Le chez soi comme architecture de l'altérité

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Faculté d'Architecture La Cambre Horta - ULB Le chez soi comme architecture de l'altérité : introspection dans l'intimité partagée de l'hébergement solidaire ✽ un travail de Maëlle Berthoumieu sous la bonne étoile de Victor Brunfaut 2018 - 2019

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« Nous sommes des architectes et les architectes sont des optimistes » Responsables du Rural Studio

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Liste de mercis Merci à Victor pour sa confiance et pour son introduction à l’expérience de terrain dans mes études d’architectures (deux ans plus tard qui aurait cru que cela aurait été l’objet de mon mémoire ?). Merci aussi à Lisa, experte de l’infiltration, pour ses précieux conseils et encouragements ! Merci à Sébastien de m’avoir donné l’opportunité de travailler sur Le Très Grand Hôtel dans le cadre de mon projet de fin d’étude, suscitant alors le sujet de ce mémoire. Merci aux hébergeur·euse·s solidaires qui m’ont ouvert leurs portes et reçue avec attention, des rencontres dont je sors définitivement grandie et enrichie. Merci à la maison rue du conseil et ses petites fées pour leur hospitalité, à Simon pour les pastéis de bonheur, à Garance pour les moments de soleil, à Gaston et Didier pour tout le rire et l’amour. Mille mercis à ma famille, pour m’avoir soutenue et accompagnée chaleureusement tout au long de ces années d’étude, en particulier cette toute dernière, dans les mots, les gestes et les émotions. Enfin un ultime merci à Ndoulo, vaillante guerrière du « tout est possible » qui a su déchiffrer les méandres de ma pensée comme personne et dont le soutien et l’énergie déployés avec enthousiasme m’ont portée jusqu’au bout dans cette aventure. Bisoucaillle 4


Ă€ celles et ceux qui cultivent les possibles

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· Des préoccupations personnelles Trois heures du matin, par une nuit froide de janvier. Étendus côte à côte sous une grande couverture matelassée, impeccablement bordée, offrant une image de conjugalité paisible, leurs effets personnels à portée de la main, ils dorment. Mais les bonnets dont ils sont coiffés ne relèvent pas d’une coquetterie vieillotte qu’expliquerait leur âge : leur lit est encastré dans une entrée d’immeuble, au ras du trottoir de la rue Commines, dans le troisième arrondissement de Paris. D’une certaine manière, le confort qu’ils ont tenté de recréer, l’ordre fragile dont ils ont su s’entourer rendent leur situation plus choquante encore que s’ils étaient recroquevillés dans des sacs de couchage ou sur un bout de carton. Ils rendent encore plus manifeste le fait qu’il manque quelque chose ici : une frontière, une limite. Quelque chose qui les protégerait du regard des passants, du froid et des intempéries, des agressions involontaires ou délibérés, des vols, de la saleté du bitume, du vrombissement des voitures, du vacarme du boulevard tout proche. Cette scène est déplacée, au sens premier du terme : elle appartient à la sécurité d’une chambre. Mes yeux n’auraient jamais dû se poser sur elle. Mona Chollet, Chez soi : Une odyssée de l'espace domestique

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Cette recherche ne sort pas de nulle part. En continuité avec mon projet de fin d’étude, ce mémoire soulève des problématiques qui alimentent des préoccupations personnelles. Il m’a semblé juste et approprié, de saisir l’opportunité de ce travail et de ce projet de fin d’étude, pour mettre à profit mon énergie et mes réflexions d’étudiante en architecture à des fins utiles et heureuses ! Dans le cadre de l’atelier APA1, nous autres, étudiant·e·s en architecture, avons été amenée·e·s à nous exprimer sur l’état du monde et l’état de l’architecture pour enfin nous positionner par la réalisation d’un manifeste et la proposition d’un projet de fin d’étude. Un projet que nous devions amener personnellement, dicté par nos propres préoccupations, une problématique, un contexte, des possibles… Je me souviens encore de Patrice, notre prof d’atelier qui nous secouait les puces : « Il n’y a donc rien qui vous choque ? Qui vous dérange ? Qui vous préoccupe ? Je ne sais pas moi, regardez autour de vous ! ». Je crois que c’est comme ça que tout a commencé. Ce manifeste le voici (page de droite), une prise de position illustrée par des mots collés, empruntés à Italo Calvino, mis en lumière ici pour mieux les faire retentir. Je décidais alors de faire écho à « cette manière de voir les choses » en m’intéressant aux mille et une questions qui gravitent autour de l’accueil des exilé·e·s dans nos territoires, en veillant à reconnaître, pour reprendre les termes d’Italo Calvino : « qui et quoi, au milieu de l’enfer n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place »2. C’est ainsi que débutèrent mes curieuses recherches sur les pratiques d’hospitalité et plus précisément sur l’hébergement solidaire. Un projet de fin d’étude qui donna naissance à ce mémoire, et un mémoire sur lequel s’est appuyé ce projet, d’où l’importance ici de vous en toucher deux mots. Collage réalisé dans le cadre de mon > projet de fin d'étude 1.  APA : Art paysage et architecture, un atelier mené par : « Patrice Neirinck, Responsable de l’Unité, Architecte ; Emilio López Menchero, Assistant, Artiste plasticien, Architecte et Julie Martineau, Assistante, Architecte du paysage ». Un atelier dans le cadre duquel : « […] le projet n’est pas seulement un mode de résolutions fonctionnelles mais aussi un outil de connaissance apte à interroger, à montrer, à développer, à gérer les opportunités architecturales, paysagères, artistiques, sociales et programmatiques d’un site. » Description de l’atelier dénichée sur le site de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta : https://archi.ulb.be/ art-paysage-architecture 2.  CALVINO, Italo, Les villes invisibles, Paris : éd. Le Seuil, 1974, (1er éd. 1973), p 198.

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À la recherche d’un contexte réel et de partenaires avec qui engager mon projet de fin d’étude, j’ai fait la rencontre de Sébastien Thiéry coordinateur des actions du PEROU (Pôle d’Exploration de Ressources Urbaines), se définissant comme « un laboratoire de recherche-action sur la ville hostile, conçu pour faire s’articuler action sociale et action architecturale en réponse au péril alentour, et renouveler ainsi savoirs et savoir-faire sur la question »1. Pour l’hospitalité de la ville et contre l’hostilité de la ville, le PEROU s’outille et porte dans son imaginaire depuis quelques mois le projet du Très Grand Hôtel, en collaboration avec la fondation de « l’Armée du Salut2 », le collectif d’architectes « Encore Heureux3 » et le collectif « Quartier Solidaire4 » implantés dans le quartier de La Chapelle dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Le Très Grand Hôtel est un projet d’accompagnement à l’hébergement solidaire et autres pratiques d’hospitalité individuelles et collectives, qui se dessinent dans nos villes. Il est une mesure de sauvegarde de ces actes d’hospitalité, fragilisés par un manque de soutien, un manque d’outils et un manque de savoir-faire. À imaginer comme un contre centre d’hébergement, le Très Grand Hôtel s’inscrit dans un territoire urbain et relationnel, construit par la vie d’un quartier qui rassemble. Partant de l’existant, il se nourrit à même du terrain : des ressources spatiales et sociales sur lesquelles il s’appuie pour mieux les renforcer. Des espaces et des actes d’hospitalité, disséminés dans le territoire, à identifier et mettre en réseaux : hébergeur·euse·s· solidaires, collectifs citoyens, associations, institutions culturelles, commerçant·e·s, architectes, travailleurs sociaux… En d’autres termes : reconnaître et faire retentir ce qui existe déjà, en puissance ! > Collage réalisé dans le cadre de mon

projet de fin d'étude

1.  THIÉRY, Sébastien, « Manifeste » (reprenant également les mots d’Italo Calvino, attirant d’autant plus mon attention), description de PEROU, «association loi 1901 fondée en septembre 2012 » sur le site internet de PEROU Cf. https://www.perou-paris.org/Manifeste.html 2.  L’Armée du salut, une organisation humanitaire qui « a pour vocation de répondre aux besoins sociaux, spirituels et physiques de toute personne en situation de détresse, sans discrimination ». Cf. https://www.armeedusalut.fr 3.  Encore Heureux, « collectif d’architectes fondé en 2001 », Cf. http://encoreheureux.org/about/ 4.  Quartier solidaires, « un collectif de parents d’élèves de l’école Pajol, […] notamment mobilisé sur le problème de l’accueil des exilés à Paris », Cf. http://quartiersolidaires.blogspot.com

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Étant à la recherche d’un terrain d’investigation, ma rencontre avec PEROU, à l’aube du projet du Très Grand Hôtel fut une heureuse coïncidence. Sébastien Thiéry me proposa de « projeter » le Très Grand Hôtel, comme une esquisse concrète des choses à venir. Je m’en suis donc emparée, lancée à la rencontre d’un terrain, des lieux et citoyen·ne·s qui font de La Chapelle un véritable archipel de l’hospitalité. En constellation dans le territoire, le Très Grand Hôtel, tisse des liens entre chaque point où l’hospitalité se donne à voir. Il se déploie et intervient en deux dimensions, dans l’espace privé comme dans l’espace public : · La dimension privée : « les chambres de l’hôtel » diffusées dans la vacance urbaine disponible (et à mettre à disposition). Des vacances et des chambres protéiformes aux mille typologies : un canapé, une chambre, un appartement chez l’habitant·e, des bureaux désaffectés, un bâtiment public ou encore une dent creuse. Des espaces à identifier, à valoriser, à équiper, à créer, à augmenter, à faire proliférer… · La dimension publique : « la réception », pignon sur rue, elle est un repère dans le territoire. Point central de la constellation du Très Grand Hôtel, elle est à l’origine même de cette mise en réseaux. Un pôle de vie pour le quartier à considérer comme un « haut lieu d’hospitalité ». Pour outiller actes et pratiques solidaires, un jardin des possibles : lieu de l’accueil, de l’orientation, de la rencontre, de la mobilisation, de l’engagement, de la fête et du rassemblement ! Dans le cadre de mon projet de fin d’étude, j’ai travaillé à développer l’implantation, le programme et l’imaginaire de la réception, une architecture relationnelle pour provoquer les rencontres et équiper l’hospitalité. Pour saisir la nécessité d’un tel lieu, il m’a fallu rentrer dans le cœur du terrain et du sujet. D’où l’intérêt de porter un regard sur la dimension privée du Très Grand Hôtel pour mieux déployer son potentiel dans sa dimension publique. Capter la singularité de l’hébergement solidaire comme un potentiel urbain et citoyen à reconnaître, à cultiver et sauvegarder. Au fur et à mesure que je me rendais sur le terrain s’esquissait la réception, alimentant mes réflexions, qui peu à peu, ont fait germer le sujet de ce mémoire. 12


Voilà comment est née cette recherche qui s’adresse alors à vous, qui comme moi peut-être, n’avez jamais été auparavant confronté·e·s à ces gestes et espaces, qui s’inventent çà et là dans l’intimité de celles et ceux qui ouvrent leurs « chez soi » aux autres. Une recherche dédiée à ces actes d’hospitalité et à ces initiatives citoyennes, d’une infinie richesse. ✽

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·Des préoccupations personnelles

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✽ ÉTAT DES NON LIEUX ET ÉLOGE DES LIEUX (Introduction et mise en contexte de la situation)

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✽ DES PORTRAITS (Récits et rencontres des lieux et sujets de l'hospitalité)

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✽ L'HOSPITALITÉ : ARCHITECTURE DES ESPACES, DES GESTES, DES RELATIONS (Lecture détaillée de l'accueil dans l'espace domestique)

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·Pour conclure et poursuire ·Bibliographie ·Annexes

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· L’enfer 19 · Ce qui n’est pas l’enfer 23 · Accueillir 27 · Chez soi 29 · Voilà où l’on veut en venir 33 · Des mots pour nommer les gens 37 · Méthode d’infiltration 39

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ÉTAT DES NON LIEUX ET ÉLOGE DES LIEUX (Introduction et mise en contexte de la situation) ✽ Cette recherche n’est pas à considérer comme un énième état des lieux de la situation (infernale je le reconnais), caractérisée par les tristes conditions d’accueil des exilé·e·s sur nos territoires (pour ne pas dire « Accueil de merde1 ») ! Il s’agit ici de mettre en lumière ce qui se déploie miraculeusement dans nos villes, à l’initiative de ces citoyen·ne·s, par ces gestes et ces actes d’hospitalité qui s’inventent à bas bruit, et qui méritent toute notre attention. À l’éloge de ces pratiques de solidarité, à ces acteur·ice·s qui décident d’agir, à ceux qui se sentent responsables et œuvrent, malgré tout dans l’enfer, contre l’enfer. Avant de rentrer dans le vif du sujet, un petit point tout de même sur la question, pour mieux considérer la puissance des choses à venir. Une partie introductive au sujet : mise en contexte de la situation (hostilité et hospitalité), préambule de l’accueil chez soi, littérature abordée, sémantique et méthodologie.

1.  « Accueil de merde » est un collectif de citoyen·ne·s : « Nous sommes un groupe de riverain.e.s du nord-est de Paris, lancé.e.s dans l’aide aux réfugiés il y a deux ans, par le hasard de la proximité avec les camps qui s’y étaient installés. Nous avons progressivement pris la mesure de ce que nous jugeons être de la duplicité de la part de l’Etat comme de la Mairie de Paris sur le sujet. Et nous tenons à le faire savoir, pour que l’accueil des exilé-e-s soit effectif et humain ». Cf. https://blogs.mediapart.fr/accueil-de-merde

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L'enfer L’inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelés, la terre pelée, la terre charnier, monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes L’inhabitable : l’architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l’esbroufe chiche des sièges sociaux L’inhabitable : l’étriqué, l’irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste L’inhabitable : les bidonvilles, les villes bidons L’hostile, le gris, l’anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bainsdouches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d’hôtel, les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d’assise, les cours d’école L’espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières […] On est prié de dire son nom après dix heures du soir Georges Perec, Espèces d’espaces

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Impossible de savoir ce que c’est que d’être sans « chez-soi » lorsqu’on a toujours eu un toit, bien au chaud, bien à l’abri, sécurisé par le confort et la stabilité d’un logis. Et pourtant au dehors : « le mouvement des sans […] les sans papiers, sans travail, sans domicile fixe… Les sans, ceux qui sont en trop d’un certain point de vue […] »1. Être « sans », une épreuve pour l’identité, d’autant plus forte en situation d’exil. De l’itinérance vers une terre promise, vers des rêves et des perspectives, à la désillusion de l’errance dans nos sociétés aux politiques d’accueil inhospitalières. « L’errance, stratégie d’existence, devient unique modalité d’habiter son corps : se déplacer sans cesse, faute de se loger dans un espace impossible à s’approprier, où rien ne vibre ».2 Quand on est « sans », l’itinérance et l’errance restent des manières d’exister, d’occuper l’espace à son échelle, sans cesse en mouvement, sans lieu pour s’ancrer, sans lieu pour habiter. On s’y habitue sans s’y habituer, parce que c’est impossible. […] Ne pas pouvoir s’extraire de la multitude, échapper à son harcèlement, se soustraire aux regards, refermer une porte derrière soi, arpenter quelques mètres carrés où l’on est souverain, souffler, reprendre des forces, faire ses besoins, se laver, se préparer à manger, entreposer en lieu sûr les objets auxquels on tient, c’est n’avoir qu’un vêtement sur les deux qui nous sont nécessaires.3 Avec le corps pour seul abri, sans lieu à habiter ou plutôt si ! Mais des nonlieux seulement, comme les appelle Marc Augé : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu »4. Sans identité, sans relation, sans histoire, ces lieux qu’on n’habite pas. Faudrait-il alors pour faire écho à « l’inhabitable » que Georges Perec décrit par énumération, dresser le tableau de nos villes contemporaines, rendues hostiles par une « surmodernité productrice de non-lieux »5 ?

1.  ALCOULOUMBRÉ, Catherine, « Errances en non-lieux et non-lieux de l’errance », dans : Empan, vol. 101, no. 1, 2016. 2.  Ibidem. 3.  CHOLLET, Mona, Chez soi : Une odyssée de l’espace domestique, Paris : éd. La Découverte, 2016. p 69. 4.  AUGÉ, Marc, Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : éd. Le Seuil, 1992, p 100. 5.  Ibidem.

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De ces politiques publiques qui « déshabitent » nos villes, par ces nouveaux quartiers lisses et sans histoires, ces espaces publics toujours plus propres, toujours plus beaux, où tout est sous contrôle. De ces centres d’hébergement anonymes, décentrés, hors de nos villes, de la mise en place de dispositifs hostiles qui s’imaginent au nom de « l’architecture de prévention situationnelle »1, comme des opérations de force de l’ordre qui poussent et repoussent toujours plus loin celles et ceux qui trouvent refuge malgré tout dans l’enfer de nos villes. Elles ne tolèrent le spectacle ni de la pauvreté ni de ce qu’elles interprètent comme de la paresse. De toute façon, elles sont de plus en plus conçues comme des espaces fonctionnels, de purs lieux de passage orchestrant des flux avec une efficacité maximale, et non comme des lieux que l’on s’approprie, où l’on s’arrête, où l’on traîne, où l’on vit.2 Cependant, de la vie se crée où elle le peut encore, dans un recoin, une « alcôve3 ». Des non-lieux ré-inventés, qui, lorsqu’ils sont habités deviennent lieux, puisque selon le collectif d’architectes « Encore Heureux » : « une bouche d’aération est un lieu quand quelqu’un s’y réfugie pour passer la nuit au chaud »4. Des lieux contre les non-lieux, pour dénoncer l’hostilité grandissante de nos villes, que la « sur-vie », plus forte que la violence, bricole. Il semblerait qu’on ait oublié ce qui « fait ville ». Michel Agier nous le rappelle : « On ne connaît plus aujourd’hui l’histoire des villes, sinon on saurait qu’elles se sont faites avec des migrants et de la mobilité »5. En effet, la ville qui accueille, rassemble, protège et rend plus fort, s’est fabriquée sur un mille-feuilles d’histoires de migrations. 1.  Architecture de prévention situationelle : la mise en place d’une politique d’aménagement urbain qui vise à « sécuriser l’espace public, en le rendant inhospitaliers aux groupes potentiellement dangereux ». Cf. https://www.lesinrocks.com/2010/09/23/actualite/actualite/des-architectes-regrettent-lintervention-policiere-dans-lurbanisme-des-cites/ 2.  CHOLLET, Mona, Chez soi : Une odyssée de l’espace domestique, Paris : éd. La Découverte, 2016, p 70. 3.  Alcôve, un des pattern de Christopher Alexander, ALEXANDER, Christopher, ISHIKAWA, Sara, SILVERSTEIN, Murray, JACOBSON, Max, FIKSDAHL-KING, Ingrid, A Pattern Language : Town Building Construction, New York : éd. Oxford University Press, (coll. Center for Environmental Structure series), 1977. 4.  Encore Heureux, Lieux Infinis, Construire des bâtiments ou des lieux, Paris : éd. B42, 2018, p 15. 5.  AGIER, Michel, « Ce que les villes font aux migrants, ce que les migrants font à la ville », dans : Le sujet dans la cité , vol. 7, no. 2, 2016, pp. 21-31.

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Comme l’évoque Ian Brossat à propos de Paris : « Notre ville au vingtième siècle a accueilli des exilés du monde entier (des artistes, des aventuriers, des rescapés, des voyageurs tombés amoureux d’une atmosphère), elle a été la définition même d’une ville ouverte et accessible »1.

Ce qui n’est pas l’enfer 1.  BROSSAT, Ian, Paris n’est pas à vendre, Paris : éd. Arcane, 2013, p 11.

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Faire des cabanes aux bords des villes, dans les campements, sur les landes, et au cœur des villes, sur les places, dans les joies et les peurs. Sans ignorer que c’est avec le pire du monde actuel (de ses refus de séjours, de ses expulsions, de ses débris) que les cabanes souvent se font, et qu’elles sont simultanément construites par ce pire et par les gestes qui lui sont opposés. Faire des cabanes en tous genres - inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié, des nouvelles façons de se représenter l’espace, le temps, l’action, les liens, les pratiques. Faire des cabanes pour occuper autrement le terrain ; c’est-à-dire toujours, aujourd’hui, pour se mettre à plusieurs. Marielle Macé, Nos cabanes C’est dans cet enfer, contre l’enfer, que se goupillent ces petits gestes qui font des miracles. Des citoye·ne·s dissident·e·s, ne supportant plus le spectacle quotidien de leurs villes aux politiques hostiles, qui décident d’agir, avec leurs moyens et leurs ressources, à la construction « d’une société de l’accueil »1. Un mouvement de mobilisations citoyennes aux actes polymorphes, par les citoyen·ne·s, pour les citoyen·ne·s, à considérer comme une « formule innovante d’accueil » dans un « contexte de saturation du dispositif national

1.  LE BLANC, Guillaume, EL HASSAK-MARZORATI, Aurélie, « Plaidoyer pour une maison de l’hospitalité à Paris », pour Libération, Cf. https://www.liberation.fr/debats/2017/11/28/plaidoyer-pour-une-maison-de-l-hospitalite-a-paris_1613122

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d’accueil (DNA) »1. Une société « de cabanes » : des cabanes de mots, des cabanes d’idées, des cabanes d’espoir et de projets. Des cabanes construites par celles et ceux qui ont décidé de s’engager, de prendre des initiatives, de se rendre responsable : C’est la question de la saisie de la responsabilité, en fait, on a tous désappris par des formations, y compris des récits de sciences politiques, on a tous désappris qu’on n’était pas responsables. Prendre cette responsabilité et se dire comme hypothèse de travail : moi j’arrête de dire que ce n’est pas ma responsabilité. J’arrête de dire ça.2 Une hypothèse de travail, voilà comment on pourrait justifier ma prise de position par ce projet et ce mémoire, de même que celles et ceux qui se mobilisent en prenant part à ce grand mouvement. Et pourtant à l’origine, de simples initiatives individuelles, qui, justifiées et engagées par cette saisie de la responsabilité, deviennent des actes politiques manifestes ! Plutôt que de perdre leur temps à s’opposer à l’inaction de la puissance publique, les citoyen·ne·s préfèrent mettre la main à la pâte, faire hospitalité, d’humain à humain. Comme le rappelle Mehdi Kassou, porte-parole de la plateforme citoyenne3 : « Face à l’immobilisme, le mouvement citoyen »4. L’engagement « est alors moins celui du sujet d’un État auquel il s’oppose que celui d’un homme face à d’autres hommes »5 souligne Evangeline Masson qui questionne cette dimension politique de l’engagement en faisant référence à la désobéissance civile d’Henry David Thoreau :

Je pense que nous devrions être d’abord des hommes, et ensuite des sujets. Il est moins souhaitable de cultiver le respect de la loi que le respect du bien moral. La seule obligation que j’ai le droit de suivre est celle de 1.  MASSON DIEZ, Evangeline, « MILITANTS, BÉNÉVOLES, CITOYENS SOLIDAIRES… Comment se nommer lorsque l’on vient en aide aux migrants ? », dans : Journal des anthropologues n° Hors-Série, 2018, pp. 155-174. 2.  Réunion avec Sébastien Thiéry à Paris, à la librairie Le Rideau Rouge, février 2019. 3.  La plateforme citoyenne bruxelloise, réseaux d’hébergeur·euse·s solidaires. 4.  « Les mots d’ordre de la plateforme », Cf. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_mehdi-kassou-on-fait-plus-de-politique-a-la-plateforme-que-les-politiciens?id=10202745 5.  MASSON DIEZ, ibid.

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faire en tout temps ce que je pense être le bien. 1 Et le simple fait d’accueillir, de faire « le bien », à sa manière, avec ses moyens, se transforme en « faire sa loi » et enfin « mettre la vie humaine au-dessus des lois, à opter pour le respect de l’essence et de l’existence humaine »2. Voilà comment agissent certain·e·s citoyen·ne·s, dans l’invisible, sans réellement se rendre compte de leur investissement et de la portée de leurs actes, d’autres plus conscient·e·s peut-être, désignent avec humilité leur engagement comme « une goutte d’eau dans l’océan »3, ou encore en clin d’œil à la fable du « colibri »4 un petit rien d’espoir dans cet immense chaos. Ces petits riens, qui ici précisément, font toute la différence.

1.  THOREAU, Henry David, La désobéissance civile, Paris : éd. Mille et une Nuits, 1997, (éd. originale 1849, Civil Disobedience, traduit en français sous le titre Désobéir en 1921), p 7. 2.  BAH, Alioune, « Inventivité et responsabilité l’accueil de l’autre selon Derrida », dans : Le sujet dans la cité , vol. 7, no. 2, 2016, pp. 227-240. 3.  Entretien n°3 avec Aimée, description dans « autres sources ». 4.  Entretien n°7 avec Marc, où il évoque la légende du colibri, « rapportée par Pierre Rabhi : « La légende amérindienne raconte qu’un petit colibri se démenait seul pour éteindre un incendie de forêt goutte après goutte alors que tous les animaux étaient paralysés par la terreur. Au tatou qui lui faisait remarquer qu’il n’y arriverait jamais, le colibri répondit : « Je sais mais je fais ma part » ». Cf. http://www.leparisien.fr/archives/connaissez-vous-l-effet-colibri-12-11-2015-5267673.php

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Accueillir Quand vous viendrez chez moi, gn’aura pas à s’en faire La porte s’ouvrira gn’aura le corridor Et vous serez chez vous souris dans un gruyère Les volets seront mis pour oublier dehors. Jean Ferrat, L’hospitalité

Ce sont par ces pratiques, contre l’enfer, que les mobilisations citoyennes ont fait renaître « une vieille tradition anthropologique : l’hospitalité » souligne Michel Agier.1 Une hospitalité qu’il s’agit ici d’appréhender dans le cadre de l’hébergement solidaire : ouvrir son « chez soi » à l’autre. Il est peu de mots aussi fréquemment associés à l’hospitalité que celui d’« ouverture ». Ouverture de soi vers les autres, ouverture vers autrui, ouverture vers l’extérieur, le mot à soi seul résume la qualité de l’hospitalité.2 Offrir l’hospitalité chez soi, c’est accueillir l’autre par l’ouverture de cet espace intime qui devient alors le lieu, le théâtre de cette rencontre. Un lieu 1.  AGIER, Michel, L’étranger qui vient : repenser l’hospitalité, Paris : éd. Le Seuil, 2018, note de présentation de l’ouvrage. 2.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 278.

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à part entière, contrairement aux centres d’accueil, aux espaces froids et anonymes dont les « contraintes structurelles, institutionnelles et relationnelles pèsent sur l’individu qui est finalement, non pas exclu mais enfermé dehors »1. La puissance de l’hospitalité se fonde sur le fait même d’accueillir l’autre dans un lieu de vie pré-existant, un espace vécu qui a vécu, un espace auquel on associe « de l’identité, des relations et de la mémoire »2. Pour permettre à son occupant de s’y sentir bien (dimension du présent) et d’envisager d’y rester à plus ou moins long terme (futur), le lieu de vie doit également renfermer une part d’histoire (passé), sur laquelle l’imagination peut prendre appui. De la sorte, les trois directions temporelles sont réunies entre les quatre murs d’un bien.3 S’ouvrir à l’autre, lui faire de la place dans sa vie comme dans son espace, l’intégrer dans son quotidien un tant soit peu, l’inscrire alors dans son histoire personnelle, et celle de ce lieu, passé, présent, futur. Un chez soi à l’origine donc de la qualité de cet accueil !

1.  Marie Loison Leruste reprend l’expression « enfermé dehors » utilisé par Djemila Zeinidi-Henry (ZEINIDI-HENRY, 2002), Cf. LOISON-LERUSTE, Marie, « Une ethnographie de la rue », (recensé, Pascale Pichon, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, Paris, Aux lieux d’être, 2007, 304 p.),. 2.  AGIER, Michel, « Ce que les villes font aux migrants, ce que les migrants font à la ville », dans : Le sujet dans la cité, vol. 7, no. 2, 2016, pp. 21-31. 3.  BERNARD, Nicolas, J’habite donc je suis : Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles : éd. Labor, (coll. Quartier Libre), 2005, p 39.

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Chez soi Je suis l’espace où je suis Noël Arnaud, L’état débauche Être chez soi : quel bonheur ! Là où tout est permis, passer la porte, bien la refermer derrière soi, aller et venir, danser, chanter, crier, nu·e, ou à moitié, maître·esse des lieux, et de ses gestes et désirs, là où personne n’est là pour voir, entendre, ni juger, bref, être soi-même (attention cependant, on dit que les murs ont des oreilles). Être chez soi, se sentir chez soi, avoir un chez soi ou au contraire ne pas en avoir ! Voilà des notions sur lesquelles il est important de mettre quelques mots pour mieux comprendre la singularité de l’accueil qui est alors proposé par l’hébergement solidaire. Dans J’habite donc je suis, Nicolas Bernard souligne l’aspect fondamental du logis : « L’abri assume une fonction proprement vitale, en ce qu’il permet à l’homme de se reconstituer, tant le corps que l’esprit »1. Un chez soi pour se recharger intimement, un espace vital, de ressourcement et de recueillement en soi pour mieux habiter le monde. Pour Lévinas : « L’homme se tient dans le monde comme venu vers lui à partir d’un domaine privé, d’un chez soi, où il peut, à tout moment se retirer », un chez soi qui serait 1.  BERNARD, Nicolas, J’habite donc je suis : Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles : éd. Labor, (coll. Quartier Libre), 2005, p 19.

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à l’origine du mouvement vers autrui1. Un lieu à soi d’abord, pour initier ensuite des relations vers l’extérieur. À travers des mots qui rassurent et protègent : « le foyer, le nid, le coin du monde »2 Gaston Bachelard, évoque le chez soi comme un refuge identitaire. À la fois espace de protection comme de projection identitaire, un lieu qui permet « à chacun d’exprimer son individualité, la capacité à se sentir chez soi, à créer une relation particulière entre un lieu et une identité »3. Autant de mots qui résonnent dans nos têtes à l’idée d’un espace réconfortant, une relation entre soi et le chez soi : un abri, un refuge, un nid, un foyer, une maison, un toit, une cabane, une niche, une fortification, un cocon, un lieu sûr, une hutte, une retraite, un logis. Faire sa maison veut donc dire créer un lieu de paix, de calme et de sécurité à l’image du ventre de la mère, où l’on peut se retirer du monde pour sentir battre son cœur, créer un lieu où l’on ne risque pas l’agression, un lieu dont on soit l’âme.4 Au-delà de la dimension matérielle, protectrice et identitaire, le chez soi est un espace potentiel à habiter : « En définitive, l’homme est pour autant qu’il habite »5. Habiter pour être avec soi et les autres, plus qu’un simple refuge, c’est un lieu qui initie « l’épanouissement personnel et collectif »6, il abrite et cultive la vie : « Le chez-soi n’est pas seulement un appartement ou un pavillon mais un territoire où sont vécues certaines des expériences les plus signifiantes de l’existence »7.

1.  LÉVINAS, Emmanuel, Totalité et infini : Essai sur l’extériorité, Paris : éd. Kluwer Academic, (1re éd. 1961), 343 p. 2.  BACHELARD, Gaston, La poétique de l’espace, Paris: éd. Presses Universitaires De France, (coll. Quadrige), 2007, (1re éd. 1957), 214 p. 3.  LARCENEAUX, Fabrice, « J’habite donc je suis », dans : Études foncières, Compagnie d’édition foncière, pp. 23-26. 4.  OLIVIER, Marc, Psychanalyse de la maison, éd. Paris : Le Seuil, 1972, p 23. 5.  BERNARD, Nicolas, op. cit., p 17. 6.  BERNARD, Nicolas, op. cit., p 8. 7.  HALL, Edward T., La dimension cachée, Paris éd. : Le Seuil, pour la traduction française, 1971, (1re éd., New York : Doubleday & C°, The Hidden dimension 1966), p 209.

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Accueillir chez soi reviendrait alors à partager un fragment de son intimité, de son histoire et de son identité avec l’autre, le « sans », celui qui n’a pas de lieu à habiter, pour exister, celui pour qui « Être désorienté dans l’espace est une aliénation »1.

1.  HALL, op. cit., p 134.

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Voilà où l’on veut en venir Comment adapter le chez soi, et soi même, pour recevoir autrui, voilà ce qui m’intéresse ici. Explorer les territoires privés de l’hospitalité, comprendre leurs richesses et leurs qualités comme leurs limites. Interroger l’hospitalité là où elle se dessine. L’approche de terrain et la récolte de témoignages ont été à la base de cette recherche. Observer le sujet à la loupe, partir de l’anecdote et dessiner des portraits de l’accueil. Des récits de vie comme des histoires (ou plutôt des « micro-histoires »1), sur lesquelles faire pousser des idées. Des rencontres, des visites, des discussions : relever les mots et les espaces, par l’observation et le dessin comme traduction et représentation de l’accueil. En parallèle, je me suis outillée par quelques lectures, pour étoffer et enrichir ces histoires, et mieux saisir les dimensions de l’accueil. Rapidement, un petit tour des principaux travaux qui m’ont aidée à dresser les grandes lignes de ma pensée ainsi que les perspectives de mon travail. Pour rentrer dans le cœur du sujet, Le sens de l’hospitalité, l’incontournable bible de l’accueil de Anne Gotman, de l’historique, à l’analyse détaillée de l’hospitalité, chez soi, avec autrui, envers ses proches (Gotman, 2001). L’hospitalité, un sujet actuel dans le cas de la crise de l’accueil des exilées, 1.  En référence au « paradigme indiciaire » de Carlo Ginzburg, un des initiateurs de la micro-histoire, « un courant historiographique apparu en Italie au milieu des années 70 […]qui s’articule par « une démarche pratique et expérimentale […] et réhabilite le récit».» Cf. http://www. appy-histoire.fr/index.php/publications/465-la-micro-histoire-ou-le-paradigme-de-lindice

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abordée en opposition à l’hostilité par Michel Agier dans L’étranger qui vient (Agier, 2018). Réveillant alors gestes et actes solidaires, décrits par Evangeline Masson Diez et Manon Gerbier Aublanc, dans des articles qui, découverts à l’aube de ma recherche, m’ont permis de saisir la réalité de l’hébergement solidaire, profilant alors des pistes de recherche. Le chez soi pour une hospitalité contextualisée, raconté à travers l’espace domestique et son vécu. Des notions du « chez soi » et de « l’habitat », dans leurs valeurs et leurs symboles, introduites par Nicolas Bernard dans J’habite donc je suis (Bernard, 2005), Gaston Bachelard et sa Poétique de l’espace (Bachelard, 2007) ou encore le Pattern Language de Christopher Alexander, Max Jacobson, Murrey Silverstein, Sara Ishikawa, et Ingrid Fiksdahl-King (1977). L’espace domestique à observer à travers les usages, et les « manières » que Michel De Certeau décrits dans l’Invention du quotidien, le tome 1, Les Arts de Faire et le tome 2, habiter et cuisiner (De Certeau, 1980 ; De Certeau, Giard, Mayol, 1994). Des manières de faire particulièrement intéressantes lorsqu’on les considère dans le cadre de l’accueil, du côté des hébergeur·euse·s comme des hébergé·e·s. Des manières sans doute affectées par la cohabitation et la promiscuité de l’accueil chez soi, des relations sociales et spatiales que Edward T. Hall décrit dans La dimension cachée par sa « théorie des distances » (Hall, 1971). Des notions d’espaces nourries et remises en question par des lectures plus animées comme les récits, blagues et jeux de Georges Perec dans Espèces d’espaces (Perec, 1974), Les choses (Perec, 1965), ou encore La vie Mode d’emploi (Perec, 1967). Plus récemment l’essai de Mona Chollet, Chez soi : une odyssée de l’espace domestique (Chollet, 2016), à l’éloge du syndrome casanier pour un riche état des lieux de la préciosité d’un chez soi. Socle de ma recherche, les « chez soi de l’accueil » que j’ai explorés seront présentés sous forme de portraits indépendants, propre à chaque visite (Des portraits). Des rencontres et des témoignages glanés, qui par la suite mêlés à mes lectures pour une analyse de l’hospitalité dans l’espace où elle se donne à voir (L’hospitalité : architecture des espaces, des espaces, des relations). Tout 34


d’abord comprendre comment accueillir chez soi, en permettant à l’invité·e de se sentir chez lui ou elle tout en restant chez soi. Observer le déploiement des organisations et transformations spatiales, des cadres et des scénographies de l’accueil qui s’inventent, aller voir jusqu’où l’espace résiste à l’hospitalité. Questionner alors la nécessité d’une telle organisation, reconsidérant le sentiment du chez soi, comme avant tout fondé sur les manières, les usages, les coutumes. Porter enfin un regard autre sur le chez soi, à travers la spatialité de l’accueil, de ses dimensions invisibles, du matériel à l’immatériel, et de ces détails qui font toute la différence. ✽ Une invitation dans l’intime, par ces portes qui s’ouvrent, exclusivement pour vous dans les pages qui suivent.

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Des mots pour nommer les gens « Ce sont des humains avant tout. Il y a des étudiants, des kotteurs, des pensionnés. La majorité des personnes sont des femmes seules. Elles sont près de 70%. On constate que la majorité des hommes ont été convaincus par leurs compagnes. Parfois comme des personnes pensionnées voient leurs propres enfants partir, il leur reste des chambres vides pour accueillir des réfugiés. En fait, il y a un peu de tout ».1 Comme le précise Mehdi Kassou, l’hébergement solidaire se déploie majoritairement grâce à l’initiative des femmes, ce que j’ai constaté également par mes rencontres. Pour représenter cette majorité et incorporer cette recherche dans sa réalité et son actualité, un regard particulier est porté sur la sémantique, par le choix d’une écriture inclusive2 (idéalement épicène dans la mesure du possible).

1.  Interview de Mehdi Kassou sur RTL, à propos du profil type des hébergeur·euse·s Cf. https:// www.rtl.be/info/regions/bruxelles/hhhhh-978377.aspx 2.  « L’écriture inclusive désigne l’ensemble des attentions graphiques et syntaxiques qui permettent d’assurer une égalité de représentations des deux sexes. » Cf HADDAD, Raphaël, « Manuel d’écriture inclusive », dans : Mots Clés, 2016 : http://www.univ-tlse3.fr/medias/ fichier/manuel-decriture_1482308453426-pdf

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Pour cela, je me référerai autant que possible aux trois conventions précisées par le « Manuel d’écriture inclusive » (sans toutefois altérer les mots et propos des auteur·e·s et sujets cité·e·s) : · Accorder en genre les noms de fonctions, grades, métiers et titres · User du féminin et du masculin, que ce soit par l’énumération par ordre alphabétique, l’usage d’un point milieu, ou le recours aux termes épicènes · Ne plus employer les antonomases du nom commun « Femme » et « Homme » Une recherche basée sur ces « humains avant tout », qui rendent possible l’hébergement solidaire. Un accueil vivant, qualifié par une relation d’hôte à hôte, un mot qui désigne tout aussi bien la personne qui accueille que celle qui est accueillie, personne qui donne et celle qui reçoit. Pour éviter toute ambiguïté, j’emploierai aussi, lorsque nécessaire, des termes tels qu’hébergeur·euse ou accueillant·e d’un côté et hébergé·e ou invité·e de l’autre. À Bruxelles, entre bénévoles et hébergeur·euse·s de la Plateforme citoyenne, le mot « vnous » a été imaginé, pour mettre tout le monde d’accord, comme me l’explique Mehdi Kassou : « Le terme « vnous » est né au cours d’une discussion entre un bénévole « veste blanche » du parc et un hébergeur. Ce dernier saluait le travail de l’équipe insistant sur le : « C’est génial ce que VOUS faîtes » au parc1. L’équipe du parc étant convaincue que sans les hébergeurs ils étaient inutiles, le bénévole répondait « ce que nous faisons », mais tant pour le premier que pour le second, il semblait que l’importance de l’implication de l’autre était plus importante. Le bénévole a alors proposé «vnous» comme terme inclusif rassemblant chacun des membres qui à son niveau offrait une aide rappelant que chaque geste comptait. »2

1.  Le « parc » fait référence au parc Maximilien, point de rendez vous des hébergeur·euse·s et hébergé·e·s de la Plateforme citoyenne bruxelloise. 2.  Explication du terme « vnous » que m’écrit Mehdi Kassou par message suite à une question que je postais sur la page Facebook de la Plateforme citoyenne.

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Méthode d’infiltration « Je ne veux pas montrer, mais donner l’envie de voir » Agnès Varda, (à propos de) Sans toi ni loi Me voici alors partie en infiltrée, à l’exploration de ces lieux intimes de l’accueil disséminés dans le territoire. De ces gestes et ces pratiques d’hospitalité qui s’organisent à bas bruits. À la rencontre de ces lieux qui font ces rencontres invraisemblables. Archéologue de l’espace domestique, détective de l’hospitalité, j’ai moi aussi été accueillie sur les lieux de l’accueil, à la recherche « des traces, des indices, des signes »1, qui racontent ces histoires. Interroger ces hôtes dans leurs chez soi, acteurs et actrices du spectacle de la réalité d’un quotidien, qui petit à petit est devenu le leur. De prime abord, il faut savoir que je me suis lancée dans cette recherche de manière intuitive, sans problématique pré-établie, à la découverte de ces lieux et de ces hôtes. Partant du principe que les notions et questions émergeraient de cette approche de terrain, les entretiens se sont déroulés librement par la spontanéité de chaque rencontre. Un travail à la récolte de ces histoires et à l’observation de ces lieux, sans questions définies, me laissant porter par chaque situation, unique en son genre, au fil des discussions et de leurs rebondissements, au gré des associations d’idées que je tissais avec les hébergeur·euse·s. 1.  Clin d’œil au « paradigme indiciaire », défini par Carlo Ginzburg comme une méthode d’enquête. Cf. GINZBURG Carlo, Mythes emblèmes traces, Lagrasse : éd. Verdier, 2010, (1re éd. 1989), chapitre « Traces » pp. 218-294.

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Ce sont eux les véritables « expert·e·s »1 de l’accueil, qui, au fil des expériences, s’organisent, s’adaptent, bricolent, développent leur propre savoir faire. Immergé·e·s dans leurs expériences, au quotidien, depuis longtemps, et parfois sans relâche, il est difficile pour eux de prendre du recul. L’accueil s’organise et s’invente petit à petit, sur le tas, de manière informelle. Les accueillant·e·s ne réalisent bien souvent pas ce qui fait dorénavant partie de leur quotidien. Un quotidien, dessiné par de petites choses, aussi insignifiantes soient-elles, sur lesquelles, ensemble, nous avons porté toute notre attention. La démarche est simple et le processus potentiellement infini. En effet, de la même manière que ces réseaux d’entraide se déploient, le bouche à oreille fut pour moi un outil de mise en relation inouï. Une visite en entraîne souvent une autre, une connaissance, un·e ami·e, un·e voisin·e solidaire, un coup de fil, et me voilà introduite à une nouvelle rencontre. Je rentre alors en contact avec ces hôtes, le plus souvent par mail mais aussi par téléphone ou même Facebook, les informe de mon travail et de ma quête, impliquant de me recevoir « chez soi ». Puisque je m’infiltre dans ces espaces privés de l’intime, il est important d’être claire sur ma démarche : il s’agit de m’accueillir comme « observatrice de l’accueil », m’accorder un moment pour discuter, me permettre de dessiner et relever les espaces et éventuellement prendre des photos. Les hébergeur·euse·s semblaient souvent surpris par ma démarche en tant qu’étudiante en architecture. J’évoquais alors mes réflexions autour de la question de l’hospitalité à travers ces « espaces d’accueil », le vécu au quotidien de cette cohabitation, du partage de son chez soi, de son intime, de la transformation de son espace et de ses habitudes, de l’adaptation et de l’appropriation des hôtes. C’est par le relevé comme « outil de l’architecte » que la recherche s’est aussi déployée. Pour chaque visite je m’attelais alors au relevé main levée, du plan de la maison ou de l’appartement, un travail rendu d’autant plus fastidieux dans de grands espaces. Un « relevé habité»2, imprécis, témoignant avant tout des volumes et de la vie qui habite les lieux. 1.  en référence à l’expertise que relève Vinciane Despret et Jocelyne Porchet dans Être bête, Paris : éd. Actes Sud, 2007, 142 p. 2.  Relevé (par le dessin plan, croquis ou encore la photo) d’une organisation spatiale en prenant en compte les objets, les meubles, les détails qui témoignent des usages et de la vie qui habite les lieux.

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En terme d’accueil, je fus toujours bien reçue ! Fidèle à leur rôle d’hôte, les accueillant·e·s me reçoivent comme une invité, on s’assoit dans un « espace commun » qu’on pourrait appeler « de réception » : autour d’une table de cuisine, de terrasse, de salon, sur une chaise ou encore un canapé. On me propose à boire, à manger, et parfois même dans le cas où l’entretien s’éternise un peu, me voilà invitée à prendre le repas. Très vite la discussion s’ouvre pour ma part sur une introduction de ma « méthode de recherche », libre et située en ce lieu, on se présente, on discute et très vite j’en apprends sur l’hôte, sa situation, ses expériences d’hébergement passées et actuelles, son passage à l’acte et autres récits personnels. Puis au fil de la conversation, les questions s’affinent, les histoires se précisent en terme d’espace, se localisent, on évoque une pièce, un objet ou encore une manière de faire, on me fait la visite des lieux, ponctuée d’anecdotes et de questions liées à l’exploration et à l’observation des espaces. Je me retrouve le plus souvent en tête à tête avec l’hôte, ou en petit comité dans le cas d’un couple ou d’un groupe, mais très rarement en présence des invité·e·s qui bien souvent ne font que passer. Je ressens d’ailleurs que la présence des hébergeur·euse·s affectent la spontanéité de nos échanges. Souvent timides et gêné·e·s, ils répondent à mes questions de manière très succincte, et je comprends que le cadre n’est peut-être pas propice à une discussion « intime ». Par ce travail en introspection, il s’agit de comprendre « comment accueillir » et « comment faire pour que l’autre se sente chez soi ». Je m’intéresse alors davantage au point de vue des accueillant·e·s qui dessinent l’accueil et de ces espaces qui en témoignent. Ces discussions ont à chaque fois été enregistrées, dépouillées et transcrites, me replongeant alors à nouveau dans ces récits à re-manipuler. Au fil de ces rencontres, et de ma confrontation avec ces expériences d’accueil, mon regard s’est affiné, les questions et les interactions avec les hôtes ont évolué, faisant notamment des dernières visites des découvertes encore plus abouties en terme d’appréhension de l’espace. Une expérimentation de terrain ouverte à une richesse infinie de lieux, de citoyens et d’histoires sans pareil. Des typologies de logement, des configurations, des manières de faire, des vécus, des manies, des principes, des cultures et des valeurs propres à chaque cas observé. Les rencontres ont été menées, entre Bruxelles, ville dans laquelle j’étudie, et Paris où je me suis 41


rendue chaque mois pour mon projet de fin d’étude. Considérant le cadre de l’enquête dans le domaine privé de l’espace domestique, l’analyse est portée indifféremment au contexte, précisant en bas de page des détails relatifs aux villes lorsque nécessaire. Ainsi les cadres d’accueil et les relations sont uniques, les espaces et les acteurs catalyseurs d’un contexte d’hospitalité particulier faisant de cette constellation de chambres, un réseau illimité de situations aussi riches que complexes. Une infinité de possibles qu’il serait impensable de généraliser, justifiant une approche de terrain en immersion, à la rencontre de huit lieux et acteurs de l’hébergement solidaire. Ces rencontres sont à découvrir et à comprendre comme des cas particuliers, tant dans le contenu que dans la forme de l’échange et du relevé. Le temps et le cadre des rencontres ont influencé la récolte de ces données. Il m’arrivait d’éterniser les discussions avec certains, ou de devoir agir en express avec d’autres. Il m’est arrivé de rester seule chez l’hôte pour pouvoir finir le relevé des espaces, mais aussi de devoir précipiter le relevé lorsque au contraire j’étais poliment invitée à quitter les lieux. Certain·e·s hôtes se font plus bavard·e·s que d’autres, pour d’autres, les histoires s’enchaînent de manière limpide, surtout lorsqu’il s’agit de personnes interrogées en groupe, auquel cas le débat s’alimente entre accueillant·e·s. Encore une fois chaque situation est unique, et pour mieux les saisir, elles vous seront présentées au cas par cas pour mieux pouvoir par la suite les mettre en écho.

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« L’habitat se donne à voir. Ce territoire privé, il faut le protéger des regards indiscrets, car chacun sait que le moindre logement dévoile la personnalité de son occupant. Même une chambre d’hôtel anonyme en dit long sur son hôte de passage au bout de quelques heures. Un lieu habité par la même personne pendant une certaine durée en dessine un portrait ressemblant, à partir des objets (présents ou absents) et des usages qu’ils supposent. Le jeu des exclusions et des préférences, l’arrangement du mobilier, le choix des matériaux, la gamme des formes et des couleurs, les sources de lumière, le reflet d’un miroir, un livre ouvert, un journal qui traîne, une raquette, des cendriers, l’ordre et le désordre, le visible et l’invisible, l’harmonie et les discordances, l’austérité ou l’élégance, le soin ou la négligence, le règne de la convention, des touches d’exotisme, et plus encore la manière d’organiser l’espace disponible, si exigu soit-il, et d’y distribuer les différentes fonctions journalières (repas, toilette, réception, entretien, étude, loisir, repos), tout compose déjà un « récit de vie » avant que le maître de céans n’ait prononcé le moindre mot. » Michel De Certeau, L'invention du quotidien 2 : habiter, cuisiner

Collage réalisé dans le cadre de mon > projet de fin d'étude

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· Nicole «la famille d’accueil» 49 · Lise «le airbnb» 59 · Aimée «l'habitat kangourou» 67 · Margaret «la sous location» 77 · Alain et Catherine «la chambre d’hôtes» 83 · Marie-Anne et Bernard «l'auberge de jeunesse» 93 · Marc «le couchsurfing» 105 · Manon et Titou «l'auberge espagnole» 121

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DES PORTRAITS (Récits et rencontres des lieux et sujets de l'hospitalité) ✽ Les portraits qui suivent sont présentés dans l’ordre dans lequel mes rencontres et visites se sont déroulées, cinq à Paris puis trois autres à Bruxelles. Chaque portrait est présenté individuellement par un témoignage raconté, organisé sous forme thématique ou chronologique. Chaque récit est accompagné de ses relevés : plan de l’espace domestique et d’éventuels croquis réalisés sur place. Il est possible de lire les portraits de manière indépendante sans suivre leur ordre chronologique, mais la lecture sera d’autant plus cohérente par cet ordre en corrélation entre les différentes visites et l’évolution de ma recherche. Il est possible également de se plonger directement dans la « partie théorique » qui recoupe les portraits en des notions distinctes, et de revenir alors à tout moment dans les portraits si besoin ! Pour protéger l’anonymat des personnes que j’ai rencontrées, les prénoms et surnoms, des hébergeur·euse·s comme des hébergé·e·s ont été soigneusement remplacés (par des « prénoms équivalents », en terme d’âge, « classe sociale», pays d’origine, et si possible le même nombre de syllabes).

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façade sur rue

intérieur d'îlot

Relevé du plan de l'appartement de Nicole réalisé sur place

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Nicole "la famille d’accueil" · Nicole retraitée, sans enfant ni conjoint · Un petit appartement dans le XVe · Héberge de jeunes mineurs, une dizaine au total, depuis ses débuts «Je n’ai pas du tout l’impression de me sacrifier. Par contre, si tu veux, c’est vrai que c’est lourd parce que moi je leur donne beaucoup, je prends beaucoup sur moi parce que je sais qu’ils ont beaucoup souffert.» Nicole, retraitée, sans enfant, ni conjoint, habite seule dans un deuxpièces de cinquante-cinq mètres carrés, situé dans le XVe arrondissement de Paris. L’appartement est traversant avec côté rue, la salle à manger et la chambre de Nicole, et côté intérieur d’îlot, toilettes, salle de bain et une petit cuisine. Un appartement exigu, qui serait idéal pour un couple ou une personne célibataire puisqu’il n’y a qu’une chambre et qu’il faut la traverser pour accéder à la salle d’eau. Pour loger ses invité·e·s, Nicole n’a donc pas d’autre choix que de transformer sa salle à manger en chambre d’ami·e·s. Depuis trois ans, sans relâche (excepté une pause de deux semaines), elle accueille de jeunes mineurs isolés, une dizaine en tout. Contrairement à ceux qui hébergent le temps d’un week-end, Nicole reçoit ses invité·e·s sur le long terme. Ces jeunes, elles les considèrent comme ses enfants, leur apporte du soutien, de l’éducation, de l’affection, un investissement considérable. Dans un témoignage qu’a écrit Nicole à propos de son rôle, elle se désigne comme une « Mama Africa » : « pour un enfant africain, toute femme proche du coté de sa mère ou de son père, est, selon le pays, soit une « mama » soit une « tata ». Si j’ai bien compris ».1 1. Tiré de « MAMA Africa », témoignage écrit de Nicole, hébergeuse solidaire, récupéré par le biais de PEROU. 49


· Négociation d’espace Dans un coup de fil précédant ma visite chez Nicole, elle me décrit son appartement comme tout petit et les conditions de cohabitation un peu extrêmes. À Paris les gens ont des petits espaces. Il y a des gens qui accueillent dans des studios et les font dormir derrière un drap tendu. J’ai une amie près de la place République, son invité, il dort à cinquante centimètres de son lit. C’est l’accueil dans des conditions pas possibles ! Ce serait bien que les « riches » accueillent, enfin, des gens qui ont de grands espaces. Par son accueil au quotidien, la cohabitation est intense et implique une routine en terme d’organisation. Tous les soirs, les jeunes aménagent dans la salle à manger, leur chambre pour la nuit. Au dessus de l’armoire, trois petits matelas donnés par l’association Paris d’Exil1 sont déployés sur le sol. En général, les garçons se mettent plus ou moins chacun dans un coin de la pièce. « Pour la plupart, ils ont toujours dormi à plusieurs dans une même pièce. Ça n’a pas l’air de les déranger de dormir ensemble et partager cet espace ». Les garçons m’expliquent qu’ils se contentent très bien de cette situation. Un ancien protégé de Nicole, venu lui rendre visite, me raconte : Quand je dormais là on était deux, y’avait pas de problème, on était comme deux frères qui se partagent la même chambre. Je me sentais mieux là que dans des foyers, c’est un peu la maison. Ici on était bien. C’était la première fois que je vivais chez quelqu’un. […] Quand j’étais petit, je vivais avec ma famille à plusieurs. Quand je suis venu en France, dans des foyers et tout, dans des dortoirs, c’était beaucoup plus que deux ou trois. Alors vivre chez Nicole ça va, c’est bien. C’est toujours mieux que le squat ou les structures d’accueil. Personne ne préfère vivre dans un foyer. Nicole, occupe la chambre juste à côté. Tous les matins, un des garçons est contraint de passer par sa chambre pour pouvoir prendre sa douche. « Claude prend sa douche le matin. Au départ, il faisait du bruit en ouvrant la porte, maintenant il fait attention ». Passer par la chambre de l’autre, Nicole explique qu’ils n’y a pas d’autre solution. D’ailleurs si elle a besoin d’aller 1.  Paris d’Exil est « une association de soutien aux personnes exilées » Cf. https://www.parisdexil.org

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La salle à manger/chambre d'ami·e·s les lits rangés au dessus de l'armoire partagée

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dans la salle à manger et que les jeunes dorment encore, elle en fera de même. C’est là où elle laisse son ordinateur mais c’est aussi là qu’elle range ses habits, dans l’armoire qu’elle partage avec les garçons. Ils ont beaucoup de vêtements, de sacs, de chaussures, tellement que Nicole se débrouille comme elle peut pour inventer de la place : un coin à chaussures dans l’entrée, un coffre à vêtements dans sa chambre ou encore, des sacs dans la cave. « En tout cas, lui, c’est une armoire à lui tout seul qu’il lui faudrait avec tous ses habits ! » dit-elle en rigolant à propos d’un de ses invités. Pour le reste Nicole ne mentionne pas tant de problèmes en terme de partage d’espaces. Tout le monde semble s’acclimater, tout se passe bien, respectueusement les uns des autres. En revanche, elle m’explique qu’à cause d’un problème d’ouïe, elle est très sensible au bruit : Le seul problème, ce que je ne supporte pas, c’est le bruit. Les seuls moments où ça pète c’est parce que je ne peux plus supporter. À cause de mon trauma crânien j’ai eu le tympan déchiré. Quand ils écoutent la musique trop fort ou quoi, s’ils parlent fort c’est pas possible. Les jeunes étant présents quotidiennement dans sa vie, comme dans son petit appartement, on imagine qu’il doit être compliqué pour Nicole de trouver des moments de calme et d’intimité. Elle écrit : « Parfois je me sens envahie et j’ai besoin de rester seule une après-midi »1. À l’inverse, il arrive que ce soit les garçons qui restent seuls à la maison, pour cela, elle leur fait confiance. « Je peux les laisser seuls à la maison plusieurs jours, jamais je n’ai eu de problème (pas de grosse fête en mon absence, pas de vol, le téléphone fixe est bridé sur appels des numéros fixes nationaux) »2.

· Un cadre familial Vivre chez Nicole, c’est aussi respecter quelques conditions, respecter des horaires donner des nouvelles. « La seule chose que je demande, c’est de savoir où ils sont et ce qu’ils font, et quand est-ce qu’ils rentrent. » Dans son témoignage écrit, elle précisait : « Obligation de me prévenir s’ils rentrent après 20h et interdiction de rentrer après 23h30 le samedi soir »3. Comme le 1.  MAMA Africa, Ibid. 2.  Ibidem. 3.  Ibidem.

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ferait sans doute une mère inquiète pour ses enfants, ces conditions sont aussi une manière d’instaurer un cadre à cet accueil pour ne pas se laisser dépasser par la situation. Dans la journée en tout cas, chacun son rythme, chacun sa vie, certains se lèvent tôt, d’autres plus tard, mangent en décalé, se cuisinent quelque chose quand ils veulent. Je connais peu leurs occupations à part le foot, le basket, le roller et le rap. Ils voient beaucoup d’autres jeunes réfugiés amis, qui viennent parfois à la maison. Ils sont muets sur leurs programmes, même les uns vis-à-vis des autres. Chacun fait ses « buys »1 [sic].2 Une forme de liberté dans l’aménagement des jeunes que Nicole tolère, là où dans d’autres familles, l’accueil est davantage planifié en terme d’horaires et de présences. Et le soir, s’ils n’arrivent pas trop tard, on mange ensemble, oui. Mais c’est chacun mène sa vie en fait. S’ils rentrent à 17h et qu’ils ont faim, ils vont regarder dans le frigo et se faire quelque chose, c’est comme ça. Je ne sais jamais vraiment qui va être là, même si je leur demande de me tenir au courant, ce n’est pas toujours le cas. C’est « à l’africaine ». Je sais qu’il y a des familles où ça n’est pas comme ça, ils sont obligés d’être là, à 19h pour le dîner. Si à 19h10, ils n’étaient pas là, ils recevraient un coup de fil ! Ici, ce n’est pas comme ça. Si dans la semaine c’est plus compliqué de se retrouver, ils arrivent tout de même à faire coïncider les moments de repas pendant les week-ends. « On prend souvent des repas ensemble le samedi et le dimanche. Il y a des gens à la maison, soit ce sont leurs amis, mais aussi par exemple une dame réfugiée qui passe à la maison, que j’ai pris un peu sous mon aile ». Ces repas ce sont aussi des moments d’échanges, des moments de partages et de découvertes pour eux comme pour Nicole. Elle écrit : Nous parlons à table, ce qui est contraire aux pratiques africaines. Nous cuisinons africain, à part les steaks frites et les pizzas. Les Français découvrent l’igname et les combos, eux découvrent les pommes et les poires. Dépasser l’horreur des légumes leur est difficile. Nous rions beaucoup 1.  Chacun fait ses « bails » que Nicole écrit « buys », qui signifie « chacun fait ses affaires ». 2.  Ibidem.

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La salle à manger/chambre d'ami·e·s un tapis de prière accroché à la lampe

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ensemble, ce qui m’étonne toujours. Les entendre chanter ou les voir danser me fait un plaisir immense.1

· Des jeunes « à l’africaine » Nicole semble bien s’acclimater à la présence de ses jeunes, tout comme eux s’accoutument à leur Mama et à la vie parisienne : L’éducation africaine en fait des jeunes respectueux des « anciens », faciles à vivre. Ils rangent leurs affaires, passent l’aspirateur, certains cuisinent bien. Pour les familiariser avec notre société ils viennent avec moi à la Poste, faire les courses, et j’explique le maximum de choses (lire les étiquettes sur les produits par exemple, comment fonctionne le courrier ou l’alimentation en eau courante).2 Elle prend en charge pour eux une sorte d’éducation, de l’intégration à la société française au bon usage de l’appartement. « Certains ont dû apprendre à utiliser le micro-ondes, le frigo, le congélateur, et la douche sans asperger la sdb. Une porte se ferme, et avec une clé, chose nouvelle pour certains ».3 Cet exemple de la porte qui se ferme à clé, elle le justifie par le fait que certains n’ont jamais vécu en ville, supposant un rapport public/privé aux espaces complètement opposé à nos espaces citadins individualisés. Daour et Claude par exemple, ils viennent de la ville, mais certains viennent du fin fond de la brousse. Ils ne sont pas contraignants, mais quand je leur explique quelque chose… Par exemple comment fonctionne la porte qui se ferme à clé : « Voilà comment ça s’ouvre, voilà comment ça se ferme », ils me disent : « Oui d’accord merci ». Ils prennent leurs clés, ils s’en vont et ils laissent la porte ouverte ! Il faut préciser : « Est-ce que t’as compris ce que je viens de dire ? ». Un apprentissage en immersion, au quotidien, avec ses hauts et ses bas, peutêtre comme tout rapport "mère/ado".

1.  Ibidem. 2.  Ibidem. 3.  Ibidem.

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Est-ce que c’est parce que c’est des ados, est-ce que c’est parce que c’est des gens qui ont une culture différente, est-ce que c’est parce qu’ils ont été maltraités ? Parfois dans l’échange quelque chose me paraît « simplissime », et pourtant ils comprennent de travers. Ils me disent : « Oui j’ai compris », mais ils vont faire complètement l’inverse. Parce que je m’en fais tout une histoire… mais si ça se trouve si j’avais eu trois ados français ça aurait été pire !

· Investissement total Dans son témoignage Nicole décrit vouloir leur offrir : « un espace sécurisant ». Cet espace on le comprend physiquement par rapport à l’organisation et à la place qu’elle leur accorde dans son appartement mais aussi et surtout par tout ce qu’elle fait pour eux. Financièrement, émotionnellement, psychologiquement, Nicole l’écrit : « Héberger c’est lourd et préoccupant, mais c’est aussi partager de riches moments de partage, complicité, rigolade »1. Nicole déplore, un manque de soutien dans l’hébergement, au niveau des associations comme des hébergeur·euse·s, le manque de communication, le manque de cohésion le manque d’organisation : Ce qui me manque ce sont des exemples. Je n’ai pas de modèles de comment on fait avec des ados, quand est-ce qu’on donne, quand est-ce qu’on ne donne pas, je dois tout comprendre par moi même, chaque fois j’invente. En immersion dans cette expérience quotidienne, il peut être dur pour Nicole de souffler, de prendre du recul sur cette aventure qu’elle mène seule avec ces jeunes. « Si j’avais un compagnon je me sentirai plus forte. Je leur donne beaucoup, je prends sur moi, je dois être forte. Il faudrait qu’il y ait quelqu’un qui prenne soin de moi ». Un manque de soutien qu’elle déplore suscitant même chez elle une pointe d’agacement : « Ne sommes-nous que des hôteliers : on héberge, on raque, on console, on habille, on nourrit, on soutient mais on se la ferme ? ».2 Pourtant, 1.  Ibidem. 2.  Ibidem.

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elle ne manque pas d’idées et de solutions. Dans son témoignage, elle propose : la création d’une banque d’informations destinées aux hébergeur·euse·s, l’organisation de récupération d’invendus dans les magasins pour se procurer de la nourriture, des récoltes de vêtements d’ados dans les lycées, la mise à disposition aux hébergeurs d’une ligne de soutien juridique, médical et social… Toutes ces idées prouvent bien qu’elle a l’engagement chevillé au corps, en dépit de son isolement, que les jeunes subliment : « Une fois Claude il m’a envoyé un sms il m’a dit : tu me traites comme un fils, je te remercie beaucoup ».

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façade sur un passage

Relevé du plan de l'appartement de Louise réalisé sur place, redessiné par la suite par souci de détail

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Lise "le airbnb" · 29 ans, musicienne · Un petit appartement rarement occupé dans le XIXe · Prêté pendant deux mois à deux invités C’est pas que tu sauves la vie de quelqu’un mais presque ! À ce moment-là de leur existence, tu remplis la première case dont ils ont besoin. Parce que c’est ça qu’ils disent, on a vraiment besoin d’avoir un logement. J’étais contente de l’avoir fait et j’étais contente aussi de me lancer pour la première fois, parce qu’en fait, ça faisait longtemps que je me disais que c’était quand même idiot d’avoir un appart et qu’il y ait des gens dehors, ça devenait de plus en plus insupportable. Ayant toujours vécue à Paris, Lise habitait encore chez ses parents quand elle a commencé à travailler, ce qui lui permet très vite de mettre de l’argent de côté et devenir propriétaire d’un petit appartement dans le XIXe arrondissement. Avant d’accueillir chez elle, elle prenait part à la préparation et l’organisation de petits déjeuners solidaires1 organisés quotidiennement en bas de chez elle, dans le Jardin d’Éole.2 Dormant régulièrement chez son compagnon, il lui arrive de prêter son appartement à des amis ou des connaissances de passage à Paris. Consciente de la galère du logement pour les nouveaux·elles arrivant·e·s, et désireuse de s’investir davantage individuellement, elle envisage alors de mettre à disposition son appartement, par solidarité. Elle me raconte ici sa première expérience d’accueil. 1.  Les p’tits dej solidaires : collectif citoyen nait de la fusion entre « p’tits dej’ à Flandres » et le collectif d’habitants « quartier solidaire ». Distribution quotidienne de petits déjeuners, produits d’hygiène de bases et vêtements de secours, orientation et information, mais aussi et surtout un moment de rencontre et de partage. 2.  Jardin d’éole, un parc réalisé par le paysagiste Michel Corajoud naît de mobilisations citoyennes . Lieu concerné par la réalisation de mon projet de fin d’étude.

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· Comme un petit contrat Par les petits déjeuners, elle fait la rencontre de Zack, un jeune Camerounais tout juste arrivé à Paris, qui donne un coup de main à la distribution. Après l’avoir croisé à un concert qu’elle organisait auquel elle l’avait invité, Lise reste en contact avec Zack par Facebook. Sachant que Zack était dans le besoin, elle lui propose, quelques jours plus tard, de lui prêter son appartement. On s’est donné rendez-vous, je lui ai bien tout expliqué. Il m’a dit : « Je comprends pas pourquoi tu me fais ça, pourquoi tu me fais confiance comme ça. » Je lui dis : « Bah, voilà, moi je trouve ça débile qu’il y ait des gens qui dorment dehors et que mon appart soit vide. Toi tu es venu à mon rendez-vous, tu as l’air fiable ». Un matin aux petits dej’, elle fait la connaissance d’Alan, que Zack lui présente comme son pote d’enfance, avec qui il a fait tout son périple jusqu’ici. « Ah bon mais pourquoi il dort pas à la maison alors ? Il me répond qu’il n’osait pas me demander et n’osait pas trahir ma confiance ». Puisque Lise n’y voit pas d’inconvénient, ils commencent alors à occuper les lieux, à deux. Pour instaurer un cadre à cet accueil, Lise leur propose une date butoir, deux mois plus tard, après quoi elle souhaiterait récupérer son appartement. Comme un petit contrat en leur disant que ça n’est pas éternel. Ce qui était hyper chaud c’était de se dire qu’à un moment tu vas leur dire : « Bon, bah voilà, maintenant vous pouvez allez dehors, et moi je vais revenir dormir chez moi. » En même temps comme ils étaient vachement intégrés dans les petits dej’, les gens se sont mobilisés pour les héberger.

· Absente mais jamais trop loin Lise n’étant pas là, Zack et Alan cohabitent et s’organisent comme ils le souhaitent. Au départ j’avais dis à Zack qu’il pouvait dormir dans mon lit. Quand Alan s’est rajouté, j’ai remarqué qu’ils avaient installé un petit lit dans le salon. « Ah bon finalement vous dormez séparément ? ». Il me répondaient que ça dépend des fois, quand il y en a un qui se couche plus tard etc. 60


Elle repasse par moment, pour prendre des partitions, des affaires, et pour ne pas débarquer à l’improviste, elle les prévient toujours de ses passages. « « Pas de problème tu es chez toi tu reviens quand tu veux ! ». Je préférais tout de même les prévenir. À chaque fois que je repassais c’était tout le temps nickel, rangé et propre. » Tout comme le lien avec les gens des petits déjeuners que Zack et Alan voyaient chaque jour1, passer de temps à autre à l’appartement était peut-être aussi pour Lise, une manière de se rassurer, de voir que tout allait bien à la maison, une forme de « sécurité » pour pouvoir finalement être capable de céder tranquillement son espace. Une manière aussi de contrôler « le bon usage » des lieux et de les avertir en cas de « problème ». Quand je repassais, si je constatais des petites choses je les prévenais en leur disant : « Ça il faut faire attention, ça il faut faire comme ça ». Je leur avais même une fois écrit une liste avec tous les trucs auxquels il fallait faire attention. Quand je revenais la fois d’après ils n’avaient pas forcément pris en compte ça. Lise raconte que malgré la prévention, Zack et Alan n’ont pas respecté certaines de ses remarques. « […] ça ne s’est pas toujours bien passé en terme de respect des objets ». Des objets auxquels elle tient, à valeur affective, que Zack et Alan ont parfois usés, mal utilisés, cassés, comme le bol de potier. Je leur disais de faire attention, à la limite de ne pas utiliser ces objets, j’y tiens vraiment quoi. Et puis ils me le disaient pas, je le découvrais par moi-même. Soit ils avaient peur de me le dire, soit ils se rendaient même pas compte que c’est un problème. C’est des détails, c’est rien du tout, mais c’est pas cool pour le principe qu’ils ne me le disent pas. Des pratiques qui montrent qu’il est difficile de faire bon usage d’un espace qui n’est pas le sien, qu’on ne connait pas ou mal ou dont les conséquences de gestes négligents ne sont pas mesurées. Je les avais prévenus qu’il fallait laisser la porte de la salle de bain ouverte parce qu’il n’y a pas d’aération. Ils lavaient des draps et les faisaient sécher dans la salle de bain, c’était un vrai hammam, maintenant les carreaux 1.  Par le biais des comptes rendus quotidien des petits dej’ publiés sur les réseaux sociaux, Lise pouvait voir que Zack et Alan sont bien là, à donner un coup de main.

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de la salle de bains se décollent. En plus de ces petites maladresses, Lise m’explique qu’ils ont fait une utilisation excessive des ressources de base, qu’elle mettait à disposition pour eux. Lessive, produit vaisselle, savon, papier-toilette, tout ça ils le consommaient très vite. Par exemple, les objets donnés aux petits déjeuners, on leur en donne donc ils les prennent, il y avait dix brosses à dents usagées dans le pot. Pour eux si c’est gratuit, ils le prennent. Pour Lise, leur rapport à ces objets s’explique sans doute par leur situation de survie dans laquelle ils ont été conditionnés. Des objets gratuits, de première nécessité, on s’en empare, on s’équipe, c’est une forme de protection matérielle. Ce qu’elle souligne par là aussi c’est un rapport autre à l’objet en plastique, à usage unique, jetable. Des détails signifiants pour Lise, dont les préoccupations écologiques sont des valeurs ancrées dans son quotidien et ses manières de vivre. « J’ai essayé de leur parler d’écologie mais en fait, c’est pas vrai pour eux. Ils sont en mode survie, ça n’est pas leur priorité et ça les fait même rire, ils n’ont pas l’air d’y croire ». Étant donné qu’elle les accueille chez elle, Lise se permet de poser quelques conditions, en toute bonne intention. Étant végétalienne, dans la continuité de ses principes écologiques, elle demande à Zack et Alan de ne pas manger d’animaux chez elle. C’est surtout le fait de cuisiner de la viande, si la planche qui sert à découper les légumes, elle sent le saucisson, c’est pas possible pour moi. J’estime que chez moi, je peux me permettre de demander ça. Pas de viande et de poisson, […]. Mais tu vois, j’ai trouvé des boîtes de thon dans le frigo, je leur ai demandé, ils ont rigolé, ils ne savaient pas que le thon en boite, c’était des animaux. Elle considère qu’en échange de son hospitalité, ses hôtes doivent respecter ses principes de vie par l’utilisation des espaces et objets qu’ils en font. Pour communiquer ces principes, Lise me dit qu’il serait bien de mettre en place un système de signalétique pour indiquer « comment bien utiliser sa maison dans le respect des autres. »

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La cuisine/salle Ă manger de Louise et mille choses qui font qu'on est bien chez soi

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Imaginer des pictogrammes, des petites étiquettes que tu peux mettre un peu partout comme ça il n’y a pas la barrière de la langue et c’est un peu ludique. Ça pourrait être intéressant dans le cas du Grand Hôtel, savoir communiquer justement sur toutes ces petites choses qui font que ça se passe bien à la maison, avec les dessins ça peut bien marcher. Développer des outils de communication pour expliquer ces manières, ces choses culturelles ou personnelles, qui sont ancrées en nous et que l’on ne pense peut-être pas à dire, tellement c’est évident. « C’est des détails en fait mais avant d’y être confronté on y pense pas. » Le fait d’être absente et de ne pas « surveiller » ses invité·e·s justifie les petits accidents, mais permet surtout à tout le monde de vivre de manière indépendante. Il aurait fallu suivre, leur apprendre la manière de faire. Mais, en même temps, c’est pas mes enfants, c’est hyper compliqué de dire : « Ah bah non, moi je cuis pas les pâtes comme ça, moi je fais ça, enfin c’est chiant en fait. Même quand tu es en couple c’est un peu chiant je trouve. Quand tu as quelqu’un qui vit chez toi et tu dis : « Non, ça, moi, je le fais comme ça, pas comme ça, je le range là etc. » Alors là, imagine faire ça avec des inconnus en permanence, pour eux comme pour moi !

· Se sentir à nouveau chez soi Après avoir cédé son espace aux garçons, Lise a mis du temps pour se ré-approprier son petit territoire et se sentir à nouveau chez elle. J’ai eu conscience que quand ils allaient partir, il allait falloir un bon moment pour que ça redevienne chez moi, et effectivement il y a eu plusieurs semaines. Au début, je revenais, il y avait encore vraiment leurs odeurs qui étaient là. Même si eux étaient propres, ils avaient leurs manteaux qui étaient à l’entrée, de grosses doudounes qui prennent l’humidité puisqu’ils avaient vécus à la rue. Ça quand même, ça imprègne, mais c’est surtout que je retrouvais leurs odeurs sur les oreillers, les draps. Je suis vachement sensible aux odeurs donc c’était étrange un mois après leur départ de sentir encore leur odeurs. Je les aime bien, ça ne me dérange 64


pas quand je croise leur odeur dans la rue, mais chez moi, dans mon lit, ça fait bizarre quand même. Sentir chez soi la présence de quelqu’un d’autre par les objets, par les odeurs, peut être troublant que ce soit un ami proche ou un parfait étranger. Malgré ces désagréments, Lise se sent néanmoins enrichie et fière d’avoir pu passer le cap, ayant auparavant longuement hésité. Elle explique qu’il faut savoir s’engager en fonction de ses moyens et de ses compétences : être musicienne et organiser des concerts, avoir un appartement vacant et le mettre disposition. Cependant, elle reconnait qu’un cadre en soutien aux hébergeurs faciliterait l’accueil et encouragerait d’autres à se lancer dans l’aventure, à partager leur vie et leur confort. C’est un confort et une chance. Je pense que c’est aussi ça d’aider les personnes qui en ont besoin. Être bénévole et tout ça permet de mieux te rendre compte de la chance que l’on a d’être né déjà dans ces familles-là, dans ces pays-là et d’avoir ces métiers-là. C’est un privilège, ce confort et tout c’est quand même une chose de fou ! Les gens s’en rendent pas assez compte, c’est malheureux.

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façade côté rue

intérieur d'îlot

Relevé du plan de l'appartement d'Aimée réalisé sur place, redessiné par la suite par souci de proportion

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Aimée "l'habitat kangourou" · Aimée, super mamie, retraitée âgée de 90 ans · Un appartement avec chambre d’invité dans le XXe · Un invité devenu « membre de la famille » depuis bientôt deux ans Un jour où il était un petit peu en avance pour le cours de français, en attendant je leur pose la question : « Ça va ? Vous avez bien dormi ? ». Il me répond non, c’est là qu’il me dit qu’il avait dormi sous un escalier. Bon, j’ai pas insisté, je n’aurais pas dû poser cette question, ou bien peutêtre qu’il fallait mieux que je la pose finalement. Donc je savais qu’il était à la rue. J’avais la liste de mes élèves avec leurs noms et leurs numéros de téléphone. Quelques jours après il pleuvait beaucoup, je repensais à lui, je savais qu’il était à la rue, je me disais : « Je ne peux pas le laisser dehors comme ça. J’ai une chambre d’ami qui est vide, et puis Adama qui est dehors ». Je lui ai téléphoné et je lui ai dit : « Si tu veux dormir à la maison ce soir, tu viens, voilà l’adresse, et le code, tu peux venir à 18h. » Et à 18h il est venu et depuis ce jour, il n’est pas reparti ! Il est resté, signe qu’il n’est pas trop mal ici. Aimée de ses 90 ans, pleine d’énergie, habite seule depuis vingt-cinq ans dans un appartement en résidence de sept étages, au coeur du XXe arrondissement de Paris. Pour y accéder, on passe la grille d’entrée, traverse la cour, passe la porte de l’immeuble, puis on prend l’ascenseur et on arrive devant la porte d’Aimée, qui d’ailleurs ne ferme jamais à clé. Au quatrième étage, l’appartement est traversant, entouré de balcon avec vue sur la cour intérieure de l’îlot d’un côté et sur le parc de Belleville de l’autre. Les pièces s’étendent alors entre deux façades dont les courbes et lignes déterminent la découpe et l’organisation des volumes intérieurs. Les espaces sont fragmentés, on devine une vie qui s’organise clairement entre espaces communs (cuisine et salon/salle à manger) et espaces privés (chambres individuelles).

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· Un gentleman bien adapté Depuis octobre 2017, Aimée partage son quotidien avec Adama, jeune Malien âgé aujourd’hui de 17 ans (il en avait 15 quand il est arrivé chez Aimée). Malgré la différence d’âge, ils ont noué une solide relation. À écouter Aimée, cette cohabitation survenue du jour au lendemain se déroule à merveille. C’est la première fois qu’il vit chez quelqu’un en France, la première fois qu’il rentre dans une maison de famille française. Il s’est très vite adapté. Je pense qu’il a un sens inné de, vous savez… J’ai fait des études d’anglais, et quand on donne une définition de ce que c’est un gentleman, on dit : « C’est l’homme « who does the right thing at the right time ». Qui fait la chose qui convient, au moment qui convient ». Et il a l’air d’avoir un sens inné de ça. Adama s’est vite adapté à la vie chez Aimée, respectueux de l’accueil qui lui est offert, il participe aux petites choses du quotidien tout naturellement. Il comprend très vite comment les choses fonctionnent, ça n’a pas posé problème. Il fait le ménage dans sa chambre, il le fait à fond à fond tous les 15 jours à peu près. Comme je n’ai pas de lave-vaisselle, on fait la vaisselle ensemble, en principe il lave et j’essuie, de temps en temps le contraire. Je n’aurais pas voulu que, par exemple, il fasse la vaisselle et que moi je reste au salon. Je ne voudrais pas qu’il ait l’impression d’être utilisé pour des tâches ménagères, je veux bien partager, donc c’est ce qu’on fait. Ou si on est fatigué le soir, je lui dis, on n’a qu’à laisser la vaisselle, je la ferai demain matin.

· Ce lieu, un repère, un apprentissage, un havre de paix Pour Aimée la famille s’agrandit, entourée déjà de trois fils et une douzaine de petits enfants, elle évoque clairement son rapport avec Adama comme une relation mère-fils « c’est une situation admise » dit-elle. Par sa bienveillance, elle a su créer un cadre de vie propice à Adama pour s’ancrer en un lieu paisible et se projeter des perspectives d’avenir.

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Parce que là c’est vrai, ça lui offre des conditions matérielles mais pas seulement, c’est un havre de paix, de tranquillité. C’est pour ça quand vous demandiez s’il a des invités, bien que je lui propose, je crois qu’il n’y tient pas vraiment, ici c’est un peu son refuge. Plus qu’un simple hébergement, Aimée s’investit dans des démarches administratives invraisemblables pour soutenir Adama et lui offrir une situation en France. Après d’interminables procédures auprès de l’Aide Sociale à l’enfance, du juge, d’un autre juge des affaires familiales, d’huissiers, du maire de Bamako et j’en passe, elle est aujourd’hui sa « représentante légale avec délégation d’autorité parentale »1. Un statut qui a permis à Adama d’être scolarisé, et par la suite d’accéder à une formation d’apprenti pâtissier. « Il voulait devenir pâtissier, sur sa lettre de motivation il avait écrit : « Parce que c’est un métier qui fait plaisir aux gens » ». Aimée définit cet accueil et sa valeur pour Adama comme un lieu, un repère, un apprentissage. « Par exemple cette table, on s’asseyait là beaucoup ensemble au début, on en a passé du temps ici, à travailler son français, à discuter. » Cette table autour de laquelle Aimée me reçoit, c’est aussi la table où ils partagent leurs repas, et la plupart de leurs moments ensemble. Pas d’obligation pour les repas partagés, chacun fait en fonction de ses activités personnelles mais ils se retrouvent le plus souvent pour le dîner. « Je crois qu’il se trouve bien ici, il est comme chez lui. Sa place préférée le soir c’est d’être allongé sur le canapé avec le plaid sur lui et regarder la télé. » Aimée parle de ce plaid comme pour souligner l’appropriation des lieux et objets par Adama et son intégration dans la famille: « Le plaid, ça oui, il se l’est vite approprié. C’est une de mes petites filles qui me l’a offert pour Noël. Et je lui ai bien dit : « Regarde ce que Emma nous a offert ! » ». Sur le canapé, j’imagine alors Adama, devant la télévision, à zapper les chaînes : « Même s’il comprend pas tout. Il a été initié à la vie sociale française, à la société française, à la politique française mais à la langue surtout ! ». Toujours dans l’idée d’enrichir le quotidien de moments didactiques, Aimée a accroché un planisphère au dessus du fameux canapé.

1.  Titre qu’elle a obtenu suite à de complexes procédures, de l’AZE et le refus d’aller en foyer par Adama (car trop bien chez Aimée) au passage devant le juge des affaires familiales, à des lettres envoyées à Bamako et une prise de contact avec la mère biologique d’Adama.

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Il ne connaissait pas bien le monde, d’ailleurs vous voyez qu’il y a une carte du monde sur le mur. Chaque fois qu’on entend à la télé les informations, parler d’un pays, on le situe sur la carte. Maintenant il connaît beaucoup plus, il se rend mieux compte de ce que lui représente par rapport au monde. Il n’avait pas idée, d’abord il pensait que la terre était plate, il ne savait pas qu’il y avait des planètes autour tout ça.

· Respect et confiance Chez Aimée, pas d’horaires, pas de règles, Adama est libre d’aller et venir, d’inviter des amis, de se faire à manger, il est chez lui. Les seuls principes de « vivre-ensemble » évoqués par Aimée se résument en deux mots : Respect, et confiance, dans un sens et dans l’autre. Et ça, ça a toujours été respecté, et c’est précieux et je pense qu’il est bon de le dire au départ. Pourtant au début il n’avait pas beaucoup de langage à sa disposition et on a parlé très vite, et même de sujets importants. Ici, Adama dispose d’une chambre personnelle, son espace. La chambre était déjà meublée, elle accueillait de temps à autres des invités de passage, principalement les petits enfants d’Aimée, aujourd’hui un matelas rangé derrière le lit d’Adama est installé dans le salon pour accueillir les éventuels visiteurs. « Je crois qu’il s’est bien approprié sa chambre, le lit en particulier. Il aime beaucoup son lit, quand il est là, il se met sous sa couette, il regarde son téléphone, où il dort. Il a une capacité de sommeil assez grande. » Un confort domestique à l’image du « refuge » ou du « havre de paix » pour reprendre les mots d’Aimée. Hormis quelques affaires rangées sur les étagères et suspendues dans la penderie peu de choses indiquent la personnalisation de cet espace par Adama. Les tableaux qui ont été accrochés par Aimée bien avant son arrivée ornent toujours les murs. Je lui ai acheté le matériel scolaire, mais même ça je me suis rendue compte au départ qu’il n’avait jamais eu des affaires à lui comme ça. Parce qu’il vient d’une famille pauvre, de famille pauvre enfin, sa mère est analphabète. Ce qui l’avait étonné c’est qu’il y ait autant de livres dans une maison. Il me disait, au Mali, en tout cas chez lui, on n’a pas de livre dans une maison. 70


Le salon d'Aimée la place préférée d'Adama

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On se doute qu’Adama a grandi avec un rapport aux objets autre que celui d’Aimée dont l’appartement témoigne de mille histoires et souvenirs, avec tableaux et bibelots de voyages et d’ailleurs.

· L’altérité fait la force Bien qu’Adama fasse maintenant partie de la famille, Aimée souligne ces différences qui les distinguent tous deux pour mieux les lier. Par des discussions autour de « sujets importants », Adama et Aimée se découvrent, tout en cultivant le cadre « respect et confiance » dans lequel ils cohabitent. Il est musulman et croyant, ça m’a donné l’occasion de lui expliquer qu’est-ce que c’est que la laïcité. Et la laïcité dans le fond ça va avec le respect des croyances de l’autre. Je lui disais: « toi t’es musulman, et moi je n’ai pas de religion. Tu es comme ça, bon c’est bon, je suis comme ça, bon c’est bon, c’est ça la laïcité. C’est le fait d’accepter l’autre tel qu’il est dans sa différence. Si tu étais né dans une autre partie du monde, tu aurais certainement une autre religion. Aimée me décrit cette expérience comme : « Une ouverture à l’autre, à l’altérité, accepter l’autre avec ses différences » : On a tellement parlé de l’identité. L’identité française ou… Quand on parle d’identité, eh bien on s’enferme dans son identité. Il y a l’identité, le nous, et l’autre. Et l’autre, on le regarde avec méfiance, avec mépris, ou bien on est ouvert à l’altérité. Ouvert à la différence. Et moi je suis ouverte à la différence. […] Il y a quand même plutôt dans ma famille une ouverture à l’autre, à l’hospitalité. J’avais une grand-mère qui était très pauvre mais on disait toujours : « C’est la maison du bon Dieu ». Beaucoup de gens passent à côté de relations qui pourraient être riches et je trouve ça dommage. Parce que là je trouve que c’est une relation qui est enrichissante pour lui, comme pour moi. Cette cohabitation improbable c’est aussi cette différence d’âge qui caractérise, pour l’un comme pour l’autre cette relation particulière, source d’enrichissement réciproque.

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C’est d’autant plus étonnant vu la différence d’âge. Il a 17 ans et moi j’en ai 90 ! C’est énorme comme différence mais ça se passe très bien. C’est vrai que je me rends compte que ça rend service à Adama c’est sûr. […] Mais pour moi aussi c’est un bien. Ça me projette vers l’avenir, quand on a 90 ans on ne peut plus faire tellement de projets. Là, ça vous donne une impulsion pour continuer. C’est de la vie, c’est de la vitalité ! Quand on vit avec des enfants, ce qui a quand même été mon cas, on a toute cette vie autour de soi, cette vie au sens de la vitalité, au sens de l’énergie.

· Ni trop familier, ni trop étranger Aimée est attentionnée avec son hôte, investie et aux petits soins. Par sa profession dans l’enseignement et ses expériences familiales, elle a beaucoup été en contact avec des adolescents, « une période intéressante d’incertitude pendant laquelle la personnalité évolue dans un sens ou dans l’autre » situation pour laquelle Aimée semble à l’aise au quotidien. Je ne force jamais les choses. Le matin, il parle pas, l’heure du petit-déjeuner, c’est silencieux, mais le soir il va me raconter les histoires qu’il y a entre les uns et les autres. Maintenant je le connais bien. Je sens s’il est soucieux, anxieux… Cohabiter avec Adama, c’est en apprendre sur lui mais c’est aussi en apprendre sur l’ailleurs. Dans son salon, Aimée voyage à travers les histoires d’Adama, sa famille, son chemin, elle aimerait bien l’aider à les mettre à l’écrit « son périple, son histoire, ce qu’il ressent, ce qu’il veut ». C’est dans ce cadre intime que s’échangent les petites choses du quotidien comme les grands récits, que l’extérieur s’invite dans l’intérieur. « Avec Adama on comprend des choses, par une autre voie plus personnelle, on en apprend comme ça, sur l’autre pays. » Aimée précise qu’il a fallu créer ce cadre intime, nuancer subtilement cette proximité pour « trouver la bonne distance. » Au début je ne le connaissais pas, je ne voulais pas non plus être trop familière. Ni trop familière, ni trop distante. Dans son pays, il n’y a pas forcément les mêmes façons d’être. Au départ je ne connaissais pas la 73


relation qu’il avait avec sa mère. Je ne voulais pas avoir l’air de prendre la place de sa mère. Discret et timide, on ressent chez Adama une forme de douceur et de pudeur à l’égard d’Aimée : il lui doit beaucoup et veut bien faire les choses, ne pas la gêner. « Sa reconnaissance, il ne peut pas l’exprimer, et j’aime autant qu’il ne le dise pas. Je ne veux pas qu’il soit tout le temps dans une attitude de reconnaissance envers moi. » Pour ne pas créer de rapport déséquilibré, Aimée veille à gérer avec subtilité la prise en charge financière d’Adama, allant du matériel scolaire, du vélo, aux vacances en famille, jusqu’à la petite boîte à argent de poche dans le salon : Il y a la question financière. C’est vrai que moi j’ai délibérément dit, moi je prends en charge c’est bon. Ici il n’y a pas de rapport d’argent. Mais il ne va pas demander des choses impossibles. Je pense que c’est parce qu’il y a une confiance totale quoi. On a une petite boîte, là sur l’étagère où il y a de l’argent. Il y a des pièces, comme ça, quand il est au centre d’apprenti il peut prendre un café, un thé, quand il fait autre chose je mets un peu d’argent, je mets 10 ou 20 euros. Je préfère mettre ça à disposition plutôt qu’il n’ait à demander. Aimée devine, anticipe, ressent, tant les situations que les besoins et les émotions. Par ces démarches et par la place qu’elle lui accorde, tout est établi pour qu’Adama se sente comme chez lui. Un équilibre subtil entre ces deux hôtes qui semblent s’aimer aussi fort qu’ils se respectent. Un accueil inconditionnel, avec « Respect et confiance », deux principes de vie aux pratiques implicites qui semblent avoir fait bon ménage pour ces deux là. « Cette rencontre tient un peu du miracle. Rien ne me prédisposait à accueillir un jeune malien. Et lui rien ne le prédisposait à aller chez une vieille dame en France. C’est le hasard qui a fait que c’était comme ça.

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façade côté rue

intérieur d'îlot

Relevé du plan de l'appartement de Margaret réalisé sur place

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Margaret "la sous-location" · Margaret, retraitée d’origine écossaise · Un appartement dans le XVIIIe arrondissement, dans le même immeuble que sa fille et sa belle-famille · Prêté pendant deux mois à deux invités Quelqu’un vous laisse ses clés en disant : « Prenez vos aises », ce qui est tout de même différent qu’une chambre dans un appartement qui est déjà occupé. Margaret occupe un charmant petit appart’ dans le XVIIIe arrondissement situé dans le même immeuble que sa fille Anne-Line, son beau-fils Robert et ses petits-enfants. Lorsque Margaret, d’origine écossaise, a décidé de venir s’installer à Paris, elle saisit l’heureuse opportunité d’un appartement qui se libérait un étage en dessous de sa famille. Par cette proximité, Margaret et sa famille partagent régulièrement des moments ensemble, des repas, des sorties, ils peuvent compter les uns sur les autres. Au-delà de ces moments, ils partagent les mêmes valeurs, notamment celle de l’accueil puisque c’est comme ça que Margaret s’est retrouvée à prêter son appartement à Zack et Alan1, deux jeunes qu’hébergeaient Robert et AnneLine. Pour leur faire de la place, ils ont mis à disposition la chambre de leur fils, temporairement vacante. Par chance, au moment où ils décidèrent de reprendre possession de cette chambre, Margaret devait s’absenter pour une durée de deux mois, son appartement étant alors vide, elle leur proposa de les laisser s’installer chez elle. 1.  Les mêmes invité·e·s à qui Lise avait prêté son appartement.

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· Partager son chez soi, c’est précieux Pour Margaret, le fait de prêter son appartement est une preuve de confiance et une façon d’assurer un accueil confortable pour l’invité·e comme pour soi-même. Prêter son appartement c’est aussi une manière d’accueillir en toute liberté : À mon avis, le fait que je les ai laissés ici, qu’ils avaient l’appartement entier pour eux, ils n’avaient pas à demander : « Est-ce que je peux prendre une douche ? Je peux laver mes vêtements ? Vous voulez une tasse de thé ? ». Ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, ils pouvaient même inviter des gens et ça m’est égal s’ils ont invité des gens. Parce que j’ai retrouvé l’appartement comme je l’avais laissé, à peu de choses près. Sans doute rassurée par la présence de sa famille dans le même immeuble, mais aussi parce qu’elle connaissait bien Zack et Alan, Margaret a laissé les clés de son appartement en toute confiance. Il faut dire qu’elle avait déjà prêté son appartement auparavant « à des étudiants, des gens qui n’avaient pas énormément d’argent ». Margaret explique aussi qu’elle a toujours été confrontée à « rencontrer des inconnus de cultures différentes ». Elle raconte que son père était « le représentant de la partie écossaise de Servas1 », une association qui met en lien un réseau d’hôtes, pour voyager, accueillir, partager le quotidien de parfaits inconnus aux cultures différentes, réunis autour de cette même valeur d’hospitalité. « C’est l’idée de partager la vie des gens chez qui on descend, mais c’était surtout le contact. Et ce que ça crée, ce sont des amitiés durables, vraiment. » L’appartement de Margaret est cosy, elle me le décrit comme un cadre agréable pour ces hôtes, pour leur permettre de souffler un peu. « C’est l’appartement d’une dame, paisible et confortable, sans toutefois être protégée de ce qui se passait dans le monde. Mais ça se voit que c’est un appartement d’une dame qui a la valeur de bien vivre. » Bien qu’elle n’ait pas eu de mal à partager cette espace avec eux, elle reconnait tout de même qu’il peut être compliqué de céder son chez soi. 1.  «Servas Internationnal», comme le décrit Margaret : « une association de réseau d’hospitalité qui a été formée tout de suite après la seconde guerre mondiale dans le but de travailler contre la guerre, pour la paix. C’était vraiment l’idée de tendre la main vers des pays contre lequel on s’est battu, ça reste tout de même l’idée essentielle dans Servas, l’idée de la paix mondiale », Cf. https://servas.org/fr/presentations/hosting-share

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Si c’est son chez soi, c’est précieux quand même. Je suis pas de ceux qui sont bouleversés par un cambriolage ou quelque chose comme ça, mais c’est là où on a tout ce qui est cher, des photos, des choses comme ça. Et puis, si on est comme moi maintenant, une femme âgée, on a tout de même ses habitudes, et il faut lutter contre ça. Il faut pouvoir continuer à accepter que, moi je fais comme ça, lui il fait comme ça, et puis, bah, c’est différent mais, ça peut tout de même aller ensemble.

· Quelqu’un est passé par là Les manières, les habitudes, diffèrent d’un individu à l’autre. À son retour, ce sont des détails, des petites choses qui font sentir la présence passée de l’autre chez soi. Un détail, par exemple je me couche la nuit, la première nuit de mon retour, ils avaient changé les draps pour moi. Il les avaient lavés avec des produits à moi. Je me suis couchée, mais c’était comme si j’étais dans les bras de Zack et Alan. Parce qu’il y avait ce parfum, parce qu’ils mettent beaucoup d’après rasage ou je ne sais pas quoi. Je me suis dis : « Ah oui ! Tiens, il y a eu quelqu’un ici qui n’était pas moi ». « Ce sont des odeurs, des choses qui ont été rangées autre part », autrement, des intimités remuées, qui amènent à reconsidérer ses coutumes, lâcher ses pré-conceptions. Je suis rentrée il y avait les coussins comme ça le long du canapé, parce que c’était sûrement comme ça qu’ils faisaient ou que leurs mamans faisaient. On se dit alors pourquoi moi je laisse mes coussins de cette façon-là, c’est aussi bizarre que de les laisser comme ça alignés sur le canapé. Tolérante, pour elle, ces manières de faire qui diffèrent dans l’expérience quotidienne d’un espace ne sont pas qu’une question de culture. Il faut faire attention, parce qu’ils sont réfugiés, demandeurs d’asile, mais ils sont d’abord et avant tout deux jeunes gens. Par exemple, ils ont laissés toutes les assiettes empilées au hasard. Mais c’est pas parce qu’ils 79


sont du Cameroun, réfugiés, mais parce qu’ils sont des jeunes gens et qu’ils ne savent pas mettre des choses en ordre. C’est ça, et puis et c’est surtout ça que j’ai senti, j’ai senti le fait que ce sont deux jeunes hommes, normaux, ordinaires, avec des espoirs et des souffrances.

· Libérer la place, informer et laisser faire Pour les accueillir dans de bonnes conditions, Margaret avait pris soin de vider des tiroirs, libérer de la place pour eux, préparer des draps et couvertures, les laissant se débrouiller entre eux pour l’organisation des lits, la chambre ou le canapé. Puis un petit tour du propriétaire pour expliquer comment les choses fonctionnent, la machine à laver, faire attention au lavabo ou encore la possibilité de se servir dans les produits secs du garde-manger. À leur arrivée, elle évoqua avec eux l’idée d’une petite contribution pour les charges. « Pas pour l’argent, mais pour eux. Pour eux plutôt. » Cette contribution, à son retour elle comprit qu’elle n’en verrait pas la couleur. « Ils n’ont rien ! Et c’est ça la différence, ils n’ont rien. Ils n’ont pas de chez soi. Ils ont leurs mamans et leur papas, chez eux au Cameroun, mais ils ne veulent surtout pas y retourner ». Au-delà de ce geste, elle explique qu’ils ont été respectueux et ont fait preuve d’une grande reconnaissance envers elle : « Ils avaient fait des efforts tellement énormes pour laisser tout tout tout propre. Ils étaient tellement reconnaissants. Et ils sont sans doute très reconnaissants avec tous ceux qui les hébergent ». Prêter son appartement, c’était pour elle une manière de s’ouvrir, tout en se protégeant. Offrir son espace des plus intimes, tout en sauvegardant son intimité, ce qu’elle évoque comme une expérience qui crée des relations fortes et durables. On restera amis avec Zack et Alan, parce que ce sont tout de même des liens qui durent quand on offre son chez soi à quelqu’un. Je pars avec plus que je n’ai donné vraiment. C’est quelque chose de réel.

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façade côté rue Relevé des plans de l'appartement d'Alain et Catherine réalisé sur place grâce à un plan des murs fourni par Catherine 82


intérieur d'ilôt

Alain et Catherine "la chambre d'hôtes" · Alain, professeur bientôt à la retraite et Catherine, retraitée depuis peu · Un grand appartement en rez-de-jardin entre le XIVe et le VIe arrondissement de Paris · Accueillent des invités pour des périodes plus ou moins longues et officielles. « Nous on est quand même dans des conditions rêvées ». Alain et Catherine occupent un bel appartement traversant, en rez-dechaussée, s’étendant entre la rue et un vaste jardin, dans un arrondissement du sud de Paris. L’appartement est grand, « trop grand pour nous » ajoute Alain. En ce qui concerne les « espaces communs » ou « pièces de jour », plusieurs typologies aux caractères différents composent l’appartement : salon, salle à manger, véranda, vestibule. Pour le reste, espaces intimes : un bureau, une petite chambre d’ami, la chambre d’Alain et Catherine et leur salle de bain, ainsi qu’une dépendance, sorte de « couloir autonomisé » avec salle de bain, toilette et chambre donnant sur le jardin. Souhaitant mettre à profit le potentiel d’accueil de leur appartement, ils ont commencé à héberger un jeune couple syrien il y a 4 ans de manière plutôt informelle puis ont poursuivi par la suite leurs expériences d’accueil en passant par le cadre d’associations d’hébergement solidaire comme CALM1 ou encore SINGA2. 1.  CALM (Comme à la Maison) « Face à l’afflux des réfugiés en France, l’association Singa lance l’initiative CALM [...]. Cette plateforme, qui associe numérique, principes du couchsurfing et de la solidarité, permet la mise en relation des réfugiés à la recherche d’un logement et des particuliers prêts à les héberger pendant plusieurs mois. » Cf. http://www.lelabo-ess.org/ calm-premier-reseau-d-hebergement-des-refugies.html 2.  SINGA Née d’un mouvement citoyen pour créer « des opportunités d’engagement et de collaboration entre les personnes réfugiées et leur société d’accueil. », Cf. https://www.singafrance. com/presentation

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· Chacun sa chambre Au départ, ils prévoyaient de mettre à disposition la dépendance pour accueillir. C’est dans ces conditions qu’ils ont commencé à héberger des invités. « Les choses se sont un peu bousculées ces derniers mois » par l’arrivée ou plutôt le retour de leurs tous premiers invités : Shadi et Shadia, un jeune couple syrien, avec qui Alain et Catherine ont noué de forts liens. Ils les ont alors accueilli dans l’urgence puisque Shadi et sa compagne Shadia, enceinte, cherchaient un lieu stable, à occuper pendant trois mois, pour des raisons administratives leur permettant par la suite d’emménager dans leur propre appartement. À ce moment-là, un autre couple d’origine éthiopienne, Farid et Kadida 1 (enceinte elle aussi), occupait déjà la dépendance. Alain et Catherine ont alors aménagé une solution pour faire cohabiter tout ce monde : mettre à disposition le bureau d’Alain pour Shadi et Shadia et déménager son espace de travail dans la salle à manger. Dans ce bureau donnant sur le jardin ils se sont alors installés. Une petite pièce équipée d’un bureau, un canapé « clicclac », des étagères et rangements intégrés dans les murs. Shadia m’explique que chaque soir le bureau se transforme en chambre par le déploiement du canapé en lit. Chaque matin, le canapé est replié pour libérer l’espace. Alain n’a pas totalement débarrassé les lieux de ses affaires, dans les étagères, dans le placard et même sur le bureau, probablement car la situation est temporaire, Shadia m’assure poliment que ça ne la dérange pas. « Je devais rentrer dans le bureau pour récupérer des papiers de temps en temps. » précise Alain qui en parle au passé, car je suis arrivée le jour du déménagement de Shadi et Shadia. Elle me montre les placards où ils pouvaient ranger jusqu’ici leurs affaires. Des placards à nouveau vides, car, valises et sacs bouclés, les voilà prêts à partir pour leur nouvelle vie. Alain pourra alors récupérer son bureau. « Depuis que je suis arrivée en France, j’ai déménagé six fois, cette fois c’est la septième, je suis très heureuse, c’est la dernière ! Je vais aller chez moi, enfin ! » me confie Shadia.

1.  Prise en charge par l’association SINGA Kadida a récemment déménagé pour occuper une chambre à part. Comme l’explique Alain : « Des tensions dues à l’argent, de la violence, on ne sait pas trop, on n’est pas rentré là dedans mais on a vu que c’était compliqué »

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Le bureau-chambre d'ami¡e¡s les valises prêtes pour une nouvelle vie

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La cohabitation improvisée n’a pas été contraignante en raison de l’espace disponible ainsi transformé, le seul inconvénient dont me parle Catherine est le fait de ne plus disposer d’espace pour recevoir famille et amis. Après, il y eu des petites conséquences, pour les enfants par exemple. Celui qui a le plus trinqué c’est Arthur. Parce qu’on a un fils ainé qui se sépare et qui avait l’habitude le week-end de venir avec la petite qui dormait dans la petite chambre et lui dans le bureau. On ne pouvait donc plus vraiment recevoir. Le temps de libérer le bureau d’Alain, en tout cas en partie, Shadi et Shadia ont dormi dans le salon « sous le piano » comme le dit en rigolant Alain, on pourrait se dire qu’il est alors envisageable de camper dans le salon ou dans la véranda en cas de visite, mais je comprends qu’Alain et Catherine désirent recevoir leurs invité·e·s, dans de bonnes conditions.

· Les pièces à vous, les pièces à nous L’organisation des pièces fait partie des règles de la maison : des espaces autorisés, partagés, accessibles, ou non, pour les invité·e·s comme pour les hébergeur·euse·s. Ce sont certainement ces règles qui permettent à chacun·e de trouver sa place son espace sans être gêné·e ou gêner l’autre. « Les pièces à vous et les pièces à nous » voilà comment Alain désigne la répartition des espaces de l’appartement en terme d’accès aux pièces comme s’il s’agissait de propriétés privées. Dans les points au départ, on a quand même bien défini les espaces. Ce qui est important parce que nous on veut se sentir à l’aise chez nous. Avec CALM, il y a une sorte de petit contrat. On met sur papier les règles de la maison, les pièces accessibles, de la vie ensemble. D’une durée minimale de 6 mois, maximale un an renouvelable, c’est signé. Concernant les espaces intimes, salle d’eau et chambre sont distincts des pièces d’Alain et Catherine, chacun son territoire. « Ils ont leurs chambres, leurs espaces, on toque à la porte avant d’entrer, on n’y entre pas. Ils ont leur salle de bain et toilettes qu’ils partagent entre eux. Dès qu’il est question du corps, c’est un peu compliqué.» 86


Pour l’utilisation des communs, la cohabitation est plus ambiguë, notamment depuis qu’Alain a installé son bureau dans la salle à manger. « La véranda et le salon, ce sont nos pièces sauf quand on n’est pas là. Avant ils avaient accès à la salle à manger, et nous on mangeait dans la véranda ». Maintenant que le bureau d’Alain a migré dans la salle à manger, les invité·e·s s’adaptent et mangent la plupart du temps dans leurs chambres. La cuisine en revanche est assez petite, de par sa configuration compacte. Parfois trois repas se faisaient en même temps, ça discutait, ça échangeait des conseils ! Et puis ça manquait de rangement, des problèmes de frigidaires, de placards, un peu trop petits pour chacun. On avait fait des sacs dans le jardin en hiver pour faire un frigo extérieur. On voit très bien que dans un grand appart, il peut tout de même y avoir des contraintes. Mis à part la petite cuisine, Alain reconnait que les conditions sont confortables pour accueillir, des conditions qu’il évoque en terme d’espace « matériel » mais aussi « intellectuel ». Le fait qu’il y ait de l’espace. À la fois l’espace au sens plus matériel mais aussi l’espace au sens intellectuel. Le métier, les horaires. Tu imagines un couple qui travaille, les deux qui partent à 8h du matin et qui reviennent à 8h du soir. Quelles règles donner ? Est-ce qu’on leur laisse les clés ? Enfin tout peut poser problème ! Moi je suis à la maison quand je veux, je suis tranquille. De l’espace matériel qui se transforme mais aussi des situations qui évoluent en ce qui concerne la présence des hôtes sur place. Des choses un peu dissymétriques, c’est vrai qu’au niveau de la présence sur place. Moi j’avais 5 bureaux avant, entre le salon, le bureau, la salle à manger, la véranda, le lit qui est quand même le principal bureau. Je travaillais presque toujours à la maison. Maintenant que tu es à la retraite, (s’adressant à Catherine) tu prétends utiliser la véranda. Tant que tu travaillais, le partage c’était uniquement avec mon espace et le leur. Depuis que tu es présente, pour eux il est possible qu’ils aient vu un petit rétrécissement de leurs espaces. Des présences dans la véranda à des heures où avant je n’y étais jamais.

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La salle Ă manger-bureau pour un bureau XXL

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· Définition de règles et communication implicite Ainsi quelques règles précisent l’accueil, la définition des espaces mais aussi le fait que les invités ne peuvent pas inviter d’amis. « Ils ont la clé bien sûr, mais à cause de ce truc connu, les amis des amis, des amis, et puis on a le globe entier. C’est une règle de base qui revient souvent dans les associations ». Pour le reste, les invités se gèrent de manière indépendante. On partage les produits de base mais pour le reste ils font leurs courses, il faut éviter la relation de mendicité, ils sont autonomes, ils ont leur budget. En ce qui concerne les repas, aucune obligation d’un côté comme de l’autre. On essaie de se faire un repas par semaine ensemble, dans la véranda, à ce moment-là c’est nous qui invitons. A écouter Alain, hormis ces quelques règles, le reste se goupille tout naturellement de manière implicite. Quand on doit fixer des règles c’est déjà qu’il y a un truc qui s’est mal emboîté, normalement les gens les comprennent tout de suite. Très vite. Par exemple ils ont un art de passer soit en disant bonjour s’ils voient qu’on n’est pas occupés, soit passer sans déranger. Si on parle dans l’entrée et que je rentre dans mon bureau, la conversation est finie, elle comprend très bien que je vais travailler. J’ai pas besoin de fermer la porte pour être seul dans mon bureau, enfin le bureau je veux dire la salle à manger qui est devenue mon bureau. Vivre ensemble, avec l’autre ou chez les autres, de l’art et la manière d’être présent sans trop l’être, de faire sa place sans étouffer l’autre, de bien se comporter. Quand les gens vivent les uns chez les autres il peut y avoir des petites choses qui agacent : trop polis à toujours dire merci pour tout, soit au contraire à être un peu distants et se croire chez eux, ou des manies aussi par exemple : « Oulala il faut fermer la bouteille d’eau ! ».

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Cet équilibre, Alain et Catherine le trouvent dans la définition du cadre d’accueil dès le départ puis dans la communication avec les hôtes au fur et à mesure. Pour communiquer, un peu d’anglais, un peu de français mais aussi des outils « On se débrouille avec google traduction pour parler, en Oromo, en agaric, en arabe… Et puis sur d’autres points, on ne sait pas toujours si l’information est bien passée ». Quand je suis pas là, à 7h, on ne sait jamais qui a nourri les chats. Bah là, on voit l’intérêt de la grammaire parce que si on dit simplement: « Chat ? Nourri ? ». Attends, on se demande : « Je dois les nourrir ? Tu les as nourris ? Est-ce qu’il faut les nourrir ? ». Mais c’est vrai aussi pour nous à l’étranger quand on parle anglais, quand on a pas compris, on demande deux fois pour répéter, pas quatre. Ce truc où on se dit bon il a dit oui mais on ne sait pas s’il a compris. C’est toujours assez difficile. Même si avec certains invités ça accroche moins qu’avec d’autres, chaque rencontre est un enrichissement, c’est sans regret que Catherine et Alain poursuivent l’aventure. Toujours, toujours une expérience, il peut y avoir des problèmes, ça peut être difficile mais… Enfin les mots sont bêtes par rapport à ce que ça représente mais c’est enrichissant. C’est aussi la différence entre les migrants ou les invités, quelque soit la façon dont on les appelle, on les a déjà mis dans une espèce de case. Donc c’est des personnes, il n’y a pas deux histoires pareilles. On a eu à faire qu’à des gens de très grandes qualités. De ce côté là c’est quatre sur quatre. Il n’y a pas le moindre regret ou le moindre truc genre : « C’est un peu chiant mais il faut le faire ou je sais pas quoi », globalement c’est une expérience qui apporte que du positif.

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façade côté rue

Rez de chaussée

intérieur d'îlot

R+1 rez de jardin

Relevé des plans de la maison de Marie-Anne et Bruno réalisé sur place au crayon, repassé au stylo par la suite

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R+2 deuxième étage

R+3 troisième étage

Marie-Anne et Bruno "auberge de jeunesse" · Un couple de familles recomposées (un enfant sur sept encore à domicile) · Une grande maison sur quatre niveaux à Watermael-Boisfort, Bruxelles · Une cinquantaine d’invité·e·s depuis leurs débuts. 93


Dans la rue en face ici, je crois que une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept maisons, ces sept maisons qui sont là, ce sont des personnes seules, de 80 ans, chacune dans une maison. Et chaque fois je dis à Bruno, on va prendre un bus, on va aller au parc Maximilien1 et on en dépose deux là, deux là, deux là, hahaha mais tu te dis, allez quoi, c’est des espaces en face de nous, énormes, non utilisés, chauffés, entretenus et vides.

Marie-Anne et Bruno habitent une grande maison avec jardin qui s’étend sur quatre niveaux dans la commune de Watermael-Boisfort2. Famille recomposée, Bruno et Marie-Anne ont sept enfants en tout, presque tous partis de la maison, seul un fils y habite encore. La maison s’est alors vidée, laissant vacantes de nombreuses chambres, conditions idéales pour accueillir du monde. Au rez-de-chaussée, un étage semi-enterré composé d’un garage et d’une buanderie ainsi que l’atelier de Marie-Anne qui a fait de la sculpture son métier. Au premier étage, des espaces communs donnant sur un jardin avec cuisine, salon, salle à manger et salle de télévision. Le deuxième étage est le plus « privé » dans la cadre de l’accueil, bureau de Bruno, chambre et salle de bain du couple et l’ancienne chambre d’un enfant. Le dernier étage est l’étage des jeunes, la chambre du dernier fils, deux chambres d’invités et une salle de bain qu’ils partagent. Depuis leurs débuts dans l’accueil, ils ont hébergé une cinquantaine d’invités. Leur accueil s’organise généralement le week-end, débordant parfois quelques jours en début de semaine, (voir plus en fonction des invités et de leurs relations). Ils hébergent surtout en week-end mais aussi sur de plus longues périodes pour les habitué·e·s. Comme le dit Bruno, ils ont « le belâge » pour accueillir, du temps, de l’espace, de l’énergie, les conditions sont propices. « C’est-à-dire que l’on n’a plus une famille complète 24h/24. Nos jeunes sont quand même tous sur les chemins, en plein décollage dans leur vie d’adulte. On n’est pas croulants, c’est le bel âge pour faire ça ».

1.  Point de ralliement des hébergé·e·s et hébergeur·euse·s de la Plateforme citoyenne. 2.  Commune éloignée du centre de Bruxelles, elle est la plus verte de la région bruxelloise, une ambiance de petit village.

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· Des conditions idéales C’est vrai que la situation spatiale et familiale de Marie-Anne et Bruno est plutôt confortable et le cadre agréable. Ils peuvent aisément recevoir du monde : « À un moment il y avait quatre-cinq Soudanais. Mais je préfère deux, un tout seul c’est pas facile parce qu’alors il est fort isolé. Quand ils viennent à deux, ça nous donne plus de liberté. » En terme d’espace l’organisation de la maison par étages permet de définir clairement un espace pour les invité·e·s. C’est un peu l’étage « auberge de jeunesse ». Tu vois en général je ne monte pas quand ils sont là, je reste en bas je les appelle. Je me rends compte qu’il crée ici un espace. Comme nous n’y venons pas, ils s’installent quoi. Ils se posent ensemble dans la même chambre la journée, ils écoutent de la musique… Accueillir chez eux, c’est une décision qui concerne toute la famille, à l’époque il y avait encore quelques jeunes. « Je me suis toujours dit : « C’est notre choix à Bruno et moi d’accueillir, tu sais pas imposer à tes jeunes, tes choix par rapport à ça », alors on leur a demandé, ils étaient d’accord. Aujourd’hui un des fils de la famille partage cet étage avec les invités. « C’est celui qui a le plus de contact avec les migrants, c’est lui qui les connaît le mieux, il vit avec eux quoi. Mais il vit en même temps sa vie, il a ses activités ». Ils partagent les espaces comme celui de la salle de bain qui ne ferme pas à clé. Marie-Anne précise que c’est certainement l’espace le plus dur à partager. « Quand Lucille, la fille de Bruno vivait encore là-haut avec les invités, on lui a dit de venir dans la salle de bain du dessous, pour éviter tout problème qui aurait pu se poser. » Pour des questions d’intimité, la distinction des zones invité·e·s et hébergeur·euse·s permet d’éviter de se retrouver dans des situations malaisées. Une distinction qui peut se faire par la hiérarchie des étages d’une maison, mais qui peut également s’avérer trompeuse : Une fois c’est arrivé, Ahmed s’est trompé d’étage. Il a ouvert la porte de notre chambre et alors il était mais gêné ! Parce qu’il est pas habitué à des maisons à étages ! Il s’était juste trompé d’étage ! Et le lendemain matin il est descendu, il était tellement désolé ! 95


Il y a tant d’espace ! Trop d’étages et trop de pièces que les invités s’y perdent ! Il y en a qui m’ont déjà dit que dans leur pays ils sont habitués à loger à plusieurs par chambre et donc ça les dérange pas du tout d’être dans la même pièce. Par contre il y en a qui m’ont déjà dit : « Qu’est ce que ça fait du bien d’être tout seul dans une chambre et de pouvoir fermer la porte ». Dans les chambres disponibles, des lits, des étagères, des penderies sont mis à disposition. Il reste dans un coin des habits, des affaires, récupérées par Marie-Anne, laissées par les invités, on ne sait plus trop à qui. Dans l’ancienne chambre de Lucille il reste encore quelques unes de ses affaires. Quand je demande à Alto, qui vient souvent ici s’il n’aimerait pas décorer sa chambre, il me répond que ça lui est égal.

· Prendre soin et mettre à l’aise Notre point de départ dans l’accueil, veuillez à ce qu’il puisse se reposer, se laver, avoir le linge propre, se nourrir. Puis on les regardait de la tête au pied et on se demandait s’ils ont le nécessaire pour rester en rue, s’il leur manquait un pull, des chaussures, une veste, on passait à Décathlon1. À l’arrivée, Marie-Anne m’explique qu’elle prend soin d’orienter les invité·e·s dans la maison et dans son fonctionnement pour qu’ils se sentent à l’aise. Quand on a des nouveaux, le premier jour c’est surtout des règles de fonctionnements de la maison. Je monte avec lui, je lui montre sa chambre, je lui donne un essuie pour la salle de bain, je lui montre la salle de bain, je lui montre les shampoings, les savons douches, je lui montre son lit, je lui explique les lumières, des choses comme ça. Je lui montre la cuisine, je lui explique : « Voilà tu vas pouvoir te faire du thé, ici il y a du coca, il y a des chocolats… » Donc voilà. Je mets en place des « plus » d’organisations comme ça. Et alors le deuxième jour, en général ils ont besoin de dormir parce qu’ils arrivent, ils sont morts, donc leur mettre tout de suite des règles c’est un petit peu… Mais alors 1.  Magasin de grande distribution de sport, pour acheter des polaires, chaussettes, bonnets, écharpes, des « habits de secours ».

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Une chambre d'ami·e·s quelques habits sur la penderie laissés par d'anciens invité·e·s

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le lendemain, on discute un peu, en se demandant : « Voilà quel est votre planning, est-ce que vous comptez rester un jour encore, deux jours ? On essaye de mettre en place le fait que bientôt la semaine recommence. Je crois qu’on a une façon de vivre qui fait que les règles sont implicites et pour eux c’est beaucoup plus cool. Au fur et à mesure de leurs expériences, ils ont appris à organiser l’accueil, ça demande à planifier plus de courses (et des courses spécifiques), plus de lessive, un peu plus de nettoyage, que les chambres soient propres, ils racontent qu’ils ont développé une routine. Quand on repense aux toutes premières fois, on est rôdé maintenant. Il y a plein de trucs, c’est rigolo parce que maintenant c’est vrai, on s’est mis une espèce de petite habitude d’hébergement. Hier, il y en a encore un qui a appelé en disant qu’il voulait venir ce soir. Je me suis dis ok, les draps sont propres, il suffit que je fasse le lit en haut, je passe le chercher à la Gare du Nord1 et il peut venir dormir ce soir, quoi. On est organisé quoi. Une routine que l’on retrouve dans l’organisation de la maison mais aussi dans l’organisation des repas. « Au début, on se prenait la tête pour savoir qu’est-ce qu’on allait leur faire à manger. Souviens toi au début on se disait : « Mais qu’est ce qu’on va leur donner ? Qu’est-ce qu’ils aiment ? » Et puis maintenant, ben on a compris, y’a certains plats, on sait que ça marche, on a nos recettes préétablies ». Les invité·e·s aussi développent des habitudes, pour les habitué·e·s de la maison, il n’y a qu’à passer un petit coup de fil à Marie-Anne pour venir se reposer quelques jours. Elle me raconte que c’est dur pour eux d’être sans arrêt en mouvement, venir ici où ils connaissent les lieux et le fonctionnement, c’est confortable. Ils se sentent bien ici, ils connaissent, ils me disent parfois : « Quand je suis chez vous, je me sens bien, je me sens tellement relax. Quel confort de venir dans une maison où on a déjà été. Quel plaisir de revenir dans un endroit où je sais où est ma chambre, où je sais où est mon lit, où je sais où est la salle de bain, où je sais comment je dois faire, me faire un café, prendre à manger ». On n’imagine pas nous comme ça, changer 1.  Proche du parc Maximilien.

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tout le temps, tout le temps d’endroits ! Tu sais pas si tu peux te faire du thé, si tu peux te faire du café… Eux, quand ils vont dans des familles où ils changent tout le temps… C’est pas facile, tout est différent. Tu as aussi des drôles de famille, des drôles d’hébergeurs, des histoires pas toutes belles et toutes roses.

Ici, ils savent qu’ils sont bien, ils savent qu’ils peuvent se reposer, prendre une pause, avant de repartir. Ils vont tout de suite laver leur vêtement et prendre une douche. C’est la première chose qu’ils font en arrivant. Après, c’est un thé et ils commencent à décompresser. On sent ça. En arrivant parfois je leur dis : « Tu veux manger ? » Parce que parfois ils n’ont pas mangé depuis un jour. Ils me disent : « Non, non d’abord la douche Marie puis après je viens manger ». Et je vois qu’après ils commencent à se détendre. Ils reviennent simplement trouver une zone de confort entre guillemets, c’est très relatif. Juste pour pouvoir se reposer, ils sont fatigués. S’ils peuvent éliminer leur fatigue ici, nous on est très contents. Comme beaucoup d’entre eux essayent de passer en Angleterre1, le rythme est décalé ce qui explique leur fatigue et rend parfois compliquée la cohabitation. Ils vivent la nuit et dorment le jour. Ils sont complètement décalés. Ce qui ne m’arrange pas, parce que moi je dois aller travailler lundi et donc il faut qu’on s’organise. S’il veulent ils peuvent rester ici, quand on les connaît il n’y a pas de souci, mais sinon il faut qu’on leur explique que s’ils partent il faut tirer la porte, que je leur donne trois euros pour payer le train pour aller à la gare du Nord… Un rythme décalé entre jour et nuit, parfois même à tel point que hôtes et invité·e·s se croisent peu dans la maison : « Je me rends compte avec les Égyptiens par exemple, en fait la nuit ils descendaient ici. Et souvent quand j’ai des insomnies et que je dors pas bien, je descends, je les vois, ils sont posés ici dans le salon. » Ce rythme-là peut être délicat à gérer pour les hôtes : « compliqué d’avoir dans son quotidien des gens qui sont dans ta maison et 1.  Pour celles et ceux qui essayent de passer en Angleterre, il s’agit de se rendre de nuit, à des points stratégiques sur les routes pour tenter le voyage.

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qui ne font que dormir, après quatre-cinq jours, ils se sont reposés, ils se sont nourris, quelque part il faut les remettre en route. » D’autres invités, moins déphasés, sont plus à l’aise et plus présents au quotidien dans la maison : « Ceux avec qui il y a plus un lien. Eux, ils se remettent dans un rythme de vie normal. Se poser dans le salon, se faire à manger dans la cuisine. Mais ils prennent quand même beaucoup de temps à rester sur le GSM1 en haut. » Marie-Anne raconte qu’elles retrouvent parfois les invités avec les enfants dans la salle de télévision. Je me suis dit tout de suite : « Mais ça c’est vraiment comme les nôtres quoi !» Ils étaient trois/quatre devant le foot avec des chips et du coca ! Ça me plaisait tellement quoi, je me disais mais voilà l’humanité c’est ça, on est tous pareils quoi. C’est assez beau je trouve de se dire ça. Il y a plein d’autre choses après tu te rends compte, c’est comme les nôtres. C’est un peu différent, des cultures différentes, mais la base c’est la même.

· Choc de culture Elle évoque des différences culturelles avec les invités mais aussi entre les invités évidemment, tous n’ont pas le même bagage, tous n’ont pas grandi dans les mêmes conditions. Tu vois une grosse différence en fonction de ceux qui viennent du fin fond du Soudan et ceux qui viennent du Caire et qui allaient à l’école en Égypte. C’est une énorme différence. Dans des tas de comportements, de raisonnements, de vie de tous les jours. Quand je vois notre ami Ahmed qui vient du Soudan il me dit : « Mais Marie c’est compliqué tout est différent ! Tout est différent ! Je dois tout comprendre, toutes les logiques. Même la place de la femme mais tu n’imagines pas ! C’est difficile Marie, c’est difficile ! On ne sait pas d’où ils viennent, on ne sait pas ce qui est ancré en eux, on sait que c’est différent mais on a du mal à s’imaginer tout réapprendre de ce qui est déjà acquis pour nous, là où on a toujours vécu. Marie-Anne le raisonne, il a le droit de se donner du temps pour comprendre. 1.  GSM pour Global, System for Mobile Communication, désigne le téléphone portable.

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« Écoute Ahmed, tu me prends, tu me déposes dans ton village du Soudan, tu m’expliques rien, tu t’en vas et tu reviens un an après et tu vois comment je m’en suis sortie. Tu comprends que pour toi c’est l’inverse ? Regarde, tu me connais, tu vois ma maison, tu vois comment je suis, tu vois comment on fonctionne ici, tu m’imagines ? » C’est vrai quand j’y pense, je sais pas comment je m’en sortirais. Tu imagines ? Lui il vient d’un village où il n’y a pas d’électricité, du fin fond, du fin fond du Soudan ! Ces différences culturelles, comme beaucoup d’autres hébergeur·euse·s, Marie-Anne explique qu’elle le retrouve, dans la gestion de l’eau, pour le tri sélectif. Ce sont des choses qui nous permettent aussi à nous, de nous remettre en question sur nos propres logiques et nos propres manières de faire. L’autre fois, je me gare, je vais au parcmètre pour prendre un ticket. Il me dit : « Mais qu’est ce tu fais ? ». Je lui explique que je remets des sous pour garer la voiture. « Je comprends que pour toi c’est peut-être pas logique logique ! » Et puis l’autre fois je me gare en double file et il éclate de rire et il me dit : « Quand tu te gares en double file, tu dois mettre de l’argent dans le parcmètre aussi ? ». Mais tu vois ça aussi j’aime bien. Tout des trucs comme ça ! Ils te remettent à ta place ! Ça, j’adore ! Des règles, des principes, des fondements, qui peuvent paraître absurdes en effet. « Les Soudanais ils me demandaient : « Mais vous ne mangez jamais avec les gens autour ? Nous, en fin de journée, on va manger chez l’un, on va manger chez l’autre, tous ensemble. On mange pas chacun dans notre maison comme ça. » En ce qui concerne le rapport aux objets, Marie-Anne se demande ce qu’ils pensent de ses nombreuses sculptures qui habitent la maison, mais ça, elle ne leur en a jamais parlé. « Comme je fais de la sculpture, il y a tout des nus chez moi. Pour eux il y a peut-être cette nudité qui pose problème. Je n’en sais rien, j’ai jamais trop abordé cette question-là. J’ai pas discuté de ça mais ils doivent peut-être trouver ça bizarre, d’avoir des nus chez soi. »

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· Un lien très spécial Cet accueil ce sont des moments ensemble avec les invités avec la famille, les enfants et même les grands-parents. Quand tout le monde est là on déploie la grande table à rallonge de la salle à manger autour de laquelle on peut s’asseoir à seize. Ici le cadre familial porte l’hospitalité comme il s’en nourrit. Ce qui nous motive nous, vis-à-vis de nos sept enfants. C’est d’abord de montrer à ces sept jeunes, que je dirais, il y a une réalité autre qui existe. Soit nos jeunes sont là, à table, et il y a des invités avec nous. Tous les sept sont bien conscients que ces migrants existent et que l’on offre de l’accueil. On est soutenu par nos jeunes. On leur dit : « Vous savez un jour, ça pourrait vous arriver aussi. De vous retrouver sur les routes de l’Europe et espérons que vous soyez accueilli·e·s ». L’atmosphère conviviale de la maison se prête bien à l’accueil. On imagine qu’il doit être aisé de se glisser dans le schéma d’une famille nombreuse. C’est dans ce décor qu’ils ont noués des liens forts avec leurs invité·e·s, certain·e·s parti·e·s en Angleterre, à qui Marie-Anne est même allée rendre visite. C’est très touchant de les retrouver, il y a un contact parce qu’ils sont venus. Ça, c’est intéressant par rapport à l’intérieur et le fait de les accueillir à la maison. C’est que le fait d’accueillir ces gars, chez toi, dans tes affaires, dans tes draps je dirais, dans ton intérieur, crée un lien avec eux très spécial en fait, qui reste. Même en Angleterre il reste un lien avec celui ou ceux qui ont dormi dans ta maison et qui t’ont vue en pyjama, avec qui tu as pris ton petit dej’ le matin et que tu as croisé dans ta salle de bain. Il y a un vrai respect qui est resté du fait que l’on a ouvert notre lieu à nous. Des liens forts qui résistent au temps et aux frontières. Des histoires nées dans cette maison comme dans tant d’autres, par hospitalité. Offrir un toit c’est déjà ça, mais l’accueil se dessine aussi dans d’autres dimensions, comme dit Bruno : « L’habitat fait partie de ce grand puzzle. Ça n’est pas l’élément le plus important, ça fait partie de l’ensemble ».

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La grande table de la salle Ă manger sous les yeux des nus de Marie-Anne

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intérieur d'îlot

façade côté rue

Relevé des plans de l'appartement de Marc réalisé sur place

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Marc "le couchsurfing" · Marc, célibataire et sans enfant · Un petit appartement en région bruxelloise. · Invité·e·s de passage, le week-end le plus souvent, vers une fidélisation des invité·e·s. N’importe quoi, c’est toujours mieux que de dormir dehors. C’est-à-dire, même dormir sur le tapis, pas de lit, pas de matelas rien, au sec, pouvoir prendre une douche, pouvoir manger quelque chose, c’est toujours mieux que de dormir dehors. Et c’est aussi ça, qui à un moment m’a fait me dire, finalement oui, il fait moins 15°C dehors, ce sera toujours mieux. Ça se prête peut-être pas chez moi mais au moins ils ne seront pas dehors. Marc habite seul dans son petit appartement qui occupe le deuxième et troisième étage d’une maison dans la commune de Watermael-Boisfort1 à deux pas de la forêt de Soignes2. Employé dans un jardin botanique, il travaille tantôt sur place, tantôt à distance, à son domicile, ce qui peut avoir une influence sur son organisation d’accueil. Âgé de 54 ans, il est le seul homme célibataire que j’ai rencontré en tant qu’hébergeur. Sur deux étages, son appartement est traversant de la rue à la vue sur la forêt. Au premier niveau, salon, salle à manger et cuisine se déploient, à l’étage supérieur, sa chambre, sous les toits, avec salle de bain et zones de rangements. Les espaces sont ouverts, peu fragmentés, ce qui rend l’appartement de Marc agréable et convivial mais ne facilite pas l’intimité dans le cas d’une cohabitation. Pour ses invité·e·s, Marc et son appartement font alors preuve de souplesse. Des invité·e·s qui se fidélisent puisque Marc compte désormais plusieurs habitué·e·s. 1.  Commune éloignée du centre de Bruxelles, elle est la plus verte de la région bruxelloise, une ambiance de petit village. 2.  Très grande forêt qui borde le sud-est de la région de Bruxelles-capitale.

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· On rogne sur son confort « Ça c’est leur espace on va dire, c’est le salon. » Un « matelas une place » posé au sol fait maintenant partie du décor du salon de Marc transformé en chambre d’ami·e·s. D’ailleurs il ne se souvient plus bien comment était organisée cette pièce avant. Il me montre les petits matelas pneumatiques et les couettes qu’il met à disposition pour organiser les couchages de ses invité·e·s. « Ce qu’il y a aussi, c’est que moi je suis un adepte, entre guillemets, du camping, et je m’accommode assez vite des contraintes de logement un peu… voilà, un peu camping, je dirais ici, c’est un peu camping. » Au niveau du seuil qui sépare le salon de la salle à manger-cuisine, Marc a bricolé un filtre d’intimité pour ses hôtes. Ici par exemple, j’essaye parfois de mettre un rideau mais ça tient pas, mais eux en fait ils s’en foutent. Je le remets encore de temps en temps. C’est plus, surtout quand c’est des filles, tu vois, je me dis bon, pour leur intimité je veux pas… Mais en fait non, ils s’en foutent, c’est pas un problème pour eux ou pour elles. Hier soir, j’ai dit à la nouvelle : « Je vais remettre le drap .» Elle me dit: « Non, non, c’est bon, pas la peine, t’embête pas ». Effectivement parce que bien souvent avec leur famille ils dorment dans la même pièce. L’intimité ne semble pas ici un besoin primaire, en revanche, la première chose qu’ils demandent « c’est le wifi » me dit Marc. Dans le salon, un petit bureau et un ordinateur sont laissés à la disposition des invité·e·s. À force, comme bien souvent j’héberge beaucoup d’Éthiopiens, je commence à avoir une playlist de musique éthiopienne dans mon ordinateur. Ça, c’est John, qui est fan de musique, à force d’écouter des trucs sur YouTube. La musique, c’est quelque chose d’important pour eux, le fait d’être en contact avec la culture de leur pays. En partageant son salon et son ordinateur, Marc « rogne sur son confort », il adapte son appartement et son usage des lieux qu’il détourne pour ses invité·e·s.

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Le salon/chambre d'ami·e· ouvert sur la salle à manger éventuellemet séparés par un rideau dont il reste encore le système d'accrochage

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Effectivement, ça c’était mon ordinateur, bon ça l’est toujours, mais quand ils sont là, effectivement, je ne l’utilise pas. […] Donc je me suis adapté. C’es vrai qu’on rogne un peu sur son confort personnel, sur certaines choses. L’espace que je cède ici, c’est un confort personnel que je rogne. Quand ils écoutent leur musique, c’est pas ma musique on va dire, tu vois… Marc vit seul et n’a pas d’enfant, même s’il adore être entouré et recevoir chez lui, il apprécie aussi retrouver son calme et imagine que ce serait plus confortable pour tout le monde s’il disposait d’une chambre d’ami·e·s. Il y a des moments où je me dis, c’est vrai que je suis très content quand ils arrivent mais je suis aussi très content quand ils partent, tu vois, pour retrouver un équilibre qui est plus le mien et moins un équilibre déplacé parce qu’ils sont là. Ça n’a jamais été au point où je me suis dis : « Oh, il faut qu’ils partent ! ». Mais y a rien à faire, dans un espace comme celui-ci, c’est clair que ça joue. C’est pour ça que je te disais comme tout à l’heure, si j’avais un espace qui serait entièrement le leur, un espace fermé avec une porte qui serait une chambre en plus, je rognerai moins sur mon, oui, mon confort de vie je veux dire. En fonction de la relation qu’il entretient avec eux et de la manière dont ils occupent les lieux, Marc s’adapte en terme d’attitude et de proximité avec ses invités. Les espaces et la configuration des pièces entrent alors en jeux dans les échanges et les moments partagés. Là où on passe le plus de temps ensemble, c’est assis autour de la table. Sinon quand Deborah et John sont là, je m’installe volontiers ici (ils se laissent tomber dans le canapé et s’allonge confortablement), tu vois parce qu’il y a cette relation. Soit on papote un peu, soit je lis un livre. Et puis on regarde parfois un film ensemble, quand ils regardent un film éthiopien, je regarde pas tout le film quoi, mais j’ai aussi la curiosité de me dire : « Tiens ? ». Quand c’est les filles, là, bah non, je suis plus… Tu vois ? (il se rassoit plus sérieusement). Enfin je prends moins mes aises, quoi. J’essaie de voir quel est le degré d’intimité dont ils ou elles ont besoin. Et puis quand, voilà, par exemple les deux/trois jeunes que j’ai eu il y a deux semaines. Ils étaient ici tout le week-end, dans le salon, entre eux je veux dire, tu vois en train d’écouter la musique. Il y avait pas 108


de place non plus. Et d’ailleurs, un des deux était allongé sur le canapé, comme ça, sous sa couette. Ils peuvent rester là, comme ils restent toute la semaine dehors, dans le froid sous la pluie, ils ont envie que d’une chose c’est de ne plus bouger. Les rideaux peuvent être fermés pendant toute la journée, même s’il fait beau, ils sont dans le noir, à la limite, ils dorment, ils se reposent, ils écoutent de la musique, donc oui je vais pas… C’est une adaptation. Ils s’approprient l’espace quoi. Soucieux et attentionné, Marc fait des efforts pour leur offrir calme et intimité. Il pourrait tout aussi bien se laisser vivre comme a ses habitudes, mais il veille à les accueillir au mieux, malgré les conditions spatiales inadaptées. Moi, je me lève super tôt le matin, parce que j’ai un rythme comme ça, 6h-7h du matin, je ne peux plus dormir. Mais eux, c’est le contraire, comme ils vont « try »1, ils vivent la nuit. Ils vont dormir à 2h du matin et ils se lèvent à midi. Ce qui signifie que, quand je me lève, ils dorment, tu vois. Et tout est calme ici, donc c’est vrai que quand j’arrive, beh, je fais pas comme je fais d’habitude quand je suis seul. (Il se lève de sa chaise et se dirige vers l’évier.) C’est-à-dire que quand je suis seul, je vais prendre les assiettes comme ceci (dans un bruit de fracas) et quand ils sont là je prends les assiettes comme ça (prenant délicatement les assiettes du bout des doigts). C’est-à-dire quand ils sont là, je fais attention au bruit. Donc oui ça rogne sur mon confort. Alors, voilà c’est pas tous les jours. Tu vois ce matin je travaillais ici, en temps normal j’aurais mis de la musique. Beh j’ai pas mis de musique, ou si je mets de la musique, je vais mettre des écouteurs. Après je remarque qu’ils dorment comme des souches malgré tout, mais tu vois les bruits de vaisselle par exemple j’imagine que c’est des bruits très forts. Si il y avait une pièce autonome, mon équilibre serait moins déplacé vers eux. Le fait d’héberger et de ne pas avoir de maison avec des pièces séparées, c’est plus compliqué. Et c’est pour ça qu’au début j’ai longuement hésité hein, parce que je me disais non c’est pas possible ici, je me disais ailleurs, ce sont des gens avec des chambres, moi c’est dans le salon, comment je vais faire ? Enfin tu vois, au début c’était vraiment toutes ces contraintes dans ma tête qui me faisaient me dire non c’est pas possible. Et finalement tu vois, c’est pas impossible. 1.  Marc m’explique : « Tu vois ce que sais try ? C’est-à-dire essayer de passer en Angleterre, c’està-dire peut-être déjà essayer de rentrer dans les camions. Enfin c’est leurs vies hein, je sais pas si tu connais un peu le système. »

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· Marc je me sens bien chez toi Marc explique qu’accueillir plusieurs personnes à la fois simplifie la cohabitation pour les invité·e·s comme pour lui. Il veille à les mettre à l’aise dans le fonctionnement de la maison pour offrir un maximum d’indépendance. Donc en fait, d’habitude ils sont deux. Quand ils sont nouveaux, je leur dis : « Si tu veux, tu peux venir avec un copain ou une copine ». Ils sont plus à l’aise. Ils sont plus en interaction et moins en attente par rapport à moi. Moi j’essaye plutôt de les « autonomiser ». Je leur dis très rapidement : « Bienvenu·e, voilà, ici vous êtes chez moi, vous êtes chez vous. Y’a le frigo, y’a la machine à laver, y’a tout ça, je leur explique tout, je leur dis si vous avez une question je suis là, je leur montre comment ça se passe et petit à petit en fait ils sont tout à fait indépendants. Et je pense qu’ils apprécient ça. C’est-à-dire qu’on n’est pas derrière eux pour leur dire ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Il y a très peu de règles. Il y a les règles du respect. Il me parle de Dani, aujourd’hui en Angleterre, un des hôtes qui est longtemps resté chez lui et avec lequel Marc a noué un lien très fort. Je crois que c’est ce qui a plu notamment à Dani. Quand il est venu ici la première fois, le lendemain à l’heure de partir voilà il m’a dit : « Marc, je me sens bien chez toi, est-ce que je peux revenir ? », « Marc j’aime bien ici ». Et je pense que c’est ça qu’il a ressenti, c’est, voilà. Mais je pense qu’il a trouvé ici, cet espace de liberté, d’autonomie, dont ils ont besoin aussi tu vois, ils n’ont pas envie d’être chouchoutés. Une relation de confiance, un rapport d’indépendance, Dani est le bienvenu, il vient quant il veut et il le sait bien. Il est arrivé que Marc « le recadre » pour ne pas se laisser envahir, il y a quand même des limites pour que l’équilibre ne se consume pas. C’étaient parfois des remarques, c’est pas qu’il était désagréable, mais il était un peu trop à l’aise à certains moments. Comme il revenait régulièrement, et qu’il est très direct. J’ai dû lui dire : « Mais tu sais, ici t’es aussi chez moi quand même », je sais plus j’ai plus d’exemple. En tout cas y a un moment où je me disais je dois mettre une limite pour lui montrer 110


qu’il est pas chez lui quoi. C’était pas par rapport au matériel, c’était plus des choses par rapport à moi. Parfois il est un peu, comment dire, un peu plus que taquin on va dire. « Fais comme chez toi », mais « tu es chez moi », mais « tu n’es pas chez toi non plus ». Ça paraît ambigu dans les mots, mais on reste dans une relation d’accueil, de l’autre, on aura beau dire « fais comme chez toi » pour mettre l’invité à l’aise, on est toujours chez l’autre et il faut savoir aussi respecter son hôte. Voilà oui, il était tout à fait à l’aise. D’ailleurs il me l’a dit un jour. Qu’est ce qu’il m’a dit ? Je crois qu’il me l’a écrit par après, quand il était en Angleterre. Je lui ai dit : « Tu sais, tu reviens quand tu veux ici, si tu veux revenir », et il m’a écrit : « Oui c’est ma maison ». Tu vois ! Toujours ce côté très spontané ! Comme l’évoque Marc ce n’était pas matériel, ce n’était pas oppressant, c’était plutôt des remarques ou des petits services que Dani lui demandait, et si ça ne se passait pas comme il le voulait alors il le lui faisait sentir. Je me souviens maintenant, en fait à un moment il me donnait un peu des ordres comme ça. En fait il est allé en centre fermé1, et donc je l’ai beaucoup suivi quand il était en centre fermé. Bon alors ça le perturbait je comprends, et à un moment tu vois, il a une copine espagnole. Et à un moment il m’ordonnait presque de faire des choses quoi, et alors à un moment je lui ai dit écoute Dani, je veux bien t’aider mais je le fais quand je peux. Et il y avait une impatience de son côté que je comprends, mais il était en demande tout le temps quoi. Tu vois, bon et moi j’avais mon boulot. Et il fallait que je ré-écrive des textes qu’il avait dictés. Des lettres pour sa copine. Et je l’ai fait hein. Il me dictait ça par téléphone, dans un anglais par téléphone, j’avais une petite appli qui enregistrait à un moment et il fallait que je retape ça après. Et donc je sentais bien que pour lui, quand je lui disais non je ne peux pas, il s’énervait un petit peu. 1.  « Dans un centre fermé sont détenues des personnes : « soit en situation irrégulière, ne possédant pas les documents requis ou n’étant pas dans les conditions leur permettant d’entrer ou de séjourner légalement en Belgique, soit parce qu’elles sont en attente d’une décision de l’Office des étrangers suite à leur demande d’asile. » Cf. http://www.gettingthevoiceout.org/ les-centres-fermes/quest-ce-quun-centre-ferme/

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Il est compliqué aussi de définir des limites dès le début dans une relation nouvelle qui ne cesse d’évoluer et de se renforcer, jusqu’où être prêt·e à s’investir. « J’ai entendu parler de personnes qui les ont aidé à passer. Donc ça c’est un risque énorme ! Y’a rien à faire, quand tu t’attaches et qu’il y a une relation qui s’installe… ».

· Cette relation qui s’installe Depuis ses débuts dans l’accueil Marc a vu passer pas mal de monde, aujourd’hui il explique qu’il se fidélise : Il y a des familles qui s’essoufflent d’une part, et d’autres familles qui comme moi qui ont pris un chemin un peu différent, on continue à héberger mais il y a une sorte de fidélisation qui s’installe, je n’ai plus besoin de passer par le parc1, les jeunes me contactent directement. En fidélisant ses invités, l’accueil est moins contraignant pour Marc en terme d’organisation et de coordination. Quand je télé-travaille ça va encore, mais si je suis au boulot, tu sais, il fallait les conduire à la gare, gérer les heures de départ, de retour… Tout ça pour moi c’était un peu compliqué, ce qui fait qu’au fil du temps, j’en ai eu trois qui sont revenus très très régulièrement, et je m’entendais particulièrement bien avec eux. Je leur ai dit voilà, vous venez quand vous voulez, la clé se trouve en bas, vous savez comment rentrer. Grâce à la clé cachée, les invité·e·s envoient simplement un message pour demander à Marc s’ils peuvent passer. Même lorsqu’il est en vacances, il les laisse venir et occuper les lieux librement en son absence. Une confiance qui témoigne de l’altruisme de Marc. Si vraiment il n’y avait que des contraintes, alors il faut être un peu maso pour le faire. J’ai beaucoup de plaisirs à les accueillir, même si avec la langue on est parfois limité, avec le temps je vois bien que les habitué·e·s progressent, on arrive à avoir plus d’échanges. Mais y a rien à faire, y’a 1.  Marc fait référence au parc Maximilien, point de rassemblement des hébergeur·euse·s et hébergé·e·s de la Plateforme citoyenne.

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quand même un apport et un échange mutuel. On s’attache à eux, j’ai envie de les aider et qu’ils aillent le plus loin possible. J’ai envie de leur donner le meilleur. Parfois on essaye, parce que parfois on peut vite vouloir le bien à leur place. Et donc ça nous arrive parce que j’en ai déjà discuté avec d’autres hébergeurs de se dire : « Ouf, non, là c’est leurs vies ». Il y a un moment où c’est à eux de décider. Comme le dit Marc « il y a cette relation qui s’installe », construite sur l’entraide, à l’exploration, de l’autre, de sa culture, il y a un enrichissement qui se crée dans l’échange, des discussions, le partage de moments du quotidien. En terme d’échange, ça apporte énormément, en terme de découverte de leurs cultures. Au fil du temps, c’est beaucoup d’Éthiopiens, donc à force voilà je parle un petit peu, quelques mots d’éthiopien, c’est un plaisir chaque fois d’échanger et petit à petit d’apprendre de nouveaux mots. Voilà, le pays m’attire aussi maintenant. C’est aussi le plaisir de découvrir une culture à travers eux. Aussi la culture culinaire. Deborah quand elle vient ici elle adore cuisiner. Vraiment c’est une as de la cuisine, elle fait des préparations de son pays, des « injeras »1, des espèce de crêpes avec plein de petits plats.

· Que l’autre se sente chez lui Accueillir l’autre, qu’il se sente chez lui, chez elle, c’est aussi permettre à l’invité·e de s’exprimer dans sa culture, dans ses habitudes, du partage et de la découverte de la cuisine éthiopienne jusqu’à la transformation de son garde-manger. Je me suis arrangé pour faire venir des épices de son pays, de la farine de son pays. Donc il y a un sac avec du « berberé »2, de la farine de poischiche… J’ai une amie qui a des ami·e·s qui vont revenir d’Éthiopie, qui vont aussi me ramener des épices. J’essaie chaque fois de trouver des réseaux avec des gens qui vont, qui viennent en Éthiopie pour ramener des choses. Aussi, il y a toujours de la farine et de la levure, justement 1.  Crêpes traditionnelles éthiopiennes et érythréennes réalisées à base d’une farine locale, le « teff », accompagnées par des sauces en petits plats dans lesquels on se sert directement, crêpe à la main. 2.  Préparation éthiopienne d’épices mélangées.

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pour faire les « injeras ». Soit la farine d’ici, la bio du Delhaize1, un kilo, c’est celle là qui marche le mieux, ou la farine de leur pays qui est le « teff ». On a testé, j’avais acheté de la farine d’un petit magasin qui était ici, ça n’a pas marché, Deborah a essayé le grand paquet Delhaize ça marchait, puis le petit paquet Delhaize ça marchait mieux, alors il y a eu une fidélisation sur le petit paquet bio. Et là aussi, j’ai passé le mot à d’autres familles. Par ces petites choses l’accueil influence la vie de Marc, qui modifie ses habitudes, développe des combines, à l’attention de ses invité·e·s, de leurs coutumes, de choses immatérielles, jusqu’aux objets qui y sont attachés. Réciproquement se sont aussi les invité·e·s qui font preuve d’attention. Quand j’achète du café, maintenant j’achète du café éthiopien pour eux. C’est tout des petites marques où moi je me dis pour eux c’est… Ils sont très attachés à leur tradition. Tu vois par exemple Dani, il m’a offert un service à café. Le café en Éthiopie c’est vraiment quelque chose de très important et il y a toute une tradition du café, d’ailleurs j’aimerais leur trouver, la cafetière à café qui s’appelle « la Jebena ». Et eux, quand ils font du café en fait il y a un cérémonial et ils boivent ça dans des petites tasses comme ça. Je pense que symboliquement, tu vois il m’a offert ça, alors certains diront : « c’est moche », « c’est kitsch », enfin tu vois, « C’est quoi ces dorures ? », mais symboliquement, un service à café je crois que ça doit être une marque d’affection particulière, tu vois c’est pas une petite cuillère, c’est pas, je pense que c’est pas anodin. Comme le service à café offert par Dani ou les ingrédients de cuisine, il y a des choses objets qui sont apparus chez Marc. Une forme d’appropriation de l’appartement de Marc par les invité·e·s, sûrement la preuve qu’ils s’y sentent bien.

Dani lui est musulman et Deborah et George sont orthodoxes, et chaque fois qu’il y a une fête religieuse, il y a une bougie. On était allé à Nivelles, on avait visité une Église à un moment ils en avaient acheté une, ils étaient très attirés par les bougies. Tu vois c’était une bougie religieuse, à 1.  Enseigne de supermarché belge.

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l’époque on voyait une Vierge ou je sais pas quoi dessus, mais tu vois que pour eux c’est très important. Allumer une bougie et se recueillir. Voilà, les bougies c’est important. C’est aussi dans les moments festifs que se reflète cet investissement du lieu. Marc n’a pas de problème à ce que ses invités invitent à leur tour, il les-y encourage même ! « D’eux même ils ne viennent pas me dire : « Tiens Marc on peut inviter ? ». Il faut un peu les pousser, ils sont un peu sur la réserve, ils ne veulent pas gêner. C’est difficile pour eux je crois de s’exprimer, de dire ce qu’ils veulent ». Sous ses encouragements, il arrive alors que les hôtes invitent eux même, transformant le salon-chambre d’ami en véritable salle de fêtes ! Et un jour, il y avait aussi de l’herbe qui était disséminée par terre, une espèce d’herbe, et en fait ils ont, je ne sais pas si c’est à toutes les fêtes ou à la Noël, mais en fait devant les maisons il y a des brins d’herbes et il faut marcher dessus je crois, j’ai pas tout compris, mais voilà en fait, c’est une tradition. Et donc à un moment il y avait, bon, pas des tonnes de gazon, mais plutôt des brins d’herbes, des herbes longues dispersées dans le salon. C’était leur jour de fête, ils avaient invité des amis éthiopiens, et donc ils avaient fait du pop corn, ils font souvent ça pour les fêtes. Et alors tu vois, ils sont ici, ils aspirent à faire leur vie en Europe, mais ils sont toujours très attachés à leur pays, à leur culture. Des choses qui les sécurisent peut-être aussi, de ne pas être complètement déconnectés, aussi parce qu’ils ne doivent pas tout comprendre de la manière dont on vit.

· Le côté traditionnel qui revient On crée des liens, par la cuisine, par les repas, par les fêtes partagées avec les amis de Marc comme les amis de ses invités. La cuisine devient moteur du vivre-ensemble, préparer un repas pour se réunir autour, préparer un repas pour apprivoiser les lieux.

En fait Deborah je pense qu’elle a été assez vite à l’aise. Très vite en fait, elle a pris possession de la cuisine, de l’espace ménager on va dire. En une journée, elle savait où tout se trouvait quoi, je pense qu’elle avait ouvert toutes les armoires, justement pour s’approprier l’espace. Quand 115


elle a commencé à cuisiner, elle avait pas à chercher quoi, très rapidement elle savait où se trouvaient les verres, les casseroles. Si tu veux c’était aussi je pense, dans sa tête, son rôle, féminin je dirais de, je suis ici, je suis à la cuisine quoi. J’interprète peut-être hein, mais donc. Marc a du mal à mettre des mots dessus, il reconnait que Deborah prend des initiatives et s’en réjouit même mais il ne voudrait pas que ça devienne systématique pour elle ou qu’il y ait un déséquilibre. Elle prend un peu la main ici. Pour moi ça n’est pas une contrainte, au contraire ! Je suis interdit de cuisine, interdit de vaisselle. Souvent je lui ai dit : « Mais tu sais, maintenant en Belgique, maintenant les hommes et les femmes c’est, voilà, les hommes ils cuisinent, les hommes ils font la vaisselle ». Je lui ai dit : « D’ailleurs George tu devrais un peu le… », elle me dit : « oui oui oui ! ». Et puis après, impossible quoi, il y a le côté culturel qui revient. Alors je sais pas si c’est, une manière de… De la reconnaissance peut être. Il reconnaît qu’en terme de tâches ménagères ou du moins de respect et rangement de la maison, « il y a une nette différence » entre le fait que les invité·e·s soient des hommes ou des femmes. Les mecs, parfois quand ils partent, ça peut ou ça a pu être le bordel, ces dernières fois non. […] Mais c’est pas la même chose entre guillemets quand c’est Deborah qui part, tu vois. Alors je n’attends pas qu’ils rangent tout mon appartement, qu’ils passent l’aspirateur et qu’ils passent à l’eau hein. Mais je dirais, s’ils cuisinent et qu’il y a du pain partout, j’attends un minimum, c’est qu’ils rangent leurs miettes. Mais voilà, je ne le demande pas, j’attends aussi de voir, tu vois, je veux pas leur dire, vous devez ranger, vous devez faire ceci… Ça se fait implicitement, et je pense qu’ils se passent le mot aussi. Il évoque des « différences », qu’il justifie par le « le côté culturel » ou encore « le côté traditionnel ». Ça n’a rien à voir avec l’espace mais ils disent souvent : « Mais tu vis seul ? Dans cette grande maison ? Dans ce grand espace ? ». Ça, ça revient très souvent. Ça les surprend les hommes seuls, les femmes seules, 116


ils comprennent pas : « Et t’es pas marié ? Mais tu vis pas avec une femme? ». Ils comprennent pas, ils se disent que c’est pas normal. Voilà ce que je leur dis moi : « Tu sais chez nous en Europe, en Belgique, il y a énormément de personnes qui vivent seules, qui ont vécu avec quelqu’un, qui ne vivent plus avec, voilà c’est comme ça ». Alors Beza par exemple, je me souviens, elle a encore fait ce geste comme ça en disant : « Oh en Europe ! » Comme ça quoi (il fait ce geste de main balancée au dessus de sa tête en levant les yeux au ciel) « en Europe ! ». L’air de dire : « Mais qu’est ce qu’ils foutent en Europe quoi, je comprends pas ! » Je lui ai dit : « Mais tu sais, c’est pas mieux, c’est pas moins bien que chez vous, c’est juste différent, voilà, c’est juste différent c’est tout ». C’est comme ça, c’est comme ça ! Si les gens trouvent leur équilibre comme ça.

Des incompréhensions et des décalages culturels allant de philosophie et conception de vie différentes à de simples manières et principes. Ils font pas la vaisselle de la même manière que moi ! Là aussi tu vois, j’ai des principes écologiques, et il y a un moment où les principes écologiques, quand on héberge, on les met un peu sur le côté. Alors je pourrais leur dire : « Voilà mes principes écologiques… ». Je devrais les éduquer entre guillemets. Mais en fait ils font comme ça, qu’est ce que je vais leur dire ? Qu’ils consomment trop de produits vaisselle ? Trop d’eau ? Et qu’ils doivent faire autrement, parce que c’est mieux ? Des principes éducatifs, des valeurs aujourd’hui ancrées dans nos sociétés. A se demander quel est le rôle des hébergeur·euse·s, jusqu’où aller dans l’investissement ? Dans l’intégration ? Dans l’éducation ? Par exemple le tri sélectif, donc voilà j’ai un seau à compost, et dans ce seau, il peut y avoir des papiers genre mouchoirs et compagnie mais j’y retrouve souvent des emballages plastiques. Je me suis dit : « Mais comment ça se fait qu’il y ait des emballages plastiques que je retrouve là et pas les boîtes en métal par exemple ? ». Et alors je me suis dis : « Mais en fait quelle est la différence entre une feuille de bananier ou un morceau de papier qui peuvent emballer quelque chose et une feuille en plastique ? ». Nous, on voit la matière mais eux probablement… Je me suis dis, ils en voient l’usage en fait, qui fait que, ça se retrouve parfois dans le com117


post. Eux, ils savent pas que c’est « recyclable » ou pas en fait, eux c’est pas leur filtre. Sinon s’ils avaient ce filtre ils trieraient autrement. Donc parfois je dois passer derrière eux.

· De bric et de broc, accueillir dans la légèreté Marc voyage beaucoup et me raconte que dans ses périples, il a lui aussi, été accueilli comme un roi : « Et j’ai toujours été sensible, moi aussi, à cet aspect solidarité, un accueil simple, dans la spontanéité ». Un « accueil simple » qu’il offre ici, en cohérence avec ses valeurs, en mémoire peut-être aussi à ces moments où lui même a été accueilli. La seule illégalité qu’ils ont c’est de ne pas avoir de papiers, c’est tout. C’est pas des délinquants ou quoi. Et quand je vois tout ce qu’on leur fait subir ça me met hors de moi, quoi. Donc moi je n’ai aucune crainte à accueillir des sans-papiers chez moi. Et très rapidement je les laisse ici librement. D’abord y a pas grand chose à voler chez moi, chez moi y’a rien de valeur quoi, tout est de bric et de broc et y’a pas un bibelot. Son rapport au matériel, il en parle comme une forme de légèreté vis-à-vis de son mode de vie et de cet accueil. Et donc moi je ne suis pas du tout attaché aux choses matérielles, tu vois. […] Ici moi si on me vole tout par exemple, ça va pas m’affecter, tu vois. On vient, on vide ma maison, bah oui, c’est con, je dois tout racheter ou trouver. Tu vois… Peut-être juste ma paire de jumelles ! Si quand même, parce que c’est une bonne paire de jumelles ! S’il y avait le feu ici, je pense que je prendrais ma paire de jumelles. Peut-être que c’est pour ça aussi que j’héberge aussi facilement. Parce qu’en fait, qu’est ce qu’il peut arriver quoi ?! Je remarque la paire de jumelles de Marc au bord de la fenêtre et l’imagine contemplatif sur son petit fauteuil à observer les oiseaux par la fenêtre. Ah oui et autre chose encore ! Tu verras j’ai une table en haut, il lui manque un pied. Tout est de récup’ ici, donc c’est une table que j’ai trouvée je ne sais où et que j’avais mis dans la salle de bain pour eux. Je 118


m’étais dis : « Voilà comme ça je pose les essuies1 pour eux ». Et un jour, j’étais dans la cuisine, et il y avait un gars là haut, et d’un coup j’entends un bruit : « BAM ! ». Et je me dis : « Tiens qu’est-ce qu’il se passe ? ». Et puis plus rien mais je n’entends pas crier, je me dis : « Bon ok, voilà, quelque chose qui est tombé. » Et voilà il part. Et je ne sais pas le soir je vais dans la salle de bain et j’ai dû bousculer la table et là : « Patatras » ! La table avec tout ce qu’il se trouve dessus tombe. Et en fait probablement qu’il s’était assis sur la table et le pied s’est cassé. Je m’en fous moi, je connais pas cette table hein, donc pour moi. Mais alors ça m’a fait rire, je me suis imaginé le gars paniqué d’avoir cassé la table et de remettre le pied pour que la table tienne, et surtout ne plus bouger, remettre les choses et faire comme si de rien n’était. Dans une autre famille ça aurait été un meuble Louis XVI, ça aurait été la catastrophe, tu vois ! Moi, bon. L’air de rien Marc équipe son appartement pour ses hôtes. Je trouve drôle qu’il parle de cette table comme d’une chose « qu’il ne connaît pas », lui qui disait justement ne pas être attaché aux objets, voilà qu’il pourrait les connaître, comme entretenir une relation avec eux, ou non. Il s’équipe, il s’organise, il se met à disposition. Le voilà qui reçoit un appel d’un hébergeur de la Plateforme pour un conseil, et hier c’était un autre coup de fil pour héberger une jeune fille en urgence… Au fur et à mesure de notre échange, nous découvrons tous les deux, petit à petit, ces objets, ces anecdotes qui font maintenant partie de son quotidien. « En fait oui depuis que j’héberge progressivement ça prend de plus en plus de place dans ma vie quoi. »

1.  Un essuie, un mot utilisé en Belgique pour désigner un linge pour essuyer, ou s’essuyer.

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façade côté rue

Relevé du plan de la maison de Manon et Titou déssiné sur place au crayon, repassé par la suite

intérieur d'îlot

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Titou et Manon "l’auberge espagnole" · Une coloc de quatre jeunes (étudiant·e·s et jeunes travailleur·euse·s) · Une maison de type « bruxelloise » · Des invité·e·s plus ou moins de passage Avec la coloc, chez nous c’est aussi chez les autres, déjà à la base, et du coup forcément après quand tu vas accueillir des gens bah, c’est aussi chez eux quoi. Les gens qui passent la porte, c’est chez eux. Titou et Manon, habitent une maison pleine de vie ! Avec deux autres colocs ainsi que deux chiens, ils partagent ce logis avec jardin, organisé selon les principes structurels de la maison bruxelloise. Étroite, avec sa cage d’escalier latérale, l’espace s’organise en longueur par des pièces « en enfilade1 ». Quatre chambres sont réparties dans la maison, deux au rez-de-chaussée, et deux autres au dernier étage, sous les toits. Le premier étage lui, offre un généreux espace commun : trois pièces en enfilade pour deux salons et une « cuisine-salle à manger ». De bric et de broc, la maison est en partie équipée de meubles de seconde main et de brols2 qui rendent l’espace d’autant plus vivant. Chez Titou et Manon, on se sent vite à l’aise, l’ambiance est conviviale est détendue, la vie dans la maison s’organise collectivement tout en offrant à chacun, une grande indépendance. Ils partagent les courses, s’organisent pour récupérer des invendus, se retrouvent souvent à la maison autour d’un verre pour des soirées qui s’éternisent dans le salon ou sur la terrasse en été. Malgré leurs situations d’étudiants et de jeunes travailleurs, la maison a accueilli du monde ; le record étant une quinzaine d’invité·e·s soit vingt personnes à nourrir et loger en tout ! Une situation intense, quelque peu extrême, tolérant les arrivées des invité·e·s et de leurs ami·e·s jusqu’à un certain point où il a fallu limiter l’accueil. La maison brasse du monde, et l’accueil est en constant mouvement d’autant plus parce que la majorité des invité·e·s, vont 1.  De deux à trois pièces en enfilade dans les maisons bruxelloises typiques. Des pièces qui communiquent, le plus souvent trois pièces dont une côté rue, l’autre côté jardin et la troisième moins lumineuse entre ces deux ci. 2.  Des choses, des trucs, de la camelote.

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« à la chance1 » plus ou moins quotidiennement, un mode de vie qui influence le rythme de la cohabitation. Aujourd’hui la coloc accueille toujours, mais à plus petit effectif.

· L’auberge à domicile Au fur et à mesure, les configurations de l’accueil ont évolué dans la maison. Un accueil « remue-ménage » que Manon me raconte depuis son arrivée dans la maison il y a deux ans, un historique me permettant de comprendre l’évolution, la souplesse et les limites de cette hospitalité. Au tout départ, la coloc a accueilli quatre Soudanais par le biais d’une amie qui ne pouvait plus les héberger. Considérés comme des colocs, ils sont fort attachés à eux, Titou leur avait même cédé sa chambre, partageant alors la chambre et le lit de sa coloc Maylis. Manon : Et donc eux c’était vraiment des colocs quoi. Mais ils avaient la chambre à Titou. Titou : Oui, moi je dormais avec notre ancienne coloc. Elle est partie là, mais on partageait sa chambre oui. C’est ma grande pote, comme ma sœur. On travaillait en décalé, c’était pas gênant. Elle avait des grosses journées, elle était étudiante à la base, en plus elle bossait à la pompe2, donc finalement elle enchainait le taf le matin et les études. Pour moi c’était l’inverse, je sortais du taf, j’arrivais à 6h du mat, alors qu’elle se levait pour bosser à la pompe à 9h. Ça la dérangeait parfois, tu sais le truc chiant quand on te réveille juste une heure avant ton réveil ! Puis les Soudanais sont passés en Angleterre, Manon et Chloé, l’ancienne coloc, sont allées chercher de nouveaux invité·e·s au parc Maximilien, deux jeunes Éthiopiens, sans prévenir Titou et Maylis, qui auraient au moins voulu faire une pause de quinze jours, pour retrouver un peu d’intimité. Manon décide alors de prendre la responsabilité des nouveaux venus et d’organiser sa chambre pour les accueillir.

1.  Partir à la chance, essayer de passer en Angleterre. Rejoindre des points stratégiques sur les routes pour tenter le voyage. 2.  Un café-brasserie à Saint-Gilles, commune de Bruxelles.

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C’est vrai qu’on a un peu déconné, on a décidé ça sans prévenir toute la coloc quoi, et surtout que c’était la chambre à Titou. Et là je me suis dit bon, ma chambre, elle est grande, elle fait trente mètres carrés, on va la séparer en deux, et on va faire un « côté migrants » et un « côté à moi », avec des rideaux ! Ce qu’on a fait dans le mois. Par le partage de son espace avec ses invité·e·s, au nombre grandissant, Manon a petit à petit renoncé à son intimité, là où, dans le cas d’une colocation, la chambre figure comme le dernier espace de repli sur soi. Un soir, on a vu super tard sur le groupe de la Plateforme qu’ils cherchaient une famille pour deux filles, à héberger le jour même. Et on a dit avec Chloé, bah venez, ramenez les quoi. C’était le début d’une très grande aventure érythréenne. Le début d’un truc « inarrêtable », qui était très chouette au début et qui est parti en couille au fur et à mesure des mois, mais génial ! Et donc dans ma chambre, au fur et à mesure, ces deux filles là, elles ont commencé à ramener des ami·e·s, des ami·e·s, des ami·e·s, des ami·e·s ! Au départ on acceptait tout, on disait : « Ok ! Ok ! ». Et donc c’est arrivé, il y avait tellement de monde dans ma chambre, que moi je dormais avec les filles dans mon lit ! On était trois max’ dans mon lit, un matelas gonflable à côté de mon lit, et de l’autre côté du rideau, il y avait les garçons qui étaient cinq ! Et donc cinq du côté des garçons, et quatre du côté des filles, plus quelques uns dans le salon. Et même plusieurs fois le matin on a retrouvé des gens qui dormaient ici, sur la terrasse, par terre. Ils prenaient même pas de matelas ou quoi. Mais ça c’était aussi pour ceux qui voulaient être plus tranquille vu qu’il y avait tout ce monde. Ça c’était plus pour leur intimité à eux que pour nous ! Même eux étaient en mode : « Bon, c’est un peu too much ! » […]. Amara, c’est la première qui est venue j’étais vraiment super proche d’elle, elle dormait avec moi tout le temps. […] Elle avait besoin de son espace à elle, parce qu’elle disait qu’il y avait trop de mecs, trop de gens, même elle, elle disait qu’il y avait trop, tu vois. Alors que c’est elle qui a ramené presque la plupart des gens, mais après, même elle, elle se sentait dépassée, elle était là : « Mucho ! Oh mucho gente hein ! ». Oh bah oui ! À qui la faute ?! Du coup dès qu’elle pouvait elle venait dans ma chambre !

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La terrasse/chambre d'été pour celles et ceux qui ont besoin d'intimité

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Un renoncement à son intimité ou plutôt un partage tant elle semble s’accommoder de la situation sans en pâtir. Tolérer la présence des autres, adapter ses habitudes pour ne pas gêner, tout en se décomplexant d’être et d’agir comme chez soi. Mais moi ça me dérangeait pas ! C’est vrai que parfois je me faisais réveiller quinze fois. Quand moi je dormais encore, je faisais grasse mat’, et t’as toutes les filles qui arrivent ! Mais ça allait, je pense que c’était une période que moi j’acceptais, ça a pas duré énormément de temps, quatrecinq mois, il y avait du monde dans ma chambre. C’est ma chambre mais tu vois, bah oui, je suis pas toute seule dans ma chambre. J’essayais de pas faire de bruit, de pas les déranger. Quand j’ai commencé à avoir un copain, bah du coup j’allais tout le temps chez lui et moi plus trop ici. Donc c’est vrai que ça devenait plus trop ma chambre quoi, mais on partageait, c’était encore sympa tu vois. Il y avait un endroit où elles mettaient leurs petits bijoux, et après comme notre espace était séparé par un rideau, je me déshabillais devant les filles y’avait aucun souci. Elles, par contre, c’est vrai que je les ai rarement vu à poils. Malgré tout, je crois qu’elles préféraient largement la chambre que le canapé, enfin la chambre c’était leur espace quoi, le mien mais le leur évidemment, où elles étaient entre filles, se faire le vernis, les teintures, derrière le rideau, des trucs de meufs quoi ! Offrir l’hospitalité, dans une proximité physique allant jusqu’à partager son lit pendant plusieurs mois ! Manon évoque ça comme si ça n’avait rien de si exceptionnel. Elle me raconte même l’épisode des poux dans la maison, sans rancune, un évènement de plus avec lequel négocier : Je sais pas comment c’est arrivé ! Mais quand on s’en est rendu compte, on a été direct acheter du produit anti-poux et on a fait shampoing général à tout le monde ! Moi aussi j’en ai eu en janvier ! On s’est tous shampouinés et heureusement ça a été efficace, on n’était plus embêtés avec ça après ! Aujourd’hui la coloc a réduit son nombre d’invité·e·s, le grand salon qui accueillait déjà à l’époque, est devenu la chambre d’ami·e·s officielle. Les espaces communs de la coloc se sont alors raccourcis, permettant en revanche à tout le monde, de retrouver une chambre personnelle. Avoir sa chambre pour mieux se ressourcer, rejoindre les colocs dans les espaces communs quand on en a envie. 125


Donc il y a un grand salon qu’on a condamné pour eux, et maintenant on a plus que le petit salon. Mais avant, ce qu’il se passait, alors, soit on était tous ensemble, soit il y avait dans la journée le coin migrant, et le coin coloc, deux salons où naturellement on se séparait, dès que c’était plus festif et partage on était ensemble mais comme ça, ça permettait d’avoir chacun sa petite vie, de se poser, lire un livre ou quoi.

· Plus on est de fous Tout ce monde dans la maison c’était joyeux, mais néanmoins, ça rendait parfois compliquées l’organisation et les conditions de cohabitation au quotidien. Des petites choses qui nécessitent des adaptations, devoir prendre sur soi, mais surtout communiquer pour avancer ! Accueillir du monde, partager son espace mais aussi son temps et ses ressources. Des variables à prendre en compte dans l’organisation des journées, notamment par le passage à la seule et unique salle de bain de la maison ! Alors déjà pour que tout le monde ait accès à la salle de bain c’est quelque chose, mais alors en plus, si tu veux avoir de l’eau chaude là ! À l’époque je bossais entre 18h et 22h, juste à l’heure de la douche pour partir à la chance, tu pouvais voir la queue devant la salle de bain. Et souvent putain y avait plus d’eau ! Du coup, Manon a inventé le « shower quick quick rapido ! », c’était pour leur dire lave-toi vite quoi ! Mais aussi en terme d’utilisation de la douche et de son entretien. Il faut avouer que la salle de bain est petite et pas très fonctionnelle, avec son sol en plancher qui prend l’eau et une dizaine de douches par jour ! Y’avait de l’eau partout, ils mettaient pas forcément le tapis, et puis des fois y en avait pas. Ils pensaient pas à se sécher puis sortir de la baignoire, enfin on sait pas ce qu’ils faisaient, mais pour nous des fois ils se lavaient presque ici, sur le plancher, peut-être pour les ablutions ou quoi, mais en mettant de l’eau par terre partout tu vois. Au-delà du bon usage des choses, Manon me raconte que ça devenait parfois insupportable en terme d’hygiène, et impossible à contrôler avec tant de monde : « Tu reviens y a d’la pisse partout sur la cuvette alors que tu leur 126


as dit mille fois de pisser dans le trou ou de lever la cuvette. Y’a des trucs quand tu kiffes même plus être avec eux et qu’il y a tous ces trucs d’hygiène, ça m’a fait péter un plomb ! ». Pour remédier à ce genre de situation, ils ont commencé à mettre en place un système d’information pour communiquer « les manières de faire », comme dans la salle de bain, ou encore le compost et le tri sélectif. Non mais on a commencé à devenir une institution ! Franchement on s’est dit : « Bon bah, on fait des pancartes quoi ! ». Dans les toilettes on avait imprimé une meuf qui nettoie des chiottes avec la tête de la Joconde et on avait écrit genre : « Don’t pee here » ! Il y avait tant de monde que la coloc a commencé à organiser des réunions générales, grands rassemblements avec la « liste de toutes les choses qui n’allaient pas » pour être sûr que l’information soit bien passée, traduite et comprise par tous. C’est un peu comme tu sais, tu prends les enfants avant la récréation tu leur dis : « Ouais, les conneries que vous avez faites hier, vous les faites plus ! ». Pendant la récréation ils sont tout cool, puis la récréation du lendemain ça repart quoi ! Jusqu’à un moment où Manon explique que c’était plus vivable et qu’il a fallu modérer l’accueil pour retrouver un équilibre Après, au fur et à mesure, on a limité à fond, comme je te disais, c’était chouette avant parce qu’on les connaissait et après c’est devenu l’hôtel tu vois. On partageait plus rien. Y’a eu blindé de monde, qu’on ne connaissait pas, on se disait même plus bonjour. C’était : « Tu viens, tu dors, tu prends ta douche, tu manges et tu te barres ». C’est là qu’on a dit stop et que, c’était plus du tout agréable, t’héberges des gens sans les connaître. Et puis tu peux même plus passer au-dessus parce qu’en fait tu passes même pas de bons moments avec quoi. On en arrivait à se demander : « Quelqu’un le connaît lui ? ». Et tout le monde était là : « Bah non, non bah non, non c’est qui ? » À un moment, j’ai vraiment pété un plomb et pendant plus d’un mois, on a essayait de recadrer un peu, d’être là, on leur disait : « Plus de nouveaux ! Plus de nouveaux ! No news ! No news ! If you don’t know, no ! ». 127


Évidemment la tolérance et la bonne volonté des hôtes ont des limites. Accueillir autant de monde dans ces conditions devenait insupportable, compromettant le confort de l’accueil et de la vie quotidienne des colocs. Dépassés par la situation, comme l’évoque Manon il a fallu recadrer. Se priver de son intimité, se sentir responsable, de la gestion, de l’entretien, là où prendre sur soi n’est plus possible au quotidien.

· Colocataire, pas propriétaire Par l’atmosphère chaleureuse de cette « famille d’ami·e·s recomposée », les invité·e·s s’intègrent facilement dans la vie de la maison. Ici peu de règles, peu de contraintes, la clé est mise à disposition et « tu fais comme chez toi ». Protocole d’accueil : pas de protocole ! L’accueil se fait de manière souple et informelle. On ouvre la porte et on fait confiance, puis on voit comment les choses évoluent. Nous l’accueil c’est plutôt : « Bah en fait, ça c’est la maison, tu te démerdes. La salle de bain ça marche pas très bien, la cuisine, ça marche pas très bien, mais tu vas voir t’y arrives quand même hein, par contre, fais comme chez toi ! ». On offre la base, l’hébergement, la bouffe, l’hygiène, un minimum et ensuite ça dépend de ce qu’il se passe. C’est de leur dire : « Ben fais vraiment comme chez toi. T’as la clé, tu sais rentrer tout seul, voilà ! Nous on évite la dépendance parce qu’on n’a pas envie de s’infliger ça et parce qu’on a envie qu’ils soient libres, c’est dans les deux sens. C’est probablement cette libre non-organisation qui se veut ouverte et tolérante qui a paradoxalement poussé l’expérience de l’accueil dans ses limites, et amené la coloc à devoir recadrer la situation. En ce qui concerne la maison, Manon explique que le fait d’être colocataire permet certainement de partager son espace plus facilement. Vivre en communauté, entre jeunes et ne pas être propriétaire des lieux suscite une forme de détachement vis-à-vis des lieux, que l’on partage alors plus librement. Je pense que si on est proprio, enfin j’imagine, quand c’est vraiment chez toi, t’as un sentiment différent. Là je me sens chez moi, mais c’est quand même une coloc où, c’est pas MA maison et j’apporte beaucoup moins 128


d’importance à ce qui est matériel. Dans ma chambre par exemple, je me rappelle, les filles elles faisaient tout le temps des teintures, du henné, et y en a une, elle s’était appuyée sur le mur, et genre y’avait une énorme trace de henné, et là j’étais beaucoup plus vénère rien que quand c’était dans mon espace à moi que si ça avait été dans la cuisine ou quoi. Quand c’était le bordel dans MA chambre aussi par exemple. Ces désagréments du quotidien, Titou évoque que c’est aussi le fait d’être en coloc qui permet de les supporter, pour une meilleure répartition de la « charge mentale » de l’accueil. « C’est l’avantage d’être en coloc parce que tu pètes pas un câble tout seul. Vu qu’on pète pas des câbles au même moment, bah on s’équilibre, on se soutient, on se raisonne ! »

· Chez soi avec les autres Malgré ces petites péripéties, accueillir tout ce monde, c’était remplir la maison de vie. Manon se remémore les bons souvenirs et raconte qu’elle était triste quand elle retrouvait la maison vide le soir alors que tout le monde était parti « à la chance ». Des souvenirs joyeux de moments ensemble, les fêtes, les grands repas, à quinze autour des petites tables du salon qu’on rajoutait avec des tabourets par ci par là pour pouvoir y poser tous les plats dans lesquels on mangeait à la cuillère directement dedans ! Et y’a eu tout le ramadan aussi, ça c’était incroyable ! L’année passée, le ramadan avec les Soudanais, moi j’ai un trop bon souvenir. Dès qu’on entendait leurs téléphones, ils avaient des alarmes « Allahu akbar1 ». Dès qu’on entendait ça, c’était l’heure de la prière mais pour aller manger ensuite. Je me rappelle, on était avec ma coloc en période de mémoire, et donc on était tout le temps à la maison, donc on attendait que ça, le repas, le soir, c’était la pause : « Allahu akbar » on courait pour aller manger ! Des moments ensemble, de partage et de proximité, c’est aussi tolérer et respecter les cultures et les goûts qui diffèrent et se confrontent. 1.  « allahu akbar » qui signifie littéralement en arabe « Dieu est grand », des mots que l’on entend retentir pour sonner l’appel à la prière. Sur leur téléphone, comme un « petit muezzin de poche », qui annonce l’heure du «f’tour», au coucher du soleil, moment de casser le jeune en période de ramadan.

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Le salon pour les grands repas petites tables et tabourets rajoutĂŠs pour se rĂŠunir autour de mille plats

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Titou : Ouais et puis aussi ça nous a appris plein de trucs, on a appris à écouter de la musique de merde ! Franchement on est devenus des pros du r’n’b, vas-y demande moi n’importe quel truc de r’n’b on les connaît tous ! Manon : On tolérait oui, mais moi j’ai appris à apprécier au final, j’adorais au final, maintenant je réécoute leur musique même ! Titou : On tolérait oui ! Mais après ils toléraient aussi quand on mettaient du gros punk ! L’expression des uns et la tolérance des autres, c’est aussi l’espace qui en témoigne. Dans un coin du salon, Manon a laissé ce qu’elle appelle « le coin prière » qu’avaient organisé les filles : une sorte d’autel, quelques icônes accrochées au sparadrap, avant il y avait aussi des croix et des bougies. « Moi je suis d’éducation catholique mais pas religieuse, le côté religieux, je m’en fous, pour moi le coin prière ça me rappelle elles » me précise Manon. Comme le coin prière, des choses apparaissent et disparaissent dans la maison. Une collection de brosses à dents dans la salle de bain dont la plupart n’ont sans doute été utilisées qu’une seule fois. Un meuble sur le palier envahi de chaussures au « pic d’affluence ». Une armoire récupérée sur « BXL à donner1 » pour permettre aux invité·e·s de ranger leurs affaires et puis une autre encore, après avoir mis une annonce sur la page Facebook de la Plateforme citoyenne2. Des affaires récupérées à droite à gauche3, qui s’entassent, des sacs de couchage, des matelas gonflables, des piles d’habits, dans la cave aussi personne ne sait à qui est quoi ! Des choses qui apparaissent mais aussi des habits qui disparaissent et que l’on retrouve parfois parmi la lessive d’un·e invité·e·s qui sèchent dehors sur la terrasse ! D’ailleurs, me dit Titou : « Je pense que mes claquettes sont en Angleterre ! On a oublié de leur dire que c’est inutile pour la météo là-bas, ça sert strictement à rien mais bon ! ». En terme d’adaptation culturelle des invités, au mode de vie de la coloc Titou explique qu’il n’y avait pas trop de problème. « La fête ça y va quoi ! Nan, nan, nan, mais pire que nous quoi, à un moment ils n’ar1.  Bruxelles à donner : un groupe Facebook de don entre citoyen·ne·s sur Bruxelles. 2.  Une page Facebook comme une plateforme d’échange entre hébergeur·euse·s solidaire en Belgique (partage d’expériences, demande de conseils, besoin d’un coup de main etc.). 3.  Sur internet, par des amis mais aussi à « l’amère à boire », le bar où bosse Titou, un point de dépôt pour la plateforme citoyenne s’était organisé.

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rêtaient pas, quand la voisine pétait un plomb, il y avait la fête tout le temps, tout le temps, tout le temps hein, même quand on n’était pas là ! ». En revanche, culturellement là où ça a toujours dérangé, souligne Titou c’est le déséquilibre entre la participation des femmes et des hommes dans la maison : Dès qu’il y avait les filles, c’étaient elles qui faisaient tout, et les mecs eux ne faisaient rien. Elles faisaient à manger, elles faisaient la vaisselle, nous on devait engueuler les gars pour passer un coup de balai. Dès qu’on commençait à nettoyer, les filles venaient nous aider et eux ils restaient posés quoi. Nous, on leur disait : « non non les gars, debout, ici, ça se passe pas comme ça ! » Alors ils étaient là pendant cinq minutes et quand on disparaissait de la pièce ils arrêtaient. Par leurs âges et leurs modes de vie, Manon explique que le mieux serait de recevoir des jeunes gens autonomes, plus posés. Même si Manon et Titou soutiennent les invité·e·s par moment en les accompagnant à des rendez-vous juridiques et administratifs, ils racontent qu’ils ne peuvent pas tout suivre et qu’ils ne sont peut-être pas les mieux placés pour cela. Enfin moi je travaille déjà dans le social, je suis « éduc’ » pour une maison pour hommes sans abri et quand tu rentres du taf et que t’as encore les migrants à t’occuper à faire des rendez-vous alors que tu fais ça toute la journée.. Tu vois, c’est un truc trop… Donc de base on n’a pas envie de faire ça, mais après on le fait avec plaisir parce que ça nous paraît logique et parce qu’on les aime bien. Mais de base c’est pas ça. C’est pour ça qu’on voulait revenir avec des gens plus âgés, plus autonomes. C’est un peu utopique hein, mais bon tu choisis pas qui vient. Et puis les mineurs on s’est dit c’est chaud aussi, on n’est pas un environnement enfin on est des colocs, on fait la fête et tout. Pour des gens de 16 ans qui n’ont pas eu de structure de repère ou quoi, ils ont besoin d’une famille je pense, d’un truc un peu plus, cadré. Manon raconte qu’elle n’est peut-être pas la famille idéale pour de jeunes hôtes sans repère. Des hôtes à prendre en charge, des problèmes, des préoccupations particulières, qui diffèrent. Une manière aussi de relativiser ses propres difficultés : 132


C’est tout con mais aussi ça relativise tes problèmes à toi, tu sais. Tu rentres d’une journée et eux ils sont toujours là donc ça veut dire qu’ils ont pas réussi à aller en Angleterre. Autant on se racontait notre vie avec Amara tu vois on était un peu en anglais espagnol à se raconter nos vies. À un moment je me rappelle j’ai loupé, l’année passée j’avais loupé mon TFE1, et quand je lui ai dit, mais moi j’étais en larmes tu vois genre : « J’ai loupé ». Et là elle me dit : « Et quoi genre ? Écoute tu pleures pour ça ?! » Et là mais elle s’est marré ! Mais elle a ri ! Mais pendant cinq minutes elle a ri parce que je pleurais pour ça ! Et donc, bah ouais, après tu ressors un peu t’es là, ouais, pas la même vie quoi, pas du tout les mêmes problèmes. Après ça se pèse pas forcément, ‘fin, chacun ses trucs après tu relativises quand même quoi.

1.  TFE : Travail de Fin d'Étude, le mémoire !

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I. Bienvenue chez toi, fais comme chez moi 137 La territorialisation de l’accueil La scénographie de l'accueil Le cadre de l'accueil II. Le quotidien mode d'emploi 159 Des espaces intimes peu investis Des routines pour marquer ses repères Permettre et mettre à l'aise Maniérer son territoire III. Accueillir dans l'invisible 181 L'invisible dimension de l'intimité L'invisible lien avec l'extérieur

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L'HOSPITALITÉ : ARCHITECTURE DES ESPACES, DES GESTES, DES RELATIONS (Lecture détaillée de l'accueil dans l'espace domestique) ✽ À l’image de cet échantillon de rencontres, l’hébergement solidaire est riche d’un infini de situations, nuancées par les lieux, les usages, les besoins mais surtout les personnes, hôtes comme hôtes, qui font la singularité de chaque histoire. D’autant plus que dans l’accueil il n’y a pas de règles, pas de mode d’emploi, à chacun sa manière d’accueillir ! Certains, novices, se retrouvent à héberger du jour au lendemain, d’autres pour lesquels ouvrir son chez soi n’est pas un problème sont déjà plus aguerri·e·s face à l’accueil. Dans tous les cas, ces gestes et cette organisation de l’hospitalité se développent au fur et à mesure des expériences. Les hébergeur·euse·s inventent, expérimentent, ajustent, ré-interprétent, améliorent au quotidien ce savoir faire de l’accueil.

