De la friche industrielle au projet culturel et urbain

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Mémoire de master 2 2019 - 2020

De la Friche industrielle au projet culturel et urbain En passant par la préservation, la muséification et la revitalisation. Présenté par : Lisa MAESTRACCI Sous la direction de : Vinicuis RADUCANU Jury : Robert CELAIRE – enseignant MC ENSAM, ingénieur Christelle CORRADINO -enseignante MCA ENSAM, ingénieure, architecte Fabienne MARCOUX -architecte, personnalité extérieure



«La machine, c’est l’usine à rêves» André Malraux


TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION

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PARTIE 1 : De l’archéologie industrielle à la patrimonialisation

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1- Le contexte de l’industrialisation

P.3

CONTEXTE PAYSAGE ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE

2- Un regard neuf, une prise de conscience

P.13

POLITIQUE TYPOLOGIES ET REPRÉSENTATION EXPOSITIONS UNIVERSELLES

3- Une reconnaissance

P.27

PATRIMOINE DATE CLÉS MUSÉIFICATION

ENTRACTE

P.35

PARTIE 2 : Des friches industrielles aux « Lieux infinis »

P.37

1-Agir

P.37

CONTEXTE LA RÉVERSIBILITÉ ET L’INNOVATION SILENCE...ACTION !

2- Les in-finis

P.55

ENCORE HEUREUX ! RECHERCHES ET EXPÉRIMENTATION Tiers lieux ou espaces transitionnels ?

3- Duplication et prolifération

P.69

Institutionnalisation Danger du mimétisme LE cas Darwin

ENTRACTE

P.85


PARTIE 3 : DE LA MANUFACTURE DES TABAcS à LA FRICHE LA BELLE DE MAI

P.87

1- de l’indépendance à l’autonomie

P.87

CONTEXTE ACTEURS ET PRODUCTEURS

2-Un lieu d’architectes

P.95

L’air de pas y toucher ACTION ET « RÉAFFECTION »

CONCLUSION

P.111

Remerciments (infinis)

P.112

Bibliographie

P.113

Ouvrages revues Rapports et dossiers articles conférences émission de radio Reportage webographie


INTRODUCTION

Ce mémoire est né grâce un intérêt et un émerveillement autour de la révolution industrielle, de ce qu’elle a produit, des friches et de leurs univers. Le phénomène inverse, celui de la désindustrialisation va vider les espaces industriels de leurs usages. C’est en étant vides qu’ils deviennent une chance, une opportunité urbaine, qu’ils peuvent accueillir de nouveaux usages contemporains, pouvant devenir des lieux de tous les possibles, des lieux où on élabore de nouvelles manières de faire la ville. L’histoire démarre alors par la rencontre d’hommes et de femmes avec un bâtiment issu de l’ère industrielle. L’objet de cette étude est de se demander quelles solutions socialement fertiles, pouvons-nous envisager pour le patrimoine industriel et les friches? En passant de son apogée, à sa chute puis à sa reconnaissance pour terminer par un regard plus contemporain, je vais porter mon regard sur le patrimoine industriel, et les potentiels qu’il propose. Explorons ensemble le patrimoine moins institutionnel, plus expérimental pour comprendre comment ces lieux s’organisent et comment un espace qui n’appartient à personne finit par appartenir à tous. Avec une volonté d’avoir un regard sur le contexte historique, politique, économique et social de ce patrimoine et par la suite de l’élaboration de projets de reconversion. Je vais apporter mon point de vue, sur les modes de faire et de construire des projets infinis, autour de leurs architectures, leurs organisations et leurs gestions.

Fig. 1 : Viaduc de Garabit, Gustave Eiffel - 1889

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PARTIE I - De l’archéologie industrielle à la patrimonialisation 1- Le contexte de l’industrialisation Le Contexte

Une perspective de longue durée débute. C’est par la genèse d’un travail mené par de nombreuses personnes et chercheurs, que l’industrie, par la suite va être reconnue comme un patrimoine à préserver. D’après Mies Van der Rohe « La forme suit la fonction », ceci n’est pas totalement faux lorsque l’on observe l’architecture industrielle. Une nouvelle identité qui répond à des usages nouveaux, et à un nouveau mode de vie, celui de la machine et de la vitesse. Voilà le début de la vie moderne, où l’homme et la machine vont cohabiter pour créer l’ère industrielle. La révolution industrielle Les précurseurs de cette révolution en Europe sont les anglo-saxons de cette évolution vers un mode de vie contemporain. L’usine prend de l’épaisseur, et de plus en plus, elle prendra une notion d’anonymat de par sa multiplication répétée sur l’ensemble du territoire. Une nouvelle classe sociale va naître de cette évolution : la classe ouvrière. Loin d’être un objet isolé, l’usine est un ensemble. Gravitent autours des annexes qui se traduisent par des écoles, des habitations, des voiries, des églises. Tant d’éléments qui créent la ville industrielle. C’est par extension, la création d’un paysage industriel. C’est en partie dû à l’essor des voies de chemins de fer qu’une excroissance des villes et villages se développe et que les quartiers des gares prennent de l’ampleur. Les flux et déplacements sont les premiers facteurs de cette nouvelle ère ou machines et vitesses en sont les principaux protagonistes. Il faut acheminer cette production, avec des produits de plus en plus nombreux et c’est dans ces conditions que les transports se développent de manière fulgurante. Les premières locomotives voient le jour en 1814. Cent ans plus tard, en 1914, le réseau ferroviaire en Europe couvre plus de cinq-cent mille kilomètres sur l’ensemble du continent. Se développe alors les échanges et les déplacements, mais pas uniquement à l’échelle macro. Mais aussi à l’échelle micro. Dans les grandes villes comme Paris l’arrivée du métro est aussi un signe de ce nouveau mode de vie. L’existant quant à lui est amélioré, on agrandit les voiries, on restaure les ponts, on assainit les canaux. Les temps sont réduits, l’Europe devient alors accessible et on voit des machines à habiter se développer qui ont marqué Le Corbusier. Des paquebots, des trains dans lesquels grâce à un nouveau confort on peut manger et dormir. « Une grande époque vient de commencer. Il existe un esprit nouveau.

Il existe une foule d’œuvres d’esprit nouveau ; elles se rencontrent surtout dans la production industrielle. L’architecture étouffe dans les usages. Les styles sont un mensonge. Le style, c’est une entité de principe qui anime toutes les œuvres d’une époque et qui résulte d’un esprit caractérisé. Notre époque fixe chaque jour son style. Nos yeux, malheureusement, ne savent pas le discerner encore. » 1. La création et l’amélioration de la machine à vapeur, l’utilisation de nouvelle source d’énergie telle que la vapeur ou le charbon ne sont pas les uniques causes de cette révolution, puisque pendant de nombreuses années le Moulin hydraulique qui fonctionne grâce aux rivières et torrents reste encore très privilégié. Ce qui prouve toute l’ingéniosité quant à la position de la manufacture et de la proto-usine dans son environnement. Mais c’est bien les modes de productions qui vont transformer cette période, avec des productions textiles et métallurgiques pionnières. L’effet papillon ou boule de neige démarre. Puisque ces nouvelles méthodes de production vont impacter les populations à plusieurs échelons. La révolution du textile va par exemple produire des tissus plus robustes, avec des motifs comme le tissu Indienne, modifiant ainsi la mode. Les femmes le préféreront pour sa légèreté, mais aussi pour ses couleurs vives. Les modes de ventes et de consommations sont modifiés, le tissu étant plus accessible on voit alors apparaître de nombreuses affiches pour des robes en séries. Ceci s’applique à de nombreux domaines. C’est identique dans le domaine de construction. La circulation des nouvelles est aussi accéléré grâce aux progrès techniques. Au milieu du XIXe siècle les imprimeries voient l’apparition des rotatives qui vont permettre d’imprimer plus de journaux, impliquant ainsi une plus large diffusion. L’information n’est plus réservée à une élite. La presse écrite sera alors le premier moyen de diffusion accessible, d’informations qui auparavant restaient encore inconnus.

Fig. 2 : Paquebot L’aquitania 1

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Le Corbusier, Vers une architecture


C’est un détail intéressant qui permet de comprendre comment les populations on part la suite pu s’intéresser à tout ce qui les entoure. Tous les jours des millions de personnes peuvent se tenir informé de ce qu’il se passe, on parlera du quatrième pouvoir de la presse qui s’ajoute aux trois autres pouvoirs traditionnels du gouvernement, du parlement ou de la justice. Il représente une nouvelle manière plus directe de s’adresser au peuple en l’informant et en le faisant réagir, ce qui se révélera très efficace comme nous le verrons par la suite. Mais les imprimés ne sont pas les seuls à largement se diffuser, les images elles aussi vont très rapidement devenir média du quotidien. De la peinture, à la lithographie jusqu’à la photographie, l’image aura le pouvoir de mettre en évidence le pouvoir des mots, créant ainsi des prises de consciences auprès du grand public. Les modes de vie changent, les habitudes, le rapport du corps à l’espace et du corps à la machine. Une profonde mutation des sociétés se crée. Et de nombreuses industries se développent. On voit alors apparaître les productions à la chaîne et en série qui vont aussi marquer le design comme avec la chaise n°14 en hêtre massif courbé et son assise cannée de Michael Thonet créer en 1859.

Une fois encore ces productions de masse et ses créations sont possibles grâce à des prouesses techniques, réalisées par des machines, qui vont pouvoir courber et cintrer le bois. Tant d’exemples peuvent encore être cités, mais nous allons nous concentrer sur ce qui abrite ces avancées techniques. Les palais de la construction et de la production : les industries et usines. Elles vont apparaître dans notre environnement et modifier notre paysage. Elles vont proliférer et très vite être omniprésentes dans le paysage urbain et rural.

Fig. 3 : La Chaise Thonet n°14

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Des sites pollués, amiantés, avec une architecture non reconnue, symbole d’une exploitation de la classe ouvrière. Les pouvoirs publics et par les Établissements Publics Fonciers (EPF), mis en place par l’État, prônent avant tout la démolition, qui sera subventionnée par celui-ci. Aujourd’hui la démarche est bien différente, les EPF favorisent les réhabilitations avec la mise en place du « Fonds Friches ». Ceci limite les besoins en ressources mais aussi en matière grise. On utilise l’existant pour construire nos villes. Ce mémoire questionne la sauvegarde des bâtiments industriels. De nombreuses notions seront abordées, et nous verrons qu’il n’y a pas de solution unique, mais bien au contraire, elles sont plurielles.

400 350 300 250 200 150 100 50

Seine-Saint-Denis

Première couronne

0 Deuxième couronne

Le phénomène de désindustrialisation L’industrie va se développer durant de nombreuses années. Elle aura atteint ses lettres de noblesses lors des trente glorieuses où elle connaît à nouveau une forte croissance de production. Mais très vite s’installe le phénomène inverse, un phénomène de désindustrialisation, qui va toucher le monde entier et notamment les pays industrialisés, qui vont connaître leur premier choc pétrolier. S’en est suivi une crise économique qui sera d’une extrême violence. Suite à une guerre Israélo-palestinienne, la guerre de Kippour, une prise de conscience se créer autour de l’énergie ; puisqu’à l’issue de celle-ci le prix du pétrole à considérablement augmenté. C’est la fin du baril de pétrole à un dollar, son prix quadruple au cours des années 70 et il devient une arme politique. Sujet sensible, puisque c’est pourtant grâce à lui que l’on connaît une telle croissance dans les productions, ayant des impacts bénéfiques sur l’économie. C’est une guerre de la ressource fossile qui est déclarée et elle est mondiale. Mais tout cela va entraîner sur nos territoires de nombreuses conséquences. Cette décroissance va impacter nos villes et nos industries. Le mot de désindustrialisation commence à être cité dans les médias. Ce phénomène frappe toutes les économies développées dans le domaine de l’industrie et entraîne au fur et à mesure une disparition des usines. La baisse de la part de la production industrielle dans le PIB (Produit Intérieur Brut) est significative puisqu’elle passe de 24 % en 1980 à 14 % en 2007. On connaît aussi par extension une perte de 36 % des emplois dans le secteur industriel. La classe ouvrière commence alors à diminuer. On passe de l’industrie à la friche, laissée à l’abandon, sans aucune fonction. On commence à voir disparaître nos usines avec leurs formes significatives : leurs toitures en dents de scie, et leurs cheminées. Une architecture qui a adopté un système, devenant ainsi un dénominateur commun pour de nombreux bâtis. Ceci est lié à la crise économique, qui part la suite va entraîner une délocalisation des entreprises et des industries dans des pays où la main d’œuvre et les ressources seront moins chères. Puisque grâce aux transports que nous avons évoqué plus haut, les échanges d’hommes et de marchandises sont plus nombreux et facilités. C’est la mondialisation qui voit le jour. Un échange de savoir et de culture ou de style architectural se développera par la suite lors des grandes réunions mondiales : les expositions universelles. Mais revenons à nos terres. La France se retrouve avec un million d’hectares de friches à recycler. Le schéma ci-contre montre la réduction de ces espaces laissés à l’abandon entre 1998 et 2007. La superficie des emprises industrielles est nettement réduite, mais celle-ci se traduit par des démolitions et non des réhabilitations puisqu’en 1974 l’opinion publique était très négative quant à ce domaine.

Surface de friches en hectares (1998) Surface de friches en hectares (2007)

Fig. 4 : Evolution des surfaces de Friche en région parisienne entre 1998 et 2007. (en hectares)


Paysage

Le paysage architectural français -et par extension la ville- s’est constitué par des strates successives. Les siècles ont façonné les centre-villes, les palais et les châteaux. Les restaurations consécutives sont le témoin de l’intérêt général pour ce patrimoine. Ce qui n’est pas encore tout à fait le cas pour le paysage industriel. En effet, il continue de véhiculer une image synonyme de nuisance et de pollution. La représentation traditionnelle de l’usine enfermée dans ses murs d’enceintes perdure, caractérisée par la cheminée crachant de la fumée noire, avec pour parure un mur qui empêche de voir au travers. Un paysage mal vu Le mur est un symbole, puisque il protège le bâtiment des mouvements grévistes mais aussi permet de contenir tous les secrets de production. Il reste malgré tout, pour certains, d’une extrême laideur. Ces paysages sont considérés comme violents, le paysage minier en est le principal responsable, avec ses « gueules noires », ses rails et sa poussière qui prend place jusque dans les habitations comme à Charleroi en Belgique. Pour certains, l’artificiel prend alors le pas sur le naturel, est rompt un équilibre. Matthieu Poitevin lors de sa conférence, tient à nous parler de la beauté, mais il peine à trouver ses mots, car il est difficile de dire ce que l’on trouve beau. Alors grâce à des photos il tente de nous faire comprendre ce qu’est pour lui la beauté. De nombreuses photos de paysage naturel, comme la montagne enseignée ou encore un coucher de soleil sur la mer représente pour lui ce qu’il ne peut exprimer. Il justifiera enfin son propos en disant qu’« Un paysage naturel est beau, car il est vrai, il n’a pas de composition »2.Ce n’est donc pas étonnant en suivant cette logique que toute construction, composition, puisse être perçue comme une nuisance. Le paysage industriel est mal vu, mais il continue de se développer pour répondre aux besoins des villes qui sont toujours plus gourmandes en énergie et matériaux de construction. C’est aussi à cette période que la limite entre ingénieur et architecte est faible. Les fonctions de ces deux protagonistes sont très souvent confondues dans une même profession libérale de « concepteur ». Les principales attentes de ce concepteur sont l’économie, efficacité et la solidité pour cette nouvelle architecture totalement radicale. Mais cette remarque peut être associée aussi de nos jours lorsque l’on observe les travaux de Renzo Piano et Norman Foster. Mais pour l’époque, les ponts étaient perçus comme des bijoux de l’ ingénierie, toujours à la recherche de grande hauteur et portée. Les ponts de Gustave Eiffel sont autant perçu comme de véritables chef-d’œuvres que reconnu pour leurs prouesses techniques. Pourtant ce paysage est partout, il est omniprésent puisqu’il a impacté nos modes de vie, nos espaces et notre perception. 2

Matthieu Poievin, Conférence ENSAM

L’industrie va prendre place autant dans nos villes que dans nos campagnes, deux phénomènes parallèles pour profiter respectivement de ce qu’a à leur offrir ces environnements à savoir : des ressources et de l’énergie ou une main d’œuvre qui est déjà en place. Ces paysages sont pluriels, ils ont aussi différents degrés d’industrialisation, allant du plus faible avec notamment les exploitations des ressources naturelles : carrières, mines, forets pour les scieries et charbonnage au plus fort avec les industries de transformations des produits (industries lourdes ou légères et leurs infrastructures.). Une fois de plus l’industrie et l’architecture de celles-ci, ne s’imposent pas de manière égale sur l’ensemble du territoire, et ne modèlent pas le paysage de la même façon. Certains paysages auront une dominante industrielle comme Charleroi en Belgique et d’autres auront une dimension plus naturelle ou historique comme la Corderie Royale de Rochefort. Le phénomène d’industrialisation va marquer les villes sans pour autant déséquilibrer le tissu urbain présent. Lille est une ville où le style industriel s’installe durant le XIXe siècle. Certaines usines urbaines ou manufactures prendront place dans les dents creuses du bâti existant. Dans son épaisseur, sa densité, le tissu industriel est souvent composé chez nous d’usines rurales modestes et Proto industrielles. Nombreux exemples qui témoignent d’une intelligence industrielle, d’une habileté artisanale ou ingénieuse, d’un savoir-faire par leur élévation esthétique. C’est le cas à Elbeuf en Normandie, où certains bâtiments sont inscrits dans la densité de la ville. Ils s’avérèrent être en fait, des industries avec des façades vitrées pour profiter de la lumière du jour lorsque l’électricité n’était pas encore présente. Des détails architecturaux traditionnels comme, par exemple les débords de toiture vont permettre de protéger les tissus qui sèchent lorsque les fenêtres sont ouvertes et qu’il pleut. La proto-industrie réinterprète ce qui existe, sans dénaturer les milieux urbains dans lesquels elle prend place. Maurice Daumas est un historien français qui est le premier à s’être intéressé au patrimoine industriel et aux techniques. Il développera en France la notion d’archéologie industrielle que nous verrons ensuite. Dans son ouvrage « L’archéologie industrielle en France » il montre toute la complexité de ce paysage nouveau et la difficulté de le faire accepter. « Le monument industriel, sous la forme diverse qu’il affecte depuis un siècle, a d’abord paru agresser le paysage qu’il venait peupler. L’esprit lui refusait toute valeur sémiologique, habitué qu’il était depuis longtemps à en accorder aux châteaux de la Renaissance ou du Moyen Âge, aux églises, aux anciennes demeures, à certains ponts de pierre. Pourtant il avait accepté les ponts métalliques. Les courbes des câbles d’un pont suspendu lui paraissaient déjà belles, parce que d’une grande pureté géométrique. »3. Ceci montre que dans certains cas, l’esthétique industrielle fini par être acceptée. 3

Maurice Daumas -L’archéologie industrielle en France

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Fig. 5 : Les fumĂŠes, Charleroi, Pierre Paulus - 1930

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Mais ces exemples restent encore en marge. D’après lui, la banalisation, l’uniformité et l’anonymat de ces usines qui se ressemblent toute, et qui n’accroche plus l’œil, sont une forme de réponse à la non reconnaissance. Dans ses choix iconographiques, il ira jusqu’à écrire que c’est « une parmi tant d’autre ». C’est alors pour cela que les projets « en marge » sont des œuvres plus accomplies, finies qui encore aujourd’hui sont « les points forts d’une écriture personnalisée du paysage. »4. Il ajoute aussi dans son analyse du paysage deux notions temporelles importantes. La pérennité et la fugacité de celui-ci. Même obsolètes, certaines constructions ne seront pas détruites, et d’autres seront réhabilitées. Malgré le phénomène de désindustrialisation, on conserve encore aujourd’hui des traces de ces bâtiments ou de ces ossatures métalliques robustes. Mais on l’oppose ici à fugacité, créant ainsi un paradoxe entre ce qui est défini pour perdurer et ce qui au contraire est limité dans le temps. Dans l’esprit collectif le paysage industriel s’exprime uniquement lors de la révolution industrielle. Or comme nous l’avons vu, il existe de nombreuses ramifications entre ces entités plurielles, qui sont autres que les infrastructures de transports, les routes, les chemins de fer, les tunnels. L’industrie a modelé la vie moderne et nos habitudes. Mais cette pérennité citée précédemment est aussi permise par des emblèmes, des symboles.

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Maurice Daumas -L’archéologie industrielle en France

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Les caractéristiques et symboles Maurice Daumas va citer et nommer quelques caractéristiques dans son ouvrage. Mais nous allons nous concentrer sur deux uniquement : « La banale cheminée d’usine » et « Les toits en Shed ». La cheminée « banale » ne l’est peut-être pas tant que ça. Même si toutes ont un dénominateur commun qui peut se traduire par : une règle de bonne proportion entre la section et la hauteur pour permettre un bon tirage, et un matériau de construction, comme la brique pour avoir de bonne qualité isolante, en évitant un refroidissement trop rapide. C’est un élément qui sera traité avec beaucoup de soin, très souvent la fierté de l’industrie, elle jouera même le rôle de totem. Elle est traitée dans la même continuité que le reste du complexe industriel, comme par exemple la Chocolaterie Menier ou la cheminée arbore fièrement la lettre M, et un traitement poli-chromatique, créant ainsi des motifs propres à cette usine qui semble tout droit sortie d’un conte. Ces cheminées vont se voir couronnées avec attention, comme les colonnes antiques et leurs ordres. Mais ceci n’avait pas pour seule fonction l’esthétique, le couronnement protégeait la maçonnerie du ruissellement des eaux de pluie. Encore une fois, de nombreuses variétés naîtrons pour souligner l’horizon et mettre en avant l’ingéniosité et la beauté de l’industrie. L’auteur semble être inquiet quant à leur avenir puisque grâce ou à cause du moteur électrique qui remplace la machine à vapeur, nombreuses étaient les cheminées qui ne servait plus au tirage. Pour des questions de sécurité, elles sont susceptibles d’être détruites pour éviter tout risque d’effondrement suite à une détérioration. Rassurons-nous, même après deux siècles, certaines tiennent encore. Le shed autre grande figure de l’architecture industrielle va marquer les esprits, autant que le paysage. Cette forme spécifique à l’industrie s’est développée dans les années 1850 en Angleterre, le « North Light Roofs », les toitures éclairées par le nord permettront d’avoir de la lumière constante et égale tout au long de la journée. Les Sheds vont devenir très vite un système international, mais son essor dans les autres pays restent incertains. Ce n’est donc pas une architecture locale, mais nous pourrons le retrouver sous différentes formes et sera même réutilisé aujourd’hui, dans des projets architecturaux ayant pour vocation d’être autre que des projets à des fins industrielles. Certains iront jusqu’à dire que c’est la première fois qu’un élément architectonique comme le Shed va se développer dans le milieu occidental, pour devenir international. Une architecture internationale, mais qui pourtant, semble être locale en s’intéressant à son environnement va créer un paradoxe. Au départ, la perception d’un paysage abrupt, violent qui va progressivement devenir un paysage que l’on cherche à conserver. L’archéologie industrielle est l’une des clés pour comprendre la démarche de recherche et de conservation qui va émerger jusqu’à nos jours. 9

Fig. 6 et 7 : Cheminée Menier, Noisiel -1816


ARCHÉOLOGIE INDUSTRIELLE

C’est une analyse pluridisciplinaire qui va naître, mené par des historiens, des architectes, des archéologues ou simplement des conservateurs d’une architecture nouvelle. Ces recherches qui ne sont pas neuves finissent par montrer qu’il y a autant de manière de bâtir une industrie que de régions. Réinterprétation des codes Pendant longtemps l’architecture proto-industrielle, avait du mal à s’affirmer comme telle. On trouve alors des fermes, couvents, casernes, résidences nobiliaires qui sont des modèles de construction dans lesquels on produit. La mécanisation hydraulique le prouve, puisque l’industrie s’est appropriée peu à peu, une expression architecturale qui est faite de typologies, adaptés à des domaines productifs particuliers en transformant des modèles antérieurs. Le moulin est le meilleur exemple qui puisse illustrer ce propos. Mais la nouvelle architecture fonctionnelle, adaptée peine à venir. C’est le changement d’énergie qui va impacter l’architecture. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à l’énergie de la vapeur va permettre cette évolution, avec l’apparition des cheminées et plus tard des Sheds qui vont marquer les esprits, et la mémoire collective. Ceci va aussi être amené par une double nécessité : celle de la technique et de l’organisation du travail. Dans son ouvrage « Le Patrimoine industriel » Jean-Yves Andrieux dit que : « Réduire l’architecture industrielle à la conception d’une enveloppe, indépendante, à la limite, de la fonction abritée, c’est au mieux manier le paradoxe, au pire nier la réalité démontrée par l’histoire »5, et « De même, le haut fourneau, le four à chaux, ou le chevalement de mine sont plus que des outils : a mis chemin entre le bâtiment et l’objet mobilier, ils ne sont pas que des machines géantes, ils ne sont pas plus insensibles au contexte que ne l’est le bâti vernaculaire. »6. Ces définitions prouvent que c’est une architecture en mouvance, qui réinterprète des codes, des matériaux locaux. L’architecture du labeur va devenir l’architecture de la technique, où les hommes et les machines, cohabitent dans un espace bien pensé. L’architecture industrielle peut paraître archétypal, or elle aussi respecte des règles d’implantation. Elle s’adapte à son environnement, aux ressources que le territoire a à lui offrir, des ressources, en bois, en eaux, ou encore en charbon. Ceci permet aussi d’introduire une notion nouvelle, celle de l’archéologie industrielle. Louis Bergeron qui est un journaliste et écrivain français s’intéressera aussi à cette démarche de recherche, de questionnement qui va naître autour de l’industrie.

Jean-Yves Andrieux - Le patrimoine industriel Louis Bergeron - Archéologie industrielle

Pour lui il ne s’agit pas d’un geste anodin et aveugle mais au contraire , « le cœur de la démarche de l’archéologie industrielle, c’est de mettre en évidence l’adaptation, d’une enveloppe architecturale à un espace de travail qui est lui-même témoigne d’une certaine organisation du travail, d’une circulation des matières et d’une affectation topographique des hommes. »7. Il n’y a pas de dogme, pas de règle. L’architecture industrielle, ou non, amène à se poser des questions sur son environnement, en innovant dans son vocabulaire, son esthétique ou sa symbolique. L’archéologie industrielle est donc globale, totale et s’intéresse à tous les champs qui touchent de près où de loin l’industrie.

5 et 6 7

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Ses origines Louis Bergeron et Maurice Daumas s’accordent à dire que les Anglais sont aussi les précurseurs de ce « mouvement ». Les Britanniques sont à l’origine de cette création de l’archéologie industrielle en favorisant des sociétés et des recherches locales pour éviter les destructions et remettre en états des équipements complexes. Cette branche particulière du patrimoine architectural britannique a été reconnue et célébré très tôt, par l’opinion publique, dès le règne de la reine Victoria. L’engouement populaire participe à cette compensation symbolique d’un sentiment de grandeur nationale. Elle est devenue exemplaire. Après la reconversion de nombreux sites en musée, comme le Blists Hill ou encore L’ironBridge Museum Trust. Elle est liée à leur histoire, mais aussi à cette chronologie qui met en forme l’industrie avec la révolution industrielle. L’archéologie industrielle « à la française » va intégrer les manufactures royales et les « proto-fabriques » du XVIII siècle. Elle s’impose comme un guide pour les autres pays grâce à un esprit de professionnalisme et un esprit d’entreprise à la hauteur des critères de conservation. « L’archéologie industrielle est née et s’est développée dans un climat commun à toutes les nations anciennement industrialisées : celui d’un changement d’âge technique, d’une nouvelle répartition internationale du travail, de crise et de désindustrialisation enfin qui ont suscité curiosité et inquiétude à l’égard du risque de naufrage d’un pan entier de la mémoire et de la culture nationale, lié aux premières phases de l’industrialisation. Prise de conscience qui intervient à des dates différentes, et suscite des actions conformes aux traditions culturelles et institutionnelles de chacun. »8. Cet engouement commun va permettre au fur et à mesure de développer une organisation pour pouvoir conserver toute une partie de l’histoire que ces bâtiments ont à nous raconter.

Fig. 8 : Iron Bridge, Shropshire - 1779 8 /9 et 10

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Jean-Yves Andrieux - Le patrimoine industriel

Son processus Au préalable, un travail de repérage et d’identification des sites industriels s’impose. Puis viendra un temps d’analyse documentaires de l’existant. L’archéologie industrielle créer des aller-retours entre le terrain et les archives constants, elle va donc s’intéresser aux archives de l’entreprise qui va apporter des informations sur les machines et ainsi aider quant aux interprétations de l’histoire du patrimoine industriel. « Les amateurs d’archéologie industrielle ne doivent pas pour autant tomber dans le piège qui consiste, à partir de l’étude d’un site et de ses vestiges, à vouloir reconstruire systématiquement et en toute occasion l’histoire d’une entreprise et d’une activité : l’archéologie industrielle n’est pas toute l’histoire de l’industrie, ni non plus une version modernisée de l’histoire locale. »9. Entre-autre tout corps de métiers allant des sciences exactes aux sciences sociales, ingénieurs, historiens, ouvrier peuvent apporter des témoignages sur ces industries. Encore une fois la notion de pluridisciplinarité est renforcée, avec des informations que l’on trouvera dans des domaines larges tels que l’anthropologie, la sociologie ou l’ethnologie. « En tout état de cause, l’efficacité et la capacité démonstrative de l’archéologie industrielle exigent qu’elle s’attache en premier lieu à inventorier. Corpus d’informations dans toute la mesure du possible comparables, l’inventaire est l’outil de référence qui permet à la fois de conserver des traces documentaires (d’une façon exhaustive, au moins dans l’idéal), d’argumenter en faveur de mesures de protection (l’arsenal législatif et les procédures administratives étant à cet égard extrêmement variables en nature et en ancienneté d’un pays à l’autre, de l’Europe à l’Amérique et au sein de l’Europe elle-même), de préparer ainsi d’éventuelles opérations de sauvegarde ; d’autre part, l’inventaire procure le soubassement indispensable à une recherche scientifique, thématique ou individualisée, qui doit permettre à ce secteur récent du patrimoine de chaque nation de bénéficier de toutes les attentions que l’histoire de l’art et l’archéologie ont apporté au contenu traditionnel du patrimoine. »10. Une recherche et une classification claire est essentiel. C’est André Malraux qui l’avait bien compris puisque cette méthodologie se base sur la même méthodologie qu’il proposait pour l’inventaire général au ministère de la Culture. C’est en 1964 que va naître ce service de l’État permettant de recenser, étudier et faire connaître tous les éléments qui pouvait faire partie de la nation. « de la petite cuillère à la cathédrale ». C’est un peu comme une annexe non reconnue que va se développer. L’archéologie industrielle permettra par la suite de nombreuses propositions pour offrir une seconde vie à ces bâtiments, comme nous le verrons, au fil de la lecture.


Pour ces recherches l’archéologie industrielle va comme l’archéologie classique recourir à des fouilles permettant ainsi de dresser un profil quant à l’état du bâti, et permettra de reconstituer son histoire :les installations détruites (restes de fondations par exemple), modifiées ou reconstruites. Mais l’archéologie industrielle ne s’arrête pas qu’à l’analyse du sol, elle regarde aussi au-dessus de celui-ci pour analyser « les âges et les emprises, les formes et les styles typiques de chaque étape du développement d’un établissement industriel et, plus ou moins discernables dans son état actuel. Toutefois, l’archéologie industrielle est archéologie dans un sens beaucoup plus large et plus théorique : c’est-à-dire qu’elle est une auxiliaire longtemps méconnue de l’histoire de l’industrie, qu’elle aborde par le biais de l’insertion des activités industrielles dans un espace, de leur inscription au sol, collectant et étudiant, afin d’en tirer des informations spécifiques, tous les vestiges physiques, toutes les traces non écrites de ces activités »11. C’est un travail commun, et collectif où particuliers, connaisseurs vont entrer en lien et coopérer avec des associations culturelles, des collectivités locales, des élus et des administrations. Jean-Yves Andrieux explique qu’elle est « Légitime détentrice d’un savoir, elle a son avis à donner en matière de conservation, de muséologie, d’aménagement territorial, de planification urbaine, d’animation culturelle, de développement de la curiosité publique en faveur de la culture scientifique et technique. »12

Mais il ne faut pas simplement être historiens, artistes où architectes pour comprendre le patrimoine industriel. Il faut aussi comprendre la notion économique puisque c’est elle qui a donné naissance à la rationalisation de cette architecture. Le Taylorisme ou l’OST (Organisation Scientifique du Travail) va complètement modifier les usines. Maurice Daumas définit ceci comme le passage de la manufacture à l’usine. Un changement d’échelons liés à la division du travail qui créer ainsi le travail à la chaîne dont s’en amusera Charlie Chaplin. Même si certains parlent de déshumanisation ou encore d’aliénation en transformant l’homme en machine avec la répétition de même tache, le taylorisme va autant impacter l’organisation que l’architecture. La production de masse demandera toujours de plus en plus d’espace pour stocker et produire les marchandises. Une approche globale et pluridisciplinaire qui ouvre les possibilités, propose des réponses aux questions que certains se posent sur ce patrimoine. Des questions qui vont de la notion de paysage au site en passant par toute les échelles. L’approche scientifique n’est pas la seule qui a permis une reconnaissance pour ce bâti, des mouvements sociaux, économique ou encore artistiques ont permis de saisir toute l’importance de ce patrimoine bâti.

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Jean-Yves Andrieux - Le patrimoine industriel

Fig. 9 : Les Temps Modernes (Modern Times), Charlie Chaplin - 1936

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2- Un Regard neuf, une prise de conscience Politique

Une prise de conscience s’opère. Mais tout comme Rome, elle ne s ‘est pas faite en un jour. Il a fallu du temps, et de nombreux évènements pour permettre au grand public de comprendre l’importance du patrimoine industriel. En passant des mouvements grévistes de Mai 1968 jusqu’aux édifices martyrs. Mai 1968 : L’usine symbole de la classe ouvrière Sans rentrer dans les détails de ce mouvement à l’initiative des étudiants qui fut ensuite repris par les syndicats et les usines, nous nous intéresserons plutôt aux affiches qui au-delà de porter des messages de contestation sont devenues de véritables symboles de la lutte ouvrière. En 1968, elles fleurissent de partout sur les murs de nos villes. La plupart ont été réalisées collectivement par l’Atelier Populaire, un groupement anonyme, qui se réunissait aux Beaux-Arts de Paris. Composés d’artistes ou d’étudiants en art ces affiches sont le média porteur d’un message mais aussi la représentation d’une classe sociale. Et quoi de mieux qu’une usine pour représenter cette dernière. Ceci n’est pas sans rappeler les influences du réalisme socialiste, doctrine artistique et littéraire qui s’est largement développée dans les pays soviétiques au XXe siècle. Des artistes tels que Aleksandr Deineka, ont largement travaillé par le biais de la peinture le culte du corps, du travail, de la jeunesse sous Lenine. Ce lien de parenté se retrouve notamment dans les affiches, mais aussi dans le Constructivisme qui n’est autre que « l’utopie prolétaire », un mouvement artistique née suite à la révolution russe de 1917. Les affiches mettent en avant celui qui produit, qui travaille, mettant un grand coup de pied dans la fourmilière, renversant les codes. On ne met plus en avant la bourgeoisie, mais le peuple, l’ouvrier. Dans cette ambiance Maoïste de nombreux artistes à travers la peinture, la photographie ou encore l’architecture vont créer des médiums de communication sur cette idéologie de bien commun, et de reconnaissance pour tous, tels que les travaux d’Alexandre Rodchenko, Vladimir Tatlin ou encore El Lissitzky. Nous parlions en amont des caractéristiques architecturales des usines qui se traduisent par les cheminées et les sheds. Alors prenons ces deux ingrédients pour créer l’archétype ou le logotype de l’usine. Nous obtenons alors un symbole, simple, efficace qui représente une catégorie sociale. Pourtant, nous sommes en 1968, le phénomène de désindustrialisation est bien amorcé, c’est bientôt la fin des trente glorieuses, entre-autre cela fait presque un siècle que cette forme architecturale n’est plus construite, et pourtant elle a assez marqué les esprits pour se suffire à elle-même en affiche.

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Certes ce paysage n’était pas apprécié, mais il a permi de se faire comprendre et entendre lors de ces manifestations. De nombreuses déclinaisons existent, allant des plus simples, avec la silhouette de l’usine accompagné d’une phrase ou d’un slogan tel que « La lutte continue » aux plus sophistiquées. L’exemple de la cheminée surmontée d’un poing levé en guise de couronne, ou encore le détail de celle-ci qui est en brique. Inconsciemment ces affiches parlent d’architecture, de matérialité et de technique. Elles ont mis en lumière sans le savoir une forme architecturale, un patrimoine nouveau pour lequel nous allons nous intéresser. Les affiches ont pour certaine disparu des murs, mais si elles sont encore disponibles aujourd’hui c’est parce que certains exemplaires ont été déposés à la Bibliothèque Nationale de France (BNF). Ceci montre que ce qui se rapproche de près ou de loin à un patrimoine bâti peut être conservé. La conservation de celles-ci, ont peut-être par extension permis de conserver une forme architecturale, celle de l’architecture industrielle qui comme les affiches, racontent une histoire et représentent une partie de celle-ci. L’architecture fait l’histoire. L’homme par ses actions, la raconte, ou au contraire, peut y mettre fin, en faisant table-rase comme nous allons le voir par la suite.

Fig. 10 et 11 : Affiches de Mai 1968, l’Atelier Populaire, Beaux-arts de Paris

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Les édifices martyrs

Fig. 12 : Halles Baltard, Paris - 1860

Faire table-rase du passé a été une des phases avant de comprendre l’importance de conserver. Il a fallu malheureusement quelques évènements dramatiques pour avoir une prise de conscience. La citation de Lamartine pourrait tout a fait rendre le propos plus lisible,« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. », et c’est apparemment le cas et le triste sort des Halles Baltard, « Le ventre de Paris » comme Émile Zola aimait tant l’appeler. Elles furent construites entre 1852 et 1860 par Victor Baltard, un architecte français. Il devient sous Napoléons III, durant le Second Empire, l’architecte de Paris. Il commence à dessiner les Pavillons des Halles en collaborations avec Félix Callet, autre architecte français du XIXe siècle. Leurs points de vue architectural divergent, ils ne sont pas d’accord quant à la réalisation des pavillons. C’est finalement Baltard qui l’emporte avec une architecture moderne faite de brique, de verre, de fonte et d’acier. L’élégance de ses structures aériennes, appelées « parapluie », raidies par des tirants, auront raison face à la pierre, à tel point que le premier pavillon, « le pavillon de Pierre » voit sa construction subitement arrêté en 1853, avant d’être détruit en 1866. Le « modèle parapluie », va lui, faire le tour du monde, et sera reconnu pour ses prouesses et sa beauté architecturale. Douze Pavillons sont prévus, ils sont conçus pour nourrir un million de parisiens. Une fois achevés les pavillons sont supports de vie, d’animations. On crie, on négocie, une vie de jour comme de nuit où les travailleurs retrouvent les noceurs dans les restaurants du coin. On disait que c’était le quartier le plus animé de Paris, où les marchandises venaient de toutes la France et les hommes de tout Paris, ça débordait dans les rues. Un monde haut en couleur que Robert Doisneau aimait figer en noir et blanc. « Les halles pour moi représentent exactement le lieu, où je trouve les plus belles beautés du monde, et les plus belles lumières du monde »13. Une ambiance, une effervescence de quartier, par des usages et des commerces, mais aussi une qualité architecturale reconnu par certains.

Mais ça ne pouvait pas durer, le ventre grignote les rues adjacentes, les urbanistes le comparent à un cancer, à une tumeur qu’il faut éradiquer. Problèmes d’hygiène, de nuisibles et de circulation amènent à se questionner quant à sa conservation un siècle plus tard. Partir ou rester ? Voici le débat qui animent les usagers, et les commerçants du quartier dans les années 1950 / 1960. Certains sont pour, à conditions d’avoir de meilleures conditions de travail, d’autres pas, considérant que Paris va perdre son charme. D’autres encore, ont peur pour les commerces, ou pour les pertes de temps et d’argent. On décide alors de déplacer les Halles à Rungis, en trois ans le chantier est terminé, et c’est finalement le 27 février 1969 qu’à lieu le dernier marché des Halles. Les fanfares, et les hommes viennent faire la fête et dire au revoir, car pour certains c’est l’extinction du quartier, d’un mode de vie. Le lendemain, place au « Grand déménagement » qui dure trois jours, pour aller à 8 kilomètres de là. Rungis est l’héritier d’un joyau de l’architecture, d’un concentré de vie pour devenir une zone industrielle commerciale simplement 15 fois plus grosse, sans grande qualité architecturale (et surtout d’usage), pour devenir le plus gros marché de produit frais au monde que l’on connaît aujourd’hui. Peu mesurent l’intérêt de l’œuvre de Victor Baltard (1805-1874), mais beaucoup sont attachés à l’image urbaine. La menace de la destruction ne plaît pas à tout le monde. L’Atelier Parisien d’Urbanisme (APUR), ou encore des associations posent devant les pavillons à l’agonie pour les protéger. Une lutte dans les médias apparaît. « une lutte associative et une occupation «sauvage» des lieux. Des jeux pour enfants, des manèges, un salon des antiquaires, des représentations théâtrales, dont celles du futur Théâtre du soleil d’Ariane Mnouchkine… Une partie de la presse s’engage pour défendre les pavillons, comme d’éminents critiques d’architecture tels qu’André Chastel ou André Fermigier. Mais l’époque n’est décidément pas à la préservation de l’architecture du XIXe siècle »14. Les pavillons tombent les uns après les autres, les six premiers sont sacrifiés en 1971 pour la création de la gare RER. Heureusement, Deux pavillons sont déplacés dont un à Nogent-sur-Marne qui devient le Palais Baltard.

Fig. 13 : Halles Baltard, Paris - 1969 13

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Robert Doisneau

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Le fantôme de Baltard, Article Le Monde


De ce royaume, il ne reste alors que deux palais. Ceci va de pair avec les politiques de la ville bien entendu. Charles De Gaule était partisan de ce déménagement. Mais il démissionne, et c’est Georges Pompidou qui prend alors la présidence. Il passe à l’acte et rend cela possible. Mais sa mort en 1974, met fin à ses idées de projet. Commence alors à nouveau un jeu politico-architectural avec le nouveau binôme composé de Valéry Giscard d’Estaing accompagné de son architecte Ricardo Bofill pour proposer un projet moins moderniste et plus néoclassique. Mais après plus d’un siècle sans Maire, la ville de Paris voit arriver en 1977, Jacques Chirac qui se proclame aussi architecte du projet. « L’architecte des Halles, c’est moi !», voilà de quoi faire sourire son meilleur ennemi, dont le projet se voit subir le même sort que celui des Halles. Là encore, des architectes vont contester, et tenter de mettre fin à cette guerre qui a déjà coûté bien trop cher aux yeux de certains. C’est notamment le cas de Jean Nouvel qui demande une consultation alternative. D’autres élus et acteurs viendront ajouter le grain de sel, ou leur pierre à l’édifice durant encore quelques années. Tout cela va durer jusqu’en 2016, ou enfin le projet se verra conclu par La Canopée, œuvre de Patrick Berger. Cette énumération de succession politique et architecturale montre le danger de la destruction. Un quartier certes sale, infesté de rat mais grouillant et débordant de vie , a laissé place à un trou, puis à un centre commercial critiqué, mais aussi relativement mal fréquenté.

La succession des décisions politiques visant à mettre en avant ses capacités décisionnelles ou encore à mettre des bâtons dans les roues aux autres a conduit à une perte colossale. Une perte architecturale, d’usage, de vie et surtout à une perte d’argent, d’énergie et de matière grise. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Certainement. Car le sort qu’a connu les Halles Baltard à permis de sauver d’autres architectures industrielles du XIXe siècle. On apprend alors de nos erreurs, puisqu’on sait ce que l’on perd mais jamais ce que l’on gagne.

Fig. 14 : Les Halles la nuit, Paris - 1967 © Robert Doisneau

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Sauvé in extremis Fort heureusement tous les bâtiments ne connaissent pas le même sort que les Halles Baltard. Les Halles Freyssinet sont elles encore conservées, pour l’instant. Car comme nous le verrons, elles sont menacées. Eugène Freyssinet, ingénieur français et adepte du béton avec d’autre grande figure de cette architecture comme Auguste Perret, est l’auteur de cette édifice. Construite entre 1927 et 1929 pour la Compagnie des chemins de fer entre la gare d’Austerlitz et l’actuelle Bibliothèque nationale de France, la Halle Freyssinet marque son siècle, comme les Halles Baltard ont marqué le leur, au siècle précédent. Le bâtiment est immense, il se déploie sur 310 mètres de long, avec une largeur de 72 mètres divisé en trois nefs. Des auvents viennent se greffer aux façades avec une portée de 8,30 mètres. Un bâtiment remarquable de par sa taille, ses qualités architecturales et sa technicité. Les tirants prétendus des auvents sont notamment mentionnés. Il n’est alors pas étonnant qu’à sa livraison le bâtiment apparaisse dans de nombreuses publications, et se voit féliciter quant à la réponse proposée au programme demandé par la Sernam (Service national des messageries). Cette société de transport de bagages et de colis était jusqu’en 2002 un service de la SNCF. Mais la privatisation de cette dernière en 2005 voit, l’abandon des Halles un an plus tard. La SNCF, ne lui trouvant pas de fonction ou d’utilité cherche alors à s’en séparer, et fini par vendre la surface de 41 000 m2 à la Mairie de Paris. Bertrand Delanoë, alors maire de Paris depuis 2004 met en place le plan de la ZAC Paris Rive-Gauche. Le projet prend en compte la parcelle des Halles. Des projets proposeront des destructions partielles des Halles qui favoriseront un geste architectural plus contemporain. Débute alors un véritable bras de Fer entre institutions, associations, architectes ou simplement historiens et passionnés d’art et d’architecture. Preuve s’il en fallait que nous n’apprenons pas toujours de nos erreurs passées. «Il s’agit d’une erreur dramatique. Une destruction aussi grave que celle des Halles de Baltard», s’insurge Christophe Girard, adjoint au maire de Paris, chargé de la culture. «Paris a encore très peu d’éléments de son patrimoine industriel. Il faut donc conserver ce qui reste. Supprimer l’une des trois travées de ce bâtiment c’est comme si l’on coupait un pied de la tour Eiffel»15. Cette amputation ne plaît pas. Et les associations de quartier veulent sauver l’intégralité du bâtiment, et unissent leurs forces, leurs recherches pour monter un dossier qui propose les halles à la commission de classement de l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Le dossier est présenté le 13 janvier 2011. Cette demande est acceptée, mais le bâtiment n’est pas protégé dans sa totalité. Seulement 24 travées sur les 32 sont hors de danger.

Ceci n’est pas suffisant, car les rapaces rodent encore, comme le préfet. Une demande de protection totale est demandée et la majorité des voix la réclame. Le seul hic ? La demande de protection doit être signée par le préfet pour être actée. L’inaction de ce dernier, la met de plus en plus dans une position inconfortable, en jouant les délais. Mais le préfet fini par signer et enfin les halles sont entièrement inscrites aux monuments historiques, grâce notamment à l’appui du Ministre de la Culture, Frédéric Mitterand. Le combat pour la survie de la Halle Freyssinet que l’on croyait enfin gagné, risque de repartir de plus belle à la suite de nouvelles prises de positions de la mairie de Paris. La ville a en effet récemment demandé que la Halle soit désinscrite de l’inventaire supplémentaire des monuments historiques ! En effet, Betrand Delanoë, réclame sa désinscription, et pour cela il a attendu qu’Aurélie Filippetti devienne le 16 mai 2011, Ministre de la Culture. Mais cette demande n’a pas été signée. C’est finalement l’achat par Xavier Niel et son financement pour la réhabiliter qui la sauvera définitivement. Aujourd’hui connu sous le nom de la Station F, la Halle Freyssinet est devenu le plus grand incubateur de start-up au monde. Rien que ça. Ce dernier exemple prouve que le chemin de la conservation est encore un long chemin à parcourir semé d’embûches. Des enjeux et des objectifs divergents mènent à la perte définitive de certaine architecture, d’un patrimoine, d’une histoire, d’une culture constructive. Mais la question que nous pouvons alors nous poser est : «le patrimoine, même reconnu est il sauvé, hors de danger, et surtout est ce la seule solution que nous avons de protéger, reconvertir ou faire vivre un bâtiment ?» La politique de la ville ne devrait pas être « l’ennemi » de l’architecture, de l’urbanisme et du patrimoine, au contraire. Malheureusement, la volonté d’avoir un monde pour soi, tend à s’ouvrir vers un urbanisme sans visage, sans racine, sans patrimoine ni histoire.

Fig. 15 : Les auvents, Halle Freyssinet, Paris -2019 ©Sarah Guillermin 15

Christophe Girard, adjoint au maire de Paris

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Fig. 16 : La verrière, Halle Freyssinet, Paris -2019 ŠSarah Guillermin

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Fig. 17 : Rain, Steam and Speed - The Great Western Railway, William Turner - 1844

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TYPOLOGIES ET REPRÉSENTATION

La politique et les actions sociales ne sont pas les seuls leviers activés pour permettre la reconnaissance et l’acceptation du patrimoine industriel. Les artistes, les ingénieurs et les architectes ont eux aussi joué pour beaucoup dans ce parcours du combattant. À travers leurs œuvres, la photographie, la peinture, mais aussi grâce à l’architecture industrielle, issus de cette filière et reprenant tous ses codes. Vitesse, machine et trains Comme nous l’avons dit précédemment, notre mode de vie contemporain est tel qu’il est aujourd’hui en partie grâce à la révolution industrielle, qui a changé nos habitudes dans de nombreux domaines, celui de l’habitat, de la ville, du travail, de l’industrie mais aussi des transports. Nous allons nous intéresser à ce dernier dans cette partie. La machine à vapeur de James Watt et son amélioration ont permis de mettre au point les premières locomotives à vapeur. Un nouveau moyen de transport permet de réduire les échelles spatiales et temporelles, les territoires deviennent plus accessibles, la marchandise et les personnes voyagent, se déplacent. Cette innovation va être une véritable source d’inspiration pour de nombreux artistes et architectes. Car autour du train se développe aussi une architecture utilitaire permettant d’accueillir les passagers dans nos villes. À la fois fonctionnelle mais surtout, esthétique, elle offre une première image de la ville à ses hôtes, et sert aussi de vitrine à la compagnie ferroviaire. Une architecture novatrice, de fer et de verre, faisant écho à cette ère où vitesse et vapeur semble être les maîtres mots. Il n’est alors pas étonnant de constater que Claude Monet ira lui-même jusqu’à délaisser durant un temps les modèles classiques tels que les soleils levants, où les femmes en robes blanches pour la modernité. Ce peintre impressionniste va dans le courant de l’année 1877 réaliser une série ayant pour sujet la gare Saint-Lazare à Paris. Il va réaliser de nombreux tableaux de différents point de vue, différents moments, comme les vues extérieure, l’arrivée du train ou encore ses signaux. Les gares sont bien trop riches pour pouvoir les représenter dans un seul tableau. Une atmosphère, une ambiance, une lumière différente à chaque instant l’amène à réaliser 12 scénettes distinctes. Mais il n’est pas précurseur dans ce domaine. Un autre tableau à aussi particulièrement impressionné pour l’époque. En 1844, William Turner nous offre Rain, Steam and Speed - The Great Western Railway, train lancé à grande vitesse dans un paysage énigmatique flouté par le mouvement, le temps, et la brume. La plupart des critiques louent l’impression de vitesse et de mouvement de la toile, mais Claude Monet n’est pas tellement de cet avis, reprochant à ce tableau d’être trop romantique.

L’engouement des peintres autour des gares et des trains peut paraître anecdotique, pourtant la peinture étant considérée comme un art majeur, codifié, avec des styles des mouvements en fonction des époques. La peinture académique offre d’ailleurs des genres picturaux reconnu comme noble : l’histoire, le portrait, la religion, le paysage, et la nature morte. Mais la révolution industrielle est là, l’industrie offre une nouvelle banque d’images et de signes toujours plus garnie, modifiant ainsi les codes de la peinture. La peinture et les peintres ont alors offert eux aussi une nouvelle banque d’images à ceux qui les observent, les admirent. Sur la toile, les gares et les trains sont théâtralisés et célébrés, reconnus et admirés pour leurs prouesses, techniques et esthétiques. Cette représentation picturale a permis de marquer l’esprit collectif, d’être reconnu, et apprécié. Cette banque d’images ne se cantonne pas à la peinture. L’invention de la Camera Obscura par Nicéphore Niépce, qui donnera ensuite lieu à la photographie puis à la vidéo vont développer et accroître les images qui nous entoure. Elles auront tout autant de pouvoir et d’impact que les peintures même si à cette période peintres et photographes peuvent par moment ne pas trouver de terrain d’entente. Mais l’évolution des médias ayant pour sujet la modernité va créer quelques mythes, comme celui de la frayeur qu’a pu créer le court métrage de Louis Lumière, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (car non, les spectateurs ne se sont pas enfuis en dehors de la salle, ils ont simplement sursauté.). En revanche, la photographie, par le biais de la série, a elle aussi, à sa manière mis en lumière l’architecture industrielle et l’industrie.

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Fig. 18 : EntrĂŠe du train en gare Saint-Lazare, Claude Monet - 1877

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Typologies Le principal reproche fait à la photographie est de reproduire le réel contrairement aux peintres, ainsi nous obtenons une représentation uniforme et unificatrice, avec un résultat conforme à son modèle. Mais n’est-ce pas là un avantage qui s’offre à certains ? De pouvoir obtenir un résultat vrai, sans interprétation où subjectivisation par celui qui cherche à le partager. Nous parlions précédemment des photographies de Robert Doisneau qui fige toute la vie qui se déroule autours des Halles Baltard, cet outil nous a permis de conserver des traces, et de continuer encore de faire vivre aujourd’hui les halles à l’état pictural. Mais nous allons plutôt nous intéresser au travail de Bernd et Hilla Becher, couple d’artiste et photographe qui dès 1962, part à la recherche de sites industriels. Le couple s’est rencontré à l’académie d’Art de Düsseldorf, et se sont marié à leur sortie d’école en 1961. C’est une année plus tard que commence leur recherche autours des édifices et de sites industriels. Un reportage photographique débute à travers l’Europe et les ÉtatsUnis. Leur approche s’apparente à un protocole toujours identique : un cadrage serré permettant d’isoler le bâtiment de son contexte sans pour autant l’occulter. L’appareil photo est légèrement surélevé pour supprimer l’effet de perspective et ainsi éviter de déformer le bâtiment, pour obtenir une surface plane, à l’image d’une façade. La lumière aussi est très importante, pour ne pas faire de distinction entre les photo, les artistes cherchent à avoir la lumière la plus uniforme possible, ils favorisent alors des prises de vues durant les saisons automnale et printanière, et durant les jours où les nuages viennent cacher le soleil, limitant les ombres trop prononcés. Un autre détail est essentiel dans leurs photographies, celle de la profondeur de champs. En effet, chaque photo est nette, que se soit au premier plan et en arrière plan. Une qualité d’image impeccable, rien n’est flou. C’est un travail technique, et un processus de recherche qui ont permis de trouver le bon réglage de l’appareil photo qui à ses propres techniques ses propres codes. Les trois critères à prendre en compte sont : le temps d’exposition (en seconde), la sensibilité ISO (dépend des cellules du papier pour un appareil photo argentique.) et enfin l’ouverture du diaphragme de l’objectif correspondant à sa focale. L’ouverture du diaphragme est ce qui permet d’obtenir une profondeur de champs plus ou moins nette. Plus le diaphragme est fermé, plus la profondeur de champs sera grande. Mais l’ajustement d’un réglage peut impacter les autres, il s’agit donc de trouver le juste équilibre entre tous les réglages pour obtenir une photographie tel que l’on souhaite. Dans le cas de Bernd et Hilla Becher, leur principe de base est la neutralité, l’anonymat du regard et l’impartialité, l’objectivité comme pour échapper au statut d’auteur. 23

Leur démarche est quasi scientifique. Ce n’est pas un travail d’art mais un mélange hybride entre science et art qui permet alors de parler de typologie. La typologie est une science qui à partir d’ensemble vise à élaborer des types constitués par regroupement de données ayant en commun certains traits caractéristiques. Pour Hilla, ce travail de classification et de rangement par famille est inspiré de l’esprit de classification des encyclopédies du XIXe siècle. C’est un mode objectiviste dont se servent les photographes à l’image de la science rendant leur travail à une démarche archéologique, de fouilles des lieux. La typologie est permise aussi par la sélection et la confrontation des photos, rangées par 9, 12, 15 ou 16. Les photos seules paraissent toutes identiques, mais misent en confrontations nous permettent de déceler les différences et les déclinaisons de chaque sujet. Ainsi on constate que les silos grains, les hauts-fourneaux ou encore les chevalements de mines sont tous différents. Cette sélection est elle, subjective, rendant leur travail ambigu renforçant cette démarche à mi-chemin entre art et science. Leur travail a permis de transformer ces édifices en monuments, puisque rappelons-le, l’architecture industrielle n’a pas pour fonction l’esthétique, bien au contraire la forme suit la fonction à laquelle doit répondre le bâtiment. Leur travail permet alors de trouver une esthétique dans une architecture qui n’a pas pour but de l’être. Ils rendent hommage à ses formes, à ses modelages qui ne sont pas fondés sur un style, mais sur la fonction que le bâtiment doit satisfaire. La mono-fonctionnalité de ces bâtiments les a conduit à leur obsolescence et à leur abandon. Ce qui permet aussi de le traduire à travers ces photos, aucun homme, aucune échelle humaine n’est visible montrant les édifices en utilisation. D’autre part, ce travail de classification et de confrontation met en lumière la notion de générique et de local. Une architecture qui s’est développé et a proliféré dans le monde entier trouve ses déclinaisons en prenant les codes et caractéristiques de chaque territoire dans lequel il s’implante. Ce travail de reporteur a aidé à la reconnaissance de ce patrimoine pour toutes ces raisons, mais aussi et surtout parce que les images sont partout. Elles ont un puissant pouvoir de détermination culturelle et politique. Elles sont devenues des instruments qui ont une importante capacité de fascination, qui peut remettre en question notre réalité notre objectivité.


Fig. 18 : Grain Elevators, Bins, Bernd & Hilla Becher - 1978

Š Sonnabend Gallery, New York

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EXPOSITIONS UNIVERSELLES

La peinture et la photographie, ne sont pas les seuls médias de communication. L’architecture elle-même a joué le rôle de vitrine pour le patrimoine industriel. Par le biais de matériaux industriels en séries, permettant de créer une esthétique, celle de l’architecture industrielle. Celle-ci va être reconnue, n’étant plus dédiée uniquement au domaine du tertiaire, telles que les gares. Les Expositions Universelles qui mêlent ingénierie et architecture seront les manifestations où chaque pays mettra en valeur savoirs, progrès, techniques, créant ainsi une esthétique novatrice. Le temps des ingénieurs L’industrie et l’industrialisation des matériaux de construction tels que le fer, l’acier ou la fonte on permit de produire à la chaîne en grande quantité. Ces transformations ont conduit à un nouveau mouvement architectural. Ces matériaux sont utilisés à des fins plus nobles que de la simple fonctionnalité et nombreux sont ceux qui vont s’en emparer pour la construction. L’héritage du XIXe siècle se résume donc en trois piliers : une révolution technique, une révolution industrielle et une révolution esthétique. Cette période va être considérée comme la période du temps des ingénieurs où l’on perfectionne les techniques et la construction métallique. De plus grandes portées, une meilleure résistance, des prouesses et des limites repoussées grâce au fer et au verre qui vont plus loin que ce que la pierre avait à nous proposer. Les procédés d’affinages se succèdent et permettent d’aller toujours plus loin dans cette démarche. Le métal s’ouvre il contient de l’espace, il est ajouré, un travail très fin, un ensemble cohérent c’est une dentelle de fer, comme la pierre à l’ère gothique. Mais les maîtres mots de ces matériaux sont robustesse et économie permettant ainsi aux ingénieurs, ou concepteurs un nouveau terrain de jeu. « L’industrie a conduit à la pièce en série ; les machines travaillent en collaboration intime avec l’homme ; la sélection des intelligences se fait avec une sécurité imperturbable : manœuvres, ouvriers, contremaîtres, ingénieurs, directeurs, administrateurs, chacun a sa juste place ; et celui qui a l’étoffe d’un administrateur ne restera pas longtemps manœuvre ; toutes les places sont accessibles. La spécialisation attache l’homme à sa machine ; on exige de chacun une précision implacable, puisque la pièce qui passe dans la main du prochain ouvrier ne peut être « rattrapée » par lui, corrigée et arrangée ; elle doit être exacte pour continuer dans l’exactitude son rôle de pièce de détail, appelée à venir s’ajuster automatiquement dans un ensemble. »16. Un jeu de trame et de module qui une fois assemblés donne le bâtiment.

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Le Corbusier, Vers une architecture

Une nouvelle façon de concevoir et de faire de l’architecture apparaît et les expositions universelles seront les hauts lieux pour se rendre compte que l’architecture associée à l’ingénierie va donner lieu à la rationalité. Une vérité constructive se créer, on ne ment plus, on ne cache plus la structure, on la laisse apparente. On se débarrasse des ornements, pour ne laisser place qu’à l’expression même du matériau. « Question de moralité. Le mensonge est intolérable. On périt dans le mensonge. », cette pensée moderne marque les architectes comme Le Corbusier, ou encore Mies Van der Rohe. Ces expositions Universelles seront au-delà de monter toute la richesse et la puissance du capitalisme d’un pays, elles seront le moyen d’échanger. L’architecture va se standardiser, se mondialiser, ceci étant permis par l’industrie et son esthétique. Londres, 1851 C’est à Londres en 1851 qu’est inauguré par la jeune reine Victoria la première exposition universelle « The Great exhibition of the works of industry of all nations ». La tradition jusque-là se traduisait par des foires d’industries en Europe ou les foires parisiennes. Mais cet évènement s’ouvre à l’international. Celle de Londres devient alors la première d’une longue série, elle est un emblème et un symbole du progrès dans les techniques. Chaque pays s’exposent, au sein d’un seul et même édifice, celui du Crystal Palace qui a marqué les esprits. Sir Joseph Paxton, architecte et paysagiste propose alors une construction faite de fer et de verre. Ce bâtiment va s’avérer être une véritable prouesse architecturale. Le premier pavillon de verre de l’histoire est hors norme, démesuré, on perd l’échelle humaine dans la trame et la répétition. Ce pavillon est novateur par son esthétique, sa structure et aussi et surtout par son mode de fabrication. On devrait plutôt dire son mode de pré-fabrication faisant appel à une main d’œuvre peu qualifiée pour son montage. En effet, la construction en série permet de produire et d’acheter en plus grande quantité, en réduisant les coûts à tous les niveaux. Avec d’autres matériaux il aurait été impossible d’avoir un si grand espace. Le fer, l’acier sont les seuls matériaux pouvant permettre d’avoir d’aussi grande portée et par conséquent d’aussi grands espaces. Ces 4 000 tonnes d’acier ont permis d’obtenir une superficie de 7 hectares pouvant accueillir plus de 10 000 exposants. Ses dimensions ont impressionné la Reine Victoria qui lorsqu’elle entra au sein de celui-ci, ouvra les bras en s’extasiant « Je suis libre, je me sens libre ». Cette forme de standardisation est plus facile, plus rapide, et moins cher.


Il n’y a pas d’habillage, l’architecture et l’ingénierie se suffisent à elles-mêmes. Elles sont mises à nu. Un esprit de hangar, d’Usine où il n’y a pas de superflu, on supprime l’ornement. Le Crystal Palace est un projet conçu pour l’industrie, et par l’industrie. Les gens ne se déplacent plus pour voir le contenu mais le contenant, le Crystal Palace s’expose lui-même, il a tout autant d’importance que ce qu’il contient. La vocation de ces expositions était pédagogique, on cherche à instruire, éduquer toutes les classes sociales. Susciter de l’intérêt chez les classes moyennes et les classes ouvrières pour l’industrie et l’architecture. L’exposition s’avère très vite être un succès les visiteurs affluent d’Europe et d’ailleurs ,toutes classes sociales confondues confortent le positionnement et l’impact à grande échelle de l’événement. Cette vitrine mondiale va mettre en avant l’architecture industrielle, son esthétique qui va être reprise. Elle va inconsciemment agir sur la mémoire collective. L’industrie n’est plus vue comme polluante. On commence à lui reconnaître des caractéristiques, à la valoriser, à l’apprécier. Sir Joseph Paxton laisse derrière lui un héritage, car même si le Crystal Palace à péri dans les flammes, nous retrouvons de nombreux pavillons de fer et de verre dans divers pays d’Europe. Paris, 1889 Autre exemple marquant, celui de Paris, qui à permis à notre capitale de s’incarner. Nous connaissons tous la Tour Eiffel, cette tour commémorative pour les 100 ans de la révolution française. Elle ne devait être qu’éphémère. Gustave Eiffel, ingénieur français va proposer à la Chambre des Commerces, la Tour Eiffel. Elle est construite à partir d’un calcul de résistance au vent. Sa tour de 312 mètre remporte le concours. Les expositions universelles se succèdent à un rythme effréné, et accueillent toujours plus de visiteurs. La première édition de Londres compte plus de 6 millions de visiteurs quand celle de Paris en 1889, en compte près de 30 millions. Ces manifestations se démocratisent. Elles deviennent de véritable lieux de découvertes et renforcent ainsi leur rôle de vitrine. Nous parlions de la Tour Eiffel, désormais reconnu mondialement, mais l’un des bâtiments qui va retenir notre attention est la Galerie des Machines. Comme le Crystal Palace c’est un lieu où l’on perd l’échelle humaine. C’est immense, démesuré. Cette Galerie de 150 mètres avait une superficie d’environs 5 hectares. Ces exemples permettent de montrer tout l’engouement que développe l’Europe pour ces industries et ce qu’elles produisent. Personne à cette époque ne savait quel sort allaient connaître nos industries à la fin des trente glorieuses.

Les Expositions Universelles du XIXe siècle ont pu agir sur l’image que renvoyaient les usines, les produits préfabriqués et les réalisations qui étaient possible. Il est alors possible de faire de l’architecture grâce à l’industrie, mais aussi l’industrie elle-même est architecture. Entre générique et local, un jeu d’influence mondiale et de ressources déjà-là nos industries se sont implantés partout. Les différents travaux et manifestations ont participé à créer un bagage cultuel commun sur celles-ci. Il ne s’agit pas seulement de fonctionnalité, de rationalité et de travail, mais d’un tout. Un savant équilibre entre toutes ses données qui ont impacté nos vies, notre histoire et notre culture à proprement dite et la culture constructive.

Fig. 19 : Crystal Palace, Joseph Paxton, Londres- 1851

Fig. 20 : Construction de la tour Eiffel, G. Eiffel, Paris -1887 © Corbis

Fig. 20 : Construction de la tour Eiffel, G. Eiffel, Paris -1887

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3- UnE RECONNAISSANCE Patrimoine

Une question se pose alors. Qu’est-ce que le patrimoine culturel? C’est la question que se pose Jean-Yves Andrieux, et pour reprendre ses propos, c’est une question, une notion nouvelle« qui mériterait a elle seule un livre entier. »17. Mais il introduit cette notion en s’appuyant sur l’ouvrage d’André Chastel et Jean-Pierre Babelon que le patrimoine est un « concept nouveau et vaste qui couvre en principe tout ordre monumentaux, témoins de niveaux successifs de civilisation »18 et qu’il se base sur 5 facteurs en France : la religion , la monarchie, la nation, « le fait administratif » et « le fait scientifique ». Mais il souhaite ajouter à ces facteurs, un sixième : « le fait économique ». Entendons ici, l’économie au sens premier, à savoir, des lieux de commerce mais aussi dans leur réalisation (économie de matière). les Halles Baltard ou encore le Crystal Palace sont de bons exemples. Qu’est-ce que c’est ? Le patrimoine est l’ensemble des biens matériels où immatériels ayant une importance artistique et / ou historique, et /ou naturel. Il est important de le préciser car dans notre cas, les techniques et les savoirs-faire peuvent faire l’objet d’une valorisation et d’une conservation. Une notion d’héritage est bien présente. Le souci ? C’est que comme nous l’avons dit précédemment la notion de patrimoine est encore abstraite. Que conservons-nous ? Une importance toute particulière se porte sur les édifices religieux, les palais, les châteaux qui très vite se verront valorisés. Mais la notion de patrimoine culturel va se renforcer après la révolution française de 1789. La notion de nation se développe elle aussi, c’est donc un patrimoine à l’échelle nationale qui voit le jour. Mais nous le verrons par la suite, un patrimoine plus territorial, régional va lui aussi se développer, avec les écomusées. Cette notion se ferra progressivement avec la protection de tableaux, d’ouvrages que l’on retrouvera dans les premiers musées des villes et dans les bibliothèques. Par la suite, le patrimoine culturel arrivera progressivement. Le principal protagoniste qui nous intéresse dans cette vaste question est André Malraux, écrivain mais aussi homme politique, Ministre de la Culture sous Charles de Gaulle. Il n’était pas très alaise avec les fonctions ministérielles et pourtant! Il a écrit une grande partie des textes encore présents aujourd’hui pour la reconnaissance de la culture. Sa volonté était de rendre accessible les œuvres capitales de la France au plus grand nombre de Français, assurer la plus vaste audience au patrimoine culturel, et favoriser les œuvres d’art et de l’esprit qui l’enrichissent. Ainsi il fixe de manière assez précise les objectifs que doit remplir le ministère dans un souci de diffusion, de conservation et de la création. 17 et 18

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Jean-Yves Andrieux, Le patrimoine industriel

Ceci doit permettre de faire perdurer et de continuer un héritage déjà présent. Le ministère devient son instrument d’action qui lui a permis de mettre en place des secteurs sauvegardés, une administration pour l’archéologie, une nouvelle politique des sites naturels et urbains, l’inventaire des richesses artistiques ou encore l’inventaire général sur lequel nous reviendrons plus tard. La création se tient principalement dans l’apport de nouveaux espaces où la culture sera accessible à tous. La biennale de Paris, le Centre d’art Contemporain mais aussi et surtout la mise en place de maisons culturelles sur l’ensemble du territoire français dans le but de mettre fin à des inégalités culturelles. En effet, l’enseignement et les beaux-arts avaient fait de la culture un privilège qui n’était réservé qu’à une élite. Il réussit là où les autres ont échoué, en la rendant accessible, grâce à son « action culturelle ». Ces méthodes nouvelles se traduisent alors par des maisons pour tous, par tous et à tous, où toutes les classes sociales se retrouvent et s’intéressent à la culture et à l’art. Cette décentralisation de la culture permet deux choses essentielles : le mot « province » n’est plus péjoratif, la ville de Paris n’est plus la seule à profiter de la notion de la culture, et détient moins le monopole. Puis la seconde est qu’elle accueille toutes les fractions de la population. Ce plan d’action agit autant sur le territoire que sur les populations. Une politique générique qui favorise tout autant le local. Jules Ferry a provoqué une révolution de la connaissance et André Malraux lui provoque une révolution du sensible, de l’art de la culture. Les maisons de la culture sont les cathédrales du XXe siècles, elles sont les temples de la connaissance artistique universelle. L’exceptionnel n’a plus d’importance, le quotidien doit entrer dans la culture pour être compris de tous. Malgré les problèmes budgétaires pour mener son ministère à bien, il a permis de mener la mission de la culture pour tous, un aviateur de l’espoir, en mettant en place des financements pour les communes souhaitant prendre en charge la restauration de leurs édifices ou encore en obligeant certains propriétaires qui en avaient les moyens de restaurer les édifices qui étaient classés. Ceci se traduisant par la loi Malraux du 4 août 1962 permettant de faciliter la restauration immobilière et complétant la législation sur la protection du patrimoine historique et esthétique de la France. Mais en 1964, il met aussi en place l’inventaire général, un service qui « recense, étudie et fait connaître les éléments du patrimoine qui présentent un intérêt culturel, historique ou scientifique »19. C’est une démarche scientifique « in situ » qui est mené. Il faut aller sur le terrain pour observer, comprendre, analyser, avec un travail de description et retranscription des informations en s’appuyant sur les sources d’archives et la bibliographie disponible. Espace documentation du ministère de la Culture (en ligne)

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« Le champ d’investigation est vaste et embrasse l’ensemble des biens sur la totalité du territoire national : architecture et urbanisme, objets et mobilier. Qu’ils soient publics ou privés, sur une période allant du 5e siècle à 30 ans avant la date de l’enquête. »20. Ceci va permettre à des chercheurs, des architectes, des historiens de contribuer à cette recherche et de soumettre des dossiers. C’est sur cet inventaire que se basent les recherches de l’archéologie industrielle, sur cette méthodologie. Un investissement peut alors provenir de tous, on implique les citoyens dans cette recherche de la valorisation et de la conservation allant « de la petite cuillère à la cathédrale ».Grâce a son travail il a procuré au gouvernement des moyens d’actions, des moyens peu courant pour entreprendre une recherche-action. Certains disent que c’était un ministre d’une dimension exceptionnelle, avec une volonté hors norme, fondateur et presque inventeur de ce programme dont l’on conserve tout aujourd’hui. Ceci est d’ordre général, car malgré une population et un territoire plus largement touché par cette notion de culture, le patrimoine industriel n’est pas encore reconnu comme tel. Il faudra attendre de nouvelles réflexions, et de nouveaux protagonistes qui vont devenir de fervents défenseurs de ces biens architecturaux. Espace documentation du ministère de la Culture (en ligne)

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Et le patrimoine industriel ? Ce premier pas vers la culture va permettre d’en entamer un second pour le patrimoine industriel. On commence à s’y intéresser dans les années 1970. Ce patrimoine à mauvaise presse et très souvent son destin est scellé, voué à la destruction pour récupérer du foncier, nombreuses sont les villes qui cherchent à se débarrasser de leurs vieilles friches comme nous l’avons vu précédèrent. Mais certains seront contre cette méthode. Une transition commence à se faire, on passe du ghetto au tableau, de la déshérence à la reconnaissance. Mais comment le caractériser ? « Le patrimoine industriel est le champ de la connaissance historique qui, à travers la collecte de témoignages oraux, matériels et immatériels, associe les études du bâti, le milieu géographique et humain, les processus techniques de la production, les conditions de travail, les savoir-faires, les rapports sociaux, les expressions culturelles, dans le but d’entrer dans l’étude des sociétés fabricante s quelque-soit l’espace et le temps, depuis que cette société existe. »21 Est la définition que nous offre Garcia Dorel-Ferré dans les dossiers qu’elle consacre à ce vaste sujet. Mais le patrimoine industriel c’est aussi des sous notions comme : temps, espace, lieu, organisation du travail, et bien sûr, relations commerciales et marchés. 21

Garcia Dorel-Ferré, Le patrimoine industriel

Fig. 21 : André Malraux, Paris - 1968 © Ozkok - Sipa

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Jean-Yves Andrieux va plus loin en précisant que c’est aussi un sujet qui ne peut se réduire à un seul élément. Car « le bâtiment industriel est un point de convergence, un point charnière. Un aboutissement, un acheminement, un commencement. Lieux des matériaux, des fonctions des usages, des personnes. Témoignage d’un monumental et spatial sur un processus de fabrication ou de transformation, éminemment évolutif. »22. Car comme nous l’a prouvé l’archéologie industrielle, l’usine ne se résume pas en un objet isolé et aveugle du contexte qui l’entoure. Le phénomène de désindustrialisation laisse derrière lui de nombreuses friches, et de nombreux bâtiments abandonnés. Ceci a attiré l’attention sur ces industries et entreprises qui au fur et à mesure, fermaient leurs portes. Cette obsolescente accélérée a amené à s’interroger sur ces friches. Les bâtiments, les machines, la population ouvrière, tout est mémoire vivante (mémoire technique, mémoire de vie, mémoire du travail, mémoire sociale au sein du travail, du quotidien, mémoire familiale, etc.) On va s’intéresser aux rapports entre les hommes, mais aussi aux rapports hommes-machines. Comme pour l’archéologie industrielle, l’approche du terrain et du site est essentielle. Pour reconnaître ce patrimoine présent sur nos terres, il est important de dresser un inventaire.

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Jean-Yves Andrieux, Le patrimoine industriel

Ceci n’échappera pas au patrimoine industriel. Il est une composante du territoire, du paysage,d’une région ou d’une identité culturelle, il faut donc établir, un classement, une catégorisation pour identifier et reconnaître ce parc bâti présent. Tout le problème des inventaires, c’est la définition des concepts auxquels ils se réfèrent. Plus la définition est large, plus la vocation du patrimoine industriel est pluridisciplinaire. La définition française, valorise les bâtiments de production au détriment des bâtiments de stockage et les moyens de transports contrairement à nos amis anglo-saxons. Les premières observations sommaires, vont permettre un repérage à l’aide de documents simplifiés et établir un état des lieux. C’est grâce à l’inventaire général crée en 1964 par André Malraux qu’en 1986 va apparaître le « Repérage du patrimoine industriel national », un inventaire léger, visant à créer une base de données, en France. Des informations simples, comme l’adresse, les coordonnées Lambert si possible, les activités, la source d’énergie, une description rapide, etc. Créer un dossier composé de pièces écrites et graphiques telles que le parcellaire cadastral, des photographies, qui vont permettre d’archiver des informations. C’est sous une impulsion collective, que la connaissance va s’accroître. L’intérêt de certains va permettre la découverte pour d’autre, et ainsi va débuter une véritable reconnaissance de ce patrimoine. L’ouvrage de Maurice Daumas, étant pionnier en la matière fut particulièrement utile dans ce long pèlerinage qu’est celui de la reconnaissance. Fig. 22 : Les Temps Modernes, Charlie Chaplin - 1936 © Bridgeman Image

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Mais ce qui va particulièrement aider le Patrimoine industriel c’est la formation du CILAC ( Comité d’Information et de Liaison pour l’Archéologie) qui rassemble bénévoles, professionnels, historiens, au sein de cette l’association nationale. Cette association à pour but de mettre en place des études pour la mise en valeur de ce patrimoine. Un travail de sensibilisation et de recherche, qui fait pression pour la conservation de certains bâtis, jouant aussi le rôle de lobbyiste pour cette conservation. Leur méthode tient en la publication d’une revue deux fois dans l’année et l’organisation de colloque international 2 à 3 fois par an. « L’Archéologie industrielle en France », (Patrimoine industriel depuis 2014) qui est à la fois une revue scientifique de référence et un organe militant. En effet, ils n’hésitent pas à prendre positions lorsque certains bâtiments sont en danger. Le CILAC n’est pas propriétaire ou acteur dans la préservation directe du patrimoine, leur but étant simplement de créer un réseau d’information, pour toucher un maximum de personnes. Le CILAC agit à l’échelle nationale. Toujours en 1978, le TICCHI (The International Committee For The Conservation Of The Industrial Heritage / Comité International pour la Conservation du Patrimoine Industriel) voit lui aussi le jour. Comme le CILAC ils agissent pour défendre le patrimoine industriel, mais à l’échelle internationnale. TICClH est reconnu par le Conseil International des Monuments et des Sites (ICOMOS) en tant que consultant désigné dans tous les domaines liés à l’étude et à la préservation du patrimoine industriel. ICOMOS est une organisation non-gouvernementale mondiale dédiée à la conservation des monuments et des sites historiques dans le monde, qui conseille notamment, l’UNESCO sur les sites à ajouter à la liste du patrimoine mondial. En conséquence, TICCIH apporte son expertise sur les sites industriels d’importance historique pour la liste du patrimoine mondial. Par ailleurs, Dans la continuité de la politique Malraux, le Ministère de la culture en 1983 forme une cellule du patrimoine industriel qui chaque année va mettre en place un programme prioritaire d’étude. C’est Jack Lang ministre de la culture, sous François Mitterand qui va faire le vœu d’avoir un nouveau patrimoine « Café, Bistrot, Cinémas, Gare, Industrie ». Dans cette dynamique ministérielle, il mettra aussi en place les journées du patrimoine permettant ainsi à tous les Français de s’intéresser à la culture de façon gratuite une fois dans l’année. Le classemnt aux Monuments historique se fait grâce à quatre critères. Ce que nous explique Jean-Bernard Cremnitzer lors de sa conférence sur le patrimoine industriel : - 1 Le critère historique ou d’exception - 2 Le critère de notoriété - 3 Le critère scientifique ou technologique - 4 Le critère de représentativité.

Par exemple une corderie royale, ou un palais industriel se traduit donc par le critère historique, celui de la notoriété prend en compte sa réputation et l’affect que peuvent avoir les populations avec celui-ci. Pour le critère scientifique et technique, il s’incarne dans les machines où les typologies architecturales présentent comme les auvents des Halles Freyssinet. Le critère de représentativité, à savoir les symboles, peut lui se caractériser par les Sheds. Il continue en nous donnant quelques chiffres en 2013, sur plus de 43 000 bâtiments classé aux Monuments Historiques seulement 830 font partie de la proto-industrie ou de l’industrie soit 2 %. Nous sommes encore loin d’une reconnaissance totale, mais c’est un début. « Monument Historique » est un label permettant de protéger un bâtiment en France. Il y a deux degrés de protection : « classé » ou « inscrit ». La différence se caractérise par l’échelle, l’inscription est une protection des monuments présentant un intérêt remarquable à l’échelle régionale, contrairement au classement, qui protège les édifices qui ont un intérêt à l’échelle nationale. C’est donc le plus haut niveaux de protection français. Par ailleurs, le bâtiment peut être protégé en partie ou dans sa totalité. Cette forme de protection peut mettre hors de danger un bâtiment, c’est pour cela que tous les défenseurs du patrimoine industriel, soumettent des dossiers sur certains édifices, pour pouvoir les mettre hors de danger en obtenant ce label. Ceci permet de prouver lorsqu’il s’agit de patrimoine culturel ou industriel que la mise en place d’un réseau d’informations et un réseau humain est essentiel. La mobilisation d’historiens, de bénévoles, d’architectes est encore active aujourd’hui et permet d’alerter les pouvoirs publics. Mais comme nous l’avons aussi vu précédemment les hommes et les femmes ne sont pas les seules raisons qui ont permis cette reconnaissance, l’histoire elle-même le permet. Les artistes, les photographies, les peintures. Cet ensemble à dans un premier temps agit sur les mémoires collectives avant de mettre en place ces mouvements de défense. L’archéologie industrielle amenée par Maurice Daumas à permis de mener les investigations nécessaires. Depuis 30 ans elle existe dans le monde, et depuis 15 ans elle est reconnue en France. Son statut est clair : en lien avec d’autres disciplines comme les sciences humaines, l’archéologie ou encore l’architecture. Elle permet plusieurs issues pour la conservation de ce patrimoine : la muséification et la reconversion que nous allons voir par la suite.

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DATES Clés

1789

Service de l’état : L’inventaire général estcréeravecpourmission de recherches celle de recenser, d’étudier et de faire connaître tous les éléments qui peuvent faire partie de la nation. « de la petite cuillère à la cathédrale ». Créer par André Malraux

La notion de patrimoine culturel va se renforcer après la révolution française de 1789

Enquête pionnière par Maurice Daumas sous le Centre de documentations d’Histoire des Technique (CDHT), structure rattaché au Conservatoire National par l’étude des Arts et Métiers (CNAM).

1964

Fig. 23 : Frise chronologique du processus de reconnaissance du patrimoine industriel.

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1975


Chercheurs bénévoles, professionnels, historiens, rassemblé au sein d’une association nationale créée :Le CILAC Comité d’information et de liaison pour l’archéologie, l’étude et la mise en valeur du patrimoine industriel. Revue 2 fois par an. Colloque international 2 à 3 fois par an. Rôle de Lobby de cette association pour sauvegarder des lieux. Bertrand Lemoine président de cette association. Conférence internationale à Stockholm : LE TICCIH (Comité International pour la Conservation du Patrimoine Industriel)

1978

1983

Le Patrimoine industriel est officiellement intronisé parmi les pratiques du patrimoine culturel en Europe à l’occasion d’un colloque tenu à Lyon, conjointement organisé par le conseil de l’Europe et la section française de L’ICOMOS (International Council On Monument and Sites) : « quelles politiques du patrimoine industriel ? »

Le Ministère de la culture : forme une cellule du patrimoine industriel qui chaque année va mettre en place un programme prioritaire d’études . sous François Mitterand et Jack Lang ministre de la culture : vœux de nouveaux patrimoine « Café, Bistrot, Cinémas, Gare, Industrie »

1985

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MUSÉIFICATION

Nous allons voir sommairement la possibilité qui s’offre a nous lorsque les bâtiments deviennent des lieux de transmission et de savoir de la culture. La décision de leur offrir une seconde vie se traduit en un musée qui leur permet sans doute de les faire perdurer encore aujourd’hui. Musée de la Gare d’Orsay Anciennement la Gare d’Orsay et aujourd’hui musée qui rend hommage au XIXe siècle et à son architecture, est un très bon exemple d’une reconversion culturelle. L’ancienne gare ferrovière appartenant à la SNCF permettait de rejoindre les Invalides, le Quai d’Orsay et Paris Austerlitz. Un programme riche avec au sous-sol la gare, au rez-de-chaussé le Conseil d’État et au premier étage nous trouvions la Cour des Comptes. Située en bord de Seine dans le 7e arrondissement, c’est un bâtiment qu’on ne peut pas louper de par sa taille et son caractère. Avant de devenir musée le bâtiment fut classé aux monuments historiques en 1978, avant de devenir un musée ouvert au public en 1986. Après la Seconde Guerre Mondiale, la gare est presque totalement désaffectée ne servant plus qu’à une minorité de passagers pour liaisonner les extrémités de la capitale. Les premiers projets de rénovation de la capitale sous la présidence de Charles de Gaulle prévoient initialement sa démolition, pour laisser la place à un immense hôtel. Même Le Corbusier ira de sa proposition, avec le souhait d’édifier une barre d’immeuble à la place. Heureusement ces projets n’auront jamais abouti, et l’ancienne gare est inscrite à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 1973, avant d’être totalement hors de danger en 1978. Valéry Giscard d’Estaing devient président de la république en 1974 et souhaite transformer l’édifice pour en faire un musée des arts du XIXe siècle. Suite à la crise économique et avec les premiers enjeux environnementaux, il est conscient qu’il est plus souhaitable de construire sur du déjà bâti. Le musée sera alors une continuité de la collection du Louvre qui se situe juste en face. Ce court exemple permet de démontrer toute l’intelligence et l’habileté que de se resservir du déjà-là. Une gare, élément tertiaire représentatif de l’effervescence du XIXe siècle, avec cette obsession pour le train, la vitesse, la machine. Un bâtiment datant de la même époque que les œuvres qu’il expose permet de mettre en liens le contenu et le contenant, le fond et la forme, la culture et l’enveloppe. Construire sur le construit est le symbole d’une renaissance dans le cas de la Gare d’Orsay.

Fig. 24 :De la Gare d’Orsay au Musée d’Orsay en images.

Aquarelle de Pierre Tr ©CUCM

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Fig. 25 : Du château de la verrerie à la l’écomusée du Creusot en images.

L’écomusée du Creusot Une autre forme de muséification existe celle de l’écomusée, qui encore une fois est calqué sur nos amis anglo-saxons, pionniers dans ce domaine avec la mise en place de l’écomusée de l’Iron Bridge. Cela se traduit en une institution culturelle qui aura des fonctions de recherches, de présentation et de conservation, comme un musée, mais à l’échelle du territoire. Il doit donc être représentatif d’un milieu, d’un mode de vie, d’une population auxquels il est rattaché. Louis Bergeron explique que la forme de l’écomusée a rencontré le Patrimoine Industriel, ce qui explique la grande part qu’il consacre en France à ce dernier. Le Creusot est un exemple qui revient dans de nombreuses lectures. Ancienne manufacture royale de cristaux de 1787 à 1832, puis résidence patronale de la famille Schneider, maître de forge pendant quatre générations, de 1837 à 1969, le château de la Verrerie témoigne de la formidable histoire industrielle du Creusot, ville emblématique de la métallurgie française. Aujourd’hui, elle est le siège de l’écomusée Creusot-Montceau et le Musée de l’homme et de l’industrie. L’ensemble des édifices créant un maillage culturel sur le territoire permet de mettre en avant toute l’histoire et la richesse de la région. Relancer une économie, une énergie autour de l’architecture, de la culture et de l’histoire est possible, et peut s’appliquer sur des programmes à grande échelle. Il faut juste un œil aguerri qui observe le territoire, les édifices, pour comprendre et mieux saisir toutes les opportunités, afin d’offir des reconversions réussies. « Ce n’est que par récurrence de la réflexion analytique que certains ouvrages plus anciens ont été découverts comme objets de délectation, par exemple les ateliers du Creusot du XIXe siècle. Non pas qu’ils aient acquis une beauté par la patine du temps une beauté formelle, qui auraient été contestables à l’époque de leur nouveauté. Cette beauté, ils l’a possédé déjà, mais encore fallait-il qu’elle fût reconnue comme telle. C’est l’éveil d’une nouvelle sensibilité, esthétique qui l’a fait apprécier, en même temps qu’ils déterminaient une curiosité vers tous les ouvrages nés des forces de l’industrialisation jusque-là négligés. »23 Existe-t-il d’autres solutions ? Nous allons voir ensemble dans la seconde partie de ce mémoire qu’il existe tant d’autres solutions pour offrir une nouvelle vie à ces délaissés industriels urbains. Pouvant être vecteur de poésie, d’utopie , de rêve, avec pour volonté de répondre à des maux contemporains, où les intérêts dépassent les enjeux de leurs propres territoires. Bienvenue dans les lieux infinis.

rémaux 1847 ©Creusot Montceau Tourisme. 23

Jean-Yves Andrieux, Le patrimoine industriel

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Fig. 26 : Manufacture des tabacs de la Seita, Marseille dans les annĂŠes 90

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ENTRACTE

Il me semble essentiel dans cette partie de retenir toute l’effervescence humaine qu’a connu l’architecture industrielle. Par le biais de l’art, du refus, de manifestations et de lobbyistes. On commence à reconnaître cette architecture pour sa beauté singulière et tout l’univers qu’elle suggère. La notion de patrimoine matériel et immatériel prend tout son sens. Cette architecture ne se caractérise pas par l’esthétique, mais par le faire, le processus, et la fonction. Ce n’est pas de la simple production d’objets architecturaux, mais bien une création de techniques, de procédés. Sans cette architecture et sans sa protection la suite de ce mémoire n’aurait été possible. La muséification est une solution, mais elle fige l’objet architectural dans son temps le rendant stérile. Mais d’autres solutions sont elles, de véritables projets en ébullitions qui fertilisent leurs environnements. Les institutions et les politiques ont permis quelques changements, mais il restent moindre face aux actions citoyennes et aux autres organisations non-institutionnelles. C’est là que le patrimoine bâti va devenir support de vie, et non de richesse d’une époque révolue.

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PARTIE II- Des friches industrielles aux « Lieux infinis » 1- Agir Le Contexte

Certains parleront de « la 4e révolution industrielle » ou encore de « l’industrie 4.0 » où l’homme et la machine ne cohabitent plus. Bien au contraire c’est la machine et l’intelligence artificielle qui vont remplacer l’homme. Cette idée semble fausse. David Edgerton, professeur d’histoire de la science et de la technologie et professeur d’histoire contemporaine britannique, stipule que c’est un débat largement éculé. En effet la première révolution industrielle date de 1880 et la quatrième du nom des années 1940. Le but de ses révolutions ? Inventer une machine qui va reconnecter le monde. Or, c’est déjà fait , la machine à vapeur, le télégraphe, le train, l’avion et aujourd’hui internet. C’est en s’affranchissant de la logique industrielle de l’innovation, que l’on va pouvoir changer l’existant dans cette ère nouvelle et contemporaine où certains rêvent déjà des villes de demain se traduisant en « smart cities ». « Tout comme cette idée qu’inventer de nouvelles armes apportent la paix.»24. Force est de constater que l’industrie ne va pas connaître une énième révolution, un changement de paradigme s’opère alors. Un recyclage urbain Nous l’avons vu la destruction est certes la solution de facilité mais c’est aussi celle qui nous coûte le plus, sur de nombreuses problématiques. Des problématiques de ressources, de patrimoine, de mémoire ou de matière grise. Aujourd’hui les maux qui s’appliquent aux questions d’architecture ou d’urbanisme sont d’ordres sociaux, environnemental, écologique et économique. «La nouvelle économie collaborative, qui s’invente quand elle reste communautaire, ou qui dérègle tout quand elle s’ubérise, peut-elle être durable ?

Les nouvelles technologies, qui riment avec accélération et « toujours plus », sont confrontées à la crise environnementale, à la défense de biodiversité, à la raréfaction des ressources de la planète. Ce qui fait émerger un contre-poison, le « slow ». La prise de conscience écologique commence à semer des fermes et potagers en ville, développe l’agriculture biologique à la campagne. La récupération-recyclage des déchets, le réemploi des matériaux, les constructions moins énergivores font leur chemin. Économie circulaire et solidaire, vie associative, slow food, agriculture raisonnée, produit locaux, bio et végétarisme sont les signes d’une autre manière de se nourrir, de cultiver dans le pays de l’agriculture extensive et de la gastronomie reine. »25. Le « Bio, écolo, slow, vélo » naît dans cette ère où l’homme commence à avoir une reconnaissance non pas pour la machine, mais pour la nature qui l’entoure. Il n’est jamais trop tard. Il semble que nous nous trouvions à un tournant. Que l’idéologie de la table-rase disparaisse pour laisser place à l’âge du recyclage urbain. Travailler sur le « déjà-là » sur un contexte bâti va devenir à terme une norme. Quelque chose de totalement admis. On va offrir aux bâtiments plusieurs vies, plusieurs étapes. Un bâtiment bien construit ne fera pas de jolies ruines puisque « même un bâtiment moche, s’il est bien construit, il a de l’avenir. »26. Canal Architecture est un atelier réunissant au sein de sa structure des architectes, designers et graphistes qui ensemble et avec l’aide notamment de Patrick Bouchain, ont travaillé et questionné la notion de réversibilité dans la construction. Construire Réversible nous offre un regard sur notre société actuelle avant d’ouvrir le débat qui nous intéresse et que nous développerons juste après en confrontation avec la notion d’innovation. Fig. 27 : Le travail disruptif - Construire Réversible ©Florence de Lataillade

David Edgerton, Pour une histoire critique de la 37 nouveauté, Criticat19 24

25 et 26

Anne-Marie Fèvre, Construire Réversible


Un travail « co »llectif Mais nous nous trouvons aussi dans une ère du tout numérique. Celle-ci élargie nos champs de visions, nos modes de vies et nos espaces. Alors que les espaces publics deviennent de plus en plus pudiques et stériles, la toile, elle, laisse apparaître de nombreux détails de notre intimité et de nos intérieurs. Bien entendu, ceci à ses avantages et inconvénients, mais comme dit précédemment internet et les réseaux sociaux sont les nouveaux médias de communications et d’informations privilégiés. Serait-ce désormais le cinquième pouvoir ? Ces outils largement accessibles pour une grande partie du monde va permettre de les mettre en contact et nous allons voir naître le monde « co » comme Canal Architecture aime tant l’appeler. « Il n’y a pas que nos modes de travailler et d’habiter qui sont en complet chamboulement. Tous nos trafics relationnels, des transports à nos amours, sont devenus « co ». Covoiturages, colocation, coworking, collaboratif, correncontre… Grâce aux plateformes de partage en ligne, qui mettent en relation les particuliers plus directement, à moindre coût, on peut bénéficier de taxis, voitures, appartements, camping, d’amants. tes, de banques, de livres ; c’est l’ubérisation du travail et de la vie en société, saluée ou décriée. Ce petit préfixe « co » (Co-city pour du crowfunding citoyen, Co-start pour du coworking, coparents.com, site de rencontres pour faire un enfant… illustre les envies de vivre de plus « co »mmunautaires, plus horizontales, en réaction aux pouvoirs pyramidaux, dont celui de l’État. « Le rêve collaboratif remplace le participatif, dévoyé par des démocraties usées. »27. Cette dimension sociale numérique n’est pas à négliger. Elle devient support de projet. Nos lieux de vies qu’ils soient personnels ou professionnels ne sont plus des bulles, entités imperméables. Désormais tout le monde partage ce qui l’entoure, ce qu’il fait, observe, mange, etc. Tout devient commun. Mais le commun n’est pas nécessairement péjoratif. Il peut aussi se traduire par des formes de citoyennetés élargies, réelles cette fois-ci. C’est ce que nous explique Michel Lassault. Il y ajoute « la notion de « care », c’est-à-dire « prendre soin » et « porter attention » à l’autre, pour sortir de « l’entre soi », de la « clubbisation » du monde. Tout en se penchant avec intérêt sur les formes du « forain », soit des installations temporaires d’espaces.»28. Il existerait alors des objets architecturaux capable de reconnecter les gens entre eux ? Mais en effet, même si cela peut paraître archaïque, la pierre, la brique ou encore le bois peut être vecteur d’échange et de partage autours d’une problématique commune ou d’un projet. La mutualisation des ressources intellectuelles et physiques peut permettre de faire front et de proposer des nouvelles conceptions, gestions et gouvernances de projet. Des projets centrés sur les usages et les pratiques et moins sur les fonctions. Anne-Marie Fèvre, Construire Réversible 28 Michel Lassault, Construire Réversible 27

Fig. 28 : Bio, écolo, slow, vélos - Construire Réversible ©Florence de Lataillade

Dominique Perrault observe ce changement chez les promoteurs et porteurs de projet qui s’emparent de ces nouvelles méthodes et qui petit à petit commencent à devenir un phénomène et un mouvement de fond qui prend une échelle internationale. « Les start-ups, ce ne sont que des usages ; le smartphone n’est pas seulement un téléphone fonctionnel, mais une mutualisation des usages. »29. Malgré les actions additives qui se multiplient certaines nuisances ou problématiques restent encore bien enracinées à la question de projet. Le développement durable va permettre d’amener des solutions qui vont pouvoir limiter le phénomène d’étalement urbain. L’une des formes de réponse les plus simples apportées par certains architectes est de construire la ville sur la ville. Le foncier est aujourd’hui une denrée rare et très prisé. Alors il n’est pas étonnant de voir fleurir à l’échelle mondiale plusieurs projets de réhabilitations. Réhabiliter, reconvertir, reconquérir ou agrandir sont synonymes de transformation. La plupart des édifices peuvent être transformé et non remplacé et ceci même pour des projets qui ne font pas l’objet d’intérêt patrimonial. C’est un phénomène de recyclage urbain qui démarrent depuis quelque temps et fleuri dans nos villes. Cette problématique est aussi bien présente dans nos études. On ne dénombre plus le nombre d’enseignants ou d’architectes disant que la commande neuve est bientôt un acte révolu (même si la construction du neuf représente 3/4 du travail des architectes encore aujourd’hui). La nouvelle génération d’architecte, commence à l’apprendre à ses dépens où non. Par ailleurs, nous l’avons vu précédemment le patrimoine industriel muséifié ou patrimonialité est en partie reconnu. 29

Dominique Perrault, Construire Réversible

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Entre rêve et réalité Mais les friches elles, laissent un patrimoine immatériel qui incite aujourd’hui au rêve ou à l’utopie urbaine. Des lieux où sont pratiqué l’urbex et la découverte, qui peuvent devenir des supports à l’art. « Les artistes sont un peu les surfeurs des villes. Les surfeurs sont ceux qui ont trouvé les plus beaux spots de plage à travers le monde et qui les ont transformés pour après en faire des spots touristiques. Les artistes sont ceux qui trouvent les meilleurs spots possibles dans les villes, donc en général les friches. Ils les transforment, et petit à petit en les transformant ça devient aussi des lieux pour touristes.»30 Matthieu Poitevin architecte du projet de la Belle de Mai, fait ce premier constat lors de ses visites sur la friche. De nombreux graffs, des textes sur des murs qui s’offrent aux visiteurs comme des toiles. « Comme l’ont fait et le font encore les squatters, en précurseurs récupérateurs »31 ils s’expriment, et grâce à eux, offrent une seconde vie aux bâtiments désertés. Ces délaissés urbains endormis que proposent les friches industrielles semblent être supports à des projets culturels et urbains. Mais comme dans chaque situation, nous faisons face à de nombreux freins. Le premier étant le frein financier qui même une fois résolu va faire face à un second encore plus important. Celui de la norme et de la réglementation. « Dans notre métier de tous les jours, on est face à une telle complexité, que pour ajouter la cartouche du réemploi, on se frotte à des monstres réglementaires, méthodologiques. Le combat est rude. Mais il faut aller au-delà du réemploi des matériaux. Et plus loin que la conception réversible. C’est ce que Jean Prouvé appelait l’anticipation de la déconstruction. »32. L’anticipation semble alors être une bonne solution. Mais comment pouvons-nous anticiper ? Ne risquons-nous pas de nous tromper ? Justement oui, l’erreur n’est jamais loin c’est pour cela que les formes de réponses les plus adaptés sont les gouvernances nouvelles qui vont comme nous le verrons laisser des lieux non finis pour qu’ils deviennent infinis. Des projets expérimentaux où chacun peut participer et donner son opinion, loin des projets bétonés de certitudes, de fonctions et de réglementations spécifiques. Un état d’esprit vif et présent, qui s’oppose à l’utopie futuriste des villes intelligentes. Pourquoi utiliser ce qui existe déjà quand on peut innover ? La ville de demain ne peut pas se bâtir sur la ville d’hier, elle doit renier une partie de ce qui est « déjà-là » pour créer ce qui « sera-là ». « Suivant le principe de la destruction créatrice, l’architecture innovante entend se substituer à celle qui ne l’est plus, avant de devenir obsolète à son tour. »33. Souvent, la réussite professionnelle et économique va pousser à l’innovation, jusqu’à en faire une raison d’être.

Matthieu Poitevin, Conférence ENSAM 39 31 Encore Heureux, Lieux Infinis 30

Depuis les années 1980, on aperçoit des logements de moins en moins standardisés, uniformes. On ne parle plus de projet mais de biens, plus d’une demande mais d’une offre. Le client devient consommateur, et le commercial devient roi dans cette hiérarchie pyramidale. L’identification des besoins, et des envies se traduit par des business plans qui vont devoirs s’assurer de la vente rapide des produits proposés. Les spécialistes du marketing deviennent tout autant indispensables que les ingénieurs. Renouveler une offre grâce à de nouveaux outils comme le BIM, l’habitat connecté, ou encore des normes et des réglementations thermiques et environnementales qui vont se succéder les unes après les autres. Ceci risque d’entraîner la destruction d’édifice dans nos centre-villes, mais aussi dans les périphéries. Les friches sont elles aussi concernées par cette problématique de l’innovation qui induit d’une manière ou d’une autre une obsolescence programmée de l’existant, permettant ainsi de toujours construire et commercialiser de nouveaux bâtiments. L’architecte va lui aussi jouer un rôle dans cette chaîne car en prétendant réinventer les espaces, les formes ou les usages il va « ringardiser » l’existant et participer de manière active au renouvellement du parc immobilier.

32 32

Anne-Marie Fèvre, Construire Réversible Valéry Didelon, Criticat19


Fig. 29 : Maison démontable 8x8, Jean Prouvé -1944 © Galerie Patrick Seguin

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LA RÉVERSIBILITÉ ET L’INNOVATION

Deux grandes approches s’opposent donc , la première étant de faire avec ce que l’on a déjà pour élaborer un projet et la seconde étant d’élaborer le projet en mettant tout en œuvre pour le réaliser. Entre pensée du bricoleur et pensée de l’ingénieur, réversibilité et innovation. Pour certains l’innovation est synonyme de progrès, à tel point que « Notre société est dominée par l’idée que l’innovation est intrinsèquement bonne. Si bien que s’y opposer, c’est être ennemi du progrès lui-même. »34. Mais pouvons-nous contribuer au progrès sans innovation tout en avançant de manière collective ? Qu’est-ce que la réversibilité ? La réversibilité des constructions fait une percée remarquée dans les discours et les publications. La réversibilité n’est pas synonyme de réhabilitation, ou de conservation d’un bâtiment préexistant. Mais alors de quoi s’agit-il ? Dans Construire Réversible un lexique est proposé pour définir le terme et par conséquent notre champ d’étude. Dans ce cas la réversibilité est un projet neuf qui à la capacité de changer facilement de destination. Entre autres, cette méthode permet par un plan simple, libre de pouvoir changer entièrement le programme si le bâtiment vient à changer de destination. C’est donc un projet qui demande de l’anticipation, pour minimiser les coûts financiers et en termes de matière grise. Pour Jean-François Blassel, architecte interrogé sur la notion de réversibilité par Canal Architecture, « il est moins cher de faire un bâtiment reconfigurable que d’en faire deux, l’un après l’autre. ». Cet enseignant et responsable du DPEA Architecture Post-Carbone à L’ENSA Marne la Vallée nous explique que dans son enseignement il s’intéresse à une économie de ressources énergétiques où matérielles, et de ce point de vue il est indispensable d’avoir des bâtiments qui ne soient pas « mono-déterminé ». Toujours de son point de vue, la réversibilité s’exprime par le système « fonctionnel globale » prenant en compte les orientations qui seront plus adaptées à certains programmes et le traitement de la façade qui doit s’apparenter au bâti mécano. La notion de coût global est alors présentée. Faire un bâtiment revient moins cher que d’en construire un, puis, de le détruire. Ce coût n’est d’ailleurs pas que financier, puisque nous allons consommer bien plus de matière et de matière grises dans deux projets distincts que dans un seul pouvant être réutilisé à l’infini. Mais pour Ian Brossat, adjoint à la Mairie de Paris, chargé du logement et de l’hébergement d’urgence la réversibilité est constructive. Pour le cas de la Métropole de Paris, de nombreux immeubles de bureaux sont vacants, et les propriétaires préfèrent les garder tels quels. Sur les 18 millions de mètres carrées de bureaux de la Capitale, 6 à 7 % seraient vacant. 34

David Edgerton, Pour une histoire critique de la

41 nouveauté, Criticat19

Fig. 30 : Construire Réversible, croquis de principe © Luc Guinguet


Fig. 31 : Construire Réversible, coupe de principe © Luc Guinguet

Les 7 Principes de la construction réversibles 1 - Épaisseur du bâtiment : 13 mètres 2 - Hauteur d’étage : 2.70 mètres 3 - Circulation : placettes et pontons extérieurs 4 -Procédé constructif : poteaux-dalles 5 - Distribution des réseaux : sans reprise structurelle 6 - Enveloppe : moins de 30% des composants à modifier 7- Doubles niveaux : RDC actif et toit habité

Alors Paris met en place une politique : « L’autorisation réversible sous 15 ans » permettant ainsi aux propriétaires de réaliser la transformation de bureaux en logements et de pouvoir revenir en arrière si la situation évolue. Or, son observation est la suivante, beaucoup ne souhaitent pas réaliser de transformation, car les coûts élevés de changement de destinations sont un frein pour plus d’un. Ceci vient principalement de la structure du bâtiment lui-même. Il invite donc les architectes de demain à penser sur du long terme avec des structures pouvant répondre à plusieurs programmes. Grâce à cette réflexion commune, Canal Architecture met en place les 7 principes pour construire réversible. Ces principes se traduisent par une moyenne pour les dimensions permettant d’accueillir une succession de programmes sans perdre une qualité spatiale ou obtenir des espaces résiduels. Canal Architecture nous propose aussi de définir le terme de réhabilitation. C’est le « fait de mettre un ouvrage ancien en conformité avec les dernières normes en vigueur dans ses espaces intérieurs, tout en conservant son aspect extérieur en tout ou partie. »35. Certains mots comme « reconversion » ou « restructuration » viennent apporter quelques nuances subtiles, qui vont mettre en évidence un degré en fonction de l’ampleur de la transformation ou du changement de destination. Précisant que ces transformations lourdes peuvent créer une extension des surfaces, une juxtaposition, ou une duplication des espaces. Le mot « rénovation » lui, laisse sous entendre plutôt qu’il s’appliquera à des bâtiments patrimoniaux, qui grâce à des techniques et des matériaux d’époque permettra la restauration de celui-ci pour le remettre au goût du jour. Dans le cadre de ce mémoire, le sujet que nous allons aborder, ne rentrerait donc dans aucunes des cases présentées précédemment, mais il les traite toutes de manière plus ou moins égales. La revitalisation d’un espace, d’un lieu peu se traduire par sa réhabilitation en y intégrant la notion de réversibilité. « Construisons de futures belles ruines pour pouvoir les faire revivre plusieurs fois », illustre d’ailleurs assez bien le propos. Prenons appui sur le déjà-là pour le faire revivre. C’est le cas de certains projets que nous allons voir par la suite. La revitalisation passe tout d’abord par l’action humaine qui va permettre à un bâtiment de se voir offrir une seconde vie, comme vu précédemment avec les surfeurs urbains où encore les artistes. Mais certains vont plus loin. Ils montent de véritables projets avec des programmes riches, permettant de créer une polarité culturelle et urbaine. Ces projets peuvent être durables, de par leur notion d’infini et se construisent en plein accord avec la temporalité. La difficulté de répondre à toutes les contraintes dès le départ est grande. Le processus est alors tout aussi important que la réalisation finale, puisque celle-ci est remise en question et très souvent réinterrogée en fonction des besoins. 35

Canal Architecture, Construire Réversible

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Qu’est-ce que l’innovation ? C’est un mot qui nous entoure et qui très souvent est mélioratif, mais que signifie vraiment l’innovation ? Du latin in, et novare qui signifie rendre nouveau, renouveler, restaurer, transformer. On apporte alors quelque chose de nouveau, de concret, différent d’une invention ou d’une découverte. Il y a d’ailleurs autant d’échec que d’innovation, puisqu’elle est issue d’un travail de recherche demandant des essais expérimentaux, ou non, et qui ne sont pas toujours concluants. C’est souvent le résultat final qui importe et non le déroulé de pensée où le processus. Il faut donc des rejets et des erreurs pour avoir droit à des innovations. « Comme l’architecture, la littérature, le cinéma on ne compte pas le nombres de projets avortés qui ne verront jamais le jour.»36. Certains en sont des fervents défenseurs, car elle est synonyme de progrès et d’autres la remette en question. C’est le cas de David Edgerton, professeurbritannique au King’s College London, qui lors de sa conférence en novembre 2016 fait une critique de la nouveauté. Il s’est déplacé pour parler de ses thèses qui critiquaient les récits centrés sur l’innovation. Même dans l’ère du tout numérique ce type d’intervention reste encore plébiscité. La question est alors posée, l’innovation est elle bonne et véritablement essentielle à l’heure où une démarche plus durable est souhaitable ? Pas si sûr. Par exemple, les pousses-pousses aujourd’hui cohabitent avec les voitures et autres véhicules motorisés sur les routes de nombreux pays, alors que ce mode de transport est apparu il y a environs une décennie. Les OGM sont une innovation qui avait pour but de donner accès aux pauvres à la nourriture en créant des variétés trans-génétiques. Ne parlons pas des coûts financiers monstrueux qu’ont entamé ces recherches qui ont des répercussions néfastes sur l’environnement et la santé, quand on voit qu’un changement alimentaire peut permettre de nourrir tout le monde sans débourser un centime. C’est d’ailleurs les Anglais qui ont réussi ce pari après la Seconde Guerre Mondiale, en faisant le choix de planter plus de blés et des pommes de terre, en réduisant leur consommation de viande, tout le monde a pu avoir accès à une alimentation convenable. Comment peut-on changer de perspective ? Il faut changer de point de vue temporel mais non pas en reculant mais en ayant un regard prospectif sur 50 ou 100 ans. Lors de la crise économique de 1970 avec la hausse du prix du pétrole, l’énergie fossile a été remise en question. Un retour dans le passé a donc été envisagé avec l’utilisation du charbon comme alternative. Une étude aurait pu être réalisée pour savoir si dans le futur les consommations auraient augmenté ou les habitudes évoluées. David Edgerton nous invite à ne pas entrer dans cette sphère de la consommation de masse instantanée, mais à avoir une vision et une pensée plus globale, en observant aussi les pays du Sud où certaines petites industries marchent mieux que les productions de masse. David Edgerton, Pour une histoire critique de la 43 nouveauté, Criticat19 36

Cette réflexion doit aussi s’appliquer en Architecture. L’innovation est un mot omniprésent aujourd’hui en architecture. Les architectes doivent innover dans les matériaux, les formes, les typologies, les espaces. Pour Valéry Didelon, membre de la rédaction Criticat, architecte et historien, « L’architecture du XXIe siècle est de facto largement jugée à travers le prisme de l’innovation, les critères d’appréciation comme la qualité esthétique, la fonctionnalité, la durabilité environnementale ou l’intelligence constructive lui étant désormais assujettis. ». Pour lui, l’innovation permettrait à certains architectes de s’enrichir. « Au cours des dernières décennies, l’innovation a été l’un des principaux moteur du capitalisme dans les pays développés, imposant sa logique au secteur de l’immobilier, et donc à l’architecture. Au moment où en France la croissance économique emprunte aussi de nouvelles voies, il nous a semblé important de questionner ces enjeux auxquels sont confrontés les architectes. ». Quelques architectes pensent que l’innovation est consubstantielle à la démarche de projet. Elle permettrait de sortir des modèles pré-établis en évitant l’imitation. « La plupart pensent donc qu’elle est inévitable et souhaitable. ». Il explique que les architectes ne sont pas libres d’innover ou non. En fait, ils sont tributaires du temps et de l’argent. Ils ne peuvent pas improviser où expérimenter comme l’ingénieur qui bricole dans son garage. L’expérimentation accepte les échecs, mais la quête du profit l’emporte, car les promoteurs et autres maîtres d’ouvrages y sont défavorables. Ceci peut expliquer la nature même des agences, les plus grandes vont suivre leurs carnets d’adresses et leurs demandes tandis que les plus petites n’auront pas les moyens financiers de requestionner leur architecture. Les rendus concours montrent aussi cette course à l’innovation, avec une volonté de se différencier les uns des autres, finissant par créer des urbanismes sans visages, où chaque façade unique va cacher l’uniformité des intérieurs . La course à l’innovation est une entrave à la recherche de savoir et de savoir-faire. « Soucieux de se démarquer les architectes en effet, ne cherchent pas forcément à capitaliser sur leurs propres expériences, et celle des autres ; à la différence par exemple des scientifiques qui, pour être en concurrence, ne manquent pas de s’appuyer sur les travaux antérieurs. »37 . De nombreuses techniques apparaissent encore aujourd’hui comme des innovations, alors que le monde est déjà plein de nouveautés que nous ignorons. Il faut alors additionner nos efforts et nos pensées, pour créer ensemble une intelligence collective et une innovation réversible.

Valéry Didelon, L’architecture, de l’innovation à l’enrichissement, Criticat19

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Fig. 32 : Pousse-pousse, Manakara, Madagascar - Avril 2011 Š Laurent - One Chai

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Fig. 33 et 34 : Caserne Guglielmo Pepe, Lieu Infini de Venise - Mai 2018 ŠdeValence

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Innovation réversible L’innovation serait peut-être alors de travailler sur le déjà-là, sur la revitalisation où la réhabilitation d’un existant. Cela ne peut être le cas, puisque cette démarche existe déjà. Des friches industrielles transformées qui sont remplies de mémoires et maintenant d’une vie, ou d’une âme nouvelle. Les activités vont générer l’espace, les populations vont créer le lieu. Une conception process, où la gestion est tout aussi importante que la conception. Un projet qui dénonce LA solution, mais qui en favorise plusieurs en acceptant l’esthétique de la méthode en analysant les situations, et les opportunités que le milieu a à offrir. Habiter des lieux en s’intéressant au contexte. La notion d’habiter, ici ne se réduit pas au logement, mais bien au fait de donner vie à un espace lorsque l’on y travaille, mange, ou s’y divertir.

La seule innovation propre à ces projets, est de voir au-delà des normes, aux delà des réglementations et des sentiers battus pour créer de nouvelles polarités urbaines, humaines et culturelles. « Pour changer le monde, nul besoin d’innovation. Nous disposons d’assez de connaissances pour le faire, nous possédons de nombreuses techniques que nous pouvons mieux utiliser, et beaucoup d’autres que nous n’utilisons pas et qui pourraient l’être. »37

Valéry Didelon, L’architecture, de l’innovation à l’enrichissement, Criticat19

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SILENCE...ACTION !

Les quelques exemples précédents nous permettent de saisir quelques-uns des acteurs qui entre en compte dans le processus de reconversions des friches. Nous allons faire un point dans cette partie sur certains que nous avons déjà vu et d’autre que nous allons découvrir. Des acteurs institutionnels, aux collectifs et architectes nous verrons qu’une volonté d’accélérer et de faire bouger les choses se confronte parfois à quelques freins. Les acteurs institutionnels Dans la chaîne complexe du bâtiment l’architecte n’a pas le rôle le plus difficile. Entre responsabilités, opportunités et contraintes, il conçoit et dessine des dispositifs, des systèmes qui vont rendre possible sa mission. Mais l’architecte va rencontrer de nombreux acteurs sur son chemin de la conception, à la gestion jusqu’à la livraison. Commençons avec l’un des premiers protagonistes qu’il peut rencontrer sur son long pèlerinage Le maire où du moins le service de l’urbanisme qui délivre toutes les autorisations relatives à l’occupation et l’utilisation des sols est l’un des premiers interlocuteurs après le maître d’ouvrage que rencontre l’architecte. La mairie permet d’obtenir toute sorte d’autorisation : permis de construire, d’aménager, de détruire, déclaration préalable de travaux ou encore certificats d’urbanisme. Les communes disposent de réglementation tels que le PLU (Plan Local d’Urbanisme) que l’architecte doit respecter lors de la conception s’il veut obtenir l’obtention d’une autorisation pour un projet. C’est donc au nom de la commune, que sont accordés ou non les autorisations. En l’absence de PLU ou de carte communale, les autorisations sont au nom de l’État où s’applique le Réglement National d’Urbanisme (RNU) et qui intègre le Projet d’Aménagement et de Développement Durable (PADD). Par ailleurs, le maire peut déléguer sa fonction au président de l’EPCI (Etablissement Public de Coopération Intercommunale). Aujourd’hui de plus en plus de communes s’associent pour développer des cohérences territoriales avec parfois un Plan Local d’Urbanisme Intercommunal (PLUI) et avoir plus de poids. Ceci permet aussi dans un sens de limiter le mille feuilles administratifs existant. Malheureusement, pour de nombreuses personnes ceci renforce les inégalités territoriales et les échelons de communications, et par conséquent les interlocuteurs. Puisque à ceci s’ajoute aussi la métropole qui met en place le Schéma de Cohérence Territoriale (SCOT), le Programme Local de l’Habitat (PLH), ou encore le Plan de Déplacement Urbain (PDU). Toutes ces pièces écrites doivent être compatible avec celles du rang supérieur, sans compter qu’il existe également d’autres réglementations à l’échelle régionale, nationale et européenne.

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Pour des projets à grande échelle, les communes peuvent faire appel à des « Aménageurs » dans le cadre de convention de mandat, d’une concession d’aménagement ou d’un contrat de partenariat. L’aménageur est une entité publique ou privée qui va conduire l’opération (étude, acquisition foncières et réalisation de travaux) pour créer ou renouveler un tissu urbain. L’aménageur contrairement à l’urbaniste ne s’intéresse pas à la ville seule, mais à une plus grande échelle. Sa mission peut tout aussi si bien s’arrêter à viabiliser des terrains où les diviser en lots. L’architecte-urbaniste lui, établit des diagnostics, ordonne, pilote et évalue des projets urbains ou territoriaux pour un commanditaire, qui généralement est un élu. Son rayon d’action étant principalement les agglomérations et leurs planifications territoriales. Il va rencontrer lui aussi différents acteurs tels que les architectes, les géologues, les paysagistes pour avoir un regard croisé et prospectif. Le but est d’aider l’élu à avoir une politique locale de l’habitat, de l’emploi, des transports, des loisirs, et du tourisme, cohérente. Il doit permettre un renouvellement ou une sauvegarde urbaine pour mettre en valeur le patrimoine bâti, mais aussi les trames vertes et bleues d’une ville. Ajoutons à tout ceci les Établissements Publics d’Aménagement (EPA), les Établissements Publics à Caractère Industriel et Commercial (EPCIC) pouvant conduire des opérations d’aménagement présentant un intérêt national. Ils sont sous l’autorité de l’État, d’une collectivité ou d’un établissement public. Ils ont pour vocation de réaliser des opérations foncières et d’aménagement, mais plus souvent il s’agit d’opération de renouvellement urbain et de reconversion de friche dans une perspective de développement durable. L’EPA, est donc l’interlocuteur privilégié des Opérations d’Intérêt National (OIN). Dans le cas d’une OIN, c’est l’État qui délivre une occupation des sols et non la commune. Ces vastes projets d’aménagements fleurissement dans nos villes pour répondre à des problématiques de logements, et peuvent être l’objet d’une création de ZAC (Zone d’Aménagement Concentré) comme c’est le cas de l’Eco-Vallé à Nice, ou encore du quartier Euratlantique à Bordeaux. Enfin le dernier acteur qui nous intéresse dans le cas de ce mémoire est l’Établissement Public Foncier qui se décline à deux échelle : celle de l’État (EPFE) ou celle du local (EPFL). Comme l’EPA, l’EPF est un Établissement Public à Caractère Industriel et Commercial, mais il va permettre de constituer des réserves foncières en prévision d’une opération d’aménagement. Grâce à une convention provenant de la commune, d’un établissement public ou d’une coopération intercommunale, l’EPF peut acquérir des biens à l’amiable, par préemption ou expropriation. Le but est de remettre en état le foncier avant de le céder au prix de revient à la collectivité ou à l’aménageur.


Fig. 35 et 36 : Mille Normes Š Lisa Maestracci

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COllectif Etc.

PLU

AOT

Autorisation d’occupation Temporaire

Autorisation d’occupation Temporaire

PLU

COllectif Etc.

Préfecture

état SCOT

Architecte 49

HABITANTS

HABITANTS

MAIRIE SCOT

Préfecture

MAIRIE

Architecte

AOT

état


Ces acteurs sélectionnés sont ceux que l’on rencontre le plus souvent dans le cas d’une reconversion de friches. Ils sont revenus à de nombreuses reprises dans les documents qui ont nourri ce mémoire, il semble essentiel de faire un point d’éclaircissement sur leurs actions, relations et hiérarchie. Il n’est pas étonnant de voir de nombreux projets de revitalisation et réhabilitation de friches en difficulté avec un long processus de mise en ordre et en normes. Le chemin est long, et les interlocuteurs nombreux. Nous allons maintenant nous intéresser à ses acteurs utopistes qui portent en eux une volonté, celle de donner vie à ces délaissés urbains. Puis nous l’avons vu précédemment certains acteurs institutionnels à plus grande échelle peuvent considérablement impacter les projets. En effet, cette petite énumération, non exhaustive des réglementations et des protagonistes qui interviennent autours d’un projet sont de l’ordre d’une échelle communale, régionale ou départementale. Les ministères notamment celui de la culture peuvent considérablement impacter sur les plus petites échelles. En débloquant et proposant des financements, en mettant une politique en place pour promouvoir la culture comme André Malraux l’a fait. La préfecture peut elle aussi avoir son mot à dire sur un projet, tout comme la commune. Tout cela nous amène à dire que nous sommes face à un maillage complexe, et qui parfois va faire preuve d’incohérence. Quand l’un pense sécurité, l’autre pense foncier et encore un autre financier. Ceci peut freiner de nombreux projets et de nombreuses reconversions. Les acteurs se multiplient, les niveaux d’échanges aussi avec des volontés et des objectifs tous distinct les uns des autres. Mais certains outils peuvent permettre des transitions, des changements qui tendent à s’orienter vers un changement prometteur. Dans le cadre de ce mémoire, très souvent les projets que nous rencontrons commencent avec une Autorisation d’Occupation Temporaire (AOT). Cet instrument juridique permet à l’État d’accorder à une tierce personne le droit d’occuper un domaine pour une durée limitée, pour que ce dernier puisse construire et exploiter le terrain qu’il loue à l’État. Dans ce cas il s’agit du domaine public, mais ceci peut aussi s’appliquer pour le domaine privé, ou le propriétaire du terrain peut louer sa parcelle à une tierce personne. Ce mille feuille administratif n’est pas simple, il faut savoir jongler, et rivaliser d’idée pour pouvoir jouer avec toutes ces contraintes pour qu’elles puissent s’avérer être des ressources. La Belle de Mai, comme nous le verrons par la suite est un excellent exemple. Lorsque tout tant à nous freiner, certains acteurs passent la seconde pour tenter de faire accélérer les choses.

Action citoyenne Certains préfèrent s’associer, favoriser la ressource et la réflexion collective. Deux cerveaux sont toujours mieux qu’un. C’est notamment ce que fait le Collectif Etc. Ce collectif d’architectes, est « né à Strasbourg en septembre 2009, le Collectif Etc a pour volonté de rassembler des énergies autour d’une dynamique commune de questionnement de l’espace urbain. La majorité venant de l’école d’architecture de Strasbourg, ils créent une association à leur sortie et organise le détour de France à vélos, ce qui a permis de les faire connaître. De plus, cette opportunité leur permet de rencontrer les architectes et les acteurs d’une « fabrique citoyenne de la ville »38. Par le biais de différents médiums et de différentes compétences, le Collectif se veut être «un support à l’expérimentation.»39. Leur volonté est de créer des projets qui intègrent au maximum les populations et les futurs usagers pour développer des méthodes de construire-ensemble avec une méthodologie basée sur de la « recherche-action, observation participante et pratique réflexive»40. Pour eux, les usages sont une donnée essentielle, les seuls pouvant les guider de la meilleure des manières dans leurs recherches, sont les personnes qui vont faire vivre le lieu. Ils ont donc créé leur propre organisation de travail avec 3 « invariants constitutifs »41 : l’auto-construction, associée aux notions de bricolage, la production d’architectures éphémères, liant expérimentations et fêtes, la pratique des lieux. Dans ces termes-là, l’architecte n’est plus le sachant. Il met tout le pouvoir décisionnel dans les mains de l’usager qui va le guider dans la conception. L’architecte sera alors uniquement chef des opérations et maître d’orchestre pour organiser le groupe. Tout cela va permettre une nouvelle forme de participation et surtout d’implication citoyenne. Le citoyen ne doit plus « subir » les décisions prisent d’en haut, mais au contraire, il peut y participer, être acteur de son propre changement, et de la création des projets. Pour cela le collectif favorise trois type de projets : le projet d’événement, le projet architectural, et le projet de société, où tout le monde peut s’impliquer avec des moments de production, de réflexion et mettre en place des matrices qui seront la base, les fondations de l’édification du projet. Ce travail permet donc de développer un outil appropriable, un outil qui peut être en mouvement. Ceci est pour eux essentiel. Car ils estiment qu’un projet in-situ, figé dans le temps ne peut correspondre à tous les besoins. Toujours dans cette volonté d’implication, ils mettent en place des récits oniriques autour de leurs projets permettant de raconter une histoire, pouvant sensibiliser et faire comprendre aux usager-acteurs le récit qu’ils souhaitent transmettre.

www.colletifetc.com Collectif Etc.,Colloque International à Alger, Mai 2017

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En 2012 par exemple, pour la requalification d’un espace public laissé à l’abandon à Rennes, ils ont choisi comme fil conducteur pour leur récit un « Petit bois enchanté ». Ils ont ensuite avec l’aide des habitants construit des cabanes, des modules, des jardins pour recréer un récit urbain, intergénérationnel. La création d’un lien social est une composante non négociable à l’élaboration d’un projet, car c’est ensemble qu’ils vont pouvoir concevoir, produire et réaliser. À l’image d’un réalisateur, ils créent leur film, avec une histoire et différents acteurs. « Et, pour les besoins du film, il faudra monter des dômes géodésiques, faire des costumes, préparer les effets spéciaux, et construire une fusée et sa rampe de lancement. Celle-ci sera doublée d’un escalier, permettant à chacun de pouvoir facilement grimper en haut du terril. Ainsi, la problématique de l’accessibilité sera résolue. »42 Ensuite pour la réalisation du projet il faut aussi mettre en œuvre une matrice constructive qui sera l’essence même de celui-ci, qui va permettre de le construire. Cette matrice s’intéresse principalement à la construction de l’objet architectural lui-même. Et pour cela, il est important pour l’implication de chacun, de laisser une marge de manœuvre à l’autre. L’habitant doit pouvoir créer lui-même son propre habitat. Pour eux le meilleur exemple est très certainement le principe de Le Corbusier, avec la maison Dom-Ino, qui serait une utopie à mettre en place à grande échelle. Une fois la méga-structure réalisée, les habitants sont censés venir habiter les cellules comme bon leur semble. « Ce que nous retenons de ces multiples recherches, c’est que des marges de manœuvre peuvent être laissées aux constructeurs, aux habitants et aux usagers afin de faciliter leur implication dans les processus de conception. Nous considérons alors que notre matrice constructive doit poser les bases d’une infrastructure régulière, reproductible, non immuable et adaptée à un contexte paysager et culturel, support d’un ensemble, varié et hétérogène dans sa forme, mais régulier dans son format, d’éléments manipulables, issus d’une production industrielle, artisanale ou vernaculaire. »43 Les projets se veulent alors optimistes, orientés vers un public spontané et engagé pour les intégrer dans le processus créatif de la ville. Le collectif permet de mobiliser différentes formes d’actions, de compétences, de savoirs ou de présences dans un même schéma narratif. Car souvent, pour qu’un projet marche il faut trouver des intérêts communs. C’est ce que permet le schéma narratif. Créer des liens entre des personnes qui ne se connaissent pas et qui pour le bien commun doivent apprendre les uns des autres pour pouvoir développer leurs ambitions. Ceci peut aussi favoriser l’appropriation, et rien n’est plus gratifiant pour un architecte de voir son projet se faire approprié. Cela montre l’importance et l’affect que peuvent mettre les usagers dans leurs réalisations et travaux. 42 et 43

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Collectif Etc.,Colloque International à Alger, Mai 2017

Ainsi, nous pouvons dire qu’une troisième matrice est nécessaire pour impliquer différentes personnes dans les processus de construction de la ville. C’est la matrice politique, et il est de la responsabilité de l’architecte, de repenser les situations, afin de créer les conditions d’émergences de groupes autonomes quant aux prises de décisions à mener sur la production de l’environnement. Alors il faut mettre en place des modes de gouvernances citoyennes, pour autonomiser. Entre-autres, c’est une décentralisation du pouvoir mais à plus petite échelle. Cette conception, cette approche fait rêver. Développer des projets en unissant et fédérant, semble être une utopie pour la conception de la ville. Car il faut admettre que cette mise en application est bien trop dépendante d’une multitude de facteurs externes aux projets, et à la pratique même du métier d’architecte. Les financements, la durée, les réglementations, les contrats, les complexités administratives… Il n’existe pas de solutions quant à la réalisation d’un projet de co-conception et co-construction, ils existent autant de solutions que de collectifs, d’association, d’architectes, de projets ou encore de lieux… Une infinité de solutions, d’opportunités de prises de risques sont possibles. En revanche le point commun à tous ces architectes et collectifs est de faire la ville différemment, de ne plus suivre une logique verticale et hiérarchique provenant essentiellement d’acteurs de l’aménagement urbain d’ordre public. Au contraire, les usagers de la ville, qu’ils soient simples habitants ou professionnels peuvent être acteurs de leurs propres politiques d’aménagement, pour permettre une conception locale, plus adaptée qu’une politique générique s’appliquant de manière uniforme à l’échelle du pays. Volonté d’un réseau plus souple qui tend à être plus efficace, plus rapide, car l’action est directe et spontanée. On réinvente les acteurs, on favorise le circuit court de la pensée, de l’échange en faveur d’un lien social, intergénérationnel qui permet ensemble d’aller plus loin dans la conception de nos villes.


Fig. 37 et 38 : Petit bois enchanté, Rennes - Juin 2012 ©Collectif Etc.

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Freiner et accélérer L’oscillation est permanente entre deux impératifs contradictoires : accélérer et ralentir. Même les plus radicaux des décroissants sont pris dans ce paradoxe ,qui veut que nous ne freinions pas assez vite pour espérer atténuer les changements irréversibles en cours. Peut-être que la majorité d’entre nous comprend peu à peu l’imbrication des problématiques écologiques, économiques et sociales, en se familiarisant trop lentement avec les moyens d’y faire face. Comment ne peut-on pas ressentir une ambiance d’avant-guerre, où les ennemis se cachent d’abord en nous-mêmes, paralysant nos comportements individuels et collectifs ? Certains veulent alors accélérer la cadence pour faire réagir et surtout faire agir. Mais des outils et méthodes nous freinent dans nos démarches. Exemple bête mais parlant, comment voulez-vous inciter les personnes à trier si derrière le cheminement ne suit pas. Des paradoxes et des contradictions sont présents dans le quotidien, alors il n’est pas étonnant de ne pas pouvoir y échapper lorsqu’il s’agit de concevoir des projets de manière autonome. La marge de manœuvre qui nous est autorisée est faible. Mais il semblerait que plus les contraintes sont importantes, plus le projet qui en découle est riche. On pourrait alors conclure, que la contrainte est dans un sens une ressource essentielle à la conception, permettant de guider le concepteur, en lui évitant le syndrome de la page blanche en ayant carte blanche. Aujourd’hui nous faisons face à une omniprésence urbaine, c’est-à-dire qu’une grande majorité de la population mondiale vie aujourd’hui dans les villes. Tâche urbaine visible depuis le ciel de jour comme de nuit, les villes sont le moteur de la vie politique, là ou tout est possible et là où il est important d’agir. La gentrification de nos espaces de vies se fait ressentir dans notre rapport que nous avons avec elle. On dédit des espaces pour dormir se traduisant par des citées dortoirs, des espaces pour travailler, des espaces pour se divertir, qui finissent par créer des zones. Allant du quartier des affaires comme la Défense ou encore la zone péri-urbaine industrielle où nous allons faire nos emplettes le samedi. Cette conception nous enferme dans la sphère privée, et il devient presque mal vu que de fréquenter l’espace public, on s’expose, et la notion de réputation peut entrer en compte. On se replie chez soi, l’espace public n’est plus le lieu de tout les possibles, le lieu de débats. Cette mono-fonctionnalité a causé la perte de l’architecture, et nous espérons ne pas en subir les mêmes conséquences pour l’urbanisme. L’étalement et l’éclatement des espaces, des temps sociaux et des mobilités, alliés à l’accélération remettent en question le vivre-ensemble et le faire-ensemble.

Fig. 39 : Métaphore du dentifrice, Matière grise - 2014 ©Encore Heureux

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Certains veulent s’investir mais se sentent seul, abandonnés face à des services publics qui ne peuvent satisfaire tout le monde. Alors, des dynamiques polymorphes clandestines officielles, militantes, plus institutionnelles, informelles ou plus organisées se mettent en place. Pour tester ensemble des nouvelles méthodes se voulant plus efficaces basées sur la mobilisation. Faire face à tout ce qui semble être imposé d’en haut dans les boites noires de la fabrique urbaines entre élus ingénieurs et «starchitectes». Des utopies se créent alors dans les esprits, entre rationalité, froideur de la ville intelligente, du tout numérique, avec des espaces hyper connectés et le doux romantisme de la ville décroissante et responsable qui s’opposent. Voilà un autre paradoxe entre l’accélération, synonyme de progrès et le frein se voulant plus regardant quant à nos pratiques et habitudes urbaines. Mais, la ville, et plus largement la vie, ne se caractérisent pas en un vocabulaire binaire ne pouvant être que de l’ordre du 1 ou du 0. Des démarches participatives de fabrique de la ville, peuvent mettre en commun la maîtrise d’usage venant des habitants, aux côtés des acteurs traditionnels tels que le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre. Certes, il peut arriver d’avoir des moments de battements, de ralentissements liés à la multitude d’objets et d’outils juridiques présents. Mais il est possible de mettre en place une ville qui prend une nouvelle forme entre «do it yourself» et innovation ouverte, urbanisme et activisme. La seule limite pouvant être que ceux qui détiennent le pouvoir soient prêts à le partager, permettant ainsi la mise en place de nouvelle démocratie, avec un art de la citoyenneté. Certains ont réussi cet exploit, et nous allons ensemble voir ce que l’infini a à nous offrir. « L’Humanité cohabite avec l’ensemble du vivant en détruisant pourtant son propre domicile. Mais en ces temps troublés, des hommes et des femmes construisent avec des convictions, ce que nous proposons d’appeler des lieux infinis. Des lieux ouverts possibles non finis, où se cherchent des alternatives. La montagne peut sembler impossible à gravir, mais nous nous rangeons derrière la cordée qui se forme avec le courage. Les mots lieu et infini ont chacun eu un grand destin sémantique. Ils sont remplis de mystère et de puissance, peut-être parce qu’ils évoquent les conditions de l’expérience humaine, laisse passer le temps. »44

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Encore Heureux, Lieux Infinis

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2- Les in-finis ENCORE HEUREUX !

« C’est l’architecture industrielle qui nous a fait croire que l’on pouvait construire partout pareil.»45 Nous allons nous pencher sur une agence d’architecture qui ouvre les yeux et l’esprit sur le contexte actuel, qui propose des solutions rationnelles et poétiques dans une période où tout tend à s’effondrer. Qui sont-ils ? Fondée en 2001 par Julien Choppin et Nicola Delon, Encore Heureux à une manière bien à eux de concevoir et vivre l’architecture. Tous deux diplômés de l’école de l’architecture de Toulouse qu’ils ont intégré en 1995, ils décident à la sortie de celle-ci de se reconnecter au réel. D’après eux, l’école ne les a pas mis en contact avec la matière, ils avaient encore les mains bien propres. À l’image d’un médecin généraliste, ils décident ensemble d’avoir une approche généraliste de l’architecture, de toucher à tout et de voyager de 2001 à 2018. Il revendique cette pratique pour concevoir, des dispositifs urbains, des aires de jeux, des bâtiments ou encore des micros architectures traitant l’habitat d’urgence. C’est le cas de leur projet Room-Room qui est un petit habitat mobile que l’on peut transporter manuellement où à vélo. Le NAMOC ( National Art Museum of China), les invite à réfléchir sur des solutions d’habitat d’urgence dans le cadre d’une exposition en 2009. Ils ont donc créé un « allié » qui une fois retourné se transforme en un espace pour pouvoir dormir à deux, dans des conditions thermiques acceptables. Ils vont aussi concevoir l’aire de jeu de la Friche la Belle de Mai, un travail qui leur a beaucoup plu, puisqu’ils ont demandé aux enfants des écoles à proximité, d’être les commanditaires de ce projet. Beaucoup souhaitent avoir des toboggans alors ils en ont mis trois pour satisfaire le plus grand nombre. C’est donc en 2013, que leur projet de Wagon Playground est inauguré. Ils ont réutilisé un wagon appartenant à la SNCF pour créer cet imaginaire qui plaît tant aux architectes mais aussi aux enfants qui se sont empressés d’expérimenter le dispositif. Leur équipe s’agrandit en accueillant Sébastien Eymard qui devient le troisième associé en 2016, puis suivi par Sonia Vu qui devient associée en 2019. Leur travail se fait connaître et commence à toucher de plus en plus de personnes qui partagent les mêmes points de vue qu’eux. Des coups de cœur professionnels se réalisent. Leur travail se fonde sur de nombreuses données, comme le contexte et l’histoire. Des problématiques propres aux lieux, qui les remettent en questions et leurs donner à voir des réponses singulières. Ils Réinterrogent les besoins et les envies des commanditaires dans chaque étape du travail pour cultiver, préciser, réaffirmer, aiguiller ce dernier.

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Nicola Delon, Conférence ENSAM

« Nous imaginons alors notre mission de concepteur comme celle d’un guide de haute montagne qui, par les che­mins escarpés de la réalité, se doit d’accompagner ces désirs à bon port. Pour ce faire, nous garderons permanente l’ambition de trouver de nouveaux parcours plus sûrs, plus beaux et plus rapides. »46 Ils s’intéressent aussi beaucoup à la question du ré-emploi et de la réutilisation. Une prise de conscience tardive selon eux. En effet, lors de leurs études jamais personne ne leur a parlé des ressources qui peuvent s’épuiser. Le sable par exemple qui permet de faire du béton vient à manquer, il faut du sable alluvionnaire, et aujourd’hui on gratte et aspire les fonds marins, ce qui encourage et augmente l’érosion de nos terres. Ils parlent donc d’effondrement à plusieurs niveaux: l’effondrement de la biodiversité qui menacent les espèces, l’effondrement climatique avec les fameux deux degrés qui peuvent nous faire perdre tout contrôle, l’effondrement des ressources qui viennent à manquer et aussi, l’effondrement de la représentation politique dans laquelle les citoyens n’ont plus confiance, car il y a un grand écart entre ce qu’il devrait être fait et ce qui est fait. « Pour les architectes, les lieux sont désespoir, l’origine de leur travail est souvent leur horizon, la flamme qui les accompagne et comme une religion intime à laquelle ils croient. C’est leur point de départ pour démarrer un projet : la situation géographique et le contexte historique. Un puits sans fond, avec la courbe du soleil, la variété des espèces végétales qui s’y sont acclimatées, jusqu’aux strates construites, détruites et reconstruites par les générations qui sont sur le point de nous succéder. Et cela devient aussi un objectif car projeter un bâtiment, c’est souhaité qu’un lieu advienne, existe et perdure.»47 C’est dans ce climat de menaces et de tensions qu’ils souhaitent donner espoir, car il est urgent d’espérer. Ne voyons plus les déchets comme une nuisance, mais une ressource, travaillons ensemble pour ralentir la course à la surconsommation et favorisons le ré-emploi et la réutilisation en offrant une seconde vie aux matériaux. Un cocktail mixte des matériaux peut permettre de minimiser les ressources fossiles, en favorisant les matériaux bio-sourcés. Ils ont pour contribuer à cette démarche écrit le livre Matière Grise, permettant de sensibiliser les jeunes architectes d’aujourd’hui à cette pratique, qui n’est pas synonyme d’architecture pauvre bien au contraire. Ils y donnent de nombreuses notions comme celle de l’entropie de la matière, qui est le cycle de vie et de recyclage. Car oui, un matériau ne peut être recyclable à l’infini, il atteint très vite ses limites. C’est d’ailleurs lors de sa conférence à l’ENSAM, que Nicola Delon, nous en fait part et sensibilise un peu plus à ce niveau-là, pour ne pas tomber dans le piège d’un green-washing. Il cite notamment les capsules Nespresso. « Vouloir recycler des capsules Nespresso, c’est comme vouloir brûler de l’eau ».48 Encore Heureux, Lieux Infinis Nicola Delon, Conférence ENSAM

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Fig. 39 : Le cocktail des matériaux, Matière grise - 2014 ©Encore Heureux

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Il parle aussi de métaphore du dentifrice qui explique assez bien ce que tous, nous avons tendance à faire, à plusieurs niveaux mais aussi et surtout en architecture. « On s’est rendu compte que c’est comme quand vous êtes chez vous et que vous avez pas racheté de tube de dentifrice. Vous vous rendez compte qu’en fait vous pouvez utiliser une toute petite quantité, et que ça marche quand même. Quand vous avez un tube qui est plein, vous appuyez, ça tombe, on en met partout dans le lavabo… Il y a tout un bazar. Vous vous en fichez de la matière parce que vous pensez que vous en avait assez, et nous on a le sentiment qu’en architecture c’est pareil. ».49 Tout ceci les a amenés à « Lieux Infinis », le travail qu’ils ont conçu pour la biennale d’architecture de Venise en 2018. Commissaire et scénographe du Pavillon français, ils décident de poser une problématique : « construire des bâtiments où des lieux ? ». Ils vont donc réaliser un catalogue et la scénographie du lieu toujours avec des sujets qui leurs tiennent à cœur, avec le réemploi. En effet, la scénographie construite est réalisée à 90 % avec les matériaux laissés par la précédente édition. Une année sur deux le pavillon est destiné soit à l’architecture, soit à l’art, ils ont donc succédé à Xavier Veilhan, artiste contemporain qui a crée un studio d’enregistrement de musique en bois. Une continuité est créée entre les deux éditions par cette réutilisation, leur permettant d’exposer, maquettes animées avec le média de la vidéo, dessin, mais aussi objets « preuves » qu’ils ont récupéré sur les dix sites qu’ils présentent. Ces objets sont des souvenirs, et permettent de créer un véritable cabinet des curiosités, et montrer la notion d’infini de chacun des lieux aux travers de ces 650 témoignages matériels. Le catalogue de la biennale regroupe dix sites, ceux qui partagent cette caractéristique principale : l’ouverture sur l’imprévu pour construire sans fin le possible à venir. Les architectes nous amènent à voir avec un regard neuf des lieux qui peuvent être des tiers lieux, mais qui avec ce point de vue acquiert bien plus que ça. Dans ce contexte, «on a pas le choix»50, que de continuer à chercher, à expérimenter des fertilités sociales et architecturales responsables, porteuses d’un message d’espoir, à la recherche entre justice et justesse. Il y a des gens qui attendent qu’une seule chose, c’est d’être convaincu.

