme si elle se dirigeait sur un chemin qui la mènerait vers un degré émotionnel encore jamais atteint. Loïc. Ce nom la blessait, l’écorchait ouvrant une plaie chaque jour plus profonde. Elle l’aimait. En tout cas, elle croyait l’aimer. Une tuile qui n’était pas inscrite au programme. Vivre une belle histoire romantique avec son régiment de clichés, de mensonges et d’hypocrisies, çà, jamais ! Voilà le summum de tout ce
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qu’elle exécrait. Ici, elle la regrettait cette histoire parce que, avec un peu de chance, elle aurait permis de mieux accepter les conditions de sa captivité. Toutefois, la tragédie de sa situation ne se résumait pas seulement à une affaire de cœur. Elle avait menti, à elle-même, à Loïc. En imaginant que donner l’illusion d’adhérer à la cause des assassins de son père pour venger sa mémoire et gagner leur confiance serait facile, elle se trompait lourdement. Si elle s’en tirait, comment fournir la bonne explication à Loïc ? Il n’était pas né de la dernière pluie. Inutile de lui raconter des carabistouilles. Atlantide aurait pu se limiter à une organisation – mi-secte, mi-terroriste – dirigée par une bande d’illuminés et nostalgiques, pour entretenir un idéal d’un autre âge. Mais l’ambition l’emporta sur la raison. Des femmes et des hommes, puissants, influents, des esprits animés d’une avidité dévastatrice, des psychopathes, avaient fait renaître de ses cendres un projet fou pour le transformer en nouvelle machine de guerre. Pour atteindre un tel degré de complexité et de stupidité, une question se posait : qui tirait les ficelles ? Des politiciens, des diplomates, des magistrats, des membres du clergé ? Possible. Les Horbiger et Kolowski n’étaient que des larbins. Et Mitchell ? Malgré tout, aveuglés par une détermination qui tournait à l’obsession de vouloir éliminer tous les témoins gênants d’un passé vieux de plus d’un demisiècle, ils n’avaient pas songé une minute que certains passeraient entre les mailles du filet minutieusement
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tendu par eux-mêmes au cours des décennies. Maintenant qu’ils flairaient le danger des premières risées d’un vent soufflant dans la mauvaise direction, ils pouvaient tous se mordre les doigts. Les Mayer, Loïc, sa soeur, cette Laura, la famille Chaber, ou ce qu’il en restait, représentaient une infime portion de ces gens qui détenaient des informations compromettantes sur Atlantide, souvent sans le savoir. Les supprimer un par un faisait partie du programme que Horbiger, Kolowski et d’autres s’attachaient à exécuter coûte que coûte. Un échec jusqu’à présent. Si cette pensée réjouissait Éliana, elle devait aussi en assumer les conséquences. « Madame Avril, vous m’entendez ? Faites un signe de votre main si vous m’entendez et écoutez-moi. Restez calme. » Elle ferma les yeux, évita de bouger et pria pour qu’il vienne constater si elle respirait encore. Il lui ôterait certainement la bande adhésive et profiterait de l’occasion pour le mordre si fort qu’elle lui arracherait les doigts de la main sans qu’il puisse avoir le temps de faire quoi que ce soit. « Voyons ! Je sais que vous m’entendez. » Il s’exprimait d’une voix atone, presque éteinte, sans haine ni passion, une voix glaciale. Elle ne lui était cependant pas étrangère, mais trop abrutie par la déshydratation et la faim, Éliana n’arrivait pas à coller un nom sur le visage de son tortionnaire. « Cette attitude ne peut que vous nuire, madame Avril. Vous aviez pour instruction de neutraliser ce chercheur, ce Loïc Chaber. Pour des raisons qui ne nous concernent pas, vous avez essayé de nous
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échapper avec vos deux complices. » Elle ne prêtait qu’une oreille distraite et les mots flottaient, sans intérêt, légers comme les graminées dans un champ soumis aux caprices des vents. Mes complices ? Où va-t-il dénicher ça ? Ce type est fou ! Il est… Elle voulut crier, puis se ressaisit. Ah, nous y voilà ! Je comprends. Si Laura et Tiffany, ces deux pimbêches, n’avaient pas eu la bonne idée de débarquer dans sa chambre d’hôtel, elle ne moisirait pas ici et pouvait espérer tirer son épingle du jeu ainsi que Loïc de l’imbroglio dans lequel ils avaient tous foncé tête baissée sans réfléchir. Mais comment ce cinglé savait-il qu’elles devaient me rejoindre ? À l’hélicoptère, elle s’efforça de retenir Loïc sans se compromettre tant aux yeux de ce dernier que ceux du pilote. En observant celui-ci, une prémonition lui disait qu’il devait transporter Loïc pour un voyage sans retour. Elle tenta de l’avertir du danger, mais elle échoua. La présence de ce Ruis, un ami de longue date selon Loïc, vint brouiller les cartes. « … enfreint nos lois. Le Grand Conseil me charge de vous communiquer sa décision… » Sa décision ? Rince-toi l’œil et regarde dans quel état il va me trouver ton Grand Conseil. Bientôt ton tour viendra. Au bout d’interminables minutes, l’autre montra des signes d’impatience et mit un terme à son laïus. Il referma la lucarne, abandonnant à son sort Éliana. Ensuite, elle perçut le cliquetis d’une clé que l’on introduisait dans la serrure et la porte fut ouverte de quelques centimètres.
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Avant de quitter l’appartement, Loïc téléphona à Labévue. Selon son habitude, il n’y alla pas par quatre chemins, persuadé que cela se traduisait toujours par un gain de temps appréciable et permettait également de récupérer une confiance dont ils avaient tous les trois rudement besoin. L’inspecteur n’avait pas encore digéré les dernières fantaisies de Laura. Lui révéler au téléphone leur bonne foi et leurs bonnes intentions fut payant. Après deux minutes de discussions à bâtons rompus, le visage de Loïc se fendit d’un large sourire qu’il adressa à Laura. « Nous attendons notre ouistiti, il fait le voyage avec nous. Je veux dire qu’il nous emmène. Mesdames, êtes-vous satisfaites ? » Le scepticisme des deux femmes l’incita à lever les mains en signe de reddition. « Pas de questions ! Je suis dans le même état d’esprit que vous, je ne comprends pas. Il sera ici dans une petite heure. » Ce qui aurait dû faire boire du petit lait à Laura et dans une moindre mesure les deux autres jeta le trouble. La nouvelle atténua encore moins l’atmosphère rédhibitoire qui planait autour d’eux depuis les événements de la nuit passée alors qu’elle devait en toute logique les soulager. Ce n’était certes pas de l’animosité, mais Loïc et Laura avaient les nerfs à fleur de peau. Un rien les agaçait. Elle n’avait pas fermé l’œil depuis la veille et sentait son corps s’abandonner aux caresses aussi enivrantes que démoralisantes de la fatigue. Elle les compara d’abord à celles infligées par les boules de coton fleurissant
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dans une plantation, ensuite aux effets d’une terrible drogue qui la plongerait dans un repos éternel. Lui par contre débordait d’énergie. Comment parvient ce diable d’homme à tenir le coup ? s’interrogea-t-elle. Quant à Tiffany, elle ne demanda pas son reste. Le sommeil l’avait déjà gagnée. « Vous me réveillez dès qu’il sera là ! » Laura se contenta de lui envoyer un rapide signe de la tête. « Compte sur nous. – Si nous parvenons à rester nous-mêmes éveillés ! » acheva Loïc. Une des qualités de Labévue résidait dans sa ponctualité. Il ne connaissait pas les embouteillages, les impondérables des réunions entre deux portes, les pannes de moteurs, les bisbilles ou tout autre justificatif boiteux parfaitement invérifiables. À sept heures dix, il entra accompagné une fois de plus de sa mine des mauvais jours, suivi d’un homme qu’ils n’avaient jamais vu. Le crâne lisse comme une boule de bowling, le visage rond comme la pleine lune, il portait une obésité que les années rendaient de plus en plus difficiles à dissimuler. Dans les gestes et la démarche, il rappelait étrangement certaines manies de Labévue. C’était le premier étranger à pénétrer dans leur antre secret. Il se présenta spontanément avec sobriété, un sourire révélant une mâchoire supérieure désertée de toutes incisives. « Hans Bauer, Bundeskriminalamt Leverkusen. » Labévue crut une fraction de seconde que son
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confrère claquerait du talon avant de se mettre au garde-à-vous et jugea bon d’apporter un complément d’information. « Le commissaire Bauer suit le dossier Horbiger de très près. Il est allemand et… – Ça, on l’a compris, l’interrompit Loïc. – Oui, mais le commissaire Bauer vous serait particulièrement reconnaissant d’entendre votre version à propos d’un certain Albert Horbiger et notre Hans Van Lancker. Ces deux individus potentiellement dangereux sont toujours en vadrouille. Faut-il vous le rappeler ? Le commissaire me confirme également que Van Lancker n’est plus Van Lancker, mais Helmut Kirch. Nous en avions déjà discuté ensemble ici même, je crois. », martela-t-il d’une voix maussade. Tous les trois se concertèrent d’un œil prudent, légèrement intimidés, considérant Labévue et boule de bowling avec scepticisme. Ils n’imaginaient pas un instant qu’il était possible de l’aider. Quant à Loïc, il rentrait dans ses petits souliers. Helmut Kirch, Van Lancker. Il revoyait encore Kolowski fier comme Artaban, jouant à merveille son rôle de maître de cérémonie lors de la réunion à l’hôtel Biarritz en présence d’Éliana et le sénateur. Le type s’étranglait presque à force de s’épancher dans la description des principaux protagonistes, parmi lesquels l’inquiétant Kirch. Le hic, jamais il n’avait cité dans son exposé Hans Van Lancker. Pourquoi ? Par ignorance ? Il n’y croyait plus trop. « Madame Avril en savait probablement beaucoup plus que nous sur la question, commença timidement
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Tiffany. – Ach ! che zais bedite mademoiselle. Zeulement madame Avril est dizbarue ! » Bouches bées, les deux femmes échangèrent des yeux brillants d’incompréhension, ne sachant si elles devaient mettre le chuintement de la parole sur le compte de ses origines germaniques ou l’absence de dents. Loïc se tourna vers l’Allemand. « Nous sommes désolés, ni moi, ni ces deux femmes n’avons vu Kirch et Horbiger, inspecteur Bauer. Madame Avril nous en avait touché un mot, mais si elle est effectivement portée disparue, je vous signale tout de même que vous disposez de la possibilité d’interroger un témoin de premier plan (il fit une courte pause) Madame Mayer. Je ne comprends pas… » Labévue secoua la tête. « Avril connaissait Kirch ? » Loïc opina de la tête. « Kirch, Horbiger, Kolowski et sans doute encore beaucoup d’autres. Elle a parlé de Karl, avoua Loïc. – Karl ??? Et qui est Karl ? – Karl Kirch, le père d’Helmuth décédé dans des circonstances par très jolies. Quant à la mère… » Loïc fit un geste vague de la main. Labévue parut terrassé par un uppercut. Il se remémorait la dernière discussion, ici même, et les éléments que Loïc avait épinglés sur la présence d’un ou plusieurs individus à bord de l’Isabela au moment de son intervention. Mais, si le raisonnement de ce grand freluquet tenait sacrément bien la route, il manquait affreusement d’indices objectifs pour le corroborer. Il lui citait des
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noms de personnages qui le dérangeaient parce que d’une part, il n’en avait jamais entendu parlé et d’autre part il ne disposait pas de l’autorité pour entamer des recherches à leur sujet. Kolowski, le bras droit de Brendwood, jouissait de l’immunité diplomatique. Il demeurait par conséquent intouchable tant qu’il ne possédait pas en main un dossier en béton pour l’interroger. Le Quai d’Orsay ainsi que le préfet de police l’avaient déjà largement dissuadé de s’engager sur cette voie. Ils ne souhaitaient pas créer un incident diplomatique supplémentaire avec des Américains empêtrés dans un climat de démagogie collective organisée par l’administration Bush dès le lendemain de son discours d’investiture. « Vous êtes la dernière personne à avoir posé le pied sur l’Isabela, monsieur Chaber. Ne retenez-vous pas un détail, même insignifiant, qui pourrait nous aider? L’inspecteur Bauer est chez nous depuis hier soir en commission rogatoire de vingt-quatre heures seulement et il n’a pas la possibilité d’interroger Mary Mayer quant à Michael de Morgan… » Il se tut brusquement et s’habilla d’une apparence bourrelée de remords. Elle ne passa pas inaperçue auprès de Loïc qui plissa les yeux. Ce Bauer ? Commission rogatoire ? D’accord, mais qui est vraiment ce type ? Pourquoi tant de salamalecs pour un gusse qui prétend suivre avec intérêt l’affaire en Allemagne et débarque sans crier gare en sachant pertinemment bien qu’il s’adresse aux mauvaises personnes ? À voir la tête de Laura et de sa sœur, il comprit qu’elles s’interrogeaient également sur le personnage que l’on imaginait plus facilement aux
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prises avec un adversaire dans un combat de sumo. Labévue réclamait un détail ? Quel détail ? Ne lui avait-il pas déjà tout expliqué en long et en large ? Loïc frotta ses yeux d’une main fiévreuse pendant que ses souvenirs s’arrêtaient sur les images fortes de ces heures passées sur le bateau. Elles jaillirent comme des éclairs, libérés des ténèbres dans lesquelles l’avait clouée sa résolution de tout oublier. Deux ombres défilèrent. Elles s’appelaient Éliana et Ruis. Il revoyait son ami sur le pont, inerte à une quinzaine de mètres de lui pour disparaître quelques minutes plus tard tandis qu’il perdait connaissance. Il le retrouvait ensuite dans les accommodations à l’arrière. Pour tirer un corps, pesant au bas mot quatre-vingts kilos, seuls un ou plusieurs individus jouissant de toutes leurs capacités physiques pouvaient se prêter à ce type de gymnastique sur une embarcation ballottée dans tous les sens. Loïc avait déjà expliqué cela. Il revoyait la table à carte et se penchait sur le calcul de la dernière position. Trois jours ! Trois jours à la dérive sur une route saturée de ferries et de pêcheurs. Loïc se raidit et sentit un frisson glisser sur ses épaules qu’il se força, sans conviction, à mettre sur le compte de la fatigue. Il se mordit les lèvres et commençait à découvrir la supercherie. Mais non, cela n’avait aucun sens et pourtant… « Inspecteur Bauer, quel serait l’âge de votre Horbiger aujourd’hui ? » Labévue ne le quittait plus des yeux maintenant. « Ach ! Il est enregistré au zervice de la population de Bensberg le vingt-trois octobre 1924. – Pourquoi cette question monsieur Chaber ? Il serait
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âgé de soixante-seize ans. », enchaîna Labévue. Loïc ne savait par quel bout commencer tant certaines choses lui apparaissaient à présent limpides comme de l’eau de roche et d’autres franchement invraisemblables. « Je vais vous livrer mes réflexions en vrac dans une espèce de mixture maison qu’il vous appartiendra de démêler. Probablement trouverez-vous des contradictions. D’abord, écoutez-moi. », dit-il. Laura et Tiffany relevèrent la tête en même temps et attendirent comme deux jouvencelles espérant l’apparition de Jésus Christ Superstar. « Je doute que Van Lancker, notre Helmut Kirch, ait abandonné l’Isabela quelques instants avant l’arrivée du GIGN. J’en suis même convaincu. Je crois plutôt que l’homme a assisté à la chute de Ruis et ne pensait pas que je m’en tirerais quand je suis tombé à l’eau. Il s’est affolé en m’apercevant sur le pont et m’a vraisemblablement vu téléphoner. Non, je le vois plutôt embarquer plus tard, en tout cas avant l’arrivée du GIGN, dans l’hélicoptère retrouvé en Belgique près de Mons. Était-il seul à bord avec Dan le pilote? Voilà la bonne question. » Loïc s’adressait simultanément à Bauer ensuite Labévue. « Inspecteur, vous me déclariez que le GIGN est intervenu seulement quelques minutes après l’appel de Laura et Tiffany. » Labévue secoua en silence son visage rougeaud et bouffi. « C’est très court ! En plus, peut-être que contrairement aux déclarations de Michael, Van
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Lancker n’a jamais mis le zodiac à l’eau. Pourquoi Michael nous raconterait-il des carabistouilles sur ce foutu canot pneumatique ? Vraiment, je ne sais pas. Je ne pense pas que ce soit à Horbiger que je doive mon séjour à l’hôpital, ni… (Loïc gratta son menton d’un doigt nerveux) ni à Van Lancker. – Je ne vous suis plus. Vous disiez à l’instant qu’il se trouvait encore à bord… pourquoi ne le serait-il plus maintenant ? » Labévue connaissait évidemment la réponse à cette question, mais il souhaitait laisser le champ libre à Loïc pour qu’il la découvre lui-même. En plus, son petit doigt lui disait que bientôt se lèverait une partie du voile sur ce qu’ils appelaient déjà au bureau le mystère Isabela. « Je ne rejette pas cette éventualité, je la mets en veilleuse pour l’instant. Dans la timonerie, on m’attendait. Je penche pour la version d’une tierce personne qui n’est pas encore identifiée aujourd’hui, déclara Loïc. – Pourquoi interviendrait-elle ? » l’interpella Bauer. Voilà tout le problème ! Impossible de répondre à cette question, déplorait secrètement Loïc. Entretemps, on parle, on parle, on parle et on piétine. On imagine toutes sortes d’hypothèses et toutes nous renvoient à la case départ vers les mêmes individus. Il manque forcément une pièce. Et cette pièce pourrait prendre la forme de cet homme ou de cette femme qui nous suit, décortique nos habitudes les passe à la loupe avant de frapper et tuer. Il s’agit d’un authentique prédateur qui chasse à toute heure du jour et de la nuit. Loïc préféra taire ses réflexions alarmantes afin de ne
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pas jeter davantage de trouble et poursuivit son raisonnement en négligeant la question de Bauer. « Ruis n’endossait pas la carrure d’un Johnny Weissmuller, mais il n’avait rien également d’un poids plume. J’imagine difficilement un seul homme, encore moins un gaillard tel que Horbiger, approchant les quatre-vingts balais, saisir une masse inerte de plusieurs dizaines de kilos sur un pont accusant un tangage passant de zéro à quinze ou vingt degrés en quelques secondes. Je ne quittais pas Ruis des yeux. Après un temps qu’il est difficile de déterminer, car je me trouvais au bord de l’évanouissement, son corps avait été tiré vers l’arrière du bateau sur plus de vingt mètres, ensuite poussé certainement au bas de la coursive menant au carré. Au total, ceci représente une distance que j’évalue à trente mètres. Et je ne parle pas des escaliers pour parvenir à la timonerie… Je regrette Bauer, oubliez Horbiger et Van Lancker. Temporairement en tout cas. Ce ne sont pas vos hommes. – D’accord, oublions Horbiger, trop vieux pour jouer avec nous, ironisa Laura. Ce n’est pas Van Lancker également. Alors, qui vous a neutralisé au point de vous expédier à l’hôpital plusieurs semaines ? », insista Laura. Labévue apporta un début de réponse à la question. « Monsieur Chaber écarte logiquement Van Lancker parce que celui-ci fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Les hommes du GIGN disposaient au moment de monter à bord d’une série de données signalétiques ainsi que de son portrait robot. Ils auraient fatalement réagi s’ils étaient tombés en tête-à-
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tête avec Van Lancker. » Loïc acquiesça brièvement avant de poursuivre. « Je vous répète que je ne sais évidemment pas où se cache Horbiger ainsi que Van Lancker. Je mets l’idée de leur présence à bord entre parenthèses sans l’exclure définitivement. » Il continua pour lui-même. … parce que je suis incapable de donner une réponse à une autre question clé. S’ils se trouvaient à l’intérieur de l’Isabela au moment de l’hélitreuillage, quand l’ont-ils quittée ? D’accord. Avant le débarquement du GIGN, mais quand ? « Un indice supplémentaire mérite attention. Il est possible que voici le détail que vous cherchez, inspecteur. La carte de navigation indiquait le relevé d’une dernière position vieille de pratiquement quatre jours. J’avais supposé que l’Isabela dérivait pendant tout ce temps pour finalement arriver dans les eaux françaises. Là aussi, je commettais une erreur. De Gibraltar au Cap Leucate, la zone est tout bonnement saturée de pêcheurs et ferries effectuant la liaison entre l’Europe, l’Algérie et le Maroc. Un navire à la dérive telle que l’Isabela, ne peut passer inaperçu, même tous feux éteints pendant la nuit. C’est inconcevable, absurde d’envisager cette éventualité tellement le trafic maritime est important. » Tiffany qui semblait pour la première fois sortir de son indolence posa une main glacée sur celle de son frère. « Tu essaies de nous dire qu’elle aurait fait toute cette navigation entre Gibraltar et la France normalement, dans des conditions de navigation normales avec tous
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ces cadavres à bord ? » Il acquiesça brièvement. « Difficile de le nier, je l’avoue. Le bateau est resté maître de la manœuvre de bout en bout et pour y arriver, j’insiste, seul un équipage en serait capable bien sûr ou au minimum un homme connaissant parfaitement le bateau, si la météo le permet. Horbiger n’est pas marin contrairement à Hans Van Lancker et Michael. » Loïc s’interrompit. Il avait toujours ressenti une sacro-sainte horreur de se livrer à des explications dont il savait pertinemment qu’elles étaient suivies rarement par un public bon enfant ou même averti. Dans une logique similaire, il réprouvait l’arrogance intellectuelle et les mondanités que trop de ses confrères s’octroyaient lorsqu’ils se plaisaient à contester, souvent à leurs dépens ou pour entretenir une espèce de mégalomanie délirante, la version d’une théorie longuement éprouvée. Ils se donnaient des airs de prophètes prêchant la parole divine sur un ton sanctifiant saupoudré d’une fausse désinvolture. Par contre, les publications de ses travaux dans des revues spécialisées lui donnaient moins l’impression de jouer aux professeurs. Elles permettaient de mieux travailler en profondeur ses exposés sans courir le risque d’être constamment interrompu par l’un ou l’autre énergumène parmi le public, rompu au jeu des questions réponses dont le seul objectif consistait à le placer dans l’embarras. Loïc prit le temps de les observer droit dans les yeux un par un et s’arrêta plus longuement sur Bauer.
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«Bauer, quel serait l’âge de Van Lancker ou Kirch si vous préférez ? – De zinquante cinq à soizante ans. Nous n’avons que très beu de renzeignements sur zet homme. – Je vois. On peut donc admettre que Van Lancker, éventuellement aidé d’un comparse, un marin expérimenté et connaissant de fond en comble l’Isabela pouvait conduire le bateau seul. Si j’ai bien compris, un survivant seulement, Michael, se trouvait à bord lorsque j’ai mouillé l’ancre au large du Cap Leucate de sorte que l’on peut désormais abandonner l’hypothèse d’un voilier avec à son bord un équipage complet. Quatre hommes pour être précis dont une passagère. Tous sont décédés sauf Van Lancker, sauf... sauf ce Michael, l’unique rescapé. » Il observa Labévue en réfléchissant intensément. Oui, mais tu oublies une chose mon bonhomme, se disait-il. Pourquoi Michael lâche-t-il stupidement son histoire à dormir debout d’un Van Lancker mettant à l’eau une annexe en pleine tempête ? Quelles sont ses motivations ? Hans, accompagné éventuellement d’Horbiger, serait parti à bord de l’hélicoptère ensuite aurait éliminé le pilote dans une forêt. Non, Loïc. Ton raisonnement ne tient pas la route, tu racontes des absurdités. Pourtant tu n’ignores pas que permuter entre eux tous les scénarios envisageables, dévoilera tôt ou tard la combinaison gagnante et livrera par la même occasion la clé du mystère. Il se garda de mentionner les faiblesses de ses explications. « Un individu, informé des habitudes de chaque membre, peut très aisément neutraliser durant la nuit
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un tel équipage quand tout le monde dort. Seul l’homme de quart veille. La technique est usée jusqu’à la corde. La nuit, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des hommes dorment à bord d’un navire, qu’il soit supertanker, porte-conteneurs ou Isabela. Selon vous, le seul rescapé était Michael de Morgan. Il vous aurait même présenté son passeport. Admettons, mais vous n’avez jamais rencontré les conditions pour organiser un face à face entre Michael et madame Mayer ou Laura. Cette confrontation vérifierait au moins son identité. En plus… » Le visage de Labévue devenait cramoisi au fur et à mesure que Loïc développait une analyse d’une logique et simplicité redoutable. Bien sûr qu’une confrontation entre Mary et Michael était inscrite depuis longtemps dans son agenda. Pas seulement Mary d’ailleurs. Il s’impatientait autant de voir la réaction de Laura. Confirmerait-elle que Michael était bien l’homme accompagnant Bill de Morgan aux Amitiés silencieuses ? Labévue hocha de la tête à la vue de Loïc qui demeura soudainement la bouche ouverte, le souffle coupé. « Nom d’un chien, explosa-t-il, mais bien sûr !!! » Ils sursautèrent, pendant qu’il poursuivait, enchanté de noter que pour une fois tout le monde autour de lui, ne ratait plus un mot de ses explications. « Inspecteur, rappelez-vous. Michael vous a déclaré que Hans avait envoyé seul par une mer démontée l’annexe avant d’abandonner l’Isabela. J’ai directement réagi. Ce truc est complètement loufoque. – Oui et alors ? maugréa Labévue.
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– Alors ? lança hilare Loïc. Alors inspecteur, seule une personne totalement ignorante des choses de la mer peut sortir de telles âneries. Or, Michael est un marin chevronné… » Loïc laissa sa phrase en suspens afin de bien lire la réaction sur chaque visage. Elle fut à la hauteur de ses attentes. Tous l’observaient, éberlués. « Inspecteur, êtes-vous formel ? L’homme découvert par le GIGN et avec lequel vous avez tenu plusieurs entretiens, est-il bien Michael ? Moi, je crois au contraire qu’il s’agit de notre mystérieux inconnu qui a aidé Hans. Il ignore tout de la mer, par contre l’Isabela, il connaît. À votre avis, qui peut connaître les aménagements d’un bateau et se désintéresser de la navigation en mer ? » La question frappa Labévue en plein visage. « Un passager. », murmura-t-il. Loïc jugea le moment venu d’enfoncer le clou. « Un passager ou Horbiger… » L’expression qu’il voyait sur leur visage ne laissait guère de doute ; ils ne comprenaient plus rien. « Je sais, je sais… Je prends le contre-pied de mes premières explications. Horbiger brouille les cartes, mais comme je le disais au début, nous ne pouvons pas chasser définitivement l’idée qu’il m’a assommé ainsi que celle de sa présence à bord. Nous sommes au stade des spéculations. Si l’une d’elles tient la route, rien ne nous interdira de confirmer chaque élément un par un ultérieurement. Mais vous savez tout cela inspecteur, n'est-ce pas ? Quant au vrai Michael, il a suivi le même chemin que les autres victimes et lorsque les hommes du GIGN ont investi les lieux, ils sont tombés
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nez à nez, non pas sur lui, mais sur un roi de l’imposture. » Laura en eut le souffle coupé et poussa un léger cri. « Donc, continua Loïc, il y a gros à parier que Horbiger ou ce passager, est l’auteur des deux messages de cette nuit dont je vous parlais tout à l’heure au téléphone. Le premier représentait la Croix Atlante, le second plus explicite avec des relents poétiques qui dénoterait une certaine culture, voire intelligence chez son auteur. Une redoutable intelligence… Il poireautait la nuit dernière sous cette fenêtre, occupé à nous épier. Désolé, je ne vois pas d’autres explications. Si vous en avez une autre… » Il termina d’une voix presque étouffée sans s’attacher particulièrement à une des personnes qui le contemplaient maintenant avec stupeur. Isolé, Bauer se tenait légèrement en retrait, son esprit vaquait apparemment ailleurs comme si quelque chose de secret le soustrayait au devoir de collaborer avec Labévue. Cependant, Loïc attendait plus une réaction de ce dernier que de l’Allemand, en espérant qu’elle étayerait certains points encore obscurs de ses commentaires. L’inspecteur demandait un détail ? Loïc venait de le poser sur un plateau doré dans ses mains et à voir sa tête, il s’agissait d’une patate chaude qu’il aspirait lancer par la fenêtre au plus vite. Labévue s’était renfrogné et son visage devint aussi hermétique que le gisant d’Aliénor d’Aquitaine. « L’unique photo que nous possédions de Kirch, appelons le gaillard par son vrai nom après tout, était vieille de presque trente-cinq ans, dit-il pour se
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justifier. J’ai bien sûr une photo de notre Michael ou présumé Michael. Je vous la montrerai après celle de Bauer qui possède un cliché nettement plus récent de Kirch. » Il se tourna en direction de Laura. « Vous aviez un autre exemplaire de cette photo, découverte à côté de Bill de Morgan. Elle ne fut pas vraiment utile en définitive. » Laura ne partageait visiblement pas un tel avis qui ne levait pas l’énigme sur les initiales HK. Helmut Kirch ? Possible et même probable à la preuve du contraire. Toutefois, cela lui paraissait trop simple. Labévue poursuivait de son côté nullement troublé par la jeune femme qui le toisait de la tête aux pieds. « Mais avant, je tiens à préciser qu’une confrontation entre madame Mary Mayer et notre pseudo Michael, avait toutes les chances de ne rien donner. Cette femme se trouve probablement sous la coupe d’Helmut ou d’une autre personne depuis des dizaines d’années. Pourquoi pas, votre tierce personne, monsieur Chaber. Mais aujourd’hui, c’est une peur littéralement primitive de ce personnage qui l’anime. Elle n’aurait jamais vendu la mèche si l’homme que nous lui présentions n’était pas Michael. Ridicule, direz-vous. Évidemment ! Mais elle se moque comme de l’an quarante de nous berner parce que je crois qu’elle attend paisiblement son heure pour régler ses comptes avec sa vie qui est de toute manière finie. » Labévue préféra garder pour lui la suite. Avec sa vie, mais pas uniquement la sienne. J’ai l’intime conviction que vous avez rendez-vous avec quelqu'un, madame Mayer. Il s’agira de notre inconnu, peut-être
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ce passager dont parle Loïc. Et vous le savez. Il agita le pouce vers l’inspecteur Bauer. « Il va vous montrer une photo de Kirch. Je l’ai vue seulement ce matin en venant ici. Vous noterez qu’elle confirme intégralement vos observations, monsieur Chaber. La soixantaine, un homme solide. Je vous ai laissé parler sans vous interrompre tout à l’heure et vous avez involontairement confirmé ce que je pensais déjà. Vous êtes même allé plus loin que moi sur un point. Pas un instant, je n’avais songé qu’un passager pouvait être l’auteur ou coauteur du massacre à bord de l’Isabela. » L’Allemand fouilla des mains l’intérieur de son veston dans un simulacre de gestuelle désordonnée et en tira au bout de longues secondes d’exploration allant d’une poche à l’autre, trois clichés identiques. On apercevait un homme légèrement de profil à l’enregistrement des bagages dans un hall d’aéroport. « Zes photos ont été prises le quatorze février de cette année. Elles montrent Van Lancker, donc Kirch à l’aéroport d’Orly. Che crains que herr Chaber ait raison. Herr Michael de Morgan est bordé dizbaru. – Disparu, ne signifie pas mort. », ajouta sèchement Labévue. En revanche, ces photos donnaient enfin l’occasion de poser une question qui tournait dans sa tête depuis le début. Labévue leva un œil vers Laura. « Pouvez-vous me dire si vous reconnaissez sur cette photo l’homme à côté duquel vous étiez assise aux Amitiés silencieuses ? – Pas du tout, ce n’est pas lui. », dit-elle sans hésiter.
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Cette réponse ne satisfaisait qu’à moitié l’inspecteur. Il se heurtait toujours contre le même obstacle qui l’empêchait de mettre un visage, sans erreur possible, sur le vrai Michael. Par contre, il venait de franchir un pas important puisqu’il pouvait désormais pratiquement certifier à présent que l’homme jouant une partie d’échec avec Bill, n’étant pas Kirch, restaient encore dans la course, Horbiger, le mystérieux passager et bien sûr Michael. De son côté, Laura lui adressa un sourire glacial. « N’aviez-vous pas une photo à nous montrer également, celle de votre Michael ? » À peine avait-elle achevé sa question que l’inspecteur lui tendait à son tour une autre photo. Il répéta la même question, devinant déjà la réponse. Évidemment que c’est Michael, qui d’autre ? « Voici Michael. Est-ce votre homme aux Amitiés silencieuses ? – Non, pas du tout. Qui c’est celui-là ? Il est trop vieux ! D’où sort-il ? », s’exclama Laura. Labévue examinait la femme des pieds à la tête comme s’il se trouvait en présence d’une extraterrestre. Loïc avait vu juste. Il a raison le bougre. Si ce type n’est pas Michael, qui est-il. Horbiger ou ce fichu passager, songea-t-il. Laura méditait sur les dernières paroles de Loïc et ses réflexions la plongèrent dans une sensation de détresse extrême qui l’ébranla. Un vertige la saisissait. Elle partit s’asseoir et s’efforça de repousser en vain la vérité qui se dressait devant elle, éclairant d’une lumière crue l’identité de son “ admirateur nocturne ”
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« Ne nous aviez-vous pas déclaré un jour que Michael logeait en toute sécurité dans un hôtel et qu’il était maintenant porté disparu ? » Elle parlait, les yeux luisants, au bord des larmes, la respiration courte en cherchant un point imaginaire sur le sol. Les autres l’observaient incrédules, mais elle voyageait ailleurs dans son monde qui se nourrissait des événements de ses dernières heures. Loïc s’approcha et lui prit la photo des mains, puis se tint légèrement en retrait pour l’examiner. « Aujourd’hui, nous découvrons que Michael n’est pas Michael, mais un tueur collectionnant trente-six identités et qui se promène la nuit sous la fenêtre de ma chambre, comment expliquez-vous cela inspecteur ? », acheva Laura. Elle tourna son visage défait par l’angoisse en direction de Labévue. Il demeura d’abord silencieux, hésita avant de lâcher ce que chacun devinait déjà. « Je suis incapable de l’expliquer, mais je sais trois choses. – Si ce n’est pas trop pour vous. », lança excédée Tiffany. Loïc leva les bras au ciel. « Du calme ! On se calme ! Moi, je veux les entendre ces trois choses. Elles m’intéressent. » Labévue réitéra son numéro préféré auquel Laura avait assisté au mois de février sur le quai de la gare à Paris. Il monta sur la pointe des pieds, retomba lourdement sur les talons et recommença plusieurs fois le même mouvement avant de poursuivre. « Hum… La première, quelqu’un a certainement averti Helmuth Kirch de la venue d’une commission
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rogatoire. Cette personne qui utilisait l’identité de Michael logeait dans un hôtel dont la clientèle est constituée essentiellement de membres de la PJ en mission. D’ailleurs, l’inspecteur Bauer a une chambre là-bas. Une enquête interne est en cours. La deuxième, j’ai reçu également le message avec le même symbole ; la Croix Atlante. Contrairement au vôtre, il était accompagné de menaces à l’encontre de ma famille. – Bien et maintenant que fait-on ? On appelle Zorro à la rescousse ? demanda Tiffany. Loïc repoussa l’ironie d’un geste impératif. « Le troisième. Il y a trois points, la coupa sèchement Loïc. – Le troisième élément est pratiquement le seul dont nous sommes sûrs, le numéro… – C’est toujours ça de gagné, ironisa Laura. – En effet, c’est toujours ça mademoiselle. Le numéro de téléphone apparaissant sur les télécopies est celui de madame Avril, nous sommes bien d’accord. Loïc vous l’a dit. L’auteur est inévitablement à l’origine de la disparition d’Éliana. Je ne peux en dire plus, car nous restons dans le brouillard le plus complet sur les circonstances de cet enlèvement. », conclut-il imperturbable. Tiffany frappa dans ses mains à la façon d’un surveillant marquant la fin de la récréation. « Et maintenant, après ces bonnes nouvelles, si nous quittions cet endroit ? suggéra-t-elle. Labévue se frotta les oreilles. Il voyait là une manière de dissimuler sa satisfaction d’en finir avec
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une conversation qui l’avait mis dans la position inconfortable de l’homme sur la sellette. « Si nous voulons arriver en fin d’après-midi à Marseille, nous devons partir maintenant. » Labévue se tourna vers Bauer. « Vous nous accompagnez ? Je rends visite également à madame Mayer. » Bauer refusa la proposition, évoquant un manque de temps, et déclara retourner à son hôtel où il passerait le reste de la journée à rédiger un rapport avant de reprendre le chemin du retour vers Leverkusen avec sa propre voiture. Loïc jugea de plus en plus étrange le comportement de l’homme. « Vous lui faites confiance ? » demanda-t-il à brûlepourpoint après son départ. L’inspecteur haussa les épaules comme si la question ne le formalisait pas. « Pas plus que vous. Ai-je le choix ? Pour être franc, sa façon de pousser la porte de mon bureau sans prévenir me dérange. Tous les documents qu’il m’a présentés étaient cependant parfaitement officiels. N’oublions pas les photos de Kirch. Sans elles, je serais dans une jolie mélasse. Je lui dois au moins ça. » Loïc balança la tête d’un côté, puis de l’autre afin de manifester son scepticisme. « Mmm… surtout qu’il avait préparé trois clichés. Un pour chacun d’entre nous. Moi, Laura et Tiff… Ça cloche quelque part. » On n’entendit plus une mouche voler. « Qu’avez-vous encore derrière la tête ? l’apostropha Laura.
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– Rien, sinon qu’il savait que nous étions trois. Bizarre, ne trouvez-vous pas ? Sauf si vous lui avez cité nos noms, inspecteur. Mais dans ce cas, pourquoi nous garder si longtemps dans un lieu connu de vous seul si vous-même indiquez au premier venu l’adresse de cet appartement ? Bizarre également cette disparition dans un hôtel fréquenté uniquement par les gens de la PJ et Bauer. Bah ! Une coïncidence… une de plus. » Labévue se prêta à plusieurs gesticulations absolument grotesques des mains dont lui seul détenait le secret et leur tourna le dos. Ce jeune homme avait décidément de la suite dans les idées. Il venait de lancer un nouveau pavé dans la mare. « Précisément, monsieur Chaber, Bauer n’était pas censé savoir que vous existiez. Vous pouvez me rendre la photo de notre homme mystérieux ? » Au lieu de répondre, Loïc s’enferma dans un silence embarrassé et franchit les quelques mètres qui le séparaient de l’inspecteur. Homme mystérieux ? Je n’en crois pas un mot, mon gars. « La voici inspecteur. Vous avez le bonjour de Herr Horbiger. » Tous le regardèrent, interloqués. Labévue avec des yeux globuleux, ceux de Laura et sa sœur qui balayaient la pièce comme une balle sur un court de squash. « Votre humour monsieur Chaber, me constipe, rien ne passe. Je pense que vous êtes le seul à l’apprécier, répliqua sèchement Labévue. – Je n’ai jamais été aussi sérieux. Voyons inspecteur, Michael serait âgé de soixante ans environ. On sait que
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ce n’est pas Kirch. Bauer nous a présenté sa photo en trois exemplaires. Loïc accentua les derniers mots. Qui d’autre ? Ce gars sur la photo flirte gaiement avec les soixante-dix ou même quatre-vingts printemps. C’est Horbiger ou ce passager dont j’évoquais l’existence tout à l’heure ! », asséna Loïc d’une voix ferme. Il fut tenté d’ajouter que l’individu attendait peutêtre là, à l’entrée de l’immeuble, mais il jugea bon de s’abstenir de tous commentaires qui pouvaient mettre de l’huile sur le feu ou, une fois de plus, retarder leur départ. Il brûlait d’impatience de retrouver l’Isabela. Nul doute que Laura et Tiffany aspiraient aussi à changer d’air et le décor plutôt terne de la rue Colbert. Sans regret, ils tournèrent la page et fermèrent la porte de leur tanière qui les amena à s’effacer du monde pendant de longues semaines. Ils prirent la route dans un véhicule banalisé équipé d’un dispositif GPS rafraîchissant toutes les cinq minutes la dernière position enregistrée vers le centre autoroutier d’Aulnay-sous-Bois.
Sous le regard amusé des deux hommes, Laura et Tiffany goûtaient aux choses les plus ordinaires pour lesquelles, en d’autres circonstances, elles n’auraient même pas daigné sourciller. La peur de tomber nez à nez avec Kirch ou Horbiger s’estompait et Loïc enviait leur insouciance. On aurait parié qu’elles avaient gagné le premier prix d’une loterie. Les événements de la nuit dernière les avaient transportées au bord de la crise de nerfs. À présent, l’oreille tendue vers des
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bruits qu’elles croyaient ne plus jamais entendre, elles papotaient comme deux perruches inséparables, sur la prochaine collection automne-hiver du catalogue Ils & Elles, en tremblant d’émotion devant une vitrine de magasin. Elles tournaient en dérision les photos de ces créatures faméliques, aux visages cadavériques, l’anatomie décharnée, portant sur les épaules seulement le poids d’une étoffe, le temps de libérer lors d’un défilé de mode, la forme d’un sein. Une autre mode sans doute celle de dévoiler à tout bout de champ ce fruit fragile arrivé à peine à maturité dont on ne sait s’il appartient à la famille des prunes, des poires ou des cerises. Il fallait tout de même bien montrer quelque chose, aux critiques, à la presse, au public. La tête appuyée contre la vitre, Loïc ne bronchait pas. De toute façon, les papotages de Tiff et Laura ne le concernaient pas, il n’avait pas droit au chapitre. Mais aussi sans doute parce qu’une existence au milieu des océans avait inhibé toute dimension sociale pour laisser à la longue creuser dans chacune des fibres de son corps et de son esprit, les sillons d’un tempérament solitaire situé aux antipodes des conventions d’une vie grégaire. Les premiers moments passés hors de l’appartement furent ressentis de manière moins ludique que sa sœur et son amie. Elles les vivaient comme une véritable libération. En revanche, de son côté, de nouvelles craintes, plus floues et redoutables commençaient à le travailler. Kirch, Horbiger, un tandem franchement inquiétant. Où se cachaient-ils ? Ils n’avaient rien de chique molle et le démontraient
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par des méthodes d’intimidation qui pouvaient mener au crime, au rapt comme celui d’Éliana ou plus simplement l’envoi de messages anonymes. Entre ces deux extrêmes, un territoire nébuleux, sans loi ni droit, où tout était permis. Néanmoins, tout cela n’était pas le plus préoccupant. Combien étaient-ils exactement ? Loïc sentait s’effriter l’idée qu’il s’agissait seulement de deux compères semant la zizanie bras dessus, bras dessous sur les chemins de France uniquement pour s’offrir une pincée de piment dans une existence trop fade. Le fait de les suivre, quel que soit l’endroit où, lui, Laura et Tiffany posaient le pied, supposait qu’ils disposaient également d’un réseau d’information terriblement efficace. Et puis, il y avait surtout une question qui revenait maintenant sans arrêt. À quoi ressemblait ce ténébreux passager ? Horbiger ? D’accord. Seulement Horbiger ? Il n’y croyait plus. Labévue tenait un œil sur la route et l’autre sur Loïc. Ils s’observaient en coin comme si chacun lisait dans les pensées de l’autre. « Sa voiture, quel modèle ? demanda l’inspecteur. « Quelle voiture ? Le type de la nuit ? Un gros 4 X 4. Je ne crois pas qu’il était immatriculé en France. – Ah ! Et pourquoi ? – Je n’ai pas vu les plaques, il faisait trop sombre. Son conducteur est parti les phares éteints en prenant soin qu’on ne puisse les distinguer, j’imagine. Mais la forme était nettement plus petite que les plaques d’immatriculation françaises. – Voilà qui est intéressant. Plus petite… plus petites comme les belges alors ?
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– Possible, mais ça n’engage que vous ! Pourquoi les belges ? Les italiennes, les grecques, les luxembourgeoises et bien d’autres sont généralement plus petites que les françaises. – Pourquoi les belges ? Rappelez-vous l’hélicoptère avec son occupant retrouvé à moitié carbonisé près de Mons, en Belgique. » Labévue marmonna ensuite des propos parfaitement inintelligibles et tout le monde se retrancha derrière un profond mutisme, les femmes y comprises. Elles, que plus rien n’accrochait pour attiser leur curiosité, somnolaient, à peine dérangées par les secousses sur la chaussée. L’inspecteur porta discrètement une main dans la poche de sa chemise afin de vérifier que le carton d’invitation se trouvait toujours bien là. Il en avait pris connaissance le matin même. Une enveloppe fermée, sans nom.
Amitiés silencieuses 112, rue Saint Eleuthère 18e Arrondissement Paris Vendredi à 10 heures Personne n’avait été en mesure de lui préciser la manière dont elle avait atterri sur son bureau sans attirer l’attention de quiconque. Un mystère supplémentaire qu’il était résolu à élucider dès que possible bien qu’il n’y eut aucun doute sur l’identité de son auteur. Il hésita longtemps, conscient de la situation délicate à laquelle il était confronté, tant sur le plan professionnel que celui de sa vie privée.
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Cependant il choisit délibérément de ne parler à personne de cette invitation. Était-ce une erreur ? Il l’apprendrait très bientôt. Armelle Chaber avait certainement de bonnes raisons de lui demander un entretien quoique la discrétion dont elle fit preuve signifiait qu’elle ne désirait pas que ses enfants, Loïc et Tiffany, soient informés de sa démarche. Il avait rencontré la femme deux fois dans le cadre de l’enquête ouverte sur le décès de Bill de Morgan. Elle était un personnage qui jouait sur le terrain de la franchise et répondait sans hésitation à toutes les questions. Pourtant, il y avait chez elle, trop de sincérité, d’explications minutieuses, trop parfaites et une transparence qu’aucune ambiguïté ne venait émailler. Ceci ne suffisait pas toutefois pour approcher le secret que devait porter cette femme. Car elle avait un secret et son impatience de le découvrir, le titillait chaque minute davantage. Son téléphone portable brisa le silence monastique dans lequel ils s’étaient réfugiés. Après deux ou trois minutes, Labévue interrompit la communication et montra un visage soucieux. Il s’adressa à Laura en la regardant par le rétroviseur. « Encore partie remise pour une visite à votre chère grand-mère, mademoiselle. Un nouveau contretemps. Un pêcheur a eu la bonne idée de ramener un corps cette nuit dans ses filets près de Lagos au sud de Portugal. Les premiers éléments de l’autopsie indiquent qu’il s’agirait de Michael de Morgan. » Les deux femmes rangèrent de côté leur bonne humeur tandis que Loïc lâcha un long soupir. Personne
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ne sut dire s’il exprimait le soulagement ou la lassitude. « Au moins, nous voilà fixés. – À votre place, je ne partagerais pas un tel optimisme. J’ignore ce qu’ils manigancent, mais ces gens, ce qu’il en reste, me donnent l’impression d’être aux abois. L’heure du grand nettoyage semble sonner. Raison pour laquelle, je vous dépose à bord et remonte daredare sur Paris. » … en plus, l’Élysée vient de donner le feu vert pour une opération pour détruire les installations Atlantide sur le plateau des Mamelles. Le grand bal a débuté, songea-t-il in petto.
Aussitôt dans la chambre d’hôtel, Bauer fouilla sa valise pour en tirer un carnet d’adresses. Il voulait en finir avec cette affaire qui lui avait fait perdre toute notion du temps. Ce dernier se réduisait à une dimension rigide, sans souplesse, ôtant toute possibilité d’organisation. Depuis des années, la variabilité des jours, des semaines, l’avait abandonné de sorte qu’il était devenu à présent une machine, oeuvrant loin de tout état d’âme, prêt à tout ; se sacrifier et remplir son devoir. Comme celui de tuer… Les agissements de Kirch et même Horbiger, imprévisibles, imprudents, risquaient de compromettre la sécurité des autres membres du mouvement Atlantide. Les instructions dans ce cas ne laissaient planer aucun doute. Ces hommes devenaient incontrôlables ; ils devaient disparaître.
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Bauer feuilleta le carnet, prit son téléphone mobile et composa un numéro. Après quelques secondes, il entendit une voix de femme au bout du fil. « Pazez-moi Kolowski bitte. »
Éliana était incapable de dire combien de temps la porte resta ouverte. Lorsqu’elle se réveilla, l’obscurité avait de nouveau repris possession des lieux. Quelqu’un était venu pendant son sommeil pour lui ôter le ruban adhésif qui l’empêchait de parler ou de crier. Pour la première fois, elle remarqua combien il faisait chaud en dépit de l’humidité ambiante, mais elle ne pouvait toujours pas discerner les détails des choses qui l’entouraient. L’odeur fétide décelée, tout à l’heure, lui parvenait de manière encore plus écœurante sans qu’elle puisse pour autant en connaître son origine. Un léger bruit attira son attention. Il ressemblait au goutte à goutte d’un robinet défectueux. Elle n’avait plus bu depuis des heures ou même des jours et ne pouvait que passer la langue régulièrement sur ses lèvres crevassées afin de puiser dans la tiédeur de sa salive quelque saveur miraculeuse qui apaiserait la douleur. Mais sa bouche demeurait désespérément pâteuse, aussi sèche qu’un caillou brûlé par le soleil au cœur d’un désert. Un claquement sec brisa le silence qui l’entourait. Elle ne l’entendit pas venir. Par la lucarne ouverte, l’homme la regardait sans le moindre tressaillement des paupières. Les mêmes yeux paraissaient figés dans
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l’attente stoïque d’on ne savait quoi, avec toutefois une touche de moquerie qu’elle n’avait pas décelée la première fois. « Nous avons localisé vos amis. » Il n’en dit pas plus et ferma d’un geste rapide la lucarne. Ces yeux ! Que diable lui rappelaient-ils ? Brusquement, elle fut plongée dans une lumière blanche, crue, aussi pure et irrésistible que le vide vers lequel elle imaginait déjà la mort l’attirer. Aveuglée, Éliana baissa d’abord à moitié les paupières, le temps nécessaire pour que sa vue s’adapte à autant d’éclats et se demanda si elle ne vivait pas cet instant si particulier dont parlait Josué quand il évoquait les histoires nébuleuses de désincarnation, héritées de ses ancêtres. Elles demeurèrent longtemps incompréhensibles. Aujourd’hui, les circonstances l’aidaient à mieux saisir la signification des paroles de son père. L’impression que son âme s’évadait vers ces espaces infinis peuplés de mystères la transporta dans une sorte d’ivresse tantôt angoissante, tantôt rassurante. Cette odeur !… Dans l’éblouissement de ces minutes irréelles, un bruit émergea, une espèce de bourdonnement qui variait en intensité. Elle s’obligea à ouvrir complètement les yeux et resta pétrifiée par le spectacle d’une masse de tissus organiques, débordante de mouches, toutes agglutinées les unes sur les autres. Elle identifia un corps, nu, en état de décomposition. Difficile de déduire au premier coup d’œil, le sexe de la victime. Il n’y avait plus rien, mais
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elle en conclut par l’abondance de la capillarité des jambes, qu’il s’agissait d’un homme. Il était couché, immobilisé comme elle par des sangles, le bras gauche profondément nécrosé au point que l’os apparaissait totalement dépouillé de son enveloppe musculaire. Bien que ses connaissances en matière médicale se réduisaient à leur plus simple expression, elle crut identifier l’humérus et réprima de justesse un haut-lecœur en se forçant à continuer son examen tandis que les mouches s’enhardissaient à se poser maintenant sur son propre corps. Elle arriva au visage. Deux trous à la place des cavités oculaires la regardaient. La bouche grouillante d’animalcules jaunâtres la narguait dans un rictus immonde pourtant, ce qui restait de ce visage suffisait malgré tout pour lui donner un nom. Brendwood ! Ses yeux se dilatèrent sous l’emprise de la panique pendant qu’un hurlement de révolte remplissait la cellule et les couloirs, avant de parvenir aux oreilles de son geôlier. Celui-ci délaissa la lecture de son magazine, leva la tête et sourit. Incapable de détourner son regard de Brendwood, une terreur sans nom paralysait Éliana. Kolowski n’avait-il pas justifié au cours de la réunion l’absence de l’amiral par un voyage aux États-Unis ? Elle découvrait le sort que lui réservaient vraisemblablement ses tortionnaires avant que tombe à jamais la nuit. De nouveau, la lucarne fut ouverte. Éliana sursauta. Encore ce regard, ces yeux… « Vous avez de la visite. » De la visite ? Son cœur fit un bond, mais ses espoirs qu’une flamme ténue venait de ranimer
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s’éteignirent aussitôt réduits en cendre. Elle distingua un sac en toile de jute poussé vivement par un bâton vers le milieu de la pièce dans un passage rectangulaire qu’elle n’avait pas encore remarqué au bas de la porte. « Amusez-vous bien, madame Avril. Vous ne nous êtes plus guère utile à présent. Vous ne pourrez plus annihiler tous nos efforts destinés à mener notre mission jusqu’à sa fin. » Elle frémit sous l’effet d’une poussée d’adrénaline. Ces yeux. Bonté divine, ces yeux ! Je m’en souviens ! « Kolowski ! Espèce de sale vermine ! » Tout ce qu’elle entendit fut un rire démoniaque s’éloigner petit à petit, l’abandonnant seule à l’épouvante viscérale qui fondait sur elle et contre laquelle lutter semblait si dérisoire. Elle aurait tellement souhaité se détacher de tout, du monde ! Puis elle revint au sac, de dimension modeste, tout au plus cinquante centimètres de longueur pour trente de largeur. Elle l’étudia, hypnotisée par sa présence. Une certitude, quelque chose bougeait à l’intérieur. Mais les sacs ne bougent pas… Ceci pourrait à la rigueur se concevoir avec l’aide d’une volonté divine. Or celui-ci n’en demandait pas tant. Désormais, si la mort l’épargnait, elle sortirait plus forte de son cauchemar et plus rien ne pourrait lui faire peur. Mais une petite voix lui disait que ce droit d’accéder à une telle force lui serait refusé. Le regard horrifié, Éliana regardait glisser du sac dans un lent mouvement de reptation, des serpents à la peau luisante et d’une incroyable longueur. Ils tournèrent des yeux jaunes vers la porte et pendant un court instant, elle s’imagina
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qu’ils partiraient par la trappe. Puis, l’un d’eux fit demi-tour et se dirigea vers elle, suivi des autres. Elle eut encore le temps d’en compter cinq. Ensuite, sa respiration s’essouffla et elle perdit une fois de plus connaissance. Elle n’entendit pas l’écho des cris et des déflagrations percer les murs de sa souffrance. Guadeloupe — Parc national des Mamelles — 23H15’’ L’ordre qu’ils attendaient depuis plusieurs heures vint directement du Ministère de l’Intérieur et de la Défense. La veille, tous avaient étudié en détail les données accumulées au fil du temps sur leur objectif. Malheureusement, si l’abondance des informations fournies par l’imagerie satellitaire et les différents modèles numérisés de la zone, avait pu les aider à mieux visualiser la topologie du terrain afin de peaufiner la stratégie à employer en surface, elle n’était d’aucune utilité pour produire des analyses spectrales suffisamment fiables du système géologique. Les experts, les ingénieurs et chercheurs de tous bords les avaient amplement éclairés sur le principe de fonctionnement de la machinerie qu’ils auraient à neutraliser. La partie la plus spectaculaire se composait des deux étages d’une gigantesque tuyère. Toutefois, personne ne savait rien de sa configuration
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exacte au-delà d’une profondeur de quelques mètres ainsi que celle des installations. Par conséquent, le talon d’Achille de l’opération se résumait à une agaçante question : qui trouveraient-ils en dessous de ce tas de végétation exubérante ? À deux heures du matin, la première colonne parvenait en bordure d’une minuscule clairière, celle que les instructions baptisèrent Way Point One. L’homme de tête leva une main et s’accroupit derrière un arbrisseau. À tous, il ordonna d’en faire autant et tira de sa poche un positionneur différentiel. L’écran de l’appareil, afficha aussitôt une série de chiffres précédés de cinq gros caractères WP001 clignotants. Ils se trouvaient à dix mètres de l’objectif et n’avaient plus qu’à attendre l’autre groupe avant d’envoyer le code qui déclencherait le début de l’opération. Les ordres étaient clairs : destruction par tous les moyens des installations avant l’aube ensuite replis vers l’aéroport du Raizet où se tenait prêt à décoller un breguet atlantique16. Équipement léger et vêtements civils. Chacun prit le temps de vérifier son matériel et d’observer ce qui les entourait. L’endroit ne révélait rien de tangible qui puisse évoquer l’existence d’un centre de recherche souterrain. D’autre part, s’étendre dans d’interminables supputations, paraissait superflu pour comprendre que les lieux n’avaient plus été en contact depuis très longtemps avec le monde extérieur, celui que l’on appelle civilisation. Lorsque l’autre groupe emmené par Fauver les rejoignit, ils abandonnèrent sans hâte leurs postes
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d’observation et avancèrent à la façon d’un prédateur tournant autour de sa proie avant de l’anéantir d’une fatale attaque. De leurs tignasses, chemises bariolées et pantalons défraîchis, aucun signe n’indiquait qu’ils étaient des professionnels, redoutables, entraînés quinze heures par jour depuis deux semaines pour accomplir sans faiblesse leur travail. Ils parvinrent à un réseau constitué de douze crépines organisées à la surface du sol suivant une circonférence de vingt mètres de diamètre, complètement dépourvue de végétation. Un peu plus loin, vers l’intérieur de ce cercle, un autre dispositif similaire, mais composé d’un nombre plus réduit de grilles et de dimensions plus modestes, complétait l’ensemble du mécanisme de détente des masses d’air chaudes et froides mélangées dans le second étage de la tuyère principale. Chaque grille menait à un collecteur entourant un faisceau tubulaire de forme hélicoïdale afin de provoquer plus facilement le mouvement cyclonique des particules d’air poussées par l’énorme soufflerie installée vraisemblablement plusieurs dizaines de mètres dans le sous-sol. Une technologie audacieuse à l’époque, mais qui ne recevait plus les faveurs des méthodes scientifiques actuelles, tant le rendement en matière de dépense énergétique se révélait désastreux. Une partie du groupe se scinda. Elle se déploya de sorte que chacune de ces ouvertures était occupée par un homme. L’autre section entama une lente progression pour converger vers un point invisible, situé au centre.