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I . BIENVENUE CHEZ TOI, FAIS COMME CHEZ MOI On dit proverbialement charbonnier est maître chez soi, est maître en sa maison. Ce proverbe vient de ce que François 1er, s’étant égaré à la chasse, entra sur les neuf heures du soir dans la cabane du charbonnier. Le mari était absent, il ne trouva que la femme accroupie auprès du feu. Le roi demanda une retraite pour la nuit et à souper. Il fallut attendre le retour du mari. Pendant ce temps, le roi se chauffa, assis sur une mauvaise chaise, la seule qu’il y eût dans la maison. Vers les dix heures arrive le charbonnier, las de son travail, fort affamé et tout mouillé. Le compliment d’entrée ne fut pas long. La femme exposa la chose à son mari, et tout fut dit. Mais à peine le charbonnier eut-il salué son hôte et secoué son chapeau, que, prenant, la place la plus commode et le siège que le roi occupait, il lui dit : Monsieur, je prends votre place, parce que c’est celle où je me mets toujours, et cette chaise, parce qu’elle est à moi. Puis, comme Sancho, il cita ce proverbe : «Et par droit et par raison, Chacun est maître en sa maison». Proverbe français Accueillir chez soi, c’est accepter la présence d’autrui dans son espace personnel comme dans son quotidien. Un espace-temps ainsi partagé, pour que chacun puisse se sentir chez soi. Quels sont alors les ingrédients magiques pour parfaire à cette cohabitation particulière au quotidien ?

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Très souvent, le cadre de la cohabitation se dessine par des gestes et des principes qui régissent une organisation particulière, plus ou moins définie. Un cadre « hospitalier » dans lequel l’invité, « seigneur de la maison du maître1 », pourra se sentir à l’aise, chez lui, mais aussi et surtout un cadre pour l’accueillant·e, pour ne pas se laisser dépasser par cet accueil, rester maître des lieux et de son intimité. Le maître de maison est donc détenteur de la règle mais l’hôte n’est pas dépourvu de droits. On lui doit honneur, préséance ou simplement respect, il est jusqu’à un certain point le personnage central de l’action, le seigneur de la maison du maître.2 Au centre de l’action, l’invité·e devrait alors être reçu·e comme roi ou reine par son hôte, sans pour autant se laisser envahir. Dans l’espace, on organise alors l’accueil par la mise en place de territoires limités, qui se transforment et s’équipent, mais aussi par le respect du vivre-ensemble, normé par des règles et des principes propres « à la maison ». Autant de précautions qu’il faut savoir prendre pour accueillir l’autre et s’accueillir soi-même en tant qu’hébergeur·euse·s, une manière de maîtriser l’accueil dans de bonnes conditions mais aussi de se protéger d’un envahissement tant spatial que social et ainsi permettre de protéger et pérenniser ces expériences.

La territorialisation de l’accueil Que l’hôte soit propriétaire, locataire ou colocataire de son logis, l’espace domestique, par son caractère intime, est à considérer comme une « propriété privée ». Cependant le sentiment de chez soi diffère en fonction du « degré de propriété » d’un bien. Comme l’expliquait Manon3, le fait d’être colocataire induit une forme de détachement matériel vis-à-vis des 1.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 95. 2.  Ibidem. 3.  « Je pense que si on est proprio, ‘fin j’imagine, quand c’est vraiment chez toi, t’as un sentiment différent. Là je me sens chez moi mais c’est quand même une coloc où, c’est pas MA maison et j’apporte beaucoup moins d’importance à ce qui est matériel ».

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espaces qui facilite l’accueil. Pour d’autres, le fait d’être propriétaire permet une forme de liberté : agir librement dans un espace bien à soi. Au-delà de la propriété spatiale, une notion d’autorité marque le territoire, un chez soi régit par des « lois domestiques » et principes personnels : « Les rôles du maître de maison et d’hôte sont soumis à des limites territoriales. On ne peut recevoir que sur le territoire sur lequel en l’occurence on prétend avoir autorité. Au-dehors de ces limites on ne peut le faire. »1 Accueillir chez soi c’est donc recevoir sur son territoire, et pour mener à bien cette cohabitation, il est question de partage. Partager son territoire avec l’autre, lui céder ne serait-ce qu’un petit bout pour qu’il ou elle s’y retrouve et que le maître ou la maîtresse des lieux ne s’y perde pas. Ce partage s’effectue par la définition de pièces accessibles ou non à l’invité·e, tant par la mutualisation d’espaces communs partagés que par la détermination d’espaces privés. Comme le disait Alain, il s’agit de déterminer « des pièces à vous et des pièces à nous »2, créer des aires, définir des périmètres, zoner l’espace domestique pour mieux cohabiter. C’est ce qu’Anne Gotman appelle la « territorialisation de l’hôte » : La première vertu de la territorialisation de l’hôte est de limiter sa présence dans l’espace personnel de l’individu, de permettre au maître de maison d’être là pour lui même sans être là pour les autres. Un confort qui n’est d’ailleurs pas toujours du goût de l’hôte qui cherche, au contraire à être avec et non point seul. 3 Recevoir dans un cadre défini pour éviter les ambiguïtés et établir clairement des limites pour orienter l’hôte, tant dans l’espace que dans ce qui est permis ou non de faire. Une manière de protéger la relation d’hôte à hôte, en attribuant dans le meilleur des cas des espaces de repli pour chacun·e. Pour celui ou celle qui reçoit : un espace ultime d’intimité non partagé à l’abri de toute intrusion. Pour l’invité·e : un espace de réception qui lui est attribué·e pour pouvoir se ressourcer chez l’autre, dans le meilleur des cas une pièce potentiellement appropriable, ce qui n’est pas toujours le cas comme en témoigne 1.  PITT-RIVERS Julian, « La loi de l’hospitalité », dans : Les Temps modernes, no. 253, 1957, p 2173. 2.  « Dans les points au départ, on a quand même bien définis les espaces. Ce qui est important parce que nous on veut se sentir à l’aise chez nous. » Alain 3.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 132.

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Marc qui héberge ses invité·e·s dans son salon : S’il y avait une pièce autonome, mon équilibre serait moins déplacé vers eux. Le fait d’héberger et de ne pas avoir de maison avec des pièces séparées c’est plus compliqué. Et c’est pour ça qu’au début j’ai longuement hésité hein, […] et finalement tu vois, c’est pas impossible.1 Malgré des conditions d’accueil parfois plus compliquées en terme d’espaces et d’intimité, il est toujours possible de bricoler des solutions de cohabitation : on s’organise, on fait de la place, on s’adapte, on négocie et petit à petit on « déplace les frontières matérielles de l’ordinaire »2, l’espace comme le quotidien se transforment.

La scénographie de l'accueil · Dégager l'espace : faire de la place chez soi, dans sa vie Quand on vit à deux ou a plus, on peut avoir envie de fermer une porte et de s’isoler une heure - et pas aux toilettes, si possible. Mona Chollet, Chez soi : odyssée de l’espace domestique Pour accueillir, partager des moments ensemble, pouvoir se retirer, ou habiter tout simplement, il faut de l’espace ! Une denrée qui se fait de plus en plus rare3 dans nos villes, ce qui de ce point de vue, rend l’hébergement solidaire d’autant plus précieux, mais aussi éprouvant pour les petits logis. Effectivement nous ne sommes pas tous égaux en termes de territoires. Il y a celles et ceux qui accueillent car ils ont de l’espace disponible. Ce peut-être 1.  Entretien n°7 avec Marc, description dans « autres sources ». 2.  GERBIER-AUBLANC, Marjorie, « Un migrant chez soi », dans : Esprit, 2018, p 124. 3.  Je pense aux grandes villes et notamment à Paris où le mètre carré se fait de plus en plus précieux (prix moyen à environ 10 000€/m2 en 2019). Un fait qui se reflète dans les rencontres que j’ai faites par rapport à celles de Bruxelles. Estimation d’après l’article de Tonino Serafini « Le WC de 1m² coûtera bientôt 10 000 euros à Paris » Cf. https://www.liberation.fr/ france/2019/05/23/le-wc-de-1m2-coutera-bientot-10-000-euros-a-paris_1729121

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une chambre d’ami, comme dans le cas d’Aimée, un appartement vacant dans le cas de Lise et Margaret ou encore « un appartement trop grand pour nous »1 comme le déclare Alain qui accueille dans « des conditions rêvées » de même que pour Marie-Anne et Bruno dont les enfants sont partis kotter2. Plus généralement, lorsque pour se justifier de n’être pas véritablement hospitaliers, les hôtes disent qu’ils reçoivent des gens parce qu’ils ont de la place et peuvent se le permettre, ils expriment d’une certaine manière un privilège, même si l’éprouvé de ce privilège consiste précisément à le partager, même si ce privilège ne doit pas le rester. 3 Pour ceux et celles qui n’ont pas ce privilège, l’accueil se négocie davantage en terme d’espace à partager et de « savoir-vivre ensemble ». C’est le cas de Marc mais aussi de Nicole qui ne disposent pas de chambre pour recevoir, de même que la coloc de Manon et Titou, obligés de mettre en place de « savants arrangements »4 pour pouvoir cohabiter. Malgré tout, que l’espace soit en surcroît ou non, il s’agira toujours d’accueillir l’autre, en lui faisant de la place, tant dans l’espace que dans sa vie. Faire de la place pour recevoir autrui sur son territoire, c’est lui « offrir » un lieu à soi, un espace à habiter, un endroit où exister. Pour Anne Gotman : « La propreté et le dégagement constituent ainsi les formes premières de la territorialisation de l’hôte »5. Recevoir l’autre dans l’espace qui lui est dû, un endroit propre où dormir, un endroit libre où poser et ranger ses affaires, un espace « neutre » pour se retrouver. La propreté due à l’hôte lui désigne aussi son espace. Réciproquement, il sera lui-même soumis à la même obligation de tenir son espace propre et rangé. L’espace propre pour l’hôte est aussi l’espace propre à l’hôte. Dégager l’espace pour recevoir, faire de la place à l’hôte et le neutraliser : tracer le périmètre autorisé de son appropriation. 6 1.  Entretien n°5 avec Alain et Catherine. 2.  « kotter » , en Belgique vient du mot kot qui désigne les chambres d’étudiant·e en colocation ou en résidence. Kotter c'est donc vivre en logement étudiant. 3.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 159. 4.  GOTMAN, op. cit., p 488. 5.  GOTMAN, op. cit., p 118. 6.  GOTMAN, op. cit., p 119.

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Les pièces à nous

Les pièces à vous

Transformation et improvisation avant (haut) et après (bas) chez Alain et Catherine

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C’est ce que raconte Margaret qui avait pris soin de libérer des tiroirs et préparer des draps propres avant de prêter son appartement. De même que Marie-Anne qui prévoit toujours le linge de lit et dont les chambres d’enfants ont été libérées de leurs effets personnels (bien qu’il reste un brin de déco dans une chambre et des portants d’habits laissés par les précédents hébergé·e·s). Plus fort encore en terme d’espace libéré, Titou qui dans la coloc, cède sa chambre personnelle pour les invités allant alors partager celle de sa colocataire ! Pour Alain, il a fallu céder son bureau (déplacé dans la salle à manger) pour y aménager une chambre d’invité·e, libérer de l’espace, déplacer des affaires. Cependant tous les placards n’ont pas été débarrassés et les dossiers, toujours présents sur l’étagère nous rappellent l’usage antérieur de cet espace temporairement transformé. Dans un espace non libéré, l’invité·e pourrait alors avoir l’impression de gêner, d’empiéter sur l’espace de celui qui reçoit et donc de ne pas pouvoir y projeter un sentiment de chez soi. S’il n’est pas toujours possible d’offrir à son invité·e un espace débarrassé et bien à lui, l’accueillir par quelques attentions qui anticipent son arrivée ou ses besoins.

· Transformer l’espace : rogner, négocier, improviser

Le seuil, le lieu où le monde se renverse. Pierre Bourdieu, Le sens pratique

Accueillir sur son territoire implique donc une adaptation des lieux, du partage des espaces communs à la détermination des zones pour soi et des zones pour l’autre. Une organisation spatiale allant de la différenciation des pièces accessibles ou non à la hiérarchisation des espaces en terme d’accessibilité. À savoir que la place faite à l’autre et son territoire peut être définie en fonction de différents paramètres : Les enjeux de la territorialisation de l’hôte sont en effet étroitement liés à la spatialisation des rapports sociaux internes au groupe domestique,

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en particulier aux rapports de sexes, de générations, aux rapports entre le pur et l’impur, le propre et le sale, et aujourd’hui entre l’intime, le personnel et le public.1 Cette spatialisation des rapports sociaux se traduit par la mise en place de limites : des seuils à ne pas franchir. Une notion alors déterminante dans le cas de l’accueil comme l’évoque Anne Dufourmantelle : L’hospitalité est une histoire de seuil. Le seuil délimite un dedans et un dehors, il offre à penser le franchissement, mais aussi l’agression, l’invitation, l’échange, tout ce qui peut avoir lieu autour de cette frontière.2 Rappelons que le premier geste de l’hospitalité dans le cadre de l’espace domestique revient à « ouvrir sa porte ». Pour l’invité·e, passer la porte, se glisser de l’espace public à l’espace privé c’est déjà franchir le premier seuil de la maison. Nous voilà en territoire privé, lui même soumis à un système de hiérarchisation des espaces. Des seuils comme des limites, invisibles ou matérialisés plus ou moins nettement, des barrières, des sas, des filtres : une zone de transition entre deux mondes : Le seuil est la clé de la transition et de la connexion entre des zones soumises à des prétentions territoriales différentes, et, en tant que lieu à part entière, il constitue la condition spatiale de la rencontre et du dialogue entre des espaces d’ordres différents. 3 Ce sont ces seuils, ces frontières qui transforment et « fragmentent » l’espace domestique du quotidien ou du moins sa mise en pratique. Des seuils bien souvent pour protéger, préserver, ou encore créer de l’intimité. Des seuils qui s’affirment par la configuration d’espaces pré-existants ou l’aménagement de dispositifs légers, mais aussi par interaction avec les usagers : des seuils que l’on peut franchir, d’autres surtout pas ! Dans le meilleur des cas, l’espace est suffisamment généreux pour déterminer des territoires distincts à chacun et éviter une proximité envahissante, 1.  GOTMAN, op. cit., p 118. 2.  DUFOURMANTELLE, Anne, « L’hospitalité, une valeur universelle ? », dans : Insistance, no. 8, 2012, pp. 57-62. 3.  HERTZBERGER, Herman, Leçons d’architecture, Gollion : éd. In Folio, 1991 (1re éd. 1991), 272p.

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Le seuil bricolĂŠ ou plutĂ´t traces de seuil, la mise en place d'un rideau chez Marc

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dans le cas contraire, des solutions de seuils et de vivre-ensemble sont à imaginer. Pour les espaces intimes comme les chambres ou les salles de bain, la cohabitation est plus simple lorsque chacun possède son espace. Comme le dit Alain : « Dès qu’il est question du corps c’est un peu compliqué »1. Chez lui pas d’ambiguïté, les invité·e·s disposent d’une salle de bain à partager entre eux. Chez Marie-Anne et Bruno les invités partagent la salle de bain du dernier étage avec le dernier fils de la maison, en revanche : « Quand Lucille, la fille de Bruno vivait encore là-haut avec les invités, on lui a dit de venir dans la salle de bains du dessous, pour éviter tout problème qui auraient pu se poser »2. L’accès à la salle de bain, considéré comme une simple habitude, devient alors un acte marqué par une limite franche des territoires, une transformation de l’appréhension du chez soi pour les autres, et pour soi-même. Chez Manon et Titou, le nombre élevé d’invité·e·s implique une cohabitation plus intense. N’ayant pas d’espace pour chacun : les seuils sont à inventer. Partageant sa chambre avec sept autres personnes, Manon a mis en place un système de rideau pour loger les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, et ainsi créer deux zones d’intimité distinctes. Le rideau est également utilisé par Marc pour distinguer son « salon-chambre d’ami » avec la « cuisine-salle à manger » créant ainsi intimité et séparation entre zone de jour et zone de nuit. À noter que le seuil inventé par Marc s’inscrit également dans une notion de temporalité puisque le rideau est retiré la journée pour réouvrir le salon. Des seuils bricolés, avec les moyens du bord, d’ailleurs Marc raconte que les invité·e·s n’en expriment pas vraiment le besoin. Les seuils se bricolent donc là où l’espace n’est pas propice à l’accueil. Des logements qui ne sont pas prévus pour recevoir autant de monde. Cependant, par sa configuration architecturale, le logis lui aussi est pensé et construit par des principes de seuils et d’intimité. L’intérieur d’un logement est souvent confondu par nature avec l’intime et se structure sur différents niveaux : dans l’horizontalité, la disposition des pièces s’organise du plus personnel (salle de bains, chambre, etc.) vers le plus ouvert (entrée

1.  Entretien n°5 avec Alain et Catherine 2.  Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno.

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Espace de jour

Espace de nuit

Espace des femmes

Espace des hommes

Distinction de "zones" et "territoires" le salon reconverti chez Marc (haut) la chambre "deux en un" de Manon (bas)

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salon, etc.) ; dans la verticalité, dans un lien symbolique entre la terre et le ciel. 1 On retrouve cette hiérarchisation des espaces dans la verticalité chez MarieAnne et Bruno et leur maison à quatre étages avec un dernier niveau « auberge de jeunesse ». Chez Alain et Catherine et leur appartement en rez-dejardin, la hiérarchie dans l’horizontalité se fait par des succession de pièces, de sas et de seuils, les limites sont plus subtiles : Si on parle dans l’entrée et que je rentre dans mon bureau, la conversation est finie elle comprend très bien que je vais travailler. J’ai pas besoin de fermer la porte pour être seul dans mon bureau, enfin le bureau je veux dire la salle à manger qui est devenue mon bureau. 2 Même Alain se perd dans les mots, ne sachant plus comment nommer ses propres pièces qui se transforment, usage actuel ou fonction initiale ? Pour d’autres, aux espaces domestiques exigus, la transformation est inévitable et les seuils entre les espaces sont forcés à faire preuve de perméabilité. C’est le cas de Nicole, dont la salle à manger se transforme tous les jours en chambre d’invité·e·s et dont l’unique salle de bain implique un passage obligé par sa chambre à elle. Une configuration qui impose de tolérer le franchissement de ces seuils : tous les matins à 6h, Claude passe par la chambre de Nicole pour prendre sa douche et si elle a besoin de quelque chose dans la salle à manger, elle en fera de même. Ainsi en fonction des territoires disponibles, on s’adapte, on négocie, on improvise, on révolutionne son chez soi. On accepte l’autre sur son territoire en l’y intégrant, contorsion, distorsion d’espace et ré-interprétation de ses habitudes.

1.  LARCENEAUX, Fabrice, « J’habite donc je suis », dans : Etudes foncières, Compagnie d’édition foncière, pp. 23-26. 2.  Entretien n°5 avec Alain et Catherine

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Franchir les seuils passer par la chambre de Nicole pour accĂŠder Ă la salle de bain

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· Aménager l’espace : s’équiper, s’outiller, inventer Ces objets si parfaitement domestiqués qu’ils auraient fini par les croire de tout temps crées à leur unique usage. Georges Perec, Les choses Petit à petit le chez soi ordinaire se transforme pour créer un cadre propice à l’accueil. Ou plutôt si l’on observe attentivement, c’est le cadre de l’accueil qui s’immisce dans l’ordinaire du chez soi. Ce cadre, on l’a vu, il se dessine par un dégagement d’espace et la mise en place de seuils qui définissent des territoires. Mais au fur et à mesure de ces expériences d’accueil, les espaces comme les adaptations des uns et des autres montrent leurs limites et des besoins se font ressentir. Pour parfaire à l’accueil, certain·e·s aménagent, équipent et outillent l’espace. Ces lieux que j’ai visités en parlent d’eux même. Par ci par là, chez les hôtes, des objets se sont glissés dans le paysage de leur quotidien. On pourrait jouer au jeu des sept erreurs « avant » et « après » l’accueil qu’ils et elles ne s’y retrouveraient même plus ! C’est ce que je constate quand je demande à Marc comment était son salon avant qu’un « matelas une place » s’infiltre dans le décor : « Au tout tout début, maintenant que tu me poses la question il me semble que le divan était là »1. Depuis deux ans qu’il héberge, Marc s’est habitué à son nouveau salon et ne se souvient plus vraiment bien de comment étaient organisées les choses avant. Seule une langue morte ne se modifie plus, seule l’absence de tout résident respecte l’ordre immobile des choses. La vie entretient et déplace, elle use, casse et remanie, elle crée de nouvelles configurations d’êtres et objets, à travers les pratiques quotidiennes des vivants, toujours semblables et différents.2 Ainsi se déploie cette scénographie de l’accueil. Par le quotidien, le vécu, des observations, des constats et la volonté de rendre l’ordinaire plus agréable par quelques touches, quelques ajustements. Des choses simples bien souvent fonctionnelles, comme l’organisation des couchages, ou encore du rangement pour les affaires des invité·e·s. C’est ce que raconte Marc, qui a 1.  Entretien n°7 avec Marc. 2.  DE CERTEAU, Michel, GIARD, Luce, MAYOL, Pierre, L’invention du quotidien 2 : habiter, cuisiner, Paris : éd. Gallimard, (coll. folio essais), 1994, p 210.

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Le coin chaussures pour les nombreux pieds Ă chausser chez Nicole

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récupéré des meubles pour organiser les produits et les essuies de la salle de bain. Titou et Manon se sont équipés aussi, par la débrouille, via la page Facebook de la Plateforme citoyenne ou encore « BXL à donner1 » mais aussi par des points de collectes solidaires : un placard à chaussures, deux armoires, des matelas pneumatiques mais aussi des sacs de couchage. Pour le couchage aussi Nicole a bénéficié d’un don de matelas par l’association Paris d’Exil. Un défi de plus pour le rangement avec ses trois jeunes et son petit appartement, elle partage sa penderie et a mis à disposition des caisses à vêtements pour les invité·e·s dans sa chambre et dans la cave mais aussi un « coin chaussures » dans l’entrée. Lorsqu’ils accueillaient deux couples, Alain et Catherine ont eux aussi déployé des stratégies d’amplification spatiale par la mise en place d’un frigo basse technologie dans le jardin en hiver : de simples sacs et boîtes pour stocker des produits dans le froid par manque de place en cuisine. Autre tactique pour faciliter la cohabitation, l’accès aux clés de la porte d’entrée : chez Marc c’est une clé cachée au rezde-chaussée, chez Titou et Manon, une boîte aux lettres trafiquée pour une liberté d’aller et venir à tout moment. L’espace domestique ainsi équipé par ce décor de l’accueil se transforme en véritable théâtre de l’hospitalité ! Sous le décor de l’accueil, l’espace domestique se transforme. Un lieu habité, aménagé, préparé pour l’autre, à l’anticipation de son arrivée mais aussi voué à évoluer par la suite, au fil des expériences d’accueil, comme du quotidien des hôtes. L’usage, encore plus que l’utilisation, suppose […] un acteur, non pas l’individu passif auquel on destine l’espace, ni l’élément humain auquel l’édifice ou le lieu désigne une fonction, mais un producteur d’actes répétés et complexes qui mettent l’espace dans une situation d’accord ou de conflit avec celui qui le pratique.2 Souple, l’espace domestique est vivant. Une « architecture intérieure modifiable presque à volonté »3 par les gestes et la vie qu’elle abrite. Des gestes, des objets, des seuils que l’on déploie comme le rideau de Marc et voilà que s’anime le théâtre de l’hospitalité.

1.  Bruxelles à donner : un groupe Facebook de don entre citoyen·ne·s sur Bruxelles. 2.  PINSON, Daniel, Usage et architecture, Paris : L’Harmattan, 1993, pp. 88-89. 3.  DE CERTEAU, GIARD, MAYOL, op. cit, p 210.

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Chambre déployable pliée et dépliee au quotidien

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Le cadre de l’accueil Offrir l’hospitalité sans se laisser déborder, accueillir l’autre dans de bonnes conditions, rester chez soi et permettre à l’invité de s’y sentir à l’aise, tout cela demande quelques précautions. On l’a vu, le cadre idéal se compose de quelques ajustements de l’espace de réception, des territoires d’accueil, des espaces à dégager, transformer, limiter, équiper et mettre en scène. Un cadre physique, orchestré par des « règles » et des « limites », une manière d’encadrer l’accueil. L’hospitalité pour l’arrivant commence par l’expérience des limites que le groupe en place met à l’exploration du nouveau venu en lui imposant un cadre tout à la fois d’intégration, de protection et de mise à l’écart, d’inclusion et de cantonnement. Issue de l’existence de limite, l’hospitalité en produit à son tour. 1 Des limites matérielles, mais aussi des limites immatérielles parfois imposées ou conseillées par les associations en soutien à l’hébergement mais surtout des limites personnelles en fonction de ses propres manières et valeurs. Comme chacun·e a sa manière de « faire l’accueil », les règles sont particulières et reflètent bien souvent le type de cohabitation en question. Chez Nicole, la « Mama Africa », des horaires à respecter : « Obligation de me prévenir s’ils rentrent après 20h et interdiction de rentrer après 23h30 le samedi soir »2, mais aussi rester calme et ne pas faire trop de bruit. Dans la coloc pour Titou et Manon pas vraiment de règles, un accueil informel et finalement des débordements qui ont engendré un recadrage, par des réunions générales. Chez Marie-Anne et Bruno, « l’auberge de jeunesse », une seule règle m’a été mentionnée, la moindre des choses chez des non fumeurs : ne pas fumer à l’intérieur. Pour Lise qui prêtait son appartement, le « airbnb amélioré », il est question de faire attention à certains objets à valeur sentimentale, à utiliser avec précaution (ou ne pas utiliser). Étant végétarienne, elle demande également à ses invité·e·s de respecter ses valeurs pour ne pas 1.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 63. 2.  « MAMA Africa », témoignage écrit de Nicole, hébergeuse solidaire, récupéré par le biais de PEROU.

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se sentir « souiller chez soi» : « C’est surtout le fait de cuisiner de la viande, si ma planche qui sert à découper les légumes elle sent le saucisson c’est pas possible pour moi. J’estime que chez moi je peux me permettre de demander ça »1. De manière plus formelle, Alain et Catherine ont mis en place quelques règles par le biais de l’association CALM2, les pièces accessibles ou non comme vu auparavant, mais aussi le fait que les hébergé·e·s ne puissent pas inviter d’ami·e·s dans l’espace dans lequel ils et elles sont reçu·e·s. Les règles ici énoncées sont à considérer comme des « interdits », des choses à ne pas faire. Finalement, dans le cas de mes rencontres, j’ai constaté que le cadre de l’accueil se définit davantage dans ce qui est permis de faire plutôt que ce qui ne l’est pas. Mais puisqu’il était question ici de faire un point sur les limites, les « permissions » comme les « explications » de l’usage des espaces seront abordées ultérieurement (voir partie II). Pour finir, ces limites comme on l’a vu, sont propres à chaque situation et sont finalement peu de choses à côté de ce sur quoi les accueillant·e·s font preuve d’adaptation pour parfaire à l’accueil de leurs hôtes. En effet, accueillir dans de bonnes conditions c’est une manière de prendre soin de l’autre. Responsable de l’accueil, il faut faire preuve d’un peu d’attention, accepter de faire un effort pour l’autre, « rogner sur son confort »3 parfois, prendre sur soi dans la mesure du possible. On évoque souvent la relation créée par hospitalité comme étant asymétrique4: une personne « sans chez soi » accueillie chez l’autre, l’une qui donne, l’autre qui reçoit. Un autre critère de la générosité à l’œuvre dans l’hospitalité est l’idée du sacrifice, sacrifice de quelque chose ou de soi. L’hospitalité généreuse est coûteuse en espace, en temps, en intimité, et surtout coûteuse humainement.5

1.  Entretien n°2 avec Lise. 2.  CALM, Comme À La Maison, « La plateforme CALM permet la mise en relation des personnes réfugiées à la recherche d’un accueil temporaire et des citoyens disposant d’une chambre pour les accueillir. » Cf. https://www.singafrance.com/presentation 3.  Entretien n°7 avec Marc. 4.  La notion de « relation asymétrique » qu’évoque Anne Gotman pour désigner le rapport déséquilibrant en hôte qui donne et hôte qui reçoit. 5.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 162

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Pour accueillir dans de bonnes conditions on retrouve alors cette notion de limites à déterminer dans son propre investissement pour l’autre. Pour certain·e·s, l’hébergement se résume aux fonctions vitales, dormir, se reposer, se laver, manger. D’autres s’engagent au-delà, par solidarité, c’est le cas d’Aimée : Il faut être prêt à s’investir totalement ! Si on est pas prêt, si on le fait à regret en se disant : « Ohlala encore ça ! Tout ce temps que je passe ! » Ça peut pas marcher. Ça peut pas marcher je dis bien sur le long terme ! Faire ça une semaine ou deux c’est différent. 1 Investie au quotidien et de manière inconditionnelle parce qu’elle en a les moyens et le temps mais surtout l’envie et l’énergie. Pour d’autres, l’accueil est plus léger, moins d’investissement, ou parfois trop ne sachant pas trouver l’équilibre. C’est aussi dans cet équilibre fragile que se dessine la subtilité et la singularité de l’hébergement solidaire. Si une personne ne dispose pas d’un territoire propre, attendre d’elle qu’elle apporte une contribution à la vie collective revient à « attendre d’un homme qui se noie qu’il en sauve un autre ».2 Accueillir c’est alors créer un équilibre avec l’autre dans un cadre propice pour autant que l’on est déjà trouver le sien. De même qu’ « Un logement n’accueille bien l’autre que s’il est, en amont, hospitalier à son propre occupant »3.

1.  Entretien n°3 avec Aimée. 2.  Mona Chollet qui reprend les propos de Christopher Alexander, CHOLLET, Mona, Chez soi : Une odyssée de l’espace domestique, Paris : éd. La découverte, 2016. p 11. 3.  BERNARD, Nicolas, J’habite donc je suis : Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles : éd. Labor, (coll. Quartier Libre), 2005, p 44.

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II . LE QUOTIDIEN MODE D'EMPLOI

Habiter une chambre, qu’est ce que c’est ? Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? Est-ce quand on a mis à tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine de matière plastique rose ? Est-ce quand on s’est fait réchauffer des spaghettis au-dessus d’un camping-gaz ? Est-ce quand on a utilisé tous les cintres dépareillés de l’armoire penderie ? Est-ce quand on a punaisé au mur une vieille carte postale représentant le Songe de sainte Ursule de Carpaccio ? Est-ce quand on y a éprouvé les affres de l’attente, ou l’exaltation de la passion, ou les tourments de la rage de dents ? Est-ce quand on a tendu les fenêtres de rideaux à sa convenance, et posé les papiers peints ? Et poncé les parquets ? Georges Perec, Espèces d’espaces Faire de la place pour l’autre, lui aménager un espace, on aura beau tout faire pour créer un cadre accueillant est-ce suffisant pour pouvoir s’y sentir chez soi ? Est-il possible d’habiter pleinement un lieu qui n’est pas le sien ? Dans certains cas, l’hébergement n’est que temporaire, quelques jours ou de temps en temps, mais même dans ces situations il est possible de projeter dans un lieu un sentiment d’habitat. Est-ce que cela n’irait pas alors plus loin qu’une simple question d’espace privé mis à disposition ? Pour se protéger de la menace immédiate, l’homme peut se contenter de se loger, s’abriter. Mais pour s’épanouir pleinement dans son lieu de vie, il doit, en outre, pouvoir habiter son logement, c’est-à-dire le faire sien, 159


le configurer à son image et y retrouver ses propres déterminations. À ces conditions seulement, un logement pourra, en plus de fournir un refuge, procurer un authentique sentiment d’habitat […].»1 Dans le cadre de l’hébergement solidaire, se loger et se ressourcer c’est déjà formidable, mais se sentir chez soi, c’est encore mieux ! Qu’est ce qui permet alors de dire que les invité·e·s se sentent à l’aise ? Sans cesse en mouvement ou accueilli·e·s à plus long terme, est-il possible de se projeter et s’ancrer en un lieu qui n’est pas le sien ? De même que le souligne Georges Perrec, je m’interroge : « Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? » Et si oui, comment cela se traduit ? Pour les hébergeurs il est possible de faciliter l’appropriation de l’espace par les invité·e·s en les guidant et les laissant prendre leurs aises. Pour les hébergé·e·s l’appropriation peut aussi s’effectuer plus spontanément, par les usages et les manières. Chez soi alors, les mondes s’entrechoquent et les quotidiens s’hybrident.

Des espaces intimes peu investis Comme le dit Lise en parlant de l’hébergement solidaire : « À ce moment-là de leur existence tu remplis la première case dont ils ont besoin. Parce que c’est ça qu’ils disent, on a vraiment besoin d’avoir un logement »2. Certain·e·s viennent d’arriver dans nos villes après un long périple. D’autres errent, entre des démarches administratives qui n’en finissent pas, sans lieu pour habiter, d’une solution précaire à une autre, de la rue au squat, au centre d’accueil… D’autres encore, en transit, tentent de fuir, avec ou sans objectif, mais toujours dans l’espoir. Pour beaucoup il s’agit de passer en Angleterre. Dans tous les cas, ils et elles sont habité·e·s par le mouvement, instables, fragiles. Les héberger, c’est alors déjà leur offrir un peu de répit, reprendre des forces pour mieux repartir ou mieux affronter la dure réalité dont ils et elles ne peuvent s’échapper.

1.  BERNARD, Nicolas, J’habite donc je suis : Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles : éd. Labor, (coll. Quartier Libre), 2005, p 37. 2.  Entretien n°2 avec Lise.

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Notre point de départ dans l’accueil, veillez à ce qu’il puisse se reposer, se laver, avoir le linge propre, se nourrir. […] Juste pour pouvoir se reposer, parce que la fatigue c’est quand même aussi… S’ils peuvent éliminer leur fatigue ici, nous on est très contents.1 Des besoins primaires d’abord, comme l’évoque Bruno, voilà ce à quoi peuvent répondre simplement les hébergeurs. Se sentir chez soi serait il alors un autre degré dans la qualité de l’accueil ? Ne se ressourcerait-on pourtant pas mieux dans un lieu où l’on se sent bien ? Dans leur article « Être accueilli chez l’habitant : de l’hébergement-épreuve à la cohabitation-tremplin pour les migrants »,2 Marjorie Gerbier Aublanc et Evangeline Masson Diez définissent l’espace domestique de l’accueil comme un « impossible chez soi » pour les invité·e·s. Elles évoquent, du point de vue de l’invité·e, le fait de ne pas toujours avoir les clés, de ne pas pouvoir rester à la maison seul·e, sans la présence du ou de la propriétaire des lieux, d’être poussé·e à sortir et avoir des occupations la journée. Des situations à nuancer, comme j’ai pu le voir à travers mes rencontres, des relations de respect et de confiance s’installent aussi, permettant une cohabitation plus souple et libre. « L’impossible chez soi » concerne ici davantage le cas des invité·e·s à court terme. De passage, leur expérience de nomadisme est d’autant plus éprouvante en raison de cette instable mobilité, souvent même accentuée par les programmes d’hébergement qui mettent en place un « système de rotation3 » afin de rendre « l’accueil plus léger » pour les hébergeur·euse·s. Ce déplacement répété est souvent associé à un sentiment de lassitude renforcé par ce qu’ils vivent avec l’administration : une litanie de démarches, de rendez-vous, d’interlocuteurs. Cette lassitude est associée à des appréhensions et à un perpétuel recommencement : recréer à chaque changement de foyer une relation, se réadapter à d’autres modes de vie, se raconter à chaque fois. 4

1.  Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno. 2.  GERBIER-AUBLANC, Marjorie, MASSON DIEZ, Evangeline, « Être accueilli chez l’habitant : de l’hébergement-épreuve à la cohabitation- tremplin pour les migrants », dans : Rhizome, no. 71, 2019, pp 51-60. 3.  Ibidem. 4.  Ibidem.

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C’est aussi ce que me dit Shadia, hébergée par Alain et Catherine quand je lui demande si elle se sent chez elle ici : Chaque dix mois, cinq mois, trois mois, on déménage dans une autre famille, c’est difficile pour nous. Chaque fois il faut se réadapter, comprendre comment les Français fonctionnent. Depuis que je suis arrivée en France, j’ai déménagé six fois, cette fois c’est la septième, je suis très heureuse, c’est la dernière ! Je vais aller chez moi, enfin !1 Les hôtes auront beau faire des efforts pour aménager leurs logis pour que l’autre s’y sente bien, comme le dit Michel de Certeau, un chez soi reste « ce lieu propre qui, par définition, ne saurait être le lieu d’autrui »2. Pour les invité·e·s de passage, mis à part le fait d’y passer de nombreuses heures de sommeil, la non-appropriation des espaces privés est peut-être plus compréhensible. Et pour ceux et celles dont les lits se plient et se déplient chaque soir, difficile de parler d’espace privé à soi. Il faut aussi considérer que ne serait-ce que par leurs situations financières et leurs parcours migratoires, les hébergé·e·s ont appris à s’adapter et à voyager léger, ils se contentent de peu de choses, l’essentiel. Peut-on alors considérer l’intimité d’un espace privé comme quelque chose de vraiment nécessaire ? Comme me le rapporte Marie-Anne : Il y en a qui m’ont déjà dit que dans leur pays ils sont habitués à loger à plusieurs par chambre et donc ça les dérange pas du tout d’être dans la même pièce. Par contre il y en a qui m’ont déjà dit : « Qu’est ce que ça fait du bien d’être tout seul dans une chambre et de pouvoir fermer la porte.3 Chez Nicole en revanche, pas le choix, les jeunes crèchent à plusieurs dans la salle à manger. Elle me raconte que ça n’a pas l’air de les déranger, ce que m’explique Daour, un de ses anciens protégé·e·s qui lui rend visite :

1.  Entretien n°5 avec Alain et Catherine, intervention de Shadia. 2.  DE CERTEAU, Michel, GIARD, Luce, MAYOL, Pierre, L’invention du quotidien 2 : habiter, cuisiner, Paris : éd. Gallimard, (coll. folio essais), 1980, p 205. 3.  Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno.

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Quand je dormais là on était deux, il n’y avait pas de problème, on était comme deux frères qui se partagent la même chambre. De toute façon je me sentais mieux là que dans des foyers, c’est un peu la maison.1 Plusieurs fois, on m’explique que « dans leurs familles », « dans leurs pays » ils ont l’habitude de dormir ensemble, n’ayant pas de problèmes à partager l’intimité du sommeil. Doit-on alors considérer que la chambre personnelle est un luxe occidental ? C’est une histoire qu’on m’a racontée. Quelqu’un qui a une maison avec plein de chambres. Tu accueilles trois gars chez toi. Tu leur dis : « vous pouvez choisir, voilà ta chambre, toi, tu peux aller là, vous avez chacun une chambre personnelle voilà. » En fait le soir, qu’est ce qu’ils ont fait ? Ils ont tous été dormir dans la même chambre. Peut-être que eux ont besoin, ils sont peut-être plus en recherche de cette cohésion de groupe alors que nous on aurait plutôt tendance à dire : « Bah je préfère dormir seul, être dans ma pièce. » et… eux ça leur pose moins de problème, je pense. 2 À en croire ces histoires, dormir ensemble, c’est une affaire de famille. Quand les invité·e·s sont accueilli·e·s à plusieurs, il s’agit parfois de petits groupes qui ont voyagé ensemble ou dont les destins se sont croisés en cours de route. On peut alors considérer leurs liens aussi forts que ceux d’une famille et le fait de dormir ensemble comme une manière de « faire groupe ». Dans tout ce qu’une famille a de convivial et de rassurant, dormir ensemble, c’est exprimer et cultiver cette proximité. Cependant, il y a des limites à la promiscuité. Manon, qui a accueilli jusqu’à quinze personnes, raconte le manque d’intimité, même Amara, une de ses invité·e·s s’en plaignait : Elle avait besoin de son espace à elle, parce qu’elle disait qu’il y avait trop de mecs, trop de gens, même elle elle disait qu’il y avait trop, tu vois. Alors que c’est elle qui a ramené presque la plupart des gens, mais après, même elle, elle se sentait dépassée, elle était là : « Mucho ! Oh mucho gente hein ! » Oh bah oui ! À qui la faute ?! Du coup dès qu’elle pouvait elle venait dans ma chambre !3 1.  Entretien n°1 avec Nicole, intervention de Daour. 2.  Entretien n°7 avec Marc. 3.  Entretien n°8 avec Manon et Titou.

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Ici le cas est un peu extrême en raison de la grande promiscuité et du nombre important d’invité·e·s, hommes et femmes, dans un même espace. De manière générale, en regard des autres situations, un espace privé n’est pas nécessaire, dans la mesure où les invité·e·s sont prêts à dormir dans la même pièce, sans toutefois être les un·e·s sur les autres. Bien que l’espace disponible ou mis à disposition influence les conditions de l’accueil, avoir une pièce à soi ne suffit pas pour se sentir chez soi. Même lorsque les invité·e·s bénéficient d’un espace privé mis à disposition par leurs hôtes sur le long terme, je remarquais qu’ils et elles ne l’investissaient pas tant que ça. Par « investir » j’entends « faire son chez soi » : s’installer, bouger les meubles, personnaliser, marquer l’espace. La chambre d’Adama en est la preuve, ancienne chambre d’ami·e·s, il n’a pas touché à la déco qu’Aimée avait élaboré. Habitant ici depuis bientôt deux ans, seules ses affaires dans la penderie et les étagères témoignent de son investissement matériel. En revanche, Aimée relève qu’Adama s’approprie à petites touches les parties communes : Je crois qu’il se trouve bien ici, il est comme chez lui. Sa place préférée le soir c’est d’être allongé sur le canapé avec le plaid sur lui et regarder la télé. Le plaid, ça oui, il se l’est vite approprié. C’est une de mes petites filles qui me l’a offert pour Noël. Et je lui ai bien dit : « Regarde ce que Emma nous a offert.1 Être chez soi, on l’a vu, plus qu’un simple espace à soi c’est habiter un lieu, animer l’espace par une série de gestes et de manières : faire comme chez soi.

Des routines pour marquer ses repères Plusieurs hôtes m’ont racontée accueillir leurs invité·e·s par ces quelques mots de bienvenue : « Fais comme chez toi ». Une formule confusément paradoxale quand on y pense, car l’invité n’est pas chez lui ou chez elle, et 1.  Entretien n°3 avec Aimée.

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l’hôte, aussi accueillant·e qu’il ou elle soit, on l’a vu, pose parfois des conditions à cet accueil. Quoi qu’il en soit, par ces mots, il s’agit avant tout de mettre à l’aise son ou ses invité·e·s. Être à l’aise, au quotidien, prendre ses aises, ses marques, ses repères. Que les invité·e·s s’imprègnent des lieux, que l’espace devienne familier et l’accueil ordinaire. Ainsi, petit à petit, le quotidien s’installe et la routine avec. Une routine stabilisante, qui réconforte et rassure, d’autant plus pour ceux et celles aux existences en mouvance. Avec l’ancrage en un lieu, le temps social retrouve un rythme apaisé, finalisé, comparé au temps de la survie régi par l’urgence et paradoxalement perçu sans fin. L’investissement et l’appropriation d’un lieu habité permettent à la personne de ressaisir la densité du présent de l’expérience.1 La routine en un lieu permet de s’y inscrire dans le moment présent. Ne plus avoir à anticiper ou appréhender chacun de ses faits et gestes. Un gain de temps et d’énergie qui représente autant de ressources à utiliser ailleurs, pour soi, pour les autres. Car la routine libère d’avoir à décider trop souvent. Imaginons une vie quotidienne sans routines : elle serait chronophage à l’extrême et très énergivore. Avoir une vie volontairement non routinière consisterait à ne jamais ranger à la même place nos objets usuels et à changer systématiquement de trajets pour se rendre au travail ou pour faire ses courses, ce qui serait absurde et autodestructeur, impossible à vivre… Les automatismes permettent de rationaliser la vie pour accumuler les activités, mais aussi de penser à autre chose, de s’évader, voire de créer.2 Ces habitudes se construisent chez les invité·e·s dont l’accueil se fait à long terme, mais aussi chez les habitué·e·s de la maison, qui reviennent, là où il fait bon vivre3. Comme en témoigne Marie-Anne qui me rapporte les mots d’un invité : Quel confort de venir dans une maison où on a déjà été. Quel plaisir de revenir dans un endroit où je sais où est ma chambre, où je sais où 1.  PICHON, Pascale, Vivre dans la rue : Sociologie des sans domicile fixe, Paris : Aux Lieux d’être, 2007, p 262. 2.  SALVADOR, Juan, « Le concept de routine dans la socio-anthropologie de la vie quotidienne », dans : Espace populations sociétés, 2015. 3.  Surtout en ce qui concerne celles et ceux qui tentent de passer en Angleterre.

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est mon lit, où je sais où est la salle de bain, où je sais comment je dois faire, me faire un café, prendre à manger. » […] On n’imagine pas nous, comme ça, changer tout le temps, tout le temps d’endroit. Tu sais pas si tu peux te faire du thé, si tu peux te faire du café… Eux, quand ils vont dans des familles où ils changent tout le temps… C’est pas facile pour eux, tout est différent.1 Faire comme chez soi, c’est possible donc, dans un lieu où les espaces et usages « s’apprivoisent », pour pouvoir y développer des habitudes.

Permettre et mettre à l'aise La routine, c’est un confort qui apaise, les hôtes l’ont bien compris. Pour mettre à l’aise, ils et elles orientent les invité·e·s dans l’espace et ses usages. Un peu comme à l’hôtel où l’on informe le ou la client·e des services et espaces mis à disposition, certains hôtes prennent le soin de faire une petite visite des lieux à l’arrivée pour informer de ce qui est permis (ou non), pour prendre connaissances des lieux accessibles (ou pas). Marie-Anne, qui évoquait la difficulté pour les invité·e·s de s’adapter à des lieux et modes de vie étrangers, veille donc à ces petites choses qui facilitent l’acclimatation des nouveaux et nouvelles venu·e·s : Quand on a des nouveaux, le premier jour c’est surtout des règles de fonctionnement de la maison. Je monte avec lui, je lui montre sa chambre, je lui donne un essuie pour la salle de bain, je lui montre la salle de bain, je lui montre les shampoings, les savons douches, je lui montre son lit, je lui explique les lumières, des choses comme ça. Je lui montre la cuisine, je lui explique : « Voilà tu vas pouvoir te faire du thé, ici il y a du coca, il y a des chocolats… » Donc voilà. Je mets en place des « plus » d’organisations comme ça.2

1.  Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno. 2.  Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno.

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Mettre des choses à disposition et expliquer les règles du fonctionnement de la maison, qui sont davantage des permissions que des interdits, c’est déjà une manière de leur souhaiter la bienvenue, prendre soin d’eux mais aussi leur offrir une forme de liberté dans la cohabitation. Quel confort de savoir où se trouvent les choses et comment s’en servir, utiliser les lieux plus librement, sans gêne ! Pour Marc, c’est aussi une façon de les rendre indépendants : Je leur dis très rapidement : « Voilà, ici, vous êtes chez vous. Y’a le frigo, y’a la machine à laver, y’a tout ça ». Je leur explique tout, je leur dis : « Si vous avez une question, je suis là ». Je leur montre comment ça se passe et petit à petit, en fait, ils sont tout à fait indépendants. Et je pense qu’ils apprécient ça.1 Une indépendance plus grande encore dans le cas où les hôtes prêtent leurs appartements. N’ayant pas à cohabiter, les invité·e·s sont plus libres dans leur vécu du quotidien, ce que raconte Margaret : Ils n’avaient pas à demander : « Est-ce que je peux prendre une douche ? Je peux laver mes vêtements ? Vous voulez une tasse de thé ? Ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient, ils pouvaient même inviter des gens et ça m’est égal, s’ils ont invité des gens.2 Elle aussi avait tout de même, pris le soin d’expliquer le fonctionnement de son appartement, des machines, montrer ce qui est mis à disposition (les draps, le garde-manger…). Sans oublier de mentionner les choses auxquelles il faut faire attention, comme le lavabo de la salle de bain qu’il faut utiliser avec précaution pour éviter les raz-de-marée. En effet, lorsqu’on ne connait pas un lieu, que l’on n’a pas fait l’expérience de ses limites, on peut aussi ne pas savoir comment interagir avec telle ou telle chose, tel ou tel objet. C’est désagréable pour celui ou celle qui reçoit, de constater chez soi, quelque chose de cassé, mal utilisé ou mal rangé. Mais, ça peut-être gênant aussi pour les invité·e·s qui, bien souvent, ne sont pas mal intentionné·e·s mais seulement maladroit·e·s ou ignorant·e·s des bonnes manières de la maison, des précautions à prendre. Des invité·e·s, reconnaissant·e·s de l’accueil 1.  Entretien n°7 avec Marc. 2.  Entretien n°4 avec Margaret.

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qui leur est dédié, qui ne voudraient surtout pas gêner ou poser problème. Ce pourquoi les prévenir peut-être une manière de les mettre à l’aise, sans toutefois dresser un inventaire interminable des risques potentiels ! Ce sont néanmoins des choses qui arrivent et qui prennent plus ou moins d’importance en fonction de l’hébergeur·euse·s et de son rapport aux objets : Tu verras j’ai une table en haut, il lui manque un pied. Tout est de recup’ ici, donc c’est une table que j’ai trouvée je ne sais où et que j’avais mis dans la salle de bain pour eux. Je m’étais dit : « Voilà, comme ça je pose les essuie pour eux ». Et un jour, j’étais dans la cuisine, et il y avait un gars là-haut, et d’un coup j’entends un bruit : « BAM ! ». Et je me dis : « Tiens qu’est ce qu’il se passe ? ». Et puis plus rien, mais je n’entends pas crier, je me dis : « Bon ok, voilà, quelque chose qui est tombé. » Et voilà, il part. Et je ne sais pas, le soir, je vais dans la salle de bain et j’ai du bousculer la table et là : « Patatras » ! La table avec tout ce qu’il se trouve dessus tombe. Et en fait, probablement qu’il s’était assis sur la table et le pied s’est cassé. Je m’en fous moi, je connais pas cette table hein, donc pour moi. Mais alors ça m’a fait rire ! Je me suis imaginé le gars paniqué d’avoir cassé la table et de remettre le pied pour que la table tienne, et surtout ne plus bouger, remettre les choses et faire comme si de rien n’était. Dans une autre famille, ça aurait été un meuble Louis XVI, ça aurait été la catastrophe, tu vois ! Moi, bon.1 Comme dit Marc, cette table-là, il ne la connaissait pas. Les limites des lieux et objets restent parfois encore à découvrir, tout comme chez Titou et Manon où un invité a cassé le faux tiroir de la cuisine essayant de l’ouvrir, en vain ! C’est aussi par ce genre d’accident que les invité·e·s amènent à reconsidérer les logiques absurdes qui régissent parfois nos logis. Des tiroirs qui ne peuvent être tirés ! Accueillir l’autre, c’est aussi tolérer ce genre d’évènements, petits incidents qui viennent contrarier la propre routine de l’espace domestique et de son ou sa propriétaire. Faire preuve de compréhension vis-à-vis de ces aléas du quotidien, une manière aussi de mettre l’autre à l’aise et d’apprendre à se détacher de nos existences matérialistes. Se détacher de ses valeurs et de ses manières de faire 1.  Entretien n°7 avec Marc.

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La table piĂŠgĂŠe petit incident du quotidien

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Le faux tiroir pour faire joli

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pour tolérer celles des autres qui croient pourtant bien faire. Être moins exigeant avec autrui et moins exigeant avec soi-même sur ses propres principes, l’hébergement demande une certaine souplesse : Ils font pas la vaisselle de la même manière que moi ! Là aussi tu vois, j’ai des principes écologiques, et il y a un moment où les principes écologiques, quand on héberge, on les met un peu sur le côté. Alors je pourrais leur dire : « Voilà mes principes écologiques… ». Je devrais les éduquer entre guillemets. Mais en fait ils font comme ça, qu’est ce que je vais leur dire ? Qu’ils consomment trop de produits vaisselle ? Trop d’eau ? Et qu’ils doivent faire autrement, parce que c’est mieux ?1 Marc et Lise en témoignent, à moins de vouloir endosser un rôle éducatif, il ont dû apprendre à laisser faire, parfois même à leurs dépens. Être toujours derrière ces hôtes serait déplacé et ne favoriserait pas leur acclimatation. Vivre ensemble c’est aussi faire preuve de tolérance et de patience, rogner sur son confort mais aussi sur ses propres convictions.

Maniérer son territoire “Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner.” Michel De Certeau, L’invention du quotidien Partir à la conquête de l’espace : spontanément, se l’approprier ! C’est par la routine que les invité·e·s prennent peu à peu possession des lieux. Le quotidien se ponctue alors de besoins et d’envies, de douces nécessités à satisfaire. De la nécessité de faire les choses à sa façon, déterminée par une vision, une culture, des principes qui diffèrent en chacun·e de nous. Des « manières de faire » déterminées par des modèles « micro culturels » comme l’explique Edward T. Hall : La manière dont nous rangeons les objets qui sont nôtres, les lieux où nous les entreposons, dépendent de modèles micro culturels qui ne sont 1.  Ibidem.

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pas seulement représentatifs de larges groupes culturels, mais de ces micro variations que chaque individu introduit dans la culture, et qui le rendent unique. […] Notre maniement des objets présente lui aussi, à chaque fois, une structure caractéristique qui est unique. 1 Une culture personnelle et unique qui nous détermine jusque dans notre comportement. Dans le cas de l’hébergement, tout étranger à la maison sera trahi par ses manières, laissant derrière lui des traces, des indices, la preuve que quelqu’un est passé par là. Comme le dit Margaret : « Ah oui ! Tiens, il y a eu quelqu’un ici qui n’était pas moi »2. Après deux mois d’absence, elle retrouve son quotidien quelque peu bousculé : C’est peu de choses, ça va jusqu’au cœur de la situation de partager comme ça, ce sont les odeurs, ce sont les choses qui ont été laissées dans des placards comme on les laisse pas normalement. […] Je suis rentrée il y avait les coussins comme ça le long du canapé, parce que c’était sûrement comme ça qu’ils faisaient ou que leurs mamans faisaient. On se dit : « Alors pourquoi moi je laisse mes coussins de cette façon-là, c’est aussi bizarre que de les laisser comme ça, alignés sur le canapé. On lâche ses pré-conceptions, on reste ouvert tout en étant néanmoins… Il y un côté où on dit, jusque-là, ça va, et puis au-delà, je ne sais pas !3 Elle s’interroge alors sur son quotidien, remué et ré-interprété par ses invités. Des « manières de faire » comme le dit Michel de Certeau, à l’éloge de « l’homme ordinaire » qui « invente le quotidien grâce aux arts de faire, ruses subtiles, tactiques de résistance par lesquelles il détourne les objets et les codes, se réapproprie l’espace et l’usage à sa façon »4.

1.  « Le premier, infraculturel, concerne le comportement et il est enraciné dans le passé biologique de l’homme. Le second, préculturel, est physiologique et appartient essentiellement au présent. Un troisième niveau, micro culturel, est celui où se situent la plupart des observations proxémiques. On peut y distinguer trois aspects de l’espace, selon qu’il présente une organisation rigide, semi-rigide, ou « informelle ». » Cf. HALL, Edward T., La dimension cachée, Paris éd : Édition du Seuil, pour la traduction française, 1971, (1re éd., New York : Doubleday & C°, 1966, The Hidden dimension.), p 130. 2.  Entretien n°4 avec Margaret. 3.  Ibidem. 4.  DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien 1 : Arts de faire, Paris: éd. Gallimard, (coll. folio essais), 1994, présentation de l’ouvrage.

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Lorsque les invité·e·s de Manon et Titou prennent leur douche en mettant de l’eau partout, peut-on parler d’une forme de ré-appropriation de l’espace et de son usage ? Selon Manon : Ils pensaient pas à se sécher puis sortir de la baignoire, enfin on sait pas ce qu’ils faisaient, mais pour nous des fois ils se lavaient presque ici sur le plancher, peut-être pour les ablutions ou quoi, mais en mettant de l’eau par terre partout, tu vois.1 Des maladresses qui peuvent rendre l’expérience d’accueil pénible, mais si l’on renversait le problème, ne serait-ce pas plutôt la salle de bain et son parquet de bois qui seraient peut-être inappropriés ? Ce qui pourrait être pris pour « de la négligence du bon usage des choses » d’un certain point de vue, pourrait finalement être considéré comme une façon d’être, dans son corps et dans ses manières, comme chez soi. Habiter un lieu dans ses coutumes et traditions, c’est aussi exprimer ses pratiques culturelles, dans ses habitudes comme dans l’espace, au rythme des jours et des saisons. À la recherche des « objets témoins de ses invités, Marc me montre une bougie que Deborah et John, d’obédience chrétienne orthodoxe, allument parfois pour se recueillir. Chez Manon aussi, des bougies sont apparues ça et là, et même des « coins prière » comme elle aime à les appeler : « Les coins prières aussi ! Faut que tu vois dans le salon ! Y’avait des petits coins prières partout genre ils mettaient des bougies, en croix, des posters et tout, mais ça c’était surtout les filles hein, c’étaient des chrétiennes orthodoxes »2 Sur le mur du salon devenu « chambre d’invité », le petit coin prière, laissé intact, témoigne de la présence passée des filles. Une personnalisation de l’espace, conservée en leur mémoire. De manière plus éphémère, Manon me raconte que les filles investissaient aussi l’espace par des « décors festifs » : Les filles, des fois, elles ramenaient des herbes du parc. Elles mettaient ça sur la table ! Plein d’herbes comme ça, et puis elles posaient leurs plats. C’est marrant, c’est vraiment une adaptation de ce qu’elles font chez elles, mais ici, c’est rigolo, enfin, tu vois, elles vont dans le vieux parc choper des mauvaises herbes alors que j’imagine que chez elles, c’est un autre délire ! 1.  Entretien n°8 avec Manon et Titou. 2.  Entretien n°8 avec Manon et Titou.

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Entre les traditions érythréennes chez Manon et Titou et les coutumes éthiopiennes chez Marc, les histoires se recoupent et les mêmes herbes hautes font leur apparition, sans crier gare, au beau milieu du salon : Et un jour, il y avait aussi de l’herbe qui était disséminée par terre, une espèce d’herbe, et en fait, ils ont, je ne sais pas si c’est à toutes les fêtes ou à la Noël, mais en fait devant les maisons, il y a des brins d’herbes et il faut marcher dessus je crois, j’ai pas tout compris, mais voilà en fait c’est une tradition. Et donc, à un moment, il y avait, bon, pas des tonnes de gazon, mais plutôt des brins d’herbes, des herbes longues dispersées dans le salon. C’était leur jour de fête, ils avaient invités des amis éthiopiens, et donc ils avaient fait du pop corn, ils font souvent ça pour les fêtes. Et alors tu vois, ils sont ici, ils aspirent à faire leur vie en Europe, mais ils sont toujours très attachés à leur pays, à leur culture. Des choses qui les sécurisent peut-être aussi, de ne pas être complètement déconnectés, aussi parce qu’ils ne doivent pas tout comprendre de la manière dont on vit. 1 Des choses qui sécurisent comme le dit si bien Marc, qui a bien saisi l’importance de ses choses, rituels et objets qui les rattachent à leur culture, leur routine. Des coutumes qui se reflètent, comme bien souvent, à travers les traditions culinaires et autres « arts de se nourrir2 ». Marc me raconte l’importance du café pour ses hôtes d’Éthiopie, allant jusqu’à s’en procurer un spécialement pour eux ou encore la « Jebena », cafetière éthiopienne qu’il aimerait leur trouver. Un de ses hôtes d’honneur lui a même offert un service à café, un présent qu’il considère comme « une marque d’affection particulière »3 par l’importance de ce rituel. Des quelques mots d’éthiopiens qu’il a appris, à ces coutumes qui s’installent chez lui, on pourrait dire qu’il « s’éthiopiannise », adaptant ses propres habitudes à l’attention de ses hôtes, jusqu’à sa liste de course ! Comme ses hôtes cuisinent, surtout Deborah, il se débrouille pour faire venir des ingrédients d’Éthiopie, des épices, de la farine… Il est devenu expert en supermarché belge pour trouver la farine équivalente à l’originale farine de teff. Une farine spéciale pour réaliser les Injeras, petites crêpes éthiopiennes 1.  Ibidem. 2.  DE CERTEAU, Ibid. 3.  Entretien n°7 avec Marc.

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Le coin prière intégré dans le paysage domestique comme souvenir

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que Deborah cuisine à merveille. Deborah qui, par le fait de cuisiner s’est très vite sentie à l’aise chez Marc :« Très vite en fait, elle a pris possession de la cuisine, de l’espace ménager on va dire. En une journée, elle savait où tout se trouvait quoi, je pense qu’elle avait ouvert toutes les armoires, justement pour s’approprier l’espace »1. La cuisine et les repas sont aussi des moyens pour les invité·e·s de retrouver leurs repères, faire comme chez eux, et peut-être aussi une façon de donner quelque chose en échange de l’hospitalité qui leur est offerte. Ce sont aussi par ces repas et ces traditions partagés que se font les rencontres, à la découverte de l’autre et de sa culture. Les Injeras éthiopiennes chez Marc, les plats un peu trop épicés chez Alain et Catherine, l’igname et les combos chez Nicole, ou encore les mille plats à savourer chez Titou et Manon, tous assis autour des petites tables du salon, les soirs de ramadan. Par les routines, les manières, les repas, les vies se croisent et une histoire commune s’écrit sous un même toit. Des choses que l’on partage, que l’on raconte plus qu’on ne les voit. La présence des invité·e·s chez soi ne se résume pas simplement à une collection de brosses à dents dans la salle de bain ou des piles de vêtements abandonnés qui s’accumulent. Hôte comme hôte, s’imprègne de l’autre, et petit à petit, on assiste alors à un véritable «métissage de la vie quotidienne»2. Un quotidien enrichi de la présence de l’autre chez soi d’une part, enrichi par l’hospitalité qui lui est donnée d’autre part. Co-habiter pleinement, ensemble, pour une routine augmentée, pour le meilleur comme pour le pire. Les jeunes de Nicole qui animent l’appartement, chantant, dansant. Les « co-kotteurs » de Manon et Titou, et leur « musique de merde », de Céline Dion à tous les classiques de r’n’b. Les histoires d’Adama racontées à Aimée, son pays, sa famille. Les films et musiques d’Éthiopie qui habitent le salon de Marc. Autant d’histoires qui témoignent de ces existences croisées par le hasard de l’hospitalité.

1.  Ibidem. 2.  GOTMAN, Anne, Le sens de l’hospitalité : Essai sur les fondements sociaux de l’accueil de l’autre, Vendôme : Presse Universitaire de France, (coll. Le lien social), 2001, p 491.

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La collection de brosse Ă dents indicateur de visites

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Au bout du compte, l’hébergement solidaire, dans l’échange qu’il met en place, offre bien plus que la simple pension. En s’inventant au creux des foyers, territoires privés de l’hospitalité, il offre à l’autre un accueil inédit, intégré dans l’espace comme dans le quotidien d’un chez soi. L’attribution et l’aménagement d’un « espace privé » pour l’invité·e ne peut être que positif dans le cadre de l’accueil, mais le réel sentiment de chez soi se déploie ailleurs. C’est l’imagination, plus que l’acte matériel d’ameublement par exemple (lequel n’en est que le développement avancé), qui permet à l’occupant de s’approprier un espace. C’est en reconstruisant mentalement son lieu d’habitation, en l’agençant au gré de ses humeurs, que l’individu parvient à s’y identifier. […] La maison rappelons-le, fait bien plus qu’abriter. Elle accueille le quotidien des habitants et sécrète leur imaginaire.1 Pour habiter pleinement un lieu, il est nécessaire de pouvoir y déployer son quotidien et son identité par des gestes et rituels, coutumes culturelles, traditionnelles, religieuses impliquant si besoin une certaine mise en scène ou appropriation de l’espace. Je remarquais alors pour les invité·e·s, une appropriation plus importante des lieux partagés. « L’espace privé » pour beaucoup, reste principalement une chambre où se reposer. Les espaces communs, sont davantage des « lieux de vie » appropriables, où le quotidien et les habitudes se donnent à voir ! Ce sont aussi des « lieux de partage », où cohabitent cultures et intimités, où se tissent les relations. L’espace domestique, ainsi animé devient le lieu ultime de la rencontre. L’espace privé est cette ville idéale dont tous les passants auraient visages d’aimés, dont les rues sont familières et sûres, dont l’architecture intérieure est modifiable presque à volonté.2

1.  BERNARD, Nicolas, J’habite donc je suis : Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles : éd. Labor, (coll. Quartier Libre), 2005, p 38. 2.  DE CERTEAU, op. cit., p 210.

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III . ACCUEILLIR DANS L'INVISIBLE On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince

Du seuil de la maison séparant public et privé aux seuils qui régissent l’intimité même de l’espace domestique qu’est-ce qui résiste à l’hospitalité ? L’hospitalité est une douce révolution à l’échelle domestique. Elle bouscule l’espace pour mieux l’organiser, déconstruit le quotidien pour mieux le ré-inventer. Dans la rigidité d’un espace architecturé, les accueillant·e·s mettent en place chez eux des limites matérielles comme immatérielles et posent un cadre à l’accueil. On a vu cependant que pour accueillir il est important de savoir faire preuve de souplesse et de tolérance, pour permettre à l’autre de se sentir « chez soi ». Une cohabitation particulière qui enrichit la vie jusqu’au métissage de son quotidien et de ses habitudes. L’hospitalité remue au point de faire vaciller les seuils, de transcender l’échelle même du logis dans cette logique de l’accueil. Aussi ne doit-on pas considérer que pour bien accueillir, il faut savoir aller au-delà des frontières réelles comme mentales, physiques comme culturelles ?

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L’invisible dimension de l’intimité Pour moi, l’un des inconvénients d’une si petite maison résidait dans la difficulté que j’éprouvais à me mettre à une distance suffisante de mon visiteur lorsque nous abordions les réflexions profondes, les grands mots. Il faut de l’espace pour que les pensées aient le temps de hisser la voile et de tirer quelques bords avant de toucher au port. Les balles tirées par notre esprit doivent avoir subi les effets de la déviation latérale et de ricochet et adopter leurs trajectoires définitives pour atteindre l’oreille de l’auditeur, ou alors elles risquent fort, par un nouveau bond latéral, de sortir de son esprit. Nos phrases aussi ont besoin d’espace pour déployer et reformer leurs colonnes dans les intervalles de la conversation. Comme les nations, les individus doivent posséder leurs frontières, naturelles et largement calculées, et même bénéficier d’importants espaces pour les séparer les uns des autres… Dans ma maison, la promiscuité était telle que nous ne pouvions même commencer à écouter… Dans le cas de bavards invétérés et de bruyants causeurs, la promiscuité est admissible jusque dans le coude à coude et la rencontre des haleines. Mais dès que la conversation implique réserve et réflexion, le besoin se fait sentir d’une distance qui puisse neutraliser toute cette chaleur et cette moiteur animales. Henry David Thoreau, Walden ; ou la vie dans les bois Il faut de l’espace pour accueillir chez soi et c’est souvent faute de place que de potentiels hébergeur·euse·s renoncent à offrir le gîte. Mais à défaut d’avoir suffisamment d’espace ou d’en avoir un qui soit approprié, celles et ceux qui se lancent dans l’aventure doivent avant tout savoir « trouver la bonne distance », comme le dit Aimée, qui poursuit avec ces mots : Par exemple au début, je ne le connaissais pas, je ne voulais pas non plus être trop familière. Ni trop familière, ni trop distante. Dans son pays, il n’y a pas forcément les même façons d’être.1

1.  Entretien n°3 avec Aimée.

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La bonne distance, ça ne se joue pas seulement dans la configuration architecturale. L’accueil, c’est avant tout cette rencontre. Une relation cultivée sous un même toit par des êtres qui cohabitent. D’une personne à l’autre les rapports diffèrent, les interactions et les proximités s’établissent dans l’intimité de chaque relation. Considérant chacune d’entre elles, l’hospitalité est un infini de possibles. La rigoureuse notion de limite s’assouplit alors, plus informelle, elle chamboule les territoires. Les frontières entrent en mouvance et les seuils se troublent : « Le seuil constitue moins une ligne de démarcation précise qu’une plate-forme dotée d’un statut propre, un lieu où deux mondes se chevauchent ».1 Là où le seuil se matérialisait dans l’espace comme une séparation nette (un rideau, une porte, un escalier…), on voit bien qu’à l’épreuve du réel, la rigidité du cadre théorique de l’accueil explose, les limites se déplacent et les seuils dématérialisés deviennent lieux de rencontre. Des espaces comme des intimités qui se chevauchent, d’où la nécessité, alors, de trouver la bonne distance. L’affluence dans les transports en commun peut placer de parfaits étrangers dans des rapports de proximité qui seraient normalement considérés comme intimes, mais les usagers disposent d’armes défensives qui permettent de retirer toute vraie intimité à l’espace intime dans les transports publics. 2 Comme le montre Edward T. Hall, en fonction des personnes et des situations, nous avons la capacité à ajuster notre intimité dans le rapport de proximité que nous entretenons avec les autres. Une intimité spatiale qu’il appelle la « distance personnelle », un terme emprunté à Martin Heidegger pour désigner cet espace intime vital, propre à chacun de nous : « On peut l’imaginer sous la forme d’une petite sphère protectrice, ou bulle, qu’un organisme créerait autour de lui pour s’isoler des autres. » De la même façon que les hébergeur·euse·s adaptent leur espace et leur quotidien, il s’agira aussi d’adapter son comportement dans le rapport à l’autre.

1.  HERTZBERGER, op. cit., p 45. 2.  HALL, Edward T., La dimension cachée, Paris éd : Édition du Seuil, pour la traduction française, 1971, (1re éd., New York : Doubleday & C°, 1966, The Hidden Dimension), p 149.

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La dimension cachĂŠe [1] les bulles illustrĂŠes par Folon

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· Respecter espace intime et espace mental Les maisons sont comme les gens, elles ont leur âge, leurs fatigues, leurs folies. Ou plutôt non, ce sont les gens qui sont comme des maisons, avec leur cave, leur grenier, leurs murs, et, parfois, de si claires fenêtres donnant sur de si beaux jardins. Christian Bobin, Isabelle Bruges La bonne distance c’est donc respecter la « bulle » de l’autre, son espace intime, aussi bien physique que mental. Cette subtilité concerne tant l’hébergeur·euse que l’hébergé·e, ne pas être trop envahissant sans être trop distant, ne pas être trop indiscret ni trop indifférent. Un art subtil qui mobilise la sensibilité de chacun, conditionnée par une perception des espaces et du monde propre à chacun et à chaque culture. Dans l’espace, cela concerne autant la relation directe avec autrui que l’ajustement de son propre comportement. Il s’agit d’évaluer subtilement la relation à l’autre pour savoir doser naturellement son attitude, sa distance. Chose que Marc applique dans sa manière d’investir le salon-chambre d’ami·e·s en présence de ses invité·e·s : Sinon quand Deborah et John sont là, je m’installe volontiers ici (ils se laissent tomber dans le canapé et s’allonge confortablement), tu vois, parce qu’il y a cette relation. Soit on papote un peu, soit je lis un livre. Et puis on regarde parfois un film ensemble […]. Quand c’est les filles, là, bah non, je suis plus… Tu vois ? (il se rassoit plus sérieusement). Enfin je prends moins mes aises, quoi. J’essaie de voir quel est le degré d’intimité dont ils ou elles ont besoin.1 Le salon étant ouvert sur la cuisine-salle à manger, il s’adapte aussi dans ses routines pour ne pas réveiller ses hôtes, aux rythmes de sommeil décalés. C’est-à-dire que quand je suis seul, je vais prendre les assiettes comme ceci (dans un bruit de fracas) et quand ils sont là, je prends les assiettes comme ça (prenant délicatement les assiettes du bout des doigts). C’est-à-dire quand ils sont là, je fais attention au bruit. Donc oui, ça rogne sur mon confort. 1.  Entretien n°7 avec Marc.

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Marc est attentionné : faire du bruit dans l’espace intime de l’autre pourrait être considéré comme irrespectueux. Les invité·e·s n’ayant pas d’espace privé propre à eux, « un espace fermé avec une porte », on peut imaginer leurs bulles d’espace intime se prolonger jusque dans la cuisine ! Malgré ces conditions, accueillir n’est « pas impossible »1, d’ailleurs les invité·e·s n’ont pas l’air d’être très dérangé·e·s par cette configuration et comme dit Marc : « N’importe quoi, c’est toujours mieux que de dormir dehors. »2. Du point de vue des invité·e·s aussi il est important de savoir trouver la bonne distance. Être présent chez l’autre sans interférer trop avec sa « bulle » vitale, respecter alors l’accueil qui est offert par un respect des frontières naturelles de l’autre et de son investissement. Une manière aussi de respecter le cadre de l’accueil parfois mis en place clairement mais aussi plus implicitement, un savoir-vivre inné du vivre-ensemble. « Par exemple ils ont un art de passer soit en disant bonjour s’ils voient qu’on n’est pas occupés, soit passer sans déranger. » Ne pas gêner, ne pas déranger est un « art » pour reprendre l’expression d’Alain. Si c’est un art peut-on parler d’un art des bonnes manières ? Ou encore d’un art de l’invisibilité ? Pour Aimée, pas de doute, Adama, véritable gentleman, maîtrise bien cet art de savoir faire « la chose qui convient, au moment qui convient ». C’est la première fois qu’il vit chez quelqu’un en France, la première fois qu’il rentre dans une maison de famille française. Il s’est très vite adapté. Je pense qu’il a un sens inné de, vous savez… J’ai fait des études d’anglais, et quand on donne une définition de ce que c’est un gentleman, on dit : c’est l’homme « who does the right thing at the right time. » Qui fait la chose qui convient, au moment qui convient, et il a l’air d’avoir un sens inné de ça. Dans leurs comportements respectifs, Adama et Aimée ont l’air de l’avoir trouvée, cette bonne distance. Une distance qui se met en place au début mais qui peut tout aussi bien évoluer dans le temps, de même que les relations. Il faut du temps aussi pour se découvrir, apprendre à se connaître, se familiariser et petit à petit se rapprocher.

1.  Ibidem. 2.  Ibidem.

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L'intimité partagée de la cuisine à la chambre à coucher

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Je ne force jamais les choses. Le matin, il parle pas, l’heure du petit déjeuner, c’est silencieux, mais le soir, il va me raconter les histoires qu’il y a entre les uns et les autres. Maintenant je le connais bien. Je sens s’il est soucieux, anxieux… 1 La bonne distance se dessine donc dans l’espace mais aussi dans la rencontre avec l’autre et son intériorité. Un espace mental qu’il est important de respecter. Dimension intime de la pensée, un espace immatériel, habité d’histoires, de souvenirs, de vécus, de passés, de trajectoires. L’esprit est un espace intime au seuil duquel il faut frapper avant d’entrer. Territoire hasardeux dans lequel il faut savoir s’aventurer avec précaution. S’intéresser à l’autre c’est pourtant faire preuve d’attention, attention tout de même à ne pas être trop indiscret. À ce propos, Jacques Derrida soulève la question de savoir s’il est « plus juste ou plus aimant de questionner ou de ne pas questionner »2. Bien qu’être curieux de son invité·e est une façon de lui accorder de l’importance et de le ou la recevoir avec respect ; dans le cadre de l’hébergement solidaire, il faut tout de même faire preuve de délicatesse. Parfois ne rien demander est aussi la meilleure manière de recevoir autrui avec respect. Si l’espace mental est le chez soi de la pensée, le récit de soi est le partage de cet espace avec l’autre. Un espace sacré, avec lequel l’hébergeur·euse·s doit savoir rester distant tant que l’hôte ne souhaite pas l’y inviter. En effet, comme le souligne Marjorie Gerbier Aublanc, le récit de soi « peut en outre présenter un risque pour les hôtes accueillis, en révélant des éléments qui doivent rester secrets, afin de protéger non seulement leur intégrité mais également les hôtes accueillants de réalités trop violentes »3. Permettre à l’autre de garder ses secrets en respectant son espace mental, car les hébergeurs ne sont pas forcément en mesure de recevoir comme il se doit de tels récits.4 Pour ces raisons, les associations et réseaux d’hébergement recommandent 1.  Entretien n°3 avec Aimée. 2.  DERRIDA, Jacques, DUFOURMANTELLE, Anne, De l’hospitalité, (Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de), Paris : Calmann-Lévy, 1998, p 31. 3.  GERBIER-AUBLANC, Marjorie, « Un migrant chez soi », dans : Esprit, 2018, p 126. 4.  Dans le cas où les accueillant·e·s sentent que leurs hôtes auraient besoin de parler, il est conseillé de les orienter vers des services appropriés. L’exemple à Bruxelles du Hub humanitaire, association d’organisations qui offrent un ensemble de services : « des soins médicaux à la santé mentale mais aussi des conseils juridiques, de l’aide sociale, du traçage familial, de la distribution de vêtements et de l’orientation vers l’hébergement ». Cf. http://www.bxlrefugees.be

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« de ne poser aucune question relative au passé ou au futur des accueillis »1. Même si les hôtes respectent cette limite, les récits de vie finissent souvent par éclore, surtout dans le cas d’accueil au long terme, lorsque les relations entre hôtes se font plus intimes. Ce que me raconte Nicole, consciente de la distance à prendre avec cette intimité : Je me suis aperçue dès que tu présentes un réfugié à des gens tout de suite on leur demande : « Alors t’es parti pourquoi ? T’as fait quoi ? T’as été où ? » Moi je ne leur pose jamais de questions. La seule chose que je demande quand ils arrivent c’est : « Est ce que tu as des contacts avec tes parents ? ».2 D’ailleurs, au cours de mes entretiens, bien que j’essayais de rattacher mes questions le plus possible à l’espace, les hôtes m’ont souvent fait part des récits de vie de leurs invité·e·s. Des récits que je n’ai pas rapportés dans le cadre de ce mémoire mais qui m’ont permis de comprendre la réalité dans laquelle l’hébergement solidaire s’inscrit. Prendre soin de l’ici et du maintenant, se focaliser sur le présent partagé et sur ce que la relation entre hôtes peut créer de nouveau, écrire de nouvelles histoires, ancrer d’heureux souvenirs, tisser des liens durables.

· Partager l’intimité pour des liens durables L’hébergement solidaire est un catalyseur de rencontres improbables. Des destins que rien ne déterminaient à se croiser qui se retrouvent pourtant réunis, un jour, sous un même toit, par une heureuse coïncidence. Ces relations inédites, que l’on doit à un sens profond d’humanité, sont d’autant plus fortes par le terreau de leur rencontre : l’intimité d’un chez soi partagé. Comme le dit Margaret : « On restera amis avec Zack et Alan, parce que ce sont tout de même des liens qui durent quand on offre son chez soi à quelqu’un. Je pars avec plus que je n’ai donné vraiment. C’est quelque chose de réel »3.

1.  GERBIER-AUBLANC, Marjorie, MASSON DIEZ, Evangeline, « Être accueilli chez l’habitant : de l’hébergement-épreuve à la cohabitation- tremplin pour les migrants », dans : Rhizome, no. 71, 2019, pp 51-60. 2.  Entretien n°1 avec Nicole. 3.  Entretien n°6 avec Margaret.

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Ouvrir sa porte à autrui, l’inviter sur son territoire, lui donner les clés et même le laisser l’habiter ! C’est une question de confiance : « ce que l’on confie à l’autre - de sa vie, de ses biens, de soi - et ce que l’autre en fera »1. Ce geste de partage peut être interprété comme une attention valorisante pour l’invité·e, alors digne de confiance. Une confiance d’autant plus grande considérant la précieuse valeur du chez soi et de l’intimité (spatiale comme mentale) qu’il faut respecter. C’est le partage même de cette intimité qui fait la puissance de ces relations. Un accueil « à la maison » que Marie-Anne décrit par ces petits riens du quotidien qui forment « le creuset d’un lien quasi familial »2: C’est que le fait d’accueillir ces gars, chez toi, dans tes affaires, dans tes draps, je dirais, dans ton intérieur, crée un lien avec eux très spécial, en fait, qui reste. Même en Angleterre il reste un lien avec celui ou ceux qui ont dormi dans ta maison et qui t’ont vu en pyjama, avec qui tu as pris ton petit dej’ le matin et que tu as croisé dans ta salle de bain. Il y a un vrai respect qui est resté du fait que l’on a ouvert notre lieu à nous.3 Tout se joue alors dans cet intime théâtre de l’accueil. Dans une promiscuité et un quotidien que les hébergeur·euse·s ne partageraient peut-être même pas avec de proches ami·e·s ou membres de la famille. Pourtant, ici précisément, au nom de l’hospitalité, on tolère, pour de parfait·e·s inconnu·e·s « on rogne sur son confort » comme le dit Marc. Les bulles d’intimité se dilatent, se diluent, les distances de promiscuité se chamboulent. On laisse l’autre rentrer dans sa bulle. Pas d’exemple plus fort que celui de Manon, allant jusqu’à partager sa chambre avec ses hôtes et même l’espace de son lit avec les filles, au plus proche de l’intime. « Comme notre espace était séparé par un rideau, je me déshabillais devant les filles, y’avait aucun souci »4. Plus de territoire distinct, plus de seuil, plus de bonne distance à respecter, l’hôte se fond littéralement dans la routine et le paysage du quotidien. Toute intimité partagée, l’hospitalité se fait alors jusqu’à complète « dissolution du sentiment de promiscuité ».

1.  2.  3.  4.

GOTMAN, op. cit., p 139. GOTMAN, op. cit., p 143. Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno. Entretien n°8 avec Manon et Titou.

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L’intimité partagée est, du même coup, la limite de l’hospitalité, son principe de dissolution. Dès lors que le dédoublement de soi n’est plus nécessaire, qu’il n’y a plus un soi pour soi et un soi pour l’autre, l’hôte n’est plus une surface réfléchissante, il est pleinement intégré, sa présence est légère.1 Au-delà des seuils et des frontières du vivre-ensemble, peut-on encore parler d’hospitalité dans une cohabitation devenue ordinaire ?

L’invisible lien avec l’extérieur On l’a vu, le chez soi est un lieu vital de ressourcement pour mieux habiter au monde. Il est un pôle dans la ville, un repère physique où il est possible de se replier, pour pouvoir mieux repartir. En prêtant leurs appartements, Lise et Margaret offrent déjà ce minimum vital, un pied à terre dans ce monde en mouvance. Habiter chez l’autre sans avoir à cohabiter peut être l’idéal pour certain·e·s invité·e·s, plus indépendant·e·s, plus solitaires peut-être ? Mais est-ce suffisant pour reprendre pied et s’enraciner dans un pays ? L’hébergement en cohabitation, malgré quelques contraintes du vivre-ensemble, propose un accueil relationnel que nulle autre structure ne saurait offrir. Une intégration par les relations, dans le territoire, pour mieux s’y inscrire. Depuis l’espace domestique, se cultive un lien vers l’extérieur. Une connexion qui transcende l’échelle du chez soi, l’échelle même de l’hébergement solidaire. En leur permettant d’exprimer leur culture, en partageant des repas et rituels, et en adaptant leurs habitudes, les accueillant·e·s, aident leurs hôtes à rester connecter avec cette part de leur identité. Soigner le mal du pays, ou tout du moins, raviver des souvenirs et des gestes pour ne pas oublier. Projeter ici, un peu de cet ailleurs, à faire perpétuer. Le lien avec l’ailleurs et l’extérieur peut alors être encouragé grâce à un soutien physique, pratique ou financier. Leur donner les moyens pour leur 1.  GOTMAN, op. cit., p 144.

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permettre de se réaliser. Pour permettre à ses invité·e·s de se gérer en autonomie, Marc laisse toujours un peu d’argent à disposition : « Je ne fais pas les courses pour eux. Il y a toujours deux-trois trucs dans le frigo. Il y a ici un porte monnaie où je laisse toujours de l’argent. Je m’arrange pour qu’il y ait toujours au moins 30 euros ». Chez Aimée, même principe subtil, pour ne pas créer de rapport direct à l’argent entre hôtes, elle a mis en place un système « d’argent de poche », une petite boîte sur l’étagère : Il y a la question financière. C’est vrai que moi j’ai délibérément dit, moi je prends en charge, c’est bon. Ici il n’y a pas de rapport d’argent. Mais il ne va pas demander des choses impossibles. Je pense que c’est parce qu’il y a une confiance totale quoi. On a une petite boîte là sur l’étagère où il y a de l’argent. Il y a des pièces, comme ça quand il est au centre d’apprenti, il peut prendre un café, un thé, quand il fait autre chose, je mets un peu d’argent, je mets 10 ou 20 euros. Je préfère mettre ça à disposition plutôt qu’il n’ait à demander.1 Une petite attention pour permettre à Adama de s’accorder de petits plaisirs qui adoucissent ne serait-ce qu’un petit peu sa nostalgie du pays. De temps en temps je sens qu’il a comme un mal du pays. Je le sens plus qu’il ne le dit. C’est difficile à définir d’ailleurs ce mal du pays. Il aime bien par exemple aller à Montreuil, il y a beaucoup de Maliens, quand il va là, il va prendre le thé à la mode malienne. C’est pas le même thé qu’ici, ça lui fait plaisir.2 Un petit plus dans l’accueil chez soi qui accompagne avec soin, ces petits manques qui font beaucoup pour se retrouver tout entier. Épargner à l’hôte d’être en manque et en position de demandeur, en position défavorable. L’hôte par définition se trouve momentanément dépourvu de maison, […] il convient de compenser au maximum le handicap de cette privation et aplanir les difficultés auxquelles celle-ci s’expose. Toutefois, s’il faut lui redonner le bien-être du chez soi perdu, il ne faut pas pour autant le rendre captif mais au contraire faciliter ses liaisons avec l’extérieur.3 1.  Entretien n°3 avec Aimée. 2.  Ibidem. 3.  GOTMAN, op. cit., p 150.

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Accueillir chez soi tout en prolongeant l’accueil à l’extérieur, en « facilitant les liaisons » en donnant à l’autre les moyens de vivre au dehors mais aussi en permettant librement, les allers et venus entre intérieur et extérieur. Ce qui est rendu possible en laissant la porte ouverte, comme chez Aimée, en confiant aux invité·e·s une clé de la maison, mais aussi, comme Marc en cachant la clé au rez-de-chaussée, accessible à tout moment pour ses habitué·e·s ou encore Manon et Titou et leur boîte aux lettres truquée. Parler de liaison est une image, mais le terme s’avère tout à fait approprié quand ces liaisons se dessinent concrètement comme une mise en réseau territorial de l’invité·e. Inscrire physiquement l’hôte dans le territoire, c’est ce qu’a permis Aimée en achetant un vélo électrique à Adama pour se rendre facilement à son travail1 très tôt le matin quand les métros ne sont pas encore en route. De manière plus abstraite encore, on peut parler de connexions dans le territoire dans le cas de Nicole, qui prend en charge les forfaits téléphoniques de ses jeunes. Une liaison au sein de la ville et des relations, et même au-delà, pour rester en contact avec familles et ami·e·s, à l’international. L’accueil est presque total, dans le cas des hôtes qui reçoivent à long terme, à condition d’avoir le temps, les moyens et la volonté de s’investir. Le soutien à domicile peut également s’incarner dans l’apprentissage de la langue, dans les démarches administratives ou encore la recherche d’un emploi, d’une situation. L’exemple d’Aimée est sans doute le plus complet, remuant ciel et terre pour permettre à Adama d’être reconnu en tant que « Mineur Etranger Isolé »2 sous sa responsabilité, de lui donner accès à une scolarité puis une formation de pâtissier. Une série de procédures invraisemblables pour lesquelles tout·e jeune citoyen·ne aurait besoin d’accompagnement. Dans une moindre mesure, le soutien peut tout aussi bien se donner en faisant marcher ses contacts. « Ce petit quelque chose » comme le dit MarieAnne, « un petit coup de fil » pour trouver de l’aide, ou encore une « publication Facebook » comme le fait Lise. Un petit coup de pouce efficace pour venir en aide aux invité·e·s : besoin d’un toit dans une autre ville, besoin d’un renseignement, d’un contact, une mise en réseau.

1.  Adama est apprenti pâtissier, un travail en alternance pour lequel il faut être très matinal. 2.  Un Mineur Étranger Isolé est un statut reconnu par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance), un statutqui permet d’être protégé de l’explosion jusqu’à la majorité.

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La boîte aux lettres truquée en boîte à clé accessible depuis l'extérieur

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Cette connexion relationnelle s’établie aussi dans le cadre de l’accueil, famille, ami·e·s, voisinage, une intégration en immersion dans la vie des hébergeurs·euses. Ce que raconte Aimée à propos de son protégé : « Chez mes enfants, mes petits enfants, il est vraiment intégré à la famille. Si quelqu’un de la famille me téléphone, toujours on me demande : « Comment va Adama ? » »1. Pleinement intégré, il accompagne Aimée dans ces moments en famille, en vacances, jusqu’aux parties de pétanque où tout le monde compte les points en Soninké.2 Plus les liens avec le pays sont déficitaires, plus la compensation à apporter est forte, plus l’aide, forme élémentaire du don est importante. Il s’agit non seulement d’écouter, faire parler, mais de désenclaver les hôtes, leur faire rencontrer des autochtones, des membres de leur profession, des familles, ou des gens « comme eux » avec qui ils puissent échanger leurs expériences. Cela signifie inviter, sortir, ouvrir la maison plus encore, pour le bénéfice de l’hôte et, dans le meilleur des cas, celui aussi des maîtres de maison.3 Compenser les liens manquants par la création de liens nouveaux, inscrire l’invité·e dans un tissu relationnel, pour l’aider si besoin, ou simplement l’entourer. Une ouverture qui permet aussi aux accueillant·e·s de créer de nouveaux liens grâce à l’hébergement solidaire. Tricoter des relations par solidarité, la Plateforme citoyenne bruxelloise en est l’exemple même comme raconte Marc : Mais c’est aussi la magie de la Plateforme. J’ai trouvé au niveau de la Plateforme, une espèce de dynamique nouvelle par rapport à la mobilisation et l’entraide. En fait, au sein de la Plateforme, une multitude de réseaux différents. Ici, dans le quartier, il y a des gens que je connais, que j’ai appris à connaître par l’hébergement. De nouvelles amitiés, des moments festifs, de l’entraide, du soutien, une Plateforme qui rassemble, une nouvelle dimension dans la vie des hébergeurs·euses. La présence de l’invité·e et le métissage de la vie quotidienne sont déjà des bousculements dans leurs quotidiens, augmentés par la di1.  Entretien n°3 avec Aimée. 2.  Certainement la langue maternelle d’Adama, langue principalement parlée au Mali. 3.  GOTMAN, op. cit., p 152.

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mension relationnelle qui gravite autour de cet accueil. En facilitant le lien avec l’extérieur, du privé vers le public, la maison s’est ouverte et à l’inverse, c’est maintenant l’extérieur qui s’y invite. Ce qu’Anne Gotman appelle « le décloisonnement de la vie privée » : « L’hospitalité fait rentrer l’extérieur dans la maison, c’est une occasion de rencontre, une façon de voyager à domicile »1. Une extension du chez soi, pour l’hôte comme pour l’hôte, par une explosion de l’échelle domestique, un ordre de grandeur déployé, de la dimension du privé, à celle du quartier, de la ville, du pays, du monde. Pour les accueillant·e·s comme pour les invité·e·s la perception du monde en ressort grandie. Aimée la première : « Je me sens vraiment citoyenne du monde. C’est-à-dire que j’ai une vue un peu planétaire des choses. Ça m’imprègne »2. Une vision qu’elle inculque à Adama en retour : Avant il ne connaissait pas bien le monde, d’ailleurs vous voyez qu’il y a une carte du monde sur le mur. Chaque fois qu’on entend à la télé les informations, parler d’un pays, on le situe sur la carte. Maintenant il connaît beaucoup plus, il se rend mieux compte de ce que lui représente par rapport au monde. Il n’avait pas idée… D’abord, il pensait que la Terre était plate, il ne savait pas qu’il y avait des planètes autour tout ça.3 Un rapport d’échelle à imaginer comme des strates qui tricotent les dimensions de l’accueil. Une immersion par l’intime, incorporée dans un millefeuilles de différents degrés d’intégration. Ce qui pourrait s’apparenter à ce que Russel Belk appelle « l’extension de soi »4. Un principe qui explicite « la structuration de l’identité des individus : Je suis (défini par) mon corps, mes habits, ma chambre, ma maison, mon immeuble, mon quartier, ma ville »5. Une structuration à l’ordre croissant qui rappelle curieusement les espaces que Georges Perec s’amuse à décrire, chapitre après chapitre dans « Espèces d’espaces » : le lit, la chambre, l’appartement, l’immeuble, la rue, le quartier, la ville, la campagne, le monde.

1.  2.  3.  4.

GOTMAN, op. cit., p 284. Entretien n°3 avec Aimée. Ibidem. BELK, Russel W., « Possessions and the Extended Self », dans : Journal of Consumer Research, vol.15, no. 2, 1988, pp. 139–168. 5.  LARCENEAUX, Fabrice, « J’habite donc je suis », dans : Etudes foncières, Compagnie d’édition foncière, pp. 23-26.

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Panorama planétaire voyage à l'internationnal depuis le canapé

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Différents niveaux de projection identitaire, comme des sphères, des domaines personnels. Ce qui fait indirectement écho au principe des bulles de distances abordé précédemment. Des niveaux de projection, dans l’invisible, et pourtant bien réels. Une inter-connexion organique entre l’humain et le monde environnant que Hundertwasser illustre par sa théorie des cinq peaux, considérant que l’humain serait comme enveloppé d’une série de couches successives. Cinq peaux, cinq pellicules protectrices : l’épiderme, les vêtements, l’habitat, l’identité et enfin la Terre. Une vision de l’humain et de son rapport au monde comme une série de paramètres qui font corps avec l’individu avec lesquels il doit entrer en harmonie. Ce qui s’avère en premier lieu être un simple geste d’hospitalité chez soi, peut se répercuter bien plus loin, par l’amplification d’un acte qui croît dans l’invisible. Une hospitalité qui repousse les frontières de l’intimité au sein de la maison mais aussi au-delà de ses limites. Or l’hospitalité a ceci de paradoxal qu’elle est de l’ordre du quotidien tout en sortant du quotidien. Elle est de la maison tout en faisant sortir de la maison. Elle est de la famille tout en l’étendant aux membres extérieurs. Elle est passage entre le domestique et le politique est intéressante à ce titre. L’hospitalité fait temporairement et parfois durablement éclater les catégories du familial, du social et du politique en tant que sphères séparées. Elle est une situation qui permet de les penser ensemble.1 Façonné par l’imaginaire des citoyen·ne·s solidaires, l’accueil en immersion a quelque chose de réel car il prend pied dans un environnement tangible. Un contexte ordinaire, des gestes d’hospitalité quotidiens, des actes politiques domestiques, qui répétés et amplifiés, dessinent, dans l’ombre, une véritable société de l’accueil. Des actes à propager et à perpétuer, dans l’invisible d’un territoire, comme celui de la mémoire, pour les temps à venir : Ce qui nous motive nous, vis-à-vis de nos sept enfants, c’est d’abord de montrer à ces sept jeunes, que, je dirais, il y a une réalité autre qui existe. On leur dit : « Vous savez un jour, ça pourrait vous arriver aussi, de vous retrouver sur les routes de l’Europe et espérons que vous soyez accueilli·e·s ».2 1. GOTMAN, op. cit., p 2. 2.  Entretien n°6 avec Marie-Anne et Bruno.

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Dans Paris il y a une rue ; dans cette rue, il y a une maison ; dans cette maison, il y a un escalier ; dans cet escalier, il y a une chambre ; dans cette chambre, il y a une table ; sur cette table, il y a un tapis ; sur ce tapis, il y a une cage ; dans cette cage, il y a un nid ; dans ce nid, il y a un œuf ; dans cet œuf, il y a un oiseau. L’oiseau renversa l’oeuf ; l’oeuf renversa le nid ; le nid renversa la cage ; la cage renversa le tapis ; le tapis renversa la table ; la table renversa la chambre ; la chambre renversa l’escalier ; l’escalier renversa la maison ; la maison renversa la rue ; la rue renversa la ville de Paris

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Paul Eluard, Chanson enfantine des Deux-Sèvres. [2] mis en relation avec un dessin réalisé par Hundertwasser pour illustrer sa théorie des cinq peaux

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· Pour conclure et poursuivre

Ces rencontres, toutes plus riches les unes que les autres, ont donc été le terreau de ma recherche, me permettant de mieux cerner ces représentations de l’accueil. La mise en place d’une organisation spatiale et d’un cadre de l’accueil, des territoires, des seuils, des limites. Cependant, l’épanouissement de l’invité ne repose pas seulement dans l’attribution d’un espace privé, mais davantage dans le déploiement de routines et d’habitudes, signes d’un sentiment de chez soi, jusqu’au métissage de la vie quotidienne pour accueillant·e·s comme pour accueilli·e·s. Enfin la puissance de l’intimité et de la relation partagée au quotidien, transcendent le cadre de la maison même. Tant de constatations, qui m’amènent définitivement à considérer le chez soi comme quelque chose de précieux. Creuset de l’épanouissement personnel, domaine à habiter, un lieu tout simplement. Pour Nicolas Bernard ce chez soi : « […] serait un véritable habit, une seconde nature, une seconde peau devenue tellement habituelle que l’homme ne pourrait s’en dévêtir sans dommage »1. De la même manière, Mona Chollet évoque aussi la maison comme un second vêtement2, un écho symbolique à la théorie des cinq peaux de Hundertwasser. Si l’habitat est un habit, alors 1.  BERNARD, Nicolas, J’habite donc je suis : Pour un nouveau rapport au logement, Bruxelles : éd. Labor, (coll. Quartier Libre), 2005, p16. 2.  CHOLLET, Mona, Chez soi : Une odyssée de l’espace domestique, Paris : éd. La découverte, 2016. p 69.

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partager son chez soi avec autrui, c’est lui prêter la plus belle des parures ! Un partage, inscrit dans l’espace et le temps, l’histoire de quelqu’un qui accueille et quelqu’un qui est accueilli. Un lieu habité au présent mais aussi dans les souvenirs. « Nos habitats successifs ne disparaissent jamais totalement, nous les quittons sans les quitter, car ils habitent à leur tour, invisibles et présents, dans nos mémoires et dans nos rêves »1. Aussi éphémère soitelle, cette main tendue de l’accueil, ces lieux et ces relations accompagnent durablement ces existences ponctuées de rencontres. Fabriquer l’hospitalité dans l’hospitalité même d’un chez soi. Faire pousser les relations dans les relations. Cultiver la ville dans la ville, et la ramener à sa dimension hospitalière première : La ville sourit à ceux qui veulent en finir avec des habitudes, des routines ou des contraintes socio-culturelles mal acceptées. […] La ville sourit aux créateurs, aux marginaux, aux savants, aux innovateurs, à ceux qui défendent des idées nouvelles et qui revendiquent de nouveaux droits. 2 Se saisissant d’une forme de responsabilité face à un État défaillant, nous pouvons saluer l’inventivité de ces citoyen·ne·s, architectes du quotidien, qui, d’un studio à une grande maison, font l’hospitalité d’un pays, d’une nation. Comme le dit Mehdi Kassou à propos de la Plateforme citoyenne : « […] on a fait beaucoup plus de politique ces trois dernières années à la Plateforme que beaucoup de partis ou de politiciens. On a mis en lumière des choses, on a fait évoluer la mentalité. C’est une plus belle façon de faire de la politique que la politique politicienne »3. Les témoignages que vous avez lus le soulignent, ce sont des gestes et des actes à saluer, des pratiques à soutenir et à augmenter. « Ce qui dans l’enfer, n’est pas l’enfer »4. Telle est l’ambition du projet du Très Grand Hôtel s’appuyant sur la puissance de ces pratiques : leur donner une forme de préciosité, les rendre visible et les faire retentir. Des pratiques à équiper et à faire proliférer dans l’espace public comme dans les espaces privés de nos 1.  DE CERTEAU, Michel, GIARD, Luce, MAYOL, Pierre, L’invention du quotidien 2 : habiter, cuisiner, Paris : éd. Gallimard, (coll. folio essais), 1994, p 210. 2.  BROSSAT, Ian, Paris n’est pas à vendre, Paris : éd. Arcane, 2013, p 43. 3.  KASSOU, Mehdi Cf. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_mehdi-kassou-on-fait-plus-depolitique-a-la-plateforme-que-les-politiciens?id=10202745 4.  CALVINO, Italo, Les villes invisibles, Paris : éd. Le Seuil, 1974, (1er éd. 1973), p 198.

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villes. Des mouvements infiniment résilients et innovants par la dimension citoyenne de cette dynamique en constante évolution. Une incroyable inventivité et une énergie que nulle autre organisation ne saurait déployer, comme le dit si bien Marc à propos de la Plateforme citoyenne : Je pense que c’est une dynamique particulière qui pourrait même apporter des solutions par rapport à d’autres problèmes. Ici ce sont des personnes qui aident des migrants, mais il pourrait y avoir une dynamique un peu similaire pour d’autres problématiques. Et ça n’a rien à voir avec des dynamiques un peu structurées qui viennent du haut, avec des associations, des conseils d’administrations et des structures qui organisent les choses et puis on fait les choses. Ici, les choses fonctionnent et évoluent, peut-être que demain on n’hébergera plus dans les familles, mais peut-être qu’il y aura des maisons qui vont se créer puisque c’est une des tendances qui voit le jour. Créer des maisons d’accueil, par quartier, avec des bénévoles qui s’engageraient etc. Enfin, tu vois, on ne sait pas vers où ça va aller, mais la dynamique, elle fonctionne, et elle continue à bouger dans un sens ou dans l’autre. Alors que quand ça vient d’en haut, en général une fois que c’est structuré, dans des structures un peu anciennes, ça bouge plus trop. Et puis les gens se sentent forcés à rester dans ces structures-là parce qu’ils se sont engagés, alors qu’ici en fait, à un moment tu lâches, tu veux faire autre chose, si tu veux ré-orienter ta dynamique, bah en fait tu peux le faire. Si demain je veux arrêter, j’arrête, ou si demain je veux héberger plus, ou moins, ou faire autre chose… Bah voilà !1 D’heureuses perspectives à construire sur lesquelles nous devons porter toute notre attention. Des dynamiques vivantes à valoriser, des potentiels à augmenter et des rêves, aussi déraisonnables qu’ils soient, à réaliser. Architecturer avec ambition, les gestes et les espaces, non pas comme des solutions à d’éventuels problèmes mais comme des projections à la hauteur de ces vies à re-construire, de ces futurs à réaliser, de ces histoires à écrire…

1.  Entretien n°7 avec Marc.

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Faire des cabanes alors : jardiner des possibles. Prendre soin de ce qui se murmure, de ce qui se tente, de ce qui pourrait venir et qui vient déjà : l’écouter venir, le laisser pousser, le soutenir. Imaginer ce qui est, imaginer à même ce qui est. Partir de ce qui est là, en faire cas, l’élargir et le laisser rêver. Cela se passe à même l’existant, c’est-à-dire dès à présent dans la perception, l’attention et la considération : une certaine façon de guetter ce qui veut apparaître, là où des vies et des formes de vie s’essaient, tentent des sorties hors de la situation qui leur est faite ; et une certaine façon d’augmenter ces poussées, de soutenir les liens en voie de constitution, de prendre soin des idées de vie qui se phrasent, parfois de façon très tenue, comme autant de petites utopies quotidiennes : oui, on pourrait vivre aussi comme ça.1

1.  MACÉ, Marielle, Nos cabanes, Lagrasse : éd. Verdier, 2019, pp. 47-48.

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GERBIER-AUBLANC, Marjorie, « Un migrant chez soi », dans : Esprit, 2018, pp. 122-129, URL : https://www.cairn.info/revue-esprit-2018-7-page-122.htm GERBIER-AUBLANC, Marjorie, MASSON DIEZ, Evangeline, « Être accueilli chez l’habitant : de l’hébergement-épreuve à la cohabitation- tremplin pour les migrants », dans : Rhizome, no. 71, 2019, pp 51-60. URL : https://www.cairn.info/revue-rhizome-2019-1-page-51. htm LARCENEAUX, Fabrice, « J’habite donc je suis », dans : Etudes foncières, Compagnie d’édition foncière, pp. 23-26. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00659877/document LOISON-LERUSTE, Marie, « Une ethnographie de la rue », dans : La vie des idées (recensé, Pascale Pichon, Vivre dans la rue. Sociologie des sans domicile fixe, Paris, Aux lieux d’être, 2007, 304 p.), — en ligne (19.02.2018) https://laviedesidees.fr/Une-ethnographiede-la-rue.html [page consultée le 9 août 2019] MASSON DIEZ, Evangeline, « MILITANTS, BÉNÉVOLES, CITOYENS SOLIDAIRES … Comment se nommer lorsque l’on vient en aide aux migrants ? », dans : Journal des anthropologues n° Hors-Série, 2018, pp. 155-174. PITT-RIVERS Julian, « La loi de l’hospitalité », dans : Les Temps modernes, no. 253, 1957, pp 2153-2178. SALVADOR, Juan, « Le concept de routine dans la socio-anthropologie de la vie quotidienne », dans : Espace populations sociétés, 2015, URL : http://journals.openedition.org/eps/5935

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LE BLANC, Guillaume, EL HASSAK-MARZORATI, Aurélie, « Plaidoyer pour une maison de l’hospitalité à Paris », dans : Libération, — en ligne (28.11.2017) https://www.liberation. fr/debats/2017/11/28/plaidoyer-pour-une-maison-de-l-hospitalite-a-paris_1613122 [page consultée le 5 août 2019]. Plateforme citoyenne, site de la plateforme bruxelloise de soutien aux réfugié·e·s,— en ligne (s.d.) http://www.bxlrefugees.be [page consultée le 9 août 2019] Quartier Solidaire, blog du collectif d’habitants, — en ligne (s.d.). http://quartiersolidaires. blogspot.com [page consultée le 9 août 2019] RTL info, « Accueillir un migrant pour une nuit? Voici le profil type des personnes qui se lancent dans cette aventure », — en ligne (12.12.2017) https://www.rtl.be/info/regions/bruxelles/ hhhhh-978377.aspx [page consultée le 9 août 2019] SERAFINI, Tofino, « Le WC de 1m² coûtera bientôt 10 000 euros à Paris », dans : Libération, — en ligne (23.05.2019) https://www.liberation.fr/france/2019/05/23/le-wc-de-1m2-coutera-bientot-10-000-euros-a-paris_1729121 [page consultée le 6 août 2019]. Servas International, site de l’organisme, — en ligne (s.d.). https://servas.org/fr/presentations/hosting-share [page consultée le 9 août 2019] (s.n.), « Connaissez-vous l'effet colibri ? », dans : Le Parisien (archives), — en ligne (12.11.2015). http://www.leparisien.fr/archives/connaissez-vous-l-effet-colibri-12-11-2015-5267673. php [page consultée le 15 août 2019] THIÉRY, Sébastien, « Manifeste », — en ligne (01.10.2012) https://www.perou-paris.org/ Manifeste.html [page consultée le 5 août 2019].

Autres sources Explication du terme « vnous » que m’écrit Mehdi Kassou par message suite à une question que je postais sur la page Facebook de la Plateforme citoyenne. FERRAT, Jean (auteur-compositeur-interprète), L’hospitalité, album : Je ne suis qu’un cri, Temey, 1985. « MAMA Africa », témoignage écrit de Nicole, hébergeuse solidaire, récupéré par le biais de PEROU. Réunion avec Sébastien Thiéry à Paris, à la librairie Le Rideau Rouge, février 2019. VARDA, Agnès (photographe, réalisatrice, plasticienne), Sans toi ni loi [DVD], Ciné Tamaris, 1985, 122 minutes.

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Entretiens 1. Entretien avec Nicole, hébergeuse solidaire, aussi une intervention d’un de ses invité·e·s, à Paris, Avril 2019, durée de l’entretien : cinq heures environ. Mise en relation avec Nicole par le biais de Sébastien Thiéry. 2. Entretien avec Lise, hébergeuse solidaire, à Paris, Avril 2019, durée de l’entretien : deux heures environ. Mise en relation avec Lise par le biais de Sébastien Thiéry. 3. Entretien avec Aimée, hébergeuse solidaire, à Paris, Avril 2019, durée de l’entretien : cinq heures environ. Mise en relation avec Aimée par le biais de Nicole. 4. Entretien avec Margaret, hébergeuse solidaire, à Paris, Avril 2019, durée de l’entretien : une heure et demie environ. Mise en relation avec Lise par le biais de Sébastien Thiéry. 5. Entretien avec Alain et Catherine, hébergeur et hébergeuse solidaires, aussi une intervention de Shadia leur invitée, à Paris, Avril 2019, durée de l’entretien : trois heures environ. Mise en relation par le biais de PEROU. 6. Entretien avec Marie-Anne et Bruno, hébergeuse et hébergeur solidaires, à Bruxelles Mai 2019, durée de l’entretien : quatre heures environ. Mise en relation par le biais de Lise. 7. Entretien avec Marc, hébergeur solidaire, à Bruxelles, Juin 2019, durée de l’entretien : cinq heures environ. Mise en relation avec Marc par le biais de Marie-Anne. 8. Entretien avec Manon et Titou, hébergeuse et hébergeur solidaire, à Bruxelles, Juillet 2019, durée de l’entretien : trois heures et demi environ. Mise en relation avec Titou par le biais d’une amie.

Iconographies Les plans et croquis sont des dessins personnels réalisés chez les hebergeur·euse·s à main levée sur papier (certains plans ont été retravaillés par la suite par souci de clarté).Les collages sont des pièces graphiques personnelles réalisées dans le cadre de mon projet de fin d'étude, collage, papier et couture.Les photographies, personelles aussi, sont réalisés chez les hébergeur·euse·s avec un appareil photo argentique, développées par la suite. La double page suivante (p 211-212) est une compilation de captures d'écran de publications des "Vnous" de la page Facebook de la Plateforme citoyenne bruxelloise. [1] FOLON, Jean-Michel, illustration de la couverture pour : HALL, Edward T., La dimension cachée, Paris éd : Édition du Seuil, pour la traduction française, 1971, (1re éd., New York : Doubleday & C°, 1966), 244 p. {2} HUNDERTWASSER, MEN'S FIVE SKINS, Encre de chine sur papier, 296 x 210 mm, 1997, dans : RESTANY, Pierre, The Power of Art, Hundertwasser, The Painter-King with the five skins, Cologne : éd. TASCHEN, 1998.)

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Annexes ·Compilation de Vnous (la magie de la plateforme citoyenne) ·Une chambre à soi (bonus personel)

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Une chambre à soi "Il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. » Virginia Woolf, une chambre à soi

Par ces mots, Virginia Woolf souligne l’importance d’avoir « un espace à soi », espace matériel comme spirituel pour laisser aller et venir les pensées et les mots. Un lieu à soi, pour écrire, faire, créer, s’épanouir, faisant alors écho à l’essence même de cette recherche : l’importance d’un chez soi pour habiter et être, alors. Pour écrire ce mémoire, des perspectives premières à son aboutissement, il m’aura fallu trouver, dans la mesure du possible, « une chambre à moi ». Un espace pour avoir les idées claires et mettre des mots sur ces pensées. Un espace mental, un espace intime, un espace à moi. Cette année ayant été ponctuée par quelques rebondissements, j’ai pour ainsi dire expérimenter le sentiment de « ne pas avoir de chez soi ». Les mots sont forts et mes conditions ne sont absolument pas comparables à ces hébergé·e·s auxquel·lle·s je dédiais mon mémoire mais comme le disait Manon : « On a vraiment pas les même vies, pas les mêmes problèmes quoi. Enfin ça se pèse pas […]. ». Fort heureusement, j’ai moi aussi un Très Grand Hôtel, disséminé chez celles et ceux qui me sont chers, inscrit dans mon

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propre territoire relationnel. J’ai pu saisir la question de l’accueil en véritable immersion, en mouvance, m’adapter à des lieux différents, comprendre quel est mon territoire, savoir comment les choses fonctionnent, ce qui est permis ou non. J’ai pu mesurer l’importance d’un lieu pour être et habiter, se projeter, se ressourcer, se réfugier, se libérer. Comme ces architectes du quotidien que j’ai longuement observés, il m’a fallu faire preuve d’inventivité pour me « recréer » des chez moi un peu partout où je suis passée. À chaque lieu, une véritable nécessité d’aménager et bricoler le moindre bout d’espace qui s’offrait à moi. Comme Perec s’amuse à énumérer tous les lits où il a dormi dans Espèces d'espaces, je pourrais m’essayer ici à lister tous les lieux qui ont accueilli ma recherche de manière plus ou moins informelle : Des appartements d’ami·e·s, des chambres d’ami·e·s, des lits d’ami·e·s, des canapés, des maisons de famille, des maisons de vacances. Des lieux tranquilles, des lieux agités, des lieux chaleureux, des lieux hostiles. Des mouvements, des déplacements, des itinérances, des tramway, des bus, des trains, des voitures. Des bibliothèques, des institutions, des salles d'attente, des musées, des cafés, des bars. Des bureaux, des tables à manger, des tables basses, des tables bancales, des vieux fauteuils, des chaises à roulette, des bancs, des chaises longues. Des jardins, des terrasses, des balcons, des places publiques, des gares, des parcs…(je pourrais poursuivre). Je ferai finalement hommage à « ma suite royale » qui aura abritée avec bonheur une grande partie de la rédaction finale de cette recherche : une chambre d’été sous les pins.

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"Kss Kss" des cigales et danses de bourdons

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