Fig. 40 : Pavillon Français, Biennale de Venise - 2018 ©Cyrus Cornut

Fig. 42 : Maquette de la Friche Belle de Mai, Biennale de Venise - 2014 ©Cyrus Cornut

Fig. 41 : Pavillon Français, Biennale de Venise - 2018 ©Cyrus Cornut 49 et 50

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Nicola Delon, Conférence ENSAM


Construire des bâtiments ou des lieux ? « L’acte de construire est un acte collectif et, si l’architecte embrasse le rôle de chef d’orchestre, il devient dès lors le seul responsable de toute fausse note qui serait joué par les musiciens. Par ailleurs, répondre à la complexité du monde demande des savoir-faire, du temps et, de ce fait des moyens qui sont aujourd’hui réduits de toutes parts.»51 Voici la problématique posée par Encore Heureux. C’est une question vaste, et pour pouvoir y répondre dans le cadre de ce mémoire nous devons comprendre l’acte de construire, mais aussi les répercutions que cela peut avoir sur un espace et un lieu. Dans un premier temps, nous pouvons constater que de plus en plus aujourd’hui les concepteurs se battent contre vents et marrées pour défendre des qualités spatiales, mais aussi d’usages, de conforts avec des contraintes économiques serrées. Souvent, on cherche à retirer le suivi de chantier aux concepteurs, et aux architectes, comme c’est souvent le cas chez les promoteurs, car ils ne sont pas assez pragmatiques. Alors que le chantier est essentiel au processus et à la réalisation d’un projet. « Ces allers-retours permanents entre la mise en œuvre et le dessin forgent le sens de la mesure, de la justesse, de la frugalité. »52. Il permet d’acquérir une expérience qui n’est pas négligeable pour réaliser les lieux infinis de demain. Permettant la communication, l’échange et le partage entre le savoir et les savoirs-faire de chacun. Cette problématique ne met pas simplement en confrontation deux échelles d’espaces mais plutôt deux manières de concevoir un espace. Dans le dictionnaire, nous pouvons trouver de nombres définitions quant au mot lieu : « Portion déterminée de l’espace (considérée de façon abstraite.) » ; « qui désigne un endroit, un emplacement, Il s’agit d’un espace déterminé géographiquement en fonction de sa nature ou de ce qui s’y trouve. S’il est particulier, un lieu est désigné par un nom afin de s’y référer plus facilement.»53. Le bâtiment (en architecture) se résume simplement à une construction, qui par la suite se verra dé-nominée en fonction de la fonction qu’elle abrite où de ses caractéristiques architecturales. Le lieu à un caractère, et résonne ici comme un espace créant une polarité, un rayonnement dans un territoire. Un lieu peut être constitué de bâtiment. L’architecte créateur de lieu remplis sa mission en créant des usages, des fonctions pour lesquels un espace sera reconnu. La notion de reconnaissance est donc essentielle, c’est elle qui va conférer toute l’importance à un espace pour créer la polarité et la singularité de celui-ci. Dans ce mémoire nous parlons principalement de lieu, et non de bâtiment. Le bâtiment est l’outil qui va créer le lieu, il est déjà-là et attend de se voir offrir la possibilité de devenir l’élément déclencheur à la création du lieu en se voyant offrir une nouvelle vie. Encore Heureux, Lieux Infinis 52 Nicola Delon, Conférence ENSAM 51

Le lieu peut acquérir une dimension toute autre par le biais d’un adjectif : lieu profane, sacré, saint. Amenant à nouveau une notion qui ne peut être représentée, qui est abstraite mais qui donne du sens. Un lieu signifiant porteur de poésie, de rêves, de mythes, de figures ou de symbole. Parick Perez, architecte et anthropologue définit le lieu à sa manière dans Lieux Infinis. Il parle alors des petites maisons, où hôtels d’offrandes que l’on retrouve dans les habitations thaïes, qui sont la « maison des esprits ». Toujours généreusement garnies, d’argent ou de nourritures, ces maisons représentent la présence des ancêtres qui habitent le lieu. C’est eux qui fondent « le lieu comme espace habitable est habité, l’arrachant ainsi à la masse indifférenciée de la surface du monde. »54. Un caractère propre, différent des autres, qui rend l’espace singulier c’est aussi ça un lieu. On reconnaît un lieu pour ses caractéristiques, qualités, et on lui accorde des attaches, un affect. Tout homme ne peut vivre sans lieu, même les nomades qui sont en perpétuel mouvement finissent toujours par se retrouver dans un lieu, pour échanger, partager, se retrouver. Un « homme, amnésique de tout lieu, serait sans naissance, sans mort à honorer, sans sociabilité »55, serait sans repère et ne pourrait partager son être avec les autres. Le lieu est essentiel pour les hommes, alors il est aussi essentiel à la fabrication de la ville, de l’espace. Tous ces exemples montrent que notre vocation d’architecte est de créer des lieux et non de simples bâtiments.

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Dictionnaire, Le Robert Patrick Perez, Le désir et le déjà-là, Lieux Infinis

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Infini ? Nous venons de constater qu’un lieu, est caractérisé par la dimension que nous lui accordons, et pour lequel nous lui donnons des limites dans l’espace. Il est donc borné, cantonné par une limite géographique abstraite ou non. Et pourtant on parle de lieux pouvant être des espaces infinis. Comment cela est ce possible ? Comment les caractériser ? Encore Heureux a identifié deux morphologies propres aux infinis : La cour et l’enceinte . L’une s’ouvre et l’autre renferme. Des dispositifs architecturaux complémentaires et féconds, qui vont permettre de donner des limites aux lieux, en le séparant du tout venant urbain, avec une grande porte, un seuil à franchir signifiant le passage d’une sphère à une autre. Puis la cour espace qui se veut centripète permettant de voir, échanger, de communiquer. À l’image d’une place publique endroit de débat et de vie politique. Une fois la porte franchie, nous sommes dans le lieu, nous sommes dans l’infini. « Le lieu devient ainsi un milieu et favorise un climat qui déborde le champ propre de l’édifice. »56 Luc Gwiazdzinski nous permet d’y voir plus clair :« Dans le langage commun le terme infini est généralement utilisé pour qualifier quelque chose sans limite dans le temps et dans l’espace mais aussi quelque chose d’une grandeur d’une intensité si grande qu’on ne peut la mesurer. Le lieu désigne une portion de l’espace caractérisé par son usage et par les événements qui se sont déroulées. En ce sens les lieux infinis seraient donc les portions d’espaces sans limites dans le temps et dans l’espace »57. Mais pour le géographe un lieu sans limites n’a pas d’existence possible dans le réel, et pour cause les limites sont nombreuses entre les espaces (public, privé, réservé, extérieur, intérieur, etc.) traduites sous de nombreuses formes comme le mur. Ce n’est donc pas en cela que l’on considérait un lieu infini. Mais c’est dans son usage, où l’intensité est si grande qu’on ne peut la mesurer. Donc un lieu qui ne ferme ni l’imagination, ni les réalisations, les personnes où les énergies qui s’y déroulent, un lieu où tout est universel, où la notion d’habiter traite aussi de cultiver, manger, travailler ou encore se déplacer. Mais c’est aussi un lieu non-fini, qui est toujours à finir, jamais terminé, débordant. Le lieu est alors comme les dessins où tableaux de Pablo Picasso, qui ne se trouve qu’à l’épuisement de la pratique du dessin où de la peinture. Un processus toujours en cours comme le cycle de la vie, en perpétuel renouvellement, évolution. On accepte l’inconnu, l’incertitude, l’expérimentation et par conséquent l’échec. Mais la norme et l’esprit normatif nous impose des états achevés pour la mise en marché. Il faut alors détourner la norme, ne pas se soumettre, pour créer des lieux. Les projets comme La Friche la Belle de Mai et L’écosystème Darwin, montre cette notion de projet sans fin, qui continue de déborder d’usage, d’homme, de femme qui créer un lieu toujours plus riche en imaginations et réalisations. 56 et 57

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Luc Gwiazdzinski, Localiser les In-finis, Lieux Infinis


Fig. 42 : La Friche la Belle de Mai, Marseille - 2017 Concert sur le rooftop

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RECHERCHES ET EXPÉRIMENTATION

Ce qui compte ce n’est pas le résultat final, mais tout le processus de recherche et d’expérimentation qui créer le projet. Comme pour l’innovation il faut essayer, avant de trouver des solutions capables de satisfaire les attentes et enjeux des projets. La recherche habite les lieux Tout commence par une rencontre entre des individus et un lieu pour lequel on reconnaît un potentiel. Un bâtiment désaffecté, abandonné suite à une activité, une vie qui a disparu, et il ne reste plus que la coquille : l’édifice vide. Alors l’imaginaire se met en route. « Les friches industrielles ou institutionnelles sont devenus symptomatiques de l’émergence de grands espaces vacants. »58. Souvent livrés à eux-mêmes, ces espaces ne trouvent aucune autre fonction que d’être là, car les moyens viennent à manquer quant aux ambitions que ces espaces soulèvent. Ces espaces semblent être utiles, mais d’une utilité sociale , qui n’est pas évidente, car le seul moyen de le révéler et la création d’une nouvelle vie offerte à ces espaces Une découverte est faite, par hasard, elle est inattendue et nous allons en saisir l’utilité, voici la sérendipité. Dans ces lieux on va miser sur l’improvisation, sur le hasard aussi parfois, qui vont permettre des rencontres, des coups de cœur. Mise en contact les unes avec les autres un métissage débute. On produit l’inattendu, un résultat obtenu qui peut parfois être imprévu. C’est la créolisation. Cette notion provient de Edouard Glissant, philosophe, nous indique que contrairement au métissage dont on connaît l’issue du résultat, ceci ne peut être le cas de la créolisation. Une donnée nouvelle, par mélange de culture est obtenue. Ici, on entend la culture comme un ensemble, on cultive son projet, ensemble avec un bagage culturel qui nous est propre, et en optant pour des cultures constructives plus respectueuses. Et ainsi, on construit petit à petit, loin d’un projet ficelé, on teste, on essaie, avec des modes d’actions divers évitant ainsi l’architecture faite d’un seul bloc, monolithe, figée dans le temps. Une hétérogénéité dans les acteurs, et les modes d’actions, ou de gouvernance, mènent à un projet hétérogène, loin de la décision arbitraire d’un seul individu. Le schéma d’une architecture mono-fonctionnelle a causé sa perte comme nous avons pu le voir précédemment, alors on mixe les acteurs, on ajoute plusieurs couches de réflexions pour embrasser le maximum de champs possibles permettant l’hybridation, pour permettre la survie. « Nous pouvons parler « d’hybridité » pour évoquer la posture du devenir et de l’ouvert des hommes, des organisations et des espaces qui mettent en avant la capacité à franchir les frontières sociales, ethniques ou politiques ou les normes imposées. Le véritable intérêt de ces lieux résident dans « le devenir hybride », l’indéterminé, l’identité en mouvement et de la puissance créatrice de ce « passage des frontières. »59. 58

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Encore Heureux, Lieux Infinis Luc Gwiazdzinski, Localiser les In-finis, Lieux Infinis

Un lieu où il est possible d’être libre, dans la création, la pratique, mais surtout une liberté mentale qui éloigne des brides que nous nous imposons dans nos pratiques des espaces. Loin du préformatage que chacun peut avoir, sur la conduite que nous nous dictons. Ceci est certainement lié en plus du statut d’hybridité, à l’ambiance et au caractère de ses lieux qui change notre état d’esprit. Un lieu qui appartient à tous, sans pour autant être propriétaire. Il s’agit alors d’un lieu où l’on se sent responsable, dont on veut prendre soin. Un lieu qui favorise les usages et les expériences. Une recherche menée par des acteurs hétérogènes, et hétéroclites pour obtenir un lieu hybride, grâce à une pluralité d’écriture. Une effervescence habite les lieux, une fourmilière qui grouille et s’attelle à la construction de son espace de vie. Se mettre en recherche est une part constituante de la création du lieu, car elle va apporter du sens, de la matière au projet. La notion de transmission est alors importante. On transmet son savoir, ses savoirs-faire, ses expériences qui peuvent se traduire dans une pratique éducative, artistique ou architecturale. On retransmet, on garde des traces grâce à des analyses de pratiques, des récits d’expériences, un journal collectif, ou des cercles de discussions. Dans un souci de démocratique on va mettre en résonnance tous ces éléments dont émergera le squelette, la ligne directrice du projet. Un projet réalisé en Open source , pour que n’importe qui puisse demain s’inspirer de ces expériences pour créer son propre récit. Les enjeux sont alors de partager et de transmettre. Une notion d’héritage est présente. Que laissons-nous derrière nous pour que cela puisse être compris de tous ? Cette problématique permet à l’image du patrimoine de tout de suite saisir toute l’importance de ces démarches, pour éviter d’en faire table rase comme, nous avons pu le faire auparavant. Se développe d’authentique petite fabrique de recherche, sous forme de jardin, de friches réaffectées, de zone à défendre ou simplement des délaissés urbain réinvestis. Des lieux qui peuvent être auto-géré avec des politiques d’expérimentation qui les animent et créer des pratiques éducatives, pédagogiques, militantes, artistiques, ou encore architecturales. On développe des modèles neufs, que les institutions ne connaissent pas, non pas par manque de savoir, mais pour ne prendre aucun risque, trop frileuses pour faire face à un échec. La majorité de ces lieux peuvent revendiquer un caractère de lieu culturel, car ils accueillent très souvent les formes les plus connues : spectacle, exposition, mais pas seulement. Ils élargissent l’idée même de la culture comme nous avons pu le voir. On croit au mélange et on le cultive. Un mélange des genres, des activités, des usages, des usagers, de ceux qui permettent de rendre possible ces lieux et qui les habitent en y pratiquant leurs recherches et expérimentations.


On identifie ainsi les trois caractéristiques principales de la création d’un lieu : l’origine ou la rencontre, le processus et la communauté. Ainsi se créer le lieu, l’histoire et la mémoire de celui-ci. Du bricolage et son esthétique Un dénominateur commun que l’on retrouve à tout lieu infini, est l’aspect de la bricole, du bricolage, faire avec ce qui est déjà-là. En outre on offre pas simplement une seconde vie au bâtiment mais aussi à tout ce qu’il contient pour créer le lieu. Claude Lévi-Strauss tenait le bricolage en grande estime, notamment parce qu’il était lui-même assistant de son père, artiste peintre, qui bricolait aussi quelques objets. Il considère l’activité du bricolage propre à la pensée du concret qu’il va d’ailleurs opposer à celle de l’ingénieur. « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. »60 Le bricolage est un mode « d’infini », une hybridation, un mélange, d’outils, de techniques, de matériaux, d’expériences qui ne peut se réaliser que en se confrontant à la mise en œuvre directe. Le bricolage est aussi une forme d’expérimentation manuelle, on touche, on écoute et l’on voit. Même si le bricoleur va pouvoir utiliser le médium du dessin, nous sommes loin des simulations, et modèles de l’ingénieur, bien plus sophistiqués. Le bricoleur conçoit en faisant, à l’échelle une. Mais l’ingénieur est lui aussi dans un sens confronté au réel et aux contraintes de la matière, mais différemment. L’ingénieur et l’architecte, projettent, car ils ont l’intention de faire quelque chose, de le réaliser. C’est le dessein qui s’exprime par le dessin. C’est pour ça que nous avons une reconnaissance pour ces deux modes de pensées : la pensée abstraite et la pensée concrète, la pensée idéale et souhaitable, entre l’esprit et le corps. Les lieux infinis regorgent de ces deux pensées : savoir et savoir-faire qui traduisent de l’intelligence collective. On l’apprend en faisant et on fait au plus simple, grâce a des trouvailles de matériaux divers, de la débrouillardise façon Robinson Crusoé. On additionne pour obtenir un résultat qui n’est possible que par une forme de « learning by doing ».

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Claude Lévi-Straus,La Pensée sauvage, Paris, p 27

Fig. 43 : Musée d’histoire de Ningbo, Chine, Wang Shu et Lu Wenyu - 2008

Le manque de moyens n’est pas la seule raison pour laquelle on bricole. Dans un premier temps ces ateliers vont permettre la rencontre, la communication, mais aussi l’éducation. Par ailleurs, une certaine sensibilisation au devenir de notre monde mène à ses pratiques. La réduction et la disparition de certaines matières premières nous demande à repenser nos méthodes. Restructurer, réparer, plutôt que jeter, ou démolir. Reconfigurer plutôt qu’abandonner. Le réemploi et la réutilisation est devient indispensable pour faire face à l’inattendu du devenir de notre monde de plus en plus limité en ressources. La véritable innovation serait de reconnaître qu’elle réside dans le déjà-là.

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Le manque de moyens n’est pas la seule raison pour laquelle on bricole. Dans un premier temps ces ateliers vont permettre la rencontre, la communication, mais aussi l’éducation. Par ailleurs, une certaine sensibilisation au devenir de notre monde mène à ses pratiques. La réduction et la disparition de certaines matières premières nous demande de repenser nos méthodes. Restructurer, réparer, plutôt que jeter, ou démolir. Reconfigurer plutôt qu’abandonner. Le réemploi et la réutilisation deviennent indispensables pour faire face à l’inattendu du devenir de notre monde de plus en plus limité en ressources. La véritable innovation serait de reconnaître qu’elle réside dans le déjà-là. Urbex, Utopie, imaginaire et poésie De nombreux lieux peuvent susciter notre intérêt, nous les observons ces délaissés urbains, avec envie, fascination, imagination. Ce que nous en ferrions, ce qu’ils pourraient être, où ce qu’ils devraient être quand on sait les demandes en logements, que connaissent les villes. Nous pouvons aller jusqu’à braver l’interdit comme les surfeurs urbains, en pratiquant l’urbex. Une visite pas tout à fait légale mais qui pourtant est bien plus répandue que l’on ne le pense. On le comprend d’ailleurs assez bien quand on observe les murs des bâtiments qui sont loin d’être des toiles blanches, ou lorsque l’on observe le sol jonché de détritus. Signe que l’homme est passé par là, il laisse des traces, comme un animal en forêt. La chasse est ouverte, attrapons les rêves et poésies qui se cachent en ville. Lieu désaffecté, de désamour et d’abandon et pourtant, il donne permis de faire, de créer de manière intellectuelle ou réelle. C’est souvent les friches qui vont donner envie de se projeter. Certains l’explorent, d’autres refusent de la voir. Il n’existe pas que de beaux rêves. Des terrains vagues, vacants qui sont signes de délabrement, d’échec. Mais cette ruine désolante exerce une attractivité, et pour certains un désir. Ces lieux pleins de mémoires matérielles et immatérielles stimulent l’intellect et l’affect, ce qui les mène assez souvent à des projets artistiques. « Ces bâtiments dévalués, matériaux dépréciés, ces œuvres d’arts qui sont des expériences in situ, non-marchandes décuplent leurs valeurs à l’infini, en ne se valorisant que d’une seule qualité : donner envie de vivre. ».61 Dans une époque, où l’architecture et l’urbanisme, l’habitat et la fabrique des lieux divorcent, où les logements ne sont plus des « machines à habiter » comme le souhaitait Le Corbusier, mais simplement des espaces à abriter, à loger « comme on loge une balle dans le barillet d’une arme. »62. Il est essentiel de prendre en compte les usages et les lieux. Faire rêver, faire réfléchir, cogiter, questionner est dans un sens un usage. On prête attention au lieu en se demandant quelle histoire tragique l’a mené jusqu’ici. Fazette Bordage, un service public du sensible, 63 Lieux Infinis 61

Le lieu créer une émotion, une intensité. L’explorateur urbain peut partir à la découverte de ses lieux, comme un retour en enfance, à la recherche du trésor caché. Le retour de ces personnes pratiquant l’urbex témoignent d’un certain paradoxe entre le potentiel d’un bâtiment mais aussi toute la magie qu’il dégage à l’état d’abandon. « C’est amusant de lire souvent de la part d’explorateurs les mêmes ressentis, composés de tristesse et d’amertume lorsqu’ils découvrent un lieu abandonné, « c’est triste de voir un lieu comme ça à l’abandon », « c’est du gâchis », « ça pourrait être utile pour les gens qui vivent à la rue », « que fait l’état, qu’on m’explique la cohérence ? ». Comment se plaindre d’un état qui nourrit notre passion ? Est-ce de la culpabilisation ou un manque d’inspiration ? Quel est le but de jouer sur les deux tableaux ? D’être l’avocat d’un patrimoine en danger et à la fois un porte-étendard de la visite de lieux abandonnés ? Personne n’oblige ces gens à subir autant de tristesse et de déchirement, ce n’est pas un travail l’urbex, c’est une passion. Faire des centaines de lieux abandonnés pour se plaindre de leur état est limite un comportement sadomasochiste »63. Une passion qui crée un parcours urbain neuf, dépoussiéré, loin des sentiers battus. Une alternative qui crée et féconde notre imaginaire. Cette réflexion propre à la communauté des personnes pratiquant l’urbex doit aussi se ressentir chez toutes personnes voyant un bâtiment à l’abandon. Pour limiter ce sentiment d’injustice, l’utilisation des lieux infinis est un pied de nez à ces espaces inutilisés, alors que l’on a aujourd’hui plus que jamais besoin de ces lieux , pour répondre aux problématiques urbaines contemporaines telles que le manque de logements. On crée de l’émotion, du lien face à ces villes qui ont des imaginaires saturés et où l’on a besoin d’espace, de vide, d’alternative pour permettre des rencontres entre l’existant et les êtres qui vont mettre en avant ces espaces oubliés. La pratique des lieux de manière illégale est une façon de les mettre dans la lumière, de les montrer, et d’en faire rêver plus d’un. Lieux représentant une infinité de possibilités, d’ambitions de poésies.

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Joëlle Zask, De l’usage des lieux, Lieux Infinis Témoignage sur : https://urbexsession.com/


Fig. 44 : Caserne Niel, Bordeaux - Avril 2014 ©Urbex Session

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TIERS-LIEUX, ESPACES TRANSITIONNELS OU LIEUX INIFINIS? Espaces transitionnels Nous allons ensemble au cours de ce travail, mieux définir le sujet qui nous intéresse. La porte des infinis laisse cours à de nombreuses interprétations, et, pour éviter toute confusion, il est bon de définir le champ de recherche qui nous intéresse. L’ouvrage d’Encore Heureux est une véritable mine « infinis » regorgeant de nombreux témoignages mais aussi d’ouvrages et de références. Un sujet large qui est à la fois, subjectif et objectif, faisant appel à la mémoire collective et individuelle. Raphaël Besson, expert en socio-économique urbaine, mais aussi docteur en science du territoire , travaille notamment sur la mutation économique des villes mais aussi sur la fabrique de ces dernières. Il introduit donc une première notion, qui est récurrente de nos temps. Celle de Tiers-Lieux. Les tiers-lieux sont des espaces intermédiaires conceptualisés par Ray Oldenburg. Traduit de l’anglais The Third Place , « le troisième lieu », est le lieu qui n’est ni celui de la maison, ni celui du travail, c’est donc un lieu hybride en ville différent de la sphère privée domicile / travail, mais qui au contraire est un pivot entre la limite du privé et du public. Un lieu poreux, qui instaure des formes d’appropriations, de partage, souvent support à un engagement. Un espace où les individus peuvent se rencontrer, se réunir, échanger de manière informelle. Ces espaces connaissent aujourd’hui de plus en plus d’intérêt au sein des villes, car ils peuvent témoigner d’un engagement civique, ou encore créer des minis démocraties citoyennes. Certains tiers-lieux sont d’ailleurs devenus des supports privilégiés pour accompagner des transitions, souvent durables, responsables, sociales, culturelles, numériques, scientifiques, ou économiques. Mais un tiers-lieu est il infinis ? Souvent les acteurs et producteurs des tiers-lieux sont réticents lorsqu’une tentative de définition, de catégorisation, d’étiquetage apparaît. On préfère dire que ces lieux ont un caractère foisonnant et instable, capable de se renouveler, de se réinventer en continu. Le tiers-lieu semble être une composante contemporaine de la fabrication de la ville. On identifie l’espace public mais aussi la vie publique au sein de celui-ci. Un support et un médium, l’un étant réciproquement le lieu, et l’autre l’homme qui y joue un rôle fédérateur. Leurs terrains d’implantations sont multiples : urbains, périurbains ou ruraux. Nous nous intéresserons principalement aux deux premières catégories d’implantations. Les tiers-lieux, contribuent aux transitions, mais en les interrogeant. Ont-ils véritablement la capacité de « faire transition ».

Raphaël Besson nous pose la question de leurs véritables capacités, qui semblent être réduites à des propositions pragmatiques, visant à répondre de manière immédiate aux mutations sans pour autant interroger avec un regard prospectif les transitions à venir. Un espace protéiforme répondant à des besoins immédiats et capable d’advenir, de se métamorphoser en tiers-lieu. La solution ne se cache pas dans cette notion contemporaine qui pourrait dans un avenir proche connaître le même sort que l’architecture industrielle : devenir obsolète, délaissée pour connaître une seconde vie. Raphaël Besson, nous propose alors la notion d’espaces transitionnels. « ces espaces s’inspirent des tiers-lieux, tout en cherchant à les réinterpréter, à les dépasser. À la différence des tiers-lieux, ceux-ci considèrent les transitions non comme un état transitoire, mais comme un état permanent. »64. Contrairement à un objet transitionnel qui permet à l’enfant d’avoir une figure rassurante pouvant rappeler celle de sa mère, l’espace lui n’est pas «rassurant». En perpétuelle mouvance, il prend des risques et n’a pas un caractère figé. En revanche, comme l’objet transitionnel, il va s’adapter, réguler, mesurer, expérimenter pour faire faces aux tensions. Mais aussi, aux acteurs, aux enjeux et aux intérêts multiples qui sont assez souvent divergents, comme nous le montrera par la suite la Friche la Belle de Mai. Ce sont donc des lieux en mesure d’agir, d’avoir un impact, des lieux qui peuvent se faire entendre, qui ont tant de choses à nous dire. La proximité et la diversité des acteurs va permettre une mutualisation des ressources et des savoirs-faire. Ils ne sont pas simplement usagers, leurs actions permettent une transition du lieu, qui a plus grande échelle aura lui aussi à son tour une transition sur le territoire. On va accroître les collaborations, la créativité et la capacité à avoir des impacts positifs sur la fabrique urbaine. Ils s’implantent d’ailleurs dans des tissus sociaux économiques, et cultuels des territoires qui visent à favoriser des échangent entre eux. L’aura de ces lieux semble dépasser les frontières d’une ville, d’une région. Il émane de ces lieux de re-création une idéologie bienveillante à la recherche de nouvelles alternatives exaltantes. Il faut donc de nouveaux écosystèmes, qui dépassent le cadre des métropoles et des territoires périurbains, qui vont permettre, la mise en réseaux des espaces transitionnels et permettre un mariage des territoires. Renforcer les échanges par une matrice de communication plus forte, permettant à plus grande échelle de regrouper les savoirs pour leur accorder plus de pouvoir. À l’image d’un Open Source , pouvoir rassembler toutes les alternatives, initiatives, transitions dans une base de données centralisée qui serait en libre service.

Raphaël Besson, Les espaces transitionnels, Lieux Infinis

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« En outre, les espaces transitionnels donnent les moyens à leurs usagers d’agir sur la fabrique même de ces espaces. À la manière d’un Wikibuilding, les espaces traditionnels se conçoivent comme des architecture Open source et vivante, des architectures à posteriori. Il laisse une place au hasard et au développement non planifié d’espaces qui évolueront en fonction des usages et des programmes les plus divers et aux nécessités les plus imprévisibles. »65 Un lieu transitionnel est pour Raphaël Besson, une forme de lieu infinis, qui se réinterroge en permanence autours de la question des transitions. Or, il estime que le déploiement de ces espaces ne peut se faire sans l’élu et sans l’architecte. Car l’un va penser des politiques qui favoriseront « l’autonomie des individus et des organisations, et concevoir une action publique moins froide, plus ouverte à la proximité, à l’échange, à l’expérimentation. »66. L’architecte lui, dessinera l’architecture des espaces transitionnels. Mais ce mémoire démontre, qu’il ne peut y avoir d’infinis sans hommes, sans femmes, sans enfants. Sans acteurs ou usagers. L’élu et l’architecte ne sont que des outils permettant de créer et « gérer » les espaces. Un espace infini né d’une action humaine souvent non institutionnelle. Alors, un espace transitionnel n’est pas un lieu infini, mais il est toujours mieux qu’un tiers-lieu. L’espace infini, est une entité qui nous dépasse de par l’intelligence collective qui le créer et qui façonne une polarité, une aura urbaine qui semble dépasser les frontières pour commencer à créer un réseau, où le rêve est le moyen de transport privilégié. La culture comme support de sociabilisation Peu importe qu’il s’agisse d’un tiers-lieu, d’un espace transitionnel où d’un lieu infini ce qu’ils ont en commun ce sont les hommes et les femmes qui les animent. En effet, ces espaces sont des objets sociaux et politiques qui permettent de faire basculer nos rapports face au travail, à la culture, et nos rapports sociaux. Ils favorisent le commun, l’intelligence collective en proposant d’inventer d’autres modèles de gouvernances , pour responsabiliser l’usager. Ce sont des espaces de sociabilités, de proximités qui permettent d’être de véritables points d’encrages dans les territoires. Ils peuvent devenir des organes de coopératives locales, des ressources et références quant aux initiatives citoyennes, et aux nouvelles formes d’apprentissages basées sur l’échange et le partage. La notion de nouveau monde revient assez souvent. Mais il faut s’en méfier, véritable sac à « fourre tout », comme l’innovation d’ailleurs, peut vite se transformer en langue de bois. « Nouveau Monde l’expression revient sans cesse. Nouveau Monde de la politique, de l’économie, du travail, de la culture du numérique. Sans que l’on sache toujours ce qu’il recouvre précisément. Raphaël Besson, Les espaces transitionnels, Lieux Infinis 65 et 66

Ces Nouveaux Mondes sont le plus souvent définis en opposition à d’autres plus anciens et jugés obsolètes. Ils se présentent comme des solutions à la crise, imposant leurs nouveaux concepts, modèles, symboles, professionnels, ambiances et architectures. Développement culturel et développement urbain n’échappent pas à ce grand chambardement.».67 De ces nouveaux mondes naissent des modèles : la ville intelligente (smart-cities), la ville résiliente, ou encore la ville décroissante ou post-carbone visant à réduire ses consommations et gaz à effet de serre. Tous ses modèles et leurs déclinaisons s’opposent les uns aux autres, mais trouvent par le biais des tiers-lieux, des infinis ou des espaces transitionnels la possibilité de s’exprimer. Le but est alors de les hybrider, permettant ainsi de s’adapter à leur contexte, à ce qui les entoure. Ceci est permis par l’action humaine autours de ces lieux, qui vont créer différent temps de communication, de débat ou de conférence autours de ces sujets. « De la société post-industrielle à la société résiliente »68, est une véritable refonte des modèles de développement urbain. Cette refonte est permise à petite échelle sans de véritables changements au niveau étatique. Les villes grâce à ces espaces, se sont rapidement positionnées comme des acteurs clés. En effet , elles sont susceptibles d’amorcer localement les ajustements économiques, sociaux, culturels, et politiques pour ainsi éviter la globalisation et l’application générique que connaît aujourd’hui le territoire national. L’heure est à la proximité. On vise l’autonomie, on favorise le « do it yourself ». Une volonté de re-localiser les activités productives comme l’agriculture, l’artisanat et même les industries. Les villes tendent et vise à devenir des ateliers de fabrication, à ne plus simplement être le produit venu des boites noires du sommet, elles cherchent à se développer avec leurs savoirs-faire. Ainsi les totems changent. On ne cherche plus à avoir le bâtiment des « starchitectes » qui vont permettre de signer le paysage avec une boite à chaussure décontextualisée. On laisse place à des espaces où art et culture ainsi que transitions (de tout ordre) puisse laisser libre cours à leur expression. Le tableau page suivante, nous montre cette transition, que certains territoires commencent à prendre pour répondre notamment à des problématiques de ville en déclin, ou encore de besoin de revitaliser les centres-bourgs dans des petites communes. Jardins partagés, urbanismes éphémères, espaces de culture, bibliothèques partagées, ces nouvelles formes, ne sont pas innovantes, elles existaient avant, elles étaient simplement endormies, comme les lieux qui désormais les accueillent. Raphaël Besson dans sa chronique de L’Observatoire nous explique l’évolution que connaissent certaines bibliothèques. Les lieux culturels ont connu progressivement une transformation pour devenir des bâtiments hybrides ayant une logique d’équipement. Vincent Guillon, Charles Ambrosino, Le « nouveau 66 monde » des politiques culturelles et urbaine , L’obs. 67 et 68


Ils repensent leurs modes de médiations, de transmissions pour s’ouvrir à de nouvelles cultures et fonctions. Une volonté de s’ouvrir sur la ville et l’espace public. En effet, les bibliothèques ne sont plus ce qu’elles étaient, des lieux réservés aux hommes d’églises, et aux savants, à l’élite. Même si une ouverture timide aux publics commence à la Renaissance, ce n’est que aux XIX siècle, siècle des Lumières qu’elles deviennent des espaces ouverts à tous. Certaines bibliothèques aujourd’hui sont devenus des troisièmes lieux. Pas toutes, certaines restant encore des lieux de savoirs et de travail où le silence est d’or. Mais d’autres s’hybrident notamment pour attirer les jeunes, favorisant la rencontre et la communication plus que la consultation d’ouvrage. Espaces de co-working, activités découvertes pour tous les âges, aide à la recherche d’emplois, les bibliothèques qui pour certaines sont aujourd’hui transformées en médiathèque par la transition numérique, sont dans certains territoires la première forme de troisième lieu. Elles deviennent des espaces de vie, et c’est pour cela que de plus en plus de communes investissent dans ces édifices publics. Ces transformations s’expliquent notamment par la perte d’attractivité de certains territoires, où le manque de finances publiques, poussant ainsi à réaliser un seul bâtiment multi-fonctionnel. Mais aussi , la mutation numérique qui amène des nouveaux modes de recherches. Une économie se développe alors autour des stratégies, du savoir et de la connaissance. On cherche dans ces lieux à favoriser les connaissances non numériques (ouvrages, archives.) mais surtout la connaissance immatérielle, celle du vivant, du vécu, basée sur l’expérience et la sensibilité de l’individu. C’est pour cela que la notion de partage est récurrente.

Car pour avoir accès à cette connaissance il faut communiquer, partager et rencontrer les autres individus. « Ces connaissances sont intimement liées aux individus, à leur subjectivité et à leur capacité à collaborer entre eux dans le but de développer des découvertes inattendues. Dans ces conditions, les modes de production et de création de valeur changent. Il ne s’agit plus de produire ce que l’on sait faire, mais bien d’organiser les conditions d’épanouissement de l’intelligence collective, afin de produire en continu des connaissances nouvelles.»69. Alors on assiste à ce changement entre les nouvelles politiques, et économies autour de la culture, passant ainsi par l’architecture de ces lieux. Mais il semble intéressant que Raphaël Besson précise que ce type de démarche ne peut s’appliquer à tous les lieux de cultures. En effet, certaines formes d’hybridation peuvent s’appliquer sur les bibliothèques, les musées, les universités, mais il faut conserver d’autres lieux, non hybride pour avoir une offre correspondant à tout type de recherches. D’autres formes de reconversions urbaines mettent au cœur la culture comme donnée principale de projet. C’est le cas de la Belle de Mai, à Marseille, qui propose une vision dynamique de la culture. Expérimentation, coproduction, commence à s’ancrer dans nos territoires. Les tiers-lieux incarnent la culture du quotidien, mais aussi de l’exceptionnel et de l’évènementiel, des projets où les relations sociales favorisent le respect du bien commun et l’entretien de ce dernier. Sortir d’une vision élitiste, s’intéresser à des acteurs informels, des associations, des collectifs, des individus pour continuer dans ce sens. Vincent Guillon, Charles Ambrosino, Le « nouveau monde » des politiques culturelles et urbaine , L’obs. 69

Fig. 45 : Médiathèque du Carré d’art, Nîmes -Novembre 2012 ©ESBAN

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Modèles de développement de la société post-industrielle

Modèles de développement de la société résiliente

QUALIFICATIONS

QUALIFICATIONS

ville durable ville intelligente

ville en transition fab city

Figures

Figures

experts artistes

citoyens artisants

totems

totems

«starchitectures» événementiels culturels quartier durable

tiers-lieux urbanisme éphémère et participatif

STATuts

STATuts

privé / public

communs territoriaux

comportements

comportements

consommateurs, usagers

individus responsables, consommateurs

Fig. 46 : Tableau : De la ville post-industrielle à la ville résilliente ©L’observatoire

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3- DUPLICATION ET PROLIFÉRATION Institutionnalisation

Ces espaces semblent être des modèles à suivre. Il faut cependant, faire attention à une lecture qui semble être controversée entre phénomène d’utopie, socialement fertile et mobilisatrice, et une approche marketing. Ces modèles peuvent-ils servir aux institutions politiques et culturelles ? Peuvent ils répondent aux maux de nos villes, qui par le biais d’un melting-pot social et culturel se met à la recherche de solutions. Un regard curieux Les espaces support de sociabilité commencent à devenir des mondes du commun, où il devient possible d’envisager des transitions pour transformer petit à petit la ville. Issus de la fabrique de la ville qui, en devient par la suite une constituante et un outil qui peut la développer. Une boucle se crée. Il n’est pas étonnant que les pouvoirs publics aient un regard attentif sur ces espaces. La transition est à l’agenda des politiques publiques. Les changements climatiques, la transition numérique apportent son lot d’inquiétudes et d’opportunités aux villes et à leurs territoires. Des incubateurs et d’autres structures se mettent alors en place pour lancer les start-up et re-dynamiser le marché du travail en proposant d’autres solutions, plus collectives.

« Le tiers-lieu est ainsi investi d’une forte attente politique, qu’on peut résumer en quatre mots-clés : télétravail, innovation, revitalisation, transformation. Des différents ministères jusqu’aux collectivités locales, tous les échelons territoriaux imaginent des politiques pour mailler la France de tiers-lieux. »70. Ne confondons pas les tiers-lieux et les espaces de co-working «humanisés» qui se calquent sur la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), ayant pour but d’avoir un impact positif sur son environnement, ses usagers autour des grands piliers du développement durable : Économie, Social et Environnement. Comme nous l’avons vu précédemment les tiers-lieux semblent apporter des solutions, du moins des propositions, car ils cherchent, ils expérimentent d’autres méthodes, en essayant de sortir des sentiers battus. Et cela semble fonctionner. Le tiers-lieu est alors envisagé comme étant la solution « miracle » pour certains territoires en déclin qui doivent être revitalisés. Que ce soit dans les milieux ruraux, trop éloignés des métropoles, ou dans certains quartiers défavorisés pour aider les populations à s’adapter culturellement à la transformation écologique et numérique. Les intentions sont bonnes, proposer des insertions pour l’emploi et ainsi limiter le taux de chômage, donner accès à la culture pour tous, éduquer quant aux bons gestes écologiques. Mais cette solution est-elle vraiment fiable ? Christine Liefooghe ,Le tiers-lieu, objet transitionnel, L’observatoire des politiques culturelles

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Fig. 47 : Tableau : Les heures heureuses, Écosystème Darwin ©La brigade

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Au pire, il ne s’agit là que de bonnes intentions politiques visant à « relooker d’anciens dispositifs (pépinières, télécentres, espaces publics numériques). Au mieux, le tiers-lieu est un phénomène de mode qui agite le monde politique, associatif, entrepreneurial, tout autant que les urbanistes, concepteurs d’espaces collaboratifs et autres consultants en animation de tiers-lieux. »71. Les maires, les communautés d ‘agglomération, les chambres de commerces peuvent eux aussi, prendre l’initiative de favoriser la création des tiers-lieux, en devenant aussi des moteurs de projets urbains. Ces projets qui mettent en place des gouvernances citoyennes et qui visent à faire bouger les choses, peuvent inquiéter. Car, ils auraient la capacité de remettre en cause la légitimité des pouvoirs publics quant à leurs actions. Or, il semblerait que ce type de démarche vise au contraire, à essayer d’avancer avec les pouvoirs publics. En effet, nous le verrons par la suite ce type de lieux à besoin de soutiens pour bien se développer et mailler le territoire. Christine Liefooghe ,Le tiers-lieu, objet transitionnel, L’observatoire des politiques culturelles

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Un refus de catégorisation Ces projets sont très difficiles à catégoriser de par leurs différences, leurs gouvernances, leurs adaptations au contexte ou encore aux usages qu’ils ont. Par ailleurs, avec l’attention toute particulière que commence à avoir les institutions sur ces lieux, ils risquent d’être en proie à la normalisation ce qui est une problématique quand on sait que les méthodes génériques, identiques ne peuvent fonctionner sur l’ensemble du territoire. Il en est de même pour les tiers-lieux, les espaces transitionnels et les infinis, ceci ne fait pas partie de leur ADN, car la réalisation même de ces projets est de se nourrir de tout ce qui les entoure. Arnaud Idelon journaliste et critique d’art nous propose dans sa chronique de définir ce qu’il se cache derrière la stratégie d’étiquette. En effet, il existe tant de lieux : les fab lab, les artist-run-spaces, les friches culturelles, les lieux intermédiaires et tant d’autres. Mais dans le cadre de ce mémoire nous intéressons uniquement aux friches culturelles. Le choix de dénomination est essentiel, il permet d’immédiatement comprendre ce dont il s’agit et renvoie à des images totalement différentes. «Dès lors, le choix de la dénomination est central dans ce mécanisme de positionnement et va permettre de mettre l’emphase sur telle ou telle composante du lieu (gouvernance, nature des activités, rapport à l’institution, modèle économique...)

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qui prévaut au sein de celui-ci qui, à l’œil nu – c’est-àdire sans médiation du discours – présente davantage de similitudes que de divergences »72. Un choix permettant ainsi de définir la sémantique, le lieu qui se définit de manière collective ou non, est ce qui va donner du sens au projet. Prenons le squat pour exemple. Il connaît un imaginaire des lieux bien singulier. À la fois péjoratif pour ces lieux où l’appropriation est illégale, mais aussi, pour tout ce que nous avons vu précédemment, qui peut être en liens avec l’urbex où la poésie urbaine. C’est dans une dynamique de revendication que le mot squat renvoie à l’image et à l’esthétique de l’alternatif, des graffitis, de l’insalubrité et des délaissés urbains et où tout est système D. La Friche culturelle, elle, s’appuie sur la sémantique du squat. Mais le mot Friche la raccorde à toute l’histoire qu’elle a connue. Issue alors de l’ère industrielle et désormais se voit avec d’autres fonctions que celle qui était prévue au départ. Elle apporte avec elles d’autres signes : la cathédrale industrielle, l’usine en ruine, l’entrepôt, les briques, les sheds ou encore la cheminée. Au-delà de l’esthétique, la friche renvoie à des usages en particulier. En effet, l’échelle de celle-ci permet d’entrevoir de grands plateaux capables d’accueillir toute sorte d’usages en même temps, de s’adapter. « Ces espaces vides dans l’urbain contemporain signifient la possibilité d’usages spontanés, de libertés momentanées, à même de prendre forme dans des parenthèses utopiques au sein d’une ville fonctionnaliste où chaque usage est programmé. »73 Ce travail d’étiquetage semble important pour que les lieux ne perdent pas de leur intensité à cause de la prolifération. Car, le thème de tiers-lieux est à la mode et l’étiquette permet de désigner toutes les situations, usages de ces lieux qu’ils appréhendent. Ces espaces de la liberté, pour certains de la gratuité, de l’accessibilité et du confort peuvent être définis sans pour autant être catégorisés. Fabrice Lextrait lorsqu’il a remis son rapport en 2001, à Michel Dufour, secrétaire d’État au patrimoine et à la décentralisation culturelle de 2000 à 2002, y décrivait les nombreuses initiatives prises pour certains lieux dans ses monographies, comme la Belle de Mai. Il explique qu’à la formalisation de la problématique d’étude autour de ces lieux, il refuse totalement la catégorisation de ces derniers. Au contraire, chaque lieu est singulier, à sa propre particularité et que les démarches sont tellement variées qu’il faut les analyser pour pouvoir les accompagner. Il semblerait qu’il n’y ait ni solutions, ni forme juridique adéquate pour les tiers-lieux. Chacun devant se requestionner et chercher parmi l’éventail des outils institutionnels, le plus adéquat. Il faut alors chercher à renter dans les failles pour permettre un travail entre institutions et actions, permettant ainsi des réflexions communes, qui par la suite grâce à l’expérience facilitera le travail pour développer ces projets. Arnaud Idelon , tiers-lieu cultuel, refonte d’un modèle 71 ou stratégie d’étiquette? L’obs. 72

La catégorisation semble ne pas être souhaitée, mais elle pourrait en fonction des enjeux et des vocations de chaque projet faciliter la recherche, celle de trouver le bon outil, dans la bonne caisse pour s’en resservir. Le travail des uns, pourra être un appuis pour les autres. Au delà des usages, fonctions ou lieux il s’agirait plutôt de trouver la forme juridique idéale qui tout en accompagnant au mieux permettrait un développement harmonieux. Besoin de soutiens Auparavant les Friches étaient délaissées et les rares investies l’étaient davantage par désir d’être propriétaire, que par réel intérêt pour les solutions de rénovation. Une erreur à la fois politique et patrimoniale, qui pourra permettre de faire émerger des lieux dont nos villes ont besoin. Des interfaces entre upperdround et underground, qui peuvent avoir de nombreuses fonctions. Ces lieux peuvent servir à de nombreux secteurs, en passant de l’emploi à la culture. Il faut favoriser ces démarches. Voici ce qui ressort quant aux nombreux témoignages que peut avoir L’observatoire. Mais cette démarche doit être encadrée pour qu’elle ne perde pas de sa substance. Car, même s’il faut accepter de naviguer sans référentiel, pour la non-programation il faut mettre en place des solutions permettant aux pouvoirs publics de soutenir ces types de projets, qui peuvent encore aujourd’hui effrayer, notamment pour des questions de gestions, de sécurité et de confiance. Nous parlions précédemment d’outils et de formes juridiques. Il semblerait qu’une des formes les plus récurrentes et les plus adaptées à ce type de projet soit les Sociétés Coopératives d’Intérêts Collectif (SCIC). Ce sont des organismes qui nourrissent et cultivent un principe d’organisation différent, qui visent des réflexions et des développements collectifs. La gestion est commune, les ressources aussi et elle et mise en place avec une gouvernance adaptée, qui vise à favoriser des débats démocratiques, des droits civiques et sociaux. Un espace où tout le monde y trouve sa place avec une hiérarchie plus douce et qui permet de responsabiliser tous les acteurs autour de ce projet, mais avec différentes fonctions. La gestion des SCIC est obligatoirement multiple, peu importe qu’il s’agisse d’une société Anonyme (SA), d’une société par actions simplifiées (SAS) ou d’une société à responsabilité limitée (SARL). Il faut simplement que la SCIC associe autour des projets, différents types d’acteurs : des salariés, des bénéficiaires (usagers, riverains, clients par exemple) et des contributeurs (associations, collectivités, sociétés, etc.) pour produire des biens et / où des services d’intérêt collectif en faveur d’un territoire et / ou d’une filière d’activité. Cette forme vise ainsi à toucher les collectivités qui veulent faire partie de la création de projet de tierslieu. 73

Encore Heureux, Lieux Infinis


Même si pour certains le tiers-lieu est un projet qui peut servir à se passer de l’état, les collectivités elles, forme institutionnelle la plus proche des acteurs et de ces projets, peuvent devenir de véritables supports, soutiens, appuis pour ces derniers. Elles peuvent financer, ou mettre en place des communications. Mais surtout, elles peuvent faciliter les démarches et accompagner aux mieux ces projets avec l’aide de consultants, facilitateurs de projet. Nous parlions précédemment du Fond Friche qui permet de remettre en activité une friche délaissée, il serait intéressant de voir si des fonds peuvent aider à développer ce type de projet. « Imaginez un fond dédié à ces lieux ce qui est nécessaire, mais aussi et surtout réorienter mon financement de base vers des pratiques et des lieux. »74 Les tiers lieux sont alors à la recherche de soutien qui est insuffisant des politiques publiques. Certains se sont battus pour la mise en place des institutions et pour qu’elles puissent exister, on aurait tort de s’en priver. Il faut aujourd’hui réussir à créer des tiers-lieux dans les institutions, pour ne pas laisser la totalité de l’espace public abandonné aux marchés, aux grands groupes et aux marques. Ces formes de projets qui semblent risqués aux yeux des élus portent pourtant leurs fruits, puisque des projets remarquables ont vu le jour dans des contextes économiques précaires. Des projets spontanés qui devraient être pris comme exemple par les politiques publiques. « L’institutionnalisation progressive n’est pas un mal ! C’est l’enfermement, le repli, qui le sont ! L’institué peut être instituant s’il s’en donne les moyens et s’il défend les principes démocratiques. Les financements des tierslieux ne doivent être ni une ligne dans une directive ministérielle, ni une rubrique dans un budget municipal, ni un alibi dans une spéculation foncière. »75

Fabrice Lextrait, 2001-2018, Des nouveaux territoires de l’art aux tiers-lieux, L’obs.

Fig. 48 : Playground, Friche de la Belle de Mai, Marseille - octobre 2015 ©Caroline Dutrey

74 et 75

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DANGER DU Mimétisme

La notion d’urbanisme sans visage est évoqué par Yann Sinic dans son œuvre un Monde pour soi, où une architecture se duplique de manière identique sur l’ensemble du territoire. Même si cette notion traite du logement, le risque est tout aussi important pour les lieux infinis qui pourrait se proliférer sans attache territoriale, sans attention particulière, pour devenir des objets finis. Là est le danger du mimétisme. Le déjà-là « Le déjà-là est bien connu en architecture, c’est celui du lieu, les traces physiques et imaginaires de ses pratiques pétrifiées dans les figures, de ses mémoires convertis en gestes ou en paroles et bien sûr de ses disponibilités de matières, de sociabilités, de réseaux géographiques, etc. »76 Nous avons déjà évoqué de nombreuses raisons de travailler avec le déjà-là, avec l’existant, notamment pour limiter l’imperméabilisation des sols, l’extension de la tache urbaine signe de l’étalement urbain. Mais aussi pour toute la mémoire que contient la ville. « Finalement le disponible encourage le possible. Et ce sont parfois des opportunités spatiales qui stimule l’innovation sociale. »77 On commence à accepter de construire la ville sur la vile, face a un bâti déjà conséquent, ce qui permet des pratiques collectives plus organiques, et agiles, venant habiter le site pour le transformer. Nous avons en France, un architecte pour 2000 habitants, tandis que la moyenne en Europe est d’un architecte pour 1000 habitants. Nous ne manquons pas d’architectes mais d’architecture, de solution pour travailler sur le déjà-là. Certains de nos voisins européens ont plus d’égards pour leur patrimoine bâti que nous. Ce sont des lieux uniques, dans leur contexte, chargés d’histoire porteur d’un « ici et maintenant » loin du « fuck context » de Rem Koolhaas. On additionne les données, les énergies pour être attentif à ce qui nous entoure pour le mettre au-devant de la scène et non en arrière plan. On en revient à la notion de risque, qui peuvent être des mauvaises surprises lors des fouilles, du chantier, occasionnant des coûts et des efforts supplémentaires. Mais la prise de risques est nécessaire, car on prend plus de risque encore à ne rien faire. La plupart des lieux sur lesquels le ré-emploi urbains se fait aujourd’hui « sont issus de la société industrielle, qui a construit en des temps records une très grande quantité de bâtiments mono-fonctionnels. Mais ce modèle qui n’a plus d’un siècle et demi, ne nous correspond déjà plus. Aujourd’hui, le travail, l’emploi, les transports, le logement ont changé. »79. Un processus de vie se met en place, seulement lorsque la porte du bâtiment abandonné est franchie. Arrêtons la vision programmée du territoire, favorisons le recyclage urbain et les opportunités territoriales, avec une économie de la non-dépense, une Patrick Perez, Lieux Infinis 73 79 Encore Heureux, Lieux Infinis 77 et 78

politique du faire-avec pour donner des terrains d’expérimentation. Réutilisons nos hangars oubliés et nos ruines abandonnés et leurs matériaux délaissés, pour éviter la table-rase du tout béton. Arrêtons la volonté des villes à signer le paysage de « starchitecte » pour révolutionner la skyline. « Peut-on éviter la destruction d’une structure mal-aimée, mais à la main armée, mal utilisée, voir abandonnée pour laisser place à l’imaginaire d’une transformation. Peut-on, à l’inverse éviter la muséification d’une structure trop aimée, sacralisée, définitivement figée dans les canons esthétiques d’un temps révolu? »80. Le danger est de tomber dans l’architecture oeuvre d’art à qui on ne tolère pas de vieillir, comme une femme ne souhaitant pas voir les traces du temps sur son corps. C’est le cas de certaines architectures comme le Mucem que nous verrons par la suite. Ctrl +C / Ctrl + V « Derrière l’espoir d’une utopie concrète, certains verront sans doute poindre les méfaits du « capitalisme artiste ». Nous pouvons déjà constater l’adaptation commerciale et la déclinaison à outrance de l’esthétique de la bricole, qui a envahi les catalogues des géants du meuble. Des puristes crieront à l’esthétisation exagérée de la ville, à la récupération du mouvement par les grandes sociétés et le nouvel esprit du capitalisme.»81 Le risque ? L’essoufflement d’un souffle nouveau, qui va se voir balayer par l’apparition de malfaçons et de contrefaçon. Il n’est pas étonnant lorsque quelque chose marche ou se vend, les concurrents s’empressent de pouvoir rivaliser en copiant l’adversaire. Or, nous l’avons dit précédemment notre véritable adversaire, c’est nous-même, et nos propres limites quant aux enjeux sociaux, économiques, et environnementaux. Alors nous allons voir de multiples lieux se calquer sur cette esthétique et sur un esprit de guinguette se proliférer dans les villes, et prendre la place des véritables alternatives proposées. Par ailleurs, nous avons aussi compris que ces projets portent un regard très attentif au contexte, à ce qui les entoure. On ne peut pas simplement les prendre et les dupliquer, à l’image de ces bâtiments qui fleurissent dans nos villes, qui n’ont que leurs façades différenciées pour cacher leurs homogénéités intérieures. Un tissu social, économique, urbain, culturel est propre à chaque projet. Ce tissu pluriel va à terme se transformer en données consubstantielles pour la conception et la réalisation. La reproduction sans réflexion mène à l’échec, ou à une simple multiplication et prolifération d’un élément qui causerait sa perte. Non pas qu’il disparaîtrait, mais il perdrait en sens, en portée, et alors un nouvel espace « bobotisé » serait présent. Prenons l’exemple de l’architecture moderne. « À partir de la fin du XIXe siècle, moderne prends une signification morale. Être moderne c’est être de son temps quand les autres pays étrangers, habitants de l’ailleurs, 80 81

Gilles Clément, Lieux Infinis Luc Gwiazdzinski, Lieux Infinis


Fig. 49 et 50: Un monde pour soi, Cosmographe Production - 2010 ©Yann Sinic

sont renvoyés au passé. C’est dans ce contexte que c’est développé, d’abord en Europe puis aux États-Unis et en Russie, un style architectural particulier, adossée à la puissance technique et industrielle naissante avec des cimenteries et des fonderies. De 1890 à 1870, la modernité architecturale, a ainsi élaborée un langage technique et esthétique se voulant universel. L’architecture dite moderne n’est pas une architecture récente, elle est un projet de société, internationaliste, scientifique, homogénéisateur. Les modèles de cette architecture, ancrés à la fois dans la forme, les processus et les matériaux, ce sont exportés sur la terre entière au point qu’aujourd’hui un immeuble conçu pour New York puisse être construit à Shanghai ou ailleurs sans que l’on s’en étonne. Les revues d’architectures sont pleines de ces produits hors-sol, hors lieu, hors contexte. »82 Et pourtant, elle naît de grande figure de l’architecture. Le Corbusier, Mies Van der Rohe, Gustave Perret, était des avants-gardes, ils ont par leur travail créé, pensé une architecture, des principes fondateurs à leur conception. Le plan libre, l’usage du béton pour son faible coût financier et sa mise en œuvre ultra rapide à pu concevoir de véritable chef-d’œuvre remettant alors en question, à leurs manières, le patrimoine. Une église en béton, figure de modernité comme Notre Dame de Raincy peut témoigner de ces confrontations entre modernité et patrimoine religieux. Mais la situation nous à échappé et aujourd’hui à l’heure où tout est bétonné, et où la ressource vient à manquer il serait préférable de ne pas commettre les erreurs du passé. La nature elle-même n’est pas composée d’un seul bloc. Au contraire, le biotope à des caractéristiques multiples, peuplé par une pluralité de biocénoses. Une arborescence de l’infini, car même les êtres d’une même espèce sont tous différents.

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Canal Architecture, Construire Réversible

Alors pourquoi vouloir imposer à l’architecture quelque chose qui ne peut être possible dans le milieu naturel ? Nous ré-ouvrons le débat sur le rapport de l’artiste face à la nature : doit-il l’imiter ou s’en affranchir ? La forme de réponse la plus courante est que même l’imitation fait part d’une subjectivisation, et qu’il ne peut y avoir de totale ressemblance. Le but est alors d’avoir un regard critique et attentif sur ce qui nous entoure pour pouvoir proposer des projets ayant la même base, la même matrice mais qui s’adapte à leur milieu, à leur biotope, dont les organismes, usagers pourront jouir pleinement. Cette démarche est souhaitable à tous les niveaux, qu’ils soient sociaux ou environnementaux. « Apprenons à renouer avec l’intelligence du monde, avec son histoire, avec la magie de ces lieux, avec l’habilité de ses artisans, avec le désir du partage, de la beauté des matières. Ici ou là, architectes et artisans tentent de nouvelles manières de concevoir plus respectueuses des lieux, des usages et des matériaux. » 83

Ctrl + V

83

Luc Gwiazdzinski, Lieux Infinis

74


Le Cas DARWIN

La belle endormie se réveille. La rive droite est secouée de toute part. « Strachitecte », tiers-lieux et l’arrivée massive de parisiens, elle est « victime » de quelques changements radicaux. Le développement de cette rive nous intéresse quant à la transition que connaît La Caserne Niel pour devenir aujourd’hui L’écosystème Darwin, entre théorie de l’évolution et théorie du complot, nous accostons à Bordeaux. Un cadre propice au développement La ville de Bordeaux, toujours capitale de la nouvelle grande région Aquitaine, est confrontée aux problèmes de logements. Ville de vin, de navigation, de commerce industriel, de négociant, siège de nombreuses entreprises d’assurances, elle adore montrer sa richesse et a longtemps tourné le dos à son passé colonial. Longtemps abritée derrière les grandes façades du XVIIIe siècle, fière de son passé portuaire, viticole et industriel, la belle endormie a décidé récemment de franchir la Garonne et d’aller investir l’autre rive, la droite. Avec l’arrivée du TGV en 2017, en provenance de Paris et ses deux heures seulement de voyage, l’agglomération va voir débarquer plus de 15 000 nouveaux habitants par an. On décide alors de franchir la Garonne dans le but de répondre à la demande en logements toujours plus croissante. De l’autre côté ? Le quartier Bastide. Brigitte Charles présidente de l’association Histoire de Bastille créée en 2006, nous explique la transformation de ce quartier « rural » où les Bordelais ne se rendaient jamais. Plus sauvage, dans son jus, reconnue comme étant la rive industrielle où l’on retrouve les Grands Moulins de Paris sur les quais de Brazza, La caserne Niel et l’ancienne Gare d’Orléans. Jusqu’en 1970, le quartier Bastide conservera son caractère portuaire et industriel avant qu’il ne connaisse lui aussi la crise économique et le choc pétrolier. La caserne Niel est construite en 1876 à l’issue de la guerre Franco-prussienne, elle abrite le 18e escadron du train avant que l’armée Allemande prenne possession des lieux en 1940. Jusqu’à la fin de la guerre, elle loge les prisonniers espagnols, chargés de construire la base sous-marine des bassins-à-flot, aujourd’hui classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Une caserne paisible décrite par ceux qui y sont passés jusqu’à la fermeture en 2005. Neuf hectares de friches se retrouvent disponibles auprès de la ville de Bordeaux. En 1996, la ville de Bordeaux annonce l’arrivée du Tram qui permettra de relier Rive gauche et Rive droite. On voit aussi une politique de développement des quais de la rive droite se créer dans un second temps. Le but est de poser les bases pour le développement de la métropole qui doit accueillir d’ici 2030, 100 000 nouveaux habitants avec la ligne TGV.

75

Bordeaux voit ses loyers flamber, cette nouvelle population arrivante est plutôt aisée, et il faut trouver des moyens de loger toutes les fractions de la population. Certains délaisseront la rive gauche pour se diriger vers la Rive droite, pour des loyers plus bas, d’autres seront obligés de quitter la métropole pour se diriger vers les communes aux alentours. Une transition, un exode « rural » est en cours ce qui pousse la ville à entamer en 2009, une phase opérationnelle rapide, comme au bassin à flot, où l’on voit de nombreux projets sortir de terre. Ce programme est baptisé « 2030 : vers le Grand Bordeaux, du croissant de lune à la pleine lune ». Le quartier Bastide Niel n’échappe pas à cette relative folie des grandeurs : un vœu de quartier mixte développant environ 3300 logements, une centralité commerciale avec 25 000 m² de commerces, une polarité en termes d’équipement public avec notamment des lieux culturels, des skateparks indoors, un pôle d’enseignement supérieur, les archives municipales. Mais aussi, 30 000 m² de tertiaire et 15 000 m² de locaux d’activités un programme qui s’élève à 395 000 m². Ce n’est plus un programme, mais une reconquête d’un territoire délaissé et mal-aimé. Et comme toute grande opération, il faut faire appel à de grand nom de l’architecture pour que la ville puisse montrer toute l’importance qu’elle accorde à son patrimoine bâti. MVRDV, l’agence hollandaise dont Winy Maas fait partie, se voit alors confier un projet de logements par Bordeaux Métropole Aménagement. Ce projet fait face à la Garonne, et toute la rive Gauche peut en profiter. Tom Curren, mordu de skate et de surf, défend l’esprit et les codes de ces pratiques. Fondateur de Surfrider Foundation, association voulant protéger les mers et les océans, apporter un regard de sensibilisation sur la biodiversité marine, et la consommation de plastique. Philippe Barre accroche de suite avec cette approche de sauvegarde des océans, le respect de la nature, et l’enseignement des bonnes pratiques. Ceci lui permettra par la suite d’installer le siège de l’association dans les futurs locaux. Brigitte Charles et ses amis de l’association, semblent inquiets quant à l’avenir de ce quartier qu’ils chérissent, ils décident alors de créer des réunions pour parler, débattre ensemble. Au même moment, un homme à une idée de projet qui lui tient à cœur. En 2005, Philippe Barre se met en quête d’un lieu pour créer un incubateur dans le domaine du développement durable, terme qui commence à émerger. Un projet qui n’est pas démesuré, avec un vœu d’avoir environ 1 500 m², un petit snack bio, un espace pour faire du skate, passion qu’il a depuis de nombreuses années et des espaces de détente entre les espaces de co-working. La friche la Belle de Mai est une de ses références comme de nombreux autres projets, à Berlin ou à Londres. Il est issu d’une famille qui a fait fortune dans la grande distribution, ses parents étaient directeurs de plusieurs centres Leclerc.


CASERNE NIEL - écosystème Darwin LES Chantiers de la Garonne

500 m

Fig. 51 : Bordeaux, quelques repères Rive Droite © IGN 2019 - www.geoportail.gouv.fr/mentions-legales ©Géoportail

Longitude : Latitude :

0° 33′ 32″ W 44° 50′ 45″ N

Ancienne Gare d’orléans 76


Il monte sa boite de communication Inoxia en 1995, qui va devenir rapidement une référence, qui a investi très vite la vague Internet, où il travaillera avec des grandes marques, des collectivités et des entreprises. Avec 35 salariés en 2005, il cherche à développer des espaces de mutualisation, ou des tiers-lieux. Ainsi il va s’associer avec Jean-Marc Gancille directeur du développement durable chez Orange, dans cette recherche de lieu capable d’accueillir un espace aux usages nouveaux. Lassés de ne pas trouver de terrains, ils décident de se tourner vers la Caserne Niel, c’est ainsi qu’ils assistent aux réunions de quartier organisées par Brigitte Charles pour évoquer l’avenir de ce dernier. Ils expliqueront qu’ils sont contre « l’uniformité produite par l’arrogance des bétonnières »84. Ainsi commence l’aventure Darwin de Bordeaux, une aventure riche en rebondissements politiques et sociaux. Entre guerre et courtoisie, entre jeux politiques, opportunisme, écologie et green-washing et qui va réussir à surfer sur la tendance des lieux infinis sans même en connaître la référence. Un projet aussi controversé que passionnel Le projet se veut être une transgression progressive, « dans le vrai » pour reprendre les mots de Philippe Barre. Le projet Darwin se met en marche avec l’appui d’Alain Juppé et de son directeur général, qui ont cédé le terrain de 10 000 m² estimé à 9 millions d’euros, pour 1,3 millions d’euros. Ce cadeau, d’une valeur de 7,7 millions d’euros sera le point de départ de toutes les critiques et ne manquera pas de faire jaser les adversaires criant au scandale. La mise en place d’une société leur permet d’assurer la maitrise d’oeuvre avec quatre actionnaires principaux Philippe Barre, JeanMarc Gancille, Jean-Benoit Perello et Laurent Colmagro. Va se développer sous forme de holding (forme de filiales, groupes de sociétés), la SAS Darwin Bastide, avec un budget qui attendra en 2017 prêt de 20 millions d’euros, dont la moitié en prêt bancaire. Les entrepreneurs régionaux, des amis, du financement participatif complètent le montage financier. La SAS Darwin Bastide, détient les terrains (ce qui facilite le prêt bancaire) et exploite le site, jouant aussi le rôle de bailleurs auprès des entreprises et associations locataires. Au final, le projet représente un investissement d’environ 14 millions d’euros dont 3,2 millions € en fonds propres, 9 millions € par emprunt bancaire, 765 000 € par subventions dont 350 000 € du conseil régional, 70 000€ de L’ADEME, 150 000€ de fond FEDER. Les baux précaires renouvelés d’années en années par la ville permettent de démontrer le soutient de la collectivité permettant ainsi de lancer le projet avant l’acquisition de la parcelle. Ce projet a connu un véritable soutient des politiques notamment grâce à la candidature de la ville pour devenir Capitale de la Culture en 2013. Par ailleurs, Philippe Barre, propose un projet moins cher que les réalisations envisagées par la ville. Réinventer la ville. Les (r)évolutions de Darwin à 77 Bordeaux 84

Par exemple, la ville comptait créer un skatepark d’une valeur de 6 millions d’euros, Philippe Barre lui avec ses estimations et un projet moins conventionnel, estime que son projet de skatepark ne vaut que 300 000 €. Ainsi la ville, fait confiance à ce type de projet qui coûte bien moins cher et c’est aussi grâce à ses démarches qu’elle laisse carte blanche à Philippe Barre. Darwin écosystème est aujourd’hui « un laboratoire en mouvement»85, qui anime les débat à Bordeaux. Mais Darwin qu’est-ce que c’est ? C’est un magasin alimentaire et une épicerie Bio où l’on peut venir boire sa bière brassée sur place sous le Vortex, sculpture en bois flotté réalisée par l’agence 1024 architecture. Un endroit où le street-art changent continuellement les façades des entrepôts. Un Skatepark indoor co-conçu et coconstruit par les riders. Un village de mobile-home, plus exactement des Tétrodons, habitat connu pour leur forme particulière et leur coque polyester. Des locaux rénovés où l’on y retrouve « Le Campement », espace de co-woking, de plateaux d’open-space où de nombreuses start-ups en liens avec le développement durable peuvent venir travailler pour une durée maximale de deux ans. Une Zone d’Agriculture Urbaine Expérimental, voit aussi le jour se voulant être un véritable laboratoire vivant des nouvelles formes d’agriculture en zone urbaine dense. Elle a pour but de faire de la pédagogie au près du grand public, et de diffuser des bonnes pratiques autour du compost par exemple. Le potager partagé réuni aussi des associations autours de l’apiculture ou encore de poulailler urbains. Regroupé sous le nom de la Ferme Niel. Récemment Darwin voit aussi accueillir Emmaüs, et a rénové certains entrepôts qui peuvent accueillir conférences, concert, manifestations en tout genre De nombreux usages, mais aussi de nombreux outils comme la conciergerie qui permet de louer un tétrodon, d’être guidé au sein de l’écosystème, mais aussi permet à tous les travailleurs de pouvoir bénéficier d’un service de blanchisserie, ou encore d’un point relais pour les colis. La conciergerie est un organe d’articulations pour tous ceux qui franchissent les portes de Darwin. Des outils numériques permettent aussi de mettre en compétitions, les personnes travaillant au sein de Darwin. Le but ? Avoir le moins de consommation d’énergie possible, et pouvoir consulter en temps réel. Dernièrement, Darwin a acquis juste en face de la caserne, en bords de Garonne un terrain, où il y implante « les Chantiers de la Garonne », espace de bar et de restauration reprenant les codes de la guinguette où il est agréable d’y boire un verre lorsqu’on fait abstraction de la non-constructibilité du terrain. On y retrouve aussi un club nautique qui propose toute sorte d’activité sur l’eau comme le paddle.

Darwin écosystème : un géant aux pieds d’argile, propos de P. Barre recueillis par Lisa Pignot, L’obs.

85


Fig. 52 : Le Vortex, Le magasin général et sa terrasse ©Darwin Campement

Fig. 53 : Le Skatepark indoor ©Darwin Campement

Fig. 54 : Les Chantiers de la Garonne ©Yannick Leblond

78


Fig. 52 : Darwin entre légalité et squat ©Géoportail

PARCELLES OCCUppées illégalement

Parcelle Que Souhaite ACHETER P. BARRE

Parcelle dont p. BARRE EST Propriétaire

Vœu de construire du logement social, désormais appartient à BMA pour la ZAC Bastide-Niel

Projet MVRDV

3 1 2

5 4 6

7 8

100 m

1

5 Ferme Niel et ZAUÉ

2 Entrepôts : lieux des concert, accès payants

6 Espace de Tri

3 Le village des Tétrodons

7 Entrepôt de Roller Derby

4 Skatepark Indoor, Emmaüs

8 Espace d’apiculture

Magasin général, Bureaux, Conciergerie, Vortex © IGN 2019 - www.geoportail.gouv.fr/mentions-legales

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Longitude : Latitude :

0° 33′ 32″ W 44° 50′ 54″ N


Les revenus sont aujourd’hui assurés par les loyers des commerces et des bureaux. Le projet plaît notamment pour tous les évènements organisés comme les heures heureuses du mercredi soir en été, le Climax Festival où concerts et conférences sur le climat et le développement durable se tiennent. Mais si le projet est aussi controversé c’est notamment pour les critiques de green-washing. Mais aussi et surtout pour toutes les critiques autour de l’acquisition de certains terrains, l’occupation d’autres de manière illégale. Le lieu se revendique comme étant bien plus qu’un tiers-lieu, c’est un écoquartier. Mais attention, il ne s’agit pas ici de l’écoquartier déshumanisé, ressemblant à des cages à lapins, pour reprendre l’expression de Philippe Barre lors de son entretien avec Lisa Pignot dans l’Observatoire. « C’est plutôt un phare dans la ville comme en France, car nous nous inscrivons dans un archipel des consciences à travers l’Europe qui a pour ambition de faire émerger d’autres types de lieux et qui tente de faire basculer notre société vers une société plus sage, de nous éloigner de cette frénésie de l’ultra-consommation. »86. La volonté est bonne mais, certains usagers ne semblent pas dupes. Dans le cadre de cette étude, la mise en place d’un questionnaire semblait essentielle pour avoir les retours des usagers et pratiquants des lieux. Certains apprécient les actions, les évènements, le cadre et pour d’autres ils ont un regard plus critique quant aux activités qui semblent être que de « simple vitrine ». Par ailleurs, Darwin revendique avoir une forme de gouvernance citoyenne. Or, il semblerait que c’est une gouvernance entrepreneuriale. « Nous avons plusieurs outils de gouvernance. Les investisseurs ont été regroupés dans le fonds d’investissement « Archipel ». Plusieurs collèges participent à la gouvernance : celui des usagers, des darwiniens, des associations, des entrepreneurs, des investisseurs, des tiers-lieux cousins. Des personnes portent et inspirent ces collèges : les trois coprésidents de « La 58e » (la fédération des associations résidentes de DARWIN Écosystème), la présidente des darwiniens, le président des Marins de la lune, le président d’Emmaüs Gironde, etc. Toutes ces personnalités incarnent la dynamique du projet. Venant du monde de l’entrepreneuriat, je sais à quel point il est important d’avoir des associés et de partager le pouvoir. C’est un garde-fou des valeurs.»87. Une décision collective certes, mais qui n’implique pas les usagers. Des présidents sont mis en place et à l’image d’une démocratie, prend la parole au nom de tous. C’est ça aussi Darwin, quelques incohérences dans le discours de ceux qui le gèrent. Le dernier sujet épineux de Darwin est d’ailleurs la guerre encore bien présente entre l’écosystème et l’écoquartier Bastide-Niel, projet de ZAC mitoyen à la parcelle de Darwin. Le souci ? Darwin exploite bien plus que ce qu’il n’a le droit, car certains espaces appartiennent à la ZAC. Darwin écosystème : un géant aux pieds d’argile, propos de P. Barre recueillis par Lisa Pignot, L’obs.

86 et 87

En effet, une partie des Hangars où se situe notamment le skatepark est encore sous AOT (Autorisation d’Occupation Temporaire) et malheureusement cette dernière s’est terminée rendant l’occupation interdite. Un terrain d’entente est encore en cours de réflexion avec le nouveau maire de la ville Nicolas Florian. Cette guerre ne va pas cesser de faire couler de l’encre. Malgré tout, le projet plaît et connaît aujourd’hui plus d’un million de visiteurs par an. Avec des évènements nationalement connus, Darwin est un projet qui fait parler de lui. N’est-ce pas là l’élément principal ? Entendre parler d’un projet qui sort des sentiers battus ? Ce tiers-lieux controversé dérange autant qu’il plaît, il est difficile d’avoir un avis sur le sujet. Mais il est vrai que c’est un projet qui se joue des municipalités, de la politique et qui permet de montrer que tout est possible. Charles Darwin disait que « les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celle qui s’adapte le mieux au changement.»88. En leur souhaitant alors, de survivre. Il reste néanmoins un projet ambitieux qui traite autant d’écologie, d’alimentation, d’art, de travail, de culture, mais aussi de patrimoine. En redonnant vie à la Caserne Niel, Philippe Barre à offert une jolie alternative à ce bâtiment, qui peut-être n’aurait pas connue le même sort en étant en proie à la ZAC de la Bastide-Niel.

Réinventer la ville. Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux

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Fig. 53 : La terrasse du Magasin Général, Juin 2019 ©Philippe Roy

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Fig. 54 : Street-art factice ŠLes GÊonautrices

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Surfer sur la tendance ? Le projet se déploie, avance au fur et à mesure des années et continu de se développer en fonction des envies de ceux qui l’utilisent et le font vivre. Mais la volonté initiale est de conserver le maximum et faire de la récup’ pour construire le lieu. On conserve alors les façades de briques, certaines charpentes métalliques et on fait le mobilier avec ce que l’on trouve sur le site. Que se soit dans le magasin général où les espaces de co-working, la palette est reine et trouve assez vite sa place. Même si la déco est soignée, on tombe assez rapidement dans le côté caricatural des magazines de déco cités précédemment. Le patrimoine industriel est investi, mais de manière détournée. L’imaginaire de la friche est moins présente, plus polie. Fini le côté « squat ». Même le street-art sur les façades, est propret, choisi avec soin. Un décor presque factice, digne d’un enregistrement en studio. À seulement quelques kilomètres de là, on retrouve le Bassin-à-flot, et sa base sous-marine. Ce site est patrimoine mondial de l’UNESCO, et il est bien moins soigné, il est dans son jus, dans son histoire. Il est peutêtre là le véritable reproche fait à Darwin. Un espace qui a effacé toute l’histoire et les traces du passé. Pourtant la volonté de Philippe Barre et de l’agence d’architecture AGRAM était de mettre le potentiel émotionnel du lieu au même niveau que le potentiel architectural. La remise aux normes des espaces de travail et de commerces restent discrète. En revanche, la déco, le surplus de signe, de symbole de la récup’, créer un patchwork, un surplus. L’oeil est submergé d’information, de signaux tel Las Vegas Strip. Ce surplus d’information noie et cache le site comme les œuvres de street-art qui ne sont plus spontanées. L’esprit du lieu n’a pas été conservé, mais simplement diminué, muselé. Le skatepark lui aussi est entièrement fait avec les moyens du bord. Mais il est très apprécié par tous les riders qui peuvent s’exercer et co-construire le lieu. À moindre coût, les mordus de skate, roller ou trottinette peuvent participer à des projets de conception, construction où simplement aller rouler. Le skatepark est une réussite, mais aussi l’espace le plus fréquenté de la Caserne. Cet espace est comme une mise en abyme, une boite dans une boite, car autour d’une passion on retrouve une mini gouvernance. C’est presque regrettable que ceci ne s’applique pas sur l’ensemble du site. L’autre aspect de Darwin, essentiel, est la mise en place de la conciergerie évoquée en amont. Cette conciergerie est un organe de coordination technique. Au-delà de permettre l’accueil des visiteurs, et de rendre service ou faciliter certaines tâches des travailleurs la conciergerie créer un nouvel outil en 2016 : le Niel. Il est désormais possible d’échanger des euros contres des Niels, la monnaie locale de Darwin.

Ceci permet de favoriser le cycle fermé et de valoriser les associations présentent sur le site, favorisant ainsi le marché local. Les entreprises ont par ailleurs des avantages. Elles ont droit à des conseils, des suivis, des soutiens ou des accompagnements personnels. Le but est d’aider au mieux les insertions professionnelles de ces start-ups. Ces services sont très certainement compris dans le prix au m². L’incubateur semble lui aussi, bien marcher, car la liste d’attente est longue pour pouvoir accéder à ce dernier. Le projet dérange, plaît, fait parler de lui. Un projet très médiatisé pour de bonnes raisons et des moins bonnes comme nous l’avons vu. Mais il plaît au grand public. Certains lui reproche d’être trop « bobo », de cibler une certaine clientèle, et non pas de créer un lieu de mixité sociale comme présenté sur le papier. En même temps à 7 euros la pinte… Mais le projet a le mérite de réinvestir les lieux, de le faire vivre. Et de monter des initiatives, des possibilités, qu’il plaise ou non, il permet d’essayer, d’expérimenter au risque de ne pas réussir. Le contexte social et économique de la ville de Bordeaux nous amènent à nous demander si le passif bourgeois de la ville n’impacte pas le lieu lui-même, reflétant ainsi son propre reflet. Si la «parisienisation» de la ville n’encouragerait pas cette démarche.

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ENTRACTE

Les enjeux sont grands, mais les résultats sont là. Une richesse humaine par l’addition de tous est permise, sous la forme de mini-démocraties on construit la ville de demain. Le projet devient alors une fabrique urbaine qui réinterroge son contexte. Et pourquoi? Parce que l’heure est à la proximité même en «politique». Qui mieux que les habitants peuvent savoir ce dont ils ont réellement besoin. Les institutions ne sont pas un mal, mais elle reste de mon point de vue par moment quelque peu déconnectées avec les territoires. Il faut mettre en place des gouvernances qui permettraient d’avoir le retour habitants. Où ne serait-ce que de faire connaître ces lieux qui sont encore en marge. Même si ces lieux font face à de nouveaux dangers comme celui du mimétisme, ils restent pour l’instant des lieux où l’on agit, où l’on fait passer un message, qu’il s’agisse de développement durable, de gaspillage, de sur-consommation ou de transition numérique. Ils ont un discours. C’est d’ailleurs ma première rencontre avec l’écosytème Darwin en Février 2016, qui m’a amené à travailler ce sujet. Je m’attendais à ce que le lieu soit un infini. Mais ce n’est pas le cas. Le projet est de mon point de vue un excellent exemple d’espace transitionnel, de part leurs actions, leurs discours qui sensibilise le grand public. Malgré ma déception de constater la perte de valeur sémantique, au fur et à mesure de mes visites, le projet plaît, et nombreux sont les usagers qui réclament des initiatives urbaines comme celle-ci. Maintenant que je vous ai présenté les tiers-lieux, les lieux transitionnels et surtout les lieux infinis, je souhaite aborder un projet qui ne s’est jamais essoufflé, bien au contraire. La Friche la Belle de Mai à Marseille qui semble être un modèle qui montre l’exemple.

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Fig. 54 : Printemps de l’Art Contemporain, Friche la Belle de Mai, Marseille - Mai 2015 ŠElodie

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PARTIE III - DE LA MANUFACTURE DES TABACS à LA FRICHE LA BELLE DE MAI 1- De l’indépendance à l’autonomie CONTEXTE

« Marseille n’est pas une ville qui se laisse voir, mais qui se transmet du bouche-à-oreille. »89 Les Grands Travaux Marseille est une ville littorale qui s’est développée malgré ses limites géographiques. Durant de nombreuses années elle s’est développée grâces aux commerces et à l’industrialisation. Nous allons nous intéresser à Marseille du XVIIe siècle jusqu’à nos jours pour comprendre le contexte urbain et historique dans lequel est né notre lieu infini. Sur les villes françaises du XVIIe siècles s’exercent deux pouvoirs : le pouvoir local et le pouvoir central. Marseille est donc pris entre deux extrêmes : une volonté d’autonomie, et une dépendance nationale. Voilà un premier paradoxe, qui va s’exercer sur celle-ci et donner naissances aux nombreux projets qui vont suivre. C’est à la fin des années 1650, qu’une fraude née du refus de la ville de s’acquitter de ses dettes fiscales, se développe contre le pouvoir royal. Elle ne prendra fin qu’en 1660, quand Louis XIV décide la construction de la citadelle Saint-Nicolas et du fort Saint-Jean, qui entérineront l’entrée définitive de Marseille dans le royaume de France. Ces négociations entre pouvoir central et pouvoir municipal vont structurer la ville qui va se traduire en trois opérations majeures : l’extension portuaire du côté de la Joliette, l’arrivée du chemin de fer à Saint-Charles, et la construction du canal de la Durance. Ces structures vont développer le tissu urbain vers le Nord, et nous verrons apparaître de nouveaux quartiers ouvriers, avec l’implantation d’entrepôt, de manufacture comme la manufacture de Tabac et d’allumette qui vont définir le territoire de la Belle de Mai. La création d’un port supplémentaire est née d’un besoin, car l’encombrement du premier au XIXe siècle n’est plus soutenable pour la ville. Une extension est envisagée, mais après de nombreuses négociations entre 1820 et 1844, la solution acceptée est celle d’une implantation au nord du fort Saint-Jean. Toujours dans ce conflit entre autonomie et dépendance, c’est finalement l’État qui obtiendra le dernier mot, qui voit plus loin pour la ville. La volonté est de réaliser un réseau routier qui permettra de relier les ports du royaume à la capitale grâce aux ingénieurs de la prestigieuse institution créée en 1716 : Les ponts et chaussées. Le port aurait pu être générateur d’un nouveau tissu urbain comme d’autre ville portuaire. Or, Marseille ne restera qu’une ville de passage et de stockage des matières premières importées en vrac.

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Matthieu Poitevin, Conférence ENSAM

Le chemin de fer va lui aussi impacter notre belle du Sud, qui toujours par une volonté d’emprise centralisatrice de la capitale financera sa réalisation. Ceci permettra aux investisseurs de capter une plus grande part des plus-values des matières première, en provenance des colonies. Mais une distorsion territoriale se crée, puisqu’il faut autant de temps pour un trajet Marseille-Sète que un Marseille-Paris. C’est aussi pour ces raisons que Marseille demeure une place de négoce et d’entrepôt avec une faible activité de valorisation des matières premières. Mais à plus petite échelle, les liaisons entre le port et la gare Saint-Charles vont faire glisser le centre de gravité de Marseille du Vieux-Port vers le nord, créant ainsi les nouveaux quartiers ouvriers dont la Belle de Mai fait partie. Enfin, le Canal de la Durance, est notre troisième grand chantier du milieu du XIXe siècle. Dans ces terres arides où seulement la vigne et l’olivier poussent, l’eau va permettre le développement, d’une agriculture maraîchère dans tout le bassin environnant le canal. Ceci va favoriser et créer une profonde mutation de l’agriculture qui se verra bénéfique un demi-siècle plus tard pour la Friche la Belle de Mai. En effet, grâce au restaurant Les Grandes Tables, qui cherche à favoriser les produits locaux, se serviront de cette agriculture de proximité pour valoriser le circuit court et le terroir local ; en relation avec des producteurs régionaux et des coopératives d’acheteurs de proximité. Mais cette inter-relation entre la ville et son arrière-pays provient de la sécheresse qu’a connu la rivière Huveaune en 1834 qui était la principale ressource en eaux pour les Marseillais. Suite à de nombreuses épidémies liées à l’eau, les autorités décident de capter les eaux de la Durance, qui seront acheminées à Marseille par le moyen d’un canal qui se verra inauguré en 1849. À l’âge industriel, le manque d’eau signe la ruine d’une ville, il signifie disette, épidémie et mort. L’eau étant une ressource primordiale. Comme les rails vont connecter Marseille à la capitale et renforcer son indépendance avec cette dernière, tandis que l’eau va reconnecter la ville avec son arrière-pays. L’eau venue des Alpes offrira à Marseille son indépendante. C’est dans ce contexte que la Belle de Mai voit le jour, enclavée entre chemin de fer et canal, lui servant de voisinage, et se traduisant par un développement économique et social.

©


Fig. 55 : La Seita en plein coeur de Marseille ©Géoportail

SEITA - LA FRICHE LA BELLE DE MAI

e la C. d e anc Dur

La Joliette

500 m

© IGN 2019 - www.geoportail.gouv.fr/mentions-legales

Longitude : Latitude :

5° 23′ 22″ E 43° 18′ 33″ N

Gare Saint-charles

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Euro-Méditerranée C’est donc dans ce contexte que en 1868, la Société d’Exploitation des Tabacs et des Allumettes (SEITA) va voir le jour à proximité de la Gare Saint-Charles. De 1936 à 1957 la manufacture s’agrandit et va occuper une surface de 120 000 m², avant de connaître son apogée trois ans plus tard. C’est en 1980, suite à la décolonisation et au déclin économique que la SEITA va dans un premier temps cesser toutes activités avant de devenir en 1990 une friche industrielle de 12ha. Mais la ville de Marseille connaît encore des mutations qui vont définir par la suite l’avenir de cette manufacture. En 1992 la restructuration de la ville de Barcelone, grâce aux jeux olympiques fonctionne et crée une dynamique, une notoriété qui va donner des idées aux métropoles européennes. C’est donc à la fin du XXe siècle que Marseille souhaite créer des ports de plaisance et entamer une opération de renouvellement social, économique et urbain, pour redonner une autre activité aux zones situées derrière le port. Ceci va permettre de convaincre l’état pour lancer une Opération d’Intérêt National (OIN), puis de créer un Établissement Public qui sera l’Établissement Public d’Aménagement Euro-Méditerranéenne (EPAEM). C’est donc en 1995 que le premier plan Euromed est lancé sur un périmètre de 35 hectares, avec la reconversion des docks de la Joliette qui vont permettre de mettre l’accent sur le domaine tertiaire.

Fig. 56 : Le Mucem et le Fort Saint-Jean, L’une des facettes ©Spassky Fischer

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Ce projet est décomposé en trois Zones d’Aménagements Concertés (ZAC), qui comprendront 600 000 m² d’immobilier d’entreprise, 400 000 m² destinés au logement et 200 000 m² pour les commerces et les équipements publics. La première, située en front de mer, verra accueillir deux équipements culturels juste à côté du fort Saint-Jean, le Centre Régional de la Méditerranée (CRM) et son majestueux porte-à-faux de 40 mètres de Stefano Boeri, et le MUCEM de Rudy Ricciotti. Le travail de l’esplanade de la sublime cathédrale Major, les terrasses du port, où encore la tour de Zaha Haddid font partie de cette zone. La seconde, se situe plus au nord Joliette, cette zone est pilotée par l’agence Vouquet-Charlet. On n’y trouve le bâtiment des Archives et la Bibliothèque Départementale des Bouches-du Rhône de Gaston-Deferre, mais aussi, une forte concentration d’écoles et d’immeubles de bureaux. La troisième, est autour de la Gare SaintCharles, qui se voit agrandir pour devenir la gare TGV que l’on connaît. On y trouve aussi l’hôtel de région, et les bâtiments de l’université de Provence. Mais le plan Euromed comprend un quatrième secteur qui lui n’a pas été géré comme une ZAC, puisque ce secteur se situe à l’endroit de l’ancienne manufacture de tabac. La friche avait déjà une vocation culturelle grâce à ses occupants ce que nous verrons par la suite.


L’EPAEM va lâcher un peu de lest, en s’occupant uniquement de certains endroits comme les archives municipales. En contre-partie, elle laisse une autonomie au dernier secteur de 25 000 m² occupé par l’association Système Friche Théâtre, qu’il incorpore néanmoins de manière symbolique en le dénomment le Pôle spectacle vivant. Cette situation est une aubaine pour la friche, qui va pouvoir grâce aux aménagements entrepris par les institutions, obtenir une gouvernance novatrice. Ce premier projet métropolitain va voir sa polarité dépasser les frontières de Marseille, et fera aussi partie des projets qui vont permettre à la ville d’obtenir en 2013 le titre de Capitale Européenne de la Culture. La ville contrastée Ce projet a aussi de nombreux enjeux sociaux et économiques pour la ville. Car Marseille est la ville des extrêmes. Elle a en son sein l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe, celui de la Belle de Mai, mais aussi l’un des plus riches, celui du Panier (8e arrondissement) que l’on retrouve après le quartier de Neuilly. Ces extrêmes ne se rencontrent pas. D’un côté, les nombreux quartiers pauvres font face à l’autre côté où une minorité très concentrée habite un quartier toujours de plus en plus riche. C’est Matthieu Poitevin, architecte de la Friche la Belle de Mai et marseillais pur souche qui nous parle le mieux de sa ville lors de sa conférence à l’ENSAM.

« Je vais vous parler de ma ville parce que quand même je l’aime malgré tout. On parle de mixité sociale, c’est un grand mot à la mode, ou de Melting-pot à la Marseillaise réussie. C’est pas vrai! C’est une ville de plus en plus ségrégée et ou la ségrégation gagne du terrain. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de mélange social, ou très très peu. Le centre-ville est paupérisé de plus en plus parce qu’il y a plus de commerce, les quartiers nord deviennent des endroits où plus personnes ne va hormis ceux qui y vivent, les quartiers sud se barricadent derrière des portails pour rester privés.»90 Les enjeux sont colossaux, il faut réconcilier les populations de cette ville divisée. C’est en liant projet urbain et culturel que la ville va trouver des solutions, avec une prise de pouvoir progressive, et non pas une revendication. C’est en révélant le lieu de la Friche, et en le faisant vivre à travers un processus mêlant de nombreux acteurs, que petit à petit les Marseillais, et à plus grandes échelles les profanes de cette ville vont se réconcilier avec le quartier paupérisé de la Belle de Mai. Ce projet est à son tour observé avec beaucoup d’attention dans d’autres villes françaises et ailleurs en Europe. Mais ce n’est pas un projet qui peut être dupliqué, recopié à l’identique sur n’importe quel autre lieu, n’importe quelle autre friche, comme un prototype culturel expérimental. Bien au contraire c’est un projet qui à su observer son milieu, son contexte géographique, politique, administratif, et social, en y apportant un regard pluridisciplinaire. 90

Matthieu Poitevin, Conférence ENSAM

Fig. 56 : Zone Franche Urbaine (ZFU), L’autre facette

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ACTEURS ET PRODUCTEURS

« Presque illicite hier, quasiment institutionnelle aujourd’hui »91 la Belle de Mai grâce à ses nombreux acteurs cultive aujourd’hui en ses murs de nombreux usages après vingt-cinq années de reconversion. Loin d’un modèle réplicable, mais proche d’une leçon d’urbanisme sur le processus et les modes d’organismes et de gouvernances mis en places par les nombreux protagonistes qui se sont engagés de manière individuelle et collective. Système Friche Théâtre (SFT) L’aventure commence tout d’abord avec une forme associative qui va promouvoir et développer des projets sur le modèle des grandes friches nord européennes, qui voient des artistes s’installer de manière spontanée. Cette idée vient de Christian Poitevin, adjoint délégué à la culture, mais aussi poète et performeur plus connu sous le nom de Julien Blaine. Même si la mairie accepte de débloquer des budgets, et que la friche obtient un soutien politique, elle n’a pas encore de mode de fonctionnement, de gouvernance qui peut rendre les choses possibles. L’idée de l’association va venir de deux protagonistes qui vont soutenir cette idée de projet. Philippe Foulquié, directeur du théâtre Massalia et Alain Fourneau directeur du théâtre des Bernardines, qui vont prendre contact avec Christian Poitevin pour développer son projet et son budget pour former le Système Friche Théâtre (SFT). Ce projet à pour vocation de procurer aux artistes des lieux et des conditions de productions adéquates pour pouvoir les rendre autonomes, et limiter leur dépendance face aux institutions financées par les collectivités publiques. C’est ainsi qu’en 1992, ils occuperont la friche de la SEITA. Fabrice Lextrait va jouer un rôle déterminant pour la friche puisque dans un premier temps il va mettre en lien le directeur immobilier de la SEITA, M. de Montgolfier et les occupants des lieux. Ceci va permettre d’obtenir une Autorisation d’Occupation Temporaire des lieux qui, va répondre aux intérêts de chacun, en réglant les problèmes de gardiennage du site pour le propriétaire et donnant les espaces nécessaires à la création artistique expérimentale. Cette convergence d’intérêt entre anciens propriétaires et nouveaux occupants du site prend une toute autre densité l’année suivante. Le responsable de la communication de la SEITA qui avait financé un festival d’imagerie de synthèse à Monaco en 1993, vient à Marseille pour proposer d’ouvrir une antenne d’événement sur la friche. C’est ainsi que la friche va accueillir l’Association pour les Musiques Innovatrices (AMI), qui à priori est loin des arts de la scène, mais qui permettra par la suite d’autres collaborations fructueuses. La même année un projet théâtral qui réuni 80 stagiaires voit le jour. Pendant huit mois Armand Gatti va développer ce projet pour créer le spectacle « Marseille, Adam quoi ? ».

Mais l’accord entre les deux parties n’est pas suffisant pour assurer la stabilité et durabilité du projet. Il faut que la friche s’institutionnalise pour être à la hauteur de ses ambitions pour pouvoir instaurer des règles, et théoriser des objectifs. Ceci permettrait d’assurer une relation contractuelle avec les autorités municipales. C’est alors qu’en 1995, Jean Nouvel va prendre la présidence de SFT, qui va donner l’impulsion au projet et créer la feuille de route suivante : « le Projet Culturel pour un Projet Urbain » (PCPU). Cette présidence va durer sept ans et « va permettre d’imposer l’idée que la performance artistique est un agent du développement urbain. ». Elle permettra aussi de réaliser une véritable pensée urbaniste en amenant avec elle d’autres protagonistes. Nous le verrons par la suite, mais depuis 1992, date de sa création, la friche est un lieu d’architectes. En passant par la présidence de Jean Nouvel, mais aussi par les interventions de Mathieu Poittevin ou encore celle de l’agence Encore Heureux. Ces architectes ont tous suivi la feuille de route qu’a laissé Jean Nouvel, celle d’un projet culturel pour un projet urbain. Nous le comprenons d’ailleurs assez vite lorsque nous observons tous les évènements qui s’y déroulent. De la création artistique expérimentale jusqu’au festival Marsatac (qui connaîtra sa première édition en 2011). Toutes ces manifestations culturelles jouent un rôle déterminant. Ce n’est pas un bâtiment qui est créé, mais un lieu où l’on expérimente une autre façon de vivre ensemble, avec une organisation peu commune, en opposition à celle d’un espace public traditionnel. Mais la précarité n’est jamais loin et les limites de la forme associative se font sentir. La friche s’exprime « comme une simple structure de délégation entre les pouvoirs publics et les acteurs artistiques hébergés. Et elle ne pouvait pas prendre en compte la transformation des lieux.»92. En effet, l’échelle du site et les enjeux présentés pour la perspective de Marseille, candidate à la Capitale de la culture européenne en 2013 sont majeurs. La friche est à la recherche de solutions, et d’une nouvelle forme de gouvernance pour continuer à se développer et continuer d’accroître les activités qu’elle propose.

Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

91 et 92

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Fig. 57 et 58: La Friche la Belle de Mai en étapes, Catalogue Biennale d’Architecture de Venise 2018, Encore Heureux ©deValence

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Président 14 Conseil d’administration

Membres de différents collèges

Assemblée générale

36

Collège de gestion développement

22

Collège proximité

12

Collège contributeurs

2

Directeur général

66

équipe salariée administration

Production & Programmation Technique & exploitation communication & développement

Fig. 59: Schéma de Gouvernance de la SCIG, de la Friche la Belle de Mai Inspiration : ©deValence

S… quoi déjà ? Un nouveau processus commence pour réaliser un changement de régime progressif. Philippe Foulquié commence un rapport qu’il présente en novembre 2004 au conseil d’administration pour la création d’une nouvelle structure et une gestion du site. Il explique la nature même de la friche en la définissant : « À la fois site industriel et aventure culturelle, la Friche s’invente en avançant. Ici s’y joue un rapport complexe entre une indispensable structuration et la nécessité qu’elle laisse toujours place à une part, fondamentale, d’indétermination. On comprendra donc que ce qui définit la Friche, c’est le principe de l’écriture. Des écritures multiples qui se forment au fil des projets, des intuitions et des convictions.».93 En amont, Jean Nouvel va contacter Patrick Bouchain en lui proposant la présidence du SFT, ce dernier refuse, pour demander d’occuper une fonction d’Assistance à Maîtrise d’Ouvrage (AMO). Cette position va permettre de faire pivot entre la structure associative et la collectivité publique de la ville de Marseille. Une réunion est organisée par les services de la ville, qui convoquent le président de la structure associative, Jean Nouvel, son directeur, Phillippe Foulquié, la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et Patrick Bouchain. Elle permettra d’obtenir un Bail Emphytéotique Administratif. Ce qui va permettre à la collectivité de louer aux occupants le site qui pourront aménager par la suite. Ce bail est obtenu en vue d’une réalisation d’une opération d’intérêt général. Plusieurs travaux communs vont être réalisés durant la période de 2001 à 2008, qui traduisent de toute l’effervescence et l’émulation collective qui se déroule au sein de la Friche. Et ceci, est aussi grâce à l’architecte qui est va permettre la réalisation de la Friche que l’on connaît aujourd’hui. Matthieu Poitevin, Fils de Christian Poitevin, élu qui grâce auquel tout a commencé, prend en charge la mise en œuvre de cette institution. Son arrivée au sein de la friche fait polémique au début, puisqu’il ne se cantonne pas à matérialiser les projections de chacun, mais il va sans cesse modifier, tailler et remettre en question les lieux et la gestion préétablis. Avec l’aide de Patrick Bouchain, ils vont réaliser un inventaire des besoins qui donnera suite à un schéma directeur. Ils expliquent que pour le développement du projet, il est indispensable que les occupants puissent eux-mêmes définir la programmation des locaux. Le relevé de l’ensemble du site et l’inventaire sera présenté à la ville de Marseille. La forme juridique et politique du projet va guider la forme spatiale du site. Patrick Bouchain propose à Phillippe Foulquié, la création d’une SCIC, Société Coopérative d’Intérêt Collectif, celui-ci est le premier à accepter l’idée. C’est ainsi que le nouveau processus introduit plus haut commence. Mais même si la ville accepte, il reste encore les résidents à convaincre. Or, leur réaction s’est traduite par un refus immédiat. Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

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Il a fallu une année de discussion et de persuasion pour délibérer et leur faire comprendre que la SCIC leur permettra d’obtenir le statut de cofondateur de la friche. C’est donc en juillet 2007, que la SCIC est crée avec à sa présidence Patrick Bouchain. La SCIC va ainsi créer trois collèges : le collège des résidents, le collège des contributeurs et le collège de proximité. Le collège gestion et développement représentant 40 % des droits de vote, réunit les coopérateurs fortement impliqués dans la gestion de la SCIC. Le collège proximité, représentant 30 % des droits de vote, réunit des personnes entretenant des liens moins engagés mais impliqués dans le développement de la structure. Ce collège regroupe en quelque sorte les intérêts minoritaires. Le collège contributeurs, représentant également 30 % des droits de vote, réunit les partenaires financiers institutionnels. Ils contribuent financièrement à la réalisation des projets d’intérêt général de la SCIC. En outre, elle permet d’assurer la responsabilité foncière du site, qui n’est plus menacée, de gérer les relations entre la demande locale et les institutions territoriales à plusieurs échelles. Elle va aussi permettre de développer et produire une richesse sociale et solidaire puisque usagers, délégués institutionnels et autres organismes collectifs partagent la gestion immobilière et sociale. Une démocratie dans la démocratie. Une mise en abyme qui va permettre de nouer des contacts entre tous ces individus autour d’un seul et même projet, avec des enjeux divers, propres à chacun. Lorsque Marseille est retenue pour la capitale européenne de la culture en 2013, la Friche a donc un schéma directeur, un bail, et une structure porteuse pour mener à bien son projet. La ville accepte de financer des travaux, à condition que d’autres collectivités complètes à 50 %. « La société coopérative d’intérêt collectif correspond à un modèle économique marchand non lucratif, dont la plus grande part des bénéfices est affectée aux réserves non partageables entre les actionnaires, avec le but de maximiser l’investissement public en mutualisant les ressources et dépenses ou en recherchant d’autres modes de financement.»94. Mais un souci se pose alors. Le projet ne doit pas avoir plus de 30 % de subvention publique. La caution financière des collectivités et des services publics ne pouvant être assurée la Friche est à nouveau à la recherche d’une nouvelle solution. C’est avec l’aide du secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rhône et d’un fonctionnaire de la DATAR (Délégation Interministérielle à l’Aménagement du Territoire et à L’Attractivité Régionale), qu’un nouveau statut va être trouvé. Celui de Service d’Intérêt Économique Général. (SIEG). Les financements publics de ce statut peuvent être à hauteur de 90 %, dès le moment où la mission correspond à une création de service, qui profitera à tous, avec une nature économique où la puissance publique peut investir au sein de l’entreprise.

Cela répond donc à la nécessité d’un besoin sociétal à satisfaire et des conditions économiques compatible avec les préférences collectives. Ceci va rassembler autour de l’usage commun du site, en le transformant en un lieu public. Cette démarche va encourager la prise en main du territoire pour l’aménager et le rendre compatible avec l’intérêt général. En résumé : les relations entre les résidents de la friche ont tout d’abord été formalisées par une association, puis par une Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) enfin par un Service d’Intérêt Economique Général (SIEG). La friche prouve qu’elle n’a de cesse de continuer à essayer et à saisir des dispositifs nouveaux pour se développer. Comme le dis si bien Patrick Bouchain : « l’exercice démocratique n’a pas de modèle, il ne peut se concevoir que dans l’expérimentation.»95 Cette forme de gouvernance met en évidence le caractère infini du lieu, qui n’a de cesse d’évoluer, qui ne reste pas enfermé dans une forme, mais qui bien au contraire, va au-delà pour l’élaboration du projet de manière juridique, politique mais aussi spatiale comme nous allons le voir.

Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

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2- Un Lieu d’architectes L’air de pas y toucher

Jean Nouvel propose de créer un projet culturel pour créer un projet urbain. C’est une « Démonstration que la culture est créatrice d’une nouvelle forme en ville, inventive, partagée, accueillante, et que les programmes mêlés s’enrichissent mutuellement. »96 C’est ce que Matthieu Poitevin va réaliser avec tous les autres acteurs et contributeurs de la Friche, qui va devenir la Belle de Mai. Mise en sécurité Matthieu Poitevin explique qu’à son arrivée, il y avait peu de travail commun sur le traitement et l’agencement des espaces ; « Au début, quand on m’a appelé, chacun bricolait dans son coin. À l’occasion de chaque spectacle, il fallait faire venir les pompiers pour donner l’agrément, si bien que ceux-ci en avaient marre. »97. Pour des raisons de sécurité et d’organisation qui vont suivre les formes juridiques énoncées précédemment, Matthieu Poitevin énonce l’idée de réaliser un Schéma Directeur. Ce document a pour but de définir l’objet exact d’une opération et la description précise du territoire où elle se développera. Il recense donc les caractéristiques spatiales d’un îlot, le diagnostic structurel des bâtiments, les dimensions des espaces qui s’y trouvent et le programme des activités que l’on souhaite y mener. Mais cette idée n’est pas au goût de tous les résidents qui voient ce schéma comme un document liberticide à la création. Il aura fallu du temps et une organisation en étapes pour réaliser ce protocole expérimental. Pour cela, l’inventaire des besoins inhérents aux différentes disciplines impliqués sur la friche, à savoir les arts visuels, l’audiovisuel, le cinéma, la musique et le spectacle vivant est réalisé. Les espaces de répétitions, de créations, des lieux de diffusion et de productions sont donc indispensables. Mais aussi, un état des lieux, à savoir l’inventaire de ce qui était déjà-là et de ce qui a déjà été réalisé, en comprenant un relevé précis des qualités architecturales du lieu selon leur forme, leur hauteur et leur position dans le dispositif. Tout ces éléments vont contribuer à créer un document très riche et détaillé. La première version sera présentée le 31 janvier 2003 au comité de pilotage de la friche sous le nom « L’air de pas y toucher. ». Mais comme tout autre projet, il se verra modifié, adapté en fonction des exigences et des moyens de chacun et donnera suite à une seconde version : « L’air 2 pas y toucher », validé par le conseil municipal en juin 2005, avant d’atteindre sa dernière version « Jamais 2 sans 3 ». Le schéma comprend le planning prévisionnel des travaux par tranches, allant de 2003 à 2006, et de 2009 à 2014. Il prend aussi en compte l’état des lieux en vue de l’améliorer sur les questions d’accessibilité, sur le bâti et son état, sur les espaces libres et les jardins. 96 et 97

Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai,

95 projet culturel-projet urbain, Marseille

Le document est traité avec beaucoup de soin et il est richement illustré, détaillé pour être compris de tous. Une volonté de pouvoir se projeter à travers le projet est démontré dans ce document. La dernière version est elle enrichie, en vue d’inclure la Belle de Mai dans le dossier de candidature de Marseille pour être capitale européenne de la culture en 2013. La friche grâce à ce schéma directeur devient l’un des 5 cinq projets majeurs. C’est un projet qui renverse les pratiques ordinaires en matière d’urbanisme. Les usagers sont acteurs de leurs lieux en fonction de leurs besoins, et ils sont eux même à l’origine de la création d’un schéma directeur qui sera légalisé par les autorités municipales. Un exemple d’autonomisation dans le développement culturel et urbain. C’est aussi pour ces raisons que la Friche la Belle de Mai est comprise dans « les lieux infinis ». L’usager au cœur, de la gestion mais aussi de la conception, qui ne s’arrête pas là.


Fig. 59: SchÊma de Gouvernance de la SCIG, de la Friche la Belle de Mai Inspiration : ŠdeValence

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État des lieux et nomenclature Le schéma directeur dans sa première partie décide de définir la friche de la Belle de Mai et son identité. Ce travail très complet propose une entrée en matière avec les informations de bases du projet, comme l’adresse, mais aussi les surfaces des bâtis, des espaces publics. Soit une parcelle de 40 000 m² avec 45 000 m² de bâtis (étages compris bien entendu), et 11 200 m² d’espaces publics en 2007, qui souhaitent atteindre les 20 000 m² en 2013. Les enjeux clés sont explicitement cités. Mettre en place une permanence artistique comme socle d’une action croisée, permettant une inclusion sociale, éducative, en lien avec la culture. La volonté d’une dynamique collective et coopérative avec une diversité d’usage et de pratique pour transformer la friche en une fabrique artistique. Toute cette partie s’accompagne d’une courte description et de nombreux documents graphiques tels que des photographies. Le document évoque son propre avenir, celui d’être un lieu métropolitain ancré dans son quartier, ayant comme principes fondateurs le projet culturel pour un projet urbain. Une fois le décor planté, de nombreux plans permettent de montrer l’état des lieux. Une première approche par le biais de l’accessibilité est entamé. Celle-ci met en évidence l’accessibilité du site notamment pour la desserte des transports en commun, qui de manière subtile sont réclamés en plus grand nombre auprès de la métropole pour faciliter l’accès à la Friche. Les entrées sont signalées, mais aussi et surtout pour des raisons réglementaires les cheminements pompiers. Le bâtiment étant un ERP (Établissement Recevant du Public), il faut que les pompiers puissent intervenir sur l’ensemble du site. Idem, pour les personnes à mobilité réduite qui doivent avoir accès à l’ensemble du site. Ceci n’était pas une mince affaire. Une autre partie essentielle du travail est la nomenclature de tous les espaces, permettant ainsi de pouvoir identifier la totalité du lieu et ne laisser aucuns doute quant à la qualification de ces derniers. Ces espaces sont ensuite mis dans trois catégories distinctes pour le bâti : la réhabilitation lourde, la réhabilitation légère et la construction neuve. La nomenclature des jardins et des espaces publics est aussi réalisée dans la même logique, faciliter la communication sur l’ensemble du site, à l’image d’un quartier où l’on nomme les rues les impasses et les boulevards, rien n’est laissé au hasard. Une présentation de l’ensemble des résidents est aussi réalisée, montrant la transversalité et la richesse du champ d’application des associations. Des artistes, des producteurs, des diffuseurs, dans des domaines tels que le théâtre, la danse ou encore l’audiovisuel sont recensés et représentés dans ce complexe culturel.

Le programme est ainsi présenté de manière très détaillé, on retrouve à de nombreuses reprises, les catégories d’usage et de fonctions, telles que les lieux de diffusions, les fabriques artistiques, les hébergements, les services et commerces, ou encore les services éducatifs. Ce travail est conséquent, car l’agence ARM Architecture en plus de produire tous les éléments graphiques du site, (qui ne peuvent être réalisés sans relevé) a préparé en simultané les travaux, les plannings qui doivent convenir à la totalité des usagers, acteurs du lieu. Ceci n’est pas le seul travail réalisé sur le site. La forme juridique devant encore être en adéquation avec les volontés et les ambitions de leur projet. « La friche n’est ni un modèle, ni une alternative, ce n’est peutêtre finalement qu’un des multiples aspects de cette formidable capacité des hommes à déjouer les systèmes qui les empêchent de parler. »99

Fabrice Lextrait, Une nouvelle époque de l’action culturelle, rapport à Michel Duffour 99

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Fig. 60: Plan Masse et Nomenclature Bâti ©ARM Architectes

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Fig. 61: Plan Masse et Nomenclature Espaces publics ŠARM Architectes

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Fig. 62: Plan Masse et Nomenclature Jardins ŠARM Architectes

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Prévisions, Planning…Loading… ERROR 404. La suite du schéma directeur continue avec un état des lieux détaillé reprenant chaque espace de la friche pour y indiquer les dates des travaux prévus, ainsi que les montants, les maîtres d’œuvre, et les types de travaux réalisés, accompagnés de photographies et d’un court texte descriptif. Il explique aussi la viabilisation de certains espaces, notamment les jardins et les extérieurs qui ont besoin d’éclairage, ou encore des travaux en continuité avec l’espace public, pour favoriser la demande des transports, ajoutant par exemple des places pour les vélos, et des espaces d’accueils pour informer les visiteurs. Une grande partie des travaux à des enjeux environnementaux clairement exposés, avec un vœu d’optimiser l’existant pouvant permettre des économies estimées entre 20 et 30 % dans les consommations d’énergies. Le premier niveau d’intervention, a pour but de sensibiliser les utilisateurs, mettre en place une régulation du chauffage et de comptabilité énergétique. Dans un second temps, un travail sur les enveloppes sera réalisé puis, dans un dernier temps, l’objectif est de mettre en place un système de réseau de chaleur biomasse qui sera capable d’alimenter l’îlot 3. Des réflexions sur la gestion des eaux de pluie, mais aussi sur le traitement des déchets sont amenés, avec des estimations relativement précises. Mais tout cela reste en cours de réflexion à ce stade, car la volonté est de l’intégrer dans un système global à plus grande échelle. Le projet ne remet pas simplement en question la parcelle, mais le territoire quant aux enjeux environnementaux. Enfin le rapport évoque les équipements neufs qui seront construits comme l’école élémentaire, les réserves foncières, le Playground, ou encore, un projet de logements participatifs, avant de conclure sur un planning prévisionnel où l’on peut lire les trois grandes étapes du projet ; allant de l’amélioration à la viabilisation, pour terminer sur les constructions. Revenons juste un instant sur le projet de logements. Ce projet fait clairement partie, des volontés de mettre en place une friche viable. « C’est ensemble que nous pouvons construire une ville autrement. Non pas des “grands ensembles” construits par des machines préfabriquées pour des êtres abstraits, mais des projets pour des êtres particuliers en quête d’habitat »100. Le but était d’ouvrir la friche à d’autre type de résidents, des habitants, qui permettent de pérenniser le projet urbain culturel expérimental. Cet investissement de l’espace plus traditionnel permet d’ancrer le projet de manière plus soutenue avec le reste du quartier. « Aujourd’hui, la reconversion des friches en lieux de culture n’est plus une approche expérimentale. Elle est devenue une formule commode pour revitaliser certaines portions de ville sinistrées par la désindustrialisation. […]

ARM Architecture, SCIC SA Friche la Belle de Mai, 101 mise à jour du schéma directeur « Jamais 2 sans 3 » 100 et 101

La réhabilitation de ces parcelles reste pour autant inaccomplie tant qu’elles sont inhabitées : seul le fait d’y vivre peut parfaire leur intégration, le logement étant la matière première incontestable de la ville. Insérer du logement dans des friches reconverties sera l’acte final d’une lente procédure de renaissance.»101 . Le Collectif Etc. se penche alors sur la question et créer une annexe en continuité du schéma directeur sur le projet de logement. Dans leur rapport : Projet d’habitat sociétal participatif à la friche, ils exposent comme vu précédemment les enjeux, le site et le planning prévisionnels de ce projet. Le but ? Créer une mixité sociale, avec des logements sociaux, des logements étudiants avec des habitants souhaitant être acteurs de leur projet immobilier. Une forme d’auto-promotion, permettant de continuer l’expérimentation autour de l’habitat. Le programme propose 15 à 20 logements sociaux, 5 à 10 logements étudiants et 10 unités d’hébergements pour des artistes en résidence à la Friche. Les logements étudiants se trouveraient alors dans la villa qui pourrait avoir une extension et une partie serait construite, neuve, pour les logements sociaux. Le collectif d’habitant est trouvé, la phase de programme et entamée et malheureusement la ville va mettre un terme à ce projet. En effet, après deux ans de travaux commun, le verdict tombe en 2016, le contrat est interrompu. « La Friche est locataire de la Ville, au titre d’un bail emphytéotique. Pour installer des logements, « il fallait faire un détachement de parcelle pour faire un autre bail emphytéotique que celui de la friche », explique Pierre Lévy. De plus, une modification du plan local d’urbanisme (PLU) s’avérait nécessaire. Et ce stade n’a jamais été dépassé par la Ville, rendant tous travaux impossibles.»102. Malgré les ambitions et les preuves qu’avait déjà réalisé la Friche, cela n’a pas était suffisant pour remettre en question le PLU, et faire prendre des risques à la ville. La mixité de programme entre culture, urbanisme et habitat était trop compliqué pour cette dernière. Ceci est fort regrettable, car la Friche aurait pu continuer de monter l’exemple quant à l’expérimentation urbaine, et la voie à suivre pour tout autre projet qui aurait voulu faire de même. Certes, il existe des initiatives d’habitats participatifs remettant en cause les PLU, qui considèrent ces projets comme des OVNI. Mais de par la médiatisation, et la notoriété de la Friche, le projet aurait sans doute permis de changer les mentalités.

Lisa Castelly, Le Projet d’habitat participatif de la Friche se fera sans la Friche. 102


ACTION ET « RÉAFFECTION »

Tout est validé, est mis en place pour commencer le grand changement. Ces transitions de gouvernances vont amener à la transition spatiale. Matthieu Poitevin va débuter la transformation du bâtiment pour le rendre tel que nous le connaissons aujourd’hui. « Pour montrer qu’on fait de l’architecture »103 La volonté principale était celle de respecter la mémoire du site, des bâtiments, tout en y apportant la vie qui est permise par tous les usagers. Une véritable fourmilière dans laquelle une restructuration spatiale était nécessaire. Mais il fallait construire avec peu, voici l’une des premières contrainte. La seconde était celle de l’échelle du bâtiment. Car souvent le manque d’argent à pour réflexe de vouloir construire petit. Or dans cet espace ce n’est pas possible, car l’échelle habituelle, courante est ridicule face à l’immensité du lieu. Quelques stratagèmes ont été utilisés comme, ne faire qu’une seule entrée mais assez large pour laisser les flux circuler, car ce qui coûte cher dans le bâtiment c’est le percement. Alors pourquoi faire deux entrées quand on peut se contenter d’une seule majestueuse ? Entre rapport d’échelle, cohérence et sécurité incendie, il opte pour une solution qui peut satisfaire contrainte, esthétique et fonctionnalité. On évite les découpes minutieuses, les assemblages complexes, on essaie de mettre en œuvre le matériau de la plus simple des manières pour réduire les coûts, et tout ce qui pouvait être conservé et qui tenait encore le coup était maintenu. Par moment, simplement gratter l’enduit était suffisant. Dans la cour Jaubin, en plein cœur de La Friche la Belle de Mai, le bâtiment des entrepôts se voit lui aussi offrir un sacré ravalement de façade. Matthieu Poitevin explique qu’il s’agissait à son arrivée d’une boite hermétique, fermée, où peu importe la saison, il faisait froid et les personnes ne restaient pas. La volonté est alors d’amener la lumière pour amener la vie, faire entrer la ville et l’espace public dans le bâtiment avec des rues surélevées. Une volonté de pouvoir à l’image d’un belvédère, pouvoir observer la ville, que la ville puisse nous voir, de toute part. Une porosité visuelle permettant une vérité structurelle, et une bienveillance architecturale qui signifie, qu’elle n’a plus rien à cacher désormais. La trame de poteau de 7,5 par 7,5 mètres est alors conservée pour respecter la cohérence et l’échelle du bâtiment. Des percées sont réalisées dans la façade et dans certains planchers. Et soudain, l’espace prend des allures de places, de cours ou de patio. Ces percements apportent de la lumière dans tous les étages, et permettent une communication visuelle (ou non) entre les personnes, et les lieux. « Aujourd’hui on ne regarde plus où on met ses pieds au contraire on lève la tête et on voit le ciel, l’horizon. »104 On se voit les uns, les autres, une architecture qui devient fédératrice, qui devient champ des possibles. Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

Fig. 63: Ciné Transat avec le FID (Festival International de Cinémas) Marseille, Juillet 2018 ©LaFriche

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Fig. 64, 65 et 66: Le panorama, séquence d’entrée et totem ©Olivier Amsellem

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Le bâtiment devient une ample médina, dans laquelle il est facile de se perdre. Une signalétique est mise en place pour permettre aux artistes, résidents, et visiteurs de se retrouver dans ce quartier tridimensionnel. Chaques résidents possèdent une dimension et une composition qui leur sont propres et leur confère une identité, un caractère unique. En un sens, les résidents permettent de par leur intervention de créer une carte mentale qui va permettre à tous, de se repérer et de s’orienter dans le lieu. Les espaces sont livrés bruts pour que chaque occupant s’approprie à sa manière les lieux. C’est le cas des espaces au sein des entrepôts mais aussi des espaces d’expositions et des ateliers des artistes. C’est une architecture en mouvance où l’on propose le support et où l’usager apporte son empreinte. Rien n’est figé, chacun s’exprime et s’identifie au lieu. C’est aussi l’un des points de cet espace infini. La Cartonnerie, est le plus grand espace de la Friche. Construite dans les années 1950, elle permettait le conditionnement du tabac, et désormais elle est transformée en salle de diffusion de grande capacité. La charpente métallique et les murs de bétons de 8 à 12 mètres de haut ont été conservés. Il a simplement suffit d’ajouter quatre rangées de Shed pour augmenter le confort visuel zénithal. Puis à l’intérieur, la création de mobilier modulable a été réalisée, ce qui permet au lieu de pouvoir être réversible en fonction des besoins. Jean Nouvel avait eu l’intuition que le toit devait devenir une place publique. Matthieu Poitevin à alors suivi cette intuition et la rendue possible. Un travail d’observation a permis d’identifier les toitures techniques qui sont désormais camouflées sous le Panorama que nous allons voir juste après. La toiture est le clou du spectacl, avec la rampe d’accessibilité qui dessine un tracé et souligne la promenade architecturale du lieu. On peut depuis ce dernier niveau observer l’horizon, la ville , la mer, le grand paysage. Le Panorama est la grande boîte blanche constitué d’une structure métallique revêtue de tôle plissé industrielle, elle-même revêtue de polycarbonate ondulé, en porte-à-faux au-dessus du bâtiment des entrepôts. Elle permet de créer une entrée, une aspiration au sein du bâtiment. Cela définit spécialement le parvis de la place d’accueil inférieur. D’après l’architecte c’est le seul élément qui fait exception à la friche de par son expression architecturale. Il aime à dire que c’est « pour montrer que l’on fait de l’architecture », certainement un clin d’œil à la maison de la méditerranée. Mais elle permet de repérer le bâtiment, d’être vu, de voir. La cerise sur le gâteau, la boîte sur la Friche. Une architecture réalisée au fur et à mesure, en plusieurs temps, avec un respect de la mémoire et de ses usagers voici la clé d’une proposition infinie. Qui encore aujourd’hui continu de faire face aux temps qui passe et qui continue d’évoluer.


Un objet confronté au réel Une question revient souvent en architecture, et il s’agit de la pérennité d’un bâtiment. Doit-on accepter de le voir vieillir, ou au contraire faire en sorte que le temps de laisse aucune trace sur celui-ci ? « Le Mucem est un projet magnifique. C’est devenu une œuvre, et à partir du moment où les bâtiments deviennent une œuvre ils sont figés dans une posture, et dans une image définitive. Ils ont donc pas le droit de vieillir. »105 . Ceci est alors une première forme de réponse, lorsque un bâtiment est considéré comme une œuvre il est difficile accepter de le voir différemment. La Friche de la Belle de Mai est elle loin de tout ça. Non pas, qu’elle ne soit pas considérée comme œuvre d’art, mais elle n’est pas conçue comme un bâtiment figé dans le temps. Mais une question est alors posée à l’architecte, comment peut-on être crédible lorsque l’on laisse des bâtiments pas finis ? C’est pour lui une question assez simple. C’est quelque-chose qui ne pourrait être difficilement envisageable en concours, sauf si l’on cache les parties de libre expression. Faire confiance à l’usager n’est pas monnaie courante en architecture, ni en concours, ni chez les promoteurs, mais il ne faut pas lâcher l’affaire, et tenir tête. Le risque entre en jeu, c’est une notion inhérente à l’architecture mais complètement opposé à la politique, qui à pour objectif de ne pas faire de vague. L’objectif d’un élu, est simplement d’être ré-élu, alors ne sortons pas des sentiers battus. Il faut alors user d’idée, y aller en douceur, doucement pour ne pas être violent et se

« La liberté fait peur et même à la friche, c’est ça le plus dur : donner la liberté de pouvoir faire, laisser l’inattendu prendre sa place, faire confiance. Rien n’a jamais été acquis. On dirait que je parle d’une histoire d’amour. C’est exactement ça. Les architectes qui ne comprennent pas ça ne savent pas aimer. Ce projet est c’est fait pendant longtemps malgré tout. Et c’est toujours ainsi que ça se passe. Il n’est pas facile de faire adhérer les partenaires publics dans un projet qui n’a aucun équivalent.» 106 Ce sont souvent des bâtiments hors cadre, presque marginaux qui finissent par entrer dans le cadre. Des bâtis et des initiatives qui finissent par être institutionnalisés. Il faut l’accepter, car c’est comme cela que les choses pourront changer sans pour autant faire preuve de mimétisme ou de copie conforme que l’on exporte à l’identique. Lorsque l’on est acteur d’un bâtiment, il faut accepter qu’il puisse changer, évoluer, vieillir. Le plus beau compliment fait à Matthieu Poitevin est qu’on ne voit pas où est son intervention en tant qu’architecte.

Matthieu Poitevin, Conférence ENSAM Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

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Fig. 67: Le module, l’OVNI, l’espace de création ©Pierre Gondard – GMEM

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Que le bâtiment est plus connu que lui, c’est comme si tout avait toujours été là, comme une évidence. « Personne ne sait ce que j’ai fait à la friche. La plupart des gens pensent au panorama parce que ça se voit. Peutêtre que c’est ça l’avenir de ce métier, que l’architecture ne se voit pas, qu’elle semble avoir toujours été là, comme évidente le narcissisme égocentrique est devenu anachronique. On est pas là pour se raconter des histoires mais pour faire l’histoire. Il faut faire de l’architecture avec une ferveur douce, en dialoguant avec les yeux, avec les gens, sans ostentation gesticulations narcissique anachronique et ridicule »107 Son travail disparaît au profit du lieu, et il se confronte au réel qui l’accueil à bras ouverts. Il en rit d’ailleurs en disant que ceci reste compliqué pour les affaires. Ce qu’il apprécie beaucoup dans ce projet, c’est la manière qu’ont les gens de lui en parler : « ça c’est nous », « ça c’est à nous ». Cette force, cette appropriation, cet affect qu’ont les usagers et résidents avec le lieu. Il était compliqué pour lui de trouver sa voie. Difficile de se faire comprendre face aux artistes qui avait déjà un bout de vécu avec ces lieux, et qui pour certains avaient des exaltations contradictoires. « Les conflits, il y en a eu tout le temps. C’est un projet qui n’est ni une réhabilitation, ni une réaffectation, mais une « réaffection ». Ça parle d’abord d’affects, les conflits sont forcément de nature affective, c’est compliqué parce que ça déborde. Certains sont parfois autoritaires, la plupart réfractaires à toute forme d’autorité, d’autres sont parfois un peu jésuites, et comme on est dans un contexte latin ça déborde encore plus vite. […] Il a fallu les prendre avec un peu de force, prendre le pari que ça leur plaira, qu’ils sauront ensuite se réapproprier ces lieux ; que chacun accepte que le site change pour éviter qu’il ne meurt. Pendant les moments de démolition, on a du beaucoup parlé avec les acteurs, qui se sentent assez bizarrement propriétaire des lieux alors qu’ils n’en sont que les locataires, pour qu’ils acceptent de voir leurs habitudes de voisinage être heurtées. Depuis 12 ans, beaucoup de temps à été passé à régler la vie quotidienne de chacun. » 108 Des risques à plus petites échelles étaient présents aussi. Ceci prouve aussi dans un sens que lieu infini n’est pas synonyme de cacophonie. Le projet ne part pas dans tous les sens, certes ils expérimentent plusieurs pistes, mais une ligne directrice, un ordre est présent pour rendre l’ensemble cohérent et possible. Un lieu infini demande de l’ordre et de l’organisation, une gestion pour mutualiser les savoirs, les savoirs-faire et le faire ensemble. Sur le plan culturel, on ne pouvait pas encore parler de mixité sociale. Le Restaurant des Grandes Tables qui est une démarche politique, prend le contre-pied, pour faire front aux fast-foods et à la junk-food. On va privilégier une production alimentaire locale diversifiée permise par le Canal de la Durance, et valoriser de jeunes chefs et des pratiques culinaires ancestrales.

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Matthieu Poitevin, Conférence ENSAM

Le restaurant a été l’un des premiers points qui à permis ce mixe progressif entre la ville et la Friche. L’échelle du bâtiment a conduit à faire une cuisine pour 400 couverts avec des rideaux qui compartimentent le restaurant fonction de l’affluence pour ne pas faire face à un grand espace vide. Aujourd’hui, le restaurant atteint les 400 couverts. Cette échelle permet dans cet espace de tout rendre possible, comme lors du Congrès de Bouygues, où hommes d’affaires et réfugiés en cours d’apprentissage de français se côtoyaient dans le même espace. Ceci est permis par un espace Centripète, ce qui est peu commun ou l’on regroupe tous les usages au centre c’est ainsi qu’est conçu la Friche pour permettre l’arrivée progressive de la mixité sociale. Car même s’il y avait de nombreux visiteurs, peu étaient issu du quartier de la Belle de Mai. Ce qui va véritablement permettre un échange entre le voisinage c’est la mise en place de la Crèche, du Playground (Skatepark et city-stade), et l’aire de jeux pour enfant de l’agence Encore Heureux. Des usagers nouveaux vont habiter le lieu, comme à la sortie des classes, où l’on retrouve des personnes géographiquement proche de la Belle de Mai. Le projet n’est plus simplement un projet métropolitain, mais aussi un projet de quartier. Les gens ne viennent pas pour les expositions, ou les spectacles, mais viennent pour des activités auxquelles ils arrivent à s’identifier comme le sport. La friche avait au début que 20 000 à 30 000 visiteurs alors qu’aujourd’hui elle voit jusqu’à 500 000 visiteurs par ans. Le lieu était souvent perçu comme un lieu de « bobo », mais les nouveaux usagers commencent à constater que ce n’est pas un lieu qui fonctionne uniquement pour ses activités culturelles, que bien au contraire c’est un lieu qui regorge d’espace et de sous espace, où il existe de nombreuses possibilités. La mixité sociale est enfin là, entre travailleurs, artistes, voisins de la friche, enfants, adultes, une population cosmopolite qui peut représenter un échantillon de la population Marseillaise. Le lieu est infini par les usagers et de par ce qu’ils font de celui-ci. C’était la volonté de Matthieu Poitevin « Le réel est étroit, le possible est immense. C’est la base de ce que j’essaie de faire en architecture, rendre le réel possible. C’est pour ça aussi que j’aime les friches : elles offrent des possibles quand un bâtiment neuf ne propose que des solutions définitives. Alors, dans ce lieu, j’ai cherché à construire du possible, encore du possible ! »109 L’architecte est indissociable dans cette démarche dans un premier temps. Il va pouvoir traduire spatialement des volontés sociales, qu’il va transmettre. Le sachant, va de par son expertise et son travail communiquer toutes les clés, pour réussir cette expérience totale. En fait, tout les savoirs sont indissociables dans cette démarche. Allant de l’artisan du coin, au voisin qui va pouvoir témoigner de l’histoire ou de la pratique des lieux. Chaque regard compte, et celui de l’architecte permet au travers d’un seul les fusionner. Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

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Fig. 68: Inauguration du Wagon-jeux, Juin 2013 ©Sébastien Normand +Cyrus Cornut

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Fig. 69: Les Grandes Tables, Restaurant ŠLaFriche

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Fig. 70 : Le Playground ©LaFriche

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Un lieu infini (avec accent chantant) Chacun a su apporter sa sensibilité, son savoir et son savoir-faire : Jean Nouvel, Patrick Bouchain, Matthieu Poitevin, Encore Heureux. Ce lieu d’architectes, mais surtout d’architectures à permis à chacun de créer une démocratie, une politique qui se traduit spatialement au profit des usagers, et a plus grande échelle de la ville. La friche est un espace de libre expression, ouvert à tous, qui est une passerelle de dialogue, de communication entre elle et la ville. Elle a permis de fédérer des acteurs et producteurs ayant des intérêts divergeants autour d’un projet commun. Toujours à la recherche de solution pour voir l’aventure continuer. Un lieu de carrefour, de rencontres entre les différentes populations de Marseille et pas seulement. C’est un modèle atypique qui a vu le jour, qui est vecteur de coopérations entre populations, architectes et institutions. Un projet qui rassemble et assemble, qui libère les paroles. Le plus important dans ce projet est qu’il prouve que l’on peut cultiver sa ville, comme Candide cultive son jardin, l’usager peut cultiver son morceau d’urbanité. Dans une démarche saine et respectueuse, géré de manière démocratique. Ce n’est pas simplement construire la ville sur la ville, mais créer une ville dans la ville. Une « polis », avec des moments de débats, de discussion et de création. L’occupation, la négociation, la gouvernance, le schéma directeur, la gestion, la prise en charge des fonctions, et toutes les activités qui gravitent autours de ce projet telles que le sport, l’accueil de la petite enfance, la restauration prouvent que déléguer aux citoyens peut rendre possible, et permettent des réponses aux besoins locaux. Car qui mieux que les citoyens, euxmême, peuvent créer la ville de demain, en répondant aux problématiques que connaissent les villes d’aujourd’hui? Loin des smart-cities, villes futuristes et froides. Ce n’est pas simplement un bâtiment qui est créé, mais un lieu, un lieu de vie urbain. Une démarche low-tech, low-cash et partagée, crée un lieu singulier, infini, chose que les municipalités tentent de réaliser en vain. Là où les lois s’appliquent uniformément sur le territoire, le citoyen cultive son lieu de vie en fonction de besoins locaux. C’est infini, car cette démarche peut être réalisée sur l’ensemble du territoire sans pour autant être identique. Il n’y a pas de solution miracle, mais des solutions qui créent des miracles urbains, sociaux et culturel. L’uniformisation fait preuve d’échecs depuis des années, et les mouvements citoyens eux tendent à une réussite collective et partagée. Mais la tentation est grande. Une fausse institutionnalisation ramènerait ce genre de projet sur le devant de la scène nationale. Alors ces projets seraient objets de convoitises, au point d’être dupliqué à l’identique sans pour autant avoir un regard attentif à ce qui l’entoure.

Ce qui rendrait ses projets moins impactant, qui deviendrait alors soumis à l’uniformisation, à la dépendance et aux aléas de l’alternance politique qui dicte le dogme. « Chaque TGV qui passe à côté de la friche doit sans cesse rappeler aux Frichistes que le risque est toujours de passer de l’autonomie à la dépendance. »110.

Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille

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Conclusion Les lieux infinis sont des espaces qui de part leurs charges sémantiques et les réponses qu’ils apportent aux maux contemporains des villes, sont les espaces les plus résilients de mon point de vue. Ils rendent possible, de mettre en contact, de partager, de créer de véritable lieux de vie. Je l’ai compris notamment avec le projet de la Belle de Mai. Malgré mes nombreuses visites sur ce site en dehors du cadre de ce mémoire, je n’avais pas vraiment saisie toute l’importance de ce lieu. J’avais même du mal à me repérer dans ce dernier. Or, ce n’est pas un lieu qui se visite comme un musée, c’est un lieu qui se «vie», un lieu du quotidien qui prend différentes formes, suite aux évènements qu’il accueille. Il n’y a pas de solution magique ou de projet type. En effet, la seule solution envisageable et d’avoir un regard en continu sur son contexte pour pouvoir tenter de résoudre les problèmes. Mais là encore, il ne faut pas agir seul. Ces projets prouvent que l’intelligence collective est bien plus fertile qu’une action institutionnelle ciblée. La pluralité d’écriture amène à la pluralité de solutions. Mais pour que cela puisse marcher la mise en place d’une gestion est tout aussi importante que la conception du lieu. On ne conçoit plus simplement le contenant, mais aussi le contenu. Je pense qu’il est là, l’avenir de l’architecte, mais aussi de l’architecture, de ne plus se contenter de répondre à des besoins, des programmes mais de les réinterroger et de favoriser des retours multiples. D’être une éponge pour se nourrir de ce que l’on ne trouve pas dans les livres, mais de ce qui est de l’ordre du vécu, de l’immatériel de l’expérience. Les espaces et les villes auraient tant à gagner d’avoir des espaces fertiles, qui cherchent à impliquer, questionner les usagers qui les visite. Ces lieux sont formidables, non pas parce que leur architecture l’est, mais parce qu’il y a une succession de petites choses, d’actions, d’événements qui créent le lieu, et qui personnellement me font regretter de ne pouvoir y assister. On ajoute à cela la couche du ré-emploi, de la réutilisation qui permet au lieu d’acquérir une dimension plus respectueuse de son environnement en favorisant le déjà-la. Il n’est pas nécessaire de construire neuf pour «innover», la véritable innovation est de renouer avec des solutions moins coûteuses en énergies et plus durables.

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Certes il existe une menace, celle du copier-coller que connaisse nos villes, où les projets n’ont plus d’identité. Où ils perdent de leur substance. Mais au pire ces lieux, donne à sensibiliser autours de transitions comme c’est le cas à Darwin. L’espace reprend les codes des infinis, sans véritable écritures plurielles, mais il permet de sensibiliser autours de sujets environnementaux grâce à des festivals ou des évènements. La friche est alors l’espace à l’image du squat, le lieu privilégié pour ce type d’intervention. De grands espaces libres pouvant recevoir toute forme de vie. Une charge sémantique et poétique qui fascine. Et nous venons de voir ensemble quelques histoires de rencontre entre l’Homme et le lieu, donnant naissances aux lieux infinis.


Remerciements (Infinis) Je tiens à remercier toute l’équipe enseignente du domaine d’étude Architecture et Milieux, Alexandre Neagu, Robert Célaire, Vinicuis Raducanu et Jean Planès qui d’une manière ou d’une autre mon amené à m’orienté dans cette filière et qui ont nourris mes envies de poursuivre dans cette voie, mais aussi mes propos au sein de ce mémoire et en-dehors. Je tiens à remercier aussi l’agence Hubert Saladin Architecte à Bordeaux, et plus particulièrement Hubert Saladin, Suzie Donnat, Marie Guinard, Timothé Ellie, et Nicolas Jolly. Grâce à eux, j’ai pu mener à bien mes recherches sur Bordeaux, et avoir leurs retours quant à l’Espace Darwin et leurs visions sur ce projet. Je tiens à remercier Monsieur Philippe Barre, qui n’a jamais donné suite à mes mails et messages pour un entretient au sujet de l’écosystème Darwin. Ceci m’a permis de rebondir quant aux envies et à la visions que j’avais sur mon sujet, et de favoriser plus particulièrement la Friche la Belle de Mai. Et plus largement je tiens à remercier amis et familles qui m’ont soutenu et m’ont guidé dans ce travail.

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BIBLIOGRAPHIE Ouvrages

Jean-Yves Andrieux, Le patrimoine industriel. Éditions Presses Universitaires de France - PUF, 1992. [Que sais-je ?] 127p. Le Corbusier, Vers une architecture, éditions Flammarion,1923. [Champs Arts] 253p. Maurice Daumas, L’Archéologie industrielle. Éditions Robert Laffont, 1980. [ Les hommes et l’histoire] 464p. Francesco Della Casa, La Friche la Belle de Mai, projet culturel-projet urbain, Marseille, Arles Sud, 2013. 96 p. Encore Heureux, Lieux Infinis, éditions B42, 2018. [Encore Heureux] 356p. Philippe Gagnebet, Réinventer la ville. Les (r)évolutions de Darwin à Bordeaux, Paris, Atelier Henry Dougier, 2016. 128p.

Revues

Criticat – « Criticat19 » : n°19. Printemps 2017 L’Observatoire – La revue des politiques culturelles » : n°52 « Tiers lieux : un modèle à suivre ? ». Été 2018

Rapports et dossiers

ARM Architecture et SCIC SA Friche la Belle de Mai, Mission de mise à jour du schéma directeur « Jamais 2 sans 3 ». Phase 03, Février 2014, 60 pages. ARM Architecture, Collectif Etc. et SCIC SA Friche la Belle de Mai, Habiter la Friche : projet sociétal d’habitat participtif à la Friche. Novembre 2014, 16 pages. Canal Architecture, Construire Réversible, Paris Éditions Canal, 2017. 51 pages. Fabrice Lextrait, Une nouvelle époque de l’action culturelle, rapport à Michel Duffour. PREMIER VOLUME, Introduction, Monographie et Fiches d’expériences. Monographie la Friche la Belle de Mai. Mai 2001. Page 69 à 89. 113

Articles

Louis Bergeron, « Archéologie Industrielle », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 16 novembre 2018. Le Collectif Etc : une pratique matricielle du projet pour une implication citoyenne. Colloque international « Participation citoyenne et habitante au développement social et urbain » 17-18 mai 2017. Thierry Devige-Stewart :« Menace sur la halle Freyssinet de Paris », Le Moniteur [en ligne], 03 novembre 2004

Frédéric Edelmann : « Le fantôme de Baltard. », Le Monde [en ligne], 28 août 2006 Auteur inconnu : « Les Halles à travers le temps », Libération [en ligne], 5 avril 2016 Lisa Castelly : «Le Projet d’habitat participatif de la Friche se fera sans la Friche.», BETAMars Actu, [en ligne], le 17 Octobre 2017.

Conférences

Jean-Bernard Cremnitzer, Construire-Reconstruire-Déconstruire la ville. Université du Havre : Unité Libre, [en ligne], 22 mars 2017, 1h 22. Nicola Delon, Encore Heureux, Construire des bâtiments ou des lieux ? Organisée par L’ARPAL, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier, [en ligne], Mai 2019, 1h16 Matthieu Poitevin, Conférence sans nom. Organisée par L’ARPAL, Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Montpellier, [en ligne], 17 octobre 2018, 1h10 Paul Smith, L’ invention du patrimoine Industriel. Cité de l’architecture et du patrimoine, [en ligne], 12 mars 2012, 1h 22.

Émission de radio

André Malraux : « La culture est l’héritage de la noblesse du monde ». Archive INA-Radio France de 1981. Émission de Radio produit par: Jean Montalbetti, et réalisé par Christine Bernard-Sugi. Diffusée le 9 Janvier 1981, [en ligne] . France Culture.


Reportage

Nguyen, Vincent, , réal. « Rungis, à tu et à toi » [Reportage]. Borne B Productions, Octobre 2019. France 2, 13h15, le dimanche..., 46min.

webographie

Collectif Etc. http://www.collectifetc.com/ Encore Heureux http://encoreheureux.org/ Espace Darwin https://darwin.camp/ La Friche http://www.lafriche.org/fr/ La tribune de l’art https://www.latribunedelart.com/ ­ Urbex Session https://urbexsession.com/

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