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Julie, rampait et s’étonnait de l’absence de caméras, de projecteurs ou de sirènes qui ne les avaient pas encore détectés. Elle vérifia une dernière fois l’oreillette de son émetteur-récepteur inductif lui permettant de garder le contact avec les autres et surtout Fauver à qui revenait la responsabilité de poursuivre ou d’annuler l’opération. Elle continua sa progression la gorge serrée puis ses doigts touchèrent quelque chose de dur, une surface poreuse, une espèce de couvercle en bois épais, de forme rectangulaire, juste assez grand pour assurer le passage d’un homme. Elle arrivait la première. Seule le bruit de sa respiration emplissait l’air humide qui l’enveloppait. Son adrénaline bondit une fraction de seconde au cours de laquelle elle crut entendre confusément quelque chose, une espèce de bruit très faible, indéfinissable, un cri. Peut-être celui d’une femme. Elle chercha à le mettre sur le compte de sa nervosité ou la proximité d’un animal. Ses pensées commencèrent à galoper en tous sens. Sans trop savoir pourquoi, elle songea aux galeries souterraines creusées autrefois par les soldats vietnamiens et les trappes hérissées de pics empoisonnés. Ses mains tremblèrent un instant ensuite elle se ressaisit en sentant la présence réconfortante des autres qui la rejoignaient. Un clin d’œil de Nic lui réchauffa le cœur. Son visage calme, exempt de toute tension, figé dans une expression de froide détermination qu’elle ne lui connaissait pas, la rassura. Elle enviait son insouciance.
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Ils dégagèrent le couvercle en bois et le soulevèrent sans difficulté comme prévu, découvrant l’espace inconnu dans lequel ils devaient s’aventurer. Sous leurs yeux, des escaliers menaient à un couloir couvert de gravats qui se perdaient au bout de quelques mètres dans l’obscurité. Théo s’approcha et se pencha la tête en bas. C’est lui qui fut désigné pour les emmener à l’interieur. Il effectuait sa cinquième mission pour le GISR et s’était illustré notamment lors de l’assaut du consulat de France, aux mains d’un groupe armé, à New Delhi. Équipé de lunettes à vision nocturne, il entreprit une rapide exploration puis il fit un appel du bras. « ERYX. », dit-il calmement. Il fut aussitôt rejoint par un autre portant sur l’épaule un fusil lance-roquettes. « Là… » Théo pointait du doigt une porte métallique qui avait visiblement connu des jours meilleurs. Sans un mot, l’homme aligna posément l’engin dans l’axe du couloir. « On est bon. », dit-il. Théo porta un doigt sur le micro appliqué à la gorge. « En position. » De son côté, Fauver reçut le message et jeta instinctivement un coup d’œil à sa montre. Ils avaient perdu du temps, mais il était trop tard pour annuler. Trente minutes leur étaient accordées. Juste, mais encore jouable avant de dégager la zone et laisser la place aux gars du Charles de Gaulle pour achever un
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travail qui sèmerait l’enfer. Sa voix métallique résonna dans tous les micro-récepteurs. « OK. Top action.», répliqua-t-il laconiquement. L’ordre fut immédiatement suivi d’un tonnerre d’explosions, l’air vibra avec la force d’un tremblement de terre chassant toute vie animale autour d’eux. Douze grenades à fragmentation roulèrent dans les conduits de ventilation tandis qu’au même moment, un projectile ERYX soufflait la porte d’accès du centre. Oubliant toute angoisse, ils descendirent en file indienne les escaliers au pas de course, l’arme au poing, et franchirent sans rencontrer d’opposition les débris métalliques de la porte. Nic enregistra au passage une inscription gravée à même le linteau ; une sorte de bas-relief représentant un serpent, mâchoires ouvertes et des crocs démesurés, sur le point d’avaler des mots rédigés en latin. Personne n’y prêta attention, excepté lui. Il fit un signe à Julie. IBI DEFICIT ORBIS « Ici finit le monde. », chuchota Nic, la voix lugubre. Ils échangèrent un regard austère tandis qu’autour d’eux, courrait une quiétude inattendue et alarmante. À la lumière vacillante des torches électriques, ils marchèrent ainsi sur une distance estimée à cent mètres et s’enfonçaient dans un interminable tunnel, entourés de béton, de croix gammées toutes écaillées rouge sang. L’endroit paraissait définitivement abandonné. Pourtant, tous éprouvaient un malaise
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croissant, une mauvaise impression qui les hantait, les subjuguait à chaque pas davantage comme s’ils subissaient l’influence d’une force surnaturelle et maléfique. Les murs révélaient bien plus que leurs propres ombres. Ils témoignaient d’un épisode tragique et ignoré des historiens de la Seconde Guerre mondiale. Chacun ne pouvait rester indifférent au bourdonnement de la ruche humaine qui travaillait ici autrefois pour édifier dans l’isolement et probablement le dénuement le plus total, toute cette architecture. Sur chaque pierre s’inscrivait la silhouette ténébreuse d’une apparition dansant constamment à leur côté en implorant une invisible protection. Des hommes, des femmes et qui sait, des enfants, trop heureux sans doute d’échapper aux camps de la mort, soumis aux caprices de ceux qui les écrasaient de brimades et humiliations. Ils étaient morts, peut-être coulés pour l’éternité dans le béton de ces murailles. Julie partageait les mêmes sentiments. Elle n’aimait pas l’endroit. Trop de fantômes. Sortons d’ici, supplia-telle intérieurement. Ils arrivèrent à un embranchement constitué à droite comme à gauche, d’un nouveau couloir suffisamment large pour laisser le passage à deux hommes marchant de front. Contrairement au premier, celui-ci prenait une direction fortement incurvée dès le début. Il accusait également une pente nettement moins raide tandis qu’un flux d’air circulait parmi eux, apportant un peu de fraîcheur. Ils le mirent sur le compte d’un effet probable du déplacement d’air provoqué par les grenades et déduisirent qu’ils avaient
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presque atteint le niveau inférieur du complexe. Certains balayèrent à l’aide des lampes, la voûte. Ils découvrirent un enchevêtrement de tuyauteries, de câbles électriques. Un tel dispositif éclipsait toute existence de béton et graffitis divers glorifiant le nazisme. Cette fois, aucun doute possible, un simple coup d’œil suffisait pour comprendre que l’ensemble paraissait régulièrement entretenu. « OK, dit Théo, formons deux groupes. Sinon, nous n’aurons plus le temps de visiter ce musée des horreurs si nous restons collés l’un à l’autre comme des asticots sur un morceau de viande avariée. Dans moins de vingt minutes, le ciel tombera sur nos petites têtes. » Personne ne semblait enthousiaste à l’idée de se séparer pour se perdre dans les profondeurs impénétrables aussi noires que le diable, d’une monstrueuse machine qui pourrait, s’ils n’y prenaient garde, ôter leur âme ou tout bonnement la vie. Mais Théo n’avait pas tort. Il y eut un moment de silence perturbé par des craquements suivis de la voix de Fauver. « Dix-huit minutes. », rappela-t-il afin de donner plus de poids à la décision de Théo. Ils se divisèrent. Un groupe emmené par Théo d’un côté et l’autre par Nic. Ils avancèrent lentement en longeant les parois saturées d’humidité, accompagnés seulement des échos et sons creux qu’ils provoquaient en marchant. Peu à peu, la température diminuait et l’air soufflait insensiblement avec plus d’intensité à chaque pas effectué dans une atmosphère qui devenait irrespirable. Une odeur âcre dont Nic ne pouvait déterminer la source, pareille à celle diffusée par une
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substance acidulée, envahissait les bouches, les narines sans espoir d’y échapper malgré les mains ou un mouchoir appliqué au visage. Les regards interrogeaient ceux du voisin sans vraiment espérer recevoir une réponse. Tout à coup, mus par un même réflexe, Nic marqua un temps d’arrêt pour mieux écouter un bruit. Il rappelait vaguement les cris affolés d’un animal blessé puis cessa de façon aussi déconcertante que son apparition. Pendant de longues secondes, personne ne s’adressa la parole. Quelque chose venait de changer autour d’eux. Julie retint son souffle. Ce bruit, ces cris, le même que tout à l’heure, songea-t-elle. « L’air, dit une voix. Il n’y a plus de courant d’air. – Dieu merci, soupira Julie. – Ne le remercie pas trop vite ma puce. Cet air avait trouvé un passage qui est maintenant fermé. Par qui ? Ce n’est pas moi, juré ! ni personne ici… » Elle approcha son visage du sien et l’observa gravement, complètement démunie face au détachement qu’elle y découvrit. « Ça veut dire…, commença quelqu’un. – Ce qui veut dire que nous sommes attendus. », enchaîna Nic. Ils continuèrent et remarquèrent bientôt une modification dans l’écho des voix ainsi que de leurs pas. Il revenait vers eux de manière plus présente, résonnait moins fort. Ils avancèrent encore un peu ensuite, subitement, les parois qui les entouraient s’éloignèrent au point que la lumière de leurs projecteurs devenait insuffisante pour les éclairer. Ils s’arrêtèrent de nouveau et s’alignèrent l’un à côté de
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l’autre, leurs regards médusés à la vision de ce qui émergeait de l’obscurité. Ils se trouvaient dans une gigantesque pièce circulaire, creusée entièrement à même la roche ainsi que le sol dans lequel s’enfonçaient les câbles électriques et les tuyauteries. Le centre était occupé par une porte, similaire à celle que l’on voit à bord des navires sauf que le plan d’ouverture présentait un angle de quarante-cinq degrés et laissait supposer que sous leurs pieds se trouvait une autre section des installations. Le premier moment de surprise passé, Nic s’en approcha et l’ouvrit sans la moindre difficulté d’un coup de talon. Il amorça un mouvement de recul sous l’effet de l’odeur qui s’échappait par l’ouverture. Ensuite, il revint sur ses pas et distingua une échelle métallique avant de courir vers les autres. « Douze minutes avant le feu d’artifice. On a encore le temps de faire un aller et retour, mais quelle puanteur ! » Il leur parlait, conscient que tous leurs échanges de paroles étaient également entendus par Fauver. La voix de ce dernier grésilla dans les écouteurs. « Qu’as-tu ? – Un visuel sur la soufflerie. Les grenades sont apparemment inefficaces. Elle est intacte. On a aussi une odeur qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle du soufre. – Merde ! explosa Fauver. – Peut-être, mais ça n’aide pas, répliqua Nic impassible, que fait-on ? »
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Chacun attendait, l’estomac en boule, rempli par les relents d’œufs pourris qui les empêchaient de respirer normalement. « OK, tu as exactement douze minutes pour toi. Je t’envoie Théo. », lâcha Fauver. « Qui m’accompagne ? » Tous les regards se tournèrent vers Nic. Il avait toujours détesté imposer aux autres des ordres qui n’étaient pas nécessairement bien perçus, mais ici, le temps était compté. Tous demeuraient silencieux. « Merci les copains, je n’en espérais pas tant. Vous me rejoignez dès que je suis en bas. » Il tourna les talons et commença à descendre en prenant soin de vérifier l’état de chaque échelon. Arrivé à la moitié, il sentit l’échelle vibrer et redressa la tête. Sous son nez, il crut reconnaître la plus jolie paire de fesses… après celles de Sharon Stone. « Sainte Vierge ! Ta place n’est pas ici. Remonte ! – D'abord, je ne suis pas ta Sainte Vierge et deusio regarde où tu poses les pieds plutôt que de rester la tête béatement levée vers mes fonds de pantalons. Je te l’ai déjà dit, y a rien à voir !», s’exclama Julie. Elle s’étonna de ne plus l’entendre et se pencha pour scruter d’un regard gourmand le vide en dessous d’elle. « Nic ? » Sa voix limpide tomba dans le vide. Les battements de son cœur s’arrêtèrent une fraction de seconde avant de s’emballer de plus belle. Le corps immobile comme un morceau de viande lyophilisé, les bras tendus sur les échelons, le visage tiraillé par la perplexité, Julie
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compris que ce silence annonçait la promesse d’un danger encore plus affreux. Excepté le faisceau de lumière pâlissante de sa lampe, il n’y avait plus personne autour d’elle. « Nic ? appela-t-elle la voix serrée, Nic répond moi s’il te plaît. » Elle reçut d’abord une série de crachotements dans son récepteur pendant qu’elle descendait précipitamment les derniers échelons qui la séparaient du fond. « Je t’attends, je suis presque en bas. » Elle ferma les yeux. L’imbécile, marmonna-t-elle. Trente secondes plus tard, Julie posait les pieds sur un palier intermédiaire en béton. Sans prévenir, il apparut à ses côtés et lui tendait une chose qu’il lorgnait avec fascination du bout des doigts à une distance respectueuse. « Vise-moi un peu ça. – Qu’est-ce que c’est ? – Je pense avoir déjà vu un truc similaire dans un zoo, répondit Nic. – Sois plus explicite, je ne tiens pas à moisir ici jusqu’au jugement dernier. – J’hésite. Il s’agit d’une peau séchée, le tégument abandonné par un animal après sa mue, probablement un reptile et… – Et ? – … soit un lézard ou bêtement un serpent. Mais je pencherais pour la seconde possibilité parce que c’est trop long ce machin. Redoublons de prudence. » Julie blêmit. Son visage se décomposa à l’idée de tomber face à face avec une de ces adorables bestioles.
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Elle leur avait toujours décerné la médaille d’or dans la catégorie démons et créatures sous les couvertures. « Ou bêtement un serpent, répéta-t-elle. – Reste là, ne bouge pas d’un poil, je regarde plus bas. – Dix minutes, dit Fauver d’une voix forte. – Le projo, descendez le projo ! », cria quelqu’un. Nic pestait contre celui qui eut l’idée brillante de limiter à deux le nombre de lunettes de visées nocturnes sous prétexte que la rapidité d’exécution de l’opération dépendait de la légèreté du matériel emporté. Seul Théo et Fauver les portaient. À part cela, nous avons des projecteurs de dix kilos, marmonna-t-il. Il poursuivait son inspection, mais l’obscurité l’empêchait d’observer les détails au-delà de quelques mètres. Il avait de nouveau perdu de vue Julie et se sentit terriblement seul. Négligeant toute précaution, il accéléra sans prêter attention aux traces de plus en plus nombreuses de peau au fur et à mesure qu’il inspectait l’endroit. De son côté, la femme multipliait les efforts pour garder son calme et pestait contre la folle témérité de Nic. « Es-tu certain de vouloir encore continuer ? Nous ne sommes plus dans la procédure habituelle Loïc. Demandons des instructions à Fauver. – Non, Julie. Pas le choix. Nous n’avons de toute façon plus le temps de rebrousser chemin. L’air vient d’en bas. Probablement l’aspiration principale qui doit forcément nous guider à l’atmosphère. Nous partirons par ce chemin, mais il fait tellement sombre que… »
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Il repoussa du pied quelque chose puis sauta sur une espèce de plateforme métallique, incapable d’étouffer un cri. « Nic ! – Nom d’un chien ! Qu'est-ce que c’est tout ce bazar ? Descendez ! vite ! – Cinq minutes Nic. Les autres dégagent. J’envoie la lumière et suis avec vous dans une minute, annonça Théo. – Apporte tes lunettes de soleil également. », ricana Nic. Malgré tout, il ne pouvait imaginer l’effet salutaire que ces mots et le rire des autres produisaient sur son moral. Julie le rejoignit. Elle resta pétrifiée par le spectacle. Indifférent à la présence de la jeune femme, Nic fouillait à l’aide du faisceau lumineux de sa lampe chaque centimètre autour d’eux, le temps de fulminer contre le traquenard dans lequel ils étaient tombés. Théo fut dans la minute à leur côté. Il s’éloigna, impuissant pour contrôler une série de nausées tant la puanteur était repoussante. Un corps recroquevillé se tenait quasiment à leurs pieds. Un horrible pantin désarticulé. Des lambeaux de textile durcis par le sang coagulé se détachaient d’une plaie et dévoilaient les viscères ainsi qu’une partie de la cage thoracique. Des moignons, sommaire réminiscence des bras et des jambes, on ne distinguait que des boursouflures provoquées par une réaction au contact d’une substance incontestablement redoutable. Quant à la tête, elle était séparée du tronc de plusieurs centimètres et les lèvres complètement retroussées leur adressaient un abominable rictus.
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« Acide ? avança à tout hasard Julie. – Je n’ai jamais rien vu de pareil, articula Théo. – Moi si. », répondit Nic. Ils détachèrent leurs yeux du moribond et le fixèrent avidement. « Mon père était pharmacien, commença-t-il. Je me souviens de photographies montrant des tissus organiques touchés par un acide. Ici, nous sommes en présence de quelque chose différent. La peau est nécrosée et cela provient d’un produit dont le degré neurotoxique est particulièrement élevé. On ne le rencontre que chez certaines espèces animales capables de produire des toxines dont les propriétés pharmacologiques entraînent une action létale sur tout organisme vivant. Je ne vois qu’une créature susceptible de donner un tel résultat. » Il garda le silence un instant comme s’il voulait s’assurer qu’ils étaient prêts à accuser le choc. « Ma femme était dingue des reptiles. Elle ne vivait que pour eux et je l’ai laissée à sa passion. Il inspira longuement puis lâcha d’un souffle Oxyuranus Microlepidotus, acheva-t-il d’un ton caustique. « C’est quoi ? Un dernier modèle de voiture japonaise ? – Taïpan, un des rares serpents qui attaque même s’il n’est pas menacé. Une seule morsure pourrait tuer un troupeau d’éléphants en cinq minutes. Pas toujours en fait. Cette adorable machine à tuer pousse le vice jusqu’à doser la quantité de poison. Un service personnalisé en quelque sorte, la garantie d’une mort lente, très lente même. Des heures interminables. Pourtant…
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– Pourtant ? questionna Théo. – Ici, ce n’est pas une, mais dix, voire plusieurs dizaines de ces bestioles qui ont pu mettre ce malheureux dans un tel état. – Charmant. », dit Julie d’un air pincé. Ils envoyèrent un dernier regard vers le corps ensuite Théo brancha le spot qui inonda d’une lumière jaunâtre le vaste amphithéâtre. Il faisait au moins cent mètres de diamètre, peut-être davantage, car l’éclairage n’était pas suffisamment puissant pour arriver à l’autre extrémité dont ils devinaient seulement le vague contour des murs. De partout, parvenaient les spasmes d’un doux ronronnement. Il leur donnait l’impression de circuler dans le centre nerveux d’une intelligence artificielle ou peut-être celui d’une entité de nature inconnue analysant son environnement à l’aide d’une foule de capteurs et circuits bioélectriques. Indubitablement, l’un d’eux devait mémoriser quelque part, en ce moment, leur intrusion à l’intérieur des installations. Au-dessus des têtes, tournaient lentement trois rotors superposés, mais très proches l’un de l’autre et soutenus par une pièce centrale en forme d’ogive. Ils avaient pratiquement la même dimension sauf que les aubes n’étaient pas orientées dans la même direction. Plus haut, à environ une trentaine de mètres, ils distinguaient au travers du mouvement de l’aubage, l’embouchure d’une énorme tuyère, gueule béante d’un dragon qui les menaçait de sa colère destructrice. Ils notèrent plusieurs portes disposées le long des parois. Au-dessus de chacune d’elles, un orifice livrait passage à une sorte de tube légèrement dirigé vers le
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bas et tangentiellement à une circonférence imaginaire dont seuls les concepteurs de cette installation tenaient le secret. Théo siffla entre ses dents. « Une chambre vortex, une gigantesque soufflerie. Làbas, il montra les portes et les tubes, ce sont les brûleurs qui permettent une meilleure trajectoire ascendante des masses d’air chaud vers les rotors. Nos apprentis sorciers étaient en avance sur leur époque. » Julie orienta sa lampe vers le milieu sur une excroissance d’une hauteur de quelques centimètres à la surface du sol. Un sac abandonné. Elle s’en approcha pour en avoir le cœur net tandis que la voix de Fauver brisait leur isolement et les fit revenir à la réalité. « Deux minutes. Évacuez les lieux ! Je répète, évacuez ! – Impossible. Arrête tout. Nous sommes entre cent et cent cinquante mètres de profondeur. Même, une charge nucléaire n’arriverait pas à anéantir les installations. Nous avons aussi un macchabée. Âmes sensibles, prière de s’abstenir. Mais il n’est peut-être pas le seul donc… » Il n’avait pas encore fini sa phrase qu’il entendit Julie hurler. Elle fixait d'un oeil incrédule un fauteuil roulant, un engin combien inattendu en ces lieux, mais elle pointait surtout un doigt vers le sac abandonné, un deuxième homme en réalité qui rampait dans sa direction en poussant des gémissements, appuyé sur des jambes et des mains. Les yeux de la femme passaient successivement du fauteuil, à l’homme comme si elle tentait désespérément d’établir une relation entre les deux.
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Une sensation de révolte et d’écœurement les submergea tous les trois quand l’homme fit un ultime effort désespéré pour se dresser avant de s’effondrer. C’est à ce moment précis qu’ils aperçurent une chose longiligne glisser de ses vêtements. Tous les trois tournèrent des visages stupéfaits vers le sol où se tortillait deux serpents. Ils avançaient et balançaient la tête légèrement surélevée, une langue rouge jaillissant régulièrement vers eux. « Reculez ! » Nic tira Julie par le bras et vida la moitié du chargeur de son arme sur le reptile le plus proche. L’autre s’échappa avec une extraordinaire vivacité qui empêcha Nic de l’atteindre. Il sentit la femme frémir, secouée par la peur. Ou peut-être était-ce autre chose que la peur ? L’impression encore plus terrible qu’ils ne sortiraient jamais vivants de cet endroit maudit. Les torches électriques commencèrent à montrer des signes de faiblesse. « Fauver ! rugit Théo, envoie des hommes et le doc. Pour ton info, la place grouille probablement de serpents, signala-t-il. – Nous devrions, je crois, déguerpir d’ici avant qu’il ne soit trop tard. », dit Julie. Nic rejeta d’emblée une telle option et regardait les deux hommes. « Pas encore, il y en a sûrement d’autres. Pour ces deux-ci, il est trop tard, mais il faut inspecter absolument tout de fond en comble. Dans un instant, les autres seront avec nous. » Bientôt, les lampes clignotèrent quelques secondes ensuite elles s’éteignirent une à une définitivement, les
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abandonnant à leurs mornes réflexions dans le noir le plus total. « Rapprochons-nous et attendons. Nos mouvements attirent les serpents surtout dans l’obscurité. Bougeons le moins possible et restons calmes. » Théo cherchait à se montrer inébranlable et apaisant, attentif au moindre mouvement de panique qui aurait toutes les chances de signer l’arrêt de mort de l’un ou l’autre. Il chaussa ses lunettes de visée nocturne qui se révélèrent parfaitement inutiles à défaut de pouvoir capter une lumière résiduelle suffisante. « Calme ? Railla Nic. Toujours le mot pour rire ! Théo, une deuxième dans le même genre et je te fais la bise lorsque nous serons dehors. » Quelque part, des sons étouffés par le tambourinement furieux de pas sur les échelons de l’échelle qu’ils venaient d’emprunter leur parvinrent. Des points lumineux dansaient comme un nuage de lucioles, grossissant à vue d’œil au-dessus de leurs têtes. « Doucement les gars, vos vibrations risquent d’attiser l’avidité du propriétaire. Il est dans son élément ici, plus à l’aise que nous, avertit Théo. – C’est qui ton propriétaire ? » Il reconnut la voix de Fauver. « La pire espèce. Deux mètres de longueur environ et une frimousse à donner les jetons aux plus endurcis d’entre-nous. Il aime surtout se faire les dents sur les intrus. »
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Un moment plus tard, ils étaient là en compagnie de Fauver braquant dans toutes les directions les spots, interrogeant les murs, le sol. « Le Charles de Gaulle nous accorde une fenêtre supplémentaire de quarante minutes avant de nous envoyer la marchandise. Alors, où est-il notre hôte ? » Ils balayèrent dans tous les sens l’endroit d’un regard frappé de surprise et méfiant. Hormis les restes du reptile et du moribond, l’endroit apparaissait maintenant vide. Nic et Julie s’observaient incrédules tandis que Théo se penchait à l’emplacement précis où ils avaient laissé le deuxième homme. Il se redressa, les yeux perdus au loin et perdit un peu plus de son assurance. « Disparu. Nous voilà avec un zombie sur le dos. Ça sent mauvais Fauver. Le type qui pleurait à l’agonie ici est en cavale et il a emporté avec lui son petit copain. – Quel genre de copain ? – Je te l’ai dit, un serpent. Deux en réalité. Des taïpans d’après Nic. Il en a écrabouillé un, il est là… ce qu’il en reste. » Théo fit un geste en direction du reptile réduit en bouillie. « Nic serait prêt à le jurer sur la tête de sa belle-mère, mais je ne m’explique pas la raison pour laquelle notre loustic n’a pas été mordu. Il nous a sorti cette créature de sa manche aussi à l’aise qu’un magicien tirant de son chapeau un lapin tout beau, tout blanc. » Fauver marmonna des mots inintelligibles en franchissant les quelques mètres qui le séparaient d’un homme agenouillé à côté du cadavre. « Qu’est-ce que ça dit toubib ? »
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L’autre parut d’abord ignorer la question. Il étudiait plus longtemps certaines zones du corps, nullement gêné par les odeurs, afin de prélever des échantillons de peau qu’il enferma dans un tube hermétique. Ensuite, il releva la tête et toisa Fauver d’un regard sévère. « Nic a raison. Ce que nous avons là ressemble comme deux gouttes d’eau à une injection mortelle de neurotoxines. La mort, si elle n’est pas foudroyante, reste quasi certaine. Seuls des serpents, des araignées ou certains animaux marins peuvent inoculer une dose létale de ce type. Sur l’île, je ne connais aucune espèce dangereuse d’araignée, poursuivait le médecin, et la Guadeloupe est réputée pour ne pas abriter des serpents. – Et bien maintenant, il y en a ! Et ils vont nous donner du fil à retordre, je le crains. Il faut passer chaque recoin au peigne fin et vider l’endroit de ces saloperies sinon toute l’île en sera infestée en deux ou trois coups de cuillère à pot. », répondit laconiquement Fauver. Il tourna les talons que déjà des ordres fusaient tous azimuts. Le cours des opérations prenait une tournure totalement imprévue. Contrairement au programme établi, ils s’acheminaient vers une mission de santé publique et n’avaient rencontré aucune opposition. Pas encore, se dit-il. Ils se séparèrent par petits groupes de deux ou trois personnes afin d’inspecter l’installation. Nic et Julie traversaient une structure bâtie sur une impressionnante charpente luisante, constituée par une sorte de cristal. Il posa le plat de sa main à la surface.
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« Un palais de verre. Nous sommes dans une véritable galerie des Glaces. » Julie montra des stries incrustées en forme d’arches compactes. Une lueur ambrée émanait du verre, évoquant celle d’un Pineau des Charentes. « Et çà ? – Fibres optiques, avança Nic. – Déjà en 1940 ? – Évidemment, non. Cette technologie de pointe ne peut se concevoir précisément qu’avec l’aide d’un fonds d’investissement pharaonique régulièrement alimenté pour l’entretenir ainsi qu’une gestion financière structurée et particulièrement solide. Je serais heureux de savoir qui se cache derrière ces généreux donateurs.» Un alignement de gaines électriques et de rampes d’éclairage dépouillées de leurs tubes fluorescents se présenta devant eux. Ils s’engagèrent dans le noir, entourés de sifflements, de chuintements permanents ou des cliquetis d’appareils qu’ils ne voyaient pas et se brûlaient au contact de certains tuyaux. « Vapeur… prudence, la ligne est sous pression. » Ils avançaient de front, ne prenaient aucun risque en évitant les ouvertures, la plupart de toute manière trop étroites pour s’y aventurer, mais d’où la mort pouvait surgir. Visiter l’intérieur d’un coup de faisceau lumineux les satisfaisait largement. Ils répétèrent l’opération dix fois, cent fois avec toujours le soulagement de ne rien découvrir. Pourtant, ils devinaient à nouveau que ce décor aux allures d’aéronef d’un autre âge se trouvait sous l’empire d’une puissance démoniaque qui étudiait tous leurs
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mouvements, leurs moindres gestes et paroles. Quelle forme prenait-elle ? Ne cherchant plus à dissimuler ni à maîtriser la tension qui montait en eux, ils la sentaient palpiter, proche et menaçante. Elle monopolisait toute leur attention et énergie. Nic ralentit puis, sans avertissement, s’arrêta, les yeux rivés sur un point dans le fond du couloir. Julie se tourna vers lui. « Qu’y a-t-il ? Tu as vu quelque chose ? – Je croyais…, non…, rien. », Il haussa les épaules et secoua lentement la tête. « Inutile. Dix années ne suffiraient même pas pour inspecter le quart du tiers de l’installation. C’est pire que les catacombes de Rome. Passer au peigne fin… Fauver en a parfois de bonnes. » Il nota un interrupteur et regretta de ne pas disposer sous la main d’un éclairage suffisant pour les aider dans leurs recherches. Pourquoi, se demanda-t-il, garder un système aussi sophistiqué en état de fonctionnement et interdire toute lumière ? Il ne voyait qu’une réponse. « Le gus tout à l’heure… – Quoi, le gus ? – Ce n’est pas un imbécile. Il sait maintenant que nous ne sommes pas équipés pour jouer aux Mister propres. Il sait surtout que sans éclairage nous sommes perdus. Tout à l’heure, il attendait que nous soyons plongés dans l’obscurité pour prendre la poudre d’escampette. C’est ce qu’il fait en ce moment même. Il attend que nos lampes s’éteignent. Regarde ces instruments, ils sont superbement entretenus. Tout fonctionne excepté les tubes de néon. C’est un futé. Il est sur son terrain.
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L’obscurité ne le dérange pas vraiment. Alors il attend et il nous observe. », expliqua Nic sans se démonter. Julie fut instinctivement sur le qui-vive tandis qu’il balayait d’un rapide coup de torche électrique une intersection à proximité. « Fauver, vous me recevez ? – Je t’entends Nic. – Nous revenons bredouilles. Rien dans les mains, rien dans les poches. Et chez vous ? – Idem. » Nic et Julie échangèrent un regard ennuyé, ensuite rebroussèrent chemin au pas de charge parce que l’autonomie de leurs batteries diminuait dangereusement, parce qu’ils estimaient avoir réalisé le maximum, parce qu’ils étaient gagnés par la peur aveugle d’être poursuivis par des serpents et enfin, parce qu’ils étaient fatigués de jouer au chat et la souris avec un type en fauteuil roulant. Ils refusaient tout bonnement de porter l’habit du héros honoré d’une épitaphe dont la sobriété rendrait plus aisé son oubli dès le lendemain de ses funérailles. Il ne s’agissait pas de lâcheté ni d’un manque à leur devoir, mais une question de bon sens. Devant eux, le tunnel faisait un coude à angle droit qui menait directement à la galerie principale. Ils n’aimaient pas ces recoins où pouvait se dissimuler n’importe quoi. Julie inspira profondément. « Bon, allons-y. – Non, un instant. Reste ici, je veux d’abord voir. – Encore une de tes brillantes idées sûrement ? » Il ne releva pas l’ironie. Sans demander son avis, Nic avança de quelques pas, fouinant chaque
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millimètre des parois et du plafond, les nerfs hérissés comme une pelote percée d’épines. De nouveau, son attention fut attirée par des fragments séchés de peau qui s’amoncelaient par petits tas sur des tubes enrobés d’une épaisse couche de matière isolante. Derrière le son de l’écoulement de vapeur dans la tuyauterie, il discerna une sorte de bruissement à peine audible. Julie l’entendait également, mais plus faiblement. Avec une certaine appréhension, elle regardait Nic s’éloigner. Une initiative qu’elle n’approuvait pas étant donné les circonstances, mais elle n’estima pas utile de lui avouer ses réticences et l’interrogea du regard. Il posa un doigt sur ses lèvres en guise de réponse. Parvenu à la hauteur du coude, il pencha la tête et dut lutter contre l’atmosphère glauque que diffusait une espèce de boyau rempli d’une noirceur encore plus profonde. Il occupait l’intégralité de son champ de vision et plus loin une porte qu’ils n’avaient pas remarquée en venant, était entrouverte. Il se retourna, adressa plusieurs signes rigoureusement codés d’une main en direction de Julie et simula un appel téléphonique. Il préférait que la jeune femme fasse le relais avec les autres afin de ne pas trahir sa propre présence. Tous deux éteignirent leurs lampes et demeurèrent ainsi immobiles le temps d’accoutumer leur vue à l’obscurité. « À tous, contact à dix mètres. Attendons instructions, chuchota Julie. – Vous ne bougez pas. Cinq hommes supplémentaires avec vous dans une minute. », murmura Fauver.
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Mais Nic ne l’entendit pas de la même oreille. Il leva son arme et disparut sous les yeux horrifiés de Julie. « Nic ! Nic !… bon sang de bon sang, ici ! reviens ici ! On n’y voit pas plus loin que le bout du nez, protesta-telle. – J’ai un visuel sur quelque chose couché à moins de cinq mètres. Un corps je crois… au lieu de me houspiller comme une midinette suppliant son toutou de faire pipi au pied d’un arbre et pas sur les siens, tu ferais bien de venir. » Il progressait lentement, grignotant chaque petit mètre à pas de loup, entouré d’ombres et de mouches. Une nuée de mouches… Il s’étonnait d’une telle concentration puisqu’il n’y en avait pas ailleurs. Sa torche électrique jeta une lumière tremblotante sur la porte située à l’extrémité du corridor et le bruissement de tout à l’heure augmenta en intensité pour devenir une sorte de ronflement, proche de celui du vent d’automne soufflant dans les cheminées. Puis il jura, complètement décontenancé. Il ne s’était pas trompé. À ses pieds, reposait en boule, le corps dénudé d’une femme. Il se baissa, prit une de ses mains tandis qu’elle l’observait de ses deux grands yeux, sans le moindre frémissement des lèvres et du visage. « Fauver ! On a une femme en état de choc ! » Julie s’engouffra dans le boyau sans réfléchir et se trouva aux côtés de Nic dans la seconde qui suivit. « Bien joué Nic. » Puis elle approcha directement sa lampe des pupilles de l’inconnue.
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« OK, elle est encore avec nous, mais elle part doucement. – Fauver ! magne-toi nom d’un chien ! », hurla Nic. À ce moment, plusieurs explosions accompagnées de coups de feu éclatèrent non loin. Aucun des deux ne parut se formaliser tandis que la femme recevait les premiers soins. Ils sortaient enfin de la torpeur dans laquelle ils avaient sombré et maintenant, les vieux réflexes dictés par leur professionnalisme reprenaient le dessus. « Je te la confie, je veux d’abord examiner ce qui se cache derrière. » La curiosité attisée par la porte, il leva les yeux, le temps d’enregistrer la vision furtive d’une proéminence, elle-même surmontée d’une autre chose aussi épaisse et mouvante. Julie le lorgna d’un œil pendant qu’il poussait l’écoutille. Les armes s’étaient tues et la voix familière de Théo lui parvenait estompée par le bourdonnement, une vague plainte qui augmenta instantanément aussitôt la porte ouverte. Dans le même temps, Julie sentit une légère pression sur sa main et l’ignora, hypnotisée par ce qu’elle entendait. « Nic, fais gaffe. Je ne le sens pas ce coup-ci. » Il se contenta d’agiter une main par-dessus ses épaules pour toute réponse. « Nic, tu devrais attendre les autres, ils… » Elle ne put continuer. La femme venait de l’attirer d’une vive secousse vers elle. Dans un ultime sursaut d’énergie, ses lèvres vibrèrent imperceptiblement puis commencèrent à décrire des mots, ensuite des bribes
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de phrases. Elles voletaient, indifférentes à l’agitation qui les entourait. « Je ne comprends pas. » Julie porta une oreille à hauteur des lèvres. « Kol… Kolowski, c’est Kolowski, balbutiait la femme. – Qui êtes-vous ? Qui est Kolowski ? » L’autre garda le silence un moment, cherchant à puiser dans les dernières forces qui lui restaient encore. « Avril, je suis Éliana Avril, je… j’ai travaillé pour Brendwood au département CA de l’OTAN. – Le CA de l’OTAN ? Le département des affaires civiles ? » Éliana acquiesça d’un infime mouvement des yeux. « Kolowski et Horbiger sont ici. Il… ils m’ont mise dans cet état. Faites attention, n’entrez pas… – Entrer où ? », demanda Julie avec une pointe d’anxiété. Elle suivit du regard le doigt pointé vers la porte. Nic était déjà à l’intérieur, mais elle n’apercevait que le rayon lumineux de sa lampe. « Nic, arrête tout s’il te plaît. Quitte cette pièce ! Éliana… la femme en sort et… Elle tourna un regard affolé vers cette dernière. « Cinq, il y en a au moins cinq. », acheva-t-elle dans un souffle. Julie eut subitement la gorge serrée par l’émotion. « Cinq quoi ? » Éliana articula encore un mot avant de perdre connaissance. « Serpents ! »
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L’avertissement vint trop tard. Le dernier souvenir que Nic eut de ce monde fut le hurlement affreux de Julie, la chute d’un corps flasque dans les cheveux et la vision d’une tête hideuse percée de deux yeux sans éclat. Il les reconnaissait entre mille pour les avoir vus mainte fois briller sur les clichés pris par sa femme. Au même moment, chaque homme entendit dans son récepteur un bruit, d’abord ténu ensuite un cri d’horreur dont l’écho résonna de longues secondes dans toute l’installation. Devant Julie se dressait Nic en proie à des contorsions invraisemblables. Il tentait d’esquiver les attaques de deux reptiles gigotant sur ses épaules. Un troisième glissait sur une des jambes et le frappa deux fois, la première au niveau de la cuisse, la seconde sur l’avant-bras avant de se rétracter pour se réfugier dans la pénombre de la pièce. La femme assistait écœurée, à une mise à mort, le visage tordu par l’épouvante, incapable de porter secours. Totalement anéantie, elle se mit à tirer comme une folle le corps d’Éliana, avant de s’effondrer en larme, à l’écart de cet endroit maudit, habité seulement par les derniers gémissements de Nic. C’est ainsi que les autres trouvèrent les deux femmes, l’une berçant le visage émacié de l’autre contre elle. De retour à l’air libre, Théo regarda autour de lui avant de s’approcher de Fauver. « On ne peut pas vraiment parler de succès. », dit-il avec un soupçon de ressentiment. – Non, en effet, mais au moins nous tenons celui-là, même s’il est foutu, il va parler. On l’a coincé derrière
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une des portes où il nous attendait assis sur son fauteuil. Les analyses ADN ne manqueront pas de révéler l’identité de l’autre. » Fauver montra l’homme sur une civière. « Qui est-ce ? demanda Théo. – Inutile de lui demander. Je l’ai croisé dans un des bureaux du S.H.A.P.E. Le bras droit d’un ponte de l’OTAN. Jamie Kolowski, sympathisant notoire du sénateur Mitchell, évoluant dans la mouvance des milieux néonazis aux États-Unis. » Fauver empoigna son émetteur et pressa le bouton qui envoya aussitôt le signal vers le porte-avions Charles de Gaulle. « Ne restons pas ici. » Au large de la Dominique, deux Super Étendards quittèrent les plateformes des ascenseurs et s’alignèrent sur le pont d’envol. Moins d’une minute plus tard, les sabots des catapultes plongeaient dans les eaux tièdes des Caraïbes, libérant les deux chasseurs armés de leurs missiles.
10 juillet — Isabela/Marseille Dès leur arrivée à bord de l’Isabela, Loïc, sa sœur ainsi que Laura furent aspirés dans un tourbillon de mille occupations, une façon comme une autre d’exprimer une soif d’évasion et d’indépendance oubliée. Les journées étaient trop courtes cependant les insomnies persistantes procuraient le sentiment
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désagréable de libérer de vieux démons. Ils les accompagnaient dans des nuits interminables. Alors, ils se levaient et déambulaient sur le pont pour écouter l’animation de la vie nocturne sur le quai des Belges, regarder les néons des boîtes de nuit et le va-et-vient des voitures sur la Canebière. Un monde qu’ils ne rejoindraient pas encore de sitôt. Mais ils prenaient leur mal en patience. Au moins, ici ils trouvaient de quoi s’occuper. Deux semaines passèrent ainsi à courir après le temps perdu, lentement, comme un rubicube tourné et retourné entre les mains, pour que les choses reprennent leur place, tant dans la tête que l’intérieur du voilier. Les traces d’humidité et de moisissure accumulées, disparurent sous les frottements assidus de Laura et Tiffany qui, dans la confusion de leur premier séjour à bord d’un bateau, peinaient pour modifier de vieilles habitudes acquises dès le berceau. Elles grognonnaient contre un rebord d’étagère heurtée par mégarde, gémissaient, souffraient en silence de la promiscuité inévitable, s’emballaient, mais pas un instant, ni l’une ni l’autre ne manifesta son intention de partir. Au bout de quelques jours, le corps placardé d’ecchymoses, elles commencèrent à se plier aux contraintes de l’Isabela, un environnement qui exige un minimum de modestie et bannit l’indifférence; deux règles qui ne pouvaient se satifaire des coups de gueule ou des fanfaronnades de la vie à terre. On trouve beaucoup d’humilité et de réserve chez le navigateur, le vrai, celui qui n’occupe pas la taverne du port jusqu’aux petites heures de la nuit. Sans doute, Laura et Tiffany ignoraient-elles que
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déjà, le virus de la mer les pénétrait insidieusement. En jetant régulièrement un œil amusé vers ces deux bouts de femmes, Loïc l’avait compris et souriait discrètement dans son coin, soulagé de voir combien il s’était finalement trompé en les jugeant prématurément. Bien dans sa peau, il reprenait les gestes et vieux réflexes. Enfin, il pouvait revivre quoique le fantôme d’Éliana continuait à le harceler et hanter la plupart de ses pensées. Il inspecta le gréement de la tête de chaque mât à l’emplanture, les pièces d’accastillage, l’état des cordages, les liaisons et le moteur. Il vérifia l’alignement de l’arbre d’hélice, l’étambot, le circuit hydraulique depuis la barre au safran. Les ouvriers du chantier naval et de la voilerie avaient scrupuleusement respecté le cahier des charges. Au cours des journées qui suivirent la levée des scellés et la cale sèche, Loïc apporta ses conseils dans la réalisation des travaux. Mais, animé d’une méfiance toute naturelle, il s’inquiétait de leur bonne exécution. Il fut témoin autrefois de tant de laisser-aller dans les bassins de radoub ! Ils accueillaient toute sorte d’embarcations, de la plus insignifiante des coquilles de noix au supertanker de six cent mille tonnes. Le principal se réduisait à appliquer les règles du business au prix plancher, en n’hésitant pas à écorner les normes de sécurité les plus élémentaires, souvent avec la bénédiction de l’armateur. Aujourd’hui, il pouvait contempler rassuré le résultat. L’Isabela retrouvait une seconde jeunesse. Elle tirait sur ses amarres au quai de la capitainerie,
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placée sous surveillance, et ne paraissait pas avoir souffert de négligences ni d’actes de vandalisme. Une chance. Les œuvres vives brillaient d’une couleur vert émeraude toute fraîche, la carène était immaculée et demain à l’aube, ils feraient mouvement vers la Joliette. Une première navigation pour Laura et Tiffany… de huit cents mètres au moteur. Au moins, elles ne se coucheraient pas sur le pont ou sur les planchers des accommodations, anéanties par les nausées et les vertiges du mal de mer. Il pénétra à l’intérieur de la timonerie. Une porte coulissante légèrement entrebâillée remplaçait l’ancienne. Merci madame Mayer, du bon boulot, marmonna Loïc. Ce ne serait pas une mauvaise idée de la rencontrer un jour, songea-t-il en ouvrant la boîte d’acajou qui protégeait le sextant. Cette femme possédait indubitablement l’expérience de la navigation hauturière et de l’environnement marin. Une lecture de la première version du cahier des charges, rédigé par elle, l’avait convaincu que le bateau ne dissimulait guère de secrets à ses yeux. Pourtant, il n’arrivait pas à saisir les motifs qui avaient conduit cette femme à se fourvoyer dans une sordide affaire politico maffieuse, au point d’être quasiment inculpée de complicité avec des malfrats de la pire espèce. Il n’était franchement plus certain qu’un jour il trouverait une explication et qu’elle mourrait en laissant aux autres le soin d’entretenir son mystère à coup de mille supputations. Il prit le sextant, vérifia la collimation avant de le ranger dans la boîte, alluma la VHF et activa le mode de veille. Elle crachota d’abord une série de parasites
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puis garda le silence comme un enfant se rebellant au moment de sortir d’un long sommeil. Loïc se sentit observé et leva la tête. Dans le reflet des fenêtres qui donnaient sur le pont, il reconnut la silhouette de Laura qui tenait un chiffon en main. « C’était ici ? demanda-t-elle d’une voix sourde. – Ici ? » Ne comprenant pas la question, il supposa qu’elle faisait allusion aux cadavres trouvés le jour de son intervention. Il se retourna. « Non, pas exactement. Ils reposaient là, au bas de l’escalier. » Il se trouvait ici pour la deuxième fois seulement depuis leur arrivée à bord. L’endroit ravivait des souvenirs encore trop douloureux pour qu’il en fasse un lieu de pèlerinage. Il garderait longtemps en mémoire l’image de Ruis, les traînées de sang, la position complètement loufoque de la femme sous la table. Une boucherie ? Non, bien plus, c’était pire. L’auteur de ces meurtres œuvrait avec une froide détermination, d’une façon mécanique ne souffrant aucune imprécision. Il avait dû prendre plaisir à les traquer jusque dans l’appartement et Loïc ne voyait pas ce qui l’empêcherait tôt ou tard, de venir les narguer jusqu’à la porte de leur cabine avant de les éliminer un par un. S’il n’avait pas déjà essayé, se ditil. Il frémit à cette pensée. Évidemment, il se souvenait encore de ses propres paroles adressées à Laura au cours de la dernière nuit dans l’appartement de la rue Colbert. Ne lui avait-il pas avoué que l’Isabela demeurait l’unique endroit où ils pourraient trouver la sécurité ? Quelle ineptie ! C’était valable avant
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l’arrivée du nébuleux Bauer et surtout avant la mort de Michael. Quant à Éliana… Inutile de se bercer de douces illusions, rester les condamnerait à une mort certaine. Il devait pourtant bien exister une faille quelque part dans sa manière d’opérer. Loïc cherchait, mais il avait beau dire, beau imaginer et retourner dans sa tête toutes les possibilités, il manquait toujours un élément. Tout demeurait tellement confus et il n’avait plus Éliana sous la main pour l’aider. La seule solution se résumait à quitter l’Europe au plus vite. Il observa Laura. Comment lui expliquer ? La jeune femme avisait lentement d’un œil curieux l’endroit, le mobilier, les appareils de navigation dont l’usage lui apparaissait aussi mystérieux que celui des instruments chirurgicaux pour le commun des mortels. Elle caressait la surface lisse des boiseries qu’elle avait déjà mainte fois polies avec Tiffany pendant que l’ennui, l’ennemi public numéro un à bord d’un bateau, entamait son lent travail de destruction en érodant leur moral à toutes deux. « Ne vous faites pas trop rapidement de fausses idées à mon sujet, monsieur Chaber. Je venais vous dire que j’avais reçu un message de May. Elle m’attend demain chez elle. – Des idées ? De quoi parlez-vous ? Je peux vous assurer, chère madame, que je ne me fais plus d’idée à votre sujet depuis longtemps. » Ils se voyaient, s’affrontaient du regard et les rares fois qu’ils s’adressaient la parole, cela se résumait à un échange de propos aigres-doux. Loïc poursuivit.
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« Demain ? Mais nous déhalons le bateau justement demain matin. – Allons monsieur le capitaine, ne me dites pas que ma présence sera indispensable. Je me rendrai certainement plus utile là-bas plutôt qu’ici et reviendrai, je l’espère, en début de soirée avec des informations intéressantes. » Il admettait qu’elle n’avait pas tort, mais elle jouait trop souvent sur le registre de l’ambiguïté dans son comportement et cette manière de lui adresser la parole sur un ton plein de suffisance, l’exaspérait au plus haut point. Le savait-elle ? Évidemment qu’elle le savait. « Seule ? Vous partez seule ? », s’inquiéta Loïc. Elle fit signe de la tête. « Non, en réalité, c’est encore une des lubies de Labévue. Je viens de l’avoir au téléphone. Il souhaite forcer une confrontation avec May qui pourrait éclairer de sa lanterne certains points de l’enquête. Il rêve… mais ça vaut la peine d’essayer. Il prit un air satisfait espérant ainsi mieux dissimuler son embarras. « Mmm… C’est plus prudent. – Plus prudent ? – Que Labévue vous accompagne, précisa Loïc. Quand arrivera-t-il ? – Non, il ne vient pas ici. Nous avons rendez-vous demain en fin de matinée à Bill’s house. » Loïc ne sut quoi dire tellement cela lui paraissait énorme à avaler. D'un côté, Labévue se plie en quatre pour organiser une surveillance autour de l’Isabela et de l’autre il lâche dans la nature une femme qui
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constitue une des cibles potentielles inscrites au programme des fossoyeurs d’Atlantide. « Une blague, je suppose. », ricana-t-il. Elle enregistra son air soucieux, s’approcha, le regarda avec un sourire espiègle au coin des lèvres, tapota légèrement du bout des doigts ses épaules et le rassura avant de s’en aller sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit. « Un collègue de l’inspecteur viendra me prendre. » Mais les inquiétudes de Loïc subsistaient. À force de constamment ruminer des sombres pensées, il voyait le mal partout et craignait d’en arriver au point de non-retour, de ne plus oser entreprendre la moindre petite chose, comme ces gens prisonniers de leur délire sécuritaire. Il respira profondément, s’assura qu’il était vraiment seul. Puis il se pencha sur une table encombrée de cartes, la tête aussitôt dans les calculs, l’œil sur un routier de l’Atlantique Nord, l’autre dans les instructions de l’amirauté britannique pour la zone Caraïbes. Il n’ignorait pas, contrairement aux stéréotypes habituellement vendus par les tours opérateurs et les revues nautiques, que la région n’était pas nécessairement un jardin propice à la pratique de la voile. Les alizés légers soufflant sous ces latitudes ne faisaient pas toujours étalage de leurs douceurs et régularités légendaires. La navigation devait aussi obéir à leurs caprices. La collision entre les eaux chaudes du golfe du Mexique avec les masses d’air tropical chargées d’humidité, représentait un réservoir énergétique inépuisable et souvent redoutable.
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Loïc prit un compas à pointes sèches afin d’évaluer les distances en reportant plusieurs fois la même ouverture sur la carte de l’Atlantique. Il commença à Gibraltar, s’arrêta sur les îles Canaries, hésita avant de continuer vers l’archipel des îles du Cap-Vert. Une route plus longue, se dit-il, mais la météo est habituellement clémente au large du continent africain et la certitude d’accrocher tôt ou tard des vents portants du secteur sud à sud-est augmentait considérablement au départ des Canaries. Ensuite, il traversa l’océan en suivant la trajectoire théorique, très théorique, des alizés. Une minute avait suffi pour achever son voyage sur la Guadeloupe. Il entoura au crayon l’île et tira d’un tiroir, une autre carte plus détaillée de la côte sous le vent. Il n’arrivait pas en terre inconnue. Il y a dix ans, un ami, fou d’archéologie marine, mais aussi à l’aise sur l’eau qu’un hippopotame dans un bocal à poisson rouge, lui avait demandé de l’accompagner ainsi que Betty, sa jeune et ravissante épouse, à l’anse à la Barque située à quelques heures de navigation de Pointe-à-Pitre. La rumeur populaire prétendait qu’un fabuleux trésor en partie recouvert de galets et de vase gisait à moins de trente mètres de profondeur. Une étude, menée tambour battant dans les musées et témoignages locaux, avait convaincu de son existence cet ami. Ce dernier croyait en sa bonne fée. Il troua ses fonds de poches sous l’œil suspicieux de sa femme, pour les embarquer tous les trois à bord d’un Hatteras de location. L’engin mesurait quarante-deux pieds, était équipé d’un système d’air conditionné, d’un salon en cuir, d’une télévision avec lecteur DVD
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et le nec plus ultra en matière de nouveauté électronique. Ils mouillèrent l’ancre derrière Bahia, un yacht à côté duquel leur Hatteras montrait une bien pâle figure. Loïc prépara le matériel de plongée à l’avant pendant que sur la plage arrière Betty passait du vernis à ongles sur ses orteils. Le soir même de leur arrivée, ils rendirent une visite de courtoisie à l’équipage de Bahia. Il se composait d’hommes et de femmes, des Argentins, des Brésiliens qui effectuaient un convoyage du bateau vers Salvador. La visite de courtoisie s’éternisa jusqu’aux petites heures du matin pour s’achever aux rythmes de tango et samba endiablés. Le deuxième jour, ils attendirent que les effluves alcoolisés de la veille se dissipent en regardant à la télévision les aventures du Poséidon, Abyss et Vingt Mille lieues sous les mers. Betty ajoutait une épaisseur supplémentaire de vernis à ongles dont elle cherchait à adapter la couleur à celle de la peau. Il en fut ainsi durant tout le séjour. Personne ne sut jamais où, ni comment, elle avait stocké autant de flacons de vernis différents. Au septième et dernier jour, si Dieu créa la femme, il sonna l’heure du retour des pieds sur terre pour Loïc et son ami, ainsi que le départ de Bahia. Quand ils remontèrent à bord, Betty les avait abandonnés, partie avec Bahia couler des jours heureux au son du carnaval brésilien ou couler tout simplement. Elle laissa juste une lettre et sa collection de vernis à ongles. La chasse au trésor se termina ainsi devant les avocats et les tribunaux français.
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Prenant appui des mains sur le rebord de la table à carte, Loïc se redressa tandis qu’un triste sourire secouait ses épaules. L’ami s’appelait Ruis. La VHF produisit un long grésillement qui s’acheva par trois petits crépitements. « Isabela… Isabela, ici capitainerie… capitainerie, à vous. » Loïc écarquilla les yeux, regarda l’appareil, mal à l’aise. Que pouvait-on bien lui vouloir ? À peine l’appareil connecté, il était déjà dérangé. « Capitainerie, ici Isabela, bonjour. » Crachotements. « Isabela, y a quelqu’un ici pour vous. Monsieur Smith. – Smith ? », demanda Loïc étonné. 4 Son interlocuteur à l’autre bout du fil devina sa surprise. « Je vous le passe. Il y a également une correspondance pour vous. – Pour moi ? Qui est l’expéditeur ? » Nouveaux crachotements. « Un certain Labévue. Je vous passe monsieur Smith. » Loïc perçut des voix et se demandait quelle mouche avait piqué l’inspecteur pour qu’il lui adresse un courrier alors qu’il rendrait visite demain à Mary Mayer.
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« Bonjour monsieur Chaber, je m’appelle Smith, je suis une très vieille connaissance de Michael. J’ai appris de manière fortuite son décès. » L’homme parlait avec un accent anglais. « J’espérais déjà vous rencontrer, mais l’occasion ne s’est jamais vraiment présentée. Pouvons-nous nous entretenir à la capitainerie ? – Pourquoi pas à bord ? Nous ne vous attendions pas, mais il y a de la place. – Je ne préfère pas. J’ai des informations et ça vous concerne au premier chef, vous et votre sœur. – Je l’appelle ? – Votre sœur ?… Non, vous d’abord. C’est plus sage. – Houla ! C’est si grave ? – Grave ? Pas exactement, mais c’est mieux ainsi. Labévue souhaitait venir également, mais il a été retenu à la dernière minute. Vous le rencontrerez demain. » Ils gardèrent un silence absolu de longues secondes, le temps à Loïc de jauger la crédibilité de ce visiteur pour le moins inattendu. L’inspecteur leur avait donné la consigne de ne prendre contact ni discuter avec quiconque d’étranger. Smith ? Mon petit doigt me dit que je passerais à côté d’une belle occasion si je l’envoyais promener. Deux hypothèses Loïc : soit, ce gars est sérieux et Labévue a effectivement informé sa présence dans l’enceinte portuaire de sorte qu’il a pu franchir sans encombre le périmètre de sécurité établi autour de l’Isabela. Soit, il s’agit d’un imposteur. Un de plus… De toute manière, ces deux scénarios demeurent intéressants puisqu’ils permettront vraisemblablement
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de quitter cette passivité qui nous mine le moral, à moi, Laura et Tiff. Labévue a bon dos de prétexter un simple principe de précaution, mais ce principe nous isole du monde, tandis que lui, il mène une vie normale, voit sa femme, ses enfants, discute. Non, nous ne pouvons plus continuer ainsi. Il faut en finir. Smith devina les cogitations intenses qui tiraillaient son interlocuteur. « Vous pouvez joindre l’inspecteur qui pourra confirmer notre entretien. – Non, inutile. Une minute et je suis à vous. » Loïc raccrocha, son visage s’était rembruni. Voilà un personnage bien curieux. Je ne le connais ni d’Eve, ni d’Adam et il m’adresse la parole comme si nous étions copains, copains depuis toujours. Quand il posa le pied sur le quai, Loïc hésita et revint sur ses pas. Il trouva sa sœur ainsi que Laura dans la cuisine. La première la moitié du corps plongée à l’intérieur du four de la cuisinière, la seconde vidait les armoires et entendait dresser l’inventaire de leur contenu. Il prit au passage une fourchette qui traînait, envoya une œillade bien appuyée à Laura et piqua les fesses de Tiffany. « Je suis à la capitainerie. J’en ai pour deux minutes ! » Sa sœur sauta au plafond dont la hauteur se limitait à celle du four. Elle frappa de la tête les garnitures métalliques toutes poisseuses et ne put contenir un de ses écarts de langage dont elle usait volontiers pour témoigner sa mauvaise humeur. « Espèce de trou du… ! Tu te crois intelligent ? Pars d’ici tu pues ! »
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Loïc refusa d’écouter la suite. Il grimaça et tourna les talons. La cuisine de l’Isabela avait ceci de particulier : elle était minuscule pour un bateau de cette taille, terriblement étroite, mais remarquablement fonctionnelle. Chaque millimètre était consciencieusement étudié. On ne trouvait guère de place pour un ustensile et décoration superflus contrairement aux autres voiliers. Des bijoux coûteux qui demeurent sagement amarrés le long d’un quai dans l’attente d’un départ hautement improbable. Ils sont voués le plus souvent à livrer un confort feutré au propriétaire qui évolue dans une sorte d’univers parallèle constitué d’artifices, de paillettes et de m’astu-vu. Il ne goûtera jamais au plaisir de mouiller l’ancre dans un coin retiré de tout pour y déboucher une bouteille de Château La Croix-Davids et s’étourdir en écoutant du Ponchielli. Sa préoccupation ne consiste pas à tenir son bateau en état pour prendre la mer, mais à échafauder des théories étriquées sur les pontons d’une marina full options ou sur un réseau Internet gorgé de forums en ligne. Sur l’Isabela, pas de babioles inutiles, tout inspirait le solide, le réfléchi, le calculé de sorte que le matériel longuement éprouvé portait les cicatrices de la mer sans perdre pour autant toute son efficacité. La cuisine représentait aussi le dernier rempart encore épargné par l’opération de récurage et décapage, rondement menée par les deux femmes. Comment dans un aussi petit réduit, parvenaient-elles à nettoyer sans se livrer à des exercices de
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contorsionniste ou se gêner mutuellement ? Ceci appartenait au domaine du mystère et tenait du miracle. Mais en ce moment, Laura ne bougeait plus et n’accordait nul intérêt à la grogne de son amie. Elle demeura ainsi de longues secondes, un couvercle de casserole en main, le cou légèrement tendu vers l’avant, pour étudier en détail un miroir fixé sur une des cloisons au-dessus de la cuisinière. Il penchait de quelques millimètres sur le côté et personne n’avait songé à le redresser ou ne s’était interrogé sur la présence incongrue d’un tel objet en cet endroit… sauf maintenant. « Ça va ? » Tiff se trouvait dans son dos et suivait le regard de son amie d’un air perplexe. « Qu’a-t-il de si extraordinaire ce miroir ? Peut-être, souhaites-tu lui demander si tu es bien la plus belle sur ce bateau ? » Laura, au lieu de manifester un signe d’agacement, garda le pieux silence du dévot au moment du sacrement de l’Eucharistie, totalement subjuguée par une chose qu’elle seule remarquait. Tiffany n’était pas une femme compliquée, excepté quand on lui donnait le sentiment de ne pas exister. Dans ce cas, tout s’emballait et elle pouvait rendre aux autres la vie franchement désagréable. Mais elle n’eut pas le temps de commencer son numéro. Laura allongea le bras et toucha du bout du doigt un point situé sur le bord inférieur du miroir pour le caresser doucement, presque avec tendresse.
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« C’est quoi ça ? Y a un machin derrière ce foutu truc. Regarde, il y a un bout de papier derrière qui dépasse de quelques millimètres. » Il y avait incontestablement moins de délicatesse dans le langage que dans le geste. Tiffany approcha son nez à quelques centimètres du miroir puis roula des yeux avant d’essayer de le saisir en vain. Il paraissait collé sur la cloison. Elle se redressa et quitta la cuisine pour revenir deux minutes plus tard, armée d’un marteau. Elle le tenait comme une hache de sapeur-pompier et s’arrêta net à l’entrée, prise subitement d’une bouffée d’anxiété en voyant son amie pétrifiée devant des photos ainsi que les morceaux du miroir jonchant le sol. La consternation et l’incompréhension occupaient chaque centimètre de son visage. « C’était à l’intérieur. », balbutia-t-elle en montrant une grande enveloppe brune dans sa main. Ouvrir un courrier éveille toujours une pointe de dérangement ou d’excitation. On ne sait jamais ce que son contenu réserve au destinataire. Prétendre le contraire mènerait au mensonge. Dans le cas de Laura, les choses prenaient des proportions démesurées. « Tu aurais pu tout de même attendre mon retour. Tu es blessée ? » L’autre accueillit la question avec un grognement et un haussement des épaules. L’image de Tiffany livrant bataille dans l’appartement contre le percolateur revint et la voir maintenant avec un marteau, l’effrayait. Elle ne désirait pas que son intervention s’achève par le naufrage de l’Isabela.
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« Et toi, avec ton marteau, le résultat serait identique sinon pire. » Elle fit un signe à peine perceptible de la tête et laissa échapper un profond soupir. « J’ai l’impression que nous avons faux sur toute la ligne Tiff. Nous chassons peut-être le mauvais lièvre. – Tu veux dire que nous avons aux trousses un lièvre qui n’est pas nécessairement celui que nous pensons ? – Je ne peux rien affirmer, je n’ai pas les vertus infuses d’une divinité ou d’un médium, mais ce qui est là est troublant et expliquerait pas mal de choses. » Tiffany plia les jambes et tendit la main vers les photos. Elles étaient vieilles, usées au contact de la transpiration des doigts qui les avaient manipulées, mais dans l’ensemble elles avaient traversé le temps sans trop d’anicroches. « N’y touche pas ! », souffla Laura d’une voix éteinte. Elle recula d’un pas et marqua le coup, peu habituée à voir son amie dans cet état. « N’y touche surtout pas, elles sont bourrées d’empreintes. » Elle vint s’asseoir les jambes croisées en face de Tiffany et montra de la main une photo. « Observe celle-là attentivement. Elle ne te rappelle rien ? Tiffany resta un instant sans bouger puis commença à examiner les autres clichés un à un. Elle jeta un œil faussement indifférent sur celle que lui renseignait Laura en s’efforçant de ne pas trahir l’émotion qui l’envahissait ; une façon de faire comprendre qu’elle n’était pas disposée à se laisser mener par le bout du nez. Pas un cri, pas un
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tremblement dans les yeux, juste la bouche terriblement sèche et la voix légèrement déformée. Elles échangèrent un regard inquiet. « Cette photo est la même que celle de Labévue et la tienne trouvée dans les vêtements de Bill.5 Cette fois, elle est complète et nous savons que notre HK n’est pas, mais alors pas du tout, celui que nous croyions. Tu connais cette femme ? » Tiffany touchait presque la photo du doigt, là où apparaissait très nettement le HK mystérieux. « Pas vraiment. », répondit Laura. Elle gardait surtout en mémoire les paroles de l’inspecteur au commissariat, en présence de May et Tiff. Il avait évoqué l’existence d’une troisième photo et ne se trompait pas le bougre. La troisième photo ? Tu l’as sous les yeux Laura. « Ça veut dire quoi pas vraiment ? D’où sort-elle cette créature ? », demanda Tiffany. – Ça veut dire que je connais quelqu’un qui pourra certainement nous éclairer. » Dehors, le murmure du vent dans les agrès augmentait et la surface de l’eau à l’intérieur du bassin se plissait de minuscules risées. Les mâts vacillèrent lentement de quelques centimètres avant de revenir à leur position. Ce mouvement presque insignifiant entraîna une série de grincements dans les superstructures. Une manière pour celles-ci de manifester leur lassitude d’attendre trop longtemps
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contre les murs d’un quai gonflé d’humidité et d’invitations à l’évasion. « Il y avait également ceci à l’intérieur de l’enveloppe. » Elle tira de sa poche une sorte de parchemin qu’elle déplia. Laura offrait le spectacle d’une femme revêche, devenue soudainement vieille, comme si elle devait annoncer une terrible nouvelle. Tiffany s’approcha. Une lueur de méfiance éclairait son visage. Elle saisit le document avec circonspection et resta figée par ce qu’elle lisait. Une minute plus tard, sans un mot, elle présentait la feuille d’une main tremblante dans la lumière blême que diffusait le seul hublot de la cuisine. Un aigle coiffé d’une croix gammée apparaissait en filigrane dans l’opacité du papier. Elle le tenait sans vraiment le voir en réalité, livide, effrayée par ce qu’elle venait de découvrir. « Mon dieu ! Que fait-on ? » Visiblement sous le choc, terrassée par la douleur mal guérie d’une vieille morsure intérieure, elle rendit la feuille à Laura. « Que faire ? Bon sang Tiff, réveille-toi ! Nous avons intérêt à contacter Labévue au plus vite. Je n’ai pas l’intention de moisir ici jusque demain. Je pars maintenant chez May, elle a des choses à nous dire et cette fois, elle ne m’échappera pas. Voilà ce qu’il faut faire. », répliqua Laura sur un ton sévère. Mais Tiffany ne partageait pas cet avis malgré ce que toutes deux venaient de découvrir. « Non ! Ce n’est pas une bonne idée. Pourquoi contacter Labévue ? J’aimerais me tromper, mais je crois l’inspecteur hors course. Souviens-toi, lui-même
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fait l’objet de mesures d’intimidation. Bauer reprend le dossier Horbiger et Kirch. Je n’attends plus une intervention du Saint-Esprit et encore moins celle de Labévue. Pourquoi le mêler davantage dans cette affaire ? Faisons ce qui doit être fait toi, moi et mon frère. J’attends le retour de Loïc. » Laura approuva timidement de la tête sans grande conviction. Mais elle dut lutter contre elle-même pour ne pas dévoiler la gêne qui la rongeait. Comment expliquer à son amie, sans la décevoir, qu’elle était à couteaux tirés avec Loïc ? Elle lui rappela que l’inspecteur l’attendait demain chez May pour une confrontation. Et comment lui faire comprendre également que si Labévue ne possédait plus toutes les cartes du jeu en main, celles de Kirch et Horbiger en particulier, il conservait malgré tout le volet Isabela. Même si le bateau battait pavillon belge, il se trouvait actuellement dans les eaux françaises. Elle agita la tête et se demanda si finalement elle ne prenait pas les choses trop à cœur à ce sujet. Elle glissa un dernier regard vers son amie qui paraissait se ratatiner chaque seconde davantage, vaincue par la fatigue psychologique accumulée depuis des semaines. « Tu as probablement raison, Loïc ne devrait pas tarder. Dis-lui que je reviendrai demain en fin de journée après la confrontation, mais surtout ne précise pas où je vais, à personne. » Dehors, la pluie crépitait sur l’acier de la coque. Notre Dame de la Garde s’estompa derrière un écran de bruine tandis qu’un roulement de tonnerre annonçait l’arrivée de l’orage.
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Tiffany se retrouva seule. L’Histoire l’avait rattrapée avec ce maudit bout de papier marqué d’une croix gammée et sur lequel elle lisait son propre nom, celui de Loïc, de sa mère ainsi qu’un certain Ralph Chaber.
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Le Tintoret 10 juillet — Isabela/Marseille Vers 17 heures, Loïc marchait d’un pas hésitant, la mine soucieuse. Il s’interrogeait sur la façon d’expliquer les nouvelles déconcertantes qu’il venait d’apprendre. L’entretien avec Smith ne l’avait pas déçu, mais il l’avait aussi anéanti. L’homme brilla par la sobriété de ses déclarations. Il parlait lentement et choisissait les mots avec d’infinies précautions tout en tenant un attaché-caisse qui semblait retenir chez lui toutes les attentions. Dès le début, il en tira spontanément un document dûment tamponné et signé par Labévue, attestant qu’il pouvait s’entretenir avec lui. Monsieur Chaber, La personne qui vous remettra cette lettre s’appelle Smith. Écoutez son histoire, elle confirme en partie votre théorie que vous défendiez en présence de l’inspecteur Bauer. Labévue
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Avant de quitter la capitainerie, le préposé, lui tendit à la dernière minute une autre enveloppe que Loïc enfonça machinalement dans une des poches de sa veste. Il découvrirait son contenu plus tard. Smith affichait une surprenante réserve, peu volubile, il trébuchait presque sur chaque mot. Loïc mit cela sur le compte du français qu’il n’avait pas l’habitude de maîtriser et ses difficultés auditives. Il portait un curieux appareil, différent de ceux que l’on pouvait voir chez les personnes sourdes ou malentendantes. Un implant qui fait de moi une sorte de bioman, expliqua-t-il sur le ton de la plaisanterie. Sans lui, je suis coupé du monde sonore, le vôtre. Impossible de téléphoner. Loïc rencontra toutes les peines du monde pour convaincre Smith de le suivre à bord afin de révéler son histoire à Laura et Tiffany. Aux portes de la soixantaine, il emboîtait le pas de Loïc et montait l’échelle de coupée, une main agrippée à sa béquille pour compenser sa marche claudicante. Un souvenir des jours quand je travaillais sur les quais du port d’Anvers, souligna-t-il. Cela ne l’empêchait pas de garder un pied étonnamment alerte malgré les oscillations de l’échelle. L’œil borgne manquait juste pour le travestir en parfait flibustier de la grande époque. Dès son retour à bord, Loïc pressentit qu’un nouveau drame venait de frapper. Il trouva sa sœur assise dans une sorte de prostration à l’entrée de la cuisine. Elle donnait l’impression qu’une mystérieuse volonté de s’isoler l’emmenait pour s’effacer aux
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regards des autres. Celui qui s’en approchait ne pouvait éviter la tension nerveuse qui l’entourait, tant elle était palpable et se lisait sur son visage. Les mains tenues serrées sur les genoux, le regard fixé droit devant, apportaient une note pathétique que Loïc n’oublierait pas de si tôt. « Où est Laura ? » Un silence de plomb l’accueillit. Il s’agenouilla près de Tiffany et caressa sa main avant d’agiter doucement ses épaules pour la contraindre à le regarder. « Où est Laura ? », répéta lentement Loïc. Elle était secouée par des pleurs silencieux. Il la serra contre lui dans l’espoir d’apaiser une douleur visiblement insupportable pour elle, incompréhensible pour lui. Il s’interrogeait sur les raisons de son mutisme, une chose tellement inaccoutumée chez elle. Que s’était-il donc passé ici pendant son absence pour la mettre dans un tel état ? Il se résigna à l’idée qu’il n’en tirerait rien pour l’instant et appela d’un geste Smith qui patientait, appuyé sur sa béquille. « J’ai des nouvelles à t’annoncer. Pour commencer, j’aimerais te présenter une vieille connaissance de Michael qui détient des informations intéressantes. » Elle ne broncha pas d’un poil. Au lieu de s’approcher d’eux, Smith s’arrêta net au milieu de la cuisine, l’attention attirée par une feuille tombée à terre. Il la contempla un moment puis se pencha malgré lui afin de l’examiner et découvrir le contenu ; des adresses. Il était en mesure de leur associer un nom, un visage. Il les connaissait pour la plupart, d’autre moins. Mais il y avait surtout le reste.
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L’essentiel en vérité. Il étouffa une espèce de rugissement intérieur. Le voilà enfin, se dit-il avant de tendre le papier sans sourciller à Loïc. « Je crois que votre sœur sait tout si pas autant que vous. Il faut trouver Laura. » Mais Loïc ne l’écoutait pas et considérait d’un œil atone ce qui l’entourait. Mû par le même réflexe que Tiffany tout à l’heure, il se leva, saisit la feuille à son tour et l’exposa à la lumière du jour que filtrait le hublot dans la cuisine. Son nom, celui d’Armelle, sa mère, Laura, sa sœur et beaucoup d’autres dont il n’avait jamais entendu parler, s’étalait sous ses yeux presque avec une forme d’impudeur tranquille. Mais il émanait également de ce papier autre chose de sibyllin qu’il ne parvenait pas à discerner. Smith interrompit le cours de ses pensées. « C’est une authentique que vous tenez en main. Une croix gammée de la grande époque… » L’homme parlait d’une voix lugubre. « Nous devons trouver Laura, insista-t-il. – Il y a des noms, le mien, mes proches, mes amis…, balbutia Loïc. – Oui. – Vous le saviez ? – Je connaissais son existence en effet. Michael m’en avait vaguement parlé. » Loïc n’était pas encore revenu de ses premières surprises qu’il recevait en plein visage une volée d’autres, bonnes ou mauvaises. Chaque seconde passée avec ce type devenait une source d’étonnement. Mais cette fois, il ne comprenait plus.
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« Ce document est vieux, il aurait plus de cinquante ans d’âge. Or, j’en compte à peine trente-sept. Quant à elle (il montra du doigt Tiffany) et son amie, elles sont encore plus jeunes. » Smith leva une main en signe d’apaisement. « Vous avez en partie raison, mais jetez un œil sur les écritures. Cette liste a été actualisée régulièrement et plusieurs personnes se sont attelées à ce travail pour des raisons que j’ignore. Je n’en sais guère plus que vous, ni pourquoi, ni comment ce papier a atterri ici à bord. » – Bien. Et Labévue ? – Quoi Labévue ? – Il connaît ceci ? – Rien, apparemment. Il dispose juste des dernières révélations de votre mère à se mettre sous la dent et celle de madame Mayer. De toute façon, on lui a retiré l’enquête. » Smith ne pouvait ignorer l’effet que produiraient auprès de son interlocuteur ses paroles et marqua un temps d’arrêt avant de poursuivre. « Écoutez, toutes ces informations que vous recevez depuis le début de notre entretien proviennent de Michael. Je ne les invente pas. Tout est minutieusement repris ici dans son carnet qu’il tenait à jour très régulièrement. » Smith tapota du plat de la main son attaché-caisse avant de poursuivre. « Je l’aimais bien ce type. Je le vois encore débarquer chez moi, voici plus de trente ou quarante ans. Nous sommes devenus amis et n’avions plus vraiment de secret l’un pour l’autre.
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– Pardon ? – Comment ? – Je vous demande si l’inspecteur est déchargé de l’affaire. » Même s’il s’en doutait parce qu’une petite voix intérieure le lui murmurait depuis longtemps, Loïc dévisagea Smith, complètement désorienté. La manière dont il apprenait l’information dérangeait. Labévue d’habitude si prolixe pour les tenir informés du cours de l’enquête s’était juste limité à mentionner le transfert du volet Horbiger-Kirch aux autorités allemandes lors de sa dernière visite en compagnie de Bauer. Pourquoi ? Dieu seul le sait. Il recula, marcha quelques pas en direction du carré en portant des yeux hébétés sur chaque objet autour de lui. Il s’attarda sur l’énorme pavillon rouge du splendide gramophone dont il avait déjà observé la présence le jour de son intervention avec Ruis. Dans cet univers si clos, bien que l’instrument fût magnifique, Loïc n’avait jamais saisi l’utilité de sacrifier autant de place pour une chose aussi grotesque à bord d’un bateau. Il inspira bruyamment puis baissa les paupières. La curiosité de Loïc n’échappa pas à l’homme. « Il appartenait à Christie, la mère de Martha. Un authentique Victor. Vous aimez le Boléro de Ravel ? – Oui, mais plus tard si cela ne vous ennuie pas. Labévue, je… – Vous m’avez compris. J’ignore qui reprend l’enquête et j’avoue que je ne me sens pas vraiment concerné. Ce n’est plus important. Nous devons retrouver Laura. », répéta-t-il.
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Smith n’avait pas le choix. Le vrai motif de sa présence ne consistait pas vraiment à tirer les vers du nez à Loïc et sa sœur. Non, il se situait ailleurs. Il devait impérativement retrouver Laura sinon tout ce qu’il entreprendrait, serait vain. Il détourna son regard de Loïc et taquina le pied de Tiffany avec une de ses béquilles. « Je suis Smith, un très vieil ami de Michael. Comme lui, j’étais un marin. » Elle se moucha bruyamment. « Je sais… je m’en doute. – Ah ! Vraiment ? – Oui, vraiment. » La jeune femme restait de marbre, les mots sortaient de sa bouche comme des soupirs. Ils agonisaient à quelques centimètres de ses lèvres de sorte que Loïc n’entendait rien de la conversation. Il quitta la chaise pour les rejoindre. « Quand je vous ai aperçue avec votre béquille sur l’échelle de coupée, vous montiez avec tant de légèreté malgré votre béquille que personne ne peut faire cela sans connaître un bateau, excepté un habitué des lieux. – Vous avez un sens de l’observation plus aigu que votre frère. J’ai perdu une heure pour convaincre Loïc sur mon identité. », s’esclaffa l’homme. Il délaissa sa béquille, appuya son dos contre la cloison, le visage déformé par la douleur, avant de glisser doucement pour venir s’asseoir près de Tiffany. « C’est quoi ? demanda-t-elle en montrant du doigt la jambe. – C’est une longue histoire… écoutez, concluons un marché. Vous ne me faites pas confiance. Je peux
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l’admettre. Laissez-moi d’abord expliquer, ensuite vous me dites où se cache votre amie. – Je vous écoute. Sachez aussi que Laura possède l’enveloppe. – L’enveloppe ? bafouilla Loïc. – Un peu de patience mon petit frère, j’ai l’impression que monsieur, elle hocha la tête vers Smith, pourra nous éclairer au sujet des photos qu’elle contenait. Écoutons d’abord ses explications, répondit-elle sèchement. L’homme opina timidement et lui décocha un sourire glacial. « Je l’aurai décidément gardée trop longtemps pour moi cette histoire… » L’anxiété qu’elle sentit poindre dans la voix de Smith n’échappa pas à l’oreille fine de Tiffany. « Espérons que votre imagination ne vous trahira pas trop. », dit-elle d’un ton acerbe. Loïc envoya à sa sœur un regard aussi noir que la mer un jour de tempête. Elle reprenait du poil de la bête comme si la présence de Smith à ses côtés la tétanisait. « C’est la bonne version Tiff. Ce que tu lis sur ce document, je ne l’avais pas encore vu, le prouve. Monsieur Smith connaissait son existence, mais ignorait qu’il était caché ici sous notre nez.»
Smith parla, il parla beaucoup pour se libérer comme il ne l’avait jamais fait auparavant. Il évoqua les jeunes années de Michael, Evergreen, le temps de
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la mémé et sa mère adoptive, des jours passés à Anvers et plus récemment, à bord de l’Isabela avec Bill. Il montra d’abord la copie d’une lettre portant trois signatures, celle de Michael, celle de Bill et de Mary Mayer. Ce document que lui avait remis Michael quelques jours avant sa disparition stipulait sans erreur d’interprétation possible : « … que Michael de Morgan accepte de prendre temporairement le commandement du voilier Isabela, battant pavillon belge et enregistré sous le numéro B745696, le temps nécessaire pour redresser les activités de la S.A. Isabela Charter. En vertu des exigences imposées par sa fonction, il deviendra membre du conseil d’administration de la S.A. Isabela Charter aussitôt les actes… » Loïc et Tiffany s’observèrent du coin de l’œil, chacun lisait le désappointement sur le visage de l’autre. « Saviez-vous que madame Mayer vient de nommer Laura au poste d’administrateur pour remplacer Bill ? demanda Loïc. Smith ne montra aucun signe de surprise. « Non, mais je ne vois pas de problème. – J’aimerais vous croire, pourtant, même avec la meilleure volonté, il reste malgré tout un point à éclaircir, commença Loïc. – Mon frère et moi-même, coupa Tiffany, ignorions l’existence de cette lettre. Primo, elle est antérieure aux dernières dispositions statutaires de l’Isabela Charter établies peu de temps après le décès de Bill ce qui risque de brouiller singulièrement la situation. Secundo, Laura estime que Loïc reste la seule
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personne habilitée pour mener ce bateau au port, mais… » Appuyé sur ses béquilles, Smith pivota en direction de Loïc. « Loïc, commença-t-il, je répète qu’il n’y a pas de problème. Michael est mort. Il était cassé, usé à la corde, fatigué… vieux. Il n’avait plus ta jeunesse, même vivant, la sienne était enterrée depuis longtemps. Tu m’as déclaré à la capitainerie que tu espérais faire route sur la Guadeloupe dès qu’une fenêtre météo favorable se présentera. Michael se doutait que tôt ou tard, toi ou un autre monterait à bord. Il ne souhaitait pas reprendre pour une durée indéterminée le commandement de l’Isabela. Autre chose, ce document est un faux. Ce sont des sornettes de mes fesses. » Une étincelle brilla dans les yeux de Tiffany, étonnée par la subite familiarité que manifestait l’homme vis-à-vis de Loïc. Pire, son frère paraissait s’en accommoder. Elle parcourut une nouvelle fois la liste de noms sur la feuille devant elle et ressentit encore un pincement d’angoisse. « Je ne vous suis plus, marmonna-t-elle. – Je parle de ce document (il agita sa lettre) pas le vôtre avec les adresses, celui qui remonte à Mathusalem. En plus, votre frère m’a interrompu. », lança Smith d’un ton impatient à l’intention de Loïc. – On vous écoute. – Je ne suis pas venu ici pour m’épancher sur le passé de Michael ni sur des querelles familiales. La vie n’a jamais souri à ce garçon. C’est peut-être ce qui nous a
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rapprochés. Mais il est tout de même temps pour vous de comprendre certaines choses. » Smith avoua que Bill avait imité la signature de Mary Mayer sur la lettre accordant le commandement de l’Isabela à Michael. Elle ne la vit jamais. Pour des motifs que Michael ignorera jusqu’à la fin de sa vie, Mary Mayer n’avait semble-t-il jamais pu le sentir. « Tonnerre ! Mais c’est dingue ce truc, explosa Loïc. – Sans doute, mais j’insiste, il s’agit de la version de Michael. Tout cela reste à vérifier. Le temps était compté. Pour écarter Hans Van Lancker, Michael et Bill ne pouvaient attendre un accord qui ne viendrait certainement pas de madame Mayer. » Tiffany leva la main. « Quel accord ? Smith, soupira et fit une geste d’impatience en exhibant de nouveau du bout des doigts la lettre. « Je répète… Que Michael soit nommé au conseil d’administration et remplace Van Lancker au commandement de l’Isabela. Michael n’ignorait pas qu’il occuperait, avec Laura plus tard, une place au conseil d’administration de l’Isabela Charter, en cas de décès ou démission d’un membre. Bill lui avait déjà touché un mot à ce sujet. Cependant, le jeune âge de Laura au moment des faits ne le permettait pas. Sans le moindre contact avec May, Bill a donc rédigé ce bout de papier afin de protéger précisément sa petite-fille sans citer explicitement son nom. » Protéger Laura ? De qui, de quoi ? Ils le détaillaient, les yeux écarquillés, l’oreille docile et attentive, la tête embrouillée dans des explications qu’ils jugeaient vaseuses.
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« Ben… on peut dire qu’ils ont réussi ces deux-là ! », ironisa Tiffany. Nullement intimidé par le ton sarcastique de la femme, l’homme reprit le fil de son récit. Van Lancker remplaça Bill dès que ce dernier quitta l’Isabela, épaulé par May. Elle reconnaissait que le tempérament d’un Hans Van Lancker ne reflétait pas totalement les exigences compatibles avec celles d’un capitaine de bâtiment aussi prestigieux que l’Isabela. Malgré cela, elle s’entêta et semblait mystérieusement sous la férule de cet individu qui desservait l’image de la société sans parler du risque de voir une clientèle laborieusement fidélisée, déserter les cabines, salon et espace de réunion. Ces hommes et ces femmes appartenaient en majorité au milieu des affaires, soucieux de s’entourer d’un cadre de négociation original, susceptible de gommer les ultimes réticences avant de poser une signature au bas d’un contrat. En tout cas, c’est ce qu’ils prétendaient au moment de quitter le bord et Michael s’interrogeait parfois sur les véritables intentions de ces gens très collet monté, avares de générosité. Il y avait également les autres, totalement différents des premiers. Des personnalités du monde politique, du show-business, tous des fantômes en disgrâce frappés d’une infortune dont ils refusaient de parler. Pourtant, personne ne se formalisait trop sur la présence de ces gens tiraillés par une inexplicable réserve qui ne trouvait généralement pas sa place dans un endroit aussi fermé que l’Isabela. Michael ne parvenait jamais à les surprendre et ne pouvait empêcher un malaise de s’immiscer entre eux et lui
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lorsqu’il les croisait dans les coursives. Par contre, les voir monter ou descendre à bord restait un spectacle fort prisé de l’équipage. Ce dernier les observait ; grotesques pantins gesticulant sous l’effet du balancement imprimé par l’échelle de coupée à chacun de leurs pas. De fil en aiguille, les révélations de Bill, amenèrent Michael à la conclusion que le temporairement, tel que mentionné dans la lettre, avait toutes les chances de tourner à l’ad vitam aeternam. « … et la vieille, sans doute informée de la supercherie, ne posa plus jamais les pieds à bord de l’Isabela, déclara Smith d’un air satisfait. – La vieille ? demanda incrédule Loïc. – C’est ainsi que l’appelait Michael. », ronchonna-t-il avant de poursuivre. Il peignit un tableau détaillé et peu reluisant de la vie à bord de l’Isabela. Les escales, les ports, leurs cafés chauds de plaisirs et de violences. Un équipage bercé par des mers souvent tranquilles ou parfois déchirées par des vagues monstrueuses courant dans leur fuite solitaire vers des horizons infinis, avant de rouler sur le sable d’une plage déserte balayée par l’infatigable mouvement de va-et-vient des marées. Smith s’attarda sur la dégradation des relations entre Van Lancker, May et Bill. Il prétendait ne pas en connaître les raisons profondes. Le couple consacrait des heures entières à entretenir un silence qui les séparait chaque jour davantage. Finies les douces conversations au pied du lit. Bill et May s’éloignaient l’un de l’autre irrémédiablement. Michael évoqua aussi la peur qui envahissait l’Isabela les soirs quand
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ils s’isolaient, lui et Bill, des heures dans la chambre noire afin de réaliser plusieurs épreuves à partir des négatifs disponibles. Bill connaissait les petites ficelles pour obtenir de superbes résultats à l’aide d’un cliché apparemment sans intérêt, simplement en travaillant sur le contraste, la durée d’exposition avec doigté et toute la rigueur d’un scientifique ainsi que la fourberie d’un magicien. Il était passé maître dans l’art des découpages, des trucages et des techniques de duplication. Au cours de ces soirées, les deux hommes dressaient continuellement la tête vers le pont, l’anxiété dans les yeux lorsqu’ils entendaient la voix de Hans, juste audessus, ses pas martelant les planches comme le balancier d’une horloge triomphant des secondes et des minutes pour résoudre l’équation du temps. Tandis que Smith s’épanchait en maints détails, Tiffany songeait à Laura. Son amie aurait pris un plaisir sincère à écouter cet homme qui, sans le savoir, levait un voile sur une foule de questions que toutes deux se posaient à propos de ces photos. « Mais pourquoi ? Pourquoi ces conciliabules, ces cachotteries ? Pourquoi tant d’animosité ? coupa-t-elle. – Quand Michael a quitté notre maison d’Evergreen pour déménager à Anvers, c’était pour mettre la main sur un père qui lui échappait constamment. Il a embarqué à bord de l’Isabela en 1967, Van Lancker était déjà présent. Une odeur de conspiration rôdait, elle n’échappait pas à celui qui ouvrait un tantinet les yeux. » Smith se tourna vers Loïc.
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« Je ne vous apprendrai rien en disant que sur un bateau, une personne qui propage des rumeurs injustifiées devient potentiellement dangereuse. Mais, à cette époque, il était justement impossible de poser la main sur le ou les responsables. – Quel genre de rumeurs ? – Une histoire de cul, lâcha froidement Smith. – Et ? demanda Loïc. – Je n’ai qu’une version, celle de Michael. Ça vaut ce que ça vaut. » Le ton n’encouragea pas Loïc à persévérer. Smith se tourna vers Tiffany. « Pourquoi tant de haine ? Je ne sais pas, mademoiselle. Bill aurait pu répondre, seulement il éludait la question chaque fois que Michael abordait le sujet. » Smith esquissa une moue évasive. « Peut-être que vient un moment où certains individus ne savent plus faire la distinction entre le bien et le mal. Comme vous, j’essaie de comprendre et c’est une des raisons pour lesquelles je suis ici. Je reste persuadé qu’il existe au-delà de tout cet imbroglio tournant autour d’une prétendue organisation néo-nazie, quelque chose de plus pragmatique. On ne peut pas nier qu’une petite balade en terre créole, lèverait incontestablement le mystère sur pas mal de points. » Tiffany se redressa et lui adressa pour la première fois un sourire en songeant que ni elle, ni Loïc ne le contrediraient sur ce point. Elle invita Smith à continuer d’un geste engageant. Tous à bord étaient convaincus que le drame couvait. Les rotations parmi les membres d’équipages
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devenaient plus fréquentes, les superstitions et rumeurs dictaient leur logique dévastatrice de calomnie et dénigrement. Bill affirmait, sans en apporter toutefois la preuve formelle que l’instigateur de la série d’incidents qui faillirent lui coûter la vie portait un nom : Hans Van Lancker. Mais il savait parfaitement que débarquer dans un bureau de police pour signaler ces faits, n’aboutirait à rien. Seules des photos pourraient orienter les enquêteurs si quelque chose lui arrivait. Avec Michael, il consacra des heures à réaliser des montages photographiques afin de charger Hans. Tiffany ne put contenir un cri. « Je vous arrête ! Êtes-vous occupé à nous dire que Michael a fabriqué, assisté par Bill, des preuves sur base de bricolages photographiques, dans le seul but de diriger tous les indices de culpabilité vers Hans ? s’exclama-t-elle. – C’est exact, ils n’avaient pas le choix, avoua Smith. Je me permets d’apporter cependant une petite nuance. Michael n’était pas assisté par Bill. Il s’agissait plus du contraire. Ils prenaient cette décision, pleinement conscients des conséquences qu’elle impliquerait. Entre-temps, ils apprenaient que l’identité de Van Lancker fut dérobée à un repris de justice décédé sur la voie publique. » Tiffany le dévisagea de ses yeux ronds comme deux toupies affolées en se rappelant la conversation avec Labévue au commissariat de police, en présence de Laura et Mary. Après tout, se pouvait-il que ce Smith soit sincère ? « Comment l’ont-ils su ? »
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Smith pencha légèrement la tête d’un côté avant de hausser les épaules. « Une bêtise… En 1979, l’Isabela se trouvait à Rotterdam pour son carénage annuel. Bill fut le premier à avoir la puce à l’oreille en lisant l’extrait d’un article dans le journal local. Vers le milieu des années soixante-dix, le gouvernement des Pays-Bas établissait une nouvelle nomenclature pour les numéros du registre national. Aidé par une intuition qui lui faisait rarement défaut, il photocopia l’ancien passeport de Hans. À l’époque, le cinquième et sixième chiffre du numéro établissaient la date de naissance au début des années trente. Hans devait forcément paraître plus âgé. Cela ne suffit pas bien sûr. Le clou fut définitivement enfoncé quant le nouveau passeport que Hans aurait dû normalement recevoir, n’arriva jamais puisque le vrai Van Lancker était mort depuis belle lurette. – Mais enfin…, je ne comprends pas. Comment Bill at-il pu obtenir le passeport et par quel moyen avezvous retrouvé la trace de ce Van Lancker même s’il était mort ? », s’emporta Tiffany. Loïc apporta la réponse à la première question. « Dans certains ports, les autorités ne montent pas à bord pour vérifier les documents. Seul le commandant est autorisé à poser les pieds à terre avec les passeports de chaque membre d’équipage. Bill a sûrement profité de l’occasion pour effectuer les copies. » Smith s’attarda ensuite sur une mésaventure qui fut selon lui le détonateur de toutes les misères rencontrées ultérieurement. Aucun des deux, Michael et Bill, ne savait ce qu’ils devaient chercher au juste.
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En fin de compte, la mort les attendait quand le baril de poudre avec lequel ils jouaient imprudemment leur explosa à la figure. Pendant de nombreux mois, ils ont ignoré que le vrai Van Lancker était décédé et ne détenaient encore rien de concret en main, seulement des présomptions qui se limitaient à une question : pourquoi tous les citoyens hollandais recevaient-ils un nouveau numéro de registre national, excepté Hans ? « Des dizaines de passeports s’égarent chaque jour dans le monde. Ils représentent une mine de renseignements précieux pour les faussaires ou autres créatures mal intentionnées. Des éléments de toute façon insuffisants pour juger et condamner Hans. », précisa Smith. Victime de la première agression l’année suivante Bill quittait le bord peu de temps après. Officiellement parce qu’il ne se sentait plus capable d’assumer la charge de l’Isabela. Dans les faits, il simulait une forme d’amnésie. « Une amnésie ? Nous aurons décidément tout entendu ! », s’esclaffa Tiffany. Loïc fit mine de tendre le cou, son visage cherchait à cueillir la lumière à travers le hublot de la cuisine. L’affaire devenait incroyablement complexe et Smith prenait manifestement un malin plaisir à rajouter une couche d’inconnues à chacune de ses phrases qui s’achevaient invariablement par un point d’interrogation. « Aujourd’hui, on pourrait en effet en rire, mademoiselle. Mais sur le moment, ces deux hommes n’avaient vraiment aucune raison de se réjouir. Si dans l’art du mensonge et des carambouillages Hans
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demeurait déjà imbattable, dans le domaine de la simulation, Bill était un artiste croyez-moi. Foi de ce que vous découvrirez dans le journal de Michael. » Il tapota une nouvelle fois sur son attaché-caisse tandis que Loïc l’écoutait d’une oreille attentive, le dos tourné. À toutes heures du jour et de la nuit, l’équipage entendait Bill chanter la même mélodie. Il griffonnait ou gravait en catimini à la première occasion, un nombre, toujours le même. Personne ne comprenait, persuadé que désormais des hallucinations occupaient son cerveau engourdi par une inexplicable ivresse de la mémoire. Michael l’a cru aussi, mais pas longtemps. Il voyait madame Mayer, devenir chaque fois plus pâle au fil des jours. Elle n’était pas malade. Sa pâleur prenait son origine dans une révolte intérieure qu’elle peinait à maîtriser lorsqu’elle tombait sur un nombre inscrit à une nouvelle place ou entendait les paroles d’une mélodie. « Quelle était cette chanson ? demanda Tiffany l’air intéressé. – La chanson ? Un vieux succès des années soixante. Le pont de Nantes chanté en 1967 par Guy Béart. » Il se mit à seriner les premières paroles avec son inimitable accent. Su’l pont de Nantes un bal y est donné La bell’ Hélène voudrait bien y aller… Tiffany à son tour enchaîna sous le regard incrédule de son frère. Ma chère mère, m’y laisserez-vous aller Non, non ma fill’ vous n’irez point danser « Tu connais ?
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– Évidemment ! Souvenir de ma première année de maîtrise en lettre à la Sorbonne. Les cours de madame Chabeau. – Ah ! C’est donc ça l’université ? » Loïc se tourna vers Smith. « Et d’après vous, pourquoi toujours cette chanson, pas une autre ? – Bill refusait de le dire, mais cela paraissait évident que les paroles déclenchaient une froide colère chez Mary. – Et ce nombre mystérieux ? » Tiffany essayait de parler avec désinvolture. Ce nombre n’était pas seulement un mystère, il détenait une des clés de l’affaire. « Suivez-moi, d’après le récit de Michael, il existerait encore une trace dans la cabine qu’il occupait, celle avec l’inscription Capt’ain only gravée sur une plaque de cuivre. Je ne connais pas le bateau, peut-être pouvez-vous… – Là-bas, suivez-moi. », lança Loïc. Sans un mot, ils gagnèrent l’avant de la coursive, pénétrèrent à l’intérieur d’une des cabines. Sans hésiter, Smith ouvrit le tiroir de la table de chevet avant de l’ôter complètement de ses glissières. Il leur montra du doigt une série de petits chiffres gravés dans la matière. « Voici. Michael ne s’était pas trompé, dit-il d’un air triomphant, il n’y a pas que celui-ci. Vous trouverez des inscriptions identiques sur les mâts, à la timonerie et sur un des pieds de la table du carré. » Loïc secoua la tête en signe d’incompréhension. « 1578… Ça signifie quoi ? Je ne saisis toujours pas.
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– Me voilà rassuré, je ne suis pas le seul. Michael ne comprenait pas également et celui qui pourra trouver une explication n’est pas encore né… Laissez-moi poursuivre. Je vous disais que les deux hommes avaient commis une grande imprudence. – Ah ! Quelle imprudence ? », s’exclamèrent en cœur le frère et la sœur. – Pour tromper un ennemi, il n’y a pas trente-six solutions. Il faut d’abord, le mettre en confiance pour mieux le connaître ensuite il suffit d’adopter une stratégie qui l’empêchera de nuire. – Et ? – Bill et Michael ne possédaient ni l’un ni l’autre. » Tiffany garda le silence tout en trépignant secrètement d’impatience pour entendre la suite. Smith répéta que Bill fut victime de trois agressions. Entre la première et la seconde, quelque chose se tramait à bord. À la même époque, il effectua un voyage de plusieurs jours aux Pays-Bas, à Oudeschip, le village dont le nom apparaissait sur le passeport de Hans. Il arrivait en terrain connu pour y avoir séjourné plusieurs mois, peu de temps avant la seconde guerre. En réalité, l’endroit était un bled totalement retiré dans l’Eemspolder de la province de Groningen. Les gens y vivaient tellement isolés, que l’arrivée d’un étranger délia les langues. Bill apprit sans difficulté que le vrai Van Lancker, connu des services de police pour vol et proxénétisme, était décédé en 1964. La révélation... Tiffany sursauta. Encore une information à recouper avec celle de Labévue. N’avait-il pas déclaré, à l’instar de Smith, lors de leur dernier entretien en
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présence Mary Mayer que Van Lancker tripatouillait dans des affaires scabreuses en relation avec les milieux de la prostitution ? Smith continuait son laïus. « … et la confirmation que le passeport était bel et bien un faux ! Voilà pourquoi ils se sont attelés à la tâche délicate de fabriquer des preuves avec des photos utilisables à charge de ce type qui se faisait passer à bord de l’Isabela pour un autre. Et ce n’est pas tout… ! » Il commençait à s’emporter, animé d’une volubilité presque puérile, incontrôlable. Elle gommait toute la méfiance et la prudence que lui imposait son travail. Ou, ne devait-il pas plutôt admettre qu’il s’agissait d’une des prérogatives de son contrat qu’il entendait exécuter à la lettre. Décidément, ces deux jeunes l’amusaient. Tout se déroulait merveilleusement bien, comme prévu. Il était à deux doigts de s’emparer des photos et de cette feuille qui avait mis la fille dans tous ses états. Il manquait juste Laura. Où était-elle ? Smith repris son récit. « Bill fut considéré définitivement disparu en mer après la seconde agression. Michael le croisa par hasard à Paris neuf années plus tard. Au cours des conversations qui suivirent, Bill expliqua qu’un vieux pêcheur l’avait recueilli sur une plage de la Guadeloupe. Il assista totalement impuissant au meurtre du vieil homme ainsi que de sa femme … » Loïc dressa soudainement le nez, piqué au vif par les dernières paroles.
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« Une minute. Si je vous suis, Bill aurait décrit les auteurs ? – Non, malheureusement. Il ne les connaissait pas. Deux hommes. Par contre, Van Lancker ne se trouvait pas parmi eux. – Comment ça ? Il est incapable de décrire les auteurs et dans un même temps, il sait que Hans ne se trouvait pas parmi eux. Comment est-ce possible ? Tiffany ne put refouler un geste d’énervement et poussa son frère d’un coup de coude. « Es-tu sourd ? Il te dit que Bill ne connaissait pas ces individus ce qui ne l’empêche pas de mémoriser leur portrait et dire non, ils ne ressemblent pas au Van Lancker de l’Isabela ! – Vous avez raison, renchérit Smith, mais je ne m’explique pas pourquoi Michael se limitait à des explications particulièrement vaseuses à ce sujet. Bill se réfugia à l’ambassade des États-Unis à Paris grâce à un dénommé Kolowski. » Loïc haussa à peine les sourcils. Kolowski ? Un revenant, songea-t-il. Décidément, Smith semblait connaître de fond en comble les moindres détails concernant Bill et Michael. Tiffany se pencha légèrement vers Smith tandis qu’elle faisait mine de l’écouter d’un air intéressé. En réalité, elle se sentait aussi tendue qu’une corde d’arc à flèche et Loïc la connaissait suffisamment pour comprendre qu’elle était en proie à une grande excitation.
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Smith s’arrêta brièvement avant de revenir encore une fois sur l’adolescence de Michael, la mémé, Hans à Anvers, Martha, la descente de cette femme dans l’enfer de l’alcool et de la dépression, les relations houleuses entre elle et Michael. Des relations qui s’installèrent avec le temps dans une harmonie presque parfaite ménageant attention et indifférence, avant de devenir plus rares. « Le garçon farouche et irascible s’était épanoui au fil des années sans son aide tandis qu’elle dépérissait dans son appartement. Les incidents entre eux… » Contre toute attente Smith s’interrompit et parut se perdre dans un abîme de réflexions sous l’œil étonné de Loïc et sa sœur. Dois-je encore jouer avec eux ou dire la vérité, rien que l’absolue vérité…, la mienne évidement ? se disait-il. La façon dont Loïc et sa sœur l’interprétait ne revêtait-elle pas plus d’importance ? Dominé par son insatiable appétit de vengeance, il décida de poursuivre son petit jeu et continua l’histoire qui sortait droit du livre de Michael dérobé à bord de l’Isabela. Au début de cette année, le bateau se trouvait au mouillage au sud du Portugal. Michael eut l’idée d’inviter Martha à bord et insista auprès de Hans pour qu’il l’accompagne pendant le voyage en avion. Bruxelles – Faro, trois heures de vol. Un saut de puce pour le commun des mortels, une expédition en compagnie de cette femme. Aussitôt l’ancre crochée dans le sable fin de Culatra, Michael libéra l’équipage.
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Certains partaient définitivement, les autres reviendraient en même temps que Martha et Hans. En réalité, tout cela faisait partie du scénario que Bill et Michael avaient patiemment concocté au cours de leurs rencontres clandestines à Paris. Bill le rejoignit à bord sans tarder les jours suivants et ils se retrouvèrent ainsi, seuls dans la lagune de Formosa pour plusieurs semaines. Dans ces moments rares, le vin aidant, ils se laissaient emporter le soir dans une avide contemplation du ciel et d’imaginaire débordant, en quête d’une harmonie parfaite des sens que venaient parfois troubler les feux d’un avion. Au quatrième jour seulement, Bill annonça : « Allons-y, j’ai quelque chose à te montrer. Un endroit surprenant que l’on appelle les Amitiés silencieuses. C’est à Paris. L’Isabela est assez grande pour rester seule quelques jours, elle est bien accrochée sur le fond. » Smith se tut. Il avait tout dit ou presque… Il ne souhaita pas évoquer le dernier entretien de Michael avec le professeur Kinsley. La discussion remontait à dix ans. L’homme arrivait en fin de carrière, mais avait gardé la même réserve qu’autrefois. Il se souvenait de Martha et prit des nouvelles sur son état de santé. Kinsley demanda de façon abrupte comment Michael se sentait. À peine ce dernier eut-il répondu que le docteur lui annonça sans autres préambules un
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diagnostic. Il tomba comme un couperet ; forme de dégénérescence du système nerveux cérébro-spinal. « Docteur, vous sembliez tellement convaincu que Martha souffrait d’une forme de paranoïa. – Je ne parlais pas de Martha et je ne parle pas ici de paranoïa. Vous savez que j’ai soigné Martha à l’époque, mais le mal qui la touchait ne peut être comparé à cette dégénérescence dont je vous parle. Je vous parle d’autre chose. » Il prononça ces derniers mots avec une telle emphase qu’ils indisposèrent Michael. « Ce type de pathologie touche un proche, un parent, le caractère héréditaire est clairement démontré… – Je ne vous comprends plus. S’il ne s’agissait pas de Martha, qui m’aurait fait un tel cadeau ? » La question aussitôt posée, son visage blêmit bien qu’il eût anticipé sa réponse plus ou moins consciemment depuis de longues années. Cette fois, il espérait enfin obtenir l’élément irréfutable, tant attendu, qui permettrait de faire basculer du doute vers la certitude toutes ces supputations autour de ses parents. Elles lui avaient tellement empoisonné l’existence. « Docteur… n’essayez-vous pas de me dire que Martha n’est pas ma mère, ce que je sais déjà, mais que ma mère naturelle s’est assise ici même et souffre de cette dégénérescence ? Qui est-elle docteur ? » Kinsley joignit les deux mains et porta l’extrémité des doigts à ses lèvres jusqu’à les effleurer afin de mieux dissimuler son embarras. Il n’avait jamais précisé que derrière ce parent se cachait une femme,
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mais plutôt un homme. Un homme dont le profil comportemental répondait à celui d’un psychopathe. Michael n’avait plus rien tiré du médecin. Au nom du secret professionnel, l’homme se réfugia sous un mutisme buté. Les yeux de Smith glissèrent de Loïc à Tiffany. Était ce vraiment indiqué d’expliquer cela à ces petits si sympathiques, mais qui ne savaient pas encore dans quoi ils fourraient leurs petits nez curieux ni ce qui les attendait ? médita-t-il. De son côté, Tiffany doutait de la sincérité de l’homme. Pourtant, elle se sentait incapable de préciser les motifs capables de justifier un soupçon qu’elle mit sur le compte de sa fatigue. Smith dégageait une telle assurance, presque arrogante ! Impossible de détecter la moindre faille dans ce déballage d’éléments invérifiables et surabondance de détails. Voilà ! Tout était net, limpide, calculé, parfait dans un récit trop bien ficelé, à son goût. Comme le rapt d’Éliana… Et puis, il y avait sa voix si particulière. Elle ne pouvait pas le jurer, pourtant elle lui rappelait vaguement quelque chose. Tiffany fut à deux doigts de lui poser une question quand la tonalité d’un téléphone portable entama les premiers couplets de la Marseillaise. « Pour moi. », dit Loïc. Il s’éloigna puis revint aussitôt pour tendre l’appareil à sa sœur. « Non, pour toi, ton amie. Inutile de nous faire du mouron à son sujet, elle est chez la vieille. », acheva-til à l’intention de Smith.
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Tiffany se mordit les lèvres et voulut presque crier. Nom de Dieu Loïc ! ferme là. Tu viens de révéler devant un inconnu que Laura passait la soirée chez May. Elle s’en alla avec détachement, indifférente en apparence d’apprendre que son amie était en sécurité. Une sécurité toute relative à présent que ce curieux bonhomme, ce Smith qui ne lui inspirait vraiment rien de bon, savait où se trouvait Laura en ce moment. Cela devenait plus fort qu’elle. Ce sentiment de méfiance qu’elle éprouvait à son égard ne la lâchait plus. Entendre la voix de Laura sur son propre téléphone avait éveillé un inexplicable sentiment de sympathie auprès de Loïc. Les deux hommes se retrouvèrent seuls, face à face. « Vous avez la réponse à votre question à présent. Laura se paie un dîner aux chandelles avec sa grandmère. Vous pouvez rester à bord si vous le désirez, déclara Loïc tout à trac. – Merci, répondit l’autre, mais j’ai réservé une chambre à l’hôtel Miramar pour cette nuit. Demain, si vous n’avez pas changé d’idée, je peux venir vous aider pour déhaler l’Isabela. » Loïc secoua la tête d’un air satisfait. « Je ne peux pas tirer seul ce bateau jusqu’en Guadeloupe, avec deux femmes dont la connaissance de la mer se résume aux plages de sable fin et les cartes postales, continua Loïc. – D'accord, mais… Smith frappa avec une des béquilles sa jambe qui produisit un son mat. – Comment est-ce arrivé ?
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– Un coup de vent, un câble qui cède et balaie un quai. Un mort et moi, estropié à vie, voilà le bilan. » Loïc avait déjà entendu parler des dangers que courraient les équipages et les hommes à terre lors des manœuvres d’accostage de ces monstres de la mer de plusieurs centaines de mètres de long. La machine qui ne répond pas, le vent, un ordre mal interprété, les sources d’incidents ne manquaient pas. « Demain, je tire l’Isabela avec les amarres et au moteur. Si tu te sens d’attaque, tu prends le moteur et je suis sur le pont. » Tiffany les retrouva assis côte à côte, au bas des marches de la descente de pont. Ils discutaient comme deux vieux amis. Au début, la conviction que Smith disait la vérité l’avait petit à petit saisie, mais une espèce de suspicion plus forte s’immisça au fil de ses révélations. L’appel de Laura confirmait ses craintes. Et cette voix, cette voix ! Tête de linotte ! Où ai-je déjà entendu la voix de Smith ? Elle pestait intérieurement contre son manque de mémoire. Elle devait surtout s’entretenir avec Loïc au plus vite. « Laura revient demain, dit-elle brièvement. – Et comment va la vieille ? lança Loïc. – Fatiguée. Elle regrette ne pas pouvoir monter à bord. – Dommage, elle aurait pu confirmer mes explications. », grommela Smith. Tiffany s’approcha de lui et s’arrêta brusquement, l’expression de son visage totalement changée. Du doute qui la dominait, naquit la détermination d’en finir avec le malaise qui grandissait en elle.
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« Puisque vous semblez initié au secret des dieux ainsi qu’au jeu des questions-réponses, puis-je vous en poser deux ? » Ils se dévisagèrent, échangèrent une moue pleine de méfiance. Une lueur de défi illuminait leurs yeux. « Faites… – Que s’est-il passé à bord de l’Isabela entre l’instant où Michael a levé l’ancre et celui où il réapparaît parmi les vivants ? C’est la première question. L’homme demeura de marbre contrairement à Loïc qui ne saisissait pas cette volte-face inattendue de sa sœur. Aurait-elle deviné que le corps de Michael avait été jeté par-dessus bord aussitôt la passe d’Olhão dans le sillage de l’Isabela ? songea avec un brin d’anxiété Smith. Par conséquent, il devait en finir avec ces deux zigotos. Les traits de son visage se raidirent tandis qu’une partie de lui-même refusait de poursuivre davantage un raisonnement aussi absurde. Si tu les élimines maintenant, tu es perdu. « Pourquoi ces questions ? », demanda Loïc. Tiffany leva la main d’un geste autoritaire pour l’inviter à se taire. « Voici la deuxième question. Vous semblez particulièrement bien informé, parlez-nous donc de l’enveloppe que Laura et moi-même avons trouvée dissimulée derrière le miroir dans la cuisine ? Je parle évidemment de cette photo sur laquelle apparaît une jeune femme, splendide d’ailleurs, mais qui ne recueille visiblement pas les faveurs de madame Mayer si j’en juge les flèches imbibées de poison que ses yeux lui décochent. »
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Elle ne lâchait plus Smith du regard et crut même déceler une légère crispation des doigts. Il plongea ses mains dans le peu de cheveux que la nature daigna lui laisser et reprit à contrecœur son récit là où il estimait en avoir suffisamment dit. « Un miracle ! Michael ne serait certainement pas revenu parmi nous sans ce miracle. » Le crépuscule enrobait lentement les objets à l’intérieur. Un jeu subtil entre la lumière et les ombres qui devenaient plus présentes. Elles rampaient autour d’eux comme des spectres avides d’annoncer la fin du monde. Notre Dame de la Garde sonna les six coups. « Michael sortait de la cuisine. Il venait de cacher l’enveloppe contenant entre autres la photo que vous mentionnez. » Tiffany paraissait remontée comme une horloge, bien décidée à ne pas le lâcher. Elle le houspilla presque. « Pourquoi autant de simagrées, pourquoi ne pas remettre aux autorités cette enveloppe ? – Il y a des choses que vous ne comprendriez pas. C’est déjà très difficile pour moi. Dois-je encore vous rappeler mademoiselle que rien ne m’obligeait à faire le déplacement d’Angleterre pour venir ici ? Je suis venu parce que je considérais Michael comme un fils que je n’ai jamais eu et ne pouvais avoir. Il méritait que sa mort ne reste pas impunie. Certains noms cités sur cette liste possèdent des intérêts financiers dans cette affaire que ni vous ni moi ne sommes capables d’évaluer. »
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Smith fit un geste en direction de la feuille contenant en filigrane le sceau de la croix gammée, avant de poursuivre. « Ces gens ignorent parfois l’existence de ce document, souvent ils le savent et ils n’hésiteraient pas à user de tous les moyens pour éviter qu’il débarque sur la place publique. Faut-il vous expliquer que porter une étiquette de collaborateur avec les nazis, n’est généralement pas apprécié ? Encore aujourd’hui… ditil d’une voix suave. Quant à la photo, j’ai cru comprendre que Bill ne souhaitait pas qu’elle se balade dans des mains indélicates. Où est cette enveloppe ? » Tiffany hésita le temps d’un regard vers son frère. « Elle n’est plus à bord. », mentit-elle. Elle avait gardé les documents originaux que Laura lui avait donnés aussitôt les copies réalisées avant de partir pour les montrer à May. « Seigneur ! », s’exclama Smith. Un silence de plomb aussi profond que la méditation sur les mystères de la Trinité s’abattit sur eux. Smith toussota, se racla la gorge, ensuite soupira bruyamment. « Je réponds à votre première question, Tiffany. Puisje vous appeler Tiffany ? demanda-t-il d’une voix caressante. Elle haussa les épaules et invita Smith à poursuivre. Il faisait nuit, la chaleur empêchait de dormir. Selon les déclarations de Michael, tout s’est déroulé très vite. Il voulait prendre l’air sur le pont. Quelqu’un l’a frappé au visage avec une force inouïe… Ensuite, le voile noir… Un coup de roulis plus fort et le bruit
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des vagues contre la coque l’ont vraisemblablement réveillé. Il était enfermé dans le puits de chaîne. Impossible de savoir l’heure, ni le jour, et personne ne paraissait se soucier de sa disparition. Et pour cause, tous étaient déjà morts, pensa Smith. « Et le miracle ? » Smith demeurait calme et leva des yeux graves vers la jeune femme. « Le miracle vient du dispositif de verrouillage du capot de pont fermant le puits de chaîne. Suivez-moi, je dois absolument vous montrer. » Dans l’obscurité, ils se frayèrent un chemin sur le pont encombré d’amarres et sacs de voiles parées à être envoyées. Arrivés sur le gaillard d’avant, ils s’arrêtèrent à proximité d’un panneau métallique surmonté d’un volant. Loïc l’examina d’un œil terne. Il se souvenait que cinq mois plus tôt, il se trouvait précisément au même endroit, le pied déchiré en lambeaux de chairs informes et le corps désarticulé de Ruis à moins de vingt mètres. Des odeurs de poisson grillé leur parvenaient d’un des restaurants qui alignaient leurs tables en rang d’oignons sur des terrasses prises d’assaut par les touristes. « Nous serons mieux ici. », commença Smith. Aidé de Loïc, il tourna d’un quart de tour le volant destiné à déverrouiller le système de fermeture et leva le capot qui donnait accès aux chaînes d’ancre. Au premier coup d’œil, le mécanisme paraissait complexe. Constitué de plusieurs bras métalliques, il s’articulait autour d’une série de petits axes sécurisés par un écrou et une goupille. Au total, Loïc en compta huit. Smith
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s’attacha à observer qu’il était possible d’ouvrir ou fermer le dispositif seulement de l’extérieur. « Voici la faiblesse du système. Je le connais comme le fond de ma poche. Le principe de fonctionnement est identique à celui rencontré sur les bâtiments de la marine marchande. » Il tira une des goupilles qui assurait le serrage d’un écrou sur son axe avant de le desserrer sans difficulté. Il répéta l’opération sur les autres bras avec la même facilité de sorte que le système de verrouillage se trouva complètement démonté. Le capot pouvait indifféremment se lever ou s’abaisser de l’intérieur sans modification de la position du volant. « Si le serrage des écrous est excessif, il est difficile, voire impossible d’ouvrir. Par habitude, une mauvaise habitude, dois-je le préciser, les équipages ont tendance à tenir ces écrous quasiment desserrés. Ils restent en position uniquement grâce aux goupilles de sécurité. » Tout ce que Smith racontait, tenait en échec les tentatives de Tiffany pour déceler une faille dans ces explications. Elle existait, elle en était persuadée, néanmoins à présent elle s’enfonçait dans la perplexité. « Est-ce ceci votre miracle ? » Loïc estima qu’il était temps d’intervenir. Il admettait, lui aussi, que des zones d’ombre persistaient dans les déclarations de Smith, mais il n’était pas dans ses intentions de se priver d’un gaillard de sa trempe à bord, uniquement pour satisfaire les caprices de sa sœur. Il espérait ainsi gagner totalement la confiance de l’homme et obtenir davantage de révélations sous les latitudes vagabondes quand le parfum des alizés, le
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murmure des vagues le long de la coque, incitent à plus de liberté et que l’âme est soumise aux esprits ensorceleurs de la mer. « Miracle n’est probablement pas le meilleur mot, Tiff. Ce fut un heureux hasard que ces bouts de ferraille puissent se démonter aussi aisément. » Smith sourit. « Vous et moi, n’avons certainement pas la même connaissance de la langue de Voltaire mademoiselle. Pardonnez-moi. J’ai vécu toute ma jeunesse en Angleterre, s’excusa-t-il. J’ai appris votre merveilleuse langue à Anvers en travaillant sur les docks et par ma mère qui était Française d’origine. Si miracle vous dérange, admettons alors comme le suggère votre frère, que ces circonstances sont le fruit du hasard. » Tiffany sentit de nouveau le doute la pénétrer encore plus profondément, une gêne insupportable. Smith reprit le fil de son récit. Michael attendit la nuit suivante pour sortir de sa tanière. Une frange de lumières illuminait la terre. Il nota également que l’Isabela traçait sa route légèrement à l’écart d’une zone de trafic intense. Le détroit de Gibraltar se situait probablement derrière eux avec la côte espagnole sur bâbord. Très vite il comprit l’avantage qu’il tirerait de se faire passer pour mort. Une idée que Bill utilisa déjà de façon très adroite. Exploitée avec toute la prudence requise, elle pouvait apporter pour un certain temps, une sécurité qui faisait cruellement défaut. « Pendant toute la journée, Michael n’a pas vu un chat. L’Isabela suivait un cap précis et anticipait les routes de collision avec les autres navires. Toutefois, le soleil
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était si intense que les fenêtres de la timonerie réfléchissaient une lumière aveuglante. Impossible de savoir qui menait le voilier. » Loïc ne ratait plus un mot, une virgule. Il se montra attentif aux détails les plus insignifiants et surtout il savourait une secrète satisfaction d’apprendre que sa théorie du navire parfaitement maître de la manœuvre prenait à chaque mot, chaque virgule, plus de consistance. Smith hocha la tête en direction de la timonerie. « L’objectif de Michael consistait à atteindre le zodiac, à poste sur les bossoirs situés sur la dunette, pour rejoindre la côte au moteur. À la faveur du crépuscule, il se glissa jusqu’à la timonerie. Deux hommes s’y trouvaient. Il reconnut seulement Hans. L’autre lui était étranger. – Et voilà ! ne put s’empêcher de s’exclamer sur un ton victorieux Loïc. Si je vous montrais une photo, vous pensez pouvoir l’identifier sur base des informations de Micheal ? – Peu probable. En plus, Michael évitait toujours de semer ses tirages à chaque coin de rue et de toute manière, n’oubliez pas que la nuit, la passerelle d’un navire reste plongée dans l’obscurité. Moins de deux minutes suffirent pour larguer l’embarcation. Mais… Il s’arrêta, une ombre passa sur son visage subitement devenu aussi triste qu’un soleil d’hiver. « Mais ? partirent en chœur Loïc et Tiffany. – Descendre par une corde à bord d’un esquif livré à la merci des vagues et tiré en remorque par un voilier filant à dix nœuds, n’est pas la gymnastique la plus adéquate pour un homme au bord de l’épuisement.
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Une des cordes céda, l’embarcation pendait de travers et le choc emporta Michael par-dessus bord. Ne demandez pas comment, mais pendant la chute, une de ses jambes fut maintenue prisonnière entre la partie supérieure du gouvernail et la coque. – Je ne comprends pas, interrompit Tiffany. – Suivez-moi, je vous montre. » Ils revinrent tous les trois sur leurs pas, mais au lieu de marcher en direction de la poupe, Smith partit sur le quai. Loïc et Tiffany s’observèrent en coin, partageant leur incompréhension lorsque le vieil homme se déplaçait avec autant de légèreté qu’un oiseau. Il pointa un doigt vers l’arrière de l’Isabela. Le bateau se trouvait à moitié vide et il était facile de reconnaître l’extrémité du safran qui émergeait de quelques centimètres. « Quand la pointe supérieure du safran atteint la surface de l’eau, l’Isabela a le ventre plein. Inutile de la charger plus, elle n’en voudra pas. » Il prit le bras de Tiffany. « Regardez attentivement… Quand le bateau n’est pas chargé, l’extrémité du safran dépasse d’une dizaine de centimètres. Vingt à peine séparent le safran de cette partie de la coque. Michael avait sa cheville coincée et chaque correction dictée par le pilote automatique, provoquait un déplacement de plusieurs millimètres, voire centimètres, du système. Ce n’est pas une jambe qui freinera ce mouvement. Michael était pris dans une machine diabolique et voyait ses espoirs d’évasion s’évanouir avec le zodiac suspendu lamentablement au bout de cordage. En plus, il n’ignorait pas que le va-etvient du gouvernail avait au moins brisé sa cheville. La
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douleur était atroce. Il fut sur le point de crier, ce qui aurait vraisemblablement signé son arrêt de mort. Pourtant, c’est ici que le miracle, le hasard, la main de Dieu, que sais-je, vint tournicoter autour de lui. » Il les observa du coin de l’œil, se réjouissant des airs fiévreux que leurs visages révélaient. « Michael avait eu la présence d’esprit de frapper à l’aide d’un tour mort la corde autour d’un taquet. Il lui suffisait de relâcher la tension pour que le zodiac tombe à l’eau. Une embardée de l’Isabela provoqua l’inversion de la correction envoyée par le pilote automatique. La pression qu’exerçait le safran disparut instantanément et Michael tomba à l’eau en même temps que le zodiac. Lorsqu’il se hissa à l’intérieur du pneumatique, il n’apercevait déjà plus l’Isabela ni son feu de poupe. Il n’a jamais pu dire combien de temps il flotta ainsi entre deux vagues, cramponné au canot. Il se trouvait dans un triste état. – C’est fini ? marmonna Tiffany – Non, ce n’est pas fini… Il pensait que nous filions plein Est dans les eaux de la mer d’Alboran, juste à la sortie du détroit de Gibraltar. Faux ! Les lumières observées du puits de chaîne étaient bien celles de la côte espagnole, mais il était pratiquement en France en réalité. Michael a abandonné le Zodiac dans une crique située au Nord d’une localité dénommée Palamos, avant de passer la frontière française. – Dans son état ? Une cheville démolie, la fatigue, la soif ? s’étonna une fois de plus Tiffany. Nullement perturbé par les remarques corrosives, mais combien pertinentes de la jeune femme, Smith continua sur le même ton.
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« Un camionneur roumain l’a déposé de l’autre côté de la frontière, au poste de gendarmerie le plus proche. Le pauvre, il s’exprimait difficilement en anglais et le français restait pour lui du chinois. Il n’a probablement rien compris aux explications de Michael qui débarqua chez Labévue deux ou trois jours plus tard. Quant à la photo à laquelle vous faites allusion, je ne suis pas certain que Michael était présent à bord et il n’a jamais mentionné l’existence de cette femme. Il était possible que Bill ait connu une brève aventure avec elle. » Les yeux de Tiffany s’agrandirent comme deux soucoupes prêtes à s’envoyer au septième ciel. « Il l’amène ici au nez et à la barbe de sa femme ainsi que de l’équipage ??? » Smith baissa la tête d’un air penaud. « Ne restons pas ici, il est tard et demain nous avons une grosse journée. J’appelle un taxi qui vous conduira à l’hôtel… l’hôtel… quel est son nom déjà ? », demanda Loïc. – Miramar, l’hôtel Miramar. » Tandis qu’il était sur le point de descendre l’échelle de coupée, Smith posa son attaché-caisse, l’ouvrit et tendit à Loïc un épais paquet soigneusement ficelé. « Je vous le donne, il ne m’est plus guère utile à présent. Je vous le disais tout à l’heure, il s’agit du journal que Michael rédigeait depuis son adolescence. Il me l’a confié quelques jours avant sa mort. Tout ce que je viens de vous dire est noté sur ces pages au jour le jour. » Loïc hésita une seconde. Devait-il l’envoyer à l’inspecteur ? Puis une autre question s’imposa au
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cours des minutes suivantes. Il se demanda pourquoi Smith ne l’avait pas déjà fait. Se trouver en possession d’un tel document ne peut inciter qu’à s’en dessaisir au plus vite. Raison pour laquelle, il te le donne, Loïc. Oui, mais pourquoi moi et non l’inspecteur ? Parce que l’affaire n’est plus dans les mains de ce dernier ? Foutaise ! La question revenait, elle ne le lâchait plus.
Il n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit, les paroles peu amènes de sa sœur résonnaient encore dans sa tête. Elles le jetèrent dans une tempête de reproches et de piques qui le laissèrent complètement désarmé pour réagir. Tiffany désapprouvait visiblement la légèreté avec laquelle il se satisfaisait des révélations de Smith. Elle réprouvait surtout l’idée que l’homme vienne bientôt s’installer à bord. Loïc rétorqua qu’il n’envisageait pas un instant de traverser la moitié de la planète avec un équipage exclusivement féminin et de surcroît inexpérimenté. Les récriminations décuplèrent, le ton s’envenima, leurs sens s’affolèrent pour atteindre un point de non-retour, puis les portes claquèrent. Ils se replièrent dans leur coquille pleine de colère avec pour seule compagnie leur solitude et les boiseries sombres de la cabine, mouchetées de moisissures. Vers quatre heures, Loïc repoussa d’un geste furieux les couvertures et partit se dérouiller les jambes dans la fraîcheur du petit matin qui commençait à couvrir le pont d’une rosée luisante. La nuit s’en allait tristement pour investir d’autres
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horizons et le ciel se levait comme un dieu sur un soleil nouveau porté par d’impressionnants nuages pourpres. La lassitude qui pesait sur lui depuis la veille, s’estompa et il se mit à songer aux heures de ces belles journées d’autrefois, enflammées par l’orgueil de sa jeunesse ainsi que son inexpérience de la navigation. Un jour qu’il faisait route, à bord du Pacific Intruder, vers le port australien de Townsville dans le Queensland, une île était apparue au-dessus de l’éclat azur de la mer et le violet des hauts-fonds. Sa forme grise que l’on pouvait confondre par moment avec celle des nuages se précisa peu à peu. Elle se dressait fièrement devant l’étrave en signe d’invitation. Elle aiguisait auprès du personnel présent à la passerelle l’attirance et les mystères d’une terre féconde que l’harmonie et la paix préservaient sous l’épaisseur de sa flore. Ils s’en approchèrent, presque à portée de main, pour mieux l’admirer et les faire rêver, avant de l’abandonner dans le sillage du navire, comblés par les instants magiques qu’elle venait de leur offrir. La terre disparut, absorbée par l’immobilité presque surnaturelle du voile atmosphérique. Elle ne laissa pour seul souvenir que son nom sur une carte : l’île de Bougainville. Plus tard, il s’était pris de passion pour la navigation astronomique. L’officier de quart loupait rarement l’occasion de le tirer de son lit en décrétant que la lueur de l’aurore était la meilleure période pour se prêter à des exercices de manipulation d’un instrument dénommé sextant, autant extraordinaire que redoutable pour les frileux de la science des chiffres.
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Tôt, un matin, cet homme le réveilla. Mais cette fois, il ne s’agissait pas de jongler avec les tables de navigation. Un spectacle féerique les entourait. Le Sri Lanka étendait ses courbes majestueuses dans la lumière rose. À perte de vue, dansaient, légères comme des papillons défiant l’écume des vagues, les voiles blanches d’une infinité de flottilles de pêcheurs dans des pirogues à balancier. Elles se déplaçaient de façon aussi audacieuses et imprévisibles que la météo, livrées en pâture aux caprices des moussons. Telles étaient les deux images qui demeureraient à jamais gravées dans sa mémoire, mais il fallait surtout vivre ces instants exceptionnels pour en apprécier toute leur richesse.
Un vent du Nord roulait sur le flanc du massif de l’Étoile, et envoyait des bouffées d’air frais sur la ville. Des picotements glacés parcoururent Loïc des pieds à la tête. Il enfonça ses mains plus profondément dans les poches de sa parka, l’ultime réminiscence de ses années passées chez ECOMEX. Il sentit une épaisseur au bout des doigts. « L’enveloppe de Labévue, je l’avais oubliée cellelà. », rumina-t-il entre les dents. Il n’avait guère eu le temps d’y penser depuis hier soir. Deux pages la composaient. La première résumait l’entretien de l’inspecteur avec Armelle. Si sa stupéfaction fut à la hauteur des éléments évoqués par Labévue sur ce premier feuillet, une alarme sonna dans sa tête aussitôt qu’il commença la lecture du second.
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Avec tout ce qu’elle pouvait révéler d’horrible, Loïc vissa son regard sur chaque mot. Bien que longuement prévisible, il accusa le choc de la nouvelle sans mesurer complètement l’ampleur de son infortune. L’enveloppe glissa de ses mains, le temps ralentissait, tout se pétrifiait autour de lui. Loïc flottait dans un univers opaque et inconsistant, les lèvres déformées par un sourire désabusé. Ensuite, la réalité le frappa au visage, vomissant toute son horreur. Éliana était morte. Il s’en doutait, mais rendre la chose officielle le plongeait dans un état d’esprit auquel il n’était pas préparé. Il soupira. Ses yeux se fermèrent et la nuit parut revenir pour poser sur ses épaules le poids d’une détresse encore plus douloureuse. Une voix monta dans son dos. Il dut réaliser un effort surhumain pour affronter le regard de sa sœur. « Dis-moi quand tu te décideras à parler. Tu tires la tête depuis hier après-midi. Que fais-tu là ? », demanda-t-il. Elle se tenait à moins de deux mètres et il ne l’avait pas entendue approcher. « Je te pose la même question. », dit-elle la voix neutre. Un petit sourire mutin rayonnait sur son visage fatigué puis se figea en voyant le visage triste et désabusé de son frère. « Encore fâché ?… Excuse-moi pour hier soir... Pas un mot n’était vrai. Nous nous sommes emportés stupidement comme d’habitude. » Il rassembla le peu d’énergie qu’il traînait encore derrière lui pour revenir à des choses plus
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pragmatiques, ramassa l’enveloppe, s’avança vers elle puis releva le menton avant de croiser son regard. « J’ai besoin de lui, j’ai besoin de Smith. Il peut encore nous donner de précieuses indications. Manifester aussi ostensiblement que toi nos réserves à son égard, n’est pas constructif et risque de fermer définitivement les portes qui nous permettraient d’en finir. » Tiffany baissa les yeux. Elle comprenait mieux à présent les raisons qui poussaient son frère à donner libre cours au témoignage de cet homme sans marquer la moindre opposition. « Nos réserves ? – Il y a plusieurs fausses notes dans ses explications, mais elles ne font pas de lui un coupable ou même un suspect. – Quelles fausses notes ? – C’est assez subjectif… Bill aurait relaté en détail les circonstances de la mort de ce Josué. Il n’a reconnu personne. Pas de Van Lancker. Selon Michael et la version soutenue par Éliana…, il marqua une pause qui n’échappa pas à Tiffany, il y avait plusieurs meurtriers. Smith l’a dit sans l’ombre d’une hésitation. Souviens-toi. Bill ainsi que Michael ne pouvaient ignorer évidemment que Van Lancker et Kirch constituaient une seule et même personne. Éliana tient de Bill le nom d’un des assassins de son père : Horbiger. Michael devait forcément connaître au moins ce nom. Smith se prétend le confident fidèle et désintéressé de Michael. Pas de secrets entre eux ! Pourquoi n’a-t-il jamais cité Kirch et Horbiger ? » Loïc continua à détailler un par un les éléments qu’il estimait fragiles. Au fur et à mesure qu’il les
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développait, la belle entente entre les deux hommes, Michael et Smith, lui apparaissait improbable, voire différente de la vision idéaliste d’une relation pour la moins inédite livrée par Smith. N’avait-il pas déclaré hier qu’il détenait toutes ces informations grâce à Michael ? Ne disposait-il pas d’une autre source de renseignements ? Ce fut plus fort que Loïc, le nom de Bauer remonta à la surface bien qu’il ne pouvait établir un lien quelconque de manière formelle entre le trio Michael-Bauer-Smith. Il s’attarda en particulier sur la description du gouvernail. « Il faut vraiment connaître un bateau pour savoir que la partie supérieure du safran dépasse de dix centimètres quand il n’est pas chargé. En plus as-tu remarqué la facilité avec laquelle il se déplaçait et trouvait son chemin à bord de l’Isabela ? – Ce serait la question subsidiaire ? releva Tiffany. Voyons ! Smith ne pouvait ignorer que Kirch et Van Lancker c’est choux blancs et blancs choux. J’ai peine à le croire. Quant à l’aisance avec laquelle il se déplaçait à bord, allant d’un endroit à l’autre aussi à l’aise qu’un guide au Musée du Louvre, je l’ai notée également. Quoi d’autre ? – Lorsqu’il a repris connaissance, Michael prétend ignorer le jour et l’heure. Réfugié dans le puits de chaîne, il avouait être incapable de se situer dans le temps. » La jeune femme haussa les épaules. « Oui, et alors ? » Loïc s’impatientait et poussa un soupir de dépit. « Tu n’as pas été attentive. Smith nous a dit en substance que Michael ne savait pas que tous les
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membres d’équipage avaient été massacrés la veille pendant leur sommeil ainsi que Martha. La veille… Comment Smith peut-il déclarer que ces pauvres gens étaient morts la veille, alors que seuls Labévue et les enquêteurs détiennent cette information ? » Elle afficha une moue de désapprobation. « Mmmoui… possible, mais c’est tout de même tiré par les cheveux. J’aimerais ajouter d’autres fausses notes, mais patientons encore un peu et attendons le retour de Laura. En plus, je ne souhaitais pas t’en parler directement, mais j’ai l’impression que la voix de Smith ne m’est pas étrangère. Ne m’en demande pas plus. » Loïc n’insista pas. Il observa sa sœur d’un œil mirêveur, mi-méfiant, de la tête aux pieds, impressionné par sa détermination en la voyant ainsi plantée à un mètre de lui, jambes à moitié écartées, bras croisés, le visage aussi dur et pensif qu’une justicière dans la ville. Il se demandait également pourquoi Helmut Kirch avait couru le risque de se promener à bord de l’Isabela et dans la vie avec une fausse identité. Après tout, Kirch n’était pas sur la liste noire des criminels nazis. Par contre Van Lancker ne jouissait pas de la meilleure réputation auprès des autorités, même décédé depuis les années soixante. Bah ! L’avenir apportera sans doute tôt ou tard une bonne réponse, songea-t-il. Il ferma les yeux. Son esprit se détachait du présent pour s’évader ailleurs, vers la dernière image d’Éliana, les cheveux en désordre, balayés par le souffle des rotors de l’hélicoptère pendant qu’il s’élevait lentement. Elle agitait un bras en guise d’adieu.
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Loïc dressa la tête vers la mâture de l’Isabela suspendue entre ciel et mer et l’imagina son étrave découpant un ruban d’écume étincelante. Il souhaitait avancer le départ. Dans deux jours, à la première heure, ce serait parfait. Ensuite, il chassa de sa tête une telle idée devenue désormais utopique, emportée par une dure réalité ainsi qu’une vague d’incertitudes. Il se tourna vers sa sœur. « N’avais-tu pas des éléments intéressants à me livrer hier soir avant notre passe d’armes ? » Tiffany ne s’attendait pas du tout à cette question et considéra son frère avec étonnement. Elle acquiesça en pinçant les lèvres, les yeux dirigés vers un point imaginaire sur le pont. « Assieds-toi, tu en auras grand besoin. », murmura-telle. L’impression que son estomac commençait à barboter dans tous les sens incita Loïc à se caler confortablement contre une main courante. Le début le déconcerta. Sa sœur s’approcha et lui souffla de sa voix chaude des mots qui lui parurent d’abord briller par la douceur qu’ils dégageaient, ensuite par leur absurdité. « Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, Assise auprès du feu, dévidant et filant, Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! Lors, vous n’aurez servante oyant telle nouvelle, Déjà sous le labeur à demi sommeillant, Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant,
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Bénissant
votre
nom
de
louange
immortelle.
Je serais sous la terre, et, fantôme sans os, Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ; Vous serez au foyer une vieille accroupie, Regrettant mon amour et votre fier dédain. Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. » Le silence qui suivit l’indisposa tandis que Tiffany le crucifiait de ses yeux noirs sans le quitter une seconde. « Euh… C’est joli. C’est à mon intention ? – Tu rêves ! Extrait des Sonnets à Hélène, 1578, Pierre de Ronsard. – Et après ? lâcha-t-il. – Mon petit bonhomme, mon cher frangin (elle le taquina et tira une de ses oreilles) si moi, je n’écoute pas, toi par contre, tu as une cervelle d’oiseau… Hélène, le pont de Nantes, 1967… Nous n’étions pas plus hauts qu’une pomme, mais ce n’est pas seulement l’année de Guy Béart. En gribouillant partout 1578, Bill s’efforçait de faire passer un message ! Apparemment, il a été réceptionné par les mauvaises personnes. C’est là que nous devons chercher, c’est là que se cache l’élément si simple dont tu nous parles et nous scies les oreilles depuis le début. Ce machin Atlantide existe bien sûr, mais il ne nous concerne pas vraiment. C’est une diversion, s’emporta-t-elle. –Nom de Dieu ! Que me chantes-tu là ? Quel message ? »
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Un détail échappait à Loïc. Qu’insinuait Tiffany avec 1967 et Guy Béart ? Comment une personnalité telle que Bill, sans l’érudition ni la passion de sa sœur pour la littérature, avait-elle déniché une date aussi vide de sens pour le commun des mortels ? La voix de Tiffany le ramena à d’autres préoccupations. « Ça, tu l’as dit… Nom de dieu ! Je continue… – Une minute ! Pourquoi 1967 et 1578 ? Bill n’est pas le lauréat du prix Goncourt et encore moins un génie de la littérature médiévale. – J’ai le sentiment que ce n’est pas une simple question d’érudition. Il y a également un peu de chance. » Il l’observa du coin de l’œil, désabusé. « La suite ? – May et Bill étaient sourds… comme Ronsard. C’est le hasard qui a sûrement conduit Bill à un des plus grands poètes français. Quand l’adversité nous frappe, il est normal de se sentir plus proche de ceux qui la connaissent ou la vivent… Je peux poursuivre ? » Il ne voyait toujours pas où Tiff voulait le conduire avec ses explications tarabiscotées sur toute la ligne. « Pendant que tu te promenais sur les quais et à la capitainerie, Laura a mis la main sur un tas de photos. Il y en avait une avec une femme, très jeune, affreusement belle. Bill était aux anges et May voyait plutôt cette créature se tortiller sur les grilles d’un barbecue. » Tiffany s’éloigna pour s’abîmer dans la contemplation des eaux brunes du port. « Sur ce cliché, étaient inscrites les mêmes initiales que sur les autres. HK… sauf qu’une flèche était
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pointée sur le visage de la femme, ne laissant subsister aucun doute sur au moins un point. – Ah ! et lequel ? » Il dressa l’oreille. « Nous nous sommes complètement fourvoyés. HK n’est pas Helmut Kirch, mais Hélène Kirch. Kirch, pour son nom de mariage et Chaber celui de jeune fille. Je mettrais ma main au feu si cette photo n’avait pas été prise en 1967, année de l’embarquement de Michael à bord de l’Isabela. » Loïc éclata de rire, sous l’emprise d’une nervosité qu’il ne pouvait plus contrôler. « À quoi joue-t-on ? » – À jeux interdits ! Loïc, j’essaie de te faire comprendre qu’Hélène Chaber est la sœur jumelle de Mylène Chaber… notre grand-mère. L’appel de Laura en fin de soirée vient de confirmer tout ceci. Elle est parvenue à tirer les vers du nez de May dès son arrivée à Bill’s house. » Loïc fut à moitié étonné. Le courrier de l’inspecteur avait abondamment détaillé l’entrevue au cours de laquelle Armelle se décida enfin à sortir du silence en livrant le nom de sa propre mère, Van Lancker, Hélène. Tout l’arbre généalogique fut enfin étalé au grand jour. « Et Helmut Kirch, notre Hans Van Lancker ? En a-telle parlé? – Je suppose qu’il s’agit du fils d’Hélène. Laura n’a rien précisé à ce sujet. Quant au père.... le mystère reste entier. », conclut Tiffany.
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Il porta une main à la bouche et se gratta les cheveux de l’autre. Tu supposes et tu n’as pas tort, se dit-il. Cependant, Loïc avait beau essayer de se concentrer sur cette histoire rocambolesque que lui débitait sa sœur. Il n’y parvenait pas. Pour deux raisons très précises. La première, sa version se trouvait en partie en contradiction avec le contenu de la dernière lettre de Labévue. La deuxième, quelle relation existait-il entre Hélène et Bill ? Il écoutait Tiffany dans une sorte d’état second, le demi-murmure de sa voix lui parvenant faiblement. Il tâchait en vain de recouper les explications de Kolowski à l’hôtel Biarritz, celles de Smith dans l’espoir de les corroborer avec celles de sa sœur. Bill aurait vécu une brève aventure amoureuse avec Hélène ? La lettre de Labévue le démentait. Se seraient-ils aimés une dernière fois au début de la Seconde Guerre mondiale avant le départ de la belle créature en Belgique ou en France avec son père, un industriel ? Le décès de la femme de ce dernier dans d’étranges conditions affecta profondément Hélène. On parla de suicide, mais rien de solide ne vint appuyer une telle hypothèse. Les éléments d’enquêtes n’avaient jamais apporté une réponse aux circonstances exactes de sa mort. « Tout est tellement curieux dans cette histoire. On pense tenir le bon bout et puis patatras, tout se détricote. » Tiffany approuva de la tête. « Oui et avec tout ce remue ménage, exit notre HK, Helmut Kirch, désolé, à mes yeux, il ne tient plus le
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rôle principal du méchant. Il occupe au contraire la place inconfortable du pauvre type complètement paumé. Il n’est pas gentil, mais il n’est pas le plus méchant. Par contre, le Michael… – Pas si vite ! Il est mort. Je ne vois aucun élément qui… Elle lança une main en signe d’impatience. « Smith nous a endormis avec des explications invérifiables. – Oui, peut-être… mais Michael est mort, Tiff ! Tu t’égares. » Loïc ne put malgré tout s’empêcher de faire un rapprochement entre la version de Smith, celle d’Éliana, voire même celle de Kolowski, au sujet de la mère d’Helmut. Ils avaient clairement fait allusion à une femme de nationalité française. Cette femme, cette Hélène Kirch, n’était-elle pas aujourd’hui décédée ? Michael, un suspect ? Voyons ! Michael a été assassiné. Par qui ? Horbiger ? Kolowski, après ses heures de bureau ? Van Lancker ? Martha ? Mary Mayer, une vieille dame qui a connu autrefois ses heures de gloire et végète aujourd’hui recluse à l’intérieur d’un monde de rancœur au point de verser dans une folie meurtrière ? Non, il y a quelqu’un d’autre, un prédateur qui agit avec une froide détermination. Qui ? Mais qui, bon sang ! Les commentaires de Tiffany ne collaient pas avec la réalité et Loïc n’avait pas le courage de la contredire. Il priait pour que Laura revienne avec des nouvelles fraîches. « Tu lui en veux encore ? – Tu parles de quoi ?
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– Maman. » Loïc inclina la tête dans un sens puis dans l’autre. Oui, bien sûr qu’il serait difficile de pardonner à sa mère. Elle n’avait jamais éprouvé la nécessité de combler le vide affectif dont ils souffraient, lui et Tiffany. Il ne lui pardonnait pas aussi ses petits secrets de famille alourdis par une infinité de non-dits et d’interdits. « Ne crois-tu pas qu’elle a été avare de prévenance à notre égard ? » Il ne souhaita pas entamer de polémiques sur ce sujet constamment source de dissensions entre lui et sa sœur. « Smith préparera l’Isabela pour l’appareillage aussitôt que nous serons de retour. – Tu lui fais vraiment confiance ? » Il chercha à la rassurer, douta cependant d’y parvenir. « Qu’il soit mouillé jusqu’au cou ou non, il ne devrait pas lever le plus petit doigt sur nous avant l’arrivée en Guadeloupe. », conclut Loïc. Cependant, est-ce encore nécessaire d’appareiller puisque Éliana n’est plus de ce monde et le centre réduit en poussière ? se demanda-t-il intérieurement. « Que Dieu t’entende mon bonhomme ! Au fait, pour quelle raison, toi et Laura êtes-vous constamment sur des charbons ardents lorsque vous discutez ensemble ? – Tu es une femme. À toi de répondre. Moi, j’ai jeté l’éponge avec elle. Moins je la verrai à notre retour de notre petite croisière, mieux je me porterai. » Si le poids de la disparition d’Éliana ne marquait pas autant au fer rouge le cœur de Loïc et que la seule
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évocation du nom de cette femme ne l’entraînait pas dans un abîme de morosité, Tiffany aurait certainement accueilli les paroles de son frère avec scepticisme. Mais la mine de Loïc, assombrie par des idées noires, contrastait avec sa belle assurance et son optimisme de la veille en présence de Smith. Elle aperçut alors le papier que serrait dans sa main son frère. « Eh ! Je ne m’ennuierai pas avec vous deux à bord au cours du voyage. Que tiens-tu là ? D’autres nouvelles ? » Il secoua légèrement les épaules. « Oui, mais elles sont tellement dérisoires maintenant… Cette lettre de Labévue est encore plus riche en informations que l’histoire de Smith. Elle confirme une petite partie de tes réflexions. Je viens de prendre connaissance de son contenu. » Il s’éclaircit la voix, hésita encore et soupira. « Il y a d’abord ceci… Bill est le père d’Armelle, notre grand-père, Mylène, notre grand-mère avait une sœur, Hélène. La présumée HK. » Tiffany lâcha une sorte de lamentation interminable. « Loïc, on le sait. Nous venons d’en discuter à l’instant et… – Pas tout à fait. Tu savais que Bill était notre grandpère ? Moi pas. Ouvre tes oreilles pour entendre la suite. » Une bourrasque balaya le pont, un frisson secoua leurs épaules. « Hélène a mis au monde un enfant dont le père est décédé en Normandie, le six juin 1944. Un gamin
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envoyé à la mort… Il s’appelait David. Mylène a montré une photo du gaillard à Armelle qui s’est enfin décidée à lâcher le morceau à l’inspecteur. Toujours ces foutus secrets de famille, maugréa Loïc » Cette fois Tiffany observa son frère les yeux écarquillés, l’air pantois. « Peux-tu répéter ? » Elle ne voyait plus où il souhaitait en venir. « Écoute ceci. May, la grand-mère de Laura, était la sœur de ce David. Et l’enfant qu’il a eu avec la sœur de Mylène s’appelle Van Lancker ou Kirch si tu préfères, mais peu importe. Tout commence à se recouper. » Malgré la meilleure volonté du monde, les pensées de Loïc s’entrechoquaient et revenaient toujours vers la lettre. Curieusement, elle l’avait libéré d’un poids qui pesait dans son cœur depuis des mois. Il avait redouté si longtemps cet instant où il serait amené à admettre une évidence qu’il fuyait bien au-delà de l’obstination. À présent, elle était là et tout était fini pour lui. Il aspirait simplement à reprendre la mer, partir sans destination précise pour oublier au plus vite. Et pourquoi pas, partir avec l’Isabela. Il avait de la peine à se concentrer et montrait un air désolé, avant de poursuivre. Il expliqua d’une voix neutre que Bill avait travaillé quelques années pour les services de renseignements britanniques, l’actuel M15. Des éléments laisseraient supposer qu’il devait infiltrer assez tôt les rouages de la machine de guerre Atlantide. L’Isabela Charter n’était qu’une couverture en réalité. Le voilier fut effectivement restauré intégralement par Bill et Mary Mayer. Cependant
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contrairement à certaines déclarations, le M15 finançait les travaux. Bill ne faisait jamais le travail à moitié et il aurait mis la main sur des éléments compromettants, visant les pontes de l’Alliance Atlantique Nord, français, belges, anglais, américains. Dès lors, il devenait encombrant. Avec les services secrets de plusieurs puissances et une bande d’hurluberlus assoiffés de sang sur le dos, il n’avait aucune chance de s’en tirer. Il en était conscient bien sûr ; c’était un professionnel. Ceci représente le volet officiel de l’enquête menée par Labévue. Loïc tendit à Tiffany la lettre de l’inspecteur. « Tout est expliqué ici. – Smith te l’a donnée ? – Non, le type de la capitainerie. Elle est arrivée par courrier normal. » Avant d’achever, Loïc précisa qu’il partageait pour une fois l’avis de l’inspecteur. L’affaire cachait autre chose. Bill jouait sur deux registres. Ses liens avec les services de renseignement dévoilaient le premier quant au second, Labévue admettait naviguer en plein brouillard. Selon lui, peut-être une autre affaire strictement privée, connectée éventuellement à un certain moment avec ses activités antérieures au M15. « En vérité, c’est le mystère absolu. Voilà ! c’est fini. », dit-il la voix étouffée. Tiffany encaissa ces nouvelles sans broncher. Elle soupçonnait aussi son frère de détenir d’autres informations encore plus troublantes. Elle parla d’une voix douce, mais tendue et posa une main sur ses épaules.
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« C’est fini ? Labévue aurait rédigé cette lettre rien que pour ça ? Voyons Loïc, je te connais… dis-moi tout. Vraiment tout. Il n’y a jamais eu de secrets entre nous n’est-ce pas ? – Pas seulement pour ça… » Elle commençait à deviner. – Alors ? C’est Éliana ? » Elle recula d’un pas, la main sur les lèvres, effrayée par le chagrin qu’elle lisait dans ses yeux voilés de larmes. Il y avait des lustres qu’elle ne l’avait plus vu pleurer et se sentit désemparée. « Pardonne-moi, je… – Ils ont donné l’assaut voici un mois quand nous descendions ici en voiture avec l’inspecteur. Tu te souviens, il devait revenir en catastrophe à Paris aussitôt que nous étions à bord ? – Je ne te suis pas. Ils, c’est qui ? L’assaut, c’est quoi ? » – Atlantide est fini, le centre a été détruit par le GISR pendant que nous montions des projets de croisière aux Antilles. On a retrouvé Éliana au sous-sol, entre la vie et la mort. Elle est décédée au cours de son transfert à l’hôpital. – Le GISR ? – Un service du genre “ Rambo ” à la française. » Totalement désappointée, Tiffany se glissa à ses côtés et se colla à lui comme lorsqu’ils étaient gosses. Le silence suffisait pour communiquer à son frère sa propre peine qu’elle se surprit de découvrir à l’égard d’une personne qu’elle n’avait jamais vraiment jugée à sa juste valeur.
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Loïc se retira. Peut-être qu’avec résignation et l’aide du temps, il parviendrait à oublier cette femme et la sourde douleur dans son cœur qui trébuchait au souvenir de son corps d’ébène superbe qu’il avait tenu contre lui une fois seulement avant d’embarquer dans l’hélicoptère. 11 juillet 2000 – Bill’s house – 07 heures L’épaule appuyée contre l’embrasure de la fenêtre de sa chambre, Laura contemplait le calme qui l’entourait, le cou légèrement tendu, le menton relevé afin de présenter son visage aux caresses de l’air déjà tiède du matin et l’odeur suave de l’énorme magnolia planté à deux pas des murs de Bill’s house. La matinée s’annonçait superbe. Elle jeta ensuite un rapide coup d’œil en direction de la porte, soupira, contrariée par les révélations de la veille, mais pleinement satisfaite du résultat de ses recherches. La nuit fut terriblement courte. Pareilles à deux petites filles sages partant à l’aventure sans destination précisé, elle et May l’avaient passée le plus clair de leur temps à glaner des indications, des indices, des preuves, à retourner de fond en comble le bureau occupé autrefois par Bill. Elles farfouillèrent dans des livres poussiéreux et des tonnes de documents, en hésitant souvent sur quoi orienter la nature de leurs recherches. Avares de mots, elles réunirent le peu de courage qui leur restait pour se consacrer à la pêche de nouveaux éléments sauf qu’ici l’enjeu dépassait de
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loin la simple curiosité qui les animait. Il s’agissait maintenant d’échapper à la folie meurtrière d’un réseau d’individus affamés par les mirages d’un fabuleux joyau datant de la Renaissance, évalué à plusieurs dizaines de millions d’euros. Au lever du jour, elles avaient interrompu leurs fouilles et May succomba à la fatigue. « Je suis lessivée. Je dois me reposer. » Elle quitta la pièce sans un regard comme si la mort l’appelait, abandonnant Laura à ses propres investigations au milieu d’un tas de papiers. Dieu du ciel ! Ce qu’elle aurait préféré s’entourer d’étoiles ou de soleils et dormir, elle aussi, le corps enfoui profondément sous un duvet à côté de celui d’un homme, le serrer, sentir sa chaleur et son odeur. Tout oublier, faire le vide le temps d’une nuit. Elle accorda une pensée furtive à ce Loïc. Quel étrange personnage ! À la fois plein d’assurance et combien vulnérable. Ce qu’il peut m’énerver ce type ! Mais quelque chose trottait dans sa tête. Au lieu de rêvasser à je ne sais quel prince charmant, tu ferais mieux de rester plongée dans la pénombre du bureau afin de t’attarder sur cette étrange correspondance d’Italie que May vient de te donner. La fièvre de retourner à bord de l’Isabela pour prendre la mer au plus vite la prenait pendant qu’un inexplicable malaise commençait à éroder son plus bel enthousiasme. Laura ferma les yeux, abrutie de fatigue. S’étendre sur un lit, fermer les yeux devenait une obsession, mais comment trouver le sommeil ?
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Certes, elle avait obtenu toutes les réponses, bien audelà de ses espérances. Cependant May l’avait prévenue d’entrée de jeu, si le voile était partiellement levé sur pas mal d’inconnues, la photographie, l’énigmatique HK ainsi que la liste de noms découverts à bord de l’Isabela, celle qui avait mis en émoi Tiff, cette lettre d’Italie par contre en soulevait une autre. Sans oublier un étrange visiteur dont May prenait visiblement plaisir à évoquer l’existence tout en prenant soin de lui cacher l’identité. Pourquoi tant de cachotteries ? Commettrait-elle la folie de régler ses comptes avec sa propre vie toute seule ? Cette idée les avait déjà effleurés, elle et Labévue. « Demain, je t’en parlerai ! », lança-t-elle en montant les marches vers sa chambre. L’enveloppe… Laura fut prise d’un étourdissement et se remémora les premières paroles de May, la veille dès son arrivée quand elle lui montra le document découvert dans la cuisine de l’Isabela. Enveloppe… cuisine… table... Bonté divine ! Elle dégringola les marches des escaliers quatre à quatre.
Laura avait quitté le bateau, presque à la dérobée, sans attendre le retour de Loïc, la tête vide, désemparée devant l’état de délabrement de Tiffany. Bien sûr, elle avait d’abord jugé un tel comportement excessif, mais après réflexion, elle devinait aussi qu’en découvrant ce qui se cachait derrière le miroir, elle avait sans doute ouvert une de ces pages d’histoire que l’on préfère refermer afin de l’oublier aussitôt lue.
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Lire son propre nom, celui d’un parent lointain sur une liste compromettante établie par les nazis en temps de guerre, suffisait-il pour que le sol se dérobe sous les pieds de Tiffany ? Y avait-il un secret de famille chez les Chaber qu’elle ne désirait pas partager, même avec sa meilleure amie ? Pure spéculation évidemment et tout ceci réclamait un maximum de précautions pour ne pas rompre le fil d’Ariane qui la tirait par le bout du nez depuis cette maudite soirée aux Amitiés silencieuses en compagnie de Tom. S’il savait dans quelle aventure je suis embarquée ! Elle espéra que Loïc ferait preuve de plus de sang froid que sa sœur et tempérerait le doute qui la tenaillait en apportant une bonne réponse à sa visite précipitée à la capitainerie. Pendant que le bus l’emmenait vers Gourdon, son esprit s’était rempli de remords, d’anxiété, de sentiments désagréables et contradictoires distillés au compte-gouttes. Elle sentait le regret titiller le peu de pensées claires qui lui restaient. Il n’y avait aucune fierté à tirer sur la manière dont elle avait forcé la main à Tiffany et son frère, aussi grincheux fût-il, pour qu’ils soient à ses côtés. Sans poser trop de questions, ils avaient accepté de l’aider et s’empêtraient maintenant dans une affaire qu’ils avaient imaginée probablement moins scabreuse au début. Ils la découvraient chaque jour davantage, comme elle d’ailleurs, avec ses énigmes et ses menaces. Au-delà du remords perçait une solide dose d’irritation. Laura avait espéré explorer le jardin interdit édifié par May au fil des années et s’il fallait
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croire Labévue, un jardin habité de calculs meurtriers ainsi que son incorrigible imagination. À présent Laura se perdait en conjectures. Elle en avait par-dessus la tête, ne sachant comment gratter le vernis sous lequel était enfouie une vérité que la vieille femme rechignait manifestement à révéler. Quel solvant aurait pu venir à bout de cette couche de vernis en apparence indestructible ? La vérité… Mais quelle vérité ? N’y en avait-il pas plusieurs ? Était-ce celle que protégeait May avec moult mensonges afin de la rendre plus tolérable ? Que faire pour la mettre en relief, percer le secret de ces zones d’ombres qui la voilaient et la rendaient tellement inaccessible ? Diable si les réponses à ces questions n’avaient pas eu autant d’importance sur la suite de son existence, Laura les aurait trouvées prodigieusement ennuyeuses ! Mais l’exaspération et le remords n’étaient rien à côté de l’anxiété. Il y avait l’anxiété, surtout l’anxiété… celle des lendemains incertains de sorte que la petite bulle sécuritaire qui l’avait toujours enveloppée, éclata aussitôt la main posée sur la photo trouvée sur Bill et ça, elle ne s’y était pas préparée. Comment prévoir qu’elle deviendrait l’instrument d’un scénario ponctué de trahisons, de cabales familiales avec pour décor une organisation criminelle dont les activités remontaient à la nuit des temps ? Tandis que ses sens vibraient sous un soleil qui n’en finissait pas de verser des larmes de sang sur un horizon lourd et triste, elle s’enferma derrières les incertitudes d’une destinée qu’elle se prit à redouter. Le bus arriva en début de soirée au bas du chemin qui menait à la grande place de Gourdon. Sa vieille
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Panda donnait l’impression de l’attendre, garée toujours à la même place, prête à reprendre la route. Laura sourit à cette idée. Elle la regarda presque avec affection, tel un bien précieux auquel s’accrochaient de vieux souvenirs. La sonnette avait disparu de la porte d’entrée, à la place se trouvait un parlophone encastré dans un boîtier plastifié, surmonté d’une discrète pièce ronde. Elle reconnut l’objectif d’une caméra puis respira profondément avant d’enfoncer le bouton. Elle patienta quelques secondes et fit un signe timide de la main en direction de la lentille. L’accueil ne fut pas aussi chaleureux que la première fois au début de l’année. L’humeur encore plus fragile qu’une toile d’araignée, May n’était plus que l’ombre d’elle-même. Du visage qu’un rayon de soleil éclairait constamment, Laura distinguait seulement ses yeux éteints et la bouche amère. Impressionnée, elle baissa la tête et réalisait combien elle ne l’avait pas vue vieillir en quelques mois. Les rares communications établies avec elle en vidéoconférence à l’aide du langage gestuel avaient maquillé ces mille petites cicatrices imposées par le temps au cours d’une vie. Elles se retrouvèrent assises l’une en face de l’autre dans la cuisine, comme au mois de février. La table n’était plus occupée par des verres à vin ni des assiettes, mais encombrée de pièces métalliques et d’une autre en bois, plus imposante. Un mélange insolite qui laissa Laura muette d’étonnement. Elle crut reconnaître la crosse de l’arbalète aperçue lors de sa dernière visite. Qu’avait-elle de si exceptionnel pour qu’elle la bichonne à ce point ?
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« Je vois que tu la couves cette arbalète. – Je tue le temps comme je peux. », ronchonna May entre les dents. Afin de meubler une conversation ennuyeuse, elles cherchaient leurs mots qui tombaient désespérément dans le vide, comme les gouttes d’une pluie d’automne. Toutefois, si May semblait une flamme sur le point de s’éteindre, intérieurement, elle rayonnait. Elle pressentait parfaitement l’objet de cette visite et il n’était plus dans ses intentions de s’esquiver comme avant. Aussitôt sa confession terminée – car il s’agissait bien d’une confession – il lui suffirait de se retirer afin de puiser dans la paix enfin retrouvée du corps et de l’esprit, une sérénité qu’elle estimait mériter. L’ombre d’un sourire glissa sur ses lèvres. Laura trépignait, une touche de couleur sur chaque joue trahissait des émotions qu’elle espérait garder seulement pour elle. Ce jeu du chat et la souris, dura ainsi des minutes interminables. Ensuite, lasse sans doute de perdre son temps, la jeune femme se leva et quitta la pièce sans un mot. Dans la pénombre de sa chambre, les bras croisés, les doigts serrés sur les couvertures, elle ruminait un vocabulaire que l’on avait plus entendu depuis très longtemps chez un charretier. Elle condamnait sa stupidité et les raisons qui l’avaient conduite ici. Laura ne sut combien de temps elle demeura ainsi immobile, écoutant le seul murmure des feuillages dans l’attente d’un sommeil qui ne venait pas. Pourtant, aussi effrayante, aussi dure que pût sembler la vérité, elle jura de ne pas quitter Bill’s house sans au moins la toucher des doigts.
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Elle distingua le bruit étouffé d’un moteur puis les phares d’une voiture balayèrent les murs de la chambre dans un vaste mouvement lent et circulaire, un chien aboya, un autre lui répondit. Tout était calme et combien morose. Elle assistait à l’effritement des liens qui l’unissait à sa grand-mère, cette femme pleine de dignité, mais qui dissimulait un terrible secret. Laura sentit poindre confusément la colère ensuite, distraite par des bruits d’objets qui s’entrechoquaient ou tombaient dans la cuisine. Elle écouta et se redressa, les coudes enfoncés dans la couverture, maugréa encore deux ou trois mots bien pesés, avant de sauter du lit pour partir fouiller les poches de ses vêtements. Idiote !, marmotta-t-elle. Elle tenait en main son téléphone cellulaire ainsi que le document trouvé dans la cuisine de l’Isabela. Une copie en réalité. L’original se trouvait à bord ; une sage précaution. Elle descendit quatre à quatre les escaliers et poussa la porte de la cuisine. May ne l’entendit pas venir, elle lui tournait le dos, toujours affairée sur les morceaux de ferrailles de son arbalète qu’elle retournait dans tous les sens. Laura joua plusieurs fois avec l’interrupteur de l’éclairage de la cuisine pour signaler sa présence, mais elle ne reçut qu’un vague murmure en retour. Puis elle s’approcha et posa l’enveloppe sur la table avant de s’asseoir, les mains enfoncées dans les poches de son pyjama. Pour commencer, la vieille femme tritura nerveusement un tas de pièces minuscules avec toute l’agilité et la concentration que son occupation exigeait. De son côté, Laura examinait le moindre de ses gestes, mais
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rien ne vint perturber le calme et la rêverie dans laquelle la vieille femme paraissait se complaire. Le feu était intérieur. Laura ouvrit l’enveloppe pour en extraire la photo et le document. May tendit le cou pour mieux les étudier, le visage brillant d’une farouche lumière. L’attente ne fut guère longue. « J’espère que tu as réalisé des copies ? », dit-elle d’une voix bizarre. Cette question suffit amplement pour saisir toute l’importance recelée dans le contenu de l’enveloppe. « Évidemment. Ce sont des copies. As-tu quelque chose à dire ? – J’avais des appréhensions sur leur existence, mais là… » Elle parlait manifestement sous le coup d’une émotion difficilement contenue. Ses yeux se remplirent de larmes. « Ne me fais pas croire que tu ignorais la présence de ces documents à bord de l’Isabela ! » s’emporta Laura. – Bill m’en avait touché un mot sans plus. Si au moins je savais… » Elle secoua la tête ne sachant quoi dire. « Ils courent tous après cette enveloppe depuis des années comme si elle renfermait les reliques de saint Antoine de Padoue. Il y a certainement quelque chose, reprit-elle, et toi tu débarques comme le facteur en la glissant négligemment sur cette table avec de grands airs de sainte-nitouche. Où l’as-tu dénichée ? – La cuisine de l’Isabela. – Mmm, j’aurai dû me douter que ces deux loustics manqueraient d’imagination pour la cacher ailleurs. – Les deux loustics ?
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– Michael et Bill. » Michael et Bill ? Laura examina avec curiosité l’enveloppe, s’interrogeant une fois de plus sur l’intérêt qu’elle pouvait en effet représenter pendant tant d’années. Ensuite, elle l’écarta du plat de la main avant de poser un doigt furieux sur la photo. « Parle-moi d’abord de ce cliché. Qui est HK ? » Sa détermination intimidait May. Elle sut alors que le temps venait de lever le rideau sur le dernier acte ou du moins, l’essentiel du dernier acte. Une décision qui déferla telle une onde de choc trop longtemps prisonnière dans les profondeurs d’une conscience martyrisée par les années de solitude et d’acceptation qu’elle avait dû supporter. Et tout cela, pour ne pas meurtrir ceux qui l’entouraient. Elle pouvait enfin donner libre cours à sa détresse. Au début, la parole, les mots trébuchèrent parce qu’elle les voulait aussi simples et percutants que possible, ensuite ils se bousculèrent pour déverser un flot brûlant d’anciennes douleurs. May se sentait agréablement plus légère au fur et à mesure qu’elle se libérait de ce poids qui l’avait tenue prisonnière de longues années. Assoiffée il y a peu de régler ses comptes avec son passé et tourner définitivement la page. Seule importait la délivrance que lui procurerait la vérité… La vérité ! Combien de fois ce mot n’avait-il pas résonné dans sa tête la nuit pendant ses insomnies ? Cependant, à son âge, cette délivrance dégageait l’odeur de la rédemption d’une âme nécrosée par une vie semée de regrets et d’erreurs. Cela comptait plus que tout le reste et son rêve se
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réduisait à cueillir dans la paume des mains toute la lumière du monde à défaut de ne pouvoir entendre ce dernier. Un monde qui la séparait désormais de Laura comme il l’avait éloigné de Bill irrémédiablement. Et ce monde portait un nom : Hélène Comment pourrait-elle expliquer ceci à cette fille splendide aussi résignée qu’elle et qui la fixait maintenant de ses grands yeux avides de savoir ? « Je me souviens t’avoir raconté notre rencontre Bill et moi dans le magasin des Pochet. Ce furent nos meilleurs moments, notre lune de miel. Je t’ai menti ou, si ce mot ne te plaît pas, je n’ai pas tout dit. » Sa voix portait toujours cette intense résonance, légèrement chantante de la plupart des personnes sourdes qui accordaient d’abord leur choix à la communication orale avant d’utiliser le langage gestuel si elles en éprouvaient le besoin. « Je sais, alors arrêtons de jouer avec les mots. Moi et mes amis vivons chaque instant, chaque minute sans savoir ce que la suivante nous réservera. C’est pour moi, pour eux et pour toi aussi que je suis ici. Je veux savoir. Nous sentons une indicible menace rôder autour de nous et cela suffit. Assez ! », explosa Laura. Elle venait de lâcher ces derniers mots quasiment en hurlant. May opina faiblement sans oser la regarder. « Puis-je te demander de me laisser parler ? » Elles s’observèrent comme deux taureaux dans l’arène avant l’affrontement.
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« Cette histoire prend ses racines vers la seconde moitié du 19e siècle dans un petit village de la banlieue anversoise dont tu voudras bien m’épargner le nom, c’est vraiment sans importance. » Laura garda le silence en signe d’acquiescement et détourna son regard un court instant avec l’espoir qu’il ne trahirait pas son impatience. L’horloge de la cuisine indiquait presque vingt heures et demie. Ainsi commença le récit (ou devrait-on l’appeler témoignage ?) de May. À cette époque, le pays flamand vivait au rythme d’entreprises souvent dirigées par des industriels francophones. Mais on y parlait surtout de la famille Morgan et de son empire tenu par une main de fer ; celle de Charles, l’arrière-grand-père de Bill. Ils ne se sont jamais vus. Un air de noblesse émanait de cet homme juste et dur. Pas seulement à l’égard des autres, mais aussi de lui-même. Il avait fait fortune aux colonies et commençait à étendre ses activités dans des secteurs aussi variés que l’agriculture, les mines de charbon et la sidérurgie. L’Allemagne, appelée alors Prusse, essayait d’appartenir au club très fermé des grandes puissances coloniales et la Belgique connaissait le déclin. De cet empire, il ne reste plus aujourd’hui que des vestiges, des bâtiments désaffectés à Anvers et les Morgan occupent des postes de direction purement symboliques ce qui permet de cacher peut-être plus facilement d’autres occupations moins louables. Laura entrouvrit les lèvres, une ride de curiosité barrant le front.
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« Tiens donc ! Pourquoi ne pas remonter jusqu’aux Mérovingiens tant que nous y sommes ? » May leva aussitôt la main avant de continuer. « Minute, ma belle ! Je suis obligée de procéder à un saut dans le temps afin de bien mettre en évidence les liens qui unissaient cette famille avec l’Allemagne. Sans eux, il serait illusoire d’assembler les pièces de ce puzzle en apparence inextricable. » Elle pianota avec l’extrémité des doigts de la main droite ceux de la gauche, poussa un long soupir et prit la même attitude cérémonieuse du juge au moment du prononcé de la sentence. Laura l’écouta comme une élève attentive, soucieuse d’enregistrer chaque mot d’une leçon. Elle apprit que pour mieux pénétrer le marché sidérurgique allemand, Charles estima qu’un mariage ferait bien l’affaire. Il jeta son dévolu sur une très, très riche et très, très jeune héritière d’une maison allemande. Elle s’appelait Sarah Von Hausen. Son père, un industriel prospère, tira jusqu’à son décès les ficelles destinées à faire tourner les aciéries Von Hausen dans le bassin de la Sarre ; à l’époque plus de trente pour-cent de la production allemande. Contrairement aux apparences, il s’agissait d’un vrai mariage. Ils s’aimaient éperdument. Des écrits l’attestent. Un garçon naquit, Richard, le père de Bill.6 Les Von Hausen n’étaient pas seulement des industriels, ils évoluaient dans les milieux politiques et l’entourage de l’empereur Guillaume II, un des 6
Voir Tome 1 : Les amitiés silencieuses – Le fou.
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artisans de la Première Guerre mondiale. La débâcle allemande de 1918 annonça le naufrage des Von Hausen. Terminé l’univers feutré des salons, leurs intrigues ! Les affaires s’effondrèrent et Sarah ne supporta pas cette chute dans la fosse de la médiocrité. Elle acheva ses jours dans un sanatorium, détruite par les drogues qu’elle ingurgitait comme des berlingots. À la fin de sa vie, Charles n’accepta pas les conditions infligées par les alliés aux vaincus. Il les estimait trop contraignantes. En plus, ce n’était qu’un secret de polichinelle, les laminoirs Morgan près de Liège avaient produit pendant la guerre, des pièces prévues pour assurer le fonctionnement des aciéries Von Hausen. Un vent favorable poussa quelques échos de cette affaire aux oreilles du gouvernement belge qui sanctionna les Morgan en imposant des quotas de productions tellement faibles que les concurrents se frottèrent le ventre de plaisir. L’influence encore considérable de cette famille dans certains milieux de la magistrature anversoise et les sphères du monde politique permit d’éviter le pire : la fermeture des usines ou leur cession pure et simple à l’état. Malgré tout, la rancœur l’emporta sur la raison et Charles se rapprocha d’un mouvement populiste allemand qu’il choisit de financer en partie. Le DAP… May plissa les yeux tandis qu’elle s’enfonçait davantage dans le flou de ses souvenirs. « Nous assistions régulièrement, moi et mon frère en compagnie de mes parents, à d’âpres discussions sur ce DAP, futur NSDAP, le parti national-socialiste
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allemand des travailleurs. Elles tournaient souvent à l’aigre entre les participants issus de toutes les couches de la population. Je viens de le signaler, c’était un parti populiste ouvert surtout au monde ouvrier. » May paraissait subitement à son affaire et s’amusait à étayer ses explications de mille petits détails. Un des sympathisants, responsable de la propagande dès la fondation du DAP, se nommait Hitler. Collaborer activement auprès des cerveaux dans la politique antisémite et participer ainsi à la déstabilisation du gouvernement de Munich ne fut pas la meilleure idée de Charles. Par pure convenance, les Morgan réprouvaient l’attitude de Charles. Ils la jugeaient déplacée et la mettre sur le compte de son grand âge ou un état de santé défaillant les satisfaisait. Pourtant, à y regarder de plus près, ce comportement n’était peut-être pas si innocent. L’ouvrier flamand était fatigué de la domination wallonne aux fonctions les plus élevées de l’État belge et dans les entreprises. Il se sentait surtout plus proche de l’âme germanique que celle de ses voisins francophones au sud du pays. Laura leva une main. « Une question que je pose surtout par curiosité. Tu cites toujours Morgan or depuis le début, j’entends toujours de Morgan. Cette particule d’où vient-elle ? – Oh… une bêtise qui remonte bien loin. On ne sait pas exactement. Peut-être à l’époque napoléonienne. Au cours du mariage d’un des membres de cette famille, l’officier de l’état civil lorgnait plus le goulot de la bouteille à moitié vide de pinard plutôt que de se pencher sur l’enregistrement de l’acte de mariage. La
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particule viendrait d’une erreur de transcription. », expliqua May avant de poursuivre. À Anvers et pour tout le pays flamand, Charles était une exception, ses affinités avec les Allemands estompaient ses origines wallonnes. Il était reconnu et apprécié par le monde ouvrier flamand. L’application des sanctions de l’État belge produisit finalement un effet inverse. L’effondrement de la production dans les laminoirs du bassin liégeois et la fermeture inévitable des fonderies dans la région de Charleroi réjouissaient les ouvriers flamands. Une sorte d’entente cordiale entre eux et Charles émergeait tandis que des grèves éclataient partout en Flandre, une partie du bassin de l’Escaut, en Wallonie sauf chez les Morgan. Au bout du compte, ces derniers étaient gagnants. Laura secoua la tête entre ses mains. Elle éprouvait un mal fou à suivre. « Mais où veux-tu donc en venir ? Elle n’a ni queue ni tête ton histoire ! Ne peux-tu pas faire plus court ? » May agita un doigt vers Laura, vexée par ce désir que manifestent la plupart des gens à vouloir toujours saisir des choses dans la précipitation, sans autres explications que des faits exposés froidement avec leur nudité pour seuls habits. « Bien au contraire ! Pour percevoir correctement une vérité, il ne faut pas se limiter aux faits. Le dessous des cartes est souvent riche en surprises. Charles avait une marotte… » Son visage se fit plus coquin.
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« … c’était un passionné de tableaux et objets d’art anciens. C’est ici que les choses deviennent plus croustillantes. Ouvre tes oreilles ! – Parle pour toi ! – Oh ! moi… de ce côté-là… » Fatigué, Charles démissionna de son poste de président des conseils d’administration de ses entreprises afin d’organiser exclusivement des expositions réunissant des objets de sa collection. Il injectait les bénéfices recueillis dans la caisse du DAP et retirait une grande fierté d’un autoportrait réalisé en 1578 de Lacopo Robusti, plus connu sous le nom de Tintoret. Le tableau n’était pas très grand, mais suscitait la convoitise dans le monde entier des conservateurs de musée prêts à verser de véritables fortunes pour cette œuvre. Nous avons reçu des offres de l’Ermitage, du Louvre, de la National gallery à Londres et du Prado. Laura ouvrit des yeux aussi ronds que des balles de ping-pong. « Pourquoi les musées s’adressaient-ils à vous ? Es-tu occupée à me dire que cette peinture vous appartient, à toi et Bill ? – Ah ! j’aurais bien aimé la voir accrochée aux murs de cette cuisine… Je l’ai approchée une seule fois cette…, cette..., cette toile. » Elle réprima la tentation de dire “croûte”. Elle s’interrompit, étouffa un bâillement, s’adossa plus confortablement avant de poursuivre. « En 1928, à la mort de Charles, le Tintoret était déjà estimé à dix millions de dollars. J’ignore l’équivalent de ce montant en euros et encore moins en dollars
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actuels. Mais à l’époque, la faillite de l’économie allemande incitait le DAP à dérouler le tapis rouge quand Charles frappait à sa porte. Dix millions, c’est un joli magot, on s’en doute. Aujourd’hui, si elle était mise aux enchères, cette pièce atteindrait aisément les deux cents ou même trois cents millions d’euros. Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais les conclusions d’une expertise de 1989 demandée par Bill à un bureau italien. » Elle frotta un œil d’une main et replaça de l’autre les fines mèches de cheveux blancs qui pendaient délicatement sur les tempes. « J’ouvre une parenthèse. J’ai évoqué la naissance d’un fils, Richard, le père de Bill. Son dada n’était pas les peintures, mais les collections de petits soldats de plomb et la guerre. Il a eu la bonne idée de se marier avec une Anglaise et de se battre contre les Allemands ce qui provoqua, tu l’imagines, la colère de Charles. Richard fut honni, banni par le clan Morgan et termina sa vie à Buckland in the Moor, une localité du Devonshire, peu de temps avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale. Je reviens à notre Tintoret… Tu me suis toujours ? » Fascinée, Laura ne prit pas la peine de répondre, les sens aiguisés pour entendre la suite d’un scénario décidément inattendu. Après tout, puisque May éprouvait un plaisir évident à prononcer le panégyrique depuis Jules César à nos jours d’une famille qui ne semblait vraiment pas se vautrer dans la misère, laissons-la faire, songea-t-elle. « Après la disparition de Charles, on perd la trace du Tintoret. On le chercha vainement dans les inventaires
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du patrimoine familial. Ici, débute également la lente agonie de l’empire Morgan qui n’arrivait pas à se défaire de cette détestable étiquette de collabo, systématiquement épinglée à son dos par une frange de l’opinion publique, excédée de la corruption sévissant dans les milieux de la finance, la classe politique et un appareil judiciaire calamiteux… Je parle de la Belgique évidemment, en particulier le milieu de la magistrature anversoise. J’y reviendrai. » Elle lança un clin d’œil plein d’ironie. « … crois-moi, les choses ne sont guère différentes aujourd’hui. » May poursuivait sa leçon d’histoire, étrangère aux grands airs pénétrés de soupçon de Laura. Le crash de Wall Street balaya tout en envoyant un raz de marée sur les marchés boursiers. Les investisseurs s’inquiétaient, perdaient confiance et certains, riches la veille, se réveillaient le lendemain, complètement ruinés. Ce fut la période des vaches maigres et la famille se tourna vers Richard, celui qu’elle avait tant conspué durant toute sa vie, dans l’espoir d’ouvrir de nouvelles activités vers le marché anglo-saxon. « Ben, voyons ! lâcha Laura. – En effet ! Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Cette Pax Familia était envisageable à une condition. Contrairement à Richard, sa femme Cameron avait la passion de l’archéologie et de l’art. Elle n’émettait pas d’objections particulières pour que la hache de guerre soit enterrée entre son mari et la petite famille en Belgique, mais ce ne serait pas à
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n’importe qu’elle prix. Or ce prix avait un nom. Tintoret… – Et voilà ! », explosa Laura. Elle gigota et battit des mains avec le même ravissement de l’adolescente en admiration devant un étalage de produits de beauté. Il en fallait plus pour interrompre May. « Cameron suivait par voie de presse toutes les expositions organisées par son beau-père et ne pouvait évidemment pas ignorer l’existence du Tintoret. Entretemps, la tempête faisait rage sous les toits des Morgan, le torchon brûlait avec les petits actionnaires, complètement désarmés face à la dégringolade des cotations du titre en bourse et les coups de griffes dans le jeu des alliances chèrement acquises avec les partenaires allemands, portaient leurs fruits. Ils faisaient vaciller chaque jour davantage les activités tandis que le Tintoret demeurait introuvable. – Et ? – … et l’État belge a senti d’où le vent soufflait. Il lorgnait depuis longtemps les tripatouillages des Morgan. Pour acquérir leurs sociétés, il suffisait de saisir la balle au bond dès qu’elles se trouveraient au bord de l’effondrement. Mais un fait divers allait permettre de passer à la vitesse supérieure. » May considéra un moment Laura. Le visage de celle-ci révélait un mélange de perplexité et d’application tatillonne comme si elle essayait d’aider la vieille femme à se délivrer d’anciens liens familiaux aussi sacrés que les reliques d’un tombeau sur le site d’Abou Simbel.
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May précisa que le trésorier du NSDAP, le National Sozialistische Deutsche Arbeiterpartei, perdit la vie dans l’incendie, sans doute d’origine criminelle, de son domicile privé. Dans les décombres, les pompiers mirent la main sur un coffre-fort contenant un Dürer, deux Renoir et l’autoportrait miraculeusement intact exécuté par le Tintoret. Les membres du parti exigèrent sa restitution prétendant qu’il s’agissait d’une donation effectuée par Charles de son vivant. Cette déclaration fut suivie aussitôt d’une levée de boucliers chez les Morgan. Ils prétendaient que le tableau était repris dans la liste des actifs d’une de leurs sociétés. Dès lors, une telle donation ne pouvait être consentie que sur base d’une décision de l’assemblée générale des administrateurs et non de Charles qui intervenait à titre individuel. Le NSDAP fut incapable de produire les documents attestant de façon formelle ses propres allégations. Ainsi débuta une bataille juridique qui s’acheva à l’époque par un procès retentissant dont la presse écrite fit des choux gras. Cependant, elle n’opposait pas seulement les Morgan au National Sozialistische Deutsche Arbeiterpartei, passé au pouvoir en 1933. La Belgique, encore elle, y mit son grain de sel juste pour épicer davantage la situation. Peu de temps avant la première audience, le gouvernement belge de l’époque entama des négociations en coulisse avec les familles Morgan et Von Hausen. « Et pourquoi donc ? s’étonna Laura. – Encore une page d’histoire… La Belgique, ainsi que les autres pays alliés, pouvait prétendre à une
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indemnisation de l’Allemagne au lendemain de la Grande Guerre. C’est le fameux traité de Versailles. Mais le montant exigé des réparations était irréaliste. L’État belge comprenait qu’il ne serait jamais totalement indemnisé et chercha un compromis. Il proposa d’alléger les sanctions qui pesaient sur les entreprises de ces deux familles et, plus accessoirement, promit d’appuyer les Morgan pour qu’ils récupèrent le Tintoret. – Et en retour ? – En échange, les Von Hausen transféraient une partie de leurs activités vers les centres industriels du sillon Sambre et Meuse ainsi que le port d’Anvers. Les Morgan cédaient cinquante pour-cent du capital de leurs sociétés plus une action à l’État belge, ni plus, ni moins. » Laura se crispa, devina la suite puis hocha de la tête. « Pas très joli tout ça, ces tractations sous la table, ni vu ni connu et hop, le tour est joué ! Le procès fut évidemment favorable aux Morgan, le Tintoret venait dans les mains de Cameron, la mère de Bill et le champ fut libre pour investir le marché anglo-saxon. Mais après… – Après ?… Le National Sozialistische Deutsche Arbeiterpartei n’a jamais accepté cette défaite. Au début, il crut digérer la pilule parce que ses membres papillonnaient sur un petit nuage et se préoccupaient plus d’étendre, avec succès d’ailleurs, leur hégémonie sur tout le continent européen. Mais plus tard, quand le chant des sirènes devint moins mélodieux, le manque de liquidités pour financer les projets de la dernière
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chance asphyxiait lentement la machine de guerre initiée par Hitler et sa bande. Parmi ces projets, il y eut Atlantide. Pour renflouer les caisses, les nazis dispersèrent alors, sur toute la surface de la planète, une horde d’individus afin de récupérer leurs trésors de guerre qu’ils estimaient injustement saisis autrefois par les alliés. Notre Tintoret remonta à la surface pour ne plus jamais disparaître de la mémoire de ces cinglés puisqu’il pouvait contribuer, dans une certaine mesure, à la pérennité de l’idéologie nazie. – Ah ! je comprends. », dit Laura. Mais, de toute évidence, elle barbotait dans un océan d’incompréhensions « … et comment ? ajouta-t-elle. – L’argent. Je l’ai dit, la valeur de ce tableau ne cessait d’augmenter. – Mais nom d’un petit bonhomme ! Où as-tu déniché ces informations ? – Mayer… Le nom tout simplement. Le nôtre, celui de mon père qui était une personnalité très en vue à l’époque. Il s’écrivait avec respect et circule encore aujourd’hui dans beaucoup d’universités, institutions et certains centres d’études sur la Shoah en particulier. Mon père avait fait le bon choix, au bon moment. Il ne s’est pas acoquiné avec les nazis ce qui me donnait le droit d’accéder aux archives et parfois à des dossiers franchement compromettants. Ça m’a demandé des années de recherche malgré tout. – Des dossiers chauds comme celui-ci ? » Laura fit un signe de la tête en direction de l’enveloppe.
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« Exactement… des dossiers chauds, plus que chauds. Ils sont bouillants. D’autres questions ? » Des questions ? Elle en avait plein les poches, plein la tête. « En voici une qui me brûle les lèvres depuis un bon moment. Pourquoi… pourquoi tant d’acharnement, murmura Laura, sur des événements vieux d’un siècle et qui ne nous concernent visiblement pas ? – Ce sera court. Le projet Atlantide n’a jamais été jeté aux oubliettes. » De fait, l’explication paraissait plutôt laconique aux yeux de Laura. « Mais encore ? En effet, c’est court. – Certains illuminés tentent encore aujourd’hui de le ressusciter. On les trouve généralement dans les mouvements néonazis. Si tu es accro d’Internet, visite un de leurs sites, tu noteras que tous en parlent encore et, je le répète, il y a l’indiscutable attrait de la plusvalue du Tintoret. Ils essaient de le récupérer par tous les moyens afin de l’écouler facilement sur les réseaux de trafiquants d’œuvres d’art. Les néonazis sont dans la course, néanmoins ils ne sont pas les seuls. Des nations supposées appartenir au club très select des états de droit pointent également leur nez. Elles prétendent s’intéresser à Atlantide seulement pour les perspectives qu’il offre en matière de recherche scientifique. Une hypocrisie bien sûr… Tout cela constitue un réseau extrêmement dense et incroyablement organisé contre lequel les petites gens que nous sommes, ne peuvent rien sinon se casser les dents. »
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Laura n’était pas pleinement satisfaite de la réponse quoique, émoustillée par ces révélations, elle devait bien leur accorder une certaine crédibilité. Jusqu’à présent, sa grand-mère gardait le cap et ne se laissait pas dériver, emportée par de futiles considérations. « Mais où est ce Tintoret ? l’a-t-on retrouvé depuis toutes ces années ? Tu me disais que tu l’avais vu ? » May fronça les sourcils et saisit la photo qu’elle avait sous les yeux. « Ce que je viens de raconter appartient au passé et ne nous concerne plus vraiment. Nous n’avons toi et moi, aucune prise sur ces événements, mais les comprendre, permet d’établir plus facilement une sorte de passerelle entre hier et aujourd’hui. Nous y sommes et voici à présent le plus important… » Elle respira profondément avant de reprendre des explications qui soutenaient manifestement une version à laquelle personne, encore moins Laura, n’avait songé. Tout devint singulièrement plus compliqué à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bill n’entretenait plus de relation avec sa famille. En 1957, il apprenait le décès de sa mère et recevait le même jour, la convocation d’une étude de notaire. « C’est là que je l’ai vu ce foutu Tintoret, rangé dans un coffret qui avait de toute évidence séjourné dans l’eau. Je me rappelle que le notaire s’attacha surtout à relater les circonstances du décès de Cameron et accordait très peu d’intérêt au tableau. C’était la première fois que nous en entendions parler et ne
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pouvions pas en estimer sa valeur. Quelqu’un ne manquerait pas de le faire à notre place bientôt… » May parlait sans quitter du regard la photo, apparemment subjuguée par les souvenirs qu’elle devait forcément évoquer. Comme si elle ne supportait pas l’énorme silence qui s’abattit brusquement autour d’elles, Laura toussota plusieurs fois. May se tenait droite sur sa chaise, aussi rigide qu’un manche de brosse. Elle ne tarderait pas à fermer derrière elle le long sillon de souffrances et déceptions tracé par la roue du temps sur le chemin d’une paix si longuement attendue. Des plongeurs italiens retrouvèrent le corps de Cameron dans l’épave d’un paquebot, l’Andréa Doria. Elle occupait une cabine et s’était enfermée, selon les conclusions de l’enquête, dans une des garde-robes, ses bras agrippés à un mystérieux coffret. 7 « À l’intérieur, pataugeaient gaiement le Tintoret ainsi qu’un document désignant son fils unique, le légataire. » Heureusement, le séjour dans l’eau fut relativement bref et le contenu miraculeusement épargné. Cependant, Cameron n’était pas seule dans cette cabine. Les plongeurs remontèrent également le corps d’un homme. Impossible de déceler la moindre trace de violence, excepté quelques hématomes. « Mais la présence d’un passager dans une armoire pendant que le navire sombrait, ne doit pas se réduire 7
Voir Tome 1 : Les amitiés silencieuses – Le fou.
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évidemment à un simple Oh ! mais que faites-vous donc là chère petite madame ?, railla May. Ceci suffit pour envoyer les fins limiers d’Interpol en Belgique et en Angleterre. Au lendemain du naufrage, le nom des victimes était rendu public et l’autopsie des deux corps plus aisée. L’homme qui occupait la cabine de Cameron portait la nationalité française. Il s’appelait Ralph Chaber. « Chaber ! explosa Laura. Chaber comme Tiffany ? – Oui, tu as bien entendu. Chaber, industriel, collaborateur notoire lors de la Seconde Guerre mondiale. Décidément, rien que du beau monde dans cette histoire. Un incroyable hasard contraint ta petite amie à embarquer, elle aussi, dans l’aventure. Ralph était également le père de Mylène, la petite Française avec qui nous jouions, moi, Bill, David et… » Un voile d’amertume traversa un instant son regard. « … et sa sœur Hélène. Elles étaient jumelles. T’en aije déjà parlé ? – Mylène, oui, mais Hélène, très peu. Au mois de février, tu m’en traçais un portrait peu flatteur. Une cervelle d’oiseau, disais-tu. Dans une minute, tu vas me dire que c’est ma mère peut-être ? répliqua d’un ton acerbe Laura. – N’exagère pas. J’aurai dû insister plus sur l’existence de cette personne. J’ai décidément la mémoire qui flanche. Hélène est à l’origine de nos misères. » Un morne sourire glissa sur ses lèvres, mais Laura refusa de céder à la compassion quand elle vit des larmes rouler sur la peau toute plissée de son visage.
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Le temps passait. Dehors la nuit s’épaississait et ôtait la vue des environs autour de Bill’s house. Laura comprenait mieux à présent la réaction de Tiffany. Ce Ralph Chaber, un personnage ô combien si peu recommandable semble-t-il. Il serait son arrièregrand-père et Hélène… Elle se sentit gagnée par le désarroi et n’osa pas approfondir ses réflexions, redoutant la suite. Joindre son amie à bord de l’Isabela au plus vite occupait toutes ses pensées, non sans avoir reposé encore la même question pour la énième fois. « HK, c’est elle n’est-ce pas ? Cette femme sur la photo. Le K, c’est quoi ? – Hélène Chaber, c’est son nom de jeune fille. Contrairement à Mylène, demeurée en Angleterre avec David, Hélène a suivi son père en France puis en Belgique. » Laura ferma les yeux, ensuite les rouvrit en fixant une par une les pièces de l’arbalète. Mon Dieu, n’es-tu pas occupée à m’inventer un scénario abracadabrant uniquement pour le besoin de te débarrasser de ma curiosité ? La voix de May la ramena à la réalité. Les Allemands se livraient à la veille de la guerre à une chasse aux cerveaux devenus une denrée rare. Le régime nazi avait provoqué leur exode vers des terres plus hospitalières. Ils payaient grassement ceux qui acceptaient bon gré, mal gré de contribuer à l’effort de guerre. Un homme tel que Ralph, était du pain bénit pour la construction d’un complexe souterrain destiné au projet Atlantide. Ils connaissaient aussi les origines juives des Chaber et en échange de leur collaboration ainsi que leur silence, la famille serait épargnée de la déportation.
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« Malheureusement, Clémentine, la femme de Ralph, s’opposa à ce type de marchandage et mourut probablement assassinée. Ralph déploya toutes les astuces pour afficher son chagrin et partit avec Hélène aux Antilles. – Et l’autre ? Mylène ? – Disparue pendant des années. En réalité, j’ai appris plus tard, qu’elle travaillait au quartier général d’Eisenhower. David la cherchait à Londres, elle était à Porstmouth en juin 44. Les Antilles, c’est l’adresse d’Atlantide. Tu m’excuseras, je n’ai pas le code postal ni le numéro de téléphone. » Elle essayait encore de plaisanter pour détendre l’atmosphère, mais le regard noir de Laura lui disait que l’heure n’était plus aux enfantillages. « La lettre K, c’est pour Kirch, un jeune… » Laura sentit son cœur bondir pendant qu’un trouble soudain la gagnait inexorablement. Kirch, Kirch… où ai-je entendu ce nom déjà ? D’un geste, elle interrompit May, fit mine d’écouter un bruit à l’extérieur. « Laisse-moi une minute, je dois téléphoner à Tiffany, elle doit s’inquiéter. » Elle repoussa sa chaise et quitta la cuisine, étourdie par ces nouvelles. K, c’est pour Kirch..., souffla-t-elle pour ellemême. À son retour, elle tomba sur May une fois de plus penchée sur l’arbalète. Peu de choses semblaient déranger ce bout de femme qui lui adressa un clin d’œil complice avant de reprendre imperturbablement son curieux récit.
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« Hélène était enceinte lorsqu’elle a posé les pieds sur le sol antillais. Elle avait dissimulé sa grossesse à son père qui l’aurait, selon elle, aussitôt bannie de son toit. Elle doit la vie à un jeune Allemand, apparemment. Il se nommait Karl Kirch. Ils se sont mariés et il a reconnu l’enfant. Ils l’ont appelé Helmut, mais… » Elle hésita, lui jeta un regard de travers avec le genre Es-tu prête à avaler ceci ? « Mais ? l’encouragea Laura. – … mais nous le connaissons mieux sous un nom d’emprunt. C’est notre Hans Van Lancker et Bill, le père biologique. – Bill… le père biol… ? C’est une plaisanterie ? » May ne quittait plus des yeux Laura. À l’évidence interloquée par la nouvelle, celle-ci éprouvait exactement les mêmes sentiments d’incompréhension qu’elle à l’époque. « Une mauvaise farce peut-être ? Oui, c’est vrai, une ridicule plaisanterie. Avoue que tu es tombée dans le panneau ! Comme moi d'ailleurs. Il s’agit surtout d’un extraordinaire mensonge qui nous a mené la vie infernale. Bill et la mienne. Hélène a toujours aimé cacher la réalité en se protégeant mieux derrière toutes sortes d’intrigues tirées de son imaginaire malsain. Cette femme tournait sans arrêt autour de Bill comme une mouche sur une… bon, j’espère que tu m’as comprise. Le drame est précisément là ! J’ai cru longtemps, trop longtemps, que Bill m’avait menti et courrait le guilledou avec elle tout en dissimulant une paternité vieille de quarante ou cinquante ans. J’avais tout faux… tout, tout, sur toute la ligne. Une terrible erreur dont je viens seulement de mesurer les
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conséquences après mes recherches. Bill me révéla les circonstances de son aventure avec Hélène dès nos retrouvailles à Douarnenez. Tu peux me faire confiance, elles sont croustillantes. Il n’a jamais nié cette fameuse nuit dans les bras d’Hélène. Mais ceci appartenait au passé et à l’époque je me souviens que nous tournions tout cela en dérision en espérant que nos routes ne croiseraient plus jamais celles d’Hélène. Nous nous trompions. » Laura sursauta d’étonnement. « Une nuit ??? Une nuit de plaisir et à la ligne d’arrivée tout ce bazar ? – J’y viens, j’y viens à cette nuit. » La voix de May s’éteignit comme la mèche d’une bougie consumée. Son visage s’effaça quelques secondes du monde des vivants, prisonnier d’une indicible souffrance. Puis un pâle sourire désabusé effleura ses lèvres. « Nous sommes tous capables du meilleur comme du pire. Hélène avait choisi le pire. Elle est réapparue la veille de la mise à l’eau de l’Isabela comme une reine après un long exil. Bill prenait des photos. Elle était toujours aussi séduisante et resplendissante. Une façade en fait. Cette photo, là sur la table, autour de laquelle toi, les autres, faites un ramdam épouvantable, fut prise ce jour-là. La misère avait brisé cette femme. Elle nous conta à l’époque une histoire à dormir debout. Nous l’avons gobée de A à Z sans poser de questions. Karl Kirch était mort. Elle nous présenta l’homme qui l’accompagnait comme étant son fils en prenant grand soin de nous annoncer sans ménagement et avec un plaisir manifeste qu’il était le résultat d’un
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moment d’égarement passé ensemble, elle et Bill, à Buckland. Ce fils portait le nom d’un industriel hollandais marié en secondes noces. Encore un de ses mensonges découverts trop tard. Hans Van Lancker est resté à bord, une condition imposée par Hélène ou plutôt une forme de chantage afin d’éviter le scandale. – Voyons ! Admettons que toutes ces explications sont fausses selon toi, mais jusqu’à présent rien ne démontre qu’il s’agit d’affabulations sorties d’un personnage névrosé. Comment Bill a-t-il réagi à cette soi-disant supercherie ? L’a-t-il seulement apprise avant son décès ? » May redressa la tête, quitta sa chaise et marcha quelques pas vers la fenêtre, ruminant mille pensées. La réaction de Laura quand elle annonça le nom du père de Van Lancker, était identique à la sienne à l’époque. Ceci apportait une maigre consolation à son entêtement insensé de n’accorder aucun crédit aux justifications de Bill. Les justifications ? Précisément, je les attendais, elles ne sont jamais venues ! se ditelle. Bill était resté incroyablement passif ce qui attisait ma colère et scellait définitivement sa responsabilité. Nom de Dieu Bill ! Pourquoi ne m’astu rien dit quand ces événements commençaient à nous séparer irrémédiablement ? Il faisait maintenant nuit noire. May plongea aussi loin que possible son regard et ses pensées dans l’épaisseur du jardin pénétré d’une sinistre obscurité. Elle fit volte-face pour étudier un moment le visage las de Laura. « Je suppose qu’il a deviné assez tôt une entourloupette fomentée par elle. Hélène est une
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calculatrice. Bill évoqua plusieurs noms à l’hôpital. Un seul m’était inconnu, un certain Josué… » Laura opina, confortée dans l’idée que par recoupement des informations reçues plic-ploc, cette affaire prendrait peut-être un jour un semblant de cohérence. Éliana ainsi que Loïc avaient déjà cité Josué à maintes reprises. Quelle place occupait-il dans l’histoire ? « Personnellement, c’est Mylène qui m’a mise sur le bon chemin, mais en ce qui concerne Bill, il s’agit sans doute d’une autre filière. – Tu… tu veux dire que Mylène… la sœur de… » Laura avala péniblement sa salive, incapable de poursuivre. Une espèce d’irritation, de rugissement intérieur, une tempête de mots peu amènes, la bouscula. Elle jeta un œil désabusé en direction de l’horloge. Moins de trente minutes furent suffisantes à une vielle femme au crépuscule de sa vie, pour révéler ce que cherchaient depuis des mois, voire des années Tiffany, Labévue, Loïc, elle-même, pour ne citer que ceux-là. Les menaces qui pesaient sur sa tête et celle des autres n’avaient pas suffi pour délier les langues. Celles de Bill et May. Qui d’autre savait ? La question méritait d’être posée. « Je ne dis rien ma fille. Comme toi, j’ignorais tout et ne comprenais encore rien pas plus tard qu’hier. Mais souviens-toi lorsque nous étions interrogés par Labévue. J’ai demandé à ton amie… Tiffany, son nom. Juste une curiosité de ma part. La réponse fit l’effet d’une bombe et me permit de réaliser combien l’ironie du sort dans la vie pouvait atteindre parfois des degrés d’absurdité pour les moins inattendus. Tiffany…
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J’apprécie la spontanéité de cette petite, mais ça la perdra un jour. Elle ravivait de vieux souvenirs et c’est elle qui m’a incitée à fouiner un peu partout pour retrouver la trace de Mylène. Faites un saut chez elle. Une mine de renseignements ! À propos à quoi ressemble ce Loïc, notre beau sauveur ? » May marqua un temps d’arrêt afin de jauger la réaction de Laura. Celle-ci se mordilla les lèvres pour ne pas montrer son agacement et haussa les épaules. Loïc, encore lui ! Avec son arrogance, sa façon de… de quoi ? Et ses longs silences qui l’indisposent tant. Laura le devinait fragile. Le genre de gaillard qui se réfugie dans un inébranlable mutisme ou une incontinence verbale dès qu’il sent l’odeur de l’embrouille germer sous le nez. Peut-être la meilleure tactique à bord d’un bateau, mais pas à terre, se ditelle. « Mylène, est inscrite au programme. Quant à notre sauveur… pff ! (elle balaya l’air d’un geste vague pour lui faire comprendre qu’elle marchait sur un terrain privé) Et le Tintoret dans tout cela ? – Ah ! Je l’attendais celle-là ! Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Tintoret se trouvait chez Cameron. Elle ne pouvait pas savoir qu’il restait la cible des nazis. En fait, elle était trop heureuse d’obtenir des renseignements tout chauds du continent par monsieur Ralph Chaber. Ce zèbre ne manquait par ailleurs jamais une occasion pour nous rendre visite à Buckland. Ensuite, nous ne l’avons plus vu. Parti en Guadeloupe le veinard, pour s’atteler avec les nazis à
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la construction des installations du projet Atlantide, mais nous l’ignorions encore à cette époque. » Laura lui envoya un regard mêlé de surprise et d’incompréhension. Elle secoua brièvement la tête. « Mais… », commença-t-elle. Elle s’interrompit. Une autre question la travaillait depuis quelques minutes. Mais si Bill n’est pas le père d’Helmut Kirch, qui est… Elle s’approcha doucement de May. La fenêtre réfléchissait leurs images, pâles, à la fois si proches et si lointaines l’une de l’autre, perdues dans un chaos de réflexions. Après quelque temps, May brisa le silence ne sachant plus trop quoi ajouter à la conversation en réalité. « Il fait chaud ici. » Elle ouvrit en grand la fenêtre puis étendit ses bras afin de sentir sur la peau le doux frôlement d’un vent tiède. Quelque chose grinça à l’extérieur, comme un cri dans la nuit. « Dis-moi… qui est le père de Hans ? – David. », lâcha d’une voix tranchante May. Tout cela devenait positivement déchirant, grandguignolesque, grotesque. Laura ne trouvait plus les mots et ne putretenir un mouvement de recul en se demandant si elle ne rêvait pas. Une prompte intervention du Tout-puissant s’imposait pour la réveiller. « David ? – David, mon frère, mon cher petit frère disparu en Normandie pour défendre une cause qui ne le concernait pas vraiment. – Des preuves ? Hans le sait-il ?
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– Il faut lui demander… Possible, mais tout dépend des relations qu’il entretient avec sa mère. Quant aux preuves formelles ? Non, rien. J’ai mieux. », réponditelle prudemment. Laura ne sourcilla même pas. À la place, elle promena un regard indifférent autour d’elle puis au plafond avant de revenir sur celui de May qui la détaillait avec une exaspérante mansuétude. « Franchement, ça m’étonnerait. De toute façon, cela ne change pas grand-chose. Après tout, qu’il soit le père ou non, je m’en fiche !, protesta-t-elle. – Je suis bien d'accord, mais cette révélation m’a permis de lever le voile sur un autre élément bien plus déconcertant. » May se leva et revint une minute plus tard avec un livre sous le bras ainsi qu’une boîte à chaussures, bourrée de photographies. Elle vida le contenu sur la table et fouilla le tas pour en extraire deux photos qui n’avaient sans doute plus vu la lumière du jour depuis des années. « Regarde. Là, c’est David et Mylène. L’un et l’autre courraient le guilledou ce qui ne plaisait vraiment pas à Hélène. Elle ne pouvait supporter l’idée que sa propre sœur si complice, trop complice, quand elles vivaient ensemble en France, s’éloigne d’elle pour un homme. » Elle tendit le second cliché. « Celle-ci montre Hans Van Lancker. Prends à présent ta photo et compare Hans avec David et Bill. » Laura examina sous toutes les coutures la photographie découverte à bord de l’Isabela, puis la laissa de côté. Elle devait bien admettre l’étonnante
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ressemblance entre David et Hans. Le plus troublant venait d’une tache qui apparaissait nettement sur le visage des deux hommes à la hauteur de l’arcade sourcilière droite. Ensuite, elle pointa un doigt vers le livre. « Et ça, qu’est-ce que c’est ? Une nouvelle version de la Bible ? – Giuliano Pazzi. Un oublié de l’histoire littéraire italienne. Un fait regrettable car le marquis de Sade à côté est un enfant de chœur. Il s’agit d’une traduction d’un roman, aussi inconnu que son auteur, rédigé au début du siècle dernier intitulé “Histoires de sœurs” Ça te dit quelque chose peut-être ? » Laura ne prit même pas la peine de répondre. Elle ne pouvait détacher ses pensées des photos et n’arrivait pas à apréhender la logique vers laquelle l’attirait irrésistiblement sa grand-mère. David ; Hans ; Bill ; HK ; Hélène ; Mylène. Dieu du ciel ! Quel lien pouvait bien relier tous ces personnages entre eux ? Cette tache sur le visage l’intriguait. Ignorant tout de la dermatologie, elle identifia cependant un superbe hémangiome d’origine probablement héréditaire. Et si May avait raison ? David le père de Hans ? Et ensuite ? Laura demeurait silencieuse. May haussa les épaules. « Moi non plus. Ce livre ne me disait rien. En tout cas, pas avant mon entretien avec Mylène. – Qu’as-tu donc trouvé de si intéressant ? » May leva les épaules, un sourire mi-figue, mi-raisin aux lèvres. « Simple ! Je n’ai jamais vu Hélène avec un livre en main. La lecture et elle, c’était comme chiens et chats.
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Pourtant, selon Mylène, elle s’est entichée de ce livre rédigé par un sombre inconnu. Pourquoi ? » Laura haussa les sourcils avec les mêmes airs penchés que prennent les enfants, impatients de découvrir la suite d’une jolie fable. May ne lui laissa guère le temps de répliquer à une question à laquelle il lui paraissait de toute manière impossible d’apporter encore une fois une réponse satisfaisante. Par contre, son explication, bien que lapidaire, tenait rudement parfaitement la route. “Histoires de soeurs” racontait une intrigue familiale dont le nœud tournait autour d’une rivalité entre deux sœurs jumelles et la cupidité, au nez et à la barbe de parents à mille lieues de se douter du drame qui couvait sous leur toit. « Et ces charmantes créatures s’appellent Hélène et Mylène peut-être ? – Allons ! Tu exagères toujours. Non, le problème vient de Victoria, l’héroïne. Écoute ceci, tu pourras lire à tes heures perdues ce petit chef-d'œuvre de la littérature érotique. », gloussa-t-elle. Laura dressa une oreille distraite au cours de la lecture à laquelle se prêtait May pendant qu’un sentiment étrange de vulnérabilité et d’inquiétude l’envahissait petit à petit. Il s’ajoutait au trouble de plus en plus présent qui l’emportait dans un désagréable flottement d’idées et d’appréciation contrastées. Elle dut admettre que des analogies existaient bel et bien entre Victoria et cette ténébreuse Hélène. Pour tout dire, Hélène et Victoria, c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Une rivalité sans faille opposait les jumelles. Victoria fomenta avec art un
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coup fourré destiné à attirer dans son lit le petit ami de sa sœur en manipulant comme une arme perverse leur ressemblance qui suscitait souvent méprise et amusement. « Bon et alors ? Que veux-tu expliquer ? » May lâcha un interminable soupir. « Ça, c’est le livre, ma belle. Une pure fiction qu’Hélène s’est attachée de porter à la réalité en poussant le vice encore plus loin. Seule, une paire de boucles d’oreille portée par Mylène permettait de la distinguer de sa sœur. – Ah ! Et c’est tout ? – Oh, mon Dieu, non ! Ça commence seulement… » Ses traits se rembrunirent et passèrent en une fraction de seconde du regard pétillant de dérision à un visage sculpté dans la tristesse. « … mais tout cela remonte si loin. » Devant une Laura mi-narquoise, mi-sérieuse, May entama un nouveau récit aussi hallucinant que les autres. Hélène avait mûrement réfléchi son projet en le décortiquant jusque dans les moindres détails suivant un programme très précis. Elle entreprit de séduire d’abord Bill qui joua le bel indifférent au début pour finalement se laissa envoûter par cette créature. Un soir qu’il avait obtenu une permission, il vint à Buckland. Hélène estima que les conditions étaient remplies pour mettre son plan à exécution. David travaillait à l’hôpital Sint Henry à Widecombe et revenait tard dans la soirée, Mylène dormait du sommeil du juste dans la chambre qu’elle partageait avec sa sœur. Hélène s’introduisit subrepticement dans
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la pièce, subtilisa les boucles d’oreille de Mylène rangées sur la table de chevet et redescendit aussitôt. Bill n’y vit que du feu. La femme qui l’observait avec un demi-sourire, le visage éclairé par les flammes qui dansaient dans l’âtre, portait les boucles d’oreille. Il en déduisit forcément qu’il s’agissait de Mylène attendant le retour de David tandis que sa sœur dormait à l’étage. Quoi de plus logique ? Cédant au désir infernal de la tenir serrée contre lui ne fut-ce qu’une nuit, il s’éclipsa pour la rejoindre. « Quant à mon frère, il fit cent fois mieux que Bill. À peine de retour, il attira sans un mot, le corps délicieux de notre belle Hélène dressée devant lui dès son arrivée comme une Diane chasseresse et la croqua dans leur petit lieu tenu secret ; une grange connue de tous en réalité. Voilà comment les sœurs Chaber se sont trouvées enceintes le même jour, quasiment à la même heure et sous le même toit. – Mais de qui tiens-tu cette histoire complètement folle ? – Mylène parce qu’elle n’a plus guère d’intérêt à la cacher aujourd’hui et qu’à l’humiliation d’autrefois s’est substituée la colère. David m’avait touché un mot avant de partir en Normandie de cet épisode, mais crois-moi ou non, il jurait fermement qu’il avait tenu Mylène dans ses bras cette fameuse nuit. Enfin Bill, je l’ai dit, lorsque nous nous sommes retrouvés chez les Pochet. Mais ses explications me paraissaient tellement folles que je les ai mises en veilleuse pendant des années. Une terrible erreur. C’est finalement Mylène qui a enfoncé le clou. Trop tard… »
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Devait-elle expliquer les remords cruels qui dévorèrent Bill lorsque David lui annonça un soir d’hiver que Mylène était enceinte ? Inutile, estima-telle. L’affaire tourne déjà suffisamment dans un imbroglio inextricable. Laura vint se rasseoir, abasourdie, terrassée par le poids de ce coup du destin qui décida un jour du mois de février de prendre un verre en compagnie de Tom aux Amitiés silencieuses. Elle secoua la tête en se demandant si Clara, la fille de ce dernier, avait quitté les soins intensifs. « Alors, si je te suis… mais comment… si longtemps et pourquoi ? Pourquoi ce cloîtrer si longtemps dans le secret ? répéta-t-elle d’une voix ferme. – Pourquoi ? enchaîna May. J’avoue que je me le demande encore. Je ne suis pas psychologue. J’imagine que, cloîtrée dans la honte, Mylène tenait à garder secrets des événements de cette nuit. Mais par son silence, elle devenait l’instrument d’une personne, sa propre sœur, qu’elle n’osa pas dénoncer. Quant à Bill, il céda au chantage d’Hélène pour que Hans reste à bord de l’Isabela. – David serait le père de Hans et… et Bill, l’enfant de Bill et de Mylène qui est-ce ? – Bill est le père d’Armelle, la mère de Tiffany. Mylène Chaber sa grand-mère. Quant à notre roman Histoires de soeurs, il s’achève dans un bain de sang. Sachant qu’Hélène serait peut-être encore de ce monde, je m’inquiéterais à ta place. », lâcha platement May. Laura perdait pied définitivement et tentait de s’accrocher à des éléments concrets, plus terre-à-terre
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afin de reconstituer un scénario pour le moins décousu. En vain, elle était sur le point de rendre les armes. « Bill savait-il avant le naufrage de l’Andréa Doria que le Tintoret était chez ses parents ? demanda-t-elle au hasard. – Rien !… rien de rien ! », martela d’une voix ferme May. Cependant, elle se souvenait du dernier réveillon de noël passé ensemble à Buckland. Après le départ précipité de Bill, David avait évoqué l’incident qui opposa Richard avec son fils pour une affaire d’héritage tournant autour d’un bibelot. Pouvait-il déjà s’agir du Tintoret ? Elle revint à Laura. « Lui et moi ignorions son existence. Bill n’avait plus jamais mis les pieds chez ses parents dès son départ pour la guerre. Personne au village ne connaissait l’existence du tableau sauf… sauf Ralph et certainement Hélène qui ne quittait pas d’une semelle son père. » Elle s’interrompit et partit se servir un verre d’eau. « Je te sers ? » Laura refusa l’offre. Elle songeait au procès retentissant à l’époque, selon les termes de May, impliquant les Morgan, l’État belge et le NSDA. Le procès occupait les manchettes dans la presse et personne à Buck… Buck… voyons, à Buckland, fief de Richard de Morgan, n’en avait entendu parler et encore moins du Tintoret. Elle jeta un œil suspicieux vers May. Laura posa un doigt aux lèvres sans réaliser un instant qu’elle marmonnait à mi-voix. Ça ne te semble pas un peu gros à avaler ma vieille ? « Ôte ta main de la bouche, je ne comprends pas !
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– Excuse-moi… Je me demandais si la présence de Ralph dans la même cabine que Cameron à bord de l’Andréa Doria reposait sur une base solide. Cameron et Ralph étaient-ils amants ? May la contempla d’un air goguenard. Une telle idée lui paraissait franchement saugrenue. Quel avantage Cameron pouvait-elle retirer d’achever son existence auprès d’un homme qui n’avait rien à offrir sinon peut-être, la tentation du démon de midi ? Non, ça ne tourne pas rond. À y regarder de plus près, l’ombre d’un doute s’immisça en elle. Que valent les plus belles pièces d’art quand la chair devient faible ? Il était de notoriété publique que les rapports entre Lady Wilson et Richard évoluaient dans une atmosphère houleuse. Depuis son décès, cette femme dut se sentir seule plus d’une fois au cours de ses journées dans un village comme Buckland ignorant tout de la vie mondaine. Finalement, l’hypothèse d’une aventure avec ce Chaber ne paraît pas si farfelue. Lui, c’était le Tintoret et elle, les cadeaux apportés du continent par son amant. « Possible, possible, pourtant… Elle hésita. Une telle supposition la laissait tellement perplexe. « Pourtant, Sur la liste des passagers, Ralph était enregistré à une date différente. Il avait réservé une cabine nettement plus modeste. Rien n’indiquait qu’ils se fréquentaient assidûment tant à bord de l’Andréa Doria qu’à Buckland. Seul le Tintoret l’intéressait. Quant à Hélène… Père et fille travaillaient de concert. C’est mon avis. Une pure hypothèse bien sûr…
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– Une hypothèse effectivement… mais elle tient joliment bien la route ton hypothèse. Elle expliquerait la venue d’Hélène à bord de l’Isabela. Cette femme me donne l’impression d’utiliser son fils Helmut afin de surveiller vos moindres gestes à toi et Bill. Sans oublier que depuis cette visite à l’étude du notaire, j’imagine que le Tintoret s’est envolé une fois de plus dans la nature sinon, pour quel motif garderions-nous à nos basques, une meute de loups affamés. Toi et Bill êtes les dernières personnes à l’avoir eu en main. Alors… où est-il ce Tintoret ? » May fit mine de réfléchir intensément. Ses pensées la ramenaient à sa conversation avec Mylène. Son entretien avec elle permit de lever en partie le mystère sur certaines questions. Une époque qu’elle avait vécue au bord de l’épuisement, enveloppée dans le brouillard le plus absolu d’un début d’explication qu’elle commençait seulement à découvrir. Elle promena un regard absent autour de la cuisine, le posa sur la table sur laquelle s’entassaient pêle-mêle livre, photos et pièces de l’arbalète, avant de revenir à Laura. Elle déclara que le notaire ne semblait pas un grand spécialiste des tableaux de maître. Il les avait laissé partir tous les deux avec plusieurs millions sous les bras comme deux innocents ignorant qu’ils emportaient un trésor convoité par des gens sans scrupule qui profitaient de sa surdité ainsi que celle de Bill. Le testament laissé par Cameron citait le titre du tableau, pas un mot de plus. Le lendemain, Bill entama des recherches dans plusieurs bibliothèques. Elles s’éternisèrent durant des semaines. Un jour, il revint à la maison, blanc comme un linge et May comprit que
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ce legs était un cadeau vaguement empoisonné. Bill avait également des coupures de journaux relatant la saga du procès opposant l’État belge, la famille Morgan et le NSDAP. Il décida de se séparer du tableau et le plaça dans le coffre d’une banque. Plus tard, au moment de la constitution de la S.A. Isabela Charter, il proposa d’intégrer le Tintoret dans les actifs au moment de la capitalisation. May ne disposait d’aucun moyen légal pour s’y opposer. « Avais-je de bonnes raisons pour le faire ? À l’époque, je reçus une lettre anonyme évoquant le lien qui unissait Hans Van Lancker à Bill. Le contenu confirmait à la lettre les explications d’Hélène. Trop facilement d’ailleurs. Malgré tout, je suis tombée sottement dans le piège et j’ai fait des bêtises parce que ma jalousie me trahissait. Hélène avait un enfant et moi, pauvre idiote, j’en étais incapable. Enfin… presque. – Comment ça, presque ? », interrompit Laura. May frappa du plat de la main sur la table. « Ne me bouscule pas, une chose à la fois ! Je ne suis pas la mère naturelle de Jennifer, ta maman. Tu le sais, nous l’avions adoptée. Mais les bavardages animés, entre Bill et moi, durant des nuits entières parfois au pied du lit se firent plus rares et nous nous sommes éloignés irrémédiablement sans espoir de nous retrouver un jour. Nous n’avions plus confiance l’un envers l’autre et vivions de trahison en trahison. C’est ainsi que le Tintoret disparut à jamais de mon existence. Hélène pouvait savourer son œuvre. À l’hôpital, je n’avais pas attaché d’importance aux dernières paroles de Bill, elles étaient tellement hors
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contexte que je les avais placées sur le compte du délire… Ah ! la vie n’était que devinettes pour lui. Il adorait jouer, mais le jeu auquel il se prêtait était rarement innocent. » Effectivement, songea Laura. Cependant un tel comportement était-il encore raisonnable dès qu’il engageait la sécurité d’autres personnes ? « Oui, il parlait d’un fou, je m’en souviens. Tu me le disais en quittant sa chambre, dit-elle. – Laura, je voudrais… Euh ! Bill nous a clairement adressé un message avec ce sacré fou. », répliqua May. Elle brûlait de lui expliquer que les relations entre individus, entre hommes et femmes, étaient bien plus compliquées qu’une partie d’échec. Il n’existe pas de logique ni de règles aussi rigides. Ce qui semblait vrai sur le moment ne l’était peut-être plus le lendemain. « Il ne me parla pas seulement du fou. », acheva-t-elle. Elle but une longue gorgée de son verre. « Vraiment pas ? » Laura refusa encore et pesta contre cette manie des gens de toujours vouloir s’exprimer à demi-mot, à coup de demi-phrases et d’allusions alambiquées qui laissent la porte ouverte à un tas d’incompréhensions ou de rumeurs. « Quoi d’autre ? Il parla de quoi ? » May se racla la gorge et vida son verre. « Bill m’a regardée et bêtement dit ceci : “ La couleur de ton tailleur est moche, heureusement que le teinturier n’est plus là. Prends garde, le fou n’est pas seul. ” Ce furent ses dernières paroles. » Laura fut décontenancée. Qu’était-ce encore ce charabia ? Elle sentit un frison la parcourir, pareil à un
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fluide glacial lui dépeçant comme une lame de rasoir, la peau du dos. Pour la millième fois au cours de la soirée, elle éprouva la sensation désagréable de perdre tout contact avec la réalité. Elle se trouva livrée à la merci d’une espèce de vertige qui la saisit un court instant. Tout ça a suffisamment duré, songea-t-elle à bout. Elle se leva, repoussa d’un geste maladroit la chaise. « Excuse-moi, je suis fatiguée. Je monte, dit-elle d’un ton qu’elle espérait naturel. – Déjà ? Dommage, tu rates le meilleur. Assied toi. », répliqua May d’une voix autoritaire. – Ah bon ? parce qu’il y a encore mieux ? » Mais si Laura pouvait sentir un immense vide intérieur la posséder, son insatiable curiosité l’emporta. Le visage fermé, elle revint sur ses pas pour affronter d’un œil éteint la suite. Elle revoyait des fragments d’image défiler à une vitesse phénoménale. Ils l’aveuglaient comme les flashes d’appareils photo, agglutinés autour d’une star de cinéma. Elle s’efforçait de revivre dans ses moindres détails la scène aux Amitiés silencieuses, la brouille entre les deux hommes, la comédie du jeu d’échec avec la façon bien étrange de Bill pour empocher la victoire. Son adversaire qui n’opposait aucune résistance alors qu’il pouvait remporter la partie, puis brusquement perdait la tête quand Bill réclama un fou. Oui, vraiment tout cela ressemblait à une très mauvaise mise en scène interprétée par des amateurs. Finalement, en y songeant de plus près, ces deux lascars jouaient un rôle mûrement réfléchi et
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paraissaient s’entendre comme des larrons en foire, ce qui soulevait une nouvelle inconnue. Qui est le fou ? Ce passager dont Loïc semble tellement persuadé de l’existence ? Quelques minutes plus tard, Bill était retrouvé agonisant, serrant ce fou dans une main. En effet, quel message souhaitait-il donc transmettre ? Dieu du ciel ! Quand tout cela va-til finir ? « Quelle est la signification des dernières paroles de Bill ? Un code ? », demanda Laura. May inclina la tête, prit un air mutin et sembla miraculeusement rajeunir, le temps d’une petite grimace. « Devine… teinturier, en italien tintorìa… il tintoretto, le petit teinturier. Le père de Tintoret était teinturier. À quelques secondes de rendre son dernier souffle, Bill jouait encore et me faisait comprendre que le tableau n’était plus dans le coffre. Il l’a certainement dissimulé quelque part ce qui rend dingue tous ceux qui le convoitent. – … et ceux-là s’imaginent que nous seuls partageons son secret, raison pour laquelle ils ne nous lâcheront pas d’une semelle tant que le tableau ne sera pas retrouvé. » Laura déployait un effort inouï pour conserver une voix neutre. Puis elle frappa du poing sur la table. « Bon sang ! » Cette fois, elle éprouvait du mal à contenir la peur qui montait en elle. « Verse-moi un peu d’eau s’il te plaît… À propos, Hélène vit encore ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
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– Mylène pense qu’elle termine ses jours en Allemagne, seule, occupée sûrement à maudire ceux qui l’ont empêchée de vivre décemment. L’arthrose l’aurait privée de l’usage des jambes. – Bien, maintenant parle-moi de ce ténébreux Michael. Le fou n’était pas seul, “ le fou ”, serait-ce lui ? – Eh bien non ! Pas du tout ! Si j’y ai cru pendant longtemps, ce n’est plus le cas aujourd’hui. » Laura n’essaya pas de dissimuler un haut-le-corps. « Alors, de qui s’agit-il ? Comment peux-tu en être si sûre ? » May joua la belle indifférente le temps de saisir son verre et quitta sa chaise. « Prends le tien, ce sera plus facile pour digérer le reste et suis-moi. » Laura parut contrariée, son regard s’attarda sur le bric-à-brac qui régnait sur la table avant de suivre May sans piper un mot. Elles traversèrent le couloir et pénétrèrent dans une pièce aménagée en bureau. Lorsque Laura était enfant et vivait ici, la porte d’accès demeurait verrouillée. Mais elle ne s’était jamais formalisée sur les raisons exactes d’une telle précaution. Elle l’approchait, l’examinait d’un œil curieux en imaginant que derrière devait se cacher l’antre obscur d’un gentil ou méchant dragon. Laura se retrouva au centre d’une splendide bibliothèque qu’elle découvrait pour la première fois et pivota lentement sur ses talons, impressionnée par la tranquillité que dégageait l’endroit. Les murs étaient couverts d’une infinité d’ouvrages. Il y avait là des bandes dessinées, une collection de volumes de la Pléiade, des National Geographic, des magazines Life.
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Dans un coin s’entassaient les aventures de Tintin, des livres de Stephen Hawking, Nature, en partie dissimulés par des photographies montrant Bill et May à bord de l’Isabela. Mais dans tout ce bric-à-brac, le plafond demeurait la chose la plus remarquable avec son impressionnante peinture de Venise. Laura s’attarda sur le Grand Canal ainsi que la Basilique Santa Maria Della Salute. Elle y avait séjourné avec ses parents plusieurs jours dans la Cité des doges et des amoureux. « Une décoration inspirée d’un tableau de William Turner. Un travail de Bill. Il s’enfermait ici des heures pour barbouiller le plafond. Ici, il trouvait son refuge. – Un travail de Bill ! s’exclama Laura. – Il n’était pas seulement un excellent marin. » May était derrière elle et s’écarta pour grimper sur une petite échelle accrochée à un rail qui faisait le tour de la bibliothèque. Elle redescendit et vint poser sur le bureau un dossier aussi épais qu’une édition Larousse, en soulevant par la même occasion un tas de poussière. « Asseyons-nous. Tout se trouve ici. » Elles se retrouvèrent l’une à côté de l’autre. May poussa doucement du bras Laura, les yeux pétillant d’excitation. La jeune femme protesta juste pour la forme. « Je t’ai menti dans le TGV au mois de février. », dit simplement May. Ici commença l’avant dernier chapitre de sa confession. Elle adressa un sourire à Laura. Et ce sera avec toi que je l’ouvrirai, songea-t-elle. Je réserve l’ultime, l’épilogue pour plus tard.
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« Michael n’a jamais connu son père biologique. Au début, il portait le nom de sa mère nourrice par convenance, Martha Morrison. Et dire que j’ai pratiquement envoyé ce grand dadais de Bill dans les bras de cette femme. – Ah ! Et pour quelle raison ? » Laura crut comprendre que Martha ne connaissait pas les Morgan, la branche belge, mais Bill était un grand naïf et fit miroiter un portrait tellement passionné de sa famille à Anvers – une famille dont il entendait parler, mais avec laquelle il n’entretenait aucune relation – que la femme fut prise sous le charme. Elle s’est lancée dans toutes sortes de manipulations pour contraindre Bill à introduire une procédure qui conduirait à une reconnaissance de paternité. Bill devenait un pion, un moyen pour permettre à cette femme d’atteindre son objectif : voir Michael porter un jour le nom des Morgan. Le couple habitait Londres avec l’enfant et Christie, la bellemère. « J’ai fréquenté Martha au cours de cette période. Elle s’enrobait d’un genre tout sucre, tout miel pour que l’affaire soit dans le sac. Une affaire trop simple en réalité. Elle devait normalement se résumer à quelques formalités. Mais… » Sa voix se brisa. Laura crut un instant qu’il s’agissait de l’émotion ou de la fatigue. Après tout, depuis une heure, les mots coulaient de sa bouche à un débit qu’elle-même aurait eu du mal à tenir. Erreur… la lueur qu’elle voyait dans ses yeux brillait d’une révolte puissante et silencieuse trop longtemps réprimée.
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« … mais nous étions en temps de guerre et les Morgan s’opposèrent à la requête introduite par Bill auprès des tribunaux. Ils voyaient d’un mauvais œil la venue dans le cercle familial, de celui qu’ils appelaient en coulisse, le bâtard. Il y eut les inévitables magouilles, probablement des dessous de table à l’époque auprès de personnes suffisamment influentes dans les milieux de la magistrature anversoise, pour piper les dés. – Anversoise ? Pourquoi anversoise ? Le dossier n’a pas été instruit en Angleterre ? – Eh non ma petite ! Au début, ce fut le cas et tout évoluait favorablement. C’était une question de quelques semaines, voire quelques mois tout au plus, pour que Michael devienne un “ Morgan ” Dixit nos avocats. La famille en Belgique fit tellement des pieds et des mains que l’affaire atterrit sur le bureau d’un substitut du procureur à Anvers. La bataille juridique qui suivit entre Bill et sa famille était perdue d’avance. Ce substitut, une femme, une certaine Van Bondt…, proche des Morgan, était corrompue jusqu’à la moelle. Des documents furent égarés au greffe et… (May leva les yeux au plafond) l’affaire reportée sine die, faute d’éléments suffisamment probants introduits par le requérant. Van Bondt fut poursuivie pour corruption passive dans une autre affaire et plus tard condamnée dans le cadre d’une chasse aux collaborateurs avec les Allemands. – Encore ! Et alors ? – Et alors ? Martha assistait totalement démunie à la débâcle de ses belles ambitions pour figurer au rang de riche héritière. Elle vivrait jusqu’à la fin de ses jours
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avec un enfant qu’elle traînerait comme un boulet et resterait à jamais un “ Morrison ” puisque ses parents légitimes ne paraissaient guère s’en soucier. Elle planta froidement Bill sans explication pour partir s’enterrer dans un trou de la banlieue londonienne. » Laura s’enfonça confortablement dans un fauteuil, les jambes repliées, les bras croisés, elle écoutait chaque parole, épiait les éventuelles crispations des lèvres ou gestes afin de détecter de possibles contradictions. Pourtant, contrairement à la première fois, sa grand-mère ne réalisait pas un seul faux pas jusqu’à maintenant. « Que s’est-il passé ensuite ? – Bill fut blessé au cours d’un bombardement, perdit l’audition, essaya d’oublier Martha et Michael, mais n’y parvint pas. Nous nous sommes revus chez les Pochet et… et la bataille juridique avec sa famille reprit de plus belle. – Mais pour quelle raison ? C’est dingue de perdre son temps ainsi. – Celui qui estime connaître la signification du mot obstination, se trompe certainement. Il doit la demander à Bill ou sa famille de tarés. Je pensais effectivement que c’était dingue, mais si Bill exécrait les Morgan, il n’était pas stupide au point de rechigner sur les avantages qu’il pouvait recueillir en portant leur nom. Il entendait faire respecter ses droits et ceux de ses descendants. Il n’avait précisément pas d’héritier. Il y eut une nouvelle volée de jugements arbitraires prononcés par le même tribunal à Anvers, seulement les temps changeaient et les possibilités de recours introduits quittèrent définitivement les rouages d’un
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système judiciaire calamiteux. Plus corrompu que ce tribunal de la Jeunesse à Anvers et tu meurs. » Laura tiqua. Elle avait déjà perdu pied depuis tout à l’heure, mais pour ne pas trahir sa surprise, elle évita de croiser le regard de May qui considérait d’un œil distrait le dossier posé sur le bureau avant de continuer. « La chance qui souriait au clan Morgan, la famille anversoise, ne leur sourit plus et… – Et tu vas me dire que Michael n’est plus un Morrison, mais porte désormais leur nom. Exact ? – Exact. – Bien… Reprenons. Bill devient le père adoptif de Michael et plus tard, tu apprends par une lettre anonyme que Helmut Kirch, ou Hans Van Lancker, serait en principe aussi son fils, ce dernier point étant sujet à caution. David serait le père naturel. Pas d’erreur ? – Tu oublies d’ajouter au palmarès de Bill, sa fille Armelle. » Laura poursuivit, imperturbablement dans la reconstitution de ce casse-tête. « Tu prétends que vous n’aviez pas de descendance. Apparemment, c’est ce qui motivait Bill à poursuivre son action… je ne saisis pas… Armelle et ma mère, Jennifer étaient pourtant là n’est-ce pas ? Martha que pensait-elle de tout cela ? » Encore une question qui n’empêcha visiblement pas sa grand-mère de rattraper comme d’habitude la balle au bond quand tout devenait tellement irréel. « Nous avons accueilli ta mère en 1955. Les faits relatés ici, en particulier la demande de reconnaissance
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en paternité introduite auprès des juridictions belges, sont largement antérieurs à sa venue parmi nous. Bill passait régulièrement à Evergreen, un faubourg de Londres. C’est là qu’il retrouva la trace de sa femme Martha. Il avait sympathisé avec un couple habitant le même quartier que Michael. L’homme, un malabar tatoué de la tête aux pieds… Un certain Smith. – … sa femme ? – Aurais-tu oublié notre soirée copieusement arrosée au mois de février au cours de laquelle j’expliquais que Bill était marié avec cette garce ? Le mariage représentait évidemment une condition préalable avant d’introduire une action en reconnaissance, répliqua sans sourciller May. Quant à Armelle, si je me reporte aux déclarations de Mylène, Bill l’aurait rencontrée beaucoup plus tard aux Amitiés silencieuses, pas avant. – Et… et toi ? Et les papiers, les extraits d’acte de naissance de Michael ? Où étaient les parents de Michael ? De toute manière, cette Martha est morte. Elle a été identifiée parmi les cadavres à bord de l’Isabela. », bafouilla Laura, au comble de l’étonnement. May n’avait même pas songé un seul moment à cet aspect des choses. Où étaient ses parents ? Si tu savais Laura. « Tu ne rates jamais l’occasion pour jeter le pavé dans la mare ma fille. Elle est morte. Bill est mort et je ne suis rien. Qu’est-ce que ça change ? Dis-moi. » Elle soupira et ferma une seconde les yeux avant de reprendre.
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« Je répète. Bill et moi n’avons jamais été mariés et il est trop tard je pense pour le faire, tu ne crois pas ? – Mais personne ne sait qui est Mary Mayer ! Pour le grand public, tu es Mary de Morgan ! – Oui, mais de Morgan c’est bon pour les mondanités. Personne ne savait jusqu’il y a peu de temps que Bill était marié avec Martha. Ici, sous ce toit, c’est Mary Mayer. Je ne suis rien sauf une vieille femme fatiguée. » Les joues de Laura s’enflammèrent. Elle les gonfla démesurément avant de soupirer bruyamment. Ses souvenirs s’évadèrent sans trop en connaître les raisons, vers Jennifer, sa mère. « Excuse-moi, j’ai dû rater un épisode. Plusieurs points m’échappent. Pour adopter Michael, Bill devait se marier avec Martha. Il s’agissait même d’une condition sine qua non. Exact ? » May fit signe de la tête. « Bien. Alors, dis-moi comment vous êtes arrivés à adopter maman sans être mariés ? Quelle année étaitce ? Et puis… et puis… j’y pense ! Martha était devenue une Morgan, non ? À défaut de ne pas avoir un héritier, Bill avait une héritière et même trois ! Martha, Armelle et Jennifer. – 1955. La différence entre Michael et Jennifer est de taille. Michael porte la nationalité anglaise contrairement à Jennifer. Elle était également anglaise, mais avant tout juive. Nous l’avions recueillie via un réseau d’immigration palestinien travaillant à l’époque dans la clandestinité. Les Anglais expulsaient ou emprisonnaient les juifs dans des camps de réfugiés malgré la condamnation unanime de la communauté
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internationale, excepté la ligue des pays arabes bien sûr. Tu comprendras sans difficulté que si nous acceptions d’héberger une juive, ta mère, les autorités britanniques fermeraient les yeux. – Oui, mais vous habitiez en France, n’est-ce pas ? – Effectivement. Aussitôt la guerre terminée, je ne pouvais plus rester en Angleterre. La pression devenait trop forte sur la communauté juive. Je suis Allemande, mais Juive également, dois-je le rappeler ? La France par contre appliquait une politique d’accueil favorable, ainsi que les États-Unis à notre égard, sans réserve. – Et destination Douarnenez. – Voilà ! Quant à Jennifer, elle errait à l’aveuglette. La perte de tous les membres de sa famille l’avait jetée sur les routes de France. Nous l’avons trouvée sur le point d’embarquer à bord d’un de ces rafiots pour la Palestine. – Admettons. Mais tu n’expliques pas pourquoi Jennifer n’est pas une héritière en droite ligne de Bill. – Elle l’est. » Laura écarquilla les yeux. « Elle l’est ? – Elle l’est. Le notaire chargé d’exécuter les dernières volontés de Bill dès le lendemain de son décès, a adressé un courrier aux différentes personnes citées dans le testament de Bill. Malheureusement, jusqu’à présent, tout le monde répond aux abonnés absents. Donc, tout est suspendu actuellement. Je ne sais pas d’ailleurs pourquoi tu n’as jamais reçu cette correspondance. Les facteurs ne sont plus ce qu’ils étaient… »
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May plissa les yeux et montra son plus beau sourire. « Dois-je poursuivre ? – Oui, tu n’as pas répondu à ma question tout à l’heure. Martha a claqué la porte, pourquoi ? » Pour la seconde fois depuis le début de la discussion, May éludait la question. « Attends, une minute s’il te plaît. Une chose à la fois. » Laura agita une main et secoua sa tête. Elle la connaissait suffisamment pour comprendre que quelque chose de grave passait sous silence. Elle n’avait jamais été convaincue du plaisir en apparence sincère que prenaient certaines personnes à sacrifier leur existence dans l’unique souci d’appliquer au doigt et à l’œil des règles, des principes d’un autre âge complètement décalés des réalités. Une forme de satisfaction masochiste enrobée de faux espoirs dont les vertus dissimulaient peut-être une peine secrète. Jusqu’où pouvaient-elles pousser leur aveuglement ? May appartenait de toute évidence à cette catégorie d’individus. « Mais enfin mamie ! Es-tu donc restée avec Bill sachant qu’il n’y avait plus rien à espérer de sa part ? » – Je pensais, et je pense encore, que je suis restée parce que je n’avais plus le choix. – Tu ne dois tout de même pas t’étonner si Michael te prend en grippe. Ses parents faisaient défaut. Par contre, sa nourrice qu’il devait sans doute placer pratiquement sur le même pied qu’une mère adoptive était mariée à Bill. Toi, tu arrives dans son petit univers et hop…
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– Et hop ? Tu oublies que Bill et moi, nous nous sommes rapprochés quand Martha s’était évaporée dans la nature avec Michael et Christie. Quant à cet amour que Michael éprouvait pour Martha, je me permets d’en douter. J’avais plutôt l’impression du contraire au point que l’Isabela était devenue pour lui un havre de paix. – Labévue sait tout ça ? – Évidemment ! – Et il ferme les yeux ??? », demanda Laura abasourdie. Ce fut presque un cri d’indignation. « Du moment qu’il connaît ma véritable identité, ce qui était le cas, ça ne semble pas le déranger. – C’est complètement débile ce truc. – Bien d’accord avec toi. Je poursuis… quelle heure est-il ? Le temps presse. – Vingt-trois heures, soupira Laura. – Lorsque Bill a retrouvé la trace de Martha, elle était malade et souffrait semble-t-il d’une maladie incurable. Les rapports médicaux à l’époque (elle montra le bureau), ils sont là, citent des troubles liés à un comportement obsessionnel, compulsif et suicidaire, un mutisme sélectif, une dépression, ainsi que d’autres joyeusetés. Aujourd’hui, on évoquerait peut-être une forme précoce de la maladie d’Alzheimer. » Laura éclata de rire devant une telle énormité, mais le regard sévère de May lui coupa toute envie de plaisanter. « Tu m’avais déjà expliqué cela en partie dans le TGV ! Mais Alzheimer ? Voyons… impossible. En
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plus, le caractère héréditaire de l’Alzheimer n’est pas démontré. Quel âge avait-elle ? – La quarantaine. Exactement, je ne sais pas. – La maladie à cet âge est évidemment toujours possible, mais demeure si rare ! » À force de demeurer assise aussi longtemps, May sentait des picotements aux articulations. Elle étendit ses bras en accompagnant ce geste d’une série de craquements sinistres des doigts. « Finissons-en, il est tard. Que ce soit Alzheimer ou non n’est pas vraiment le plus important. Le jugement prononcé à Anvers soulignait la perte d’autonomie de la mère et les dangers que pouvait courir Michael en sa présence. Bill n’éprouvait plus le moindre sentiment à l’égard de cette femme qui profita de son absence pour le quitter et il n’était pas enclin à verser des larmes de crocodile sur elle. – Où est le problème ? Ne me dis pas que tu ignorais les conséquences du jugement prononcé en faveur de Bill ? Il ruinait définitivement tous tes espoirs de devenir un jour madame de Morgan puisqu’il restait marié avec cette femme. Malade ou non ! Tu partais droit dans le mur pour la simple et bonne raison que Bill avait des devoirs vis-à-vis de Michael et de Martha. » Laura était à deux doigts de songer que sa grandmère récoltait le fruit de sa bêtise. Pourtant, elle admettait secrètement qu’elle-même aurait éprouvé les plus grandes difficultés pour éviter de la commettre si elle s’était trouvée dans son cas. Sourde, seule au monde. May fit un signe de tête timide.
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« Oui, je l’admets, mais l’amour ne se résume pas seulement à une fusion des cœurs, il devient rapidement une nécessité pour tout individu normalement constitué. Sans Bill, j’étais perdue. Je dois t’avouer que j’ai toujours eu une frousse bleue de Michael. Il m’en veut terriblement. Je confesse que parfois je n’y suis pas allée avec le dos de la cuillère en ce qui le concerne et que la vie ne l’a pas servi. – Il t’en veut ? Et pourquoi donc ? », demanda Laura par curiosité. – Pourquoi ? » Elle contempla la bibliothèque, le regard absent. « C’est l’impression qu’il me donnait. Martha empêchait Michael de voir son père adoptif. Minée par un obscur esprit de vengeance et les quantités phénoménales de boisson qu’elle ingurgitait, elle restait de marbre aux supplications de Bill malgré le jugement. » May se tenait singulièrement avare d’explications lorsqu’il était question de Michael et Martha. Pour la troisième fois de la soirée, Laura voyait son visage s’effacer derrière un mutisme buté. Elle se perdait encore dans des explications oiseuses ce qui la confortait dans son idée que sa grand-mère vivait avec une conscience tourmentée par un non-dit. Un terrible secret. « Bill et Michael se sont vus pour la première fois en 1967 si je ne me trompe pas. J’étais seule, je pleurais de solitude, comme toi à la même période. J’avais eu des échos de ta situation à la suite d’une enquête de voisinage diligentée par ton école qui s’inquiétait de tes absences injustifiées et anormalement nombreuses.
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Alors un jour, je suis venue te chercher. Tu n’étais pas plus haute que trois pommes. » Laura gardait en mémoire la photo trouvée dans le portefeuille de Bill peu après la partie d’échec et se disait que May apparaissait singulièrement resplendissante et nullement rongée par la solitude. Encore une bizarrerie de plus, songea-t-elle. « Je me souviens de ton arrivée fracassante comme si c’était hier. Et toi ? demanda-t-elle avec un demisourire. – Moi ? Je n’existais plus aux yeux de Bill. J’avais tiré la mauvaise carte en misant tout sur Helmut ou si tu veux, ce Hans Van Lancker. On ne sait plus trop comment l’appeler celui-là. Bill savait que j’étais en partie responsable d’un premier incident survenu à bord de l’Isabela. Il faillit lui coûter la vie. Ma satanée jalousie, n’oublie pas… Il imagina même que Hans fut un temps mon amant ! Nous étions à couteaux tirés et il n’avait aucune raison de me donner une part du gâteau, encore moins le Tintoret. Tes parents disparus, je me suis fourré l’idée dans la tête que les seuls héritiers légaux seraient Martha, Michael et… (elle fit un vague mouvement des mains) et du reste, nous ne savons même pas si Michael vit encore. » Le cœur de Laura bondit. Se pourrait-il qu’elle ignore la mort de Michael ? Le mystère qui entoure ce dernier ne cesse de s’épaissir et il existe sans doute de bonnes raisons pour que Labévue taise son décès. Elle aurait vraiment souhaité les connaître. « … dont le Tintoret. », enchaîna-t-elle. May hésita devant la tête de Laura qui la fustigeait sans ciller d’un œil empreint de mystère.
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« Pardon ? – … une part du gâteau dont le Tintoret qu’il a soigneusement dissimulé. Enfin ! quelle mouche t’a piquée ? Et quelle est cette manie de vouloir s’associer avec le diable ? Hans n’avait pas la réputation d’un enfant de chœur que je sache. » Tu oublies également trop facilement, pensait May, que je suis suspecte dans la tentative d’assassinat sur la personne de Bill. Quelle soit volontaire ou non. Jamais je n’avais imaginé que Hans pousserait à un tel degré de violence ses menaces dont il me parlait à demi-mot à peine voilés. « Je me suis fourvoyée sur toute la ligne, c’est vrai, mais figure-toi que Hans se dépensait de mille façons pour paraître irréprochable. À bord, il n’était pas un si mauvais bougre, un peu rustre, j’en conviens. Seulement, je n’avais rien à me mettre sous la dent, pour réfuter les allégations d’Hélène. Bien au contraire. J’ai accordé plus de crédit à cette lettre anonyme et la version d’Hélène qu’aux pâles justifications de Bill. Impardonnable… Mais il n’avait rien de consistant en main pour prouver le coup monté d’Hélène. Le doute s’est insinué chez moi après, lentement, trop lentement. S’il n’est pas levé rapidement le doute devient tôt ou tard une certitude. Je ne t’apprends rien. – Mais Bill… – Bill a certainement disposé à un certain moment des preuves attestant qu’il n’était pas le père de Hans, peut-être grâce à ce mystérieux Josué. Je suis demeurée dans l’ignorance la plus totale jusqu’à mon entretien avec Mylène. Je me disais aussi qu’une partie
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de l’équipage savait la vérité, mais préférait ne pas se mêler d’une affaire privée. L’atmosphère devenait exécrable et des tiraillements quotidiens entre les hommes minaient les activités à bord. Michael jouait le jeu de Bill et ne pouvait évidemment ignorer l’existence du Tintoret. » Laura acquiesça d’un bref mouvement de la tête. « Tout comme Van Lancker j’imagine. Sa mère l’avait certainement mis au parfum en lui détaillant les circonstances de la mort de Ralph à bord de l’Andréa Doria ainsi que toute cette tempête soulevée autour du tableau. – Oui. Ceci expliquerait aussi la rivalité féroce qui opposait Michael et Van Lancker à bord. », releva May. Elle se pencha pour saisir le porte-documents sur le bureau et le serra contre elle comme s’il incarnait le seul bien précieux auquel elle pouvait encore s’accrocher. Ensuite, elle leva des yeux brillants et le tendit brusquement vers Laura. « Je souhaiterais terminer avec ceci. À l’intérieur, tu trouveras d’autres éléments utiles. Il y a également un document particulièrement intéressant. Bill se méfiait des hommes de loi, notaires, avocats et autres spécimens du genre humain qu’il se plaisait à ridiculiser. Avant de partir, il nous a concocté une ultime blague en noircissant un bout de papier avec ses dernières volontés. Il remplace l’autre, celui auquel j’ai fait allusion tout à l’heure. Ce qui met hors course Jennifer. Visiblement Bill n’a pas apprécié la façon dont ta mère vous a planté toi et ton père. »
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Elle montra du menton l’épaisse liasse de documents que Laura lorgnait d’un air méfiant sur ses genoux. « Tu devrais au moins l’ouvrir… montrer plus d’enthousiasme parce qu’il semblerait qu’Armelle soit une des heureuses élues. », plaisanta-t-elle. Armelle ? Voilà une nouvelle qui va vraisemblablement enchanter Loïc et Tiff. Mais Laura ne comprenait pas la raison de tous ces ronds de jambe auxquels se livrait sa grand-mère. Pourquoi devraitelle sauter au plafond si Armelle, si… soudain, ses yeux brillèrent d’une excitation fiévreuse et son cœur s’emballa. … si Armelle est une des heureuses élues…, susurra-t-elle doucement entre les dents. Et cette lettre du notaire, la première, celle évoquée tout à l’heure par May et que je n’ai jamais reçue. La lettre adressée aux héritiers ! « Y aurait-il d’autres bénéficiaires ? demanda-t-elle timidement. – Pas beaucoup. Bill cède à Armelle, trente pour cent de sa participation dans l’Isabela Charter. J’espère que tu ne t’y opposeras pas, les statuts… Nous n’avons guère de motifs pour le faire. – Moi ? Nous ? C’est qui nous ? – Aurais-tu déjà oublié l’audition avec Labévue ? Tu as accepté la copropriété de l’Isabela. Tu disposes des mêmes droits que chaque membre du CA sauf pour la distribution des participations. Chacun est libre de les
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céder à un tiers pour autant que celui-ci soit sain d’esprit et de morale irréprochable. Ce sont les termes statuts. » Laura avait de plus en plus de mal à avaler sa salive et des picotements caracolaient gaiement jusqu’à l’extrémité de ses doigts, en envoyant d’insupportables bouffées de chaleur dans tout le corps. May poursuivait imperturbablement. « Bill semblait vous apprécier, toi et tes amis. Vingtcinq pour cent de sa participation t’appartient, vingtcinq pour cent pour Michael, il y en dix pour Tiffany et autant pour son frère. », gloussa-t-elle. Laura eut de nouveau une pensée pour Michael. « Et si l’un de nous décède entre-temps, avant l’exécution des dispositions testamentaires ? glissa-telle subrepticement. – Sa part est distribuée aux autres… – Bien. Et c’est quoi vingt-cinq pour cent ? Un compte en Suisse ? s’emporta Laura. – Possible… mais en ce qui te concerne, une clause a été ajoutée. » J’aurais dû m’en douter. C’était trop beau, songea Laura. « Et que dit-elle cette clause ? – Le Tintoret, lâcha sans se démonter May.
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Ce fut comme un coup de poing dans le ventre. Laura suffoqua et garda la bouche bée. Elle sentait que ceci n’était qu’un prélude annonçant une suite encore plus explosive. « Quoi le Tintoret ? – Le Tintoret… soit aux dernières estimations, je le rappelle, environ trois cents millions d’euros. Cette clause précise qu’il te suffit simplement de mettre la main sur ce petit joujou avant tout le monde. La course est ouverte ma fille. Bienvenue au club ! » Laura lâcha son verre d’eau et demeura immobile, pétrifiée comme la marionnette des contes d’Hoffman. Elle essayait de lire dans le regard de la vieille femme, le fond de sa pensée, mais n’y parvint pas. Celle-ci s’était retranchée, le sourire aux lèvres, dans une mystérieuse contemplation de ses bras et des jambes qu’elle se plaisait à pianoter du bout des doigts exagérément. « J’espérais t’avoir suffisamment préparée afin de pouvoir digérer plus facilement la nouvelle, mais je constate que tous mes efforts de cette soirée sont demeurés vains. » Les premiers moments de stupéfaction passés, Laura balbutia quelques mots tout en feuilletant avec les pires appréhensions le dossier. Son contenu était en grand désordre. Des papiers, des photos, s’y entassaient pêle-mêle comme s’il s’agissait d’un fourre-tout constitué de bric et de broc. Après cinq petites minutes d’examen attentif, elle mit enfin la main sur le testament. Il portait une date antérieure de quelques jours avant le meurtre de Bill. Curieuse
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coïncidence. Comme s’il avait programmé sa mort, s’étonna Laura. Sa lecture achevée, elle leva deux yeux agrandis par l’incompréhension. « C’est tout ? Ainsi, ce bout de papier suffirait pour que je sois multi millionnaire. » Elle désigna d’un geste ample le plafond et les murs qui les entouraient. « Il s’agit de la copie d’un testament olographe, rédigé, daté et signé dans les règles. Je te l’ai dit, on ne peut pas le contester. J’ai transmis l’original sous scellé à Labévue aussitôt après sa découverte. Par contre, tu peux toujours renoncer à ta part et dans ce cas, ce seront les autres qui se serviront. » Elles échangèrent un rapide regard. May aurait voulu sortir quelque chose de plus spirituel, mais estima que les circonstances ne s’y prêtaient pas maintenant. Laura paraissait perdue dans la contemplation du document. Céder ma part ? L’idée m’a effleurée, mais je ne peux m’y résoudre. Je déciderai quand j’aurai pris un peu de recul, c’est-à-dire demain à bord de l’Isabela. Tout à coup, elle parut hébétée, le corps raidi sous l’effet du danger. Le testament dans les mains de Labévue ? Il n’en fallait guère plus pour établir un rapprochement entre Horbiger, le nébuleux passager évoqué par Loïc et Bauer. « Dis-moi, quand as-tu donné le testament à Labévue ? – Je viens de le dire. Dès que j’ai mis la main dessus. – Non, tu ne réponds pas à ma question. Je demande la date. » May l’observa, l’œil brumeux, puis soupira.
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« Exactement, je ne me souviens plus. Une ou deux semaines après le décès de Bill. » Un ineffable soulagement saisit brutalement Laura. Enfin ! Voilà la faille ! Mes problèmes, ceux de Tiffany et Loïc ont débuté à la même période. May en toute innocence a communiqué le testament à l’inspecteur qui a vraisemblablement évoqué son existence au supposé Michael, alias Horbiger ainsi que Bauer. Après tout, qui était ce Bauer ? Demain je dois absolument téléphoner à l’inspecteur dès la première heure. Laura se pencha vers May. « Et toi, la maison ? demanda-t-elle doucement. – Moi ? Je ne peux prétendre à quoi que ce soit. Tant que je ne verrai pas de bulldozers dans le jardin ou des messieurs habillés de noir frapper à ma porte, je suppose que je terminerai mes jours ici… Après toutes mes bourdes, j’estime ne pas m’en tirer trop mal, ne penses-tu pas ? Il faut croire que Bill a fait preuve d’une certaine mansuétude à mon égard en négligeant de mentionner dans ce testament Bill’s house. », acheva-t-elle. Laura replongea la tête dans le dossier. Elle n’avait pas l’habitude de voir cette femme toujours si dynamique accepter la fatalité avec tant de facilité et dérision grinçante. Pourtant, elles ne la mèneraient nulle part sinon à une capitulation face aux événements qui l’avaient enveloppée dans un insoutenable tourbillon de jalousie et de haine. Elle trouva également une lettre rédigée en 1989 par Studio Peritale Lombardini – Firenze, le cabinet d’experts italien évoqué au début de la soirée. Un document en anglais était joint en annexe. Il se
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composait de plusieurs colonnes et graphiques. Il ne s’agissait pas d’un rapport d’expertise. Laura reconnut directement les résultats d’un bilan sanguin, établis au mois d’octobre 1974. Deux noms étaient accolés dans la partie supérieure gauche. Dott. Carla Oliveri suivi d’une adresse à Venise et Paziente : Marina Galvani. « Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi l’Italie ? » Elle exhiba le papier en le tenant pincé entre deux doigts comme s’il était infecté par un dangereux virus. « Va savoir ! Je me pose encore la question. Il serait utile de contacter tous ces gens. » Laura approuva d’un signe de la tête, mais la raison pour laquelle ces deux correspondances – sans relation apparente entre elles et rédigées à quinze années d’intervalles – étaient agrafées ensemble la contrariait. Bill aurait certainement pu donner une réponse, mais il venait de l’emporter avec lui. « Hans devait savoir d’une manière ou d’une autre que le Tintoret lui échappait ce qui pourrait expliquer son acharnement à harceler tous ceux susceptibles d’hériter du tableau. Mais… – Mais cela n’explique pas tout, je le crains. Il n’est pas le seul dans la course, faut-il le rappeler ? », continua May sombrement. Sans un mot, elle quitta sa place et balaya d’abord d’un vaste regard chacune des étagères avant d’entamer une série de va-et-vient en s’arrêtant parfois plus longuement devant un livre. Elle s’approchait de certains pour les tenir seulement à moins de vingt centimètres du bout du nez, s’écartait et reprenait sa marche silencieuse, détachée de tout. À son tour,
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Laura se leva, la curiosité éveillée par ces allées et venues. « Tu cherches quelque chose ? demanda-t-elle avec une imperceptible note d’impatience dans la voix. – Un indice, aide-moi, y a du travail. – Un indice ? Quel indice. » May ne prit pas la peine de répondre. Elle saisit d’abord un livre au hasard par le dos et commença par l’agiter avant de le laisser tomber à terre. Elle répéta l’opération avec un autre et encore une autre. « Rien pour celui-ci, qu’attends-tu ? », maugréa-t-elle. Laura haussa les épaules. « Dis-moi au moins ce que tu cherches, cela pourrait aider… » May détourna un instant son attention du livre qu’elle tenait en main. « Le Tintoret. Tu le veux, oui ou non ? Tu dois trouver le Tintoret !. – Dans un livre ? Il est si petit ? » May lui montrait toujours son dos et poursuivait ses fouilles. « Bill continue à jouer, ma fille. Il existe un chose ici, dans ce bureau, un papier, une lettre, que sais-je, qu’il a sans doute dissimulé. Un élément suffisamment important pour trouver le Tintoret. », acheva-t-elle. 11 juillet 2000 – Bill’s house – 07 heures Laura fixait la table d’un œil désabusé. Elles avaient commis toutes les deux une erreur impardonnable aux conséquences peut-être
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désastreuses. Pendant qu’elle tirait les vers du nez à May dans le bureau, l’enveloppe trouvée à bord de l’Isabela était restée sans surveillance au beau milieu de la cuisine. À présent, elle ne pouvait que constater sa disparition. Bien sûr, elle avait eu la sagesse de réaliser des copies de son contenu. Là ne se situait pas vraiment le problème. Un court instant elle tenta de se rassurer en se disant que May l’avait peut-être emportée avec elle dans sa chambre afin de l’étudier plus en détail avant de s’endormir. Mais elle déchanta quand elle distingua sur le sol, des résidus de terre fraîche. Elle perçut un très léger bruit, une sorte de cliquetis et ses yeux remontèrent lentement vers la fenêtre restée ouverte toute la nuit. Bravo Laura, tu as signé ton arrêt de mort et selon toute probabilité, celui des autres. Elle porta un regard fou autour d’elle comme si une insurmontable panique la possédait brusquement. Une seconde plus tard, elle grimpait les escaliers quatre à quatre et secouait sans ménagement Mary qui dormait du sommeil du juste. « Lève-toi, nous partons ! – Mmm ? Que me chantes-tu là ? » May enfouit son visage sous les couvertures et tourna le dos dans un mouvement qui ne laissait aucun doute sur son désir de se retirer encore quelques secondes dans son monde qu’elle jugeait indiscutablement meilleur. Mais cette fille sans-cœur qui la secouait sans ménagement était visiblement en proie à une véritable crise d’hystérie. Ses yeux et sa manie de ronger l’ongle de l’index gauche en pareille circonstance le prouvaient. Enfant, déjà bien avant que
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ses parents ne l’abandonnent, elle agissait ainsi quand un problème surgissait dans son petit univers et elle grignotait un bout de ce doigt, le même, jamais un autre. « Lève-toi saperlipopette !, quelqu’un est venu en notre absence dans la cuisine. L’enveloppe a disparu. Laura avait du mal à contenir son agacement. « Ah ! la bonne nouvelle… » À l’énervement de Laura, succédèrent l’ahurissement ensuite la gravité. Le temps n’était plus aux papotages au coin du feu. La bonne nouvelle ? Une dose peu ordinaire d’inconscience devait animer cette femme qui appréciait visiblement jouer à la lisière de la folie et de la raison. « Mais enfin, il peut revenir d’une minute à l’autre ! Nous ne sommes plus en sécurité ici. J’appelle la police. Ne doit-elle pas surveiller cette maison ? », s’emporta Laura. May leva un visage las et résigné vers Laura. Celle-ci avait vraiment peur, elle était prête à le jurer sur la tête de... de qui ? Tu vis seule ma vieille, affreusement seule. « Tu ne feras rien ma fille. Ne comprends-tu pas qu’il sait où nous sommes depuis toujours ? Il n’attendait qu’une erreur de notre part, c’est pourquoi il devenait discret depuis un petit bout de temps. Il ne viendra plus maintenant, il a ce qu’il cherchait. Si les portes et fenêtres sont fermées, le danger est pratiquement écarté. Pratiquement écarté… vraiment ? Laura considéra les chances pour que l’individu remette les pieds ici. Sans doute exagérait-elle et que tout compte fait, les
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chances pour qu’il revienne étaient effectivement minces. Minces, mais encore possibles. « Tu as peut-être raison, s’entendit-elle dire à contrecœur, mais je maintiens qu’il est plus sage de signaler tout ceci à la police. Cela ne coûte rien. » May plongea son regard dans ce visage si jeune et si beau ensuite, elle haussa les épaules et lui adressa un signe de la tête. « Prépare-moi un café bien chaud, je descends et te rejoins dans un instant. » Aussitôt arrivée en bas, elle embrassa d’un regard endormi la cuisine et tout ce qui l’encombrait, depuis la table aux récipients contenant les épices, en passant par l’intérieur du réfrigérateur. Tout paraissait occuper la même place que la veille au soir. Son inspection terminée, elle s’attacha à montrer le moins d’inquiétude possible. Satisfaite, elle se tourna vers Laura, mais lorsque celle-ci ouvrit la bouche, elle tourna les talons pour éviter toute discussion ou explication qu’elle se sentirait encore obligée de fournir. Tout était dit, il n’y avait plus une virgule à ajouter. De toute façon, l’intrus s’était servi avant de quitter les lieux par la fenêtre. Des mottes de terre accrochées sur le bord du châssis en aluminium l’attestaient. Elle sourit à la vue de la porte de la cave entrebâillée et fit mine de la négliger. Puis elle s’approcha de Laura et posa lentement une main sur ses épaules. « Le Tintoret est loin d’être entre ses mains. Tu peux me croire, il n’a aucune raison de revenir ici et si l’envie le démanche, il sera bien accueilli. Par contre toi, il faut partir. »
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Ces mots sonnèrent aux oreilles de Laura comme un avertissement, mais manquaient de conviction. Elle ne voyait pas très bien comment une vieille femme pouvait neutraliser un individu dont l’empreinte de son passage se mesurait généralement en fonction du nombre de cadavres laissés derrière lui. Un individu ? Pourquoi un seul ? Était-ce le même auteur que la boucherie à bord de l’Isabela ? Elle ne pouvait guère s’attarder pour convaincre May du réel danger qu’elle courrait en demeurant seule dans cette maison. À bord du voilier, on devait certainement se faire du souci à son sujet. Elle voyait une solution et non deux pour la tirer ce dilemme. Aussitôt à l’extérieur, elle appellerait Tiffany ainsi que Labévue. Elle compromettrait probablement le départ de l’Isabela, une décision que Loïc n’était pas disposé à accepter sans une bonne raison. Mais le Tintoret, le testament de Bill, n’étaient-ce déjà pas deux motifs valables ? Arriverait-elle à le convaincre ? Rien que subir son fichu caractère, la déplaisait au plus haut point. Elle voyait tout cela d’un mauvais œil, mais l’heure n’était plus aux tergiversations ni mesquineries. « Comme tu voudras ! » Le ton avait une odeur de cynisme qui décontenança une fraction de seconde May. Elle sentit le regard de la jeune femme braqué sur elle et fit quelques pas vers elle. « Allons, va, pars rejoindre tes amis. Pars tant qu’il est encore temps ! insista-t-elle encore. – Tu es complètement folle, mais je m’en vais puisque tu me chasses.
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– Tu reviendras ici très bientôt, j’en suis persuadée. », dit May. Elle n’a peut-être pas tort, je suis folle. Elle frissonna. J’ai le sentiment que l’endroit va devenir malsain très bientôt. L’impatience de connaître son adversaire commençait à la hanter. Je t’attends mon beau et tu seras accueilli avec tous les honneurs dus à ton rang. « Souvent, j’ai l’impression que ma vie fut une longue dérive. J’espère que tu me pardonneras un jour mes erreurs. » Elle effleura de ses mains les joues de la jeune femme tout émue de sentir une caresse aussi légère que les battements d’ailes d’un papillon. Comment ne pas lui pardonner ? se disait Laura. À sa place, n’importe qui aurait agi de la même façon. Laura se rappelait des propos de Labévue au sujet d’une possible machination dont cette femme était victime. S’il savait à quel point il était proche de la vérité ! Elle s’y reprit à plusieurs reprises pour démarrer le moteur de la Panda. Dix minutes plus tard, Laura quittait les lieux dans un épais nuage de fumée noire, au volant de la vieille voiture toute bosselée, sans un regard dans le rétroviseur. Sa propre faiblesse de ne pouvoir soutenir l’angoisse qui vibrait dans les yeux de sa grand-mère, la remplissait de honte. Le temps pressait. Deux cents mètres en contrebas de la chaussée qui menait dans la vallée des Gorges du Loup, elle rangea le véhicule à l’abri d’un alignement de genévriers. Elle s’assura que sa vue portait sur un
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des pignons de Bill’s house, le jardin ainsi que la porte d’entrée principale. On ne pouvait trouver meilleur endroit pour observer sans être vu, les moindres mouvements autour de la maison. Elle sortit de sa voiture et composa le numéro de téléphone de Tiffany. Elle appellerait la police directement après l’appel. Laura serra les mâchoires, le plus difficile restait à faire ; expliquer et convaincre Loïc d’annuler le départ de l’Isabela vers des cieux plus cléments, ceux de la Guadeloupe.
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Vengeances et confessions
Il arrive qu’un nom devienne une charge insupportable chez certains d’entre nous. Je portais la mienne avec tant de légèreté que, dévorée entre le furieux désir de revoir les terres de mon enfance et celui d’y glaner de précieux renseignements, je pus enfin sortir de la nuit dans laquelle des événements malheureux m’avaient enseveli. Derrière Mayer se cachait une sorte de magie qui pouvait ouvrir les portes des milieux les plus fermés. Ceux où Papa avait laissé le souvenir indélébile d’une présence quasiment tutélaire autrefois. Mon pays ne ressemble pas à celui des grands froids, ni des étendues de sable brûlées par le soleil. Mais il embaumait l’air d’une odeur de chlorophylle après l’averse en diffusant une couleur de brume au petit matin. En fait, il se réduisait à une vallée qui m’avait toujours protégée autrefois, il y a vraiment longtemps, dans son écrin de verdure traversée d’un sillon, une déchirure à peine plus large qu’une faille océanique. Le fleuve était devenu mon ami. Les riverains l’appelaient Der große Bruder9.
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Ma famille y vivait retirée de l’agitation des villes alentour, en parfait accord avec Der kleine Bruder, Le petit Frère. Ce bras de rivière insignifiant, ainsi qu’un lopin de terre marécageuse laissée à l’état sauvage, demeurait difficilement accessible par la route. Il s’étirait comme un tentacule semé de cailloux et d’herbes aquatiques en nous gratifiant à sa façon d’avertissements, les présages de ses humeurs versatiles ou sombres colères. Ces années-là, je les avais passées, en compagnie de David, mon frère, à m’épanouir dans l’ivresse d’une liberté presque absolue et tendre insouciance. Je vivais un pur bonheur que mon âge ne permettait pas d’apprécier et voir sa fragilité écornée par les incertitudes du lendemain me paraissait tellement inconcevable. Nous étions les enfants du marais. Un jour, en début de soirée, une barge remonta Der kleine Bruder. Des hommes, des femmes l’échouèrent dans les roseaux et débarquèrent comme des chiens féroces, brandissant des flambeaux. Ils marchaient enveloppés de brindilles incandescentes que secouait le vent et boutèrent le feu à la maison de nos voisins et celle d’un bijoutier, en criant : « Dehors les Juifs !… À mort les Juifs ! » Dans cette horde assoiffée de violence et qui repartit comme si de rien n’était, David reconnut certains de ses camarades d’école. Devais-je comprendre que grâce à leur présence nous fûmes miraculeusement épargnés ? Désormais, dans ce petit coin de paradis, nous vivions terrés dans la cave pour fuir la
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traque méthodique organisée par les nazis. Isabela — 10H00’ Il était environ dix heures quand le téléphone sonna. Tiffany décrocha, l’estomac noué par le poids de l’anxiété qui n’avait cessé d’augmenter au fil des minutes. « Tiffany ? » La voix était rauque, lointaine, mais suffisamment audible pour comprendre par ce mot unique que Laura rencontrait un imprévu. « Nom de Dieu ! Nous sommes morts d’inquiétude. Où es-tu ? » Loïc arrivait à ses côtés et l’interrogeait du regard. Ensuite, elle distingua nettement un bruit de verre brisé suivi de plusieurs cris étouffés et la communication fut coupée. Tiffany dut avaler plusieurs fois sa salive avant de parler. « Allo… allo… » Le visage blanc comme la craie, elle serra le téléphone puis abaissa lentement son bras. « Cette fois, on a un gros problème. », dit-elle la gorge sèche. Elle se tourna vers son frère et s’agrippa à ses épaules afin qu’il ne voie pas les tremblements éveillés par une frayeur qu’elle ne pouvait contenir. « Je crois que Laura a un problème, un sérieux problème. », répéta-t-elle. Loïc lui arracha des mains le téléphone et composa le numéro de Laura. Mais il n’y eut que le
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silence d’un vide vertigineux pour lui répondre. Il n’était pas de ceux qui s’embrouillent avec des lamentations sans raison ou des interrogations superflues ; un probable héritage des années passées en mer, au cours desquelles les imprévus ne manquaient jamais. Chaque seconde gaspillée en tergiversations pouvait les rapprocher, lui et l’équipage, de la vieille Faucheuse. Cependant, il n’était pas ici dans son environnement habituel. À bord de l’Oceanic Hunter ou en plongée, les dangers étaient rapidement identifiés. Mais ici, les choses se présentaient différemment et l’équation si élémentaire en mer, danger = action, perdait maintenant toute signification. Il était paralysé. On se sent toujours démuni face à un ennemi invisible. Pour la centième fois, il regretta le froid, l’humidité qui perle sur les parois métalliques du submersible dans les noirceurs hostiles de l’océan, l’oppressante solitude des grands fonds et les sandwiches de Wang. Loïc se morfondait, il tournait en rond, dans un sens puis dans l’autre, les poings serrés par la colère. Ce manège dura plusieurs minutes sous les airs craintifs et consternés de sa sœur. Il s’arrêta subitement et planta ses yeux bleus dans ceux de Tiffany. « Je devais déhaler la barquette, mais c’est impossible… j’appelle Smith pour qu’il vienne ici, ensuite toi et moi partons chez cette mystérieuse mamie aussitôt qu’il montera à bord. Si Laura est en difficulté, ce sera soit chez elle, soit sur la route de Gourdon qui mène à la maison.
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– Et la police ? » Il plongea ses énormes patoches dans ses cheveux déjà ébouriffés par une nuit de sommeil agité. « La police ? – Oui, la police. », lança-t-elle d’un air candide. Loïc lui rappela les propos de Smith. Labévue, la police n’était plus sur le coup. Elle estimait qu’elle pouvait fermer le dossier, les cas Helmut Kirch, alias Hans Van Lancker et Horbiger, les premiers suspects dans l’assassinat de Bill, étant repris par les autorités allemandes. En plus, avait-il la preuve formelle que Laura était en danger ? Ne s’agissait-il pas d’un problème de réseau avec le téléphone ? Sans attendre la réaction de sa sœur, il composa le numéro de l’hôtel Miramar. « Je souhaiterais parler à monsieur Smith, s’il vous plaît. Il a passé la nuit chez vous. – Qui dois-je annoncer ? » La voix était douce et féminine avec un délicieux accent provençal. « Chaber, monsieur Loïc Chaber, c’est urgent. – Un instant. » Les pleurnichements d’un opéra torturèrent ses tympans pendant des secondes qui furent des années. Le temps paraissait marquer le pas. La musique cessa brusquement ensuite il perçut le crépitement du combiné que l’on saisissait. « Allo… je suis navrée, monsieur Smith a quitté l’hôtel. – Il a quitté l’hôtel ? répéta Loïc. Sans préciser où il allait ? – Il est parti très tôt ce matin. »
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Il y eut un silence. Loïc réfléchissait à une vitesse folle. « Avez-vous l’heure exacte de son départ, mademoiselle ? – Sur le registre, je ne vois aucune indication ce qui me paraît bizarre, mais je peux vous affirmer sans erreur possible que c’était avant six heures trente. – Ah ! et pourquoi ? – Je reprends le service à ce moment-là et personne n’a quitté l’hôtel depuis mon arrivée. » Loïc raccrocha, visiblement secoué, le visage hagard. Il caressa d’une main hésitante le pavillon du gramophone, balaya d’un regard vide les boiseries qui l’entouraient. Des rangements, se dégageait une agréable odeur de cire, les cuivres brillaient sous l’effet d’un rayon de lumière pâle. Il s’attarda sur la pochette d’un vieux disque à laquelle il n’avait jamais prêté la moindre attention, la prit pour lire la couverture. Puis il la rangea, un sourire désabusé aux lèvres avant de dévisager sa sœur comme s’il la voyait pour la première fois. « L’enfoiré, il nous a roulés dans la farine. – Et le gars qui… balbutia Tiffany. – … n’était pas Smith. Toi et moi n’avons jamais rencontré Smith. Nous ne pouvions pas savoir que le type aux béquilles nous tendait un piège. » Loïc observa discrètement Tiffany à ses côtés, le visage pâle et défait. Il entoura ses épaules d’un grand bras maladroit et attendit tandis que ses pensées revenaient sur les photos, la liste de noms. Elle avait été manifestement établie par plusieurs personnes, les différences dans l’écriture d’un nom à
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l’autre étaient flagrantes. En parlant du fascicule rédigé par Balthazar, Éliana n’avait-elle pas déjà insisté sur ce point, en particulier à la fin du récit de Josué ? Et si… Il retira son bras doucement comme s’il voulait éviter à tout prix de troubler l’espèce de recueillement dans lequel sa sœur paraissait s’enfoncer, peut-être pour mieux éviter une plongée fatale dans l’abîme béant qui s’ouvrait sous ses pieds, là où grondait la sourde clameur de génies malfaisants. « Attends-moi, je reviens dans une minute. » À l’intérieur de sa cabine, il s’empara du document de Balthazar, le feuilleta fébrilement et compara les écritures avec celles de la liste. Une grimace de satisfaction traversa aussitôt son visage. Il identifia sans équivoque possible la même écriture, celle de la femme selon Éliana. Elle n’avait pas tort. Un vague pressentiment le gagnait. Il rejoignit Tiffany et posa un œil avide sur le journal de Michael posé sur la table du carré. Il le feuilleta distraitement ensuite monta sans un mot, à grandes enjambées, les escaliers vers la timonerie. Sa sœur le trouva penché sur la table à carte, le journal sous les yeux ainsi qu’une sorte de grand cahier moins épais contenant un méli-mélo de chiffres, de colonnes, de schémas et d’inscriptions parfaitement incompréhensibles. « Que fais-tu ? » Il ne prit même pas la peine de lever la tête. « Je compare l’écriture de Michael sur le livre de bord avec celle du journal que notre Smith nous a gracieusement donné, ricana Loïc.
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– Et ? – À ton avis ? » Il se redressa et fixa Tiffany de ses grands yeux noyés dans un bleu profond. « Identiques, rigoureusement identiques. » Loïc posa un doigt sur les feuilles débordant de chiffres et diverses corrections en relation avec les calculs de navigation. « Là, c’est l’écriture de Michael. Regarde. La dernière fois qu’elle apparaît sur le livre de bord remonte au 27 janvier 2000. Elle n’apparaît plus. Ceci indique que Michael avait déjà été liquidé manu militari avant mon débarquement en fanfare à bord de l’Isabela. » Il montra ensuite le journal que Smith tenait dans son porte-document. « Ici, il s’agit de la même. Cela me semble évident. – Au moins, il ne nous a pas menti. » Il opina timidement du chef, à moitié convaincu. « Ce type nous a endormis avec ses boniments, Tiff. Il a échafaudé un incroyable scénario autour de la mort de Michael. Il s’est emparé du livre de Michael et l’a étudié de bout en bout.» Il se disait également qu’un journal intime se trouve généralement à portée de main de son auteur ou rangé dans un endroit sûr. Michael vivait de manière pratiquement permanente à bord. Conclusion, Smith l’a dérobé ici même, fulmina Loïc. Mais il revoyait aussi l’homme qui plaisantait la veille sur Ravel. Aimez-vous le Boléro ? Son regard tomba une nouvelle fois sur le journal et le livre de bord. « Il n’y a jamais eu de chauffeur roumain, il n’y a jamais eu de pieds cassés ou chevilles
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tordues et encore moins coincées par le mouvement d’un safran. Je jurerais sur la tête de ma belle-mère, si j’en avais une, que le gaillard est occupé à gambader gaiement dans la nature sans ses béquilles en ce moment. – Pourquoi se promener avec une jambe de bois ? – Une jambe de bois ? Tu l’a vue ? Moi pas. Je ne sais pas pourquoi Tiffany. Smith, n’est pas Smith. Le vrai, ne se déplaçait-il pas avec des béquilles ? Qui est-il ? En plus, Smith, appelons-le encore ainsi pour l’instant, est déjà venu à bord bien avant nous. Il connaissait chaque centimètre de l’Isabela et tout indique qu’il a beaucoup à nous apprendre sur les morts de Bill, Michael et beaucoup d’autres encore. – Ah bon ? – Hier soir, il nous parlait du Boléro de Ravel. – Oui et alors ? – Le disque est rangé sur une des étagères près du gramophone. En montant hier à bord, il ne pouvait pas le voir. Il savait que ce disque se trouvait ici. » Elle haussa les épaules. « Une coïncidence, sans doute. – Non, plus maintenant. N’oublie pas ceci. Un ensemble de coïncidences n’est plus le fruit du hasard. D’où sort ce type? Horbiger ? Non. Il est mort. Kirch, Van Lancker ? Non. Tiff, le voilà mon passager mystérieux. Et si ce n’est pas lui alors, mesdames, messieurs faites vos jeux. – J’apprécie ton humour, mais maintenant, nous sommes bel et bien coincés dans les mâchoires de ce fichu piège ! »
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Tiffany ne souhaitait pas relancer la polémique, le moment était mal choisi, mais elle ne put s’empêcher de reprocher en silence l’excès de confiance que son frère avait accordée à Smith. Puis elle sourit. N’avaitelle pas également une part de responsabilité ? Elle secoua la tête en se disant qu’hier encore, elle se flattait de reconnaître entre mille, un habitué des bateaux… « Pas encore, ne perdons plus une minute. Partons, répliqua d’une voix ferme Loïc. – Avec quoi ? une trottinette ? – Le taxi n’est pas pour les chiens. C’est toi qui paies. En avant, assez discuté ! » Tandis qu’ils attendaient tous les deux sur le quai, Loïc ruminait toutes sortes de pensées noires et se reprochait amèrement sa naïveté. Le résultat n’était guère reluisant. Smith disposait maintenant d’une longueur d’avance sur lui et il y avait ce maudit bout de papier découvert par Tiff qui le turlupinait. Il exerçait un magnétisme troublant, mais se sentait parfaitement incapable d’en déterminer les motifs. Ce papier a forcément quelque chose, ne cessait-il de rabâcher pour lui-même. Sinon, pourquoi le dissimuler aux yeux du monde avec autant de précautions pendant des années. Dans une cuisine, quelle stupidité ! N’avait-il pas autre chose de plus important que cette liste de noms qui avaient mis Tiffany dans tous ses états. Des noms que l’on retrouvait par ailleurs dans le fameux registre d’Horbiger. Il revoyait la scène de sa sœur totalement prostrée, ratatinée, effondrée la veille dans la coursive de l’Isabela. Non, ce bout de papier détient une des clés du problème, se
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persuada Loïc. Tiffany n’a pas tort, il est plus sage de téléphoner à Labévue puisque maintenant, toutes les explications données par ce Smith de pacotille tombent à l’eau. Rien n’indique évidemment que l’inspecteur n’est plus chargé de mener l’enquête. « Ne perdons plus une minute, voilà le taxi. » Il la tira par le bras, mais avant de monter, il s’arrêta pile à la portière, tira de sa poche la feuille avec les noms et la tendit à Tiffany. « Prends-la. Je suis encore capable de l’égarer. » Puis ils s’engouffrèrent dans la voiture. Gourdon – Route départementale 3 – 10H00’ L’homme attendait, immobile derrière un taillis qu’un parapet séparait de la chaussée située à une dizaine de mètres en contrebas. Aussitôt la porte de l’hôtel Miramar franchie, il s’était débarrassé de la béquille qui l’empêchait de marcher normalement. La facilité avec laquelle il avait pu tromper Tiffany et son frère à bord de l’Isabela ainsi que Laura en se faisant d’abord passer pour Labévue avant-hier au téléphone, ensuite en présentant à Loïc le faux document que Bauer lui avait remis en imitant sans difficulté la signature de l’inspecteur, le satisfaisait pleinement. Ils avaient tout gobé. Seigneur ! Ce qu’il s’était amusé ! Leur naïveté consolidait à point nommé une assurance récemment ébranlée par les déconvenues qu’ils avaient été obligés de
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supporter, lui et les autres. Mais la découverte de l’enveloppe dans la cuisine de l’Isabela fut le grain de sable qui l’empêcha de mener son travail jusqu’au bout. Il avait prévu de neutraliser Laura sur la route en direction de Bill’s house or elle s’était littéralement échappée de l’Isabela hier. Heureusement que cette grande bourrique de Loïc avait lâché le morceau hier soir au cours de leur discussion. Elle était chez Mary !, ricana-t-il. Ah ! Mary… une vieille connaissance, l’amie des premières heures, sans doute une des rares personnes dignes de confiance qu’il avait rencontrées. Inconsciente des menaces qui pesaient sur elle, il s’était appliqué aussi à la protéger, parfois aveuglément. Au début…. Comme lui, la surdité ne l’avait pas épargnée et cela les rapprochait tout naturellement. Puis elle commença à mener une vie dont il se sentit exclu. Elle appartenait à un autre, ce Bill qu’il découvrit lors de ses séjours réguliers à bord de l’Isabela, pour y vivre tapi dans son ombre, apprendre à mieux le détester. Hans achèverait le travail. D’autres tâches l’attendaient. Elle parlait beaucoup Mary. Cette femme l’aida en toute innocence pour collecter de précieuses informations. Bien sûr cela n’avait pas suffit. Il dut prendre des risques considérables en s’introduisant dans la cabine de Michael lors de son séjour dans la lagune d’Olhão afin de dérober son journal personnel. Une mine d’informations particulièrement instructives sans lesquelles il aurait éprouvé toutes les difficultés pour découvrir ses moindres faits et gestes.
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Il s’était glissé peu à peu dans la peau de Michael et de ses proches, il connaissait tout ou presque. Leurs manies, leurs occupations, la vie qu’ils partageaient ensemble à bord de l’Isabela. Grâce à ces fréquents contacts qu’il entretenait avec Mary – par messagerie électronique ou lorsqu’il disposait de temps libre, en lui rendant quelques visites de courtoisies à Bill’s house –, il se sentit un jour suffisamment préparé pour usurper l’identité de Michael. Quant à Smith, l’interrogatoire quelque peu musclé auquel il l’avait soumis apporta les réponses aux multiples détails nécessaires pour organiser sa petite opération de séduction auprès de Tiffany à bord de l’Isabela. L’homme lui parla notamment d’un docteur Kinsley, une autre mine d’informations. Entre confrères, un service est toujours le bienvenu même s’il égratigne au passage une certaine déontologie qu’il ne reconnaissait de toute façon plus depuis longtemps. Il redressa légèrement le menton. Son visage révélait un regard terriblement fixe ainsi qu’un sourire glacial. Il remerciait chaleureusement Smith à titre posthume pour sa collaboration. Elle lui fut fatale, mais pouvait-il le laisser vivre ? L’état dans lequel il se trouvait à la fin de leur entretien ne le permettait évidemment pas. Un peu d’humanité n’est-elle pas toujours la bienvenue ? À présent, l’homme sondait d’un œil morne, dénué de toute émotion, chaque geste de la jeune fille. Les traits de son visage lui étaient devenus
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tellement familiers. Leur délicatesse ne pouvait éveiller que désir et tentation à ceux qui l’approchaient. Elle portait encore ses cheveux sombres, terminés par une longue tresse qui dégageait le front et les oreilles. La dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés dans cette ridicule gargote, aux Amitiés silencieuses, il se demandait comment chaque matin elle trouvait la patience de s’atteler à un pareil travail. Un corps de déesse, mince à faire pleurer de désespoir la présidente de Weight Watcher. Voilà une de ces femmes splendides qu’une générosité de la vie rendrait belle jusqu’au crépuscule de sa vie… si la mort ne venait pas la frapper inopinément avant. Elle ouvrait en ce moment son sac à main et marchait lentement dans sa direction puis revint sur ses pas et prit appui sur l’aile du capot de la voiture. Elle porta un téléphone à l’oreille. L’homme tressaillit puis baissa la tête, accablé subitement par une vague de honte. Il regrettait de ne pas se trouver ailleurs, mais il ne pouvait plus reculer et de toute façon, il y avait tellement longtemps que son âme était morte. Oh oui, tellement longtemps ! Dès les premiers jours d’école, il dut supporter les moqueries et humiliations de toute la classe. Les enfants peuvent devenir si cruels entre eux. Il n’entendait rien aux explications ou faisait semblant de comprendre pour éviter les brimades continuelles des instituteurs. Beaucoup pensaient qu’il était timoré. Même ses parents. Une vieille affaire héritée de la famille, disaient-ils. Mais toujours ils
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s’aventurèrent sur les chemins de considérations alambiquées, reposant sur des rumeurs à son sujet. Il prenait pleinement conscience de sa piètre situation rien qu’en observant les visages luisants d’hypocrisie parmi son entourage et les femmes. Plus tard, aussitôt ses études achevées, une carrière pleine de promesses, il crut que la chance lui sourirait enfin, ce qui lui donnait l’agréable sensation d’avoir réussi dans la vie contrairement à la plupart de ses excondisciples. Il en croisait parfois l’un ou l’autre dans la rue, mais il lisait toujours sur leurs visages les mêmes moqueries qu’autrefois malgré leur piètre condition. Il comprit alors qu’il ne pourrait jamais y échapper. Paradoxalement, les femmes commencèrent à s’intéresser à lui. Il s’éprit de Claire, une Française, imaginant que son amour pour elle fut réciproque. Cette créature prit la relève de ses parents et quand elle tomba enceinte une première fois, ensuite une seconde, il pria pour que l’un de ses enfants soit sourd ou au moins malentendant. Il ne se sentirait plus aussi désespérément seul. Une amère déception l’attendait. Le bilan : trois filles. Laurence, l’ainée, la complice de tous les instants avec sa mère. Carla et Jenny, les jumelles. Claire ne ratait jamais une occasion pour tourner en dérision son handicap devant ses amies ou pire, en présence de sa famille qui n’hésitait plus à l’appeler désormais Professeur Gugusse. Un sobriquet ridicule et d’autant plus dégradant qu’ils le lançaient
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publiquement aux yeux de tous et de ses collègues. Cela suscitait généralement gêne et sourires discrets autour de lui, sauf chez Claire. Elle sombrait invariablement dans une franche hilarité, à coup sûr relayée par celle des enfants. Claire fut sa première victime, suivie de Laurence et il se promit que d’autres la rejoindraient avec les compliments du Gugusse. La dernière en date fut Michael, un jour ou deux à peine après sa soirée aux Amitiés silencieuses. Il lui déroba son téléphone portable, une autre source d’informations qui s’ajoutaient à celles de son journal intime. Il savait tout. Aidé de Hans, il balança son corps dans les eaux glaciales de l’Atlantique et au moment d’enfoncer avec précision la lame qui sectionna la jugulaire, ce qui assurait une fin presque instantanée, il crut lire dans le regard de sa victime un inexplicable soulagement. Il fut conforté dans son idée qu’il venait de rendre service à un pauvre type. Cher Michael, si tu savais combien nous étions semblables. Mon sang coulait dans tes veines, mais tu ne m’as guère laissé le choix. Le regard de l’homme se rembrunit quand il songea aux récentes coupures de presse qu’il avait lues. Elles s’épanchaient, dans un style généreux, en détails scabreux sur la découverte de son corps au large de Lagos. Comment es-tu arrivé là, mon fils ? Pourtant, après la mort de Claire et de sa fille aînée, il éprouva une sorte de sérénité, une paix intérieure de quelques mois. Pas beaucoup
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plus. Il épargna au début les jumelles, non par souci d’humanité ou parce qu’un remord salutaire le tenaillait, mais pour ne pas éveiller la suspicion du FBI. Classé sans suite par les enquêteurs, le dossier sur les décès de sa femme et sa fille conclut à une mort accidentelle. Ce qui l’encouragea plus tard à maquiller la vérité sur l’accident dont fut victime Carla. Elle l’énervait tellement cette gamine et les voitures roulent si vite aux abords de Tilghman ! Chaque année ne recensait-on pas deux accidents graves, toujours au même endroit ? Cette harmonie avec lui-même fut brutalement interrompue par la visite à son cabinet d’un individu étrange. Il semblait le connaître depuis toujours, s’attachait à lui adresser la parole de cette manière qu’il appréciait tellement. Cet homme l’envoûta littéralement et prétendait accomplir une mission qu’il souhaitait mener à son terme ensemble, en sa compagnie. Il s’appelait Horbiger. Une des rares personnes qui daignaient lui accorder finalement un peu d’intérêt. Les yeux clos, le Gugusse se demanda s’il était assoupi ou encore de ce monde. Entouré d’une masse vaporeuse, couleur ocre avec des nuances brunes et reflets orangés, il se voyait chevauchant une machine bien étrange dont il n’avait jamais pu s’accommoder d’une description suffisamment cohérente. Il l’avait croisée dans ses rêves dès les plus jeunes années. Elle éveillait chez lui quelque chose de
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fantastique, de semi-androïde, semi-dragon et prenait des allures à la fois de cerbère céleste à tête multiple ou de vaisseau spatial sorti d’une bande dessinée des années trente. En réalité, le Gugusse façonnait ce monde toujours au gré de ses humeurs et des circonstances. Il découvrait la Terre, une nouvelle constellation, d’autres régions et se laissait envoûter par la magie de ses lieux en évoluant dans une autre dimension, celle de la démence. Aux prémices de ses hallucinations, quand une vague angoisse étreignait la gorge, des êtres parfois aussi étonnants que sa monture habitaient son esprit. Puis, avec le temps, tout se figea peu à peu, la nature, les arbres, les mers lui apparurent comme fossilisés pour l'éternité tandis qu’il s’enfonçait dans les couloirs tortueux d’une folie de plus en plus présente. Le théâtre de ses délires, au cours desquels il en venait purement et simplement à oublier qu’il existait, n’accordait plus qu’un rôle insignifiant aux hommes et femmes qui occupaient ses rêves autrefois. Sans eux, sans un souffle de vie, sans le moindre indice susceptible de justifier leur existence, avec seulement cet ordre voué exclusivement aux forces naturelles envers lesquelles il se plaisait à imposer sa loi, comment pouvait-il retrouver ne fût-ce qu’un soupçon de conscience et de morale ? Impossible évidemment. Ces hommes, ces femmes, ces enfants furent bannis de son existence. Désormais, le mal dirigerait sa destinée. Un parfait Mr. Hyde le jour, attentif vis-à-vis de ses patients, un Docteur Jekylls la nuit.
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Aujourd’hui, la machine l’emmène dans une odyssée infinie au-dessus des mers, de terres fertiles ou de déserts arides. Ici, il survole une éruption volcanique, çà et là, il devine la formation d’une tempête tropicale, d’une aurore boréale ou d’un arc-en-ciel aux extrémités perdues dans l’humidité d’une forêt équatoriale quoique ses couleurs ne se décomposent pas d’une manière similaire à celles de l’arc-en-ciel traditionnel. La lumière se dilue dans une sorte de magma perpétuellement animé d’ombres et de reflets rouges, verts, indigos ou violette. L’ensemble constitue une arche sous laquelle il passera bientôt. Toutes ces nuances posées par les mains expertes d’un artiste indiscutablement talentueux l’hypnotisent. Il vient de franchir l’arc-en-ciel et, ce qui n’est pas inscrit dans le programme, il flotte maintenant sur des vagues de points lumineux, légers comme une hirondelle, dans un ciel impressionnant de pureté. Il s’étonna que cette couleur suscitât une telle sensation euphorisante. Mais est-ce une couleur ? Le jour éclaire son dos d’une lueur phosphorique, la nuit étend son voile d’ombres impénétrables en face avec rien d’autre que des nuages qui roulent sur une ligne d’horizon parsemée de mille feux. Il ne peut jurer s’ils émanent de constellations ou d’une ville. Ceci lui parut tellement improbable qu’il rejeta cette éventualité. Pourtant, une de ces lueurs
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l’intrigue. Elle se détache nettement des autres tandis qu’il s’en approche à grande vitesse sans qu’il puisse faire quoi que ce soit. Il s’efforce à contrôler la machine, mais toute l’énergie dépensée pour y arriver demeure vaine. Inexplicablement, la lumière les attire, lui et sa monture. Tout à l’heure, juste avant de passer sous l’arche, il avait pu pour la première fois détaillé sa monture. Avec sa queue fouettant les vents en tous sens, ses têtes grimaçantes, elle était devenue fort laide au fil des années ; un dragon infernal, une sorte d’ange du mal. À droite, à gauche, le vide, excepté des ailes extraordinaires qui se déployaient en battant l’air tourmenté avec toujours la même maladresse. Cet attelage, fruit d’un imaginaire qui se nourrissait du sang de la vengeance, comptait trois visages agités mollement chacun à l’extrémité d’un cou démesuré. Mais celui situé exactement devant lui éveille maintenant sa curiosité. Il survole une agglomération impossible à identifier, directement suivie par un vaste plan horizontal bétonné, surmonté d’une tour et l’examine longuement. À son avis, il s’agit d’un aéroport, un dépôt ou d’une aire de stationnement. Les paysages se succèdent à une vitesse folle, sans logique apparente, le précipitant dans une spirale d’images holographiques, fugitives et effrayantes. Dans un même temps, l’homme se rend compte que la terre s’estompe pour se fondre dans un écran uniforme, sans relief. Elle disparaît de son champ de vision, à part la cime de quelques arbres émergeant d'un
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brouillard mêlé de flocons de neige. Plus rien n'évoque la proximité du sol. Seul l'éclat du halo de lumière aperçue tout à l’heure ne cesse de croître, il brille comme un phare le tirant vers une destination connue semble-t-il seulement de sa monture. Furtivement, une masse sombre surgie du néant apparut à sa gauche avant de s’évanouir dans la nuit. L’absence de visibilité l’empêche d’évaluer correctement la distance qui l’en sépare. Elle présente une forme très élancée, rappelant celle d’une fusée sauf que ses dimensions paraissent bien plus imposantes. D’abord, une désagréable prémonition le submergea quelques secondes ensuite, il crut à une illusion d’optique et un violent frisson le secoua avant qu’une vague de panique ne le saisisse. Impuissant, prisonnier d’une solitude aussi profonde que celle du comédien vers qui les regards d’un public silencieux se tournent au moment du dénouement d’une tragicomédie, plus rien ne peut le libérer de l’insoutenable tension qui le tenaille. En réalité, il n’est pas vraiment seul. Une bourrasque plus impétueuse que les autres les emporte, lui et la machine, dans une chute interminable. À présent qu’il se trouve sur le point de sortir des turbulences, la neige et le brouillard se lèvent comme un manteau d’arlequin devant eux. L’homme arrive sous une charpente métallique posée sur quatre piliers dressés aux quatre coins d’un carré parfait, un peu comme le tablier d’un pont dominé par un entrelacement de poutrelles assemblées
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suivant une structure complexe. Le décor possède quelque chose de fascinant et d’impénétrable. La plasticité des formes, la complexité de la construction, tout s’inspire indéniablement d’une architecture futuriste de la fin du dix-neuvième siècle. Je me trouve sous la Tour Eiffel et me dirige droit vers un des piliers ! veut-il crier. L’impact semblait inévitable, mais au dernier instant la machine dévia de sa route. L’homme respire, néanmoins son soulagement sera de courte durée. Alors qu’il s’éloigne en observant d’un oeil l’édifice s’estomper dans une atmosphère opalescente de brume, un réflexe instinctif le poussa à dresser la tête afin d’en mesurer sa hauteur. Il n’ignore pas qu’elle dépasse les trois cents mètres, mais vue ainsi, d’en bas, le sentiment d’écrasement devient saisissant. Tout ce qu’il put encore percevoir confusément était une énorme enseigne lumineuse clignotant au rythme des secondes. Elle indique la date et l’heure. 01 : 17 : 28 13 / 02 / 2000 Pourquoi cette date ? Il écarquilla des yeux pleins d’épouvantes. Non, impossible ! C’est fini. Cela remontait à quelques minutes, à quelques mois, après, après… mais après quoi bon sang ! Il s’affole. Tandis qu’un violent vertige le déséquilibre, il se pencha pour se cramponner désespérément au cou de la créature au bout duquel il reconnaît aussitôt le visage ironique de Bill, défiguré par le sourire dédaigneux qu’il
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lui adresse. “ Le fou !”, crie-t-il. “ Le fou !”, répète-til inlassablement comme un vieux disque rayé. Cette fois, Le Gugusse éprouvait les plus grandes difficultés pour mettre de l’ordre dans le capharnaüm coutumier de sa mémoire habitée par une formidable cour des miracles. Il se déplace à présent sur un sol carrelé rappelant un échiquier, avec l’apaisement merveilleux de se sentir chez lui, entourés de ses amis, ceux qui peuplaient les livres de son enfance. Hier, il y croisait le chat botté, Alice caressant son inséparable miroir, Batman ou Superman. Mais aujourd’hui, des personnages figés dans une froide indifférence le frôlent sans un regard. Qui sont-ils ? Ils partaient puis revenaient de plus en plus souvent dans le mirage de ses phantasmes. Ils le fixent de leurs grands yeux vides dissimulés derrière des masques d’un blanc immaculé. Des femmes, des hommes ? Que signifie au juste leur présence autour de moi ? Impossible de savoir. Les amis de ses rêves d’hier l’avaient abandonné. Il déambule au milieu d’un nombre incalculable de chaises et une infinité de tables. Sur l’une d’elles, un jeu d’échec. À deux pas, une créature sublime, jeune, belle, diablement belle même, trop à son goût. Une grâce féline qu’il désire fuir à tout prix, mais il n’y arrive pas. Elle ne porte pas de masque, contrairement aux autres et l’examine des pieds à la tête avec insistance. Assis à la même table un homme plus âgé l’accompagne et semble tenir dans ses bras le poids d’une foule de regrets gravés sur un visage austère. Il
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se reconnut, lui, le Gugusse, aux Amitiés silencieuses. La fille se lève et s’approche. « Qui es-tu ? demande-t-il intrigué. – Je suis la route qui te conduira vers la solution à tes maux. Tu peux m’appeler Laura. » Elle recule lentement, le fixant de ses yeux doux et l’invite d’un geste du doigt à la suivre. « Mon Dieu, Laura ! » S’appelle-t-elle vraiment Laura ? Quelle importance le prénom ! Doit-il l’aimer ou la détester comme les autres ? Il aurait payé très cher pour connaître la réponse à cette question. Les regrets, ce n’est pas le moment. Il les réservera pour plus tard peut-être… Les événements avaient pris encore le dessus, insidieusement, presque à la dérobée. L’homme ouvrit deux grands yeux étonnés. Combien de temps avait duré son rêve et quelle signification lui donner ? Y en a-t-il une au moins ? Bien sûr, mon vieux qu’il y en a une. Ne cherche pas plus loin. Tu deviens cinglé. Non, tu ne le deviens pas, tu es fou. Tu le sais. Tu as franchement perdu la boule. Voilà la coupable ! La mémoire, rien que sa mémoire. Toute cette affaire, cette fille, la partie d’échec étaient nées de son imagination fantasque tout comme avant d’ailleurs. Les autres fois. Quelles autres fois ? Allons, ressaisis-toi, tu es fatigué, oublie tout ça ! Mais oublier quoi, oublier quoi ?
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Sa tête lui jouait encore une de ces mauvaises blagues auxquelles il prenait l’habitude de réagir par l’indifférence. Le temps avait taillé sa route dans sa morne existence sans enregistrer d’aggravation significative. Aux pires moments, quand le doute le gagnait, la sensation que les pertes de mémoire devenaient plus fréquentes consumait le peu de scrupule qui lui restait. Il passait la ligne séparant le bien du mal sans savoir s’il reviendrait de son voyage dans l’enfer de la folie. Les mots manquaient. Alors, au cours de ces crises d’angoisse, habituellement la nuit, il s’affolait, terrassé par une violence intérieure gratuite envers le monde avant de sombrer, épuisé, dans un demi-état de somnolence. Puis il ressortait de sa léthargie, le corps transi, la tête vide. Pourtant, il ne s’était jamais senti aussi bien quoique parfois… Que s’était-il donc passé ? S’était-il vraiment passé quelque chose ? Quitte à l’inventer, trouver une réponse devenait vital. Effacer de son esprit malade Claire, ses enfants, Bill, Michael. Mais il ne pouvait oublier Laura. Pour l’effacer à jamais de sa mémoire, il suffisait de l’éliminer. Le Gugusse avait toujours eu horreur du sang, la simple vision d’une tache lui retournait l’estomac. Un comble pour quelqu’un appelé à s’en accommoder au quotidien. Jamais, il n’imagina que les choses en seraient arrivées à ce stade, mais il ne pouvait plus reculer. D’ailleurs, lui donna-t-on ne fût-ce qu’une seule fois dans sa pauvre vie, le choix ? Non, même Bauer n’avait pas manqué de lui rappeler, au cours de leur dernier entretien, certains éléments des
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accords qu’il convenait d’appliquer en cas de difficultés. Un rappel qui dégageait un parfum d’avertissement. Si vous échouez, nous pourrions revoir les termes de notre collaboration. L’homme saisit une pierre, glissa comme un serpent près du véhicule et s’approcha de la fille. Ses mains tremblaient, une boule lui serrait la gorge, mais il était désormais trop tard pour revenir sur ses pas. Laura attendait que son interlocuteur décroche et lorsqu’elle commença à lui parler, l’homme se redressa pour asséner un premier coup à la base du crâne. Mais il lui manquait toute la force nécessaire pour immobiliser sa victime. Il n’avait pas l’habitude de neutraliser ses proies avec une pierre. Il regretta de ne pas avoir emporté avec lui son précieux stylet de loin plus discret et efficace. Au lieu de gigoter comme une vulgaire fourmi à l’agonie, elle serait déjà morte, déplora-t-il. Laura poussa d’abord un cri, entre gémissement et douleur, ensuite brisa la vitre de la portière en la heurtant tandis qu’une terreur sans nom la possédait. Elle tourna des yeux vers son agresseur, à moitié aveuglée par les premiers filets de sang et hurla une dernière fois. Parfaitement insensible aux cris de détresse de sa victime, le Gugusse envoya un coup de poing faisant éclater les lèvres de la femme qui tomba à la renverse. Elle essaya d’amortir la chute, mais un nouveau coup à l’estomac mit un terme à ses souffrances. Elle sentit le sol se dérober et ses jambes vaciller tandis que sa tête butait durement contre le sol comme un gros sac de farine.
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L’homme tira de sa poche un mouchoir pour essuyer ses mains toutes poisseuses de sang et poussa le corps sans ménagement à l’intérieur de la Panda, il desserra le frein à main et laissa la voiture prendre de la vitesse en direction de la falaise située à moins de cent mètres. Elle descendait déjà à vive allure quand les roues grimpèrent sur une espèce de petit terre-plein et touchèrent le rail de sécurité qui séparait la route du précipice. L’impact fut si violent que le véhicule se souleva de plusieurs mètres avant de s’écraser deux cents mètres plus bas, complètement désintégré. Le Gugusse resta quelques secondes, les yeux à la fois brillants et tristes puis il enfonça dans sa poche le téléphone portable, retourna à sa place pour y attendre la nuit ainsi que son rendez-vous avec sa prochaine victime. « Elle ne m’appellera plus jamais Tommy de sa voix si douce. », regretta-t-il. 11 juillet 2000 – Paris – 11H00’ Une vague de chaleur s’abattait sur la ville depuis une semaine et rien n’indiquait à terme un changement. Une impalpable torpeur s’immisçait chaque jour davantage par les moindres interstices, les portes et les fenêtres grandes ouvertes. Assis derrière son bureau de l’avenue Émile Zola, Labévue raccrocha le combiné téléphonique. La
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machine s’emballait et les récents événements étayaient la mauvaise impression qu’une chose inquiétante se tramait sous la surface des eaux troubles du dossier Atlantide. Une issue imminente, apocalyptique. L’apothéose d’une affaire qui l’avait affecté jusque dans sa vie privée. Il voyait la fin avec un mélange de fascination, d’angoisse et soulagement, mais admettait que le bilan de ses derniers jours se résumait à une série de nouvelles alarmantes. Le cadavre de Michael repêché dans un état de décomposition avancé. Le médecin légiste éprouva toutes les peines pour établir l’identité de la victime. À l’instant Loïc lui annonçait froidement qu’un dénommé Smith, se faisant passer pour Michael, les avait baratinés pendant des heures à bord de l’Isabela. Laura se payait une nouvelle escapade chez la grandmère… Quelle mouche l’avait encore piquée celle-là ? Il n’éprouvait aucune envie d’exulter et ne devait pas compter sur le mobilier clinquant neuf autour de lui, tout éblouissant de blanc, ni la fraîcheur diffusée par l’air conditionné pour estomper sa mauvaise humeur ou regonfler son moral. Labévue se gratta le menton tout hérissé des poils mal rasés de la veille. Il espérait en finir le plus rapidement possible. « Mmm… Pas une minute à perdre, une sale journée. », rumina-t-il entre les dents. Après sa visite chez Armelle Aux Amitiés silencieuses, il en savait plus sur la vie de Bill et sa famille de cinglés que la sienne. Il retenait surtout de cet entretien, le portrait incroyablement précis que la femme avait de tracé de l’homme avec qui Bill avait rendez-vous avant de se livrer au jeu
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parfaitement débile de cette partie d’échec. En effet, monsieur de Morgan, votre histoire est une histoire de fou, grogna l’inspecteur. Le lendemain, il se présentait de nouveau chez Armelle pour lui montrer une photo, sans trop y croire. Cela lui paraissait tellement absurde d’impliquer dans cette affaire un des pontes de l’Alliance Atlantique Nord, mais Loïc n’avait-il pas parlé vaguement de Brendwood au cours d’une de leur conversation ? Est-ce lui ? avait-il demandé à Armelle. Sans hésiter, elle opina de la tête. C’est bien lui. Incidemment, survint un événement inhabituel, mais qui avait le mérite de mettre l’accent sur l’intérêt porté en haut lieu au dossier. Le Préfet de Police lui avait suggéré de s’adjoindre une équipe plus étoffée. Des hommes exceptionnels, le gratin du gratin en fait. Ils avaient déménagé dans un nouveau bureau occupant tout l’étage d’un immeuble pimpant. Inépuisables, ils abattaient un travail considérable en passant au peigne fin, jours et nuits, l’identité de chaque passager enregistré à bord de l’Isabela sur une liste au cours des trente dernières années. La piste du passager invisible évoquée par Loïc l’avait secoué et il comptait bien l’exploiter au maximum. Plus de trois mille personnes, décédées pour la plupart dans leur lit de mort naturelle, composaient une clientèle huppée. Toutefois, à partir des années quatre-vingt-dix, un nom revenait régulièrement sous la forme d’une anagramme absolument incompréhensible de treize lettres. DRAGONINSOULE Une grossière mystification et une raison suffisante
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pour éveiller l’intérêt ou même les pires suspicions parmi les membres de l’équipe. Les ordinateurs du Centre National de Données Informatiques crachèrent une demi-heure plus tard près de six cent cinquante millions de combinaisons possibles, la plupart sans grande signification et directement filtrées pour réduire ce nombre à une dizaine de milliers d’options seulement. Labévue sentait qu’il tenait enfin une piste solide, l’expérience lui démontrant que dans les affaires de cette nature, il suffisait de très peu pour faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. Tout ce qu’ils avaient cherché pendant des mois, lui, Laura, Loïc ou même Mary Mayer, se soldait par une perte de temps. Ils s’étaient royalement fourvoyés dans une impasse dès le début. À présent, il trépignait d’impatience, condamné à faire le pied de grue derrière son bureau avant de recevoir des résultats qui devaient lui parvenir d’un instant à l’autre. Aussitôt connus, leurs conclusions décideraient sans coup férir de l’évolution des prochaines heures. Quel nom sortirait-il des dix mille combinaisons ? Attendre… il n’avait guère le choix. L’hélicoptère mis à sa disposition se tenait prêt à décoller pour l’emmener directement à Bill’s house. Quelque chose se tramait là-bas. Il n’en était pas pleinement convaincu, juste un pressentiment. Malheureusement, l’accumulation des récents incidents l’avait acculé dans une logique de défense le poussant à gaspiller malgré lui un temps précieux. Une sorte de principe de précaution plus fort que celui d’agir sans attendre, mais à sens inverse
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ainsi qu’un insupportable dilemme qui attisait davantage sa mauvaise humeur. Il ferma les yeux et lâcha un soupir agacé avant de serrer les poings. Partir maintenant ou prendre mon mal en patience au risque de voir le nombre de victimes augmenter davantage ? Il décrocha à nouveau le combiné téléphonique pour appeler son collègue à Marseille. « Renforcez la surveillance autour de Bill’s house et déployez un cordon de sécurité, je vous rejoins vers le milieu d’après-midi. » Tous les soirs, Labévue s’engouffrait dans les embouteillages pour arriver pile au journal télévisé des vingt heures. La présentatrice l’intéressait plus que les actualités. Elle lui rappelait la belle époque quand Paulette luttait vaillamment contre les outrages du temps. Aujourd’hui, sa victoire se résumait à vivre avec l’illusion de les avoir domptés en s’empiffrant de sucreries à longueur de journée. Regarde ! J’en grignote et je ne grossis plus. Elle était devenue aussi imposante que lui. Pourtant, sans cette femme qui lui avait donné deux adorables petits diables, il n’aurait sans doute jamais trouvé la moindre poésie dans l’existence. Celle qu’il menait dans la banlieue de Rungis bascula définitivement dès le lendemain de l’agression de Bill ainsi que le meurtre de ce clochard. Un témoin de toute évidence gênant. Plusieurs contrariétés, infimes, sans relations apparemment avec l’affaire touchèrent sa vie privée. Il les jugeait trop insignifiantes, pour y
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attacher de l’importance. Une attitude qu’il regrettait aujourd’hui. Ensuite, tout parut s’emballer quand Mary Mayer lui adressa la dernière version du testament rédigé par Bill qu’il eut la maladresse de montrer à Bauer et ce fieffé comédien de Michael, alias Horbiger. Dieu, ce que Loïc avait vu juste après le départ de Bauer dans l’appartement de la rue Colbert !La photos montrait bel et bien Horbiger. Pas plus tard que la semaine passée, il était occupé avec Paulette, à ranger des papiers au sous-sol. Les enfants dormaient à l’étage, la maison sombrait dans la douce léthargie du soir. La sonnerie éraillée du téléphone écorcha la sérénité qui les avait toujours enveloppés en fin de journée d’un grand drap blanc pour les protéger des noirceurs du monde extérieur. Il se souvenait ne pas assurer la permanence de nuit. Sans trop savoir pourquoi, terrés dans la pénombre de la cave, tous deux prirent instinctivement des allures de chiens battus comme si le timbre leur fendait la tête et possédait quelque chose de démoniaque. Lorsqu’il décrocha, il n’entendit que la rumeur de la rue ainsi qu’une respiration à l’autre bout du fils. Il raccrocha. À peine eut-il tourné le dos que la sonnerie résonnait une nouvelle fois dans toute la maison. Il la laissa vibrer une grosse minute. Puis elle cessa juste au moment où il se décidait à empoigner le combiné. Il songea à un mauvais plaisantin et rejoignit Paulette. Quelques instants plus tard, un bruit bizarre, semblable au léger grincement du parquet ciré qui fléchit sous un poids, réduisait à néant la dernière once de patience qui lui restait. Il n’entendit plus que les tambourinements fous de son cœur, posa un
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doigt sur les lèvres de sa femme dont les yeux aussi ronds que des œufs de pigeons roulaient dans tous les sens. Il remonta les marches à pas de loup, avec tout le silence qu’il espérait meilleur que celui d’un sioux. Il eut juste le temps de distinguer un regard glacial derrière une paire de lunettes rondes et une silhouette prendre la fuite. La porte d’entrée n’avait pas été forcée ce qui permettait de croire que l’individu disposait d’un double de la clé. Sur le seuil, il ramassa une enveloppe. Elle contenait quatre balles. Une pour chaque membre de la famille. Sa belle assurance se fissurait en même temps qu’une colère sans nom emportait son esprit dans les intrigues dignes du plus mauvais thriller. Désormais, un véhicule banalisé emmenait chaque matin ses enfants à l’école et les reconduisait en fin d’après-midi à l’appartement. Pourtant, s’il devait logiquement se réjouir du renfort inespéré de la préfecture, il échouait invariablement sur une question fondamentale. Qui était Bill de Morgan ? Les renseignements encore tout chauds, grappillés çà et là à son sujet le troublaient. Ceux d’Armelle apportaient incontestablement un éclairage nouveau sur pas mal d’aspects obscurs, mais ils ne suffisaient pas pour faire toute la lumière. La présence de Brendwood quelques heures avant l’agression l’interpellait. Il avait poussé une première porte, celle de la Direction générale de la sécurité extérieure ensuite celle du M15. « Le capitaine de Morgan a travaillé pour nous autrefois, peu de temps avant la déclaration
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de guerre de l’Angleterre aux Allemands. Il se trouvait d’ailleurs en poste à Scapa Flow en guise de diversion à ses activités au service de renseignement britannique de l’époque et devait maintenir le contact avec un de nos agents dont les parents étaient proches des milieux nazis. À cette époque, on a commencé à parler d’Atlantide. – Comment s’appelait l’agent en question ? – Jim Morrison, sa mission consistait à infiltrer le réseau Atlantide. Il est décédé lors du naufrage du Royal Oak et fut remplacé par le capitaine de Morgan. – Et… », commença Labévue. L’autre l’interrompit et leva une main. « Désolé, nous ne sommes pas autorisé à vous en dire plus afin de garantir l’intégrité des opérations actuellement en cours. Secret défense. – Quelles opérations ? », se hasarda à demander l’inspecteur. Les visages s’étaient refermés comme des coquilles d’huître et telles furent les seules informations à peu près pertinentes qu’il reçut. Il découvrit une personnalité à plusieurs visages. Mais le portrait restait incomplet. Même après sa mort, Bill demeurait la pièce maîtresse d’un vaste théâtre autour duquel gravitaient, pareils à de sinistres apparitions, des personnages en tous genres au passé souvent nébuleux, des gens étranges, peu recommandables parfois, comme les Horbiger, Kirch et cette femme, Hélène Chaber que Bauer prétendait encore vivante en Allemagne. Bill donnait la désagréable impression qu’il était leur jouet.
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Il y avait aussi Éliana, Armelle, Mary Mayer, Mylène, Paulette, ses enfants et… Tous se bousculaient pour se frayer un passage dans sa grosse tête afin de mieux le persécuter chaque seconde, chaque minute qui passait. Un vertige le saisit. Sapristi ! Vraiment trop de femmes. Autant d’acteurs, autant de scénarios plausibles. Quel était le bon ? Chercher la clé et trouver le lien jusqu’à présent demeuré inviolable qui unissait ces gens, ouvrirait la dernière porte au mystère Atlantide. Oui, Labévue avait plusieurs bons motifs pour s’inquiéter et l’intervention menée tambour battant par les hommes du GISR sur le plateau du Parc naturel des Mamelles ne l’aidait nullement à voir les choses différemment. Mieux qu’Apocalypse now ! Un succès très mitigé, selon les plus optimistes. Un désastre, pour les autres ! La méthode employée fut discutable. Au ministère de l’Intérieur, on pliait le dos. On parla de commission d’enquête. La démission du ministre, un proche de l’Élysée, revenait régulièrement dans les rangs de l’opposition. En vain. Washington, bien que saluant le professionnalisme de l’intervention, se montra peu loquace sur les victimes. Parmi elles, deux hauts fonctionnaires américains appartenant à une branche particulièrement nébuleuse du quartier général de l’OTAN en Belgique. Deux citoyens au-dessus de tous soupçons bien entendu dont Brendwood. Le rapport officiel transmis aux différents échelons du gouvernement, indiquait que les hommes du GISR avaient trouvé des installations en parfait état de fonctionnement ainsi que plusieurs cadavres. Pas un mot dans la presse, encore moins sur les
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pertes humaines. Le GISR estimait qu’il ne devait des comptes à personne. Atlantide ne pourrait plus jamais exister sous aucun prétexte aux yeux du monde. Englouti ou plutôt, enterré, la destruction du centre devait en ce moment rendre fous furieux les survivants qui s’égaillaient vraisemblablement sur les routes ; de Vladivostok à Fort Albony et Cochin. Pourquoi pas celles de France ? Non, vraiment, pas de quoi pavoiser. Tout cela n’augurait rien de bon. L’inspecteur se sentait en partie responsable de la situation même si les renseignements glanés par-ci, par-là s’étaient révélés particulièrement précieux pour l’organisation de l’opération. Il avait commis deux erreurs. Primo, il accorda trop facilement de crédit aux déclarations de ce Michael. Il avait bien joué avec ses pieds celui-là ! Il paraissait tellement sincère. Dire qu’ils devinrent presque des amis ! Labévue renâcla au souvenir de ce type totalement épuisé dans son bureau pour raconter le récit hallucinant de son évasion à bord de l’Isabela. Ils se retrouvaient généralement au même café, « La Mort subite ». Quel nom ! Et pourtant tellement évocateur. L’établissement faisait le coin entre la rue de Rivoli et le boulevard de Sébastopol. Armelle affirma ne l’avoir jamais vu poser les pieds aux Amitiés silencieuses. Plus tard, après l’autopsie du corps retrouvé au sud du Portugal, il acquit la certitude que l’adversaire de Bill au cours de la partie d’échec était Michael, le vrai Michael. Alors, il prit conscience de sa méprise et l’ampleur des conséquences. Loïc avait raison une fois de plus. Les photos envoyées par Interpol confirmèrent tardivement l’identité
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réelle de Michael. Dans son ignorance la plus parfaite, Labévue avait ainsi croisé sur son chemin un Horbiger qui s’infiltrait totalement incognito au cœur de la petite vie de ses prochaines victimes en enregistrant leurs vaet-vient. Non, je ne me pardonnerai jamais une telle erreur ! Secundo, il avait annoncé au mois de février à Mary, Laura et Tiffany que l’Isabela dérivait au large des côtes françaises. Une maladresse… Il se reprochait d’avoir fermé les yeux trop facilement quand Tiffany évoqua l’idée d’un hélitreuillage de son frère pour sauver le bateau. Il n’avait pas tenté de la dissuader tellement les trois femmes l’exaspéraient. Pire ! La carte de visite que lui tendit à l’époque Tiffany permit de découvrir que le champ d’activité d’ECOMEX appartenait au domaine de la recherche océanographique et certainement pas celui du sauvetage en haute mer. Il n’avait pas réagi et avait sciemment envoyé à la mort Loïc qui s’en tirait miraculeusement avec seulement un pied abîmé. Un gaillard de cette trempe ne se rencontrait pas tous les jours. En d’autres circonstances, Labévue aurait pris un plaisir sincère pour lui réserver une visite de courtoisie. Et pour se pardonner une telle erreur, il décida de les tenir informé régulièrement tous les quatre sur les éléments de l’enquête en cours susceptibles de les intéresser. Il assumerait les risques de fuites qu’il estimait malgré tout limités puisqu’ils vivaient isolés du monde extérieur dans un endroit tenu secret. Du moins, le croyait-il… Et puis la nouvelle tomba comme un couperet. Le dossier Van Lancker et Horbiger passa chez
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Bauer. Désormais, Van Lancker, alias Helmut Kirch, n’existait plus pour lui. Un demi-regret, un demisoulagement. Labévue pivota sur son siège et contempla d’un œil plein de regrets le panorama que lui offrait son bureau sur Paris. Il aspirait à changer d’air, se libérer. Pourquoi ne pas s’évader avec sa famille en projetant une petite escapade dans le sud de la France ? Il se voyait déjà au volant de sa voiture, écoutant les chamailleries des enfants sur la banquette arrière. Il démarrerait discrètement l’air conditionné afin de repousser les insupportables émanations distillées par les deux ou trois gouttes de Chanel que Paulette avait la manie de poser sur une des manches de son chemisier uniquement lors de grandes occasions. L’idée ne l’abandonnait plus, devint une obsession. Elle n’était pas tout à fait innocente également. Monter à bord de l’Isabela afin d’y faire le point, lui donnait des ailes. L’inspecteur sentit monter une affreuse incertitude. Michael mort, Horbiger mort, Bill achevant sa partie d’échec au paradis, Van Lancker dans la nature, qui restait-il ? Et puis ce mystérieux Smith qui débarque sans s’annoncer. Loïc venait d’expliquer à l’instant que l’homme habitait à Evergreen, dans la banlieue londonienne. Ne serait-il pas finalement notre ultime joker ? Celui qui détient la clé de toute l’affaire. En plus, Mary Mayer restait son unique témoin encore en vie et son instinct de policier lui disait qu’elle courait en ce moment même un grand danger. Labévue se souvenait aussi des commentaires
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désagréables de la vieille femme à l’égard de Michael. Pourquoi cette femme concevait-elle autant d’animosité ? N’était-ce pas pour tenter de justifier une erreur commise dans le passé, impliquant ce pauvre homme ? Malheureusement, elle était aussi têtue qu’une bourrique et refusait de collaborer depuis qu’elle se trouvait en résidence surveillée pour sa propre sécurité. Saperlipopette ! Labévue frappa du poing sur son bureau. Ce que les gens aiment parfois compliquer les choses, engoncés dans leurs petites manies ! Il se leva, ouvrit la porte. « Guy ! Tu as une minute ? », cria-t-il dans le couloir. Un jeune rouquin apparut dans la seconde. « Cherche tous les renseignements sur un Mr. Smith domicilié à Londres dans un quartier appelé Evergreen. » Aussitôt seul, Labévue reprit le cours de ses pensées. La confrontation avec May paraissait définitivement compromise et celle avec Laura aujourd’hui même avait échoué. Des incidents empêchaient inopportunément les rencontres. Le fruit du hasard ? L’inspecteur aurait dû se méfier de ce maudit Horbiger. Il donnait finalement l’impression de ne pas être tout à fait net. Il ne disait pas tout et ce qu’il cachait, semblait bourré de dynamite. Le retour de l’homme parmi les vivants ne fit au bout du compte qu’accentuer l’indéfinissable malaise qui lui tordait l’estomac depuis le début. Son comportement rappelait d’ailleurs curieusement sur de nombreux
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points celui de Mary Mayer et Bill. Ne tenaient-ils en définitive pas entre leurs mains l’unique scénario valable ? Hé ! vous deux, livrez-moi donc votre secret. La dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, Horbiger se montra peu bavard. Il l’avait reconduit avec sa voiture privée jusqu’à son hôtel placé sous surveillance. « L’Isabela n’a pas trop souffert. Elle vous attend, prête à reprendre la mer. » Il bredouilla ces mots uniquement dans un souci de meubler la conversation, mais il ne reçut qu’un sourire amer et des yeux vides qui le détaillaient de haut en bas, les pupilles incroyablement dilatées. Il se rappela avoir déjà vu ces regards sur des fanatiques, des illuminés, certains malades également, potentiellement dangereux. Il éprouva l’indéfinissable pressentiment qu’il roulait peut-être en compagnie d’un psychopathe à ses côtés. Instinctivement, il avait glissé une main sous sa veste afin de s’assurer que le colt Python était correctement positionné dans son holster. Un geste qui n’échappa pas à son passager. Quelque chose dans ce visage l’avait indisposé, mais il se sentait parfaitement incapable de dire quoi. Était-ce un réflexe ou son flair de flic ? Il déclara à brûle-pourpoint qu’il serait affecté à un autre service dès la semaine prochaine. « L’enquête sur l’Isabela ne m’appartient plus. », acheva-t-il. L’espoir de provoquer une réaction se solda par un fiasco. Le personnage semblait décidément ne pas l’entendre, les pensées solidement ancrées quelque part dans les profondeurs d’un monde secret.
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Avares tous les deux de paroles, une atmosphère tendue s’était installée autour d’eux jusqu’à l’hôtel. L’inspecteur observait du coin de l’œil les mains de son passager occupé à frotter les verres de sa paire de lunettes d’un geste lent et régulier. « À force de les asticoter ainsi, il n’en restera plus rien, plaisanta-t-il. – L’eau de mer les a endommagés, je dois normalement les remplacer. » Horbiger, avait dit ces mots d’une voix atone avant d’ajuster la monture sur un visage manifestant une indifférence polie. Une seconde avait suffi à Labévue pour comprendre ce qui le contrariait tellement pendant qu’il roulait. Il reconnaissait la même paire de lunettes portée par l’intrus dans sa maison, huit jours plus tôt. Il réprima de justesse un mouvement de panique. Labévue commença à faire les cent pas dans son bureau. Horbiger serait-il encore vivant ? Non, impossible, Horbiger brûlait maintenant en enfer. Son corps faisait partie des victimes du plateau des Mamelles. Une coïncidence, sans doute. Ce modèle de lunettes était tellement courant. Mais alors, si ce n’est pas Horbiger, de qui s’agit-il ? Il se souvient encore qu’il adressa un signe au vigile qui discutait avec la réceptionniste à l’entrée de l’hôtel tandis que Horbiger prenait l’ascenseur sans un geste ni un mot. Aujourd’hui, Labévue réalisait que cet homme savait de toute évidence que la mort l’attendait quelque part sur le plateau des Mamelles.
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Pas plus tard qu’avant-hier matin, il se résigna à rédiger une série d’annotations susceptibles d’intéresser Loïc. Ne lui devait-il pas ça ? N’était-il pas finalement la seule personne qui lui inspirait vraiment confiance, même si parfois il avait l’art de parler de choses qui lui hérissaient le poil toujours au plus mauvais moment. Il gardait en mémoire l’image de cette grande sauterelle qui se dandinait devant lui, la dernière fois qu’il l’avait vu, sur un pied puis sur l’autre, celui qui le faisait encore souffrir. Laura avait prouvé régulièrement sa versatilité. Quant à Tiffany… Dans cette lettre, il parla abondamment de son entrevue avec sa mère, Armelle et envoya ses notes par courrier express de sorte qu’à l’heure actuelle, Loïc devait en avoir pris connaissance. Cela mettait aussi un peu de baume sur sa frustration de ne pas pouvoir expliquer lui-même, le triste sort réservé à Éliana. Pendant un court instant, il frémit à la pensée du calvaire enduré par la jeune femme découverte dans un endroit infesté de serpents qui l’épargnèrent inexplicablement, sans doute pour rendre sa mort encore plus affreuse. Elle gisait à côté d’un autre corps, atrocement mutilé. L’autopsie n’avait pu révéler directement l’identité de la victime, mais les analyses de l’ADN identifièrent sans erreur l’amiral Brendwood. Hier aux Amitiés silencieuses, aujourd’hui, mort et enterré avec les secrets d’Atlantide. Ce type jouait quel jeu ? Oui, une sale affaire, se disait Labévue, et le décor aseptisé de son nouveau bureau ne l’aidait certainement pas à voir les choses de manière plus positive.
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Le jeune rouquin aussi rouge que le feu d’une chaudière sur le point d’exploser, entra et se planta face à lui en agitant fiévreusement des papiers. « C’est le jour…, souffla-t-il. – Allons bon ! Assieds-toi, tu fais penser à une écrevisse à la sortie du four. Bonnes ou mauvaises nouvelles ? – Les deux. Je commence par quoi ? – Tu choisis. » – Voici le nom de notre passager clandestin. Par recoupement, nous savons que vous l’aviez entendu à l’époque. Il n’y a plus aucun doute, c’est notre homme. » Labévue examina la feuille que le rouquin lui tendait, il ferma un bref instant les yeux puis hocha la tête. « Seigneur Dieu ! L’imbécile… il a bien calculé son coup. Clandestin, clandestin… il n’est pas tellement un passager clandestin. C’est surtout un ami proche de madame Mayer. Cette fois, elle va passer à table, ça, je peux te le dire. » La mine assombrie par cette nouvelle qui le prenait de court, l’inspecteur pivota sur ses talons et marcha vers la fenêtre, deux poings rageurs fourrés dans les poches de sa veste. Le silence qui le séparait de l’écrevisse l’obligea à se retourner. « L’autre… je t’écoute. – Ici, ce sont les mauvaises nouvelles. On a signalé un accident de voiture à proximité de Gourdon. Le chauffeur s’en sort avec seulement les vertèbres
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cervicales en compote. Elle a eu de la chance. – Elle ? » Le rouquin vira au cramoisi. « Une de vos protégées. C’est Laura. » Labévue parut se ratatiner et déambula comme un animal blessé vers une chaise. Il inspecta la fiche signalétique du clandestin sous toutes les coutures et regretta de s’être laissé si stupidement berner. DRAGONINSOULE pour Ronnie Douglas, chuchotat-il. « On a bouclé la zone ? – Dès que l’hôpital nous a adressé la confirmation de l’identité de la victime. – Bien… la suite. – La suite ? Un corps a été découvert dans le périmètre de Bill’s house. – Et ? demanda fébrilement Labévue. – Celui de Van Lancker. – C’est tout ? », répliqua sèchement l’inspecteur. L’autre hésita, se dandina un moment sur ses jambes. « Non. Il y a encore ceci. Evergreen est rasé de la carte depuis belle lurette. Il ne reste du quartier aujourd’hui que broussailles et souches d’arbres infestées de rongeurs.» Il tendit un papier que Labévue dut relire deux fois. « … et Smith est mort évidemment. », enchaîna Labévue. Le rouquin acquiesça d’un bref mouvement de la tête.
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« Une mort abominable paraît-il. Il vivait séparé de sa femme. À l’époque, les soupçons pesèrent sur elle dès le début, ensuite abandonnés. Elle est décédée dans des circonstances suspectes quelques semaines plus tard. » Gourdon – Route départementale 3 – 11H15’ Le taxi s’arrêta. Un barrage de police bloquait la seule voie d’accès qui menait au village devenu une invulnérable forteresse se trouvant en proie à une fièvre inhabituelle. Ils s’agglutinèrent, tous de noir vêtus, bardés de mitraillettes, autour de la voiture comme des souris sur un morceau de fromage. Un malabar, le visage de brute déformé par des tics, s’approcha leur intimant à coup de grands gestes désordonnés de s’écarter. Le chauffeur, comprenant qu’ils n’étaient visiblement pas les bienvenus, engagea la marche arrière. Loïc, moins disposé peut-être à faire demi-tour, commença à se trémousser. « Y a des jours où les emmerdements pleuvent et semblent se donner le mot pour semer la zizanie. – Tu peux toujours sortir ton parapluie. », déclara Tiffany. Sa voix dissimula mal une pointe de panique « Ben… j’irais bien leur demander de m’en prêter un. » Loïc s’arracha du siège, descendit de la voiture et marcha d’un pas décidé vers le barrage sous les yeux affolés de sa sœur. Ceux du chauffeur, ronds comme des coquilles d’œufs, ne rataient plus une miette du spectacle.
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Une ambulance dévala sur la chaussée et disparut, sirène hurlante, happée par un grand nuage de poussière pendant que Loïc observait droit dans les yeux la brute, le canon de la mitraillette à deux centimètres de son nez. Les deux hommes discutèrent ainsi pendant des secondes qui parurent des heures pour Tiffany. Son frère toujours aussi impassible dévisageait l’autre que les tics convulsaient comme un champ de bataille au moment de la reddition. Cinq minutes plus tard, ils payaient tous les deux le chauffeur de taxi et montaient les derniers cent mètres qui les séparaient d’un véhicule de police, encadrés par une escouade de molosses aux airs patibulaires. Une jeune femme les fit asseoir et demanda de patienter à l’intérieur d’un fourgon inoccupé. Tout le monde parut ne plus se soucier de leur présence tandis qu’ils regardaient benoîtement l’étonnante effervescence autour d’eux ainsi que la dépanneuse accotée sur le bord de la route. Quatre vérins la stabilisaient tandis qu’elle remontait quelque chose qu’ils ne pouvaient pas encore distinguer. Des voix crachotaient des ordres d’une radio à l’autre dans les véhicules de police. Un petit bonhomme sans âge, habillé d’un élégant costume gris approcha, accompagné d’une vigile trottinant à ses côtés. Il ne se présenta pas et entra directement dans le vif du sujet. « Vous prétendez connaître une des victimes ? », dit-il d’une voix tranchante. Loïc avait l’habitude des gaillards jouant sur le registre de la fermeté ou de l’intimidation et il n’était pas disposé à se laisser démonter aussi facilement. Entre les deux, la nuance ne lui échappa pas,
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le type qu’il avait devant lui jouait la carte de l’intimidation. « Une des victimes… quelles victimes ? » Au même instant, Tiffany lança un cri déchirant. Sur le parapet, venaient d’apparaître les débris d’une voiture tirée par le câble de la dépanneuse. « Est-elle… nous connaissions le chauffeur de ce véhicule. », annonça-t-elle la voix tremblante. À qui le tour maintenant ? pensa Loïc. Il jeta un œil de travers en direction de sa sœur, effondrée, les joues inondées de larmes et posa sa tête sur son épaule. Puis une idée lui traversa l’esprit. Il ne savait pas si elle modifierait quoi que ce soi, mais essayer ne coûtait rien. L’homme qui se tenait devant lui cherchait visiblement à les acculer dans une impasse qui les forcerait tôt ou tard à se contredire. Ils deviendraient très facilement les premiers suspects, lui et Tiffany. Loïc l’examina froidement, sans complexe, le sourire aux lèvres. Un petit chef drapé de suffisance dans ses soieries. « À votre place, j’appellerais l’inspecteur Labévue, il pourra vous en dire plus que nous… » L’effet fut immédiat, mais pas celui escompté. L’autre tourna au rouge, étouffa un juron et les abandonna en compagnie de deux plantons armés jusqu’aux dents. « Ben ma p’tite sœur, ch’pense qu’on est dans d’beaux draps. Étape suivante, ce guignol nous passera les menottes. Ça, c’est sûr. » Tiffany ne détachait pas son regard de l’épave de la voiture.
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« Tu crois qu’elle est morte ? souffla-t-elle. Tu crois qu’ils l’ont tuée ? » L’ambulance était partie à tombeau ouvert. Un indice suffisant pour indiquer que Laura était encore en vie. Restait une inconnue : le serait-elle à son admission à l’hôpital ? Loïc désira néanmoins la rassurer. « Je suis certain qu’elle s’en tirera sinon il n’y aurait pas tout ce ramdam autour de nous. » La chaleur brûlait le toit du véhicule directement exposé aux rayons du soleil et l’air à l’intérieur de l’habitacle devint rapidement irrespirable malgré les vitres baissées. Loïc et Tiffany ne savaient pas vraiment ce qu’ils attendaient. Ni le planton posté à dix centimètres des portières, ni le petit chef ne s’inquiétaient de leur sort. Vers le milieu de l’après-midi, la vigile revint avec deux sandwiches et une bouteille d’eau. « Trop aimable mam’selle… direz à vot’ gigolo en robe de chambre qu’il peut… » Le vacarme de trois fourgons mortuaires, escortés d’estafettes sur leurs motos inondées de lumières rouges et bleues, interrompit Loïc. Tiffany connaissait suffisamment son frère pour savoir qu’il sentait la colère monter comme la lave d’un volcan. Plus rien ne l’arrêterait si elle explosait. Il observait en ce moment le petit chef, incontestablement à son affaire, face à une armée de caméras et de journalistes. « Regarde-les, maugréa-t-il, ils se déplacent toujours quand le spectacle est assuré. Il n’y a que ça pour les aguicher. Le spectacle et le sang. »
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L’attroupement accordait manifestement très peu d’intérêt à l’épave pendue au crochet de la dépanneuse. Ce qui se tramait plus haut les intéressait, là où le regard portait dans la poussière et l’invraisemblable fouillis de curieux, d’hommes et de femmes en uniformes au milieu des voitures. De cette fourmilière, se détacha une silhouette, rondelette, se déplaçant d’une marche étonnement souple en donnant des ordres à ceux qu’elle croisait. Loïc et Tiffany poussèrent un soupir de soulagement lorsqu’elle s’approcha du véhicule pour écarter de son passage sans ménagement les deux plantons. Labévue arracha presque la porte et les sortit tous les deux vers l’extérieur sous les yeux éberlués des autres. Ensuite, sans attendre, il fonça comme un taureau vers la foule de journalistes, tira le petit chef dans la voiture, à la place occupée une seconde plus tôt par Tiffany et Loïc, ferma les portières avant de jeter les clés loin dans le précipice puis tourna les talons, abandonnant son collègue sous le feu des flashs et des caméras. « Vous ici ? J’avais demandé qu’il vous appelle. Est-ce lui ? demanda Loïc en montrant du doigt le petit chef. – Même pas… c’est l’hôpital. », siffla Labévue. L’inspecteur se contenta de sourire d’un air matois avant de continuer. « Monsieur Chaber, j’ai toujours éprouvé un amour inconsidéré du devoir pour le travail bien fait et l’achever moi-même. Mais il y a plus important. J’aimerais vous exprimer mon désappointement quand j’ai appris la mort de madame Avril. Je sais que vous étiez proches. Le GISR ne partage pas le
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même sentimentalisme que moi malheureusement. » Tiffany mordillait nerveusement les lèvres dans son coin. « Et Laura ? », demanda-t-elle. Elle était exténuée, sale, le corps moite avec chaque fibre de ses vêtements imprégnée de l’odeur de transpiration. Cinq heures passées dans la fournaise du véhicule de police eurent raison d’elle. L’inspecteur se sentit maladroit. Il étudia son visage et préféra encore mentir pour la bonne cause. « Bien, elle va bien. Elle est au CHU de Nice. Elle s’en sortira avec des ecchymoses et quelques sueurs froides. Elle a eu la chance incroyable d’être éjectée de la voiture avant l’impact. » Il ne souhaitait pas les alarmer inutilement et préféra éluder la longue période de rééducation à laquelle la jeune femme devrait certainement se soumettre pour limiter les séquelles résultant d’un traumatisme qui ne se réduisait pas seulement au domaine purement médical. « Venez, je vous explique, mais dépêchons-nous, il n’y a pas une minute à perdre. C’est une boucherie là-bas, une véritable boucherie méthodique et insensée. » Ils commencèrent à monter d’un pas rapide en direction de Bill’s house. Ensuite, Loïc qui ouvrait la marche se retourna brusquement vers sa sœur. « As-tu sur toi la liste des noms ? » Labévue l’interrogea d’un regard en coin tandis que Tiffany sortait d’une poche le document découvert la veille à bord de l’Isabela. Loïc anticipa la réponse à la question que l’inspecteur avait déjà sur le bout de la langue tout en présentant le papier à la
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lumière éclatante du soleil. Après quelques secondes d’observation minutieuse, son cœur s’emballa, il sentit une bouffée d’excitation monter. « Et dire que je me creuse la cervelle depuis hier pour trouver ce qui retenait tant mon attention avec ceci. », soupira-t-il. Il réalisa que les deux autres attendaient des explications. « Tenez inspecteur, ne vous attardez pas sur les noms, pas encore. Laura et Tiff ont mis la main par hasard sur ce document qui était soigneusement dissimulé dans la cuisine de l’Isabela. Regardez ici en bas, à droite. » Labévue sourcilla à peine. C’est tout juste s’il remarqua une série de lettres écrites à la main et partiellement estompées par les effets du temps. « Oui, je vois quelques lettres et alors ? J’ai à faire monsieur Chaber, vous m’expliquerez cela plus tard. » Labévue reprit sa marche tout en glissant la feuille dans son veston. « Un instant inspecteur, puis-je noter ces inscriptions ? Je passe un coup de fil et vous rejoins dans quelques minutes. » Loïc attendit de se retrouver seul pour contacter Sidney Clark à Seattle, une vieille connaissance. Ils avaient travaillé ensemble sur un projet autrefois. ECOMEX s’était payé le luxe de s’offrir les services de cette femme, un cerveau – on pouvait même dire LE cerveau – en matière de cryptologie civile. À l’autre bout du fil, Loïc perçut d’abord le crépitement d’un combiné téléphonique que l’on
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manipulait gauchement, ensuite une voix grincheuse. « C’est pas une heure pour réveiller les braves gens… » Nullement intimidé par l’accueil glacial de la femme, Loïc l’interrompit afin de couper court aux inutiles présentations. « Sid, c’est Chaber pour ECOMEX. Excuse-moi de te déranger, je sais que les braves gens ne méritent pas un tel supplice au milieu de la nuit. J’ai quelque chose pour toi. Tu peux noter ? Je t’explique après. L’affaire est super urgente. » Cinq minutes plus tard, il raccrocha. Sidney avait promis de le rappeler dans une heure ou deux. Loïc marcha à contrecœur vers Bill’s house où l’attendait Tiffany le visage blême. Il fouilla du regard l’intérieur de la maison dont il distinguait une partie par la porte d’entrée principale gardée par un policier. Il crut reconnaître la silhouette de Labévue puis revint avec une pointe d’anxiété vers sa soeur. « Seigneur que se passe-t-il encore ? » Elle agita une main, embrassant d’un œil plein de dépit la façade de Bill’s house. « Nous ne pouvons pas entrer à l’intérieur. Labévue m’a juste indiqué qu’ils étaient tous les deux là. – Qui ça Ils ? – Mary ainsi qu’un autre type. Ils sont morts tous les deux avec leurs secrets. » Pendant qu’un sentiment d’horreur les submergeait, Labévue leur adressa un signe de la main les invitant à le rejoindre sur le pas de la porte d’entrée.
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« N’entrez pas, ce n’est pas très joli. Connaissez-vous Ronnie Douglas ? » Il n’attendit pas leur réponse. « Non ? Bien… Je vous aide un peu. Dans la vie, Ronnie est d’abord un médecin réputé outreAtlantique. À l’ombre de ses occupations professionnelles et au cours de son temps libre, il s’adonne avec passion à des activités criminelles sous le couvert d’Atlantis. En clair, Ronnie répond au profil du psychopathe de la pire espèce connue au cours de ces vingt dernières années. Ce nom vous dit-il quelque chose ? » Ils agitèrent la tête en signe de réprobation. « Moi non plus, jusqu’à ce matin. » Il hésita puis leur tendit un cliché polaroïd avec le visage d’un homme à moitié déformé par une bouillie de fragments osseux et sang coagulé. « Il n’est pas très beau. Le voici. Déjà vu ? Loïc leva la main pour éloigner la vision d’horreur que la photo révélait crûment, dépouillée de tout artifice qui aurait pu déformer la réalité du supplice enduré par la victime. « C’est Smith ! explosa Tiffany d’un air dégoûté. – En effet, mademoiselle. Mais ce monsieur Smith me pose un petit problème. Il est mort depuis des années. Par contre, celui de la photo, je peux vous affirmer que je le connais pour l’avoir interrogé au mois de février, le treize février si je ne me trompe pas, en compagnie de Laura. Elle buvait un verre avec lui aux Amitiés silencieuses. » Labévue attendit qu’ils digèrent tous les deux chaque mot et chaque virgule de ses
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déclarations. Il regarda Loïc avant de poursuivre. « Bravo Loïc, je vous présente votre troisième homme, votre passager clandestin, celui qui vous a selon toute probabilité assommé à bord de l’Isabela et l’auteur du massacre… » Il se tourna ensuite vers Tiffany. « … celui que Laura appelait affectueusement Tommy. » L’inspecteur étudia l’expression de la jeune femme ; un mélange d’étonnement et de résignation. Manifestement, elle ne l’a jamais vu, conclut-il pour lui-même. Il fit un signe au policier de faction à l’entrée de la maison. « Il vous ramène à bord de l’Isabela et je vous rejoins en début de soirée. » Il les regarda encore une dernière fois avant de disparaître dans la lueur incertaine du couloir de la maison. Après cinq minutes de route et de silence, Tiffany fut secouée d’un rire amer. « Cette voix que Smith me rappelait, était celle de Tom. Enfin… je veux dire, la voix de ce Ronnie Douglas, corrigea-t-elle. Je l’avais encore au téléphone au mois de février. » 22 juillet 2000 — Isabela À peine revenu de Bill’s house, Sidney avait rappelé Loïc. Les caractères écrits au bas du document correspondaient à deux mots ne présentant a priori aucun lien entre eux. Pendant une demi-
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heure, elle lui parla d’un énigmatique code Lorenz, un système de cryptage utilisé par les Allemands au cours de la Seconde Guerre mondiale et lorsqu’il raccrocha, il ne sentait pas plus avancé. L’inspecteur les avait retrouvés en début de soirée, tous les deux encore sous le choc des épreuves supportées durant les dernières heures. Le lendemain Tiffany embarquait avec lui dans le TGV à destination de Paris. Dans les jours qui suivirent ces événements, la vie parut enfin reprendre son cours normal. Ils avaient fait les gros titres dans la presse écrite, alimenté les infos des journaux télévisés. Loïc et Laura devinrent en quelques heures les coqueluches de toute la France. Elle venait de quitter le service des soins intensifs et les médecins, réservés sur ses chances de rétablissement au début, se déclarèrent surpris de la rapidité avec laquelle elle récupérait au point que dans une semaine les visites seraient probablement autorisées si son état le permettait. Par contre, ils n’osaient pas se prononcer sur les dégâts d’ordre psychique, ce qu’ils désignaient sommairement par SSPT, quatre lettres redoutables derrière lesquelles se cachait le syndrome de stress post-traumatique, un trouble dont les effets encore mal connus se révélaient parfois aussi destructeurs que les lésions corporelles infligées lors d’un accident. Sur ce point, Labévue évitait d’évoquer ouvertement l’hypothèse d’une tentative de meurtre ou même d’une agression. Il en était intimement persuadé bien sûr, mais malheureusement il ne
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pouvait établir la moindre relation entre la présence du corps de Van Lancker découvert dans les broussailles à proximité de Bill’s house, celle de Ronnie Douglas à l’intérieur de la maison et Laura, dans un précipice de cent mètres. Il restait juste à l’inspecteur le fragile espoir d’obtenir le témoignage de la jeune femme, persuadé que si elle s’en tirait, elle apporterait un peu de lumière sur des questions demeurées sans réponses. Ne fut-elle pas une des dernières personnes à discuter avec Mary Mayer ? Loïc profita du calme relatif à bord de l’Isabela pour redécouvrir la même sensation d’indépendance rencontrée quand il travaillait pour ECOMEX ; une liberté si chèrement acquise et que les moments vécus depuis plusieurs mois lui avaient appris combien elle était fragile. Et combien cette sombre période l’avait changé intérieurement. On pouvait même dire, intrinsèquement, jusque dans sa chair. Le souvenir d’Éliana s’estompait irrémédiablement, malgré lui. Il éprouva une espèce de honte quand il dut se résoudre à l’idée qu’avec le temps, un étrange sentiment de bien-être et sérénité effaçait celui du regret. Quant aux Pacific Intruder, Oceanic Hunter, les sandwiches de Wang, les crevettes de la mer de Tasman, ils appartenaient à une autre vie. Il pouvait désormais ouvrir un nouveau chapitre d’une existence avec l’Isabela en guise de décor. Avec l’Isabela et inévitablement Laura ainsi que Tiff, pensa Loïc. Il lorgna la pile de courrier qui s’entassait au jour le jour sur une des tablettes de rangement
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qui entourait le carré. Le revers d’une célébrité éphémère qu’il voyait d’un mauvais œil. Il y avait un peu de tout, des cartes, des télégrammes, des colis, des correspondances à première vue ordinaires et même une sollicitation pour participer à un débat télévisé. Loïc les examina distraitement en se demandant par quelle turlupinade tous ces gens eurent vent de leur adresse en si peu de temps. Puis, il s’arrêta sur une enveloppe jaune, adressée à Laura, plus épaisse, le format plus grand. Elle était arrivée la veille. Contrairement aux autres correspondances, le nom de l’expéditeur n’apparaissait pas et le cachet de la poste sur le timbre indiquait le onze juillet. Loïc devina instinctivement que ce courrier était porteur de nouveaux éléments. Le même jour que l’accident, murmura-t-il, le visage sombre. Il porta encore son regard sur le cachet. Le mot Gourdon se détachait nettement en lettres noires sur l’enveloppe ce qui ne laissait planer le moindre doute sur l’identité de l’expéditeur déjà avant de découvrir son contenu. Il ne pouvait se permettre le luxe d’attendre la semaine prochaine, le jour de la visite qu’il rendrait à Laura et ouvrit l’enveloppe d’une geste décidé. La gorge serrée, il découvrit deux feuilles soigneusement pliées en quatre ainsi qu’un disque DVD. Il commença d’abord par lire une lettre posthume, une sorte de confession rédigée par May vraisemblablement très peu de temps avant sa mort.
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Gourdon, le 11 juillet 2000 Ma chère enfant, Puis-je t’appeler ainsi une dernière fois ? Lis cette lettre avant de regarder le DVD qui accompagne cette correspondance. La caméra que tu m’as offerte, fut d’une grande utilité. Tu devines évidemment qu’hier, au cours de notre longue discussion, mes hésitations pour répondre à certaines de tes questions cachaient des choses que je ne souhaitais pas divulguer. Mais puisque voici mon heure, celle de mon ultime contact avec le monde des vivants, je consacrerai le peu de temps qu’il me reste pour confesser des agissements peu louables commis par le passé. Il t’appartiendra de transmettre cette lettre à l’inspecteur si tu estimes une telle démarche opportune. J’ai eu une liaison avec Tom autrefois et de cette relation un enfant est né. Nous nous étions rencontrés sur le chemin des Bâtards. Te rappelles-tu encore de notre conversation au mois de février ? Nous avions parlé de cet endroit maudit, mais je refusais d’en dire plus. Nous avons appelé l’enfant Michael. Tom était déjà marié avec une Française vivant aux Etats-Unis et ne pouvait pas reconnaître cet enfant.
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Michael était le fruit de l’insouciance de deux jeunes emportés dans le tourbillon de la guerre. Sans un sou, je ne pouvais pas m’en occuper et je l’ai confié à une de ces innombrables familles d’accueil comme il en existait à cette époque. Christie, la mère de Martha, s’est occupée de l’enfant à la condition expresse que je puisse le récupérer dès la fin des hostilités et venir une fois par semaine chez elles. Tout cela fut acté chez un notaire. Malheureusement, la chance n’était décidément pas de mon côté. L’étude fut détruite pendant un bombardement et par la même occasion, l’extrait d’acte de naissance de Michael. Les preuves que j’étais sa mère s’envolaient. Avec un enfant désormais sans nom sur les bras, Christie et Martha comptaient bien exploiter la situation. Martha commença à tourner autour de Bill afin que Michael porte le nom des Morgan. Ils ont vécu ensemble sous le même toit au point que Bill devint véritablement accro de ce petit bout qui gigotait dans ses bras. De son côté, Martha se gardait bien de révéler le nom de la mère tandis que j’étais dévorée par la honte. Heureusement, les temps ont changé. Mais, contrairement à mes explications d’hier, Bill a très rapidement compris que cette femme tentait de l’embobiner.
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Il en a eu la confirmation lorsqu’elle s’est enfuie à Evergreen avec l’enfant. Prise peutêtre par le remords, Christie s’est donné la mort un jour d’hiver. J’ai expliqué toute l’affaire à Bill, plus tard chez les Pochet. Bien sûr, il est tombé des nues et n’imaginait pas un seul instant qu’il portait mon enfant dans ses bras quand il vivait avec Martha. Au nom de l’amitié qui nous unissait, ce fameux pacte “Croix de bois, croix de fer” dont je t’ai parlé au mois de février, il a introduit une demande de reconnaissance en paternité obtenue assez facilement (contrairement à mes explications de la veille) puisque Michael était considéré orphelin de père et de mère. J’ai très mal agi envers ces deux hommes. Je devais tant à Bill et Michael n’a jamais appris que j’étais sa mère. Je viens d’apprendre sa mort qui m’a définitivement détruite. Regarde le DVD. Pour des motifs que je n’arrive pas à m’expliquer encore aujourd’hui, la honte m’éloignait chaque jour davantage de mon fils. Un psy pourra sans doute apporter une bonne réponse à ce sujet. Quant à Tom, il ne m’a jamais pardonné de vivre avec Bill. Si tu m’avais dit que tu étais en sa compagnie aux Amitiés silencieuses, j’aurais pu mieux
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comprendre la réaction de Bill avec son allusion au fou. Le fou, c’était Tom ! Au fil des années, sa rancœur nourrie d’une authentique folie dévastatrice devenait plus vive à mon sujet ainsi que mon entourage et par conséquent, toi, Michael, Bill. Au début, j’essayais d’arrondir les angles avec lui en l’invitant plusieurs fois à bord de l’Isabela. Une terrible erreur ! Il a commencé à fréquenter Van Lancker et fatalement les milieux évoluant dans la sphère d’Atlantide. Tom se moquait d’Atlantide. L’organisation lui servait uniquement de couverture pour assouvir ses besoins de vengeance. Encore une fois, je t’invite à regarder le DVD pour découvrir le sort que je lui ai réservé. Je l’attendais, il est venu. Derrière ce psychopathe, tu trouveras Ronnie Douglas. J’ai découvert sa véritable identité par hasard, peu de temps avant de quitter l’Isabela, en surprenant des bribes de conversations entre Van Lancker et Tom. L’un et l’autre ignoraient ma présence et n’hésitaient pas à s’appeler par leur vrai nom. Je ne dispose évidemment d’aucune preuve formelle attestant que Tom était fou, mais son témoignage que tu découvriras sur le DVD, me semble suffisamment éloquent.
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Je me souviens aussi que Michael et Bill m’avaient vaguement parlé du docteur Kinsley à Londres. Peut-être que cette piste conduira à quelque chose. Pourquoi t’ai-je encore menti ? Parce que je n’étais pas encore sur le chemin qui mène au pardon et vivais avec le poids d’un secret vieux de presque soixante années. À présent que tu as lu cette lettre, je peux partir. Que mon âme puisse reposer en paix à côté de celle de Bill et que la vie te soit plus indulgente qu’elle ne le fut à mon égard. Mary PS : Labévue a reçu une copie du DVD. La lecture aussitôt achevée, Loïc se leva et marcha, l’air hébété, sans but précis sur le pont. Quelques instants plus tard, il introduisait le disque dans le lecteur de son ordinateur portable. Incrédule, il assistait sur le petit écran à une mise en scène morbide qui resterait probablement ancrée dans sa mémoire aussi solidement que les racines d’un séquoia millénaire. Il sentit le sang se glacer pendant que les minutes et les secondes défilaient dans le coin inférieur de l’écran. Une femme âgée apparaissait en gros plan, le visage souriant qui occupait tout l’écran. Ensuite, elle recula et procéda à quelques réglages de la
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caméra avant de disparaître du champ de vision de l’objectif. Enfin, vous voilà madame Mayer ! grommela Loïc entre les dents. Il aperçut d’abord Smith ou plutôt Douglas, les chevilles et les mains ligotées sur une chaise. Il portait un bandeau autour des yeux. Un appareil curieux se tenait posé sur un trépied à la hauteur de la tête. La femme s’en approcha et tourna énergiquement une manivelle située sur la partie supérieure de l’objet. L’opération dura d’interminables secondes au cours desquelles le cliquetis du mécanisme remplissait l’endroit d’un bruit sinistre. Puis elle glissa avec toujours le même sourire aux lèvres, une petite pièce longiligne dans une encoche. Douglas ne bougeait pas. Il paraissait soumis à l’emprise d’un hallucinogène, totalement étranger à la présence de Mary. Elle quitta de nouveau le champ de vision pour revenir, une minute plus tard, munie d’un seau et d’un support métallique au bout duquel pendait une boîte avec à sa base un tuyau ainsi qu’un compte-gouttes. « Tom, m’entends-tu ? Monsieur Douglas, m’entendez-vous ? » L’homme ne réagissait pas. Elle s’en approcha et le gifla avec une force inouïe. « Allons, je sais que vous m’écoutez. Ne perdons plus notre temps, je vous prie. » Sans attendre une réaction, Mary saisit une serpillière, la plongea dans le seau avant de l’essorer soigneusement. Elle frappa encore plusieurs fois violemment le visage, indifférente aux gémissements de Douglas et ses mouvements aussi vains que
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désespérés pour repousser les coups de cette matraque improvisée. « Je suis vraiment désolée pour ce réveil quelque peu brutal, mais avouez que votre bonne volonté laisse à désirer. En plus, j’ai une journée relativement chargée aujourd’hui. Je vous poserai des questions, ensuite nous devrons nous séparer… définitivement. » De manière tout à fait inattendue, la voix de Douglas s’éleva, forte et presque caverneuse. « Continue ainsi et je ne pourrai plus t’entendre. Tu vas endommager le processeur de mon implant cochléaire et je ne pourrai plus te dire quoi que ce soit. » Loïc augmenta le volume en roulant des yeux effarés. Douglas confirma les propos de Mary dans sa lettre. Il avoua des meurtres commandités selon lui par les grands pontes d’Atlantide. Certains évoluaient dans l’entourage immédiat du Pentagone. On trouvait des membres de cabinets ministériels, du Congrès des Etats-Unis, un certain Mitchell et même du clergé. Les noms tombaient comme des mouches. Mais Loïc se disait que si ce témoignage, accablant pour les personnalités impliquées, provoquerait inévitablement une levée de boucliers dans les milieux intéressés, les mécanismes de protection parfaitement huilés pour gérer ce type de situation mèneraient invariablement à une perte de crédibilité du témoignage aussitôt les antécédents médicaux de son auteur étalés sur la place publique. Mary ne citait-elle pas dans sa lettre un certain docteur Kinsley ? Elle poursuivait son interrogatoire, de façon
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méthodique, froide et concise. La voix de Ronnie Douglas s’élevait plus fermement. « Paris, les Amitiés silencieuses, vous connaissez ? – Évidemment. – Parlez-moi de cette soirée avec Laura ? » Douglas lâcha un profond soupir, puis commença à rire. Un de ces rires méchants et sataniques qui donnent des frissons. Cet homme est complètement marteau, songea Loïc. « Ce soir là, je devais éliminer Bill. – Pourquoi ? – Il ne nous était plus utile puisque nous savions où trouver le code d’accès au Tintoret. – Vous le saviez, mais ne l’aviez pas et ne le connaissiez pas. – En effet. C’est Laura qui l’a trouvé à bord de l’Isabela. Je vous ai vues toutes les deux discuter dans la cuisine la nuit dernière. Pendant que vous papotiez ici, dans le bureau, j’ai pu m’emparer de la copie du document que Laura avait laissé sur la table. – Revenons à cette soirée du mois de février aux Amitiés silencieuses. – Lorsque Bill est parti, je devais agir rapidement. Lui et Michael m’avaient forcément reconnu. Pour des motifs que j’ignore, ils n’ont pas averti Laura du danger qu’elle courrait. » Loïc se remémorait les paroles de Smith à bord de l’Isabela ainsi que de la réunion en présence d’Éliana et Mitchell. Il connaissait la réponse. Tu ne sais pas pourquoi ? Parce qu’il avait rendez-vous avec Kolowski pour te coincer, toi et ta bande, parce que ce n’était pas dans son genre de faire un
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scandale dans un bistrot et parce qu’il ignorait que tu étais de mèche avec Kolowski qui l’attendait à l’extérieur avec sa chaise roulante. Voilà pourquoi, ricana Loïc. Mary régla avec une télécommande le téléobjectif de la caméra ce qui permit de mieux détailler l’appareil. Loïc identifia sans erreur possible, une arbalète ainsi qu’une fléchette pointée à quelques centimètres de l’œil gauche. Le doseur aperçu tout à l’heure libérait un liquide goutte à goutte sur la corde du système de détente. De l’acide, cet homme va bientôt mourir, murmura Loïc. Parfaitement inconscient de la mort atroce que lui réservait la femme, Douglas poursuivait son témoignage. « Laura m’accompagnait et risquait de compromettre notre travail. Nous ne pouvions pas nous encombrer d’un témoin gênant. – Nous ? – Moi, Kirch et Kolowski. Mais à la dernière minute, elle se rappela avoir oublié un livre, un roman de Nabokov, aux Amitiés silencieuses et s’est absentée. J’étais seul, les deux autres m’ont rejoint pour supprimer Bill. Ce livre sauvait temporairement Laura. Elle signait de toute manière sa condamnation lorsqu’elle me montra la photo découverte dans la veste de Bill avec vous deux à bord de l’Isabela. – Ensuite ? » L’expression glaciale qui se lisait sur le visage de Mary ne laissait aucun doute sur ses intentions. Elle tenait Douglas à sa merci et pouvait interrompre
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l’écoulement de l’acide à tout moment pour le reprendre plus tard à sa guise. « Ensuite, j’ai profité d’un moment d’inattention de Laura lorsqu’elle était concentrée sur la découverte du corps de Bill pour éliminer un vagabond qui traînait dans les poubelles. Il avait sans doute assisté à l’agression. Dès le lendemain matin, j’ai pris l’avion pour Faro et je montais à bord de l’Isabela pour attendre le retour de Michael et mettre la main sur le code d’accès au Tintoret. – Un code que vous n’aviez finalement pas trouvé. – Oui, parce que Michael l’a dissimulé ailleurs à la dernière minute au cours de la nuit. J’étais caché dans le compartiment moteur. J’ai vu Michael quitter sa cabine, pénétrer à l’intérieur de la chambre noire, en sortir quelques instants plus tard avec sous le bras une enveloppe. Ensuite, il a disparu de mon champ de vision. Aidé de Kirch, j’ai éliminé Michael, Martha et les autres membres d’équipage pendant leur sommeil. » Il fut une fois de plus secoué par ce terrible rire aigu, au bord de l’hystérie, pendant que Mary le regardait d’un air à la fois surpris et horrifié. « Comprenez-vous monsieur Douglas que vous avez assassiné votre propre fils, le nôtre ? » Mais l’autre n’écoutait plus et parlait maintenant d’une voix saccadée, presque robotisée. « À l’aube, nous levions l’ancre afin de naviguer à destination de la Méditerranée. Le mauvais temps et l’arrivée à bord de ce satané Loïc sont venus compromettre notre projet de récupérer le Tintoret ici à Bill’s house. »
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– Ici, à Bill’s house ? » Douglas ne répondit pas. Il se contenta de redresser lentement la tête et fixa un bref instant le plafond ; un geste qui intrigua Loïc. Mary n’insista pas, le temps était compté. Il lui semblait plus important d’obtenir des renseignements que tout le monde attendait plutôt que de s’attarder indéfiniment sur des bêtises. Et le Tintoret appartenait visiblement à cette catégorie de questions qu’elle estimait futiles. « Et van Lancker ? Kirch, si vous préférez. – Il commettait des imprudences et mon contact me donna le feu vert pour l’éliminer. Son corps se trouve à une centaine de mètres d’ici. – Votre contact ? – Je n’agissais jamais sans instructions préalable de Bauer, un inspecteur de la police allemande. Il était un intermédiaire entre les cerveaux d’Atlantide et nous. – Les cerveaux ! explosa Mary. Vous appelez cela des cerveaux ? » Elle montrait des signes d’impatience et ressentait un dégoût si profond, si palpable envers cet homme que Loïc pressentait l’imminence de la fin. « Une dernière question. Que reste-t-il d’Atlantide ? – Rien. On a trop mystifié cette organisation. Les installations sont anéanties, détruites et le réseau démantelé. Tous sont morts. En principe, je suis le dernier survivant. – En principe ? – Je vous disais que mes contacts avec le réseau demeuraient limités. Il n’est pas impossible que d’autres membres se cachent quelque part.
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Par contre, les seules personnes que je fréquentais, sont toutes décédées à l’heure actuelle. May fit un tour complet autour de Douglas. Elle approcha son visage à quelques centimètres du sien et le fixa longuement sans sourciller. « Connaissez-vous Hélène Chaber ou, connaissez-vous mieux Hélène Kirch ?
peut-être
– Bien sûr. J’ai cru même comprendre que vous appréciez sa compagnie. » May serra les poings, les muscles de son visage se raidirent. « Pourquoi bien sûr ? – Elle nous accompagnait moi et Horbiger pour bouter le feu à la maison où s’était réfugié Bill. Elle est décédée l’année dernière à la clinique Docteur Rüdiger Weier à Cologne. Il ne vous sera pas difficile de vérifier. » May frotta ses mains d’un air satisfait. « Je vous remercie, monsieur Douglas, votre collaboration fut particulièrement instructive. Cependant, vous êtes un monstre. J’espère que nos chemins se séparent ici et n’aurai pas à vous retrouver en enfer. Nous pourrions encore nous y rencontrer parce que je dois vous avouer que je ne suis pas une sainte également. Rien ne pourra effacer mes erreurs et les souffrances infligées à des innocents. » Il haussa les épaules, un mouvement qui traduisait le fatalisme auquel il se soumettait sans
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révolte ni amertume car il était inévitable. Il était le fruit de sa descente aux enfers de la folie. « J’ai tout dit. Tu peux m’envoyer une nouvelle paire de baffes si tu y tiens, mais cela ne changera strictement rien. Je suis déjà mort. » Mary se leva, ajusta le débit ainsi que la position du compte-gouttes, vérifia une dernière fois les liens puis, contre toute attente, ôta le bandeau des yeux de l’homme. « Pas encore, répliqua-t-elle vertement. Je veux que vous affrontiez votre mort en face à face. » Elle quitta la pièce, un sourire au coin des lèvres, sans un regard vers la caméra. Loïc attendait, pétrifié à la vue du spectacle de cette mort annoncée, préméditée de façon tellement barbare et mécanique. Douglas commençait à s’agiter. Il essaya d’abord de tourner la tête dans un sens, dans l’autre ; un mouvement inutile, elle bougea à peine de quelques millimètres. Puis il roula des épaules de façon grotesque pour essayer de se dégager. Gagné par la peur, il appela plusieurs fois Mary d’une voix tendue, mais elle tombait dans le vide sinistre qui l’entourait désormais. Loïc pouvait distinguer à présent une véritable terreur dans ses yeux. Ils fixaient tantôt le compte-gouttes, tantôt balayaient la pièce, animés d’une folle panique. Vite que cette horrible comédie s’achève ! pensa-t-il. « Soyez maudits jusqu’à la fin des temps ! » Dans un ultime sursaut de colère, Douglas éructait, rugissait comme un fauve dans sa cage. « Mary Mayer, sois maudite jusque… »
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Il ne put continuer. La corde rongée par l’acide claqua d’un bruit sec, libérant la fléchette. Elle s’enfonça en une fraction de seconde dans l’œil, sectionna le nerf optique, atteignit le lobe temporal gauche et provoqua l’éclatement de la boîte crânienne. La tête bascula brutalement en arrière sous l’effet de l’impact. Un cri monta, monta, monta jusqu’aux oreilles de Loïc, résonna dans tout le carré de l’Isabela, glissa sur le pont par les capots entrouverts avant de s’en aller, avalé par le silence impénétrable de l’éternité. Ensuite avec une lenteur insupportable, son corps s’affaissa sur le côté, retenu par les liens qui l’empêchaient de tomber. Ronnie Douglas ne bougeait plus. Encore sous le choc, Loïc appela directement Labévue. Il n’avait pas encore prononcé le moindre mot qu’il entendit la voix inquiète de l’inspecteur. « Vous avez reçu également le DVD ? – Comme vous. Qu’en pensez-vous ? – Dans le genre mise en scène à grand spectacle, madame Mayer semble inégalable. – Sauf qu’ici, inspecteur, il ne s’agit plus de mise en scène. », corrigea Loïc. – Nous nous voyions la semaine prochaine ? J’ai reçu un appel de l’hôpital. Les visites sont autorisées. Je ne pense pas qu’il soit opportun de montrer ce DVD à Laura maintenant. Plus tard certainement, mais pas maintenant. » Loïc raccrocha et ne sut trop quoi penser. Sciemment, il n’avait pas souhaité évoquer l’existence de la lettre à l’inspecteur. Il en laisserait le
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soin à Laura. Mais à quel point supporteras-tu sa lecture ainsi que les images de la vidéo ? se demandat-il. Août 2000 — Hôpital Pitié-Salpêtrière Les douleurs qui avaient tenu pendant des semaines Laura dans un état de souffrance constant dès le premier jour de son admission aux urgences, s’estompèrent doucement puis cessèrent emportées définitivement par le fleuve de l’oubli. Par contre, ses nuits l’abandonnaient au petit matin aux effets conjugués d’un épuisement physique et moral total. Elles étaient peuplées de cauchemars qui semblaient même doubler en intensité. Laura commença à redouter avec raison les conséquences de son accident ainsi que le danger de voir s’étioler au fil du temps tout espoir de rétablissement définitif. Comment surmonterait-elle le choc et la vision de Tom qui la frappait avec une incroyable sauvagerie à l’aide d’une pierre ? Labévue l’avait évidemment interrogée, mais n’insista pas. Il s’en alla, satisfait semble-t-il de ses réponses. L’agression dont elle fut victime paraissait le laisser de marbre ce qui plongea davantage Laura dans un insupportable sentiment de frustration et de solitude. Quant à Loïc, il venait presque tous les après-midi pour étudier avec elle les différentes options destinées à dynamiser les activités de l’Isabela Charter. Le battage médiatique sur les événements de
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Bill’s house contribua incontestablement à donner un coup de fouet à la société qui éprouvait le besoin de redorer son image. Bien entendu, l’effet resterait limité dans le temps de sorte qu’ils adoptèrent tous deux l’idée d’éditer un dépliant promotionnel. Aussitôt achevé, Loïc le lui soumettrait avant la publication. Il était la seule personne qui présentait toutes les connaissances requises pour rédiger un texte sur un sujet dont elle était incapable d’écrire la première ligne. Au début, Laura déplorait qu’il ne puisse la voir sous un jour meilleur. D’où venait ce sentiment alors qu’elle affectait auparavant une froide indifférence pour tous les jugements qu’il pouvait porter sur elle ? La nature avait doté Loïc d’un caractère incontestablement bouillant, elle pensait même de cochon, ainsi que d’une incorrigible manie à lire sans peine la pensée des autres. Laura ne possédait pas un tel talent et s’était toujours offusquée de ne pas pouvoir en bénéficier. Pénétrer un tempérament d’un homme aussi secret relevait de la gageure. Pourtant, quand elle l’observait dans sa chambre à l’hôpital, il semblait différent, moins secret. Il n’y avait plus chez lui cette arrogance qui la dérangeait tant, mais une sorte d’innocence qui l’émouvait. Que s’était-il donc passé ? Elle déplora ce ressentiment envers les hommes qu’elle avait projeté plus ou moins délibérément sur lui et qui se traduisait par une agressivité puérile à son égard. Ne devrais-je pas tourner la page et apprendre à le découvrir ? se disaitelle parfois au cours de ses nuits interminables.
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Elle fut touchée par les mille délicatesses auxquelles il s’était prêté quand il lui tendit la lettre de May ainsi que le DVD. Il n’avait pas attendu sa réaction et la laissa seule avec sa tristesse avant de revenir seulement deux ou trois jours plus tard. Elle n’avait pas trouvé le courage de visionner le DVD et le lui rendit. « Pas maintenant, je ne me sens pas encore prête. », dit-elle simplement. À la fin du mois de juillet Loïc téléphona une dernière fois à Laura, la veille de son transfert du CHU de Nice vers l’hôpital Pitié-Salpêtrière à Paris. Pendant la conversation, il bafouillait sur les mots. D’habitude si posé, il les débitait de façon plus sourde et désordonnée, se répétait, corrigeait. Elle mit sur le compte d’une fatigue passagère ses hésitations et le sentait manifestement tiraillé par quelque chose qu’il refusait de lui dire. Il ne me fait pas encore confiance, déplora-t-elle. Ensuite, Laura n’entendit plus parler de lui. Tiffany lui certifia qu’il passait ses nuits et ses journées à organiser la campagne publicitaire de l’Isabela Charter pour le prochain voyage du voilier prévu au début de l’automne. Un singulier hasard avait conduit Laura de nouveau dans le même service qui accueillait Bill au début de l’année. Le docteur Tessier vint lui rendre visite et fut désolé d’apprendre par la presse le décès de May ainsi que l’accident qui faillit lui coûter la vie.
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Le week-end du quinze août, elle signait les papiers de sortie, quittait l’hôpital et regagnait son appartement. Tiffany l’attendait, le visage éclairé d’un large sourire. « Viens, partons. On t’attend aux Amitiés silencieuses. », dit-elle sans attendre. – On ? C’est qui On ? » Tiffany se donna un petit air mutin. « Tu verras, surprise ! » Les Amitiés silencieuses – 15 août 2000 Ils se tenaient tous près du comptoir quand Laura et Tiffany poussèrent la porte. Armelle, Labévue, Loïc ainsi qu’une femme dont les reliquats d’une beauté antérieure parvenaient encore à cacher son grand âge. « C’est Mylène. », souffla dans le dos Tiffany. Laura fit quelques pas, s’approcha de la vieille femme qui la caressait d’un regard bienveillant où perçait cette pointe de tendresse que l’on rencontre chez les gens animés d’une grande tolérance envers les autres. Elle serra sa main sans un mot. Le sourire de Laura suffisait pour manifester l’attirance qu’elle éprouvait déjà à l’égard de Mylène. La soirée battait son plein. Armelle se partageait entre leur table et les consommateurs qui les observaient d’un œil courroucé. Ils regrettaient la présence de ces gens qui faisaient peu de cas de la règle du silence imposée à tous ceux qui pénétraient ici. Ça riait, discutait, bien que Loïc se montrait toujours aussi réservé vis-à-vis de Laura.
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Tous deux avaient échangé à peine quelques mots sur la publication de la brochure. Puis la conversation pris un tour plus grave. Labévue évoqua certains éléments d’enquête, les dernières volontés de Bill et le Tintoret. « Connaît-on en définitive le nom de la personne qui a rédigé les dernières lignes du prêtre Balthazar ? », questionna Loïc. Il connaissait quasiment la réponse, mais l’entendre de la bouche d’une autre personne et en particulier celle de Labévue, l’aurait sans aucun doute rassuré. Le menton empâté de l’inspecteur trembla en signe d’acquiescement. « Nous avons comparé des échantillons d’écriture d’Hélène Chaber et les avons soumis à une analyse graphologique. Les conclusions sont formelles. On retrouve la même sinuosité sur tous, expliqua-t-il. – Ce qui veut dire… – Ce qui veut dire, monsieur Chaber, que cela ne veut strictement rien dire. Ces informations ne sont pas exploitables puisque nous ignorons encore comment et quand Hélène a tenu en main ce fameux fascicule, objet de toutes les tentations. » Loïc pencha la tête et le regarda de travers avec le genre de celui qui est sur le point de gronder un garnement. « Voyons inspecteur… – Quoi voyons, monsieur Chaber. Vous pensez peutêtre que le témoignage de Douglas est suffisant ? Il ne vaut rien ! Il n’a aucune valeur, s’exclama Labévue. – Ah ! et pour quelle raison. – L’individu a lâché le morceau sous la contrainte.
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Dans son cas, on pourrait même parler de torture, ne pensez-vous pas ? » Il s’interrompit, soupira et parut s’adresser à personne et tous à la fois. « Malheureusement, nous ne pourrons jamais tout comprendre et tout découvrir dans cette affaire, ajoutat-il. – Et cela ne vous gêne pas ? demanda Armelle. – Évidemment que cela m’ennuie, madame. J’éprouve un désagréable sentiment d’inachevé. Est-ce ma faute s’ils se sont tous entretués sans nous demander la permission avant ? » Loïc se racla la gorge et réprima difficilement un sourire. Parfois l’inspecteur semblait manifester un évident plaisir dans l’art de conjuguer le travail et l’humour noir. « À propos inspecteur, qui est notre hôte si généreux de la rue Colbert ? – Paulette. » Tous les regards convergèrent vers Labévue en même temps. « Paulette, poursuivit Loïc. Et qui est Paulette ? – Ma femme. Elle habitait cet appartement avant de me rencontrer. – Ah ! », fit simplement Loïc. Mais visiblement, ses airs policés, et ceux des autres, signifiaient clairement qu’ils n’en croyaient pas un mot et mettaient plutôt sa réponse sur le compte d’une boutade. Ceci évita à Labévue de s’épancher en longues et inutiles explications. Tiffany se trémoussa sur sa chaise puis leva timidement un doigt, visiblement troublée.
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« Si je n’ai pas raté un épisode dans cette affaire, je me pose tout de même une question. Bill est mon grandpère et qu’il est ton grand-père Laura, alors… – Alors, nous serions belles-sœurs et Loïc mon beaufrère ou demi-sœurs ou demi-frère, je ne sais pas trop. Il ne faut cependant pas oublier que May n’était pas mariée avec lui. enchaîna Laura. – Tu rigoles, j’espère ? », lâcha Loïc. Il toisa sa sœur avec méfiance. « Non. Je suis sérieuse. La mère de Laura fut recueillie au lendemain de la guerre et adoptée en bonne et due forme par Bill. » Laura hocha la tête pour confirmer les paroles de Tiffany puis se tourna vers Armelle. « Justement, comment as-tu découvert que Bill était ton père ? » – Je l’ai appris très tard, quand… » D’un geste de la main, Mylène l’interrompit. « J’ai caché l’identité de son père pendant des années. Un jour, Armelle est venue frapper à ma porte et m’a tendu ceci. » Elle souleva sa chevelure d’argent et ôta une boucle d’oreille qu’elle posa dans la main de Laura. « Bill l’avait égaré ici même au comptoir et j’ai lu à l’intérieur les inscriptions Mylène-David, enchaîna Armelle. Ma mère parlait parfois de David, jamais de Bill. » Laura présenta à la lumière le bijou et l’examina attentivement. Mylène-David pour toujours, lut-elle. « Bill est revenu quelques jours plus tard et m’a demandé spontanément si je n’avais pas trouvé une boucle d’oreille, poursuivit Armelle.
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– Et ? – Et je lui ai rendu bien sûr le bijou. De fil en aiguille, je l’ai amené à raconter l’histoire de Mylène et David. La nuit à Buckland avec l’incroyable stratagème fomenté par Hélène. J’ai fait directement le rapprochement avec ma mère. – Ce fut ainsi que Bill se présenta chez moi et me raconta la fin de David. Sans cette boucle d’oreille, tu ne voyais pas le jour ma fille, compléta Mylène. – Ainsi qu’Helmut Kirch et toute cette tragédie ne se serait pas produite. », soupira Tiffany. Mylène acquiesça tristement. « Elle n’aurait pas eu lieu, en effet. », répéta-t-elle. Le silence tomba autour d’eux comme une chape de plomb que Loïc brisa une fois encore. « Inspecteur, j’ai une question qui me turlupine. » Labévue croisa les bras avec l’air de celui qui s’attend au pire. « Je vous écoute si elle ne m’empêchera pas de dormir ce soir. – Lors de notre entretien avec Mitchell, à propos que devient-il celui-là ? – Il a démissionné. Le dossier de l’affaire Madison est ressorti des tiroirs car on pense qu’une partie du budget accordé à Atlantide venait de cette banque. Mitchell sera auditionné prochainement sur ce point. Votre question, s’il vous plaît. – Lors de la réunion en présence de Mitchell, Kolowski, Éliana et moi-même, je n’ai toujours pas compris pourquoi les services de Brendwood ignoraient la position de l’Isabela alors qu’elle faisait
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la manchette des quotidiens de la presse écrite ? » L’inspecteur arbora le plus bel air d’une personne pour qui la réponse à une telle question coulait de source. « Ils la connaissaient, monsieur Chaber ! Même avant la publication de l’article de presse. Kolowski souhaitait simplement vous retenir plus longtemps à Biarritz afin de laisser ses sbires achever tranquillement leurs sales besognes à bord. » Et voilà pourquoi ils ont paniqué lorsque je débarquais à bord avec l’hélicoptère, songea Loïc.
Labévue fut le premier à partir. Vers minuit, Loïc se leva à son tour, mais au moment de pousser la porte, il revint sur ses pas et fixa Laura d’un œil étrange qui les indisposa tous. « Tu m’accordes une minute ? » Imaginant mille choses, Tiffany envoya une œillade bien pesée à Laura qui s’interrogea sur les raisons de tant de mystères. Tous deux partirent s’asseoir dans un coin retiré. « Je t’écoute. » Il se tortilla sur la chaise, manifestement mal à l’aise. Elle souhaitait l’aider, mais elle sentait qu’il n’était pas à prendre avec des pincettes. « On a un problème. Un problème avec la brochure, c’est ça ? – Un problème avec la publication ? Non. Un autre problème peut-être, je ne sais pas. » – Alors quoi ? » s’impatienta Laura.
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Loïc croisa les doigts et baissa son visage comme s’il allait entamer une prière. « Tu te souviens du papier découvert dans la cuisine de l’Isabela ? – Évidemment, pourquoi ? On a retrouvé la copie ? » Loïc fit une geste vague de la tête. « Douglas l’avait dans une de ses poches et n’oublie pas que tu avais laissé l’original à Tiff, mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Au bas de ce document, des lettres rédigées à la main apparaissaient clairement. J’ai directement soupçonné un code que j’ai demandé à une amie d’analyser. » Laura commençait à se recroqueviller sur sa chaise. Que mijote-t-il encore ? « Et tu as les résultats ? – Depuis le premier jour de ton accident. » Laura frappa du pied et du poing sur la table. « Depuis le jour de mon accident ? Que me chantes-tu là ? Qu’attends-tu ? Le prochain passage des cloches de pâques ? » Il se pencha vers elle et lui prit la main. « Du calme. Tu étais à l’hôpital. Que pouvais-tu faire ? Rien. Même après décodage, le résultat ne me dit rien. Deux mots : MARINA TURNER. Et toi ? » Laura fit mine de maugréer par principe encore quelques mots incompréhensibles, mais elle remerciait finalement Loïc d’avoir pris la sage décision d’attendre avec le souci de lui épargner des souffrances supplémentaires et parfaitement inutiles. Il commençait à lâcher grain de sable après grain de sable des informations de toute évidence sensibles
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auxquelles elle ne pouvait désormais plus se soustraire. « Moi aussi, rien. Turner… le peintre je suppose. Il est célèbre pour ses peintures marines. – Ce n’est pas marine, mais marina, Laura. L’autre mot, c’est marina, répéta Loïc. Une marina avec des bateaux ou le prénom Marine adapté à la version italienne. Et il y autre chose.» Laura s’interrogeait pendant qu’il plongeait une main dans une des poches de sa veste. « Voici la vidéo que May a tourné. Il est temps de la regarder. » Il lui donna le DVD, ensuite se leva et quitta précipitamment la table, laissant Laura seule, le temps que Tiffany la rejoigne, l’œil avide d’apprendre les derniers potins. « Alors ? – Alors ? Ton frangin m’a offert l’enregistrement de la remise des Oscars à Hollywood et je compte le regarder maintenant. » Avec le même sentiment d’horreur que Loïc, elles visionnèrent plusieurs fois toutes les deux le film. Laura reconnut sans peine le bureau de Bill et les papiers qu’elle avait examinés avec May. À présent, ils jonchaient le sol jusqu’aux pieds de Tom. « Quelque chose m’échappe. J’ai beau chercher, je ne trouve pas. » Les premiers rayons du soleil flottaient déjà dans le ciel de Paris et frappaient d’une lueur dorée les fenêtres de l’appartement. Laura introduisit pour la centième fois le DVD dans le lecteur. Puis elle
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s’interrompit. Zut ! s’exclama-t-elle tout à coup. Elle empoigna la télécommande pour arrêter la séquence à l’instant précis où Tom redressait la tête vers le plafond. « Voilà le passage. Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ! » dit-elle en se frappant le front. Tiffany l’observait avec une attention polie marquée par l’incompréhension. « Écoute ceci, commença Laura. Tout à l’heure, nous parlions, moi, toi, Labévue et Loïc des dernières volontés de Bill. Parmi celles-ci, on trouve le Tintoret. Tu te souviens ? » Tiffany secoua la tête. « Bien. J’hérite de ce tableau si je le trouve. Telles est la condition que je ne suis pas obligée de suivre, et… – Euh… c’est moi qui ne te suis plus. Comment peuxtu éviter de respecter cette condition et acquérir le Tintoret ? – Je n’ai jamais dit que je souhaitais hériter de ce vieux machin. Je veux effectivement le trouver et m’en débarrasser le plus vite possible. » Tiffany écarquilla des yeux ronds comme deux toupies. « Mais tu assurerais tes vieux jours avec ce vieux machin, comme tu dis ! » Laura pinça les lèvres si fort qu’il restait de la bouche un pli à peine visible. « Non, Tiff. Tous ceux qui l’ont tenu en main ou l’ont approché, sont décédés de mort violente. Ce tableau possède quelque chose de diabolique. Le sang a été suffisamment versé pour lui. »
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Laura hésita une fraction de seconde avant de reprendre. « Je sais où il se trouve. – Ah ? – Oui, maintenant, je sais. Hier soir, Loïc me parlait du document qui t’avait complètement retournée. – Celui que tu avais si délicatement ôté au dos d’un miroir ? – Celui-là, en effet. Il portait un code. Je te passe les détails. Deux mots apparaissent ; Turner, le peintre ainsi que Marina. Tu es toujours avec moi ? » Tiffany dodelina de la tête. « Lors de ma dernière visite à Bill’s house, j’ai discuté longuement avec May dans le bureau que tu as sous les yeux sur cette vidéo. Le plafond est une des premières choses que tu vois en pénétrant à l’intérieur. Une peinture magnifique réalisée par Bill, inspirée d’un tableau intitulé le Grand Canal et la Basilique Santa Maria Della Salute, du peintre anglais Turner. Excusemoi, une minute. » Laura quitta la pièce un instant puis revint, le visage illuminé d’un large sourire, avec une petite enveloppe blanche. « Observe maintenant attentivement Tom sur la vidéo. Il évoque la présence du Tintoret à Bill’s house tandis qu’il fixe le plafond. – Crénon de Dieu ! » explosa Tiffany. Elle pointa du doigt l’enveloppe. « Et ça ? – Il s’agit de deux lettres envoyées à quinze années d’intervalles. Les expéditeurs sont différents. Le destinataire, le même.
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– Et qui est ? – Marina Galvani. Cette personne habitait à Venise et je ne sais pas encore ce qu’elle fabrique dans toute cette affaire. Même question pour ce bureau d’expert à Florence. De toute façon, il faut téléphoner directement à Loïc ainsi que Labévue. » Laura se leva et s’en alla, suivie du regard réprobateur d’une Tiffany à nouveau en proie à la crainte de courir au-devant d’une autre affaire scabreuse.
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Épilogue
Septembre 2000 – Gourdon Labévue avait tellement joué des pieds et des mains après l’appel téléphonique de Laura qu’un magistrat dépêcha à Bill’s house une équipe de l’Institut de Recherche criminelle basée à Rosny-sousBois. Laura, Tiffany et Loïc attendaient dans l’encadrement de la porte d’entrée du bureau et ne rataient aucun des gestes de ces hommes qui manipulaient avec étonnante facilité le géoradar ; un appareil muni d’une antenne qu’ils baladaient en ratissant chaque centimètre du plafond. Une dizaine de minute suffit pour détecter la présence d’une forme rectangulaire qui apparaissait nettement en trois dimensions sur un écran et une heure supplémentaire pour dégager le Tintoret. Au dos du tableau se trouvait collée une enveloppe avec un seul mot : MARINA. Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Labévue déplia la
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lettre qu’elle contenait et partit dans un coin pour la lire. Après des minutes qui semblèrent des heures, il fit un geste de la main en direction de Laura. « Il s’agit d’une nouvelle version des dernières volontés de Bill. Espérons qu’il s’agira vraiment des dernières. », dit-il. Il jeta un regard oblique en direction de Laura et lui tendit la lettre. Elle portait la date du 11 février, soit un jour avant la soirée aux Amitiés silencieuses. Laura commença sa lecture à voix haute à l’intention de Loïc et Tiffany.
Paris, le 11 février 2000 Ceci est mon testament dont les effets annulent toutes autres dispositions antérieures. Je lègue à : Laura Jacob, domiciliée 20 rue d’Aumale, 75009 à Paris Armelle Chaber, domiciliée 17 rue Foyatier, 75018 à Paris Loïc Chaber, dernier domicile connu 132 Fitzgerald Street, Perth WA Australie Tiffany Chaber, domiciliée 20 rue d’Aumale, 75009 à Paris Mylène Chaber, domiciliée 51 Valkenburgerstraat 1011 LZ Amsterdam Pays-Bas
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Le capital de la société Isabela Charter SA, dûment enregistrée au greffe du tribunal de Commerce de Bruxelles sous le numéro : RC 68 793 Les parts sont divisées en 5 parts égales de 20%. Tout le reste de mes biens ira à Mary Mayer, domiciliée à Bill’s house Gourdon en France. Cependant, mon beau-fils portant l’entière responsabilité de l’accident de voiture survenu le 10 juillet 1971 sur le chemin de San Gimignano, je lègue à Madame Marina Galvani domiciliée Calle Querini 1310 – 30124 Venezia Italie, l’autoportrait original intitulé “Il Tintoretto”exécuté en 1578 par Lacopo Robusti, dit le Tintoret, en guise de réparation au préjudice irréparable que doit supporter Madame Galvani. Loïc lâcha une exclamation tellement terrible qu’ils s’éloignèrent tous de lui d’un pas. « Quoi ! 1578 ? Tu lis bien 1578 ? » Laura lui tendit la feuille. « Lis toi-même. Pourquoi ? » Tiffany répondit à la place de son frère. « À bord de l’Isabela, cette date apparaît un peu partout. Au pied du mât, sur des meubles. Bill passait son temps à la graver pour attirer
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l’attention sur quelque chose. Il y a d’abord le HK, pour Hélène Kirch. Ou, si tu préfère, un poème de Ronsard rédigé en 1578. Il inspira plus tard Guy Béart. Mais le bougre ne se contentait pas de cela… – Oui, je m’en doute. Le Tintoret, la coupa Laura. Nous ignorions tous que ce tableau fut réalisé en 1578. Cela signifie que toute cette affaire tourne bien autour de plusieurs éléments. D’un côté Hélène qui nous a empoisonné l’existence et de l’autre le Tintoret. » Elle haussa les épaules et poursuivit sa lecture. « Voyons, où étais-je arrivée ? » L’authenticité a été validée par le cabinet d’expert “Studio Peritale Lombardini” à Florence qui pourra délivrer les certificats si besoin est. La cotation du tableau sur le marché de l’art est estimée à 620 millions de dollars US au taux actuel. Et je signe, Bill de Morgan. Tous se regardèrent longuement puis caressèrent de leurs yeux pleins de tentation le Tintoret. « Mince alors ! 620 millions de dollars ! », siffla Loïc entre ses dents. De son côté Laura s’abîmait dans une longue méditation. San Gimignano ! Par quelle étrange ironie du sort ce mot lui revenait. Les temps heureux émergeaient de sa mémoire effacée. Elle revoyait
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ses parents quand ils partaient précisément tous les trois à San Gimignano, un village situé au cœur de la Toscane ; une région dont ils étaient tombés éperdument amoureux. Ils réservaient invariablement deux chambres à l’hôtel Baglioni en juillet, toujours la même période de l’année. Puis un jour, les voyages cessèrent. Son père parut vieillir prématurément, sa mère montrait un visage miné par un chagrin qu’elle gardait secrètement enfoui au plus profond d’ellemême et l’atmosphère à la maison devint irrespirable. Laura plia soigneusement la lettre et la rendit à l’inspecteur. « Au moins, voilà qui est clair. », dit-elle doucement. – Je n’en suis pas vraiment persuadé. », répliqua Loïc d’un ton pince-sans-rire. Sa sœur qui était demeurée légèrement retirée, le balaya d’un œil moqueur de haut en bas. « Allons bon, v’là l’frangin qui fait à nouveau de l’esprit ! » Labévue lorgnait Loïc de travers sachant parfaitement que le frangin n’avait pas l’habitude de parler pour ne rien dire. En plus, sa capacité d’analyse lui donnait constamment une longueur d’avance sur les autres. « On vous écoute, dit-il. – Ne trouvez-vous pas étonnant que Bill, dans son précédent testament, citait Michael parmi les héritiers et dans un même temps, ignorait superbement Mary ? » Loïc pointa un doigt vers l’enveloppe. « Tandis que là, il fait exactement l’inverse comme s’il anticipait déjà la mort de Michael. Le
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pauvre bougre n’est plus cité ! Il n’existe plus ! – Que voulez-vous dire ? Poursuivez, déclarèrent presque en chœur Laura et Labévue. – Rien. Il s’agit d’une simple observation. », dit Loïc d’une voix innocente. L’inspecteur commença à faire les cent pas, une main dans le dos, l’autre posée à plat sur le ventre. « Voilà qu’il se prend pour Napoléon maintenant. », souffla Tiffany dans l’oreille de Laura. Celle-ci gardait encore la vision de cet homme que des pieds minuscules soulevaient, abaissaient dans un mouvement de va-et-vient d’une incroyable légèreté sur le quai de la gare à Paris. « Crois-moi, il est plus impressionnant en Rudolf Noureev. » Labévue se livra à une volte-face avant de se diriger au pas de charge vers Loïc et s’arrêta pile devant lui. « Vous avez oublié la muleta, murmura Loïc. – La muleta ? C’est quoi la muleta ? – Le machin rouge pour asticoter le taureau dans l’arène, inspecteur. » Labévue fit mine d’exploser. Son visage devint cramoisi, il gonfla les joues et Loïc s’écarta. « Monsieur Chaber, vous m’agacez, vous m’énervez, vous m’empêchez de dormir, moi, ma femme et nos enfants avec vos remarques à la noix. Si Bill ne cite plus Michael, c’est qu’il avait changé d’avis. En plus, si je dois vous suivre dans vos raisonnements tortueux et si selon vous, Bill avait vu dans sa boule de cristal la mort de Michael, il n’a pas prévu celle de Mary. Or, elle est citée dans cette lettre. Voilà !
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– D’accord, n’en parlons plus. », répondit Loïc, un demi-sourire en coin. L’inspecteur se pencha vers le Tintoret, puis appela le planton à l’entrée. « Il vous accompagne. J’attends le fourgon qui embarquera çà (il montrait d’un doigt négligeant le tableau) en toute sécurité. Je vous contacterai dès que le notaire aura achevé son travail. En attendant, disparaissez tous les trois.» Ils ne se firent pas prier, mais pendant qu’ils marchaient vers la voiture, Labévue les héla. « À propos, vous m’invitez quand à bord ? » Ils s’observèrent d’un air passablement hébété et se laissèrent gagner par le doux sentiment que ces dernières paroles marquaient enfin le terme à six mois d’angoisse à courir d’un coin à l’autre de la France. Colleville-sur-Mer – 25 décembre 2000 Elles avançaient toutes les trois de front dans une allée bordée, à droite comme à gauche, de rectangles d’herbe soigneusement entretenus, disposés suivant une géométrie adroitement épurée. Elles poussèrent deux grilles métalliques, ornées au centre d’un médaillon qui représentait un aigle sur le point de s’envoler, longèrent d’un pas régulier et tranquille un mur semi-circulaire. Elles s’arrêtaient parfois pour lire un des milliers de noms gravés dans la pierre avant de reprendre leur marche. Puis, la plus âgée s’approcha à nouveau et posa délicatement un doigt sur le mur, le visage ému.
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« Le voici. C’est lui. C’est David. » Mylène se tourna vers les deux autres femmes. « C’est David. », répéta-t-elle. Sans attendre leur réaction, elle reprit sa marche et monta les escaliers d’un imposant édifice qui se dressait à une cinquantaine de mètres. Armelle et Tiffany lui emboîtaient le pas et se tenaient à une distance respectueuse légèrement en retrait. La terrasse située au-dessus offrait une vue sur un plan d’eau dont un des bords adossait l’édifice en contrebas. Plus loin, le regard s’ouvrait sur deux longues hampes blanches, érigées en bordure d’un vaste champ planté de croix à perte de vue. Le drapeau en berne des États-Unis d’Amérique flottait à mihauteur sur chacune d’elles. Le cimetière avait quelque chose qui le distinguait d’un Père-Lachaise ou tout autre cimetière municipal : les croix étaient identiques et portaient, à de rares exceptions près la même date. « Ils sont près de dix mille ici. Attendez-moi, j’en ai pour une minute. », déclara sombrement Mylène. Armelle la vit s’aventurer au milieu d’un alignement de croix, puis dans un autre. « Tu es toujours décidée pour embarquer à bord de l’Isabela avec Loïc et Laura ? », demanda-t-elle. Tiffany ne pouvait ignorer la déception de sa mère ainsi que ses réticences depuis qu’elle lui avait annoncé son départ pour un voyage de six mois. Mais les réservations en ligne qui déferlaient sur le site de l’Isabela Charter depuis l’automne, avaient dépassé largement toutes les prévisions sur lesquelles Loïc avait appuyé sa campagne de publicité de sorte
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que toute bonne main susceptible d’aider à bord n’était pas superflue. En plus, n’était-elle pas maintenant membre du conseil d’administration, au même titre que sa mère par ailleurs ? « Début janvier, les premiers passagers montent à bord. Loïc aura beaucoup à faire ainsi que Laura. » Armelle secoua faiblement la tête, à moitié convaincue. Les choses de la mer l’avaient constamment affublée d’une peur épidermique qui la transportait dans un cortège de clichés autant fantaisistes que parfaitement invérifiables. « Et Marina ? – Laura a aménagé une cabine spécialement pour elle et Loïc a équipé le pont avec des mains courantes supplémentaires pour l’aider à se déplacer plus facilement. – Encore heureux ! Elle a perdu un bras et risque d’être balayée à la première vague. », s’indigna Armelle. Tiffany haussa les épaules pendant que son regard se perdait dans l’immensité du champ de croix. « Oiseau de mauvaise augure ! Elle nous accompagnera jusque Funchal ensuite prendra l’avion pour s’occuper de la vente du Tintoret. » Elle frissonna et frotta vigoureusement les bras de ses mains. « Seigneur, on gèle. Pourquoi venir dans un tel endroit, un jour de noël ?» Armelle s’enveloppa de mystère. « Va savoir ! Peut-être que ce jour présente une signification particulière pour elle. »
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Debout, face à une croix qui semblait la toiser avec insolence, Mylène lisait : DAVID MAYER 6-6-1944. Elle était seule à présent et ferma les yeux. Elle ne voyait ni n’entendait plus rien. Au bout d’un moment d’intense émotion, elle les rouvrit, tira de sa poche la boucle d’oreille et la posa dans l’herbe au pied de la croix, à l’abri des regards indiscrets. Puis, les vieilles paroles qu’elle s’était jurée de ne jamais oublier, remontèrent d’un lointain passé. « Je te la donne. Pour ne pas oublier les beaux jours et la promesse d’un retour. », murmura-t-elle. – Maman, tu viens ? Tu vas prendre froid !» Mais Mylène ne prêtait plus attention à Tiffany et Armelle qui la rejoignaient. Elle écoutait seulement son cœur battre plus vite comme aux premiers instants de ses amours secrètes partagées avec David dans la grange de Buckland. 8 Sur son visage glissa l’ombre d’un sourire tandis qu’elle se redressait, les yeux encore humides du bonheur de le retrouver enfin.
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Voir Tome 1 : Les amitiés silencieuses – Le fou.
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Achevé d’imprimer par TheBookEdition.com à Lille (Nord-Pas-de-Calais) Imprimé en France ISBN : 978-2-9601078-1-4