Asies, le numéro un en accès libre

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EAU NOUVÉRO 1

NUM

011 ÉTÉ 2

BELGIQUE 9,50 € CAMBODGE 14 US$ CANADA 14,25 $CAD CHINE 10 € HONGKONG 10 € INDE 10 € VIETNAM 14 US$ LAOS 14US$ JAPON 14 US$ CORÉE 14 US$

PAR NGUYEN VIET HA, ÉCRIVAIN PAS TRÈS CATHOLIQUE

BOLLORÉ AU CAMBODGE

ROMANFEUILLETON EN MISSION AVEC LES GUÉRILLEROS HUMANITAIRES

LA GEISHA DU PRÉSIDENT

FRANCE-CHINE

JE T’AIME, MOI NON PLUS M 07162 - 1 H - F: 8,90 E - RD

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LES DÉPLACÉS DE LA BAUXITE


PASSIONNÉMENT INDEPENDENT

Overture courant

Inspiré par le milieu social et artistique de la fin du siècle Européen et de l'ère Thaïlandais du Roi Rama V, l'Hôtel Muse allie le chic cosmopolite avec une élégance ludique au milieu d'un nouvel âge d'or asiatique. Nous apportons à la ville des somptueuses chambres d'hôtes le long d'un distinct panel de restaurants et de lieux de divertissement different de ce que Bangkok a vu auparavant. Hôtel Muse, pour ceux qui aiment vivre independamment. 55/555 Langsuan Road, Lumpini, Pathumwan, Bangkok 10330 - Thaïlande Tél: + 66 (0) 2 630 4000 Fax: + 66 (0) 2 630 4100 E-mail: hotelmuse@ficocorporation.com | www.hotelmusebangkok.com | www.mgallery.com


AVANTPROPOS

LE SIÈCLE DE L’ASIE? ’Asie n’existe pas. L’Asie est une abstraction, une idée, un postulat, une construction. L’Asie se conjugue au pluriel, des steppes de l’Extrême-Orient russe à l’archipel indonésien, des jungles urbaines de Pékin et Delhi aux forêts du Cambodge, des ruelles surpeuplées de Hanoi aux devantures des commerces indiens en Afrique.

L

L’Asie plurielle s’incarne dans l’existence et le quotidien

de 3,5 milliards de gens. Parmi eux, les femmes et les hommes qu’ont rencontrés nos journalistes et photographes – asiatiques et européens – pour réaliser le numéro un du magazine Asies que vous avez entre les mains : les Free Burma Rangers, Natsuko, Edison Liu, Kim Jong-ryul, les Bunongs... Les premiers forment un commando de médecins et d’infirmières qui sillonnent les régions contrôlées par les guérillas ethniques de Birmanie pour porter assistance aux populations déplacées par l’armée gouvernementale. La deuxième, jeune enseignante japonaise, vient d’effectuer sa première rentrée scolaire dans un lycée du département de Fukushima, à 70 kilomètres de la centrale nucléaire. Le troisième, généticien sino-américain travaillant à Singapour, prône une recherche asiatique par les Asiatiques. Le quatrième, colonel félon de la dictature nord-coréenne réfugié en Europe, témoigne sur les atrocités que le régime totalitaire et dynastique de Pyongyang fait subir à son peuple. Les derniers «cultivent la forêt» aux confins du Cambodge et du Vietnam ;

ils tentent de résister à l’avancée sur leurs terres sacrées des excavatrices d’une société de plantations d’hévéas liée au groupe Bolloré. L’Asie se lève dans les soubresauts.

Hier écrasée, colonisée, bafouée, elle entrevoit aujourd’hui sa revanche. Entre pouvoirs autoritaires, conflits ouverts et menaces environnementales, l’Asie invente ses itinéraires et son futur, contribue à modeler celui de notre planète, se réinstalle au centre des affaires du monde. Sa formidable montée en puissance économique et démographique change nos vies, nos emplois, nos usages et nos perspectives à Paris, Bruxelles ou Genève. Déjà la monnaie chinoise, le yuan, arme fatale de l’exportation des produits made in China, se rêve en alternative au dollar dans sa zone d’influence. Déjà, le double rapport de force et de séduction de la Chine avec l’Europe porte ses fruits: le dossier en quatre volets de notre enquêteur Franck Renaud (à lire pages 38 à 53), aboutissement de plusieurs mois d’investigation de Shanghai à Châteauroux, montre que le lobbying du Parti communiste chinois est particulièrement efficace en France, l’un des pays européens les plus déterminés à lever l’embargo sur les ventes d’armes à Pékin. L’Asie nous parle, nous interpelle,

nous dérange, nous intrigue, nous désarçonne, nous séduit, nous défie. Le XXIe siècle sera-t-il celui de l’Asie ?

SOLOMON KANE ET LAURENT PASSICOUSSET

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 3


INTERNAL AFFAIRS PAR ROGER FALIGOT

REPLI «STRATÉGIQUE». Face au risque nucléaire, la CIA à Tokyo se place sous la protection de l’US Navy. NOGI KAZUHIRO / AFP.

NAICHO, DGSE, CIA LE RENSEIGNEMENT DANS LA CRISE JAPONAISE

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Le 10 mars 2011, Uematsu Shinichi, policier de formation, rend visite au Premier ministre Kan Naoto. C’est traditionnel le jeudi soir. Le bureau des deux hommes se trouve dans le même immeuble de Nagatacho à Tokyo. Souvent le secrétaire du cabinet, l’influent Enado Yukio, reçoit le compte-rendu oral sur la marche du monde réalisé par Uematsu, qui dirige le Naicho, le Bureau de renseignement et de recherche. Ce soir-là, les sujets abondent : la préparation du G20, les «rapports d’étonnement» de diplomates et de « correspondants » de Mitsubishi à Tripoli et au Caire sur l’effervescence dans le monde arabe, et – mi-kabuki, mi-vaudeville –, l’affaire des pseudos espions chinois chez Renault, l’alliée du constructeur automobile japonais Nissan. À ce sujet, les agents nippons espéraient en savoir plus de leur collègue français, le chef de poste de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) à Tokyo, Monsieur V., fonctionnaire émo-

tif mais serviable. Hélas, V. se révèle peu locace : Rémy Pagnie, le chef de la sécurité de Renault, est l’un de ses prédécesseurs de la DGSE au Japon et ami de Carlos Ghosn, p.-d.g. de l’alliance franco-japonaise, ancien patron («vénéré » dans l’archipel) de la seule Nissan. En cette journée du 10 mars, le patron du Naicho ne signale pas l’éventualité d’un séisme malgré des secousses récentes. Prérogative inouïe et unique au monde, il incombe aux services secrets nippons d’anticiper les risques naturels majeurs. Depuis le tremblement de terre de Kobe en 1995, un centre de veille anticatastrophe est né au sein du Naicho. Des équipes s’y succèdent en trois-huit, 24 heures sur 24, en liaison avec les scientifiques. Mais pouvait-on prévoir que le lendemain, 11 mars, à 14 h 46, il faudrait faire face à un enchaînement inimaginable : séisme, tsunami, cauchemar nucléaire à la centrale de Fukushima? Un

comité de coordination est aussitôt mis sur pied pour gérer la crise auquel s’intègre Sengoku Yoshito, une « éminence grise » écartée peu avant du cabinet et appelée dans les mois à venir à jouer un rôle-clef, peut-être même en remplaçant l’actuel Premier ministre. Tandis que les Forces d’autodéfense deviennent la colonne vertébrale d’une immense opération de sauvetage, le secrétariat du Naicho collationne les informations et effectue les liaisons avec les services alliés en poste à Tokyo au premier rang desquels la Central Intelligence Agency (CIA) qui s’est prudemment repliée à Yokosuka, sous la protection de la VIIe Flotte des États-Unis. Côté français, en ces journées tragiques, l’«honorable» correspondant de la DGSE est aux abonnés absents. Il a fait une dépression nerveuse. Il s’est envolé pour Taiwan. Il laisse l’ambassade et son service dans le noir. Peut-être le retrouvera-t-on un jour M. Sécurité chez Renault ?

BIRMANIE, LAOS, VIETNAM PÉKIN PRÔNE UN FRONT COMMUN ANTIJASMIN

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Une semaine avant le séisme, Japonais et Chinois se crêpaient le chignon à propos des îles Senkaku (Diaoyutai en chinois), entre Taiwan et Okinawa. Le système d’alerte nippon a même identifié la présence d’un avion espion chinois Y-8 MPA rôdant dans les parages. Survient le drame du 11 mars. Les récriminations sont aussitôt mises en veille. Pékin change son fusil d’épaule et tend une main secourable à Tokyo. Le président Hu Jintao et les siens ont surtout d’autres chats à fouetter: les révoltes arabes les inquiètent, autant pour l’avenir de l’approvisionne-

4 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

ment énergétique que pour les risques de contamination politique. En interne, Zhou Yongkang, numéro trois du régime, membre du comité permanent du Bureau politique du parti communiste, chantre du lobby pétrolier et contrôleur des services de sécurité, tape du poing sur la table: «Il faut préserver la stabilité sociale » en Chine mais aussi dans la sphère d’influence chinoise en Asie. Meng Jianzhu, ministre de la Sécurité publique (le Gonganbu) et successeur de Zhou à ce poste, s’envole pour forger le «cercle d’airain». Il rencontre les amis birmans du Myanmar qui ont su mater la

révolution safran des moines bouddhistes en 2007. Il échange avec les barbouzes de la junte sur la meilleure façon de contrôler l’Internet. Meng rencontre aussi Thongban Sengaphon, ministre laotien de la Sécurité publique. Plus significatif de l’enjeu, compte tenu des tensions entre les deux pays : Internal Affairs peut affirmer que le responsable chinois s’est entretenu du même sujet avec le lieutenant-général Bui Van Nam, vice-ministre de la Sécurité publique du Vietnam. Tout ce beau monde discute de l’effet «dominos» des crises dans le monde arabe. Pas de ça chez nous !


CORÉE DU NORD BATAILLE POUR LE CONTRÔLE DES SERVICES SPÉCIAUX

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Le 14 février, à Pyongyang, le Chinois Meng Jianzhu avait aussi rencontré Ju Sang-song. Cet homme est alors ministre de la Sécurité publique depuis 2004. Selon les sources d’Internal Affairs, les deux hommes ont convenu de la création d’unités spéciales calquées sur les Polices armées populaires chinoises. Prochainement, des conseillers de Pékin entraîneront ces forces spéciales aux techniques anti-émeutes

dans la région frontalière du nord Hamkyung où le pouvoir nord-coréen craint des révoltes de populations affamées. Pour la mise en œuvre de cet accord, exit le ministre Ju Sang-song. C’est Jang Sun-taek, oncle et mentor de Kim Jong-eun, l’héritier désigné du régime de Pyongyang, qui supervise le processus. Le 17 mars, tombe une dépêche laconique : pour cause de maladie, Ju, 78 ans, est relevé de

ses fonctions. Aurait-il exprimé une trop franche admiration pour les camarades chinois ? Ou a-til été incapable de juguler un début de contestation et de démanteler des réseaux de corruption ? Un nouvel épisode de la bataille pour la prise de contrôle des services spéciaux s’engage en Corée du Nord, qui rebondit dès avril avec la nomination d’un vieux général, Ri Myong-su, à la tête de la Sécurité publique.

CITÉ DES RÊVES.

Spectacle multimédia dans la City of Dreams, le dernier-né en juin 2009 des casinos de l’empire Ho. MIKE CLARKE /AFP.

MACAO L’ONCLE HO VA PERDRE SES CASINOS

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Pendant ce temps, Kim Jong-nam assiste à une autre bataille de succession, celle des casinos de Macao. Fils aîné du numéro un nord-coréen Kim Jong-il, habitué du Crazy Horse lors de ses séjours une fois par an à Paris, il a été écarté du pouvoir à cause de ses frasques, en particulier au Japon (la police nippone l’a arrêté puis expulsé en 2001 alors que, muni de faux passeports, il tentait de se rendre au Disneyland de Tokyo en compagnie de

son fils). Vivant aujourd’hui à Macao, Kim Jongnam dilapide des millions en jouant à la roulette et au mahjong. Mais quelle tristesse ! Voici que son ami Stanley Ho, alias Ho Hung-sung, le « maître des casinos », est victime d’un odieux complot. Depuis le début de l’année, plusieurs de ses enfants – ils sont dix-sept, issus de quatre mariages –, se disputent une partie de l’empire financier du patriarche chinois agé de quatre-

vingt-dix ans. Un empire évalué à plus de 2 milliards de dollars. L’étoile de l’homme le plus riche de Macao pâlit. Outre son ingrate progéniture, une société secrète lorgne le magot et la cash machine. C’est la triade 14K, l’une des mafias chinoises les plus puissantes au monde. Stanley Ho en fut membre d’élite, tout en le niant farouchement. Autour des lambeaux de son empire s’esquisse une grande mutation du crime organisé à Macao.

SRI LANKA LES TIGRES TAMOULS FEULENT ENCORE

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Le fils prodigue du dictateur nord-coréen et les tatoués des mafias chinoises ne sont pas les seuls à blanchir de l’argent sale dans la «grande lessiveuse» des casinos de Macao et Hongkong. Les guérilleros du Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE), l’organisation séparatiste des Tigres tamouls du Sri Lanka, usaient de cette combine pour acheter des armes à partir de la Birmanie et de la Thaïlande avant d’être écrasés en 2009 par l’armée gouvernementale de Colombo. Mais les Tigres sont-ils définitivement éliminés, après vingt-six années d’une guerre civile qui aurait fait entre 80 000 et 100 000 morts? Des services de renseignements de plusieurs

pays affirment que les Tigres sont en train de se réorganiser. Un pan du service logistique du LTTE est resté intact. Il a tissé de nouveaux réseaux avec la diaspora au Tamil Nadu (Inde), au Canada, en Europe. Durant l’été 2010, les Canadiens ont intercepté au large de Vancouver un navire transportant un demi-millier de réfugiés tamouls suspectés d’appartenir au LTTE. Des cellules des Tigres seraient présentes en France, en Grande-Bretagne, en Norvège et dans plusieurs pays d’Asie. En 2009, Selvarasa Pathmanathan, le responsable du département international du LTTE, avait été arrêté en Thaïlande et extradé au Sri Lanka.

Comme la nature, les guérillas ont horreur du vide: un nouveau commandement de huit membres de l’organisation a récemment pris langue avec des émissaires du gouvernement sri lankais, pour proposer la libération de ce dirigeant charismatique, en échange de la transformation du groupe en formation politique. Les Tigres comptent ainsi regonfler leurs rangs avec ceux, parmi les 10 000 membres arrêtés après leur déroute militaire, qui demeurent fidèles à leurs idéaux séparatistes. Les dirigeants sri lankais craignent un piège : la relance, le moment venu, de la guerre au nord de l’île. Une affaire à suivre, comme les précédentes, dans Internal Affairs. JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 5


SOMMAIRE 38 LEDOSSIER 3 AVANT-PROPOS PAR SOLOMON KANE ET LAURENT PASSICOUSSET

LE SIÈCLE DE L’ASIE ?

4 INTERNALAFFAIRS

FRANCE-CHINE

JE T’AIME, MOI NON PLUS

Services secrets japonais et nord-coréens, front commun antijasmin en Asie, casinos à Macao, Tigres tamouls au Sri Lanka.

Au pays de Marianne, le président chinois est un homme comblé: la France est le pays d’Europe le plus sensible au lobbying politique et culturel de Pékin, malgré quelques voix critiques. DESSIN TOTONUT

8PERMISDECROQUER

40 De la politique aux affaires, ces élites amoureuses de la Chine

PAR ROGER FALIGOT

PAR NOÉMI

Kim Jong-eun, la succession. Fukushima, la reconstruction. Dalaï-lama, la retraite.

43 Le Berry, tête de pont des entreprises chinoises en Europe

10 FÉNÉON&TANKA

46 L’embargo européen sur les armes a-t-il vécu?

Du mariage au Cambodge, de la confession en Corée du Sud, de l’euthanasie en Inde, de la prévention des catastrophes naturelles au Vietnam et dans la péninsule coréenne, du thé de Chine, du label halal en Malaisie, de l’immigration à Taiwan.

12 FACE-À-FACE CORÉE DU NORD VIES ET MORTS D’UN TRAÎTRE À LA PATRIE Commis-voyageur en Europe du régime de Pyongyang, il a passé un quart de siècle dans l’entourage du « Dirigeant suprême ». Après dix-sept ans de clandestinité en Autriche, il témoigne.

49 Soft power : Confucius, arme de séduction massive 52 PLUSLOIN Le péril jaune : petite histoire d’une grande terreur. La Chine en livres, dans les revues et sur Internet.

26 L’ENTRETIEN

31 INTELLIGENCEÉCONOMIQUE PAR FRANCIS MARTIN

FRANÇOIS LACHAUD, HISTORIEN, NOUS DÉCLARE À PARIS « JE SUIS SCEPTIQUE SUR DES CHANGEMENTS DE CAP BRUTAUX AU JAPON »

L’ACIER EUROPÉEN ROMPT EN ASIE

28 L’ÉCHODESNOMBRES

32 INVESTIGATION

Dépassés en volume par leurs concurrents chinois, indiens et japonais, les sidérurgistes occidentaux sont désormais défiés sur le terrain de la haute valeur ajoutée.

PAR JEAN-RAPHAËL CHAPONNIÈRE

AFRIQUE : LA TORTUE INDIENNE FACE AU LIÈVRE CHINOIS

CAMBODGE LES FRANÇAIS ONT MANGÉ LA FORÊT DES GÉNIES

Grâce à sa puissante diaspora commerçante, l’Inde s’est mise en marche sur les marchés africains et pour l’exploitation des ressources naturelles du continent.

Dans la province du Mondolkiri, aux confins du Vietnam, se joue un bras de fer forestier entre la minorité bunong et une société liée au groupe Bolloré.

16 ILS&ELLESFONTL’ASIE 16 Phan Dang Di primé au festival de Cannes, en marge au Vietnam 17 Phayao Akahad : une mère en lutte contre l’impunité en Thaïlande 18 Tadjigoul Begmedova contre la dictature turkmène 19 Yohanes Surya. « J’ai fait un rêve : un prix Nobel indonésien »

20 LEDESSOUSDESCARTES L’ASIE À LA CONQUÊTE DU CYBERESPACE À grandes enjambées, l’Asie rattrape son retard sur la toile.

22 CQFD SCÉNARIOS POUR UNE SOLIDARITÉ MONÉTAIRE : L’ASIE SOUS LE PARAPLUIE DU YUAN? La monnaie chinoise pourrait à terme supplanter le dollar pour les échanges commerciaux en Asie de l’Est et du Sud-Est. 6 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

70 LESROYAUMESDEL’EAUETDUFEU

BIRMANIE FREE BURMA RANGERS, GUÉRILLEROS ET HUMANITAIRES Formés par des anciens des forces spéciales américaines, des commandos de volontaires issus des minorités ethniques montent des expéditions médicales dans les zones de guerre. PHOTO THIERRY FALISE


64 HUIS-CLOS JAPON FUKUSHIMA: OÙ EST PASSÉE MON AMIE NATSUKO ? La jeune enseignante originaire de la préfecture de Fukushima a échappé au tsunami. Elle vient de faire sa rentrée dans un lycée à soixante-dix kilomètres de la centrale nucléaire.

84 L’ASTROLABE EDISON LIU, GÉNÉTICIEN, NOUS DÉCLARE À SINGAPOUR «NOUS AVONS DÉMONTRÉ QUE TOUS LES ASIATIQUES PARTAGENT LE MÊME ANCÊTRE»

88 LESTÉMOINSDEL’HISTOIRE LE JOUR OÙ LE BANGLADESH EST NÉ Il y a quarante ans, de mars à décembre 1971, la guerre de partition entre Pakistan oriental et occidental provoqua une crise humanitaire majeure. Elle fit trois millions de morts.

54 UNAUTREREGARD

INDE LES DÉPLACÉS DE LA BAUXITE Le sous-sol du pays regorge de minerais. Des entreprises locales et étrangères convoitent ces richesses. Face à l’avancée des bulldozers, les populations sont forcées d’abandonner leurs terres. PHOTO SANJIT DAS

91 PLUSLOIN La fin de l’impunité ?

92 MONVIETNAM CEUX QUI HABITENT HANOI Nguyen Viet Ha, porte-drapeau de la nouvelle génération d’auteurs vietnamiens, nous emmène dans un voyage jusqu’aux tréfonds et bas-fonds du « Nombril du Dragon ». PHOTO NGUYEN NA SON

98 FICTION LA GEISHA DU PRÉSIDENT Premier épisode de notre roman-feuilleton où l’on croise une charmante violoniste japonaise, son instrument, des bandits corses, des yakuzas, deux barbouzes bretons au hammam et un président qui aime le sashimi à la tête de veau.

106 L’ASIEDESLIVRES PAR NGUYEN THI THANH PHUONG

Essais & documents, romans, nouvelles, beaux livres, BD.

110 MURONG XUECUN, ÉCRIVAIN, NOUS DÉCLARE À HONGKONG « ÉCRIRE EN CHINE RELÈVE DE LA MALADIE MENTALE »

114 LEFESTINDUCANNIBALE PAR AXEL DES LAVIATTES

BEN ALI, BEN LADEN. DU ZINC À LA CHAIRE Moubarak nous a rendu la Tyrannie, le président Assad la Dictature qui pétille dans ses yeux bleus. Avec la barbe de Ben Laden, on tient maintenant le Terrorisme.

80 EXTRAITSCHOISIS TURKESTAN CHINOIS VOYAGE AU PAYS DES OUÏGHOURS Le bouleversant ouvrage de la journaliste Sylvie Lasserre montre comment Pékin tient les musulmans du Xinjiang dans sa poigne de fer. PHOTO GILLES SABRIÉ JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 7


PERMIS DE CROQUER PAR NOÉMI

SUCCESSION FAMILIALE EN CORÉE DU NORD Kim Jong-il organise la transition dynastique. Il destine son fils cadet au pouvoir suprême, même si Kim Jong-eun n’est pas encore formellement installé comme numéro deux du régime.

JAPON: SE SOUVENIR ET RECONSTRUIRE Un clou chassant l’autre sur nos ondes et nos écrans, après la castastrophe et le grand barnum du printemps, l’archipel panse ses plaies et se relève dans une certaine discrétion médiatique.

LE DALAÏ LAMA PREND DE LA HAUTEUR Le plus célèbre des Tibétains a annoncé qu’il renonçait à son rôle de chef politique du gouvernement en exil. Cette retraite doit lui permettre de se consacrer pleinement à son rôle de guide spirituel.

8 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


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FÉNÉON & TANKA

250à300 C

’est le nombre de tigres sauvages désormais répertoriés en Thaïlande après la découverte surprise en mai de nouveaux specimens dans le parc national de Thap Lan, à deux cents kilomètres de la capitale Bangkok. Les gardes-forestiers, en relevant les images de caméras cachées dans la forêt, ont apporté les preuves de la présence de vingt à cinquante tigres supplémentaires. En mars, l’Inde avait déjà révélé en abriter 155, soit 10 % de plus qu’en 2008. Selon l’organisation non gouvernementale World Wild Fund, l’espèce est en voie de disparition et il ne resterait sur la planète qu’environ 3 200 tigres à l’état sauvage, dans treize pays : le Bangladesh, le Bhoutan, le Cambodge, la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, la Birmanie, le Népal, la Russie (extrême-orientale), la Thaïlande et le Vietnam. Ils étaient 6 000 il y a dix ans et 100 000 il y a un siècle.

DÉFORESTATION. Les attaques de tigres augmentent en Indonésie. TMAX/FOTOLIA.

CAMBODGE 49 ANS, ÂGE LIMITE POUR SE MARIER La cause est louable, la loi bien étrange. Pour lutter contre le trafic de femmes et les mariages arranl gés ou forcés, une nouvelle réglementation interdit aux étrangers de plus de 50 ans, ou à ceux qui, indépendamment de leur âge, gagnent moins de 2500 dollars par mois (soit 1700€) d’épouser des Cambodgiennes. D’après Koy Kuong, porte-parole du ministère des Affaires étrangères cité par nos confrères d’Asia Times Online, cette interdiction empêchera de voir des époux qui ressemblent à «un grand-père et sa petite-fille». — Le texte est motivé par la forte augmentation du nombre d’étrangers, en particulier des Sud-Coréens, qui prennent une femme cambodgienne avant de la maltraiter, selon ce fonctionnaire. En 2010, le gouvernement avait provisoirement interdit aux Cambodgiennes de se marier avec des SudCoréens, après l’arrestation d’intermédiaires venus « négocier » une vingtaine de jeunes paysannes.

CORÉE DU SUD PAS DE CONFESSION NUMÉRIQUE Confession, a Roman Catholic App est une application pour iPhone. Son lancement début 2011 a suscité l’engouement des catholiques sud-coréens et l’ire de l’épiscopat, d’après le bulletin Églises d’Asie. Les fidèles sont las du pangong, pratique propre à la Corée : tout croyant dispose d’un carnet de confession, tamponné par un prêtre, prouvant qu’il a bien reçu le sacrement de pénitence obligatoire au moins deux fois par an. — Les prélats ont rappelé que la confession par téléphone, courriel ou applications smartphone n’est pas autorisée par l’Église et n’est pas valide. Les fidèles ont été priés d’abandonner l’utilisation de ce confessionnal numérique.

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TAIWAN LES DROITS DES IMMIGRÉS BAFOUÉS Discrimination au travail, entraves à la constitution de syndicats, montants exorbitants prélevés par les agences de placement des travailleurs migrants: dans son rapport annuel publié en mai, Amnesty International souligne à quel point la démocratie taiwanaise traite mal ses travailleurs immigrés. « Les employés de maison ne sont pas protégés par la Loi relative aux normes du travail et risquent tout particulièrement d’être victimes de harcèlement sexuel, d’effectuer des heures supplémentaires mal rémunérées», précise l’organisation non-gouvernementale en soulignant que, dans ces conditions, de nombreux migrants quittent leur employeur et se retrouvent en situation irrégulière, encore moins protégés. Nombre des critiques formulées sont des généralisations ou s’appuient sur des informations inexactes, a répliqué en substance la ministre taiwanaise du Travail Wang Ju-hsuan. — Dans le même rapport, Amnesty International a indiqué que Taiwan avait procédé en avril à quatre exécutions, les premières depuis 2005. Un groupe d’experts mis en place par le ministère de la Justice avait auparavant recommandé l’abolition de la peine capitale.

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10 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


IL L’A DIT

Ne vous inquiétez pas, peu importe si vous gagnez ou non les élections. Perdre une élection n’a jamais tué un candidat. Dans le pire des cas, le candidat est tué avant l’élection. » Chuan Leekpai Ancien Premier ministre thaïlandais (1992-1995 et 1997-2001), conseiller en chef du Parti démocrate au pouvoir, à ses futurs candidats aux élections générales du 3 juillet, le 14 mai 2011 à Bangkok.

MALAISIE UNE BOURSE DE L’ALIMENTATION HALAL Lors du World Halal Forum 2011 en avril dans la capitale malaisienne, l’indice dédié à l’agro-alimentaire halal a été lancé par Thomson Reuters, le groupe spécialisé dans la finance détenant l’agence de presse Reuters et IdealRatings, un des principaux fournisseurs mondiaux d’informations financières. Cet indice a pour nom SAMI (Socially Acceptably Market Investments ou Placements sur les marchés socialement acceptables c’est-à-dire portant sur des produits licites selon le droit islamique). Un tiers des 95 sociétés de l’indice sont malaisiennes, les autres viennent d’Arabie saoudite, de Turquie et d’Indonésie. — La capitalisation boursière de l’indice SAMI atteint 53 millards de dollars, soit 37 milliards d’euros. « L’industrie alimentaire mondiale halal, estimée à 661 milliards de dollars et forte d’une croissance de 20 % par an, est complètement sous-desservie et a besoin d’outils pour soutenir la progression actuelle », affirme Rushdi Siddiqui, directeur général du pôle finance islamique chez Thomson Reuters.

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CHINE-MAROC COÛTEUSE ADDICTION AU THÉ VERT En Afrique, on boit surtout du thé noir kenyan et sri lankais. Le Maroc fait exception : c’est le champion africain de l’importation de thé vert chinois. Il en a acheté 53 000 tonnes en 2010, soit 1,76 kilo par habitant, selon le magazine Jeune Afrique. — Ces derniers trimestres, les importeurs marocains et les consommateurs du royaume chérifien ont dû supporter des augmentations de tarifs jusqu’à 50%. Le thé vert se vend de plus en cher en raison des mauvaises récoltes, de l’augmentation de la demande asiatique et de la hausse des salaires en Chine.

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INDE LA COUR SUPRÊME ENVISAGE L’EUTHANASIE L’infirmière Aruna Shanbaug est en état semi-végétatif dans un hôpital de Bombay (Mumbai), après avoir été violée et étranglée sur son lieu de travail il y a trente-sept ans. Par un verdict historique en mars, la plus haute juridiction indienne a tranché sur son cas. Elle rejette la demande d’euthanasie d’un ami d’Aruna, estimant qu’il n’a aucun droit de la réclamer pour son compte, tout en autorisant le corps médical à demander à la justice l’autorisation de débrancher l’assistance respiratoire. — La famille a cessé ses visites et les juges considèrent que les « véritables proches» sont les médecins et infirmières qui prennent soin de la patiente. Ses proches ont décidé de garder Aruna en vie.

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CORÉE NORD-SUD: LA DIPLOMATIE DU VOLCAN Fin avril, les deux frères ennemis coréens ont conclu un accord inédit pour, à partir de cet été, mener des recherches scientifiques communes sur l’activité du mont Paektu, un volcan qui culmine à 2 750 mètres d’altitude près de Kaesong, une ville à la frontière de la Corée du Nord et de la Chine. Des deux côtés, les experts sont unanimes : le risque d’éruption est élevé. La dernière en date sur le mont Paektu, ou mont Changbai pour les Chinois, remonte à 1903. — Depuis le séisme exceptionnellement puissant qui a frappé le Japon le 11 mars dernier, les vulcanologues des deux Corée craignent qu’affecté par le déséquilibre des plaques tectoniques dans le Pacifique, le géant ne se réveille. Ils redoutent une éruption aux conséquences plus graves encore que celles du volcan Eyjafjöll en Islande, qui est sorti de son sommeil en mars 2010 après 187 années d’inactivité.

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VIETNAM ALERTE AU TSUNAMI Le premier système vietnamien d’alerte aux tsunamis a été testé en mai près de la ville de Danang, au centre du pays. Selon l’Agence vietnamienne d’informations, il a été mis au point par Viettel, le groupe de téléphonie mobile et télécommunications de l’Armée populaire, qui travaille tant pour les usages militaires que civils. Il s’inspire des expériences menées en Indonésie et au Japon. — Le Vietnam a été épargné en décembre 2004 par le tsunami majeur qui avait ravagé une grande partie des côtes de l’Asie du Sud-Est et du Sud. Sa façade maritime de 3 200 kilomètres l’expose chaque année à des tempêtes dévastatrices et meurtrières se déplaçant, de mai à novembre, du nord au sud.

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JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 11


FACE-À-FACE

Vies et morts d’un traître à la Patrie CORÉE DU NORD COMMIS-VOYAGEUR EN EUROPE DU RÉGIME DE PYONGYANG, IL A PASSÉ UN QUART DE SIÈCLE DANS L’ENTOURAGE DU «DIRIGEANT SUPRÊME». APRÈS DIX-SEPT ANS DE CLANDESTINITÉ EN AUTRICHE, IL TÉMOIGNE. TEXTE CIGDEM AKYOL ILLUSTRATIONS CHAU

a mort, Kim Jong-ryul l’a imaginée pendant des années. Au départ, il s’était amusé à penser qu’il pourrait tout simplement disparaître, s’évaporer, juste comme ça. Il savait qu’il devait agir avec une prudence absolue, l’ennemi étant une dictature paranoïaque. Alors il élabora un scénario pour laisser croire qu’il s’était fait abattre par des gangsters slovaques. « Quand un tigre meurt, il transmet sa peau, mais quand un homme meurt, c’est son nom qu’il laisse en héritage. » Dans un allemand parfait et avec l’accent autrichien, c’est à travers un proverbe confucéen que Kim explique pourquoi il ose aujourd’hui s’aventurer hors de sa tanière ou plutôt du tombeau où on l’a laissé pour mort il y a dix-sept ans. Maintenant il est là, devant moi, de retour, bien vivant, au fond d’un café à vingt minutes du centre de Vienne. À 77 ans, tout petit, maigre comme un clou, le laissé-pourmort est assis à la table de ce bistrot fréquenté par des retraités qui viennent siroter un chocolat chaud et où il m’a donné rendez-vous, avec un luxe de précautions, pour raconter ce qu’il a vécu au cœur du pouvoir nord-coréen. Le « traître » veut parler, exprimer ses opinions, se « venger » précise-t-il, conscient de la valeur de son témoignage : seuls les transfuges peuvent nous raconter la vie derrière les barreaux de ce pays-prison, ce trou noir qu’est la Corée du Nord dans la carte mondiale de l’information, d’où les images et les mots ne sortent qu’au compte-gouttes.

«JE CROYAIS QUE LA CORÉE DU NORD ÉTAIT UN PARADIS. TU N’AS QU’À TRAVAILLER ET TU SERAS HEUREUX. C’ÉTAIT STUPIDE. C’EST SEULEMENT À 17 ANS QUE J’AI APPRIS QUE LA TERRE TOURNAIT SUR ELLE-MÊME!» 12 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

Il semble perdu dans son costume trop grand et trop froissé. « Je tiens beaucoup à ce costume », glisse-t-il comme s’il lisait dans mes pensées. Ce pantalon et cette veste sont deux des très rares effets personnels qu’il a pu transposer de la vie d’avant à celle d’après : il les portait le 18 octobre 1994, le jour de l’évasion, il y a exactement « 5780 jours » a-t-il noté sur une feuille manuscrite qu’il extrait d’une chemise en plastique posée entre nous sur la table. Il y conserve ses reliques administratives : un passeport de la République populaire démocratique de Corée (la Corée du Nord), ses vieilles cartes d’étudiant invité en République démocratique d’Allemagne (l’ancienne Allemagne de l’Est communiste) et des photos du passé, lorsqu’il était un serviteur zélé du totalitarisme nord-coréen. Si Kim Jong-ryul veut se venger, c’est avant tout du système qu’il a servi pendant des décennies, celui d’un pays où tout le monde a peur: le peuple du goulag et les autorités d’État de leur propre peuple. À la fin de sa vie, Kim solde ses comptes avec un pouvoir monstrueux qu’il a connu de l’intérieur, une terreur stalinienne dont il fut une petite main et l’idéologie dite du Chuch’e qu’il a publiquement embrassée pendant les deux-tiers de sa vie d’adulte : une société théoriquement sans classes, qui repose sur le double principe de l’autonomie sécuritaire et de l’autarcie économique, où les dirigeants vivent dans le luxe et la population peine à se nourrir.

Paysan, travailleur, patriote Déjà, petit garçon, Kim Jong-ryul devait partir à la chasse dans sa campagne natale, au nord de la péninsule coréenne, pour ne pas mourir de faim. Depuis 1905, toute la Corée vivait sous la colonisation japonaise et son père était parti dans une autre région, soumis au travail obligatoire dans une usine d’armement des occupants. En 1944, Kim a 10 ans lorsque son père revient à la maison et adhère au Parti des travailleurs de Corée fondé par Kim Il-sung, qui prend le pouvoir l’année suivante à Pyongyang avec l’aide des troupes soviétiques. « Je croyais que la Corée du Nord était un paradis, se souvient-il. Tu n’as qu’à travailler et tu seras heureux. C’était stupide. C’est seulement à 17 ans que j’ai appris que la Terre tournait sur elle-même ! » Ce fils de paysan est un élève modèle qui aime son pays : ces trois qualités suffisent pour que la machine de pouvoir communiste voit en lui un élément prometteur. À l’été 1955, le régime l’envoie étudier la construction mécanique dans un pays frère, l’Allemagne de l’Est. Kim est un étudiant assidu. Il sait que celui qui n’obtient pas de bonnes notes, ne


les membres portent l’uniforme, notre homme va se voir confier des missions toujours délicates parce qu’illégales, à partir du milieu des années 1970. Lorsque le « Grand Leader» veut quelque chose que ses affidés ne peuvent lui procurer de façon légale sur le marché international pour cause d’embargo, ils chargent Kim Jong-ryul de l’opération.

500 000 dollars dans sa valise

montre pas assez d’engagement envers le Parti, émet des critiques contre son pays ou même se laisse aller à une amourette, peut se voir condamner au travail forcé tout comme sa famille. Il a cependant déjà en lui le goût du secret et du risque : une fois par semaine, en cachette de ses compatriotes, il fréquente une école de danse de Dresde, où il apprend la valse et le tango. Il raconte que, de retour au pays en 1962, il doit suivre un cours de rééducation politique de quarante jours, pour « redevenir un bon Nord-Coréen » après de si longues années à l’étranger. Son premier emploi d’ingénieur le mène dans un combinat industriel de la deuxième ville du pays, Hamhung. Il devient membre du Parti en 1969. Il intègre l’armée la même année. Puis sa vie bascule. Il est recruté dans ce qu’on appelle le Quartier général, un organe extrêmement hiérarchisé, dédié à la sécurité et au confort de la famille du dictateur Kim Ilsung et de la petite armée de fonctionnaires qui gravitent autour de sa personne. Au sein de cette structure dont tous

KIM ALIAS EMIL.

Dans ses tournées d’achat en Europe de l’Ouest, le colonel Kim Jong-ryul troquait l’uniforme pour le complet-cravate. Il se faisait appeler Emil.

Sa première mission à l’étranger est une mise en bouche, un jeu d’enfant : « Le dictateur avait décidé qu’il ne monterait plus que dans la plus grosse Mercedes qui existe, une Mercedes 600 Pullmann. » Kim va chercher la berline dans le pays qui la produit, l’Allemagne. Très vite, le nouveau commis-voyageur du régime doit se procurer des babioles qu’on ne déniche pas aussi facilement que dans une concession automobile. Les hauts dirigeants veulent des pistolets équipés de silencieux et des fusils de chasse de premier choix, juste pour le plaisir, affirme Kim. Ils sont friands de matériel de sécurité : téléphones au codage ultra-perfectionné, identificateurs d’empreintes digitales... Ils commandent des appareils de mesure de la radioactivité : compteurs Geiger, spectromètres de masse, etc. Un jour, Kim Jong-ryul est sommé de se procurer un jet privé de type Cessna, une société aéronautique américaine dont le siège se trouve au Texas. Il devient un spécialiste du contournement de l’embargo sur la Corée du Nord grâce à la falsification des documents d’exportation. Lorsque la liste de courses devient vraiment longue, Kim Jong-ryul s’installe en Autriche : un petit paradis pour organiser ses opérations secrètes en toute tranquillité, ironiset-il avec le recul. « Les Autrichiens n’était pas franchement regardants pour me fournir des produits dont l’exportation était encadrée. Ils étaient plutôt bons dans ce business ! Alors on empaquetait nos acquisitions en Autriche et toute la logistique se faisait d’ici. » Les fournisseurs de Kim Jong-ryul résidaient plutôt en Allemagne, en Suisse et en France, « à Paris » précise-t-il. Le Nord-Coréen y était reçu comme un client à soigner: il avait l’habitude de voyager avec des sommes faramineuses en liquide dans sa valise, jusqu’à un demi-million de dollars, et de payer 30% au-dessus des prix du marché. Magie du passeport diplomatique, il ne se fera jamais contrôler. Il trouve facilement avec qui discuter affaires, y compris parmi des entreprises européennes de premier plan. Il affirme avoir travaillé durant des années avec MercedesBenz, la marque emblématique de la société allemande Daimler qui, selon lui, aurait monté un programme de formation pour ingénieurs nord-coréens dans un atelier près de Sindelfingen, à 30 kilomètres de Stuttgart, là où sont notamment assemblés les berlines de très grand luxe du groupe sous la marque Maybach. Chez Daimler, on fait aujourd’hui profil bas et on se refuse à confirmer ce programme, sans démentir pour autant tout lien avec la Corée du Nord. « Dans les années 1970, les Nord-Coréens ont commandé des véhicules. Ces derniers ont été exportés dans le strict cadre de la législation d’alors», nous a affirmé un porte-parole de la firme. Comment Kim Jong-ryul, devenu colonel quatre étoiles au sein du Quartier général, a-t-il pu rester pendant trois décennies l’un des rouages de la machinerie totalitaire de Pyongyang ? « J’étais un suiveur critique, se justifie-t-il. Lorsqu’il fallait crier “hourra”, je n’ai jamais crié “hourra” comme tout monde, car je savais au fond de moi que ces cris sonnaient faux. » Alors qu’il évoque ses contradictions, Kim s’agite, parle sans s’arrêter, commence à s’emporter, s’embrouille dans son discours. Je comprends mieux pourquoi le vieil homme est venu à notre rendez-vous équipé de documents et notes de sa main : pour retrouver le fil de sa pensée, quand l’émotion puis la colère l’emportent au souvenir de ses années de valet fidèle de la dictature. Progressivement, la direction du Parti accorde une confiance énorme à sa brigade d’acheteurs de choc en Occident. Ce corps si spécial au sein du Quartier général se voit doté de compétences élargies pour ses tournées de shopping à travers toute l’Europe de l’Ouest. D’après Kim, ses supérieurs ne repèrent pas que les commis-voyageurs pensent aussi à JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 13


FACE-À-FACE leur avenir personnel : quasi systématiquement, ils détournent 3% des transactions pour les virer sur des comptes privés dans une banque autrichienne. Kim me confie ainsi avoir économisé 300 000 dollars. Les années passant, dans son poste avancé occidental, Kim commence à penser au concept de liberté de manière différente des Nord-Coréens qui ne sont jamais sortis de leur pays. Un jour, il n’arrive plus à réprimer ses doutes. Qui plus est, il craint la vieillesse et la déchéance. Il sait qu’au jour de sa mise à la retraite, s’en sera fini de tous ses privilèges : plus de voyages à l’étranger, plus d’accès aux devises et donc moins de denrées alimentaires. En République populaire démocratique de Corée, souligne-t-il, beaucoup de retraités doivent balayer les trottoirs, ramasser du métal usagé et puis encore et encore parader pour le régime. Le 8 juillet 1994, Kim Il-sung meurt. Son fils Kim Jong-il lui succède même s’il lui faut trois ans pour se voir confirmer Au service les pleins pouvoirs. Trois mois et dix jours après la mort de des dictateurs son maître, le colonel Kim Jong-ryul se rend à Bratislava, la IM DIENST DES DIKTATORS capitale slovaque, pour acheter deux camions de pompiers, — LEBEN UND FLUCHT EINES NORDKOREAdes masques à gaz et des tables d’écoutes. À la sortie d’un NISCHEN AGENTEN restaurant, il sème les services secrets nord-coréens. Il met Ingrid Steiner-Gashi, en scène sa disparition comme il l’a prévu, saute dans un Dardan Gashi train en marche pour l’Autriche, passe la frontière grâce à son Ueberreuter, Vienne, 2010, 207 p. passeport diplomatique, se terre à Linz puis à Vienne dans l’appartement qu’il a loué à l’avance. Les premières nuits, il Kim Jong-ryul ne quitte pas ses chaussures pour dormir tant il redoute de a cessé de se cacher devoir s’enfuir précipitamment. Un an plus tard, il est dé- lorsqu’il a livré son claré mort dans son pays et, depuis, il est célébré là-bas témoignage à deux comme un héros. Il commence une nouvelle vie dans une so- journalistes de Vienne, ciété capitaliste. Le déserteur a une telle peur des services se- qui ont publié son histoire. crets de Pyongyang qu’il préfère s’enterrer vivant dans les faubourgs de Vienne : il reste quinze ans dans la clandestinité, « sans changer de lit une seule nuit » ni demander l’asile politique qu’il aurait obtenu aisément vu l’état des libertés dans son pays. Il se fait passer pour un honorable citoyen japonais. Il décline poliment les invitations à dîner de ses voisins. Il se laisse pousser la barbe et porte des cheveux longs. Il est obnubilé par le contrôle de son corps et de son alimentation. Tous les jours, il s’astreint à des exercices de gymnastique poussés dans le seul but de ne pas tomber malade et de ne pas être repéré par les services de santé autrichiens. « J’ai vécu comme une taupe mais avec la liberté, on peut tout supporter », relativise-t-il avant de me montrer son journal intime, où il a couché des mots et des chiffres. DuJMKKA= rant son existence de zombie, Kim a soigneusement consigné tout ce qu’il a dépensé, mangé et même tout B9HGF ce qu’il a fait au quotidien. La réalité imite la fiction : le ;;@AF= @AF= 9EHx; 9EHx; Nord-Coréen en rupture de ban a agi comme Winston : :K DEH: K DEH: Smith, le héros du 1984 de Georges Orwell, qui tentait Fo oed]oWd] de résister à l’oubli imposé par la dictature de Big ;GJz= Brother en fixant ses pensées secrètes sur le papier. En <M KM< bon logisticien et témoin qui veut prouver ce qu’il avance, Kim conserve soigneusement ce compte-rendu minutieux dans des pochettes plastifiées transparentes. Quand il dépasse les 70 ans, lui revient en mémoire le proverbe confucéen : « Avant de mourir, laisser un héritage. » Alors il demande l’asile politique en Autriche pour remon-

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« C’EST UN VRAI PAYS DE MERDE, LE PEUPLE, EN BAS, N’EST DESTINÉ QU’À MOURIR DE FAIM, PUIS À MOURIR POUR DE BON, TANDIS QUE CEUX D’EN HAUT VIVENT DANS LE FASTE, COMME DES DEMI-DIEUX. » 14 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

ter à la surface, se raser, se montrer, parler, publier son témoignage au risque, me répète-il à plusieurs reprises, que les hommes de main du régime ne lui fassent payer son audace. Il obtient le statut de réfugié politique en 2010. La Corée du Nord n’existe plus pour lui que dans les journaux télévisés. Lors de notre second rendez-vous, il m’invite dans son appartement afin de me montrer ses postes de télévision. Il en possède cinq dans son deux-pièces. Il scrute en permanence les programmes sud-coréens, japonais, allemands, autrichiens et chinois pour détecter la moindre évolution dans son pays. Il déclare avoir appris seul le japonais et le chinois, avec des livres, pour cet usage. L’ancien ingénieur a aménagé dans son antre une petite chambre froide, bourrée à craquer de tout ce qu’un Nord-Coréen, sauf s’il appartient à la Nomenklatura, ne pourra que déguster en rêve : du vin, des raisins secs, des biscuits, des citrons, des cornichons. « C’est une honte terrible pour mon pays qu’un réfugié se nourrisse bien mieux que la population elle-même, ditil, tout en s’accordant un satisfecit symbolique : Moi le réfugié, j’ai vaincu le Système. »

600 morts au village Pourtant, dix-sept longues années après sa fuite, un « Dirigeant bien-aimé » règne toujours à Pyongyang. Dans tout le pays, on voit son visage dans chaque bâtiment administratif, chaque salle de classe, chaque maison, chaque appartement, à la lumière crue des ampoules nues. Son portrait n’est jamais accroché seul : à gauche, le père, Kim Il-sung, le « Dirigeant Suprême, le président éternel » ; à droite, le fils, lui-même devenu le « Dirigeant Suprême, le président bienaimé. » Le colonel Kim a abandonné l’espoir d’assister avant de mourir à l’effondrement du pouvoir qu’il a trahi. Ces dernières années, il estimait que le régime était dans une phase de transition. La santé de Kim Jong-il, 69 ans, semble vacillante depuis un double accident vasculaire cérébral. En septembre 2010, il a convoqué un congrès du Parti pour la première fois en quarante-quatre ans : son dernier fils Kim Jong-eun, qui approche de la trentaine et n’a aucune expérience politique, y a été officiellement désigné comme successeur de la dynastie. «C’est un petit morveux, un caïd de bac à sable », lance le traître à la Patrie, qui a connu enfant le futur maître de la Corée du Nord. À quoi pourrait ressembler le pays sans Kim Jong-il ?

«Rien ne changera », avance le transfuge. Pourquoi les NordCoréens ne se soulèvent-ils pas contre les privations ? La plupart d’entre eux croient que les Américains sont responsables de leur misère, rappelle-t-il : « À 3 ans, haut comme trois pommes, on hurle déjà : “À bas l’impérialisme américain !” » Mais pourquoi un peuple se laisse-t-il ainsi asservir et écraser ? « Le régime a enfermé tout le pays dans une prison mentale afin d’empêcher l’émergence d’une pensée critique. » Kim Jong-ryul donne des exemples concrets de la tenaille de propagande et de répression dans laquelle sont pris ses compatriotes. Si quelqu’un souhaite faire des photocopies, il doit demander le papier à son supérieur, indiquer le nombre de feuilles dont il a besoin et pour quelle utilisation : les autorités empêchent ainsi l’impression de tracts politiques. Chaque semaine, tout Nord-Coréen doit se rendre à un séminaire de formation idéologique et, face à une assemblée, faire son autocritique que le régime intitule par euphémisme « bilan de vie ». « Les individus ne sont que des cellules du Parti, on vit et on meurt en tant que membre du Parti », synthétise Kim. Si un individu se cabre, c’est son entourage voire son voisinage qui paye : «J’ai moi-même vu de mes propres yeux comment, dans les années 1980, un village de 600 personnes a disparu parce qu’un des habitants s’était dressé contre les autorités, témoigne-t-il. Tous les gens ont été tués et le village complètement brûlé. J’ai vu ces véhicules spéciaux qu’on utilise pour se débarrasser des corps : on faisait rentrer les cadavres par devant, ils ressortaient à l’arrière réduits à l’état de cendres. » Le colonel Kim ne croit pas à l’existence de conflits internes entre le clan au pouvoir et l’appareil militaire, même s’il af-


L’oppression au quotidien VIES ORDINAIRES EN CORÉE DU NORD

Barbara Demick Albin Michel, Paris, 2010, 329 p.

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Comme toute interview digne de ce nom est impossible en Corée du Nord, une journaliste américaine a recueilli pendant sept ans les témoignages de réfugiés en Corée du Sud. Pour croiser les informations, elle a cherché des témoins d’une seule ville, la 3e du pays, Chongjin. « Vies ordinaires en Corée du Nord » est un document exceptionnel sur le quotidien des Nord-Coréens.

firme que les soldats seraient très mal entraînés et dans un état de faiblesse chronique par manque de nourriture. « Kim Jong-il réussit à bâillonner les caciques du régime et en particulier les généraux en les saoûlant de cadeaux luxueux. Pourquoi renonceraient-ils à leurs privilèges ? » Lui-même a autrefois reçu une montre Rolex en or massif, à l’arrière de laquelle est gravé le visage flamboyant de Kim Il-sung. « Le régime est très stable alors que la population doit bouffer de la poussière. C’est un vrai pays de merde, assène-t-il. Le peuple, en bas, n’est destiné qu’à mourir de faim, puis à mourir pour de bon, tandis que ceux d’en haut vivent dans le faste, comme des demi-dieux. C’est pour cela que j’ai trahi. » Seulement, ce régime n’oublie jamais ses traîtres. Depuis qu’il a fui, Kim n’a plus jamais communiqué avec son épouse, son fils, sa fille. Il n’a aucune nouvelle d’eux. Maintenant qu’il ressuscite au grand jour, il craint que sa famille ne soit envoyée au goulag. Est-ce que son témoignage en vaut la peine ? « Oui, répond-il. Je veux briser la dictature... »

Il sait qu’une nouvelle fois, il risque sa vie. Lorsqu’il me raccompagne à la gare de la banlieue viennoise proche de son appartement, juste avant de nous quitter, le vieil homme jette un coup d’œil aux passagers qui se pressent vers le quai et me murmure cette ultime phrase : « De toutes façons, un jour, leurs commandos de tueurs finiront par me retrouver. »

www.webasies.com/node/090611viesetmorts01 eDoc

> Organigramme synthétique du Quartier général

eDoc

> Organigramme synthétique du Département automobile du Quartier général

(hauptquartier Ministerium), en allemand de la main de Kim. (Präsident Shutz Eskort Autofuhrpark), en allemand de la main de Kim.

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 15


ILS & ELLES FONT L’ASIE CINÉASTE VIETNAMIEN

PHAN DANG DI PRIMÉ À CANNES, EN MARGE AU VIETNAM L’AMOUR (ACTUEL) DE SA VIE EST LE CINÉMA MAIS «JE N’AIME PAS AVEUGLÉMENT» SOULIGNE LE CINÉASTE, UNIQUE RÉALISATEUR INDÉPENDANT DE SON PAYS ET ADEPTE DU CONTREPIED PROVOCATEUR.

CINÉMA D’AUTEUR. Loin

des « nouilles instantanées » inondant les écrans vietnamiens, Pham Dang Di se saisit des questions d’intimité et de sexe.

e porte à l’écran mes perceptions de la société à un moment précis et les gens pensent que c’est mon regard sur la vie. » Son premier long métrage Bi, n’aie pas peur, sorti au Vietnam en mars, a provoqué quelques compliments retenus et beaucoup de critiques sévères du milieu du cinéma, de la presse et du public confondus. Il raconte les déboires et la misère sexuelle d’une famille désunie de la capitale Hanoi, à travers les yeux de Bi, un garçon de 6 ans. La version en salle a été amputée de six minutes, surtout des scènes jugées trop érotiques. Des jurys internationaux l’ont récompensé en Suède et aux États-Unis. Il a obtenu le prix de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques à la Semaine de la critique du Festival de Cannes l’an dernier. Phan Dang Di, 35 ans, ne se considère pas comme un rebelle. « J’admire les réalisateurs vietnamiens

des années 1990. Leurs films touchaient nos fibres. Je les revois souvent et ils m’émeuvent toujours. » Nostalgique? « Oui, parce qu’il y avait une belle éthique. Non, parce que le cinéma était à 100% subventionné. » Débrouillard et mordu, Di est pour le moment le seul cinéaste de son pays à pratiquer un cinéma indépendant. Il fréquente des salons, convainc des producteurs, obtient des bourses à l’étranger. Il vient de finir le casting de son deuxième film. Le scénario de Big father, small father and others stories repose sur une histoire réelle qui s’est déroulée il y a quinze ans : dans un village pauvre, un groupe de jeunes décide un jour de se faire stériliser pour toucher de l’argent… Le tournage commence en fin d’année. « L’exemple de Di donne de l’espoir, analyse une chroniqueuse de télévision. Il prouve qu’on peut aboutir si l’on persévère. Cette passion n’existe presque plus chez nos jeunes cinéastes. Nombreux sont ceux qui se contentent de téléfilms. Certains suivent la trace des seniors et fabriquent des longs métrages à la “nouille instantanée” purement commerciaux. Avec ce cinéma-là, le Vietnam ne pourra jamais se faire connaître. » Pour Di, la vie a basculé un soir de 1993. Il avait 17 ans et regardait une émission culturelle à la télévision. L’adolescent fut happé par des images d’un festival de Cannes très oriental : une Palme d’or à Adieu ma concubine du Chinois Chen Kaige ; une autre, la première décernée à une femme, la Néo-Zélandaise Jane Campion pour sa Leçon de piano ; et surtout, le prix de la Caméra d’or à L’Odeur de la papaye verte de Tran Anh Hung, le réalisateur français d’origine vietnamienne. L’année suivante, Di entrait à l’école de cinéma : « Cette période fut le sommet de la production de films vidéo au Vietnam. On croyait le cinéma mort. Des salles obscures en mauvais état furent transformées en discothèques. » Ses parents s’inquiétaient pour son avenir, mais Di était déjà « très amoureux » du 7e art. Perfectionniste, il peut patienter des années pour tourner. « D’une part, mes histoires ne séduisent pas les producteurs parce qu’elles ne rapportent pas. D’autre part, je ne souhaite pas que les autres accouchent mon enfant. » On le dit têtu, il se voit exigeant. Il affirme « pouvoir devenir très autoritaire », on rencontre des gens de cinéma qui jurent ne plus vouloir travailler avec lui « parce qu’il peut se montrer obstiné dans sa passion. » On admire ses choix d’acteurs, sa manière de les diriger, il confesse ses paniques : « Soudain, je vois que les comédiens n’arrivent plus à jouer, que les images ne collent pas. Quelque chose cloche. Je m’aperçois souvent plus tard que c’est ma faute à moi. » Il s’excuse, la séance de tournage redémarre à zéro. D’autres lui reprochent d’être trop littéraire. Tous reconnaissent l’honnêteté, la pureté et l’optimisme de l’homme, des qualités nécessaires au cinéma. Et à la vie. DAO THANH HUYEN

16 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


ILS & ELLES FONT L’ASIE JUSTICIÈRE THAÏLANDAISE

PHAYAO AKAHAD OU LA LUTTE D’UNE MÈRE CONTRE L’IMPUNITÉ CETTE COMMERÇANTE SE BAT DEPUIS UN AN POUR QUE L’ARMÉE THAÏLANDAISE RECONNAISSE SA RESPONSABILITÉ DANS L’ASSAUT MILITAIRE DU 19 MAI 2010, OÙ ELLE A PERDU SA FILLE KATE. usqu’au 19 mai 2010, Phayao Akahad, 48 ans, était une paisible commerçante, vendant friandises et produits ménagers devant son compartiment chinois, dans une ruelle de la périphérie nord-est de Bangkok. Depuis, elle est devenue militante anti-gouvernementale, directrice d’association, porte-parole. Elle se rend régulièrement au Sénat et harcèle le Département des enquêtes spéciales (DSI), le FBI thaïlandais. Le 19 mai est le jour de l’assaut lancé par des centaines de militaires thaïlandais contre 3 000 manifestants « Chemises rouges » barricadés à Rajprasong, le quartier commercial de Bangkok. Pour Phayao, cette journée est celle de la mort de sa fille, Kate, secouriste volontaire de 24 ans, criblée de balles alors qu’elle portait secours à des blessés dans l’enceinte du temple Pathum Wanaram, à Rajprasong. Onze impacts. « Ils ont tiré pour tuer », indique un expert attaché à la commission sénatoriale d’enquête. Cette mère de quatre enfants, au tempérament bien trempé, refuse de tourner la page. De nombreuses photos montrent des militaires prendre position dans le métro aérien et faire feu sur le temple. Un rapport du DSI, obtenu par Phayao, atteste que les balles retrouvées dans le corps de sa fille sont d’un type et calibre utilisés par les forces spéciales de l’armée : « La Thaïlande est sans doute le seul pays où les militaires peuvent tirer sur des secouristes et s’en tirer à bon compte.» Cheveux courts, regard déterminé, verbe haut, Phayao est portée par la mission qu’elle s’est assignée : forcer le gouvernement et l’armée royale thaïlandaise à reconnaître leur responsabilité dans la mort de sa fille et des dizaines de « Chemises rouges » tuées le même jour. Dans un pays où l’armée a toujours échappé aux lois, cette quête de vérité n’est pas sans risques : « Dès que mon fils Khan et moi avons commencé à parler publiquement, nous avons reçu des menaces », dit Phayao. D’abord des appels téléphoniques lapidaires : « Laissez tomber, sinon… » Des individus portant des lunettes sombres observent son domicile durant des heures : « Ils essaient de nous effrayer, mais cela ne marche pas. » Bien au contraire. Phayao circule dans un véhicule utilitaire aux flancs placardés de photos géantes de sa fille et bardés de l’inscription : « Ne pleure pas Florence Nightingale », en référence à la pionnière britannique des soins infirmiers modernes. Elle a fondé une association d’aide aux familles des victimes des « incidents

COMBAT À HAUTS RISQUES.

Phayao traque les tueurs de sa fille alors que la situation se tend à nouveau à Bangkok avant les élections générales du 3 juillet.

d’avril-mai 2010 », dont le siège est établi au cinquième étage du complexe commercial Imperial Lat Phrao, le quartier général des « Chemises rouges » à Bangkok. Elle est devenue la bête noire du directeur du DSI, Tharit Pengdit, un général de police qu’elle vilipende en public à chaque occasion. Quand elle évoque sa fille, Phayao ne dissimule pas sa fierté : « Aider les autres, elle avait cela dans le sang. Pour elle, peu importait les risques. À l’hôpital Karuna Pitak où elle travaillait comme aide-soignante, elle se battait avec les docteurs pour qu’ils essaient de sauver la main d’un blessé au lieu de l’amputer. » En décembre 2004, Kate était partie en cachette assister les victimes du tsunami qui avait notamment ravagé les côtes méridionales de la Thaïlande. « Elle m’a appelé de là-bas, pour être sûre que je ne l’empêche pas d’y aller », raconte Phayao, la voix tremblante et les yeux rougis par l’émotion. Sur le mur du local de son association est suspendue une grande croix rouge sur fond blanc pour rappeler le sacerdoce humanitaire de Kate, qui souhaitait passer son diplôme d’infirmière après les manifestations. La croix est criblée de balles. ARNAUD DUBUS

www.webasies.com/node/090611akahad01 Texte

> Chronologie : la Thaïlande en crise (Arnaud Dubus)

Vidéo

> L’assaut du 19 mai 2010 contre Rajprasong (Solomon Kane)

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 17


ILS & ELLES FONT L’ASIE MILITANTE DES DROITS DE L’HOMME

TADJIGOUL BEGMEDOVA CONTRE LA DICTATURE TURKMÈNE L’ONG HUMAN RIGHTS WATCH PLACE LE TURKMÉNISTAN EN TÊTE DES ATTEINTES AUX DROITS HUMAINS, EX-ÆQUO AVEC LA CORÉE DU NORD ET L’ÉRYTHRÉE. UNE EXILÉE BRISE LE SILENCE.

ls ont rasé sa maison de famille à Ashgabad, la capitale du Turkménistan, aux confins de l’Iran, de l’Afghanistan et de l’Ouzbékistan. Ils ont arrêté son père, ancien procureur de la Turkménie sous l’empire soviétique. Ils l’ont battu puis déporté à l’autre bout du pays où il vit désormais en relégation. C’était en 2003 et Tadjigoul Begmedova venait d’annoncer la création de la Turkmen Helsinki Foundation, la fondation pour les droits de l’homme qu’elle préside. À 49 ans, elle vit exilée en Bulgarie, depuis 2002. « L’ancien président Niazov, de l’indépendance en 1991 à sa mort en 2006, a accumulé les extravagances. Parmi les plus spectaculaires : l’érection dans la capitale de sa statue en or de 12 mètres, sur un socle tournant de manière à toujours faire face au soleil. Les médias occidentaux s’en amusaient mais il se passait des choses terribles dans le pays. » Près de 4 000 prisonniers politiques croupiraient dans les geôles de ce pays de 4,8 millions d’habitants, selon l’organisation non gouvernementale américaine Human Rights 18 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

VEILLER, PROTÉGER.

La Fondation Begmedova s’assigne comme buts « la veille sur les droits humains et les libertés ainsi que la protection des personnes au Turkménistan. »

Watch. Le Turkménistan est 176e sur 178 au classement mondial 2010 de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Tadjigoul Begmedova a vécu au plus près la violence du pouvoir contre les journalistes turkmènes : sa belle-sœur Ogoulsapar Mouradova, a été torturée à mort en prison, pour avoir collaboré avec Radio Free Europe : « L’assassinat d’Ogoulsapar en 2006 a marqué un sommet dans l’horreur. » Lorsque je la rencontre pour la première fois en 2008, Tadjigoul Begmedova arrive tout juste de Varna, la troisième ville bulgare sur les rives de la Mer noire. Elle est accompagnée d’Anadourdy Khadjiev, son mari, ancien adjoint du président de la banque centrale du Turkménistan, devenu aujourd’hui opposant politique, dont l’un des frères est en prison. Une silhouette adolescente, une voix douce. Chez Tadjigoul, rien ne laisse deviner le poids des années traversées. Docteur en sciences économiques, elle était professeur à l’université d’Ashgabad avant son exil. « J’ai enseigné pendant vingt-trois ans. J’adorais mon travail ! » Ce qui l’a poussé à partir ? « Après l’indépendance, l’éducation au Turkménistan a commencé à se dégrader. Niazov a réduit la durée de l’enseignement de douze à neuf années. En 1996, il y avait 40 000 étudiants par an. Aujourd’hui, 6 500 ! » Pire, Niazov avait imposé l’apprentissage de la Ruhnama, le Livre de l’âme, dont il est l’auteur. Un recueil de préceptes généraux, empreints de spiritualité, à la gloire du peuple turkmène. « Je ne voulais pas ça pour mes enfants. » En 2001, son mari apprend qu’il vient d’être inscrit sur une liste noire dressée par le Komitet Natsionalnogo Bezopasnosti, le Comité pour la sécurité nationale. Elle comporte les noms de ministres, de vice-ministres et de hauts-fonctionnaires. Pour le couple, la décision de fuir s’impose. Peu de choses ont changé depuis. Un culte de la personnalité en a remplacé un autre. La statue en or monumentale du satrape Niazov a été démantelée mais dans les rues de la capitale les portraits de Gourbangouly Berdymoukhamedov, son successeur, ont doublé de volume, couvrant jusqu’à quatre étages des façades de certains immeubles. Surtout, les opposants politiques et militants des droits de l’homme sont toujours emprisonnés. Pour faire pression sur la petite république d’Asie centrale, Tadjigoul Begmedova alterne coups médiatiques avec les réseaux de militants turkmènes et campagnes d’information comme par exemple, lors de la visite officielle du dictateur Berdymoukhamedov à l’Élysée en 2010. Sous le sceau de la discrétion et des perspectives de contrats pour les groupes tricolores, en présence de nombre de capitaines d’industrie (Thales, Total, Vinci, etc.), cette rencontre traduit l’intérêt que portent les plus hautes autorités françaises au plus gros producteur de gaz de la région. SYLVIE LASSERRE


ILS & ELLES FONT L’ASIE PHYSICIEN ET VISIONNAIRE

YOHANES SURYA « J’AI FAIT UN RÊVE : UN PRIX NOBEL INDONÉSIEN » SON INSTITUT ENSEIGNE LES MATHÉMATIQUES SOUS UNE FORME LUDIQUE, POUR AMENER LES MEILLEURS ÉLÈVES DE L’ARCHIPEL INDONÉSIEN À EMBRASSER LA CARRIÈRE SCIENTIFIQUE. ien n’est impossible », affirme Yohanes Surya. Le docteur en sciences physiques croit fermement que l’univers peut donner corps à vos rêves si vous vous en donnez les moyens et le temps. L’univers et le travail acharné : il dort quatre heures par nuit pour mener à bien sa vision pour le développement de la science indonésienne. Son slogan : « Go Get Gold » – Visons la médaille d’or. Depuis bientôt vingt ans, il est le coach de son pays dans les concours scientifiques sur toute la planète. Aux Olympiades internationales de mathématiques, ses efforts ont porté l’Indonésie du 70e rang mondial en 1997 à la 30e place en 2010, à égalité avec la France et devant l’Inde (même si nombre de nations asiatiques restent largement au-dessus : la Chine a remporté quatorze des vingt dernières Olympiades tandis que la Corée du Sud, le Japon, la Thaïlande et le Vietnam sont régulièrement classés dans le top 10 derrière les États-Unis et la Russie). Surya a créé l’Institut privé qui porte son nom en 2006, dans la ville de Tangerang, à vingt kilomètres de la capitale Djakarta, sur l’île de Java. Son ambition : faire aimer les mathématiques aux élèves de tout l’archipel. Il se dit que s’ils apprécient les maths, ils adoreront les sciences. Ainsi le vivier de scientifiques indonésiens s’élargira en nombre puis, à la pointe de la pyramide, en chercheurs de haut niveau. L’Institut Surya forme des enseignants du lycée à la pédagogie easy, cool and fun, censée attirer les élèves vers les mathématiques et les sciences sous une forme non rébarbative et ludique. En coopération avec l’État depuis cinq ans, l’Institut a initié à cette méthode 15 000 enseignants de 283 départements, depuis l’île d’Atjeh à l’ouest jusqu’à l’Irian Jaya à l’extrême est du pays. À Java, il s’adresse aussi à des instituteurs à la campagne, pour les aider à mieux enseigner l’arithmétique. Depuis l’an dernier, les équipes de Surya un programme d’aide aux mères de familles qui veulent initier leurs enfants aux mathématiques. Le fondateur de l’Institut a personnellement participé à la rédaction de soixante-huit manuels du primaire au secondaire. « Il n’existe pas de personnes idiotes, seulement des gens qui n’ont pas eu l’occasion d’avoir un bon professeur et des méthodes d’apprentissage appropriées » déclare Surya, qui se souvient d’où il vient. Né en 1963 dans une famille pauvre de Djakarta, il lui a fallu beaucoup rêver et travailler pour financer ses études jusqu’aux sommets des sciences physiques. Il a bénéficié d’une bourse américaine afin de poursuivre

son master puis son doctorat aux États-Unis. En 1993, l’année où il obtient son grade de docteur, il qualifie l’Indonésie aux 24es Olympiades de physique, une première. Un an plus tard, il fait le choix – rare pour qui voit s’ouvrir devant soi une carrière scientifique en Amérique – du retour au pays. Il fonde illico le Tim Olimpiade Fisika Indonesia (l’équipe olympique de physique indonésienne). Le visionnaire n’ignore pas que la marche sera encore longue avant que l’Indonésie ne se hisse sur les cimes scientifiques dont il rêve. L’archipel compte moins de mille docteurs en sciences pour 231 millions d’habitants. Selon lui, il faudra vingt ans de plus, c’est-à-dire une génération, celle qui est aujourd’hui sur les bancs de l’école et bénéficie de sa pédagogie fun, pour que le pays rejoigne les cinq nations les plus performantes en mathématiques, condition qu’il estime nécessaire pour une recherche d’excellence. « Nous visons 30 000 docteurs ès sciences en 2030. » Pour motiver la jeunesse indonésienne et la confronter à la concurrence étrangère, Johannes Surya a intitulé ainsi le concours international que son Institut organise pour les lycéens : « Le premier pas vers le prix Nobel de physique. » WAHYUNI KAMAH

EX-AEQUO AVEC LA FRANCE.

Aux Olympiades de mathématiques 2010 au Kazakhstan, Surya a emmené l’équipe indonésienne à la 30e place sur 90 pays.

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 19


LE DESSOUS DES CARTES LES UTILISATEURS D’INTERNET EN ASIE (2010) : COMBIEN DE DIVISIONS ? Pourcentage d’Internautes par rapport à la population du pays

FRANCE

68,9 % 16,2 %

2010 2000

De 71 à 90 %

KAZAKHSTAN

MONGOLIE

34,3 % 0,5 %

11,3 % 1,0 %

OUZBÉKISTAN KIRGHIZSTAN

16,8 % 0,0 %

De 51 à 70 %

De 31 à 50 % TURKMÉNISTAN

39,8 % 0,9 % TADJIKISTAN

CHINE

9,3 % 0,0 %

31,6 % 1,7 %

1,6 % 0,0 %

De 11 à 30 %

NÉPAL

AFGHANISTAN

Entre 0 et 10 %

2,2 % 0,2 %

3,4 % 0,0 %

BHOUTAN

7,1 % 0,1 %

BIRMANIE PAKISTAN

BANGLADESH

10,4 % 0,1 %

0,4 % 0,1 %

0,2 % 0,0 %

INDE

ÉVOLUTION DU NOMBRE D’INTERNAUTES En 2000

6,9 % 0,4 %

THAÏLANDE

26,3 % 3,5 %

En 2010

41,4 %

31 % EN ASIE 111 899 000

CAMBODGE

EN ASIE 814 861 783 SRI LANKA

8,3 % 0,6 % DANS LE MONDE

DANS LE MONDE

360 964 516

1 966 514 816

L’ASIE À LA CONQUÊTE DU CYBERESPACE SOURCES : WORLD INTERNET STATISTICS

20 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

0,5 % 0,0 %

MALAISIE

64,6 % 14,1 %


NOMBRE D’INTERNAUTES PAR PAYS (2010) Chine

420 000 000 99 143 700

Japon

81 000 000

Inde 39 440 000

Corée du Sud

30 000 000

Indonésie

29 700 000

Philippines Vietnam

24 269 083

CORÉE DU NORD

0,0 % 0,0 % JAPON

78,2 % 37,1 % CORÉE DU SUD

81,1 % 39,1 % LAOS

7,5 % 0,1 %

TAIWAN

70,1 % 27,2 %

18 500 000

Pakistan

17 486 400

Thaïlande

16 902 600

Malaisie

16 130 000

Taiwan

5 300 000

Kazakhstan

4 689 000

Ouzbékistan

3 658 400 2 194 400

Singapour Kirghizstan

1 776 200

Sri Lanka

1 000 000

Afghanistan

700 000

Tadjikistan

625 000

Népal

617 300

Bangladesh

527 400

Laos

350 000

Mongolie

318 900

Brunei

125 000

Papouasie N.-G.

110 000

Birmanie

87 900

Maldives

80 400

Turkménistan

78 000

Cambodge

50 000

Bhoutan

VIETNAM

27,1 % 0,2 % PHILIPPINES

29,7 % 2,0 %

BRUNEI

80,7 % 7,6 %

PAPOUASIENOUV.-GUINÉE

2 100

Timor-Oriental

2,1 % 0,0 % INDONESIE

LES TROIS PREMIERS RÉSEAUX SOCIAUX EN ASIE (2010)

12,3 % 0,8 % TIMORORIENTAL

77,8 % 25,5 %

0,2 % 0,0 %

RenRen

51,6 % Facebook 35,7 %

12,7 %

Twitter ART PRESSE

SINGAPOUR

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 21


CQFD GLOBALISÉ. Le yuan a été créé le 1er décembre 1948, en pleine Révolution maoïste. Deviendra-t-il la monnaie de la mondialisation capitaliste ?

SCÉNARIOS POUR UNE SOLIDARITÉ MONÉTAIRE

L’ASIE SOUS LE PARAPLUIE DU YUAN ? 22 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


COMPRENDRE LA STRATÉGIE CHINOISE : QUELLE POLITIQUE DE CHANGE POUR QUELLE CROISSANCE ?

La monnaie chinoise pourrait à terme supplanter la devise américaine pour les échanges commerciaux en Asie de l’Est et du Sud-Est. TEXTE CATHERINE FIGUIÈRE ET LAËTITIA GUILHOT PHOTO FRANKO LEE / AFP INFOGRAPHIE ART PRESSE

a crise qui a éclaté en août 2007 aux ÉtatsUnis puis s’est propagée mondialement fait resurgir un serpent de mer: l’intégration monétaire en Asie comme moyen de lutte contre les chocs économiques. En 1997 déjà, la crise asiatique avait incité ses voisins à entamer une coopération dans ce domaine avec la Chine. Quel rôle le yuan (ou renminbi selon sa désignation officielle) joue-t-il dans ce processus qui interagit avec les autres économies d’Asie, la zone euro et les États-Unis ?

Malgré son taux de croissance à deux chiffres sur la dernière décennie (exception faite de 2009 où il n’était « que » de 8,7 %), la Chine reste une économie en développement. En 2010, les Nations unies la plaçaient au 89e rang mondial en termes de développement humain. Les autorités de Pékin, à l’instar de celles des autres pays asiatiques émergents, mènent une stratégie reposant sur les exportations. La consommation interne, pénalisée par le faible niveau de richesse par habitant et la forte épargne de précaution des ménages, n’est pas le moteur de la croissance en République populaire de Chine. C’est l’export qui la tire comme le montre l’excédent commercial : entre 1995 et 2008, il est passé de 16,6 à 297 milliards de dollars. L’actuelle crise internationale fait chuter la demande mondiale et les ventes de produits chinois : l’excédent a baissé à 197 milliards de dollars en 2009. La politique de change demeure un outil mobilisé par Pékin dans sa stratégie de développement économique – l’objectif d’une croissance de l’ordre de 8% minimum est considéré par les dirigeants comme un seuil de paix sociale. La faiblesse relative du yuan renforce la compétitivité des produits made in China sur les marchés étrangers, déjà importante en raison de la faiblesse des coûts de production. Cette compétitivité-prix assure des débouchés aux secteurs exportateurs –y compris parmi les firmes étrangères implantées en Chine– qui contribuent majoritairement à la création de richesses et d’emplois. La Chine tient une place prépondérante dans les échanges régionaux est-asiatiques mais le yuan n’est pas utilisé comme monnaie de règlement. Pékin s’est toujours opposé à ce qu’il devienne une devise de facturation. Les pays asiatiques se servent généralement du dollar pour régler leurs échanges internationaux et régionaux. Ce recours quasi systématique à la « devise clef» du système monétaire international s’explique par le rôle de plate-forme de réexportation joué par la Chine en Asie. D’un côté, elle importe des pièces et composants des autres économies asiatiques pour les assembler, enregistrant ainsi un déficit commercial avec ses principaux partenaires dans la région : cette « intégration par l’offre » de l’Asie orientale nécessite une certaine stabilité des changes et le dollar l’assure jusqu’à aujourd’hui, faute d’accord régional sur une monnaie asiatique de référence. De l’autre côté, une fois les biens intermédiaires assemblés chez elle, la Chine exporte les biens finis principalement vers les grandes économies développées et les facture en dollars, notamment aux États-Unis (le premier débouché pour ses biens de consommation, avec près d’un quart des exportations totales chinoises en 2008). Cette structure à double détente du commerce extérieur de la Chine explique qu’elle met l’accent, dans sa stratégie de change, sur les pays d’Asie entre lesquels les flux économiques et commerciaux s’intensifient, un espace communément appelé « Asean + 3 » : les dix pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Birmanie, Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam) plus la Chine, la Corée du Sud et le Japon. Depuis la crise boursière et économique de 1997, toutes les initiatives institutionnelles asiatiques dans les domaines monétaire et financier concernent ces treize pays. Leur coopération monétaire reste handicapée par leurs forts écarts de développement entre les plus riches comme le Japon et la Corée et les plus pauvres tels que la Birmanie, le Cambodge et le Laos. JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 23


CQFD ASIE ORIENTALE : LE YUAN EST-IL DÉJÀ INTERNATIONALISÉ ? INSTABILITÉ : POURQUOI LE YOYO DU YUAN ? Les responsables chinois effectuent des revirements fréquents de leur politique de change, parfois à 360 degrés. À partir des années 1980, à la suite des premières réformes économiques et du mot d’ordre « Enrichissez-vous ! » lancé par son « Petit timonier» Deng Xiaoping, la Chine procède à des dépréciations successives de sa monnaie afin de renforcer – ou maintenir – la compétitivité de ses exportations. Entre 1994 et 2005, elle met en œuvre une politique de parité fixe par rapport au dollar qui s’échange alors contre 8,30 yuans. Lors de la crise asiatique de 1997, elle ne dévalue pas sa monnaie pour ne pas pénaliser davantage ses voisins en difficulté. Ce choix lui permet d’exprimer sa solidarité avec ses proches partenaires et d’améliorer son image dans une région où sa montée en puissance et son agressivité font peur. Le 21 juillet 2005, la Banque centrale de Chine abandonne la stratégie d’ancrage fixe. Elle la remplace par un ancrage sur un panier de devises qui comprend le dollar, l’euro, le won sud-coréen, le yen japonais mais aussi le ringgit malais, le rouble, le dollar canadien, le dollar australien, la livre sterling et le baht thaïlandais. Les pondérations ne sont pas rendues publiques car les autorités chinoises les font régulièrement évoluer pour éviter une trop forte appréciation du yuan. Son appréciation contrôlée permet une revalorisation de plus de 20% de la devise chinoise par rapport au dollar en l’espace de trois ans. En 2008, un dollar s’échangeait contre 6,83 yuans. En juillet 2008, nouveau changement de cap : Pékin annonce un retour à l’ancrage au dollar. La Chine estime à cette date que l’expérience d’une gestion par panier du renminbi n’est pas compatible avec l’aggravation de la crise financière mondiale et surtout avec la chute de ses exportations (de 21 % en 2009 selon la Banque mondiale). Dès lors, la monnaie chinoise suit l’évolution du dollar. Elle s’apprécie au second semestre 2008, en particulier par rapport au yen et à l’euro. À partir de début 2009, elle baisse car la politique de la planche à billets de la Réserve fédérale américaine entraîne une dépréciation du dollar. En juin 2010, Pékin fait connaître sa volonté de revenir à une stratégie de «panier». Les dirigeants chinois considèrent que les conditions économiques nationales et internationales sont suffisamment stabilisées. Ils font cette annonce spectaculaire à la veille de la réunion du G20 au Canada (26-27 juin 2010 à Toronto), qui marque donc le retour à une certaine flexibilité du taux de change du yuan: le gouvernement chinois veut éviter que la sous-évaluation de sa monnaie ne soit le seul ordre du jour du club des vingt pays les plus puissants de la planète. Depuis juin 2010, le yuan ne s’est que faiblement apprécié. Les pressions pour une plus grande flexibilité continuent, comme lors de la conférence du G20 à Séoul en novembre 2010. Les tensions croissantes – entre les États-Unis et l’Union européenne d’un côté, la Chine de l’autre – font alors craindre une guerre des monnaies. Au terme de ce sommet en Corée du sud, les déclarations des chefs d’État et de gouvernement du G20 ne font aucune allusion à la politique chinoise. Elles soulignent la nécessité d’éviter toute dévaluation compétitive, l’arme fatale pour doper ses exportations au détriment de ses partenaires commerciaux. Pékin est implicitement visé. Sans oser collectivement presser la Chine de manière trop explicite, les gouvernants occidentaux espèrent qu’elle tiendra ses engagements au plus vite.

24 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

2 MILLIARDS D’HABITANTS C’EST LA POPULATION CUMULÉE DE L’«ASEAN + 3 ». LA ZONE OÙ SE JOUE LA COOPÉRATION MONÉTAIRE RÉGIONALE AUTOUR DU YUAN CHINOIS COMPTE QUATRE FOIS PLUS D’HABITANTS QUE LES 27 MEMBRES DE L’UNION EUROPÉENNE RÉUNIS.

BALISES Fonds monétaire asiatique ’Initiative de Chiang LMai (Thaïlande) a vu le jour en l’an 2000. Elle consiste en accords bilatéraux d’échange de devises entre les États membres de l’«Asean + 3». Elle vise à accorder un soutien financier aux pays signataires confrontés à un manque de liquidités à court terme. Elle a connu différentes phases d’approfondissement. La dernière a eu lieu en mars 2010. Les accords bilatéraux entre les treize économies sont devenus multilatéraux. Couplée au renforcement du mécanisme de surveillance économique, cette multilatéralisation donne naissance à un véritable «fonds monétaire asiatique». Il porte sur un total de 120 milliards de dollars. Un tel fonds avait été proposé par le Japon après la crise asiatique de 1997 mais les États-Unis et la Chine s’y étaient opposés. Les premiers y voyaient une contestation de leur suprématie. La seconde se savait alors incapable de rivaliser avec le leadership financier du Japon dans la zone.

La crise internationale à partir de 2007 a fait prendre conscience aux autorités chinoises de leur double dépendance aux débouchés extérieurs et au dollar. Depuis, elles essaient de trouver des solutions. La recherche d’une plus grande autonomie vis-à-vis des marchés étrangers passe par le recentrage sur la demande interne. Pour Pékin, cette dernière doit devenir le moteur de la croissance à moyen terme. C’est l’ambition majeure du plan de relance chinois de fin 2008 dont le montant s’est élevé à près de 586 milliards de dollars. Les mesures de court terme (coupons de réduction pour l’électroménager, les téléphones portables et les ordinateurs, subventions à l’achat d’automobiles) viennent soutenir la demande en ces temps difficiles (comme en France, la prime à la casse aide alors le secteur automobile à traverser l’orage). Elles sont accompagnées d’initiatives de long terme qui visent à rééquilibrer la croissance en encourageant la consommation intérieure au détriment des exportations. Cette volonté de recentrage passe aussi par le renforcement du système de protection sociale (santé et retraite dans un pays à la population croissante et vieillissante), avec des effets attendus à moyen ou long terme. Dans le même temps, pour s’émanciper peu à peu du dollar, Pékin amorce l’internationalisation du yuan. Dans cette perspective, la Chine teste aujourd’hui deux dispositifs. Le premier vise à favoriser les règlements commerciaux en yuans. Depuis juillet 2009, un programme expérimental englobe cinq villes (les plus exportatrices : Shanghai et les villes du Guangdong au sud du pays) et les régions administratives spéciales de Hongkong et Macao, ainsi que les dix pays de l’Asean. En juin 2010, cette initiative a été étendue à une vingtaine de villes et provinces chinoises. Les entreprises peuvent choisir de régler leurs échanges en yuans pour réduire les risques de volatilité de change. Le second dispositif réside dans la conclusion d’accords avec six banques centrales (Corée du Sud, Hongkong, Indonésie, Malaisie mais également Biélorussie et Argentine). Si leurs économies rencontrent des difficultés monétaires, la Banque centrale chinoise mettra à leur disposition des yuans. De surcroît, Pékin encourage les autorités monétaires des signataires à placer une partie de leurs réserves en renminbi. Ces divers mécanismes ne sont que les prémices de l’internationalisation du yuan. Pour l’heure, la prudence est de rigueur: d’abord une monnaie de transactions internationales puis, à l’image de l’euro, une monnaie de réserve, pour moins dépendre du dollar. La Chine ne peut pas aller plus vite: elle ne possède actuellement ni le système monétaire, ni le système financier susceptibles d’accompagner l’internationalisation du yuan. Cette politique des petits pas vise aussi à éviter une appréciation brusque du yuan par rapport au dollar qui aurait deux conséquences graves pour l’économie chinoise: miner la compétitivité des produits made in China ; et faire fondre les réserves chinoises en dollars (estimées officiellement à 2800 milliards de dollars au premier trimestre 2011, elles avoisineraient en réalité 3800 milliards, si on inclut les avoirs détenus à Hongkong et ceux des fonds de pension chinois).

MOYEN ET LONG TERME : QUELS SCÉNARIOS MONÉTAIRES EN ASIE ? Les observateurs ne s’accordent pas sur l’analyse de l’avenir monétaire de l’Asie et quatre scénarios sont élaborés à partir de différentes hypothèses. Une zone yuan en Asie orientale. Dans une hypothèse «basse», toutes les monnaies de la région sont ancrées au yuan; en hypothèse «haute», le yuan se substitue aux autres monnaies nationales (comme le dollar en Équateur et au Panama). Ce scénario ne peut voir le jour tant que le yuan n’est pas vraiment internationalisé. Par ailleurs, le billet à l’effigie


ÉTATS-UNIS JAPON CORÉE DU SUD 121,1 68,8

283,3

176,7

91,8

138,4

ASEAN + 2 : pays de l’ASEAN + Corée du Sud et Japon

154,6

ART PRESSE

ASEAN *

138,2

27 PAYS DE L’UE

281,9

* ASEAN : Vietnam, Cambodge, Laos, Thaïlande, Birmanie, Malaisie, Singapour, Brunei, Indonésie, Philippines

113,1 INDE

40,9 20,9

du Président Mao ne peut pas compter pour le moment sur les autres attributs d’une «devise clef» qui lui permettraient, à court ou moyen terme, de devenir à l’image hier du deutschemark (la devise allemande entre 1948 et 2001) en Europe, le pivot d’une «zone yuan» en Asie orientale: robustesse des banques et profondeur des marchés des capitaux. La création d’une monnaie unique. Des économistes ré-

putés –comme en 2002 le prix Nobel canadien Robert Mundell (dont les travaux antérieurs avaient inspiré certains mécanismes de la création de l’euro) – ont brossé les perspectives d’une unité de compte asiatique. Ils ont envisagé un ancrage au dollar de cette unité et non son « flottement autonome» comme dans le cas de l’euro. Ces chercheurs font mention de la nécessité de la création conjointe d’un Fonds monétaire asiatique. Or ce Fonds a été créé, avec l’entrée en vigueur de la multilatéralisation de l’Initiative de Chiang Mai, en mars 2010, rendant plus plausible la création un jour d’une monnaie unique. Ce scénario, comme le précédent, ne peut aboutir qu’à long terme, après un long processus d’intégration économique des pays membres de la zone comme l’a connu l’Union européenne avant l’adoption de l’euro. Tous ancrés au dollar. Les stratégies asiatiques d’ancrage au dollar furent l’un des facteurs déterminants dans le déclenchement de la crise asiatique de 1997. Pourtant la majorité des pays concernés sont revenus à cet ancrage dans les années qui ont suivi. La rigidité de toutes les monnaies asiatiques vis-à-vis du dollar évite une forte instabilité des taux de change bilatéraux en Asie. Elle compense en quelque sorte l’absence d’un accord régional. Ce scénario était sans doute le plus probable jusqu’à l’éclatement en 2007 aux États-Unis de la crise des crédits hypothécaires ou subprimes qui a rendu le dollar si fragile. L’avenir dans un panier... similaire pour tous. L’actuelle vo-

latilité du taux de change du dollar, associée à l’expérience concluante de la méthode du panier par les Chinois entre 2005 et 2008, laisse à penser que ce scénario pourrait s’imposer à court et moyen terme. La gestion des monnaies asiatiques en fonction d’un panier similaire pourrait favoriser une coopération monétaire sur la longue durée. D’abord informelle, elle pourrait par la suite inciter les partenaires commerciaux de la Chine à libeller leurs dettes en yuan. La méthode du panier est plus propice à une coopération régionale car elle crée une convergence des mouvements de change en dehors des grandes crises. Ce fut le cas dans la période 2006-2008 durant laquelle les monnaies asiatiques ont été relativement stables les unes par rapport aux autres. Même en l’absence de coopération explicite, des stratégies similaires dans les différents pays de l’«Asean+3» viendraient stabiliser les conditions des échanges à l’intérieur de cette zone, éloignant le spectre d’une crise de 1997 bis. Comme elle en a l’habitude et au moins dans un premier temps, l’Asie préfèrerait la voie du prag-

344,5

453,3

matisme à celle du droit - ainsi qu’elle le fait jusqu’à ce jour dans le domaine commercial (aucun accord de libre-échange n’est signé à ce jour entre les treize membres de l’«Asean+3»).

LE DÉFICIT COMMERCIAL CHINOIS AVEC LES PAYS ASIATIQUES AUGMENTE Volumes des échanges commerciaux en 2010 (en milliards de dollars) Le commerce extérieur (importations et exportations) entre la Chine et le Japon, la Corée du Sud, l’Asean, l’Inde, les USA et l’UE-27 (2010). SOURCES : STATISTIQUES DES DOUANES CHINOISES, EUROSTAT, BANQUE MONDIALE.

Catherine Figuière est maître de conférences en économie à l’Université de Grenoble. Elle travaille sur l’Asie depuis 1989. Elle a écrit de nombreux articles et chapitre d’ouvrages sur l’intégration asiatique. Laëtitia Guilhot est maître de conférences en économie à l’IAE de Lyon. Elle publie régulièrement des articles et des chapitres d’ouvrages sur l’Asie, notamment sur son processus d’intégration et sur le rôle de leader de la Chine.

CHINE ET OCCIDENT: UNE COOPÉRATION PLUS EFFICACE? L’avenir du yuan en Asie orientale ne peut plus s’analyser sur une base exclusivement asiatique. L’Asie est une zone ouverte sur le reste du monde. L’économie chinoise est étroitement liée à l’économie américaine comme le rappelle chaque jour le lobbying de plus en plus fort de Washington en faveur d’une réévaluation du yuan. Or de nombreuses études empiriques aux résultats contradictoires sont loin d’apporter la preuve irréfutable de la sous-évaluation du yuan. Certains analystes vont même jusqu’à soutenir la thèse de sa surévaluation en se fondant sur le niveau global de développement de la Chine. Les pressions américaines ne sont pas dénuées d’arrière-pensées dans le contexte de concurrence pour le leadership non plus régional mais mondial entre la Chine et les États-Unis. De nombreux observateurs rappellent que l’endaka (la hausse rapide du yen par rapport au dollar à partir des accords monétaires internationaux du Plaza en 1985) fut l’un des facteurs déterminants de la crise financière au Japon à partir de 1989, et cela sans impact significatif sur la balance commerciale américaine, à une époque où le Japon disputait aux États-Unis la place de première puissance économique mondiale. Il est dès lors légitime de s’interroger sur l’insistance américaine en faveur d’une réévaluation significative du yuan, qui pourrait bien avoir les mêmes conséquences économiques désastreuses sur la Chine qu’en son temps l’endaka sur le Japon. Il n’est pas certain que saper les fondements de la croissance chinoise soit la solution la plus adaptée pour sortir les pays développés de la crise dans laquelle les a durablement plongés l’aventure américaine des subprimes. Le recentrage de la croissance chinoise sur la demande intérieure pourrait constituer un chemin plus efficace vers un rééquilibrage des relations commerciales entre l’Asie et le reste de monde. Le vaste programme actuel de relance chinoise et la nouvelle priorité donnée au consommateur local constitue peut-être le premier pas dans une direction à encourager.

www.webasies.com/node/090611renminbi01 eDoc

> Évolution du rôle du yuan en Asie orientale, la guerre des monnaies aura-t-elle lieu ? Catherine Figuière, Laëtitia Guilhot, in Les notes de l’Irasec, 2011, 25 p.

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L’ENTRETIEN

FRANÇOIS LACHAUD, HISTORIEN «JE SUIS SCEPTIQUE SUR DES CHANGEMENTS DE CAP BRUTAUX AU JAPON» POUR CE SPÉCIALISTE DE LA CULTURE ET DE LA RELIGION, LE DÉBAT NE SE RÉDUIT PAS, APRÈS FUKUSHIMA, À UN CHOIX SIMPLISTE ENTRE L’ATOME ET LA BOUGIE. PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT PASSICOUSSET PHOTO ANDRONIKI CHRISTODOULOU

François Lachaud est directeur d’études à l’École française d’Extrême-Orient. Il est spécialiste de l’histoire culturelle et religieuse du Japon ainsi que des interactions culturelles en Asie orientale, notamment avec les monarchies ibériques.

Asies: Avec le recul depuis le 11 mars, quelle est la différence de perception de la catastrophe entre Japonais et Occidentaux ? François Lachaud : Au Japon, on a assisté au consentement à l’inévitable, un consentement qui n’est pas passif, dans un pays qui a vécu d’autres tragédies. Les Japonais n’ont pas succombé à la surdramatisation qu’on a pu voir en France avant qu’un clou chassant l’autre, nous passions à une autre actualité. En même temps, l’opinion publique japonaise n’est pas une chape de plomb. La critique sur l’information et la gestion de la crise existe aussi là-bas. Elle est d’autant plus valide qu’elle émane des Japonais eux-mêmes. Elle est différente des prises de position autour du nucléaire que l’on a pu entendre en Europe. Là-bas, il est impensable de réduire le débat au choix suivant : l’atome ou la bougie. Dans un pays à la forte cohésion sociale, les premières manifestations sur le nucléaire au Japon un mois après le tsunami n’avaient pas la même dimension d’exploitation politique voire politicienne que l’on a vue en France au lendemain de la catastrophe. Vous mentionnez la cohésion sociale du Japon. Êtes-vous d’accord avec l’image imposée de longue date dans les médias occidentaux, et réactivée au lendemain du tsunami, d’une population remarquablement disciplinée où seul le groupe compte? Non. Une confusion existe parfois dans les sociétés occidentales entre individu et individualisme. L’individu existe au Japon ! L’individu et le corps social interagissent. C’est une erreur de décrire la société japonaise comme « holiste » selon le mot des sociologues, c’est à dire de la réduire à un « groupisme ». S’il est vrai que le Japon a historiquement fonctionné sur le modèle de groupes sociaux relativement hermétiques les uns aux autres avec des périodes d’ouverture et de fermeture, il ne faut pas oublier que cette société s’est toujours ménagée des lieux d’échanges et de circulation où l’individu avait sa place, dans des espaces ouverts aussi différents que les pélerinages ou les quartiers des plaisirs.

Excentricité japonaise LE VIEIL HOMME QUI VENDAIT DU THÉ. EXCENTRICITÉ ET RETRAIT DU MONDE DANS LE JAPON DU XVIIIe SIÈCLE

l

Le dernier ouvrage de François Lachaud, paru en 2010 aux éditions du Cerf, narre la vie d’un Socrate extrême-oriental à Kyoto, à l’apogée de l’ère d’Edo.

L’individu au Japon ne se dissout donc pas dans le groupe comme on l’entend souvent? À l’école ou dans le travail, la compétition entre individus est beaucoup plus acharnée qu’en France. L’individu japonais est habitué à essayer de réussir mieux que les autres. La fascination au Japon pour les formes de vie solitaire, pour les ermites, les excentriques, ceux qui rompent avec le monde, en dit aussi long sur l’importance de l’individualité. Les missionnaires jésuites portugais l’avaient repérée dès le XVe siècle. Ces formes de vie religieuse ou laïque qui permettent de vivre « pour soi » sont importantes dans la civilisation japonaise jusqu’à aujourd’hui. Depuis les années 1990, en période de crise économique, des livres sont sortis au Japon sur ces grandes figures de l’excentricité ou pour exalter d’autres formes de retrait du monde, comme la

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vie choisie dans la pauvreté. L’un de ces ouvrages est à la base d’un mouvement puissant au Japon de nos jours, la slow life : comment essayer de vivre non pas au ralenti mais à un autre rythme que celui auquel la pression sociale soumet les individus. Dans un autre registre, la recherche de l’individualité est au cœur de l’admiration que les Japonais ont pour l’œuvre de Montaigne, « le plus bouddhique des écrivains français », selon Claude Lévi-Strauss, qui aurait pu dire : le plus japonais. Il est donc faux de dire que tout serait fondé, en période de crise ou de catastrophe, dans la vie intellectuelle ou tout simplement quotidienne, sur une dissolution de l’individu dans le groupe ou pire, comme on l’entend parfois, sur une absence de distinction entre les hommes et une nature un peu vague. Ceci dit, le bouddhisme procède à ce qu’on pourrait appeler un « démontage » de la personne humaine: un démontage physique bien sûr, qui montre que nous sommes composés d’éléments périssables, mais aussi un démontage de la conscience au point même que parfois le monde semble une émanation de la conscience individuelle. Là où l’individu se définirait en Europe comme un sujet qui peut se tourner vers un quantà-soi pouvant parfois devenir un individualisme voire un égoïsme, au Japon il s’affirme à la fois avec le groupe et contre le groupe, dans un jeu d’interactions complexes qui ne signifie certainement pas qu’il compte pour rien.

Dans cette société bouddhique, quelle est la dimension religieuse de cette « attention portée aux autres » que vous avez décrite dans une tribune publiée dans «Le Monde» juste après la tragédie? J’avais pu admirer ces comportements altruistes, en témoin direct, lors du tremblement de terre de Kobé en 1995, qui était aussi une tragédie même si la menace nucléaire de 2011 vient encore ajouter à la terreur. Dans ces deux catastrophes, on n’a pas assisté à un sauve-qui-peut, ni à un sentiment de panique généralisée où chacun se serait dit qu’il pourrait récupérer pour lui seul quelque chose des décombres ou de l’aide de l’État. Les Japonais pensent qu’une telle attitude ne peut pas résoudre une situation qui doit être nécessairement pensée sur le long terme. Sur les lieux de la catastrophe en mars dernier, juste après le tsunami, on a vu des survivants venir fouiller les ruines de leur maison de façon extrêmement précautionneuse, pour retrouver un album de famille ou des souvenirs personnels dans un champ de désolation. C’est une attitude que j’avais remarquée aussi à Kobé et que l’historien américain John Dower a mentionnée dans ses travaux sur Tokyo ravagée par les bombardements en 1945 ainsi qu’à Hiroshima et Nagasaki après la bombe atomique. C’est non seulement, ainsi que pour tous les humains, une recherche des vestiges de la vie d’avant mais aussi ce que je définirais au Japon comme un memento vivendi, un témoignage du vivant, où l’on se souvient que ces espaces de mort ont été des lieux d’existence que l’on veut voir redevenir comme tels. Les réactions de la


population à une catastrophe aussi effroyable doivent se lire à l’aune d’une grande religion asiatique : le culte des ancêtres est la base de la religiosité japonaise, c’est-à-dire que le bouddhisme ou la religion locale, qu’on appelle shinto pour faire simple et qui se divise en écoles, ne se comprend qu’au prisme de la fragilité de la nature et de ce qui fait le lien entre les vivants et les morts. Toutes les formes d’art au Japon, comme le théâtre nô qui en est l’exemple le plus parfait, visent à lier et réconcilier les vivants et les morts. Le culte des ancêtres engendre ce qui a pu parfois surprendre un public français : cette quête des disparus avec cette volonté caractéristique des Japonais de recréer le lien entre la communauté des morts et celle des vivants, qui sont intégrées dans une sorte de communauté plus large, non pas de manière dogmatique ou fictive, non pas dans une religiosité un peu niaise mais comme si, au fond, cette communauté élargie était le ciment de la civilisation. Ce pont entre l’icibas et l’au-delà permet de ne pas oublier les épreuves du passé et de vivre l’existence sous un régime quelque peu différent de celui de l’Occident.

Le grand écrivain japonais Murakami Ryu a écrit dix jours après le tsunami : « En dépit de tout ce que nous avons perdu, nous, les Japonais, avons retrouvé une chose, l’espoir. » Selon vous, la catastrophe peut-elle amener le Japon à des remises en cause radicales et positives de son modèle de société voire de ses institutions politiques ? Je suis partagé. D’un côté je dirais : oui, il est évident que le débat et la critique de fond auront prochainement toute leur place, sur les responsabilités et le nucléaire. D’un autre côté, sur les orientations stratégiques, je suis sceptique quant à des changements de cap brutaux et radicaux. La désillusion pour la politique et le politique que l’on voit en France, et qui d’une démagogie l’autre favorise l’expression des extrémismes, est inimaginable au Japon. Ce pays nous montre un autre paysage, ce que j’appellerais le dernier stade avancé des démocraties : la confiance dans

les hommes politiques y est encore plus réduite mais il n’existe pas de modèle d’alternance forte, dans un système verrouillé et marqué par un puissant clientélisme. J’imagine plutôt des évolutions progressives. À chaque fois que frappe une tragédie de cette ampleur, elle autorise la société à se regarder dans le miroir mais les changements ne se produiront que si un travail était déjà en cours avant le choc. C’est particulièrement vrai dans le contexte institutionnel japonais. Un exemple : le tsunami a frappé plus durement les personnes âgées, dans un pays qui compte beaucoup de gens très âgés, qu’elles aient été victimes directes ou plus difficiles à secourir et évacuer. Ce drame aidera-t-il les Japonais à mieux prendre en compte la vulnérabilité de leurs anciens, comme en 2003 les 15 000 morts de la canicule avaient provoqué un électrochoc en France ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, les choix stratégiques ne seront possibles que parce que cette société a déjà fait un travail sur elle-même : depuis plusieurs années déjà, le vieillissement de la population conduit le Japon, plus que l’Europe, à repenser les cadres de la solidarité entre ses générations.

BILAN OFFICIEL.

Deux mois après le tsunami, le gouvernement japonais l’établit à 15 000 morts et 10 000 disparus.

«AU JAPON, LA CONFIANCE DANS LES HOMMES POLITIQUES EST ENCORE PLUS RÉDUITE QU’EN FRANCE MAIS LE SYSTÈME EST VERROUILLÉ, MARQUÉ PAR UN PUISSANT CLIENTÉLISME.» JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 27


L’ÉCHO DES NOMBRES PAR JEAN-RAPHAËL CHAPONNIÈRE

Afrique: la tortue indienne face au lièvre chinois GRÂCE À SA PUISSANTE DIASPORA COMMERÇANTE, L’INDE S’EST MISE EN MARCHE SUR LES MARCHÉS AFRICAINS ET POUR L’EXPLOITATION DES RESSOURCES NATURELLES DU CONTINENT. n 2010, l’Inde a plus commercé avec l‘Afrique subsaharienne que la France. Elle reste pourtant un «petit joueur» sur ce marché de 822 millions d’habitants. Elle se place loin derrière la Chine qui, depuis 2009, s’est hissée au rang de premier partenaire de l’Afrique subsaharienne devant les États-Unis. Or l’Inde a l’avantage de l’antériorité sur le continent africain. Elle partage avec lui une histoire commune d’oppression coloniale et de décolonisation. Elle y dispose d’une diaspora de 2,5 millions de personnes, deux fois plus nombreuse que son homologue chinoise. Avant l’ouverture de la route maritime des épices au XVe siècle qui marque l’irruption de l’Europe dans l’Océan indien, l’Afrique orientale s’épanouit aux marges d’une économie-monde centrée sur le sultanat indien de Delhi. Embarqué sur les côtes de Mélinde (Kenya), le navigateur et cartographe arabe Ahmed ben Majid aurait permis à la flottille de Vasco de Gama de traverser l’océan et, en 1498, de mouiller près de Calicut (dans l’actuel État de Kerala, sud de l’Inde). Deux siècles plus tard, le comptoir français en Inde de Pondichéry recrute des Tamouls et des Bengalais pour les plantations de canne à sucre de l’Isle-de-France, rebaptisée Maurice en 1814 lorsque l’Empire britannique en prend le contrôle ; ces recrutements atteignent une ampleur considérable au XIXe siècle. Devant la pénurie de main-d’œuvre qu’entraîne l’abolition de l’esclavage en 1794, débarquent en Afrique des millions de « contractuels » venus d’Inde et de Chine. La plupart des Chinois rentrent chez eux au terme de leur contrat. Nombre d’Indiens restent. Ils sont rejoints par des employés, des négociants, des industriels.

E

Gandhi, avocat des commerçants en Afrique L’arrivée de ces « cols blancs » originaires du nord de l’Inde modifie en profondeur le tissu des communautés indiennes, qui dans l’entre-deux-guerres, représentent entre un et deux pour cent de la population des colonies britanniques du continent noir. C’est pour régler un litige entre commerçants indiens qu’un jeune avocat nommé Gandhi embarque pour Johannesburg en 1893 ; plus nombreux que les colons britanniques, ses compatriotes d’Afrique du Sud forment une communauté relativement prospère mais victime de mesures raciales qui contribuent à forger la conscience politique du futur leader pacifiste. Les Indiens sont aussi présents dans les territoires d’Afrique de l’Est.

EN AFRIQUE, L’INDE EST EN TRAIN DE DÉPASSER LA FRANCE DANS LA COOPÉRATION CULTURELLE, SCIENTIFIQUE ET UNIVERSITAIRE. ELLE MULTIPLIE LES BOURSES D’ÉTUDE POUR LES ÉTUDIANTS ET PROFESSIONNELS AFRICAINS. 28 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

Cette diaspora participe ensuite à la lutte pour l’indépendance de la nation indienne mais elle échoue à obtenir la reconnaissance des nouvelles autorités au pouvoir à Delhi à partir de 1947 : tiers-mondistes et soutenant la marche des pays africains vers la décolonisation, celles-ci prennent leurs distances avec les bourgeoisies indiennes expatriées, qu’elles perçoivent comme alliées aux pouvoirs coloniaux.

Les diamants d’Afrique du Sud Des décennies durant, les gouvernements successifs refusent de délivrer des passeports aux personnes d’origine indienne résidant à l’étranger (NRI : « Non Resident Indians », ou Pravasi Bharatiya), au motif que certaines d’entre elles viennent des territoires rattachés au Pakistan lors de la partition du sous-continent. Il faut attendre plus de trente ans (et l’élection en 1981 de Rajiv Gandhi au poste de Premier ministre) pour que le gouvernement commence à changer d’attitude à l’endroit de sa diaspora. Puis encore huit années pour que cette dernière reçoive la main tendue du Bharatiya Janata Party, le parti nationaliste hindou, qui défait le parti du Congrès aux élections générales de 1989. Pour la première fois, Delhi prend toute la mesure de sa diaspora, 20 millions de personnes dans le monde, près d’un dixième sur le seul continent africain. Le gouvernement organise dès lors, chaque année, une rencontre avec les Indiens d’outremer mais ne leur accorde la double nationalité qu’en 2003 : il veut qu’ils servent de relais pour accroître la puissance économique indienne à l’étranger, notamment en Afrique. Car entre-temps, sur ce marché, l’Inde a été marginalisée par la Chine. Entre 1950 et 1990, sa part dans le commerce de l’Afrique subsaharienne se réduit comme peau de chagrin, atteignant à peine un pour cent. Initié il y a vingt ans, le redressement s’accélère depuis 2008. Désormais en Afrique, l’Inde fait plus que se hâter avec lenteur. L’intensification des relations commerciales illustre la vigueur de son économie et la résilience africaine à la crise économique internationale. Le continent absorbe deux fois plus de produits indiens (9 % du total de ses importations) que les trois autres pays les plus peuplés du sous-continent, le Pakistan, le Bangladesh et le Sri Lanka. En matière d’exportations de produits manufacturés, l’Afrique compte plus pour Delhi que pour Pékin : même si le commerce sino-africain a décuplé dans les années 2000, le continent noir demeure un débouché marginal des exportations chinoises. Parfois présentés comme une illustration du commerce entre pays du Sud, les échanges entre l’Inde et l’Afrique ont un parfum Nord-Sud très prononcé. L’Inde importe des matières premières, son besoin numéro un en Afrique. Elle achète des minerais, du bois, des diamants d’Afrique du Sud qui sont taillés à Surat, dans l’État du Gujarat (ouest de l’Inde). Elle exporte des produits manufacturés et raffinés, des tissus et des biens d’équipements : autobus, camions, machines-outils. Ses centres de recherche conçoivent des équipements résistants, faciles d’utilisation et moins onéreux que leurs alternatives occidentales fabriquées pour des clients plus fortunés. Des téléphones portables aux scanners médicaux, ces « innovations frugales », selon le terme forgé aux États-Unis, contribuent au décollage indien sur le terrain africain. Si l’Inde exporte quatre fois moins que la Chine vers l’Afrique, elle y est plus présente à travers les in-


LA FRANCE DÉPASSÉE P PA AR LA CHINE ET L L’’INDE

116 6%

Parts dans le commerce extérieur de l’Afrique subsaharienne ((een pourcents)

CHINE

7%

FRANCE

INDE

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1970

1975

1980

1985

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2000

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SOURCE : BASE DE DONNÉES CHELEM (CEPII)

vestissements de ses fleurons industriels et d’exploitation des matières premières tels Tata Steel qui dispose d’une usine de production de ferro-chrome en Afrique du Sud et des projets de développement de mines de charbon au Mozambique et de fer en Côte d’Ivoire.

Mieux intégrés que les Chinois La diaspora investit activement en Afrique de l’Est, à Maurice, en Afrique du Sud, au Ghana et au Nigeria. Les Indiens sont entrés en Afrique francophone (au Sénégal par exemple, dans les phosphates et les cimenteries) et lusophone (Angola dans le pétrole, Mozambique dans l’agro-alimentaires et les mines). Du fait de leur ancienneté, les entreprises indiennes sont mieux intégrées au tissu africain que leurs concurrentes chinoises. Elles ne font pas l’objet de critiques aussi virulentes, ni d’une partie de la rue africaine, ni des anciennes puissances coloniales européennes obnubilées par l’offensive de l’empire du Milieu dans leurs prés carrés. Les potentialités de croissance du continent africain laissent de la place aux deux géants asiatiques mais qui, de la tortue indienne ou du lièvre chinois, prendra l’avantage? Les

POST-SCRIPTUM Le Vietnam manque de femmes recensement vietnamien, en 2009, Lae dernier révélé un fort déséquilibre entre les genres: 112 garçons naissent pour 100 filles. Cet écart, proche de celui constaté dans le nord de l’Inde, en Corée du Sud et en Chine, est apparu au cours de la dernière décennie. Jusqu’au début des années 1990, les hôpitaux du Vietnam n’étaient pas équipés en technologie d’imagerie médicale permettant des échographies. Ils le sont désormais en ville, ce qui autorise les avortements sélectifs. Les naissances féminines diminuent alors que, par ailleurs, les jeunes Vietnamiennes sont des épouses recherchées par les Chinois et les Coréens. Le déséquilibre des genres inquiète les autorités de Hanoi: elles redoutent ses conséquences sur la stabilité sociale. Ont-elles noté que la préférence pour les garçons n’est pas neutre économiquement? Des analyses menées en Chine montrent qu’elle encouragerait l’épargne car les parents souhaitent augmenter les chances de leur fils sur un «marché du mariage » devenu plus compétitif.

2010

ART PRESSE

5%

jeux ne sont pas faits, d’autant que l’enjeu de cette rivalité a toujours eu une dimension politique : la direction du Mouvement des non-alignés dans les années 1960, la représentation au Conseil de sécurité de l’ONU aujourd’hui. Pour élargir son influence, l’Inde a engagé il y a cinquante ans un programme d’assistance technique à l’Afrique ; puis, en 2008, Delhi a reçu les dirigeants de quatorze pays, «à domicile », pour le premier sommet indo-africain (deux ans après la réunion à Pékin de quarante huit d’entre eux autour du président chinois Hu Jintao). Sans disposer de l’aisance financière de la Chine ni de sa capacité à multiplier les constructions d’infrastructures, l’Inde développe aujourd’hui sa coopération culturelle, scientifique et universitaire ; elle offre des bourses d’études aux étudiants et professionnels africains ; elle met à la disposition des universités africaines ses assistants techniques et ses visiting professors (des outils d’influence qui furent longtemps l’apanage des Occidentaux et en particulier des Français dans leurs anciennes colonies). Le continent africain est enfin un défi géostratégique pour l’Inde, soucieuse de protéger ses approvisionnements en hydrocarbures, dont un cinquième provient du Nigéria et du Soudan. Elle a passé des accords militaires en Afrique de l’Est, à Maurice et Madagascar, aux Seychelles, en Afrique du Sud. Pour projeter ses forces, la marine indienne disposait depuis les années 1960 de porte-aéronefs de facture britannique et russe ; elle comptera prochainement sur le nouveau Vikrant, son premier porte-avion made in India. Dans les années à venir, l’océan Indien sera le théâtre des rivalités asiatiques, européennes et américaines pour la sécurisation des routes maritimes d’approvisionnement en énergie. Jean-Raphaël Chaponnière analyse l’évolution des économies asiatiques depuis 1980 au sein de diverses structures : CNRS, Institute of Southeast Asian Studies, Organisation des Nations unies pour le développement industriel, INSEAD, ministère français des Finances Agence française de développement, Asie 21 Futuribles.

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> A surplus of Men, A Deficit of Peace. Security and Sex Ratios in Asia’s Largest States, Valerie M. Hudson, Andrea Den Boer, in International Security, Vol. 26, No 4, Printemps 2002, pp. 5-38.

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Découvrez bientôt votre supplément multimédia

En septembre, la première livraison du supplément Asies2 sera consacrée aux temples d’Angkor (Cambodge), avec un dossier multimédia « archéologie et nouvelles technologies ». L’application d’Asies pour iPad et iPhone sera disponible à partir du 8 septembre dans App Store


INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE PAR FRANCIS MARTIN

L’acier européen rompt en Asie DÉJA DÉPASSÉS EN VOLUME PAR LEURS CONCURRENTS CHINOIS, INDIENS ET JAPONAIS, LES SIDÉRURGISTES OCCIDENTAUX SONT DÉSORMAIS DÉFIÉS SUR LE TERRAIN DE LA HAUTE VALEUR AJOUTÉE. eux décennies de croissance économique soutenue en Asie ont bouleversé le secteur de la sidérurgie. Au début des années 1990, huit groupes asiatiques parmi les vingt leaders du secteur produisaient un tiers du volume mondial d’acier, soit 700 millions de tonnes. En 2010, les conglomérats asiatiques, désormais au nombre de douze, sont à l’origine des deux tiers des 1 200 millions de tonnes de la production mondiale. Les sidérurgistes de l’Union européenne et des États-Unis n’ont pu que constater leur déclin comme acteurs majeurs de la scène internationale au profit des groupes indiens et surtout chinois. Pour les besoins de son marché intérieur, la Chine a construit en vingt ans l’équivalent de 70 usines ArcelorMittal Dunkerque, l’une des installations les plus grandes et l’une des plus performantes d’Europe. Pour quelles raisons les sidérurgistes européens, leaders hier et jusqu’après leurs restructurations brutales des années 1970 et 1980, n’ont-ils pas profité de ce boum asiatique ? Comme en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays d’Asie ont farouchement protégé ce secteur stratégique de la sidérurgie. Ce protectionnisme diffère à Delhi, Pékin ou Tokyo. Tributaire des importations pour l’approvisionnement en minerai de fer de sa filière intégrée de production d’acier de qualité supérieure, le Japon protège son marché par des normes drastiques, exigées par la nécessité de construire des infrastructures et des bâtiments résistants dans une zone de forte activité sismique (à noter que la destruction d’installations portuaires dans le nord-est de l’île japonaise de Honshu lors de la catastrophe naturelle du 11 mars et la baisse consécutive des importations des matières premières

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ont mis en danger l’ensemble de la chaîne de production d’acier du pays, entraînant une contagion vers ses secteurs clients tel l’automobile). La Chine annihile la concurrence en interdisant aux groupes étrangers d’être majoritaires dans une société-mixte opérant dans les secteurs jugés « stratégiques » dont l’acier. Nombre de sidérurgistes chinois (Baosteel, Tangshan, etc.) sont sous le contrôle de l’État, même si une part de leurs activités peut être logée dans une filiale côtée en bourse. En contrepartie, les autorités de Pékin freinent le développement de leurs champions nationaux à l’international.

L’échec d’ArcelorMittal en Inde À Delhi, le gouvernement a choisi de surseoir à l’exploitation de ses ressources naturelles en prévision de son développement futur mais il encourage les sociétés étrangères à installer des unités de production d’acier. Plusieurs sidérurgistes s’y sont cassé les dents comme le sud-coréen Posco ou ArcelorMittal, le leader mondial du secteur dont le siège se trouve au Luxembourg et le quartier général à Londres. Son p.-d.g. Lakshmi Mittal est de nationalité indienne mais ArcelorMittal ne produit toujours pas d’acier en Inde. Comme en Chine, la multinationale se heurte à des conflits paralysants entre niveaux de décision et surtout au refus des populations de quitter leurs terres. Les sidérurgistes européens sont aussi défiés sur le champ de la qualité. Entre les années 1980 et 2000, ils étaient aussi des équipementiers qui vendaient des fourneaux, coulées et laminoirs clefs en main. Le déclin du secteur sur le Vieux continent les a amenés à abandonner ce métier à des fournisseurs qui ont profité à plein de la première phase d’expansion de la sidérurgie en

Chine. De nos jours, la technologie a non seulement été internalisée par les sociétés d’ingénierie asiatiques comme le Chinois CISDI mais elle a aussi été améliorée grâce aux programmes de formation dispensés par les équipementiers européens et américains. Les universités chinoises ont créé des pôles de compétence dans ce secteur, en recrutant des professeurs à l’étranger. Ces expatriés européens sont les derniers du secteur. Ils sont aujourd’hui remplacés par des ingénieurs chinois. La qualité des produits finis pour certaines applications de pointe constitue l’ultime avantage des fleurons européens de l’acier sur leurs concurrents asiatiques. Dans l’automobile, afin d’alléger les véhicules et réduire la consommation de carburant, les sidérurgistes ont développé des produits à forte valeur ajoutée comme les aciers à très haute limite d’élasticité (Thyssen Martensitic Steel) et les procédés de galvanisation (technique de revêtement antioxydant) de type Extragal développés par Arcelor. Ces matériaux sont peu utilisés par les fabriquants automobiles notamment chinois mais on peut gager que le rachat en août 2010 du constructeur suédois Volvo par le numéro Un du secteur en Chine, Zhejiang Geely, se traduira par un nouveau transfert de compétences. L’écart en qualité en sera ainsi encore amenuisé, tout comme le faible potentiel d’exportation vers l’Asie de produits à forte valeur ajoutée des sidérurgistes européens. Francis Martin est maître de conférences en stratégie auprès de l’Université catholique de Louvain (UCL). Ancien expert industriel auprès du cabinet de consultants McKinsey & Company, il dirige le département d’intelligence économique d’une institution financière de Bruxelles.

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LES FRANÇAIS LA FORÊT DES 32 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


INVESTIGATION CAMBODGE DANS LA PROVINCE DU MONDOLKIRI, AUX CONFINS DU VIETNAM, SE JOUE UN BRAS DE FER FORESTIER ENTRE LA MINORITÉ BUNONG ET UNE SOCIÉTÉ LIÉE AU GROUPE BOLLORÉ. TEXTE ANTOINE RIVIÈRE AVEC FRANCIS CHRISTOPHE PHOTOS ARANTXA CEDILLO/COSMOS

hlan Ret progresse en forêt avec l’aisance du tigre dans la brousse. Il se joue des bosquets de bambous, glisse sous les branches des épineux et bondit au-dessus des souches d’arbres. Son regard alerte reconnaît un tronc, un dénivelé qui, pour son œil averti, constituent autant de repères dans ce dédale forestier. À intervalles réguliers, cet homme de cinquante-neuf ans s’assure que dans son sillage, le Barang (étranger) qui le suit avec peine ne s’est pas laissé distancer. «On y est presque », dit-il enfin, le visage barré d’un large sourire à la vue de son accompagnateur en nage et aux avant-bras lardés d’épines. L’escapade qui ne devait durer «qu’un moment» s’achève devant une barrière de rondins de bois après une heure de course folle dans la forêt : «Voilà le début de la concession forestière.» Au-delà du portail se dresse une muraille de végétation si dense que la lumière du soleil peine à percer la frondaison. Un écriteau cloué à un arbre nous adresse une mise en garde: «Cette forêt a un propriétaire. Interdiction de défricher », lit Phlan Ret à voix haute. Rompu aux subtilités de l’alphabet cursif khmer, il bute sur la suite du message rédigé dans sa propre langue, le Bunong, un idiome qui ne disposait d’aucun système d’écriture avant qu’il ne soit adapté ces dernières années en alphabet phonétique international. Incapable de déchiffrer ces signes étranges, le coureur des bois poursuit son chemin. Au milieu de la clairière, son pavillon de chasse est construit à même la terre battue. Il est coiffé d’un toit de chaume descendant à un mètre du sol. Au-dessus de la cime des arbres s’élève un panache de fumée grise: c’est la saison des brûlis. Pratiquant la culture sur essartage, la collecte de résine de pins, la pêche et la chasse au cochon sauvage, ce « paysan de la forêt», selon l’expression de l’ethnologue français Jean Boulbet décédé en 2007, n’est pas peu fier de son domaine. Il y fait pousser patate douce, riz gluant, banane plantain, manioc, cassave, mangue, ananas et tabac. Hélas, de l’autre côté d’un ruisseau, à une centaine de mè-

ONT MANGÉ GÉNIES JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 33


INVESTIGATION tres tout au plus, dans ce petit pays de Cocagne perdu au Cambodge sur les derniers contreforts de la cordillère indochinoise, s’étend une vaste plaine de terre déboisée : c’est tout ce qui reste l’ancienne réserve naturelle de Phnom Nam Lear, « zone protégée » sous le contrôle du ministère cambodgien de l’Environnement. Dans la mythologie bunong, la montagne qui la surplombe, et dont la cime se perd dans les nuages, est considérée comme le berceau de l’Humanité. Fin 2007, le ministère de l’Agriculture a octroyé une concession de 99 ans à une entreprise privée qui exploite la forêt. Elle prévoit de développer une pépinière de 20 000 hectares d’hévéas. Elle en a déjà aménagé 3 000 et poursuit son expansion dans la province de Mondolkiri. «J’ai peur qu’un jour, la Compagnie ait des vues sur mes terres, me dit Phlan Ret. J’ai déjà perdu d’autres terrains, je sais de quoi je parle. La Compagnie parvient toujours à ses fins. »

De la colonisation à la mondialisation La mystérieuse «Compagnie» à laquelle Phlan Ret fait sans cesse référence s’appelle la Socfin-KCD. Dotée d’un capital social de 20 millions de dollars (près de 14 millions d’euros au 10 mai 2011), cette société mixte a été créée en 2007. Le partenaire cambodgien, Khaou Chuly Development (KCD), minoritaire mais chargé de la partie opérationnelle sur le terrain, est une filiale de Khaou Chuly Group, l’une des plus importantes sociétés de BTP et d’équipements du royaume cambodgien. De retour au Cambodge en 1993 après deux décennies d’exil en Belgique et en France, son p.-d.g., l’homme d’affaires Khaou Phallaboth, est aussi le conseiller privé du Premier ministre Hun Sen. Son partenaire européen Socfinasia, qui détient 70% des actions de la co-entreprise au Cambodge, est chargé du développement de l’agro-industrie au sein de la holding Socfinal. Le siège de cette dernière se trouve au GrandDuché de Luxembourg. Elle est contrôlée par l’homme d’affaires belge Hubert Fabri et appartient à 38 % à la Socfin, l’une des filiales du conglomérat agro-industriel et financier du milliardaire français Vincent Bolloré. «Bienvenue à Socfin-KCD Town» indique le panneau planté à l’entrée de la petite bourgade de Busra. Elle compte 849 familles bunongs (qui représentent plus des deux tiers de la population), khmères, chames et vietnamiennes ainsi qu’une dizaine d’expatriés français et belges employés par la Socfin-KCD. Le village est suspendu à 800 mètres d’altitude entre le Phnom Nam Lear cambodgien et le Vietnam. Né de la fusion de sept hameaux bunongs mitoyens, il est coupé en deux par une route de poussière rouge empruntée par les véhicules tout-terrain de la Socfin-KCD et les ko yon ou «vaches à moteur», une sorte de tracteur de fabrication locale. Busra est écrasée sous le soleil de milieu d’après-midi. La vie tourne au ralenti. Chargés de bois de grumes, deux camions kakis passent en trombe, soulevant dans leurs remous une écume rouge de poussière fine. Les engins filent tout droit vers le Vietnam dont la province du Dak Lak ne se trouve qu’à une douzaine de kilomètres. C’est depuis là qu’à la fin du XIXe siècle, des planteurs français intriguèrent auprès des autorités coloniales à Saigon dans le but d’annexer les « terres rouges » du protectorat français du Cambodge à la colonie de Cochinchine (l’actuel sud du Vietnam). Leur projet ne vit pas le jour mais il fut annonciateur de la création et de l’installation de compagnies hévéicoles en Indochine française. Parmi celles-ci figurait la Société des plantations des terres

rouges, propriété de la banque d’affaires française Rivaud jusqu’à ce que Vincent Bolloré en prenne le contrôle en 1995 par l’intermédiaire de la Socfin. Toujours avec Phlan Ret, je remonte la piste en latérite qui traverse la bourgade de Busra entre deux enfilades d’habitations en planches et tôles ondulées, coiffées pour certaines de paraboles. Nous longeons des boutiques de téléphones cellulaires, de petits commerces d’engrais, des mini-stations-service où l’on vend de l’essence en bouteille d’un litre et des cigarettes à l’unité. Puis nous atteignons sa maison, une simple cabane en planches où nous attendent déjà ses amis Prak Teang et Chaeuh Kly. Devant quelques posters kitsch de chanteuses khmères, assis sur un lit en bois au milieu de la pièce unique, le maître de maison démarre aussitôt les hostilités. «Lorsque la Socfin-KCD a pris ses quartiers à Busra en 2007, ses dirigeants se sont engagés à nous donner du travail et à améliorer notre niveau de vie. Ces deux promesses n’ont pas été tenues. Les gens travaillant dans les plantations sont obligés de quitter leur maison vers trois ou quatre heures du matin pour espérer arriver à temps sur leur lieu de travail. Si l’on rate l’appel de cinq heures trente, si on a le malheur de manquer une journée de travail, le contremaître raye notre nom du registre des journaliers. » Gros fumeur de cigarettes Ara rouge, Prak Teang poursuit la charge sur le dédommagement des terres et le montant des indemnités de déguerpissement. Il m’explique que l’entreprise a proposé trois options aux Bunongs installés sur la concession: vendre leur terrain au prix de 200 à 300 dollars l’hectare, entre sept et dix fois moins que le tarif pratiqué à Poulong, un bourg à une trentaine de kilomètres de la plantation ; ou troquer leurs terres forestières contre un lotissement à Busra ; ou encore conserver leur outil de travail, planter des hévéas et s’engager à vendre la production de latex à la Socfin-KCD: «Ils ont voulu échanger 25 hectares sur la concession contre 10 hectares dans la commune voisine. Face à leur insistance, j’ai finalement cédé et accepté leur offre. Ils ont aussitôt pris possession des lieux. Par contre, je n’ai jamais vu la couleur de leur terrain. » Assis sur ses talons, Chaeuh Kly nuance les propos de son voisin et ami : à son avis, le problème est avant tout lié au non-respect, par la direction locale de la société, des usages bunongs en matière agricole. «Nous n’avons pas “une” terre. Nous avons “des” terres. Après avoir défriché un coin de forêt et fertilisé le sol avec les cendres des souches calcinées, nous cultivons le terrain quatre, parfois cinq ans. Quand le champ montre des signes d’épuisement, nous le mettons en jachère et trouvons un autre endroit dans la forêt. Chaque famille bunong dispose ainsi de quatre ou cinq champs. Là où le bât blesse avec la Compagnie, c’est que les compensations ne portent que sur un seul terrain. Nos autres lopins de terre, la Socfin-KCD les exploite sans que nous ayions notre mot à dire.»

Calmer les esprits des vivants et des morts Dans la pénombre de la pièce, l’atmosphère devient électrique lorsque Prak Teang aborde un nouveau sujet de grief, le plus grave pour eux : « La Compagnie ne s’empare pas que des terres. Ses machines profanent aussi nos cimetières et détruisent les tombes de nos parents. » Phlan Ret perd son air désinvolte. Le visage taillé à la serpe de Chaeuh Kly s’assombrit. Prak Teang poursuit avec gravité : « Lorsque nous avons demandé des explications à la direction de la Compagnie au sujet de la destruction des sépultures, elle nous a dit que tout cela était de notre faute, que nous n’avions qu’à nous en prendre à nous-même, que nous n’avions pas à ensevelir nos défunts dans la forêt. » Afin de calmer les esprits des vi-

ACCULTURATION. Ci-dessus, la fin des pratiques d’essartage et d’agriculture itinérante participe au processus de sécularisation et d’acculturation des minorités ethniques.

PROFANATIONS.

Double page précédente: les cimetières bunongs de la forêt des génies ont été détruits par la société concessionnaire qui va aménager 3 000 hectares de pépinières d’arbres à caoutchouc.

«LA COMPAGNIE NE S’EMPARE PAS QUE DES TERRES. SES MACHINES PROFANENT AUSSI NOS CIMETIÈRES ET DÉTRUISENT LES TOMBES DE NOS PARENTS.» 34 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


vants et des morts, la société a finalement consenti à dédommager les familles concernées à hauteur de cinquante dollars (environ 35 €) par sépulture. Mes hôtes rappellent qu’en décembre 2008, le face-à-face entre la Socfin-KCD et les Bunongs a tourné au vinaigre. Excédés par les promesses non tenues et l’insulte faite aux lieux sacrés, des centaines de Bunongs occupent alors la plantation d’hévéas de Busra, incendient trois bulldozers et endommagent un quatrième. Les « paysans de la forêt » ont une unique revendication : qu’on leur rende leur terre ! Aussitôt, le gouverneur de la province déploie la police sur les lieux. Il n’y a ni blessé ni arrestation, rapporte le Cambodia Daily dans son édition datée du 22 décembre mais, toujours selon le quotidien de la capitale Phnom AAF<= F<= Penh, les meneurs de la fronde sont photographiés par les gardes chargés de la sécurité du site. Le surlendemain des incidents, la municipalité convoque une réunion de conciliation à la demande des autorités provinciales. Elle rassemble les représentants des émeutiers, les chefs des sept hameaux bunongs, une petite délégation de la Socfin-KCD, ainsi que des membres d’organisations non-gouvernementales, dont Adhoc, l’Association pour les droits de l’homme et le développement au Cambodge, une ONG installlé à Phnom Penh et qui travaille notamment dans l’assistance juridique aux personnes démunies. Un dialogue de sourds s’engage. Les Bunongs sont persuadés de leur bon droit: «Nous avons défriché la forêt et utilisons ces terrains depuis des décennies, nous en sommes donc les propriétaires. » En face, les fonctionnaires expliquent que

le droit d’usage dont bénéficie quiconque met en valeur un terrain ne signifie pas qu’il en soit de jure le propriétaire. Conseillés par les ONG, les Bunongs invoquent la loi foncière de 2001 qui prévoit l’attribution de titres fonciers collectifs aux communautés dites «autochtones», entre autres celles qui pratiquent des cultures de rotation. Directeur général de la Socfin-KCD, le Français Philippe Monnin, forte tête et spécialiste reconnu de l’hévéaculture familiale au Cambodge, promet des emplois et la création d’une école, d’un hôpital et de logements près des plantations. Il ne pourra tenir sa promesse: en désaccord avec son partenaire local Khaou Chuly Development au sortir de la réunion, Philippe Monnin est ensuite licencié et remplacé par Philippe Lemaître, ex-directeurgénéral de la Sud Comoé Caoutchouc, filiale de l’empire BolN NA=LF9E A=LF9E loré en Côte d’Ivoire. Deux ans et demi plus tard, Phlan Ret fait le bilan DD9GK 9GK de l’implantation de la Socfin-KCD : « Plus de terre à cultiver, plus de forêt où chasser, nous avons tout perdu. Les liens avec les génies sont rompus, l’avenir de nos enL@9ãD9F<= L@9ãD9F<= fants est incertain. Il n’y a ni travail, ni hôpital. Quelle solution nous reste-t-il ? Prendre les armes ? Nous n’aiF^dec F F[ [d^ > #9^_# > #9^_# mons pas la bagarre mais nous savons encore comment C _d^#L_bb[ C_d^#L_bb[ fabriquer des arbalètes. Nous nous battrons s’il le faut et je sais que les jeunes nous suivront. S’ils veulent la guerre, ils vont l’avoir. » Sitôt dit, le vieux coureur des bois se 97C8E:=; 9 7C8E:=; rétracte : « Non, ce n’est pas possible. Il ne faut pas en arriver là ! » Dans les rangs bunongs, la colère contre la Compagnie se double aujourd’hui de dégoût face aux pratiques des notables locaux, précise Phlan Ret : « Ils sont tous corrompus jusqu’à la moelle et aident les étrangers à manger la forêt des génies. » JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 35


INVESTIGATION

« NOUS AVONS TROUVÉ DES RANGÉES DE TRONCS D’HÉVÉAS LACÉRÉS DE COUPS DE COUTEAUX (...) ON SE DOUTE BIEN QU’IL S’AGIT DE REPRÉSAILLES. »

Au bord de la piste, à une centaine de mètres de sa cabane, une douzaine de belles bâtisses traditionnelles khmères sont perchées sur de solides pilotis : ce sont les logements des cadres de la compagnie. Devant la maison numéro huit, je croise Gérard Moreau. La soixantaine bedonnante, cet expert français en hévéaculture a effectué de nombreuses missions en Afrique avant d’être détaché au Cambodge par la maison-mère Socfinal. À quelques semaines de la retraite, l’agronome livre sa vision du conflit : « Les Bunongs sont gentils mais on ne peut pas leur faire confiance. Ils ne sont pas fiables. Un jour, ils viennent travailler ; le lendemain, ils sont absents parce qu’ils doivent cultiver un champ ou participer à une cérémonie quelconque. Ils ont toujours une excuse. Du travail pourtant, ce n’est pas ce qui manque sur la plantation. Le salaire est très bon en plus : cinq dollars par jour ! Vous vous rendez compte ? C’est bien mieux payé qu’en Indonésie et je ne vous parle pas de l’Afrique. Les autres, ils ont compris. Ils accourent de partout et même du Vietnam pour travailler à Busra. Ces gaillards-là, ils sont prêts à quitter leurs maisons pendant des mois et à travailler dur pour gagner plus d’argent. Mais les Bunongs, pensez-vous ! Alors de quoi se plaignent-ils ? » La destruction des tombes dans les forêts cimetières ? « Bien sûr, il y a eu des erreurs commises, de petits malentendus entre les locaux et le partenaire cambodgien. Mais rien de grave. Tout est arrangé à présent. Il n’y a plus de problème. » Tout le monde ne partage pas l’optimisme de Gérard Moreau. Plus tard dans la soirée, dans une gargote, je retrouve

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OPPORTUNITÉ.

Les plantations d’hévéas attirent un nombre croissant de travailleurs journaliers khmers, chams et vietnamiens dans les «terres rouges» du Mondolkiri.

un ancien employé de la Socfin-KCD [pour préserver sa tranquillité sinon sa sécurité et celles de notre reporter, nous ne communiquons pas le nom de cette personne, N.D.L.R.]. Devant un verre de bière tiède dans lequel flotte un morceau de glace gros comme le poing, ce Français d’une cinquantaine d’années commence par un avertissement à l’adresse de son ex-employeur : « Que la société cherche à gagner de l’argent, c’est normal mais il faut aussi savoir rester humain. » Puis il me confie combien la situation peut devenir tendue dans les plantations : « À plusieurs reprises, nous avons trouvé des rangées de troncs d’hévéas lacérés de coups de couteaux. On ne sait pas qui sont le ou les responsables mais on se doute bien qu’il s’agit de représailles. Reste à savoir si c’est un coup de folie passagère d’un Bunong sous l’emprise de l’alcool de riz ou quelque chose de plus grave.» Il signale aussi des mises en garde encore plus inquiétantes. « À proximité des excavatrices ou aux bords de la piste menant à la plantation, il m’est arrivé de trouver des obus ou des grenades datant de la guerre du Vietnam. Des munitions, il y en a des tonnes tout le long de la piste Ho Chi Minh. Mais, attention, là, elles ont été déterrées et déposées à dessein près des installations hévéicoles. » [La piste Ho Chi Minh est un réseau de routes forestières utilisées dans les années 1960 et 1970 pour approvisionner les forces communistes en guerre contre les États-Unis au Sud-Vietnam et au Cambodge, N.D.L.R.]. L’ancien de la Socfin-KCD n’en dira pas davantage. Il est près de 20 heures et, dans la nuit de la province de Mondolkiri, disparaît la forêt des génies.


PLUS LOIN

Le Cambodge est dirigé par une « élite kleptocratique » qui s’enrichit en s’accaparant les richesses nationales notamment les ressources naturelles.» Global Witness in Cambodia’s Family Trees, Washington, juin 2007, p. 6.

DOCU À qui appartient la terre ?

FOCUS

Empire Bolloré, empires coloniaux

Doan Thi Hong Le, Ateliers Varan, 2010, 54’00”.

l

Cet époustouflant documentaire raconte l’histoire d’une brutale dispute foncière au centre du Vietnam. Comme dans la province cambodgienne du Mondolkiri, un bras de fer se joue entre deux parties aux intérêts inconciliables : d’un côté les paysans d’un village près de la ville de Danang, de l’autre une société privée qui construit un golf sur leurs terres d’habitat et de culture. Les villageois se plaignent avant tout des produits chimiques étendus près de leurs maisons pour faire pousser le beau gazon vert qui plaira aux golfeurs. Puis pour la scène la plus poignante de ce film disponible en version française aux ateliers Varan (Paris), la réalisatrice a planté sa caméra au cœur d’une désespérante réunion de conciliation qui se termine sur un piteux constat d’échec : les villageois, lâchés par des notables locaux dégoulinant de paternalisme, doivent abandonner leurs rizières, leurs potagers et leurs maisons pour laisser place aux somptueuses villas construites le long du parcours en dix-huit trous qui s’étendra sur 125 hectares.

LOGISTIQUE, TRANSPORT, MATIÈRES PREMIÈRES... LE GROUPE BOLLORÉ, PAR L’ENTREMISE DE PLUSIEURS FILIALES, S’EST TAILLÉ UN ROYAUME SUR LES VESTIGES DE L’EMPIRE COLONIAL FRANÇAIS. incent Bolloré est l’héritier d’une dynastie de papetiers bretons. Avocat d’affaires pour la Compagnie financière Edmond de Rothschild, il décide très tôt de diversifier les activités de l’entreprise familiale en difficulté et devient le créateur d’un conglomérat qui, année après année, prend la dimension d’un groupe mondial. En 2004, la galaxie Bolloré figure parmi les deux cents premiers groupes industriels européens et les cinquante premiers français. En 2007, elle réalise six milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploie 6 000 personnes dans l’Hexagone. Bolloré est un acteur puissant dans le transport, la logistique et la distribution d’énergie. Il est l’un des leaders mondiaux du film plastique ultrafin. Il est présent dans l’industrie du papier. Depuis les années 2000, il se développe dans l’automobile (Blue Car), les médias (Havas) et les télécommunications (Bolloré Telecom). Un des talents de Vincent Bolloré est sa capacité à se faire adouber par les « grands » de la finance européenne. Ce fut le cas avec Antoine Bernheim, associé gérant de la banque Lazard, et avec le comte Édouard de Ribes, qui avait la haute main sur l’empire Rivaud, un remarquable et opaque entrelacs de sociétés provenant de l’époque coloniale. Dans l’entre-deux-guerres, les familles de Beaumont et Rivaud se sont taillé un véritable empire dans les colonies européennes d’Asie du Sud-Est et d’Afrique, notamment dans le secteur de l’hévéaculture : leurs plantations en Malaisie, dans l’ex-Indochine française et dans les Indes néerlandaises (la future Indonésie) employaient une main-d’œuvre peu onéreuse qui approvi-

V

sionnait le monde industriel en caoutchouc. Au fil des ans et des vicissitudes géopolitiques et fiscales, cet empire s’est appuyé sur le système bancaire suisse, la législation peu contraignante du Grand-Duché de Luxembourg et le paradis fiscal du Liechtenstein. Progressivement, Vincent Bolloré, associé à la famille belge Fabri et au comte Édouard de Ribes, a pris les rênes de cet ensemble convoité par le gotha de la finance mondiale. Entre les actionnaires minoritaires, les parts des fondateurs, parfois rachetées à leur valeur nominale (cent ou mille fois inférieure à leur valeur réelle), les avoirs détenus par de mystérieuses fondations logées au Liechtenstein et les participations croisées, il est impossible pour un noninitié d’évaluer la vraie dimension de cet ensemble tentaculaire, dont fait partie la Socfin, qui investit dans la culture de l’hévéa au Cambodge (province de Mondolkiri). La Socfin a son siège au Luxembourg, ce qui offre de nombreux avantages en matière de publicité des comptes et de fiscalité. Comme la plupart des hommes d’affaires, Vincent Bolloré s’est ménagé d’utiles relations avec le monde politique. Pour rappel, il faisait partie des invités de la fastueuse réception du Fouquet’s, le 6 mai 2007, célébrant la victoire présidentielle de Nicolas Sarkozy. Le fait que le président de la République française choisisse le yacht et le jet de Vincent Bolloré pour prendre le repos qu’il estimait avoir mérité après son épuisant marathon électoral, suffit à asseoir l’image de celui que la presse qualifiait à ses débuts de « petit prince du cash flow ». FRANCIS CHRISTOPHE

MILLIARDAIRE. Selon l’hebdomadaire « Challenge », Vincent Bolloré, président du groupe éponyme, figurait en 2010 à la 11e place du palmarès des plus grandes fortunes de l’Hexagone. BENOÎT TESSIER / AFP

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DOSSIER FRANCE-CHINE

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JE T’AIME, MOI NON PLUS

AU PAYS DE MARIANNE, LE PRÉSIDENT CHINOIS EST UN HOMME COMBLÉ : LA FRANCE EST LE PAYS D’EUROPE LE PLUS SENSIBLE AU LOBBYING POLITIQUE ET CULTUREL DE PÉKIN, MALGRÉ QUELQUES VOIX CRITIQUES.

TEXTES FRANCK RENAUD ILLUSTRATIONS TOTONUT

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DOSSIER FRANCE-CHINE

DE LA POLITIQUE AUX AFFAIRES, CES ÉLITES FRANÇAISES AMOUREUSES DE LA CHINE DU PARTI SOCIALISTE À L’UMP, LA PUISSANCE CHINOISE FASCINE UNE PARTIE DU PERSONNEL POLITIQUE FRANÇAIS, DES CABINETS MINISTÉRIELS AUX HÔTELS DE VILLE ET DE RÉGION.

DES MILLIERS D’EXÉCUTIONS D’APRÈS AMNESTY INTERNATIONAL, LA CHINE EST LE PAYS QUI APPLIQUE LE PLUS AU MONDE LA PEINE DE MORT: CHAQUE ANNÉE, DES MILLIERS DE PERSONNES SONT EXECUTÉES ET PÉKIN SE REFUSE À COMMUNIQUER LE NOMBRE PRÉCIS, CLASSÉ SECRET D’ÉTAT EN CHINE.

affarin, Giscard d’Estaing (Henri et Nicolas), Bussereau et les autres : « À 20 ans, on ne peut être un sinologue, on n’a pas à jouer les spécialistes mais on a des yeux pour voir. » Sur la photo en noir et blanc de la quatrième de couverture du livre La vie en jaune, Sept jeunes giscardiens en Chine populaire, autant de jeunes Français décontractés prennent la pose, au milieu d’enfants chinois. Sourires discrets, sur fond d’arbres épanouis. C’est l’été 1976. La révolution culturelle chinoise et Mao se meurent tandis que la France transpire sous la canicule et s’assoupit sous le giscardisme. À trente-cinq années de distance, les cheveux ont blanchi ou se font rares, les traits de certains se sont épaissis. Tous ont réussi, dans la politique comme dans les affaires. Ils étaient alors de « jeunes giscardiens » embarqués dans une visite en Chine, « première délégation politique de jeunes invitée par le gouvernement chinois depuis la révolution culturelle. » Dominique Bussereau, alors responsable de Génération sociale et libérale, le mouvement des jeunes supporters du président de la République Valéry Giscard d’Estaing, les présente ainsi aux officiels qu’ils rencontrent : « [...] Notre délégation comporte des spécialistes : Jean-Pierre Raffarin pour l’agriculture et le travail manuel, Henri Giscard d’Estaing pour l’économie, Benoît Roger-Vasselin pour l’enseignement, Nicolas Giscard d’Estaing pour les affaires internationales et le protocole, Pierre Simonet pour le tiers-monde et la coopération avec les pays en voie de développement, Marc-Philippe Daubresse pour les questions internationales. »

Jeunes giscardiens en Chine postmaoïste Depuis, à trois d’entre eux, la République a déroulé le tapis de carrières ministérielles. Jean-Pierre Raffarin a été premier ministre de Jacques Chirac de mai 2002 à mai 2005, avant de retrouver son siège de sénateur de la Vienne et de garder un rôle d’homme d’État au gré des missions confiées par Nicolas Sarkozy. Son complice Dominique Bussereau, le chef de la délégation de 1976, a survécu aux trois gouvernements Raffarin, à celui de Dominique de Villepin et aux deux premiers de François Fillon : secrétaire d’État ou ministre de 2002 à 2010, une belle longévité. Marc-Philippe Daubresse, aujourd’hui député du Nord, a également occupé des fonctions gouvernementales sous Chirac comme sous Sarkozy. À la lisière de la politique et des affaires, Henri Giscard d’Estaing, fils aîné de l’ex-président de la République, dirige le Club Méditerranée, fleuron du tourisme qu’il a ouvert en 2010 à un investisseur privé chinois : le groupe Fosun International, dont le siège se trouve à Shang-

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hai, doit aider le Club Med à conquérir la Chine et l’Asie avec des villages vacances haut de gamme. Benoît RogerVasselin dirige les ressources humaines du groupe de communication Publicis et préside la commission « Marché du travail, emploi et formation » du Medef, l’organisation patronale française. Pierre Simonet est à la tête d’une société de conseil. Quant à Nicolas Giscard d’Estaing, cousin d’Henri, il figure parmi les directeurs de la Compagnie financière Edmond de Rotschild. À l’orée de leur carrière, ces sept-là découvrent une Chine empesée, encore boursoufflée des illusions meurtrières de la révolution culturelle. Ils en dressent le récit dans un livre publié un an après leur voyage très encadré, à la mi-1977. La vie en jaune est un carnet qui se veut distancié – au moins dans l’écriture –, regard de jeunes libéraux sur une dictature cacochyme repliée sur elle-même, aux discours stéréotypés. Drôle de « vie en jaune, un jaune blafard, terne et amer » notent-ils, et leur délégation est vaccinée à jamais contre le maoïsme. Mais comment perçoivent-ils la Chine, « pays cabalistique » qu’ils sont précisément venus « tenter de déchiffrer » ? Au fil des pages et des rencontres, le lecteur sent parfois poindre un peu plus que le simple intérêt, parfois une franche admiration. Exemple : « À notre retour [en France], certains de nos amis qui se tricotent pour pas cher une bonne petite conscience libérale ont ricané en écoutant notre récit. Ils diront ce qu’ils voudront, mais la Chine applique en partie le système de valeurs que nous sommes en train de larguer : le sens du devoir, la glorification du travail, le dévouement à la nation, notamment.»

De la sino-attitude à la sino-béatitude Faut-il chercher dans les pages de La vie en jaune, initiation de Jean-Pierre Raffarin à la Chine, les prémices d’un engagement sur la durée ? Car il faut accorder à l’émissaire de Nicolas Sarkozy, envoyé à Pékin en avril 2008 pour apaiser la colère chinoise après le calamiteux passage de la flamme olympique à Paris, une certaine constance dans le goût de la Chine, une forme de persévérance sinophile, gavée d’évidences assénées. Pioché au hasard, en conclusion d’une tribune publiée dans l’édition du journal Le Monde du 27 août 2008 après « le succès » des Jeux olympiques de Pékin : « La paix du monde ne sera pas assurée sans la Chine. Nos destins sont liés. Les partenaires de ce pays doivent maintenant l’aider, avec amitié et franchise, à assumer sa nouvelle position, ses responsabilités, en première ligne des nations.» Depuis septembre 2005, quelques mois après son départ de Matignon, il tient un blog avec assiduité : le Carnet de JeanPierre Raffarin. Son engouement pour la Chine s’y expose chaque semaine, dans son agenda hebdomadaire ou au fil des messages. Déjeuners réguliers avec l’ambassadeur de Chine en France, Kong Quan ; inauguration d’une exposition consacrée à la sagesse de Confucius ; remise de diplômes à des étudiants chinois de l’École supérieure de commerce de Paris dont il est lui-même diplômé ; et les voyages en Chine, pas moins de cinq en 2010, année record, selon les calculs de l’ex-Premier ministre! Jean-Pierre Raffarin et la Chine, ou la dérive des sentiments : de l’intérêt à l’amitié, de la sino-attitude à la sino-béatitude. M. Raffarin, que nous souhaitions interroger à ce sujet, n’a jamais


répondu à nos sollicitations mais nous en a dit beaucoup sur son blog. Il chronique ses déplacements et traite surtout de... lui et de sa relation à la Chine. En novembre 2007, il accompagne Nicolas Sarkozy pour son premier voyage officiel en tant que président de la République. Il livre en Chine ses commentaires à chaud : « Les dirigeants chinois ont accueilli Nicolas Sarkozy avec les plus grands égards. Ils ont d’évidence décidé d’investir sur lui comme leader européen. » Une évidence que la suite des événements et la glaciation des relations bilatérales viendront atténuer... Qu’importe, « dans le Palais du peuple, le président Hu Jintao m’a pris à part pour me dire : je n’oublierai jamais votre voyage officiel de Premier ministre en 2003 pendant le Sras [Syndrome respiratoire aigu sévère, N.D.L.R.]. » Le Premier ministre avait alors été un des rares dirigeants à oser faire le voyage de Pékin en proie à cette maladie foudroyante, dans une capitale mise «sous cloche» après que le pouvoir chinois a nié l’épidémie durant plusieurs semaines. Fin avril 2010, nouvelle visite d’État à Pékin et Shanghai du président français, qui effectue le voyage avec Carla Bruni. Jean-Pierre Raffarin, monsieur bons offices envoyé recoller les porcelaines cassées de l’année 2008, est de la partie. Ses lecteurs accèdent à quelques révélations qui ont le goût du réchauffé : « Les séquences “émotion” n’ont pas manqué lors des rencontres officielles, pour moi, quand le président Hu m’a donné l’accolade en rappelant ma visite de 2003 pendant l’épidémie du Sras. » Les officiels chinois savent sur quels ressorts jouer avec Jean-Pierre Raffarin. « Les Chinois le connaissent par cœur, avoue un fonctionnaire qui, en poste à l’ambassade de France, a pu observer plusieurs voyages de l’élu de la Vienne en Chine. Avec lui, c’est simple : il suffit de s’appuyer sur son égo démesuré. » En effet le sénateur ne déteste pas se mettre en avant, comme dans la première phrase de ce post sur Internet daté du 29 novembre 2007 : « Je prends la plume dans l’Airbus A330 de China Eastern – un Airbus neuf que j’avais vendu à la Chine en 2003 – qui va me conduire de Pékin à Shanghai. » L’ancien Premier ministre décroche haut la main le titre de

FIN DE NONRECEVOIR.

Jean-Pierre Raffarin, devenu le plus sinophile des jeunes giscardiens de 1976, n’a pas donné suite aux demandes d’interview d’Asies.

meilleur ami de la Chine au sein de la classe politique française. Tant et si bien que lorsque que filtre, au début de l’année 2010, qu’il a décliné quelques mois plus tôt la proposition de Nicolas Sarkozy d’être nommé ambassadeur de France en Chine, des observateurs – critiques – des relations franco-chinoises se moquent : « À quoi bon ! Il est déjà ambassadeur de Chine en France ! » Son activisme l’autorise à éclipser le mentor de ses jeunes années, Valéry Giscard d’Estaing, visiteur régulier de Pékin et Shanghai où il donne des conférences. Ce brevet d’amitié franco-chinoise, Georges Frêche, président du conseil régional de Languedoc-Roussillon, le lui a contesté jusqu’à son décès fin octobre 2010, quelques jours après être rentré d’un voyage en Chine : «protégé» de Pékin depuis son équipée maoïste des années soixante au sein de la Fédération des cercles marxiste-léninistes, le maire de Montpellier avait jumelé sa ville dès 1982 avec Chengdu, la capitale de la province du Sichuan, signant là une première européenne. Même l’ancien président Chirac se voit dépassé. Il a pourtant signé le 16 mai 1997 la Déclaration conjointe pour un partenariat global entre la France et la Chine lors de sa visite d’État à Pékin, qui sert encore de missel aux relations bilatérales après avoir été hissé en octobre 2004, toujours sous sa houlette, en « partenariat stratégique global ». Le retraité le plus apprécié des Français a beaucoup donné de sa personne sur l’autel de l’amitié franco-chinoise : il est même allé jusqu’à accorder un siège au conseil d’administration de la Fondation Chirac, de 2008 à 2010, à Wu Jianmin, ancien ambassadeur de la République populaire en France et ex-président de l’Institut de diplomatie de Chine, l’école des diplomates de Pékin. Pourquoi pas ? Sauf que ce diplomate doué, né en 1939 dans la province côtière du Jiangsu, diplômé en français de l’Institut des langues étrangères de Pékin, interprète de Mao Zedong, Zhou Enlai et Deng Xiaoping après être entré en diplomatie à l’âge de 22 ans, n’a pas forcément le profil d’un humaniste. « Wu Jianmin est un remarquable francophone. Mais ce

n’est certainement pas un ami de la France, accuse le général de JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 41


DOSSIER FRANCE-CHINE «NOUS N’AVONS PAS DE POSITION PRAGMATIQUE. SOIT LA CHINE EST GÉNIALE, SOIT C’EST LE PÉRIL JAUNE ET LES CHINOIS SONT À NOS PORTES! TOUT CELA FAVORISE UN CERTAIN NOMBRE DE POSTURES QUE LA CHINE UTILISE.» DAVOS ASIATIQUE. «Hu

Jintao m’a convié à assister ce soir ce soir au dîner de cloture de la réunion des BRICS, les 5 grands émergents (...) Je dois cette exceptionnelle invitation à mon élection comme membre du Board du Boao Forum» (Jean-Pierre Raffarin, 14 avril 2011).

brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et attaché de l’air à l’ambassade de France à Pékin au début des années 1990. Il l’a largement démontré quand il était porte-parole du ministère des Affaires étrangères après les événements de Tiananmen [poste occupé de 1991 à 1994] et l’a confirmé quand il était ambassadeur à Paris [de 1998 à 2003]. Son arrogance, son entrisme, son professionnalisme dans la désinformation et son utilisation de la langue de bois ont été remarqués par tous ceux qui ont eu l’occasion de le voir de près. » Pour compléter ce portrait, notre collaborateur, le journaliste Roger Faligot, précise dans Les services secrets chinois. De Mao à nos jours que l’épouse de Wu Jianmin, Shi Yanhua, officiellement «conseiller» à l’ambassade de Chine à Bruxelles puis à Paris et ambassadrice au grandduché de Luxembourg dans les années 1990, s’occupait en fait de coordonner le renseignement politique en Europe, ciblant l’activité des services secrets de Taiwan. Wu Jianmin siège encore au conseil d’administration de la Fondation Carrefour, numéro deux mondial de la grande distribution, à la tête de 180 magasins en Chine, en tant que «personnalité extérieure qualifiée». « Diplomate remarquable » selon le site Internet de la fondation, il se prononce sur ses orientations. En Chine, la fondation finance aussi bien des projets (formation d’orphelins à un métier, par exemple) que des aides d’urgence suite à des catastrophes naturelles.

77 C’EST, EN 2011, LE NOMBRE DE «NET CITOYENS» CHINOIS EMPRISONNÉS POUR S’ÊTRE EXPRIMÉS DANS LE CYBERESPACE, SELON REPORTERS SANS FRONTIÈRES. LA CHINE SE CLASSE ACTUELLEMENT 168E SUR 178 PAYS DANS SON BAROMÈTRE MONDIAL SUR LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Un esprit peu critique à la mairie de Paris La Chine est un grand marché et le mélange business-politique compose un cocktail propice aux dérapages sinolâtres, à gauche aussi. Christophe Girard porte une double casquette. Adjoint à la culture du maire socialiste de Paris, sa vie professionnelle l’a conduit depuis 1999 au groupe de luxe LVMH, où il dirige la stratégie mode. Le 20 avril 2008, en pleine crise sino-française après les déboires de la flamme olympique dans les rues parisiennes, il s’épanche dans le Journal du Dimanche, fustigeant le dalaï lama que la ville de Paris s’apprête alors à faire citoyen d’honneur : «Le dalaï lama est à mes yeux, comme [le pape] Benoît XVI, particulièrement réactionnaire.» Et il ajoute : «La Chine s’est éveillée et elle ne manquera pas de nous émerveiller. C’est un pays qui est en train d’inventer sa propre démocratie dans un contexte culturel que, parfois, les Occidentaux ne connaissent pas ou ne comprennent pas. » Il ne s’agit pas ici d’un dérapage incontrôlé, d’un accident. Christophe Girard ressort sa réthorique relativiste deux ans plus tard, alors qu’il vi-

42 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

site l’Exposition universelle de Shanghai, dans un entretien avec un quotidien chinois, le Dongfang Zaobao (Matin de l’Orient). Questionné sur les dossiers qui fâchent entre la France et la Chine, il positive : « Quant aux divergences qui existent entre nos deux pays, il n’y a pas seulement le problème du Tibet, il y a d’autres problèmes dont principalement celui des droits de l’homme. Mais, j’ai constaté que la Chine a fait de grands et continuels progrès en matière des droits de l’homme. Aujourd’hui, j’ai l’occasion de discuter ici avec un jeune journaliste de sujets concernant la démocratie, les droits de l’homme et l’homosexualité, cela prouve qu’il y a eu effectivement un progrès dans le sens de la démocratie. » Le fait que la Chine constitue un réservoir de croissance pour LVMH reste sans doute étranger à ces propos. D’autres se font plus discrets. Ils ne parlent pas à tort et à travers. Une carrière de haut diplomate habitue à la discrétion. C’est ainsi qu’un ancien ambassadeur de France en Chine à la retraite apporte ses conseils et son carnet d’adresses à un des deux géants des télécoms chinois dans leur offensive sur la France et l’Europe. Un lobbying, élément assez rare pour être souligné, bénévole. « Il a une fascination pour la Chine qui s’en est sortie», note une de ses relations. Lorsque nous évoquons les sino-béats avec Emmanuel Puig, enseignant chercheur à l’Institut d’études politiques de Lille, spécialiste de l’industrie de défense chinoise, sourit devant son café. Pourtant la relation franco-chinoise ne le fait pas rire : « Nous n’avons pas de position pragmatique. Soit la Chine est géniale, soit c’est le péril jaune et les Chinois sont à nos portes ! Tout cela favorise un certain nombre de postures que la Chine utilise. Il faut arrêter de se la raconter et trouver un entre-deux. On veut faire du business ? Alors il faut se demander ce qu’on va donner et ce qu’on va recevoir. C’est quand même le b.a.-ba. Mais comme c’est la Chine, les hommes d’affaires en oublient les fondamentaux les plus élémentaires du marché.» Peu avant de rentrer en France lors de ce fameux été 1976, JeanPierre Raffarin et ses camarades jeunes giscardiens avaient rencontré le premier secrétaire de la Ligue de la jeunesse communiste de Pékin. Luo Hei prononça une phrase prémonitoire: «Nous avons, certes, vous et nous, des conceptions diamétralement opposées, mais les continents se rapprochant grâce aux grands moyens modernes de communication, peut-être, un jour, nos générations seront-elles appelées à plus ou moins se côtoyer. » Ce que n’avait pas deviné ce cadre éminent du pouvoir pékinois, c’est que ce rapprochement irait jusqu’à des déclarations d’amour sur Internet de la part d’un des plus hauts personnages politiques français: « Décidément j’aime la Chine », s’y enflamme Jean-Pierre Raffarin. M. le Premier ministre oublie que, obnubilée par les rapports de force internationaux, la République populaire respecte souvent plus ceux qui lui résistent que ceux qui se proclament ses amis.

www.webasies.com/node/090611sino-beatitude01 Texte

> Georges Frêche, Mao mon amour (Roger Faligot)

Texte

> Le Parti communiste, vieil ami chinois de l’UMP (Franck Renaud)

Blog

> Le Carnet de Jean-Pierre Raffarin et Le Blog de Jean-Pierre Raffarin


LE BERRY, TÊTE DE PONT DES ENTREPRISES CHINOISES EN EUROPE À CHÂTEAUROUX À PARTIR DE 2012, L’ANCIENNE BASE AMÉRICAINE DE L’OTAN DEVIENDRA UN PARC INDUSTRIEL CHINOIS AVEC LA BÉNÉDICTION DES PLUS HAUTES AUTORITÉS DE PARIS ET PÉKIN.

HIGH TECH.

Selon ses promoteurs, le Châteauroux Business District doit prioritairement accueillir des entreprises chinoises dans les secteurs technologiques et des énergies renouvelables.

es militaires vont partir en 2012. Les Chinois arrivent, c’est ce qu’on dit. Certains y croient, d’autres non. On n’a pas plus d’information que ça... » Le Domaine de Beaumont s’étend au bout d’un chemin de terre dans la verte et plate campagne du Berry, à environ 230 kilomètres au sud de Paris. Le propriétaire y reçoit des chevaux en pension et produit un fromage de chèvre, un valençay, soigneusement abrité dans des frigos en fonction de sa date d’affinage. À deux minutes de voiture, une interminable ligne droite bitumée est bordée d’un côté de petits immeubles sans charme et de l’autre de hangars en déconfiture cernés d’une piste : la base militaire de la Martinerie. Derrière le grillage, la devise du 517e régiment du train, « Solide et sûr », s’élève sous son emblème composé de trois éléphants. Le régiment a connu son heure de gloire durant la guerre d’Indochine, au

Laos et en Annam (l’actuel centre du Vietnam), assurant le transport des troupes et le ravitaillement. Surnommé depuis « le régiment du million d’éléphants », il sera rayé de la carte militaire française à la mi-2012 : un coup dur pour Châteauroux et le département de l’Indre, avec 1 200 emplois militaires et civils qui vont disparaître. Quand Gil Averous a pris la tête du cabinet du sénateur-maire UMP de Châteauroux Jean-François Mayet, en décembre 2008, il n’avait vraiment pas la tête en Chine. Une zone économique «écologique» était dans les cartons sur un site attenant à l’emprise militaire. Deux ans après, dans son bureau perché aux étages de la mairie et envahi de parapheurs, le jeune directeur de cabinet débordé tend à ses visiteurs une carte de visite en français et en mandarin. Le Châteauroux Business District est passé par-là. Le Berry se met au chinois. La Chine y lance son projet d’implantation d’entreprises le plus ambitieux en Europe, soigneusement sélectionné au détriment de l’Allemagne et des Pays-Bas. Une volée de marches à grimper et s’offre à nous une vue imprenable sur une portion de piste de l’aéroport militaire. Mark Bottemine en connaît l’histoire par cœur. Si la Chine atterrit à Châteauroux, c’est un peu grâce à lui. La région Centre a récupéré la gestion de l’aéroport et de sa plate-forme début 2007. Il en a pris la direction quelques mois après. Il hérite d’un aéroport «un peu atypique», legs de la présence de l’US Army à Châteauroux. De 1951 à 1967, le Châteauroux Air JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 43


DOSSIER FRANCE-CHINE Depot a accueilli la plus importante base aérienne et logistique américaine d’Europe, jusqu’au retrait effectif de la France du commandement intégré de l’Otan annoncé par le général de Gaulle l’année précédente. La piste est longue de 3 500 mètres. « Ça permet d’accueillir tous les appareils civils et militaires qui volent, comme l’Airbus A380. Le seul que nous ne pouvons pas recevoir, c’est la navette spatiale !»

Châteauroux n’est pas le désert de Gobi En prenant les commandes de ce bel outil, Mark Bottemine a une idée derrière la tête : « Draîner du fret chinois vers Châteauroux », un fret qui transite surtout par les Pays-Bas, l’Allemagne et la Belgique. Il s’adresse à un ami franco-chinois, rencontré à Tours, pour tâter le terrain. Yang Junmin, 45 ans et originaire de la province de Shaanxi, a lancé les «mariages romantiques» pour jeunes couples chinois au fil des châteaux de la Loire. Il possède aussi une société à Paris – Evolyse Group – et représente les intérêts de la région Centre à Pékin. Surtout, sésame indispensable en Chine, son carnet d’adresses est bien garni. « Yang Junmin a un réseau de relations en Chine», note sobrement le «dircab» Gil Averous. Un peu plus même: l’homme a travaillé dans les gouvernements de deux provinces chinoises – dont la province insulaire de Hainan, à une époque où le régime y testait l’ouverture économique, précise Mark Bottemine – et a ainsi côtoyé certains responsables du Parti communiste chinois. « C’est un facilitateur entre la France et la Chine, ajoute-t-il. Il est très introduit.» À défaut de l’idée initiale du fret, un projet émerge au gré des discussions avec les délégations chinoises qui se succèdent à Châteauroux. L’aéroport ne compose plus qu’une pièce du puzzle: «L’idée est d’attirer des entreprises chinoises qui ont une démarche de qualité et de recherche-développement, de les aider à s’implanter à l’étranger puis de les accompagner pour qu’elles deviennent vraiment internationales. En Chine, les entreprises se développent grâce à des parcs d’activités qui proposent des services. Pourquoi ne pas essayer de faire la même chose ici ?» À l’échelle chinoise, Châteauroux et son agglomération ressemblent à un hameau perdu au milieu des champs. La préfecture de l’Indre compte moins de 50 000 habitants, les douze communes de l’agglomération à peine 77 000. «Ce n’est quand même pas le désert de Gobi, tempère Mark Bottemine. Il n’y a aucun souci d’accueil des avions, du foncier est disponible, on n’est pas si éloigné des grands marchés avec des connexions logistiques dans une région qui est la cinquième région industrielle française... L’ensemble correspond à un embryon de cahier des charges. » En tout état de cause, Yang Junmin y croit et embarque un ami dans l’aventure. Jacques Gautherie, 68 ans, ancien dirigeant du groupe de BTP Vinci, a fondé sa société d’ingénierie. Il se rapproche d’une organisation chinoise, la World Eminence Chinese Business Association, hébergée dans le même immeuble que son bureau à Pékin. L’association affime fédérer 500 des plus grosses entreprises chinoises et regrouper plusieurs milliardaires. Sur son site Internet wecba.org, ce lobby annonce «promouvoir les échanges et la coopération avec les services gouvernementaux » et vendre des services de consultance, sans omettre des actions de charité. Yang Junmin enrôle encore le Centre international d’échange de l’industrie légère, qui réunit plusieurs centaines de milliers d’entreprises. «Quand on a senti que la mayonnaise prenait », se souvient Mark Bottemine, ses promoteurs ont impliqué les collectivités locales dans l’affaire: la ville de Châteauroux, son ag-

IRONIE DE L’HISTOIRE.

Le régiment du «million d’éléphants», qui s’illustra en Indochine française, plie bagage et laisse la place aux quarante premières sociétés chinoises attendues en 2012.

glomération, le conseil général de l’Indre, la Chambre de commerce et d’industrie du département. Un consensus s’établit, au-delà de divergences politiques – la région est à gauche, Chateauroux et le département à droite. En Chine aussi, le projet prend de l’ampleur et s’officialise. Dans un pays où on ne peut pas toujours distinguer la frontière entre le secteur privé et l’État, le dossier Châteauroux se retrouve rapidement porté au niveau gouvernemental: «Il a valeur de vitrine et d’expérimentation», affirme le patron de l’aéroport. Une délégation berrichonne s’envole pour Pékin et Shanghai en juin 2009, élus en tête. Ils en reviennent avec un accord scellant la création de la zone économique franco-chinoise de Châteauroux. Elle porte sur 850 hectares, pour partie libérés par le départ des militaires. Certains des équipements qu’ils abandonnent, leur « base vie », pourront être recyclés pour les entreprises chinoises qui s’implanteront. Le tout s’intégrera dans une zone dite HQE, pour Haute qualité environnementale. La première tranche du projet annonce un investissement de 500millions d’euros (M€) sur cinq ans. Avec des aides de l’État (exonérations fiscales, sociales...), « trois dispositifs de nature à permettre aux investisseurs de mieux résister aux risques financiers », comme l’écrit joliment une plaquette de présentation du projet. À plus long terme, des centres de recherche et développement et une université sino-française – en partenariat avec des établissements chinois privés – pourraient sortir de terre. «Les premières entreprises arriveront groupées», promet Gil Averous. Ces porte-drapeau de l’internationalisation des firmes chinoises appartiendraient au secteur du bâtiment et des travaux publics (China Cons-truction Group Inc., Sany Heavy Industry Co. Ltd) ou encore à celui des énergies propres (Eopply New Energy Technology Co. Ltd, China Shaanxi Yulin Huayang New Energy Co.), dans la logique d’une ambition que ses promoteurs chinois veulent « exemplaire», selon le directeur de cabinet de la mairie. Si Châteauroux et son agglomération misent gros, les promoteurs privés de l’opération jouent leur réputation sinon leur chemise. Les annonces ne donnent pas dans la demimesure. La première tranche du projet représente à elle seule plus d’une fois et demi le stock d’investissements chinois en France à fin 2008, soit 303 M€ selon les données de la Banque de France. Alors qu’une forme de protectionnisme et de contrôle des investissements étrangers se dessine en Europe à la faveur de la crise économique internationale, le Châteauroux Business District fait le pari d’européaniser des produits en provenance de Chine. Le tour de passe-passe est légal: les produits assemblés dans le Châteauroux Business District, à partir de pièces en provenance de Chine, bénéficieront du label «Made in France», alors qu’à tort ou à raison le «Made in China» reste l’objet de regards souvent soupçonneux. D’après Gil Averous, «pour les entreprises chinoises, l’intérêt en venant à Châteauroux est de se rapprocher de leurs clients, en Europe comme en Afrique du Nord ou au MoyenOrient, et d’être présentes en terme de service après-vente. »

Plus sino-français que franco-chinois Au fil de leurs négociations et voyages en Chine, les élus et promoteurs de la zone de développement franco-chinoise ont acquis une certitude : le soutien des plus hautes autorités françaises doit renforcer le dossier berrichon. «Nos partenaires chinois attendent un geste fort de l’État français démontrant son soutien officiel à ce projet», est-il mentionné

«POUR LES ENTREPRISES CHINOISES. L’INTÉRÊT EN VENANT À CHÂTEAUROUX EST DE SE RAPPROCHER DE LEUR CLIENTS EN EUROPE, AFRIQUE DU NORD OU MOYEN-ORIENT, ET D’ÊTRE PRÉSENTES EN TERME DE SERVICE APRÈS-VENTE. » 44 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


– et surligné en jaune – dans une note de présentation. Ils obtiennent magnifiquement satisfaction le vendredi 5 novembre 2010, au deuxième jour de la visite d’État du président chinois Hu Jintao en France. Le Châteauroux Business District s’invite ce jour-là à Paris. Dans les salons du luxueux hôtel Meurice, en face du jardin des Tuileries, élus et promoteurs du projet le présentent à la presse et à nombre d’hommes d’affaires de la délégation de Hu Jintao. Tout ce beau monde débarque tout juste des locaux du Medef (le Mouvement des entreprises de France) et d’une séance de signatures d’accords, en présence de Christine Lagarde, ministre française de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi et de Chen Deming, ministre chinois du Commerce. Dans la plus pure tradition des deux pays, le business privé reçoit la bénédiction des pouvoirs publics à l’occasion d’une visite d’État. Devant un panneau associant les logos de la Communauté d’agglomération castelroussine et du Châteauroux Business District – il symbolise le yin et le yang, et reprend le bleu-blanc-rouge du drapeau français et le rouge du chinois –, à côté d’une maquette flambant neuf du projet, toutes les parties intéressées en vantent les atouts : « Positionnement stratégique », « Projet d’intérêt national », et caetera, et caetera. La conférence de presse officialise le rôle moteur de la

Société sino-française de développement économique de Châteauroux (SFDEC). Créée en juillet 2009, cette structure au capital de 10 000 € est privée. Elle a pour objet le « montage d’opérations financières, commerciales et immobilières. » C’est à elle que la Communauté d’agglomération castelroussine vend les terrains viabilisés, que la SFDEC commercialise ensuite auprès des entreprises chinoises. La société est présidée par un homme d’affaires chinois de 53 ans, Shao Peng’en. Il dirige Dalian Xinchen Century Group Co. Ltd, un développeur immobilier créé en 2002 à Dalian, la capitale de la province du Liaoning, dans le nordest du pays. Yang Junmin et Jacques Gautherie composent le reste du tour de table. Si la SFDEC figure en première ligne, ses actionnaires ont fondé une deuxième société, la

SEC, pour Société d’exploitation sino-française de la zone de développement économique de Châteauroux. Avec un capital de 1 000 €, elle se charge de « toute activité d’exploitation de biens immobiliers, d’hôtels, de centres commerciaux, etc. ». Elle entretient aussi une activité de conseil auprès des entreprises et collectivités, des services précieux pour les investisseurs en provenance de Chine. Les parts de la SEC sont détenues majoritairement par les Chinois. Shao Peng’en en détient la moitié et le Centre international d’échange de l’industrie légère (qu’il préside) prend 10%. Jacques Gautherie apparaît à travers sa société Alphadeal (20%), Yang Junmin en nom propre (20%). Si l’opération s’affiche résolument sino-française, les partenaires chinois tiennent fermement les commandes. Shao Peng’en qualifie cette aventure d’« exemple de délocalisation inversée. » Les élus locaux de Châteauroux, de droite comme de gauche, lui emboîtent le pas en chœur: comme tous les responsables des pays qui accueillent des entreprises étrangères, ils affirment qu’ils espèrent voir rapidement du travail se créer pour leurs concitoyens. Les documents du projet précisent noir sur blanc que quatre mille emplois sont promis, à échéance de dix ans, occupés à 80% par des employés français : « Des personnes en recherche d’emploi dans l’Indre, des personnels militaires en reconversion et ces emplois nouveaux attireront des familles dans notre département.» Seule voix discordante dans cette belle et optimiste unanimité, Paulette Picard, présidente de la Chambre de commerce de l’Indre : « Tout ceci prendra du temps, les premières implantations d’entreprises chinoises sont programmées pour la fin de l’année 2012. » Lors de la conférence à l’hôtel Meurice, elle précisait en aparté, après être descendue de la tribune, qu’il fallait éviter de voir apparaître un « ghetto chinois » dans la région berrichonne. Prudente, Mme Picard laissait à comprendre que les responsables politiques et économiques de Châteauroux devront se mobiliser pour que le projet s’intègre à son bassin d’implantation et d’emploi. Il est vrai que, sur le logo du Châteauroux Business District, le rouge domine, le rouge de la République populaire de Chine.

DÉLOCALISATION INVERSÉE. Au 1er janvier 2010, le département de l’Indre comptait 71200 salariés dans 7200 entreprises artisanales, commerciales, industrielles et de services. Le projet avec la Chine mise sur la création de 3200 emplois locaux dans les dix ans.

40 C’EST LE NOMBRE D’ENTREPRISES CHINOISES PIONNIÈRES QUI SONT ATTENDUES AU CHÂTEAUROUX BUSINESS DISTRICT À PARTIR DE 2012, SELON L’ANNONCE FAITE PAR SES DIRIGEANTS LORS DE LA VISITE DU PRÉSIDENT HU JINTAO À PARIS EN NOVEMBRE 2010.

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 45


DOSSIER FRANCE-CHINE

L’EMBARGO EUROPÉEN SUR LES ARMES A-T-IL VÉCU ? IL FUT IMPOSÉ AU LENDEMAIN DU MASSACRE DE LA PLACE TIANANMEN EN JUIN 1989. LA CHINE EXIGE SA LEVÉE. LA FRANCE VEUT LUI DONNER SATISFACTION. L’EUROPE DÉCIDERA EN DÉCEMBRE PROCHAIN.

8 C’EST LE NOMBRE DE CRITÈRES À REMPLIR POUR QUE LE COMMERCE DES ARMES PUISSE LÉGALEMENT REPRENDRE AVEC LA CHINE, PARMI LESQUELS LA DISPARITION DU RISQUE D’UTILISATION DU MATÉRIEL POUR RÉPRIMER LA POPULATION.

osés sur la table en bois, les dossiers sont à jour. Le suivi d’une certaine actualité chinoise occupe Daniel Schaeffer au quotidien: montée en puissance militaire, revendications territoriales en mer de Chine, pratique de l’intelligence économique. L’officier met la dernière main à une conférence auprès des entrepreneurs désireux d’investir en Chine. Les peintures et les bibelots asiatiques, rapportés de ses trois postes d’attaché de défense en Thaïlande, au Vietnam et en Chine au cours des années 1980 et 1990, soufflent un vent d’ailleurs entre les murs de sa maison, nichée dans l’ouest de la France. Général à la retraite, il cause volontiers du Vietnam, où il a inauguré cette mission à l’ambassade de France en 1991, dans un pays qui entrouvrait alors ses portes. Ses mots filent de Dien Bien Phu à la visite de François Mitterrand en février 1993, la première d’un chef d’État occidental dans ce pays après des décennies de guerre. Puis il convoque d’autres souvenirs, plus au Nord : ceux du défilé militaire marquant le 50e anniversaire de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1999. Attaché de défense à l’ambassade de France à Pékin, Daniel Schaeffer est ce jourlà assis dans les tribunes officielles face à la place Tiananmen. Il occupe un poste d’observation privilégié pour évaluer la réalité de l’embargo sur les armes imposé à la Chine depuis la répression du Printemps de Pékin sur cette même place Tiananmen dix ans plus tôt: « Tout a commencé lorsque qu’à un moment du défilé, j’ai vu passer, sur des véhicules à roues, trois batteries de missiles sol-air Crotale. Seuls deux exemplaires avaient été vendus à la Chine par Thomson-CSF-Matra avant les événements de 1989. Ils avaient été purement et simplement copiés, il s’agissait de clones des batteries originales! » En levant les yeux dans le ciel de Pékin, il voit même mieux: « Un escadron, soit vingt hélicoptères Dauphin – Z-9 de leur dénomination en chinois – ont aussi défilé. En configuration militaire. » Le Dauphin est un appareil à vocation civile ou militaire né dans les années 1970 et développé par le groupe français Aérospatiale, dont la division hélicoptère s’est fondue dans Eurocopter en 1992. «Aérospatiale avait signé un accord de licence avec la Chine le 2 juillet 1980, pour l’assemblage de cinquante Dauphin avec la Harbin Aircraft Manufacturing Corporation, détaille Daniel Schaeffer. Les hélicoptères étaient livrés en kits et montés à Harbin (nord-est de la Chine, N.D.L.R.). Ils étaient officiellement destinés à un usage civil. L’industrie chinoise en a produit bien plus que cinquante exemplaires. On en était déjà à 110 en 2001, tous modèles confondus, selon une source russe. » Dépassement consenti par les parties prenantes? Officiellement ou tacitement ? En tout état de cause, l’attaché de défense de l’Ambassade de France n’a jamais été informé du pourquoi ni du comment. Au début des années 1990, l’accord de licence met aussi le pied à l’étrier d’un Z-9 «métissé» comptant une majorité de pièces produites en Chine, dont un moteur copié de l’original fourni par Turbomeca (groupe

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Safran). Plus de 150 exemplaires de ce frère jumeau du Dauphin tricolore ont équipé l’Armée populaire de libération et sa marine, selon le site sinodefence.com. Désormais, la copie chinoise concurrence l’appareil d’Eurocopter à l’exportation, par exemple en Afrique où il a été vendu à plusieurs pays: deux unités au Mali, deux autres à la Mauritanie. L’agence de presse officielle Xinhua annonçait en janvier dernier que deux de ces hélicoptères en version militaire recevaient leurs derniers coups de peinture avant de partir pour le Kenya. Eurocopter et Turbomeca prospèrent en s’appuyant sur la création de coentreprises et des contrats de sous-traitance afin de «siniser» leur production. Ils passent des accords avec les géants de l’aéronautique, comme le holding public China Aviation Industry Corporation (AVIC) et ses filiales ou encore China Aviation Technology Import-Export Corporation (CATIC), des groupes où le militaire ne se tient jamais très éloigné du civil.

Un embargo contourné, détourné Tout embargo génère ses contournements, détournements et petits arrangements. En mars 2004, l’organisation de défense des droits humains Amnesty International a consacré un rapport aux exportations d’armes européennes: Undermining Global Security : the European Union’s Arms Exports. Il explique par exemple comment, en 2003, des compagnies maritimes danoises sont accusées par une commission parlementaire de transporter des armes vers la Birmanie, le Soudan et la Chine, autant de pays sous embargo. Il faut tout le cynisme de ces compagnies pour affirmer que transporter n’est pas exporter. En matière d’importation d’armes européennes et américaines, la Chine est –en théorie– au régime sec depuis le massacre sur la place Tiananmen de Pékin dans la nuit du 3 au 4 juin 1989. Le nombre des morts est évalué entre 500 et 3 000, selon des sources étrangères et non officielles en Chine puisqu’aucun bilan n’a jamais été communiqué par le pouvoir chinois depuis vingt-deux ans. Dès le 5 juin, le Département d’État américain publie une notification avec effet immédiat suspendant toutes les licences d’exportation de matériel de défense et les accords d’assistance technique. Le conseil européen des 26 et 27 juin à Madrid lui emboîte le pas. Reprenant la déclaration des États membres faite le 6 juin, condamnant avec fermeté « la répression brutale exercée en Chine», « il demande solennellement aux autorités chinoises de cesser les exécutions et de mettre un terme à la répression contre ceux qui revendiquent légitimement leurs droits démocratiques.» Les douze pays qui composent alors l’Union européenne décident « l’interruption de la coopération militaire et un embargo sur le commerce des armes avec la Chine.» Cet embargo sera ultérieurement encadré par un Code de conduite européen sur les exportations d’armes, adopté en 1998. Dès lors, l’Europe a bien du mal à parler d’une seule voix sur

cette affaire comme tant d’autres. Elle se déchire depuis des années sur le maintien ou non de l’embargo imposé à Pékin. Daniel Schaeffer tire un document de ses dossiers: A power audit of EU-China relation, un rapport de 2009 pour le groupe de réflexion European Council on Foreign Relations. En page 29, John Fox et François Godement ne se cachent pas derrière leur petit doigt. Un encadré s’intitule La sclérose européenne en action : l’embargo sur les armes : « À la fin de 2004, le lobbying intensif de la Chine a convaincu la plupart des États membres de soutenir la levée de l’embargo sur les armes, écrivent les deux chercheurs. Mais le Royaume-Uni et un certain nom-


bre d’autres États membres ont refroidi les ardeurs en faveur d’une levée immédiate de l’embargo suivant en cela une forte opposition des États-Unis et l’adoption par la Chine, en mars 2005, de la “loi anti-sécession”, qui réaffirmait l’usage de la force contre Taiwan si le cas devait se présenter […]. Le Royaume-Uni et la Suède ont fait pression sur leurs partenaires pour convenir d’améliorations au Code de conduite régissant les exportations d’armes et identifier ce que la Chine pourrait proposer à l’Europe en échange de la levée de l’embargo (principalement la ratification du Pacte international relatif aux droits civils et politiques). D’autres, notamment la France, ont milité pour lever l’embargo. Après des mois de tergiversations, l’Union européenne a finalement reporté sa décision, endommageant sa crédibilité à la fois auprès de la Chine et des États-Unis. » Dix ans après son adoption, le 8 décembre 2008, le code de conduite est transformé, au prix de longues et âpres négociations, en Position commune qui définit des règles «régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires.» Pour Virginie Moreau, du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) à Bruxelles, la Position commune marque «une nouvelle étape importante vers l’amélioration du contrôle des exportations d’armes européennes». Rédactrice en mars 2010 de la note intitulée D’un Code de conduite à une Position commune européenne sur les exportations d’armements. Des changements ? , elle estime qu’«à travers cette décision, les États se sont en effet engagés légalement à respecter les critères d’exportation du Code de conduite et à assurer que leur législation en garantit l’application. L’Europe est ainsi passée d’une déclaration d’intentions et d’un engagement moral et politique, à un instrument de contrôle des exportations d’armes juridiquement contraignant pour tous les États membres de l’Union. » S’il doute de la réalité de la contrainte juridique, Daniel Schaeffer se veut ferme sur les principes de ce bréviaire pour un engagement européen. Il milite pour une application stricte: «Les Chinois nous “tannent” en affirmant que ça fait maintenant plus de vingt ans que cet embargo existe, qu’il y a prescription. Mais il faut que nous restions fidèles aux engagements que nous avons pris et ne pas les renier. Il n’y a pas de raison que pour des intérêts économiques, certes bien sentis, on livre du matériel militaire à la Chine. C’est finalement assez simple: toute demande d’exportation doit être passée au crible de huit critères.» L’ancien attaché de défense mène une vraie bataille. Les arguments sont ciselés. Rigoureux. Précis. Pas besoin de notes, il connaît par cœur ces huits critères inscrits dans la Position commune et s’attarde sur le premier: «Pour pouvoir acheter des armes à un pays européen, le pays client ne doit pas être soumis à embargo de la part d’une instance internationale, dont l’Union européenne.» La Chine se retrouve donc hors-jeu dès le tamis du premier critère. Suffirait-il dès lors de lever l’embargo pour

EFFECTIFS MILITAIRES.

L’armée chinoise compte deux millions trois cents mille hommes. Elle est la première du monde devant celles des États-Unis et de l’Inde. Pékin réduit actuellement l’infanterie et procède au renforcement technologique de la marine et de l‘aviation.

que les portes s’ouvrent aux entreprises du lobby militaro-industriel européen – déjà toutes implantées ou représentées dans la capitale chinoise à l’instar de leurs homologues américaines? C’est là que l’ambiguïté se niche et que les plus fervents soutiens de la Chine pour la levée de l’embargo, France en tête, oublient les sept autres critères. Daniel Schaeffer pointe une forme de lâcheté : «Personne, sauf exception, n’ose parler franchement aux Chinois et leur expliquer que la levée de l’embargo ne suffit pas, loin de là ! On les maintient dans l’illusion permanente qu’ils pourront avoir accès à tout, sans restriction aucune, dès que la décision de lever l’embargo sera prise. Or ce n’est pas vrai. Il faut avoir les tripes de leur dire que les autorisations d’exportation sont examinées à la lumière des sept autres critères. Je crois que ce serait faire preuve de responsabilité que de leur faire connaître les conditions effectives qui permettraient une reprise du commerce des armements et des technologies sensibles. Il suffit de faire preuve d’un peu de courage et de pédagogie. » Le courage et la pédagogie se sont jusqu’ici révélés insuffisants sur le deuxième critère: le respect des droits de l’homme. Le sujet fâche en Chine, où « la grille de lecture », comme le souligne avec malice Daniel Schaeffer, ne correspond pas à celle des pays européens. Les hiérarques chinois ont plaidé depuis des années, comme fin avril 2005 à l’occasion d’une visite en Chine de Jean-Pierre Raffarin, encore Premier ministre pour quelques semaines, qu’il ne «fallait pas établir un lien mécanique entre les droits de l’homme et la levée de l’embargo sur les armes. »

La Chine accroît sa flotte sous-marine La Chine n’est guère mieux lotie avec les troisième et quatrième critères. Ils portent sur l’absence de tensions ou de conflits armés dans le pays ou de risque d’utilisation des matériels livrés pour réprimer la population, le « risque manifeste» d’agression contre un autre pays ou «pour faire valoir par la force une revendication territoriale. » Le Xinjiang et le Tibet composent autant de foyers de tensions intérieurs. Sans oublier Taiwan, que l’île soit regardée comme une province chinoise ou comme un État indépendant. Dans le premier cas de figure qui constitue un passage obligé pour les pays entretenant des relations diplomatiques avec Pékin, « la menace du recours à l’usage de la force pour ramener l’île renégate dans le giron de la mère patrie reste solidement affirmée dans le discours officiel de Pékin», observe Daniel Schaeffer. Si l’on considère Taiwan comme une entité souveraine, alors l’attitude de Pékin peut être assimilée à «une revendication territoriale», pour laquelle la Chine n’hésitera pas à employer la force. Revendications encore en mer de Chine du Sud : Pékin veut s’attribuer toutes les îles des archipels Paracels et Spratleys dont tout ou partie sont disputés par plusieurs pays (Brunei, Indonésie, Malaisie, Philippines, Taiwan et Vietnam). Carte à portée de main, revendications des uns et des autres délimitées par des traits de couleur, l’officier décrit ce contentieux toujours susceptible de s’envenimer et qui dégénère régulièrement en accrochages maritimes limités: «La Chine emploie des mesures coercitives sur cette mer, avec des moyens paramilitaires, alors même que les droits qu’elle fait valoir restent discutables! Et comme elle développe sa flotte de submersibles, elle ne renonce donc pas à user de la force militaire pour s’emparer d’îles.» À mi-chemin des huit critères, la Chine a perdu la partie. Le cinquième ne lui est plus favorable puisqu’il mentionne que le matériel vendu ne doit pas risquer de porter atteinte à la sécurité des pays européens «et des territoires dont les relations extérieures relèvent de la responsabilité d’un État membre, ainsi que celle des pays amis ou alliés.» Daniel Schaeffer prend un cas JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 47


DOSSIER FRANCE-CHINE «CERTAINES ENTREPRISES FRANÇAISES ET BRITANNIQUES ONT FOURNI AUX AUTORITÉS CHINOISES DES SYSTÈMES ÉLECTRONIQUES DE SURVEILLANCE ET D’IDENTIFICATION QUI ONT ÉTÉ UTILISÉS POUR LA RÉPRESSION INTERNE.» concret: les sous-marins Song 039A équipés d’un moteur fourni par le constructeur allemand Motoren-und TurbinenUnion à Friedrichshafen dans le Land du Bade-Wurtemberg, qui a glissé d’«une application civile vers une application militaire et sont susceptibles de menacer dans le Pacifique la marine américaine qui, jusqu’à nouvel ordre, est une marine au moins alliée, si ce n’est amie.» Le général Schaeffer tient à préciser que deux autres critères prêtent à litige et méritent réflexion: le sixième, relatif au « comportement du pays acheteur à l’égard de la communauté internationale, et notamment son attitude envers le terrorisme, la nature de ses alliances et le respect du droit international» ; et le septième qui s’intéresse au «risque de détournement de l’équipement à l’intérieur du pays acheteur ou de réexportation de celui-ci dans des conditions non souhaitées.» Il reconnaît que la Chine répond à un critère, le dernier: la compatibilité des équipements exportés avec la capacité technique et économique du pays destinataire.

Avec la France, le commerce n’a jamais cessé Malgré sa démonstration, le militaire déplore que la Position commune, comme le Code de conduite qui l’a précédée, présente des failles. Et que les fabricants d’armes et de matériel de sécurité européens s’y engouffrent, couverts par leurs autorités nationales. Si la Position est bien commune, les décisions d’exporter et leur examen demeurent traitées au niveau de chaque État membre. Chacun se prononce souverainement, même si sont prévues des procédures d’information et de consultation entre pays. Pour la France et nombre de ses voisins, le business des armes continue donc en Chine. Il n’a même jamais cessé. Une note du GRIP, de novembre 2006, appuyait là où ça fait mal: «Certaines entreprises européennes, notamment françaises et britanniques, ont fourni aux autorités chinoises des systèmes électroniques de surveillance et d’identification qui ont été utilisés pour favoriser la répression interne, notamment en matière de contrôle des communications informatiques. » Selon le GRIP, entre 2002 et 2005, la France a donné son feu vert à 392 demandes d’exportations vers la Chine pour plus de 596 M€. Premier document officiel sur les ventes de matériel de guerre de la France depuis l’adoption de la Position commune, le Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France en 2009, publié en août 2010, témoigne d’une certaine continuité dans les ordres de grandeur. Cent soixante-neuf autorisations d’exportation de matériels de guerre vers la Chine ont été accordées pour presque 199 M€. Les commandes passées par la Chine de 2005 à fin 2009 atteignent selon ce rapport 484 M€ – quasiment au même niveau que la Malaisie, loin derrière l’Inde – avec des commandes qui approchent 2,2 milliards. À la lecture de ce document, il est impossible de connaître les détails de la «shopping list» chinoise. Seules vingt-deux catégories sont définies, qui fournissent cependant quelques indications sur le «panier» des Chinois en 2009, pour un total atteignant 76,4 M€. Près de la moitié a été consacré à du « matériel de conduite de tir et matériel d’alerte et d’avertissement connexe.» Dix millions ont été destinés au « matériel d’imagerie ou de contre-mesures». Les autres postes conséquents concernent l’armée de l’air et le «matériel électronique», de brouillage et antibrouillage. Un peu plus d’un million d’euros a permis l’achat de logiciels. «On peut penser que les autorisations accordées l’ont été dans le cadre d’équipements non offensifs, mais défensifs. » Une pause, puis l’ex-attaché de défense corrige le tir : « Ou aux apparences défensives car en fin de compte, sauf ex-

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ception, un même matériel peut-être aussi bien défensif qu’offensif. Dans ce que la Chine achète, c’est le cas pour les matériels de brouillage et de contre-mesures électroniques. Idem pour tout ce qui est amélioration de l’imagerie, notamment d’observation nocturne.» Vingt-deux ans après, que faire de cet embargo malmené ?

N°2 SUR LA PÉRIODE 2006-2010, LA CHINE EST LE DEUXIÈME IMPORTATEUR D’ARMES AVEC 6% DU VOLUME MONDIAL, DERRIÈRE L’INDE (9%), À ÉGALITÉ AVEC LA CORÉE DU SUD ET DEVANT LE PAKISTAN (5%). Source : Stockholm International Peace Research Institute.

Le jauger à l’aune de «progrès» qu’aurait réalisés Pékin sur les droits de l’homme depuis deux décennies ? Ou au contraire constater que le Parti communiste chinois ne les a pas améliorés et signer l’acte de décès de l’interdiction des ventes d’armes ? La première des sept barrières tomberait alors, couronnant l’abnégation de la France, « favorable à la levée de l’embargo sur les ventes d’armes à la Chine », une position «constante depuis plusieurs années et bien connue de nos partenaires, qu’ils soient européens ou chinois» déclarait le porteparole du ministère des Affaires étrangères, le 30 décembre 2010 (tandis que le lendemain dans ses vœux aux Français – la realpolitik et la communication publique ne font pas toujours excellent ménage – Nicolas Sarkozy soulignait que la France défendra « vigoureusement ses intérêts sans jamais renoncer à ses valeurs », parmi lesquelles le « respect des droits de l’homme »). Daniel Schaeffer ne se résigne pas. Il sait que, comme le prévoit son article 15, la Position commune sera revue en décembre 2011, trois ans après son adoption. Il nous révèle que des experts français et britanniques travaillent à un nouveau code de conduite qui serait directement négocié avec la Chine et laminerait un peu plus l’embargo dans un coup de billard à trois bandes: il engagerait Pékin à mieux contrôler les risques de transferts de technologies sensibles à caractère civil et militaire, par exemple vers un pays comme l’Iran via le Pakistan. Le général Schaeffer a passé l’âge des illusions mais il garde une ambition intacte pour une Europe forte, et un sens certain de l’honneur. Il se dit «extrêmement circonspect». Une formule aimable, pour éviter un verbe que détestent les militaires : capituler.

www.webasies.com/node/090611embargo01 Site

> www.sinodefense.com

eDoc

> Un risque pour la sécurité dans le monde : les exportations d’armements de l’Union européenne in Rapport d’Amnesty International, mars 2004, 145 p.

> Position commune 2008/944/PESC du Conseil du 8 décembre 2008 in Journal officiel de l’Union européenne, 8 décembre 2008, 5 p.

> A power audit of EU-China relations, John Fox, François Godement in The European Council on Foreign Relations, avril 2009, 115 p.

> Position commune européenne sur les exportations d’armements. Des changements ?, Virginie Moreau in Note d’analyse du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité, 29 mars 2010, 10 p.

> Les exportations d’armement de la France en 2009 in Rapport au Parlement, août 2010, 150 p.

> Trends in International Arms Transfers, 2010, Paul Holtom, Lucie Béraud-Sudreau, Mark Bromley, Pieter D. Wezeman, Simeon T. Wezeman in Sipri, mars 2011, 8 p.


SOFT POWER : CONFUCIUS, ARME DE SÉDUCTION MASSIVE AVEC LE MANDARIN ET LE TAI-CHI, LES INSTITUTS CHINOIS À L’ÉTRANGER EXPORTENT L’AUTOCENSURE DANS LEURS ÉTABLISSEMENTS PARTENAIRES, PARMI LESQUELS LES UNIVERSITÉS FRANÇAISES.

lacé dans un coin du hall d’entrée de l’Institut culturel de Chine à Paris, l’écran de télévision reste calé sur Xinhua News Agency, la chaîne d’information continue de l’agence de presse officielle Chine nouvelle. Le présentateur parle dans le vide : pas un chat en cet après-midi tranquille de semaine. Des numéros de Chine sur Seine, la revue trimestrielle du centre, sont à disposition. La secrétaire s’affaire à son ordinateur derrière le guichet d’accueil. Nous lui posons une question sur les inscriptions aux cours de chinois. « Il faut se dépêcher si vous voulez vous inscrire, parce que beaucoup de cours sont déjà complets. » L’Institut s’est posé en 2002 dans les beaux quartiers parisiens, jetant son dévolu sur le VIIe arrondissement, au bout du boulevard La Tour-Maubourg, à quelques enjambées de l’esplanade des Invalides. Le portedrapeau de la culture chinoise, premier centre culturel implanté dans un pays occidental à la suite d’un accord avec la France, s’est installé dans un hôtel particulier du XIXe siècle avec vue sur la Seine. À l’arrière, séparé par une cour, une extension de 4000 m2 à la transparence de verre a été inaugurée en novembre dernier avec médiathèque, salle d’exposition, auditorium et Institut Confucius, là où les cours de langue chinoise sont dispensés. À en croire son ex-Premier ministre de mari, Anne-Marie

INTERDIT DE SÉJOUR. Le débat

sur les trois «T» (Taiwan, Tiananmen, Tibet) n’a pas droit de cité dans les Instituts Confucius, en vertu des accords signés entre leur tutelle pékinoise et chaque partenaire local à l’étranger (écoles, universités).

Raffarin fréquente avec assiduité le Centre culturel de Chine à Paris et son Institut Confucius. « Mon épouse apprend le chinois depuis quatre ans au centre culturel ici à Paris, avance Jean-Pierre Raffarin dans une interview donnée à l’agence Xinhua juste avant de s’envoler vers Pékin début décembre 2010. Nous avons tous les deux un grand intérêt pour la Chine. » Ils ne sont pas les seuls. Les Instituts Confucius se multiplient et sèment la langue et la culture chinoises sur les cinq continents, jusque dans des pays comme la Jamaïque, la Zambie ou le Costa Rica.

En France, quatorze Instituts Confucius Depuis l’ouverture du premier institut en novembre 2004 dans la capitale sud-coréenne Séoul – après l’expérience d’un institut pilote en Ouzbékistan –, la marque Confucius a mis les bouchées doubles au point de compter 260 000 inscrits à ses cours en 2009. À la fin de l’année 2010, 322 instituts avaient ouvert leurs portes, quarante de plus qu’un an auparavant, dans 96 pays, selon le Hanban à Pékin, le Bureau pour la promotion de la langue chinoise placé sous la tutelle du ministère de l’Éducation, qui dirige et gère ces instituts. Plus de 250 demandes de création d’un Institut Confucius ou d’une classe Confucius dans un établissement scolaire seraient en cours d’examen, émanant d’une cinquantaine de pays. «Parmi ces demandes figurent plusieurs des meilleures universités mondiales», précise le Hanban sur son site Internet. La naissance d’un Institut Confucius répond à un modèle privilégié qui s’appuie sur un partenariat entre universités chinoises et du pays d’accueil. La France compte quatorze instituts, record d’Europe, juste devant le Royaume-Uni et l’Allemagne, avec treize établissements. Une ou plusieurs universités françaises sont impliquées dans onze de ces instituts. Un tour de France qui passe par les universités de Paris -VII Diderot et Paris-X Nanterre, Angers, Poitiers, La Rochelle, Toulouse, Clermont-Ferrand, Grenoble, Lyon, Arras et se JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 49


DOSSIER FRANCE-CHINE poursuit jusqu’à La Réunion. Les collectivités locales et territoriales s’engagent aussi souvent, en première ligne parfois, comme pour l’Institut Confucius de Bretagne à Rennes ou celui d’Alsace à Strasbourg. En guise de première destination française, l’Institut Confucius s’est arrimé à Poitiers à l’automne 2005, sur les terres de Jean-Pierre Raffarin, qui venait de quitter Matignon et de retrouver son siège de sénateur de la Vienne. Il regroupe au sien d’une structure associative à but non lucratif l’université de Poitiers et celle de Nanchang, la capitale de la province méridionale du Jiangxi, qui entretiennent un partenariat long de plusieurs années, ainsi que l’université de Jiujiang, toujours dans le Jiangxi. Particularité poitevine, le géant chinois des télécoms, ZTE (Zhongxing Telecommunications Equipment Co. Ltd) est de la partie. Cette entreprise a fait le choix de Poitiers pour implanter en 2006 un centre de recherche et développement européen sur le site du Futuroscope. Elle est étroitement liée au secteur chinois de la défense. Elle a apporté dès le départ un soutien matériel à l’Institut Confucius en fournissant des équipements de visioconférence. Cinq ans après avoir atterri dans le Poitou, hébergé par la faculté des lettres, l’institut de Poitiers a emménagé fin septembre 2010 dans ses propres locaux, un bâtiment sobre et fonctionnel,

CULTURE ET AFFAIRES. Comme

celui de l’Université ParisVII le précise sur son site Internet, un Institut Confucius est aussi « au-delà de la découverte et de l’apprentissage de la culture chinoise (langue et civilisation), un pôle d’échange franco-chinois associant des acteurs de la vie économique et sociale chinoise et française.»

aéré de larges baies vitrées. Sa vocation a été précisée lors de la cérémonie d’inauguration par son président, Alain Mignot, enseignant de la la faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers : pas question « de promouvoir, mais de mieux faire connaître la Chine à travers sa langue et sa culture mais aussi son économie, sa société et son histoire », selon les propos rapportés par le quotidien régional La Nouvelle République. Un discours parfaitement aligné sur celui des instances dirigeantes du Hanban à Pékin. La langue et la culture d’abord : le mandarin, les arts martiaux et les cours de tai-chi.

Ne pas contrevenir aux lois chinoises L’inauguration nous donne l’occasion d’en savoir plus sur la facture de l’opération. Le bâtiment construit à l’université de Poitiers avec le soutien financier du contribuable local, via le département de la Vienne et le conseil régional de PoitouCharente, représente un investissement de près d’un million d’euros. Les financements apportés par la Chine à l’institut s’élèvent, eux, à 793000 € depuis sa création. « L’accord type pour la création d’un Institut Confucius est signé pour une durée initiale de cinq ans entre le partenaire étranger et le Hanban, qui désigne alors un établissement partenaire chinois, détaille Don Starr, de l’université de Durham au Royaume-Uni dans un article consacré à l’enseignement de la langue chinoise en Europe pour la revue trimestrielle European Journal of Education,

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en mars 2009. L’accord repose également sur un financement partagé. Pour le lancement de l’Institut Confucius, le Hanban s’engage à fournir un financement de 50000 dollars à 100000 dollars [de 35500 € à 71000 €] par an pour cette période, ainsi que 3 000 livres et articles à caractère pédagogique et à envoyer et à rémunérer un ou deux enseignants. L’institution étrangère s’engage à fournir le logement, les infrastructures et un soutien administratif. L’institut reste une organisation à but non lucratif, mais avec l’espoir qu’il puisse s’autofinancer en levant des frais de cours. Sa mission est de renforcer la coopération éducative, de promouvoir le développement de l’éducation en langue chinoise et de faciliter la compréhension mutuelle.» L’offensive chinoise sur ce terrain passe mal auprès de certains universitaires occidentaux. Derrière cette volonté chinoise d’exporter le mandarin, ils suspectent un théâtre d’ombres plus politique : un vecteur d’influence et de propagande qui doucherait tout esprit critique, voire l’interdirait de séjour au sein des Instituts Confucius. Glenn Anthony May, professeur d’histoire à l’Université de l’Oregon aux États-Unis depuis une vingtaine d’années, spécialiste de l’Asie du Sud-Est, se range dans le camp des détracteurs des instituts. Il l’affirme sur le site d’information indépendant asiasentinel.com début mars 2011, dans un article titré Confucius sur le campus : le soft power de la Chine et les universités américaines. Près de soixante-dix instituts existent aux ÉtatsUnis et l’universitaire a été interpellé par la création récente de l’un d’entre eux dans son établissement, en partenariat avec l’Université normale de la Chine de l’Est à Shanghai. Ce n’est pas le spectacle d’opéra classique Kun donné le jour de l’inauguration, le 1er octobre dernier à l’occasion de la Fête nationale chinoise, qui le dérange : « Les instituts occupent des locaux sur les campus universitaires. Ils ont des directeurs sur place, généralement des spécialistes de la Chine qui appartiennent déjà au corps professoral [de l’université américaine, en l’occurrence pour l’Université de l’Oregon, une professeur d’histoire de la Chine, directrice du programme d’études asiatiques, N.D.L.R.] et du personnel salarié, incluant les enseignants de langue et des directeurs adjoints issus des universités chinoises affiliées aux instituts. Ils offrent des cours de langue [...] et de parrainer ou de coparrainer des conférences, des expositions et d’autres événements culturels. Quasiment tout cela semble assez inoffensif, et certains même carrément séduisants.» Glenn Anthony May y voit pourtant la main autoritaire du Parti communiste chinois (PCC). « Laissez-moi aborder une seule et unique question. Ils arrivent pieds et poings liés. Certains de ces liens peuvent être relevés dans les mémorandums d’accord que les universités américaines concluent avec le Hanban. Entre autres choses, elles doivent déclarer leur soutien à la “politique d’une Chine” – alors que la politique de longue date des États-Unis est de ne pas reconnaître la légitimité de la République populaire de Chine sur Taiwan. Pour ma part, je considère cette politique [d’une Chine] profondément erronée, et je suis sûr que je ne suis pas le seul Américain à penser ainsi. Dans les universités, nous avons normalement l’occasion de débattre de telles questions, permettant aux professeurs comme moi et aux étudiants de discuter publiquement la politique de notre gouvernement. Hanban, pour des raisons évidentes, ne veut pas que ces discussions existent.» Sur le site Internet du Hanban, la maison mère, l’article 6 des principes généraux du Statut et règlements des Instituts Confucius dispose qu’ils « sont tenus de respecter les lois et règlements du pays dans lequel ils sont situés, respecter les habitudes culturelles et éducatives et les traditions sociales, et ils ne doivent pas contrevenir aux lois et règlements de la République populaire Chine.» L’affaire est entendue. En même temps que sa langue et sa culture franchissent les frontières, la Chine impose sa loi et ses règles sur le sol américain, français et de cinquante pays au sein des Instituts Confucius. Un doute ? L’article 7 le lève : «Les Instituts Confucius ne doivent pas s’impliquer ou participer à des activités qui ne sont pas compatibles avec leurs missions.» Difficile de causer des sujets qui fâchent, ce que l’historien Glenn Anthony May définit comme les trois T : Taiwan, Tibet


«PERSONNE NE TAXERA JAMAIS LES ALLIANCES FRANÇAISES DE MOYENS DE PROPAGANDE OU D’OUTILS D’INVASION CULTURELLE, ALORS POURQUOI TOUT CE REMUE-MÉNAGE AU SUJET DES INSTITUTS CONFUCIUS ?» et Tiananmen. « Et si la Chine, en plus de ses marchandises, exportait aussi l’autocensure qui règne à Pékin ? », questionnent —et moquent au passage– Philippe Cohen et Luc Richard, le duo de journalistes auteur d’un essai décapant, Le vampire du Milieu. Comment la Chine nous dicte sa loi. Avec ses Instituts Confucius, la Chine abat son jeu et joue la double carte de la séduction et du rapport de force. L’affaire est d’importance et le PCC aux commandes, au plus haut niveau, témoignant, si nécessaire, de l’enjeu que peut représenter ce soft power, cette lutte d’influence internationale, pour un pays en quête de respectabilité.

Le Politburo contrôle Confucius Le conseil qui pilote les instituts est présidé par une apparatchik de 65 ans, Liu Yandong, membre du Parti depuis ses 18 ans, la seule femme à siéger parmi les grands fauves du bureau politique du Parti communiste chinois depuis le congrès de 2007, la seule encore parmi les cinq conseillers qui contrôlent la plus haute instance gouvernementale chinoise, le conseil d’État. Elle y supervise tous les programmes en lien avec la science, la technologie, l’éducation, la culture et le sport. Autre acteur majeur du déploiement des Instituts Confucius, sans apparaître dans l’organigramme du Hanban: Li Changchun, pilier du bureau politique du PCC, où il tire les ficelles de la commission d’idéologie et de propagande. Il inaugure et visite des instituts au gré de ses déplacements : un jour dans la capitale iranienne Téhéran, un autre dans l’estonienne Tallinn. Et pour la cinquième conférence des Instituts Confucius, en décembre à Pékin avec 1 400 participants, le gardien du temple de l’idéologie a fait halte à la cérémonie d’ouverture, le temps de remettre des certificats à trente instituts distingués par le Hanban. Parmi ceux-ci, celui de Poitiers, le seul sélectionné en France, se classe selon les critères pékinois au douzième rang mondial pour la qualité de son accueil. Face aux accusations de propagande et censure exportées dans les bagages de la langue et la culture au profit d’un monde « harmonieux» selon le mot d’ordre des dirigeants de Pékin repris par le Hanban, la machine médiatique chinoise contre-attaque. Les médias les plus officiels, l’agence Xinhua et Le Quotidien du peuple, organe du Parti communiste, montent en première ligne. « Instituts Confucius : pourquoi faire tant d’histoires ? », s’interroge le site web du journal du Parti, le 20 août 2010, alors qu’une semaine avant, l’agence Xinhua, plus affirmative, assurait que « Pas besoin d’avoir des doutes sur les Instituts Confucius. » Tendant un miroir aux pays occidentaux, Le Quotidien du peuple embarque dans la polémique les Alliances françaises et certains de ses homologues européens (Institut Goethe allemand, Institut Cervantes espagnol) : « Il est fort probable que personne ne taxera jamais les Instituts Goethe, les Alliances françaises ou les Instituts Cervantes de moyens de propagande ou d’outils d’invasion culturelle, alors pourquoi tout ce remue-ménage au sujet des Instituts Confucius, des organismes similaires ? La Chine n’est pas l’inventeur de ce genre d’instituts destinés à promouvoir à l’étranger une meilleure compréhension de la culture d’un pays et à faciliter l’apprentissage des langues, et elle n’en a pas non plus le monopole.» Ce coup de semonce est tiré sans préciser que les instituts culturels étrangers en Chine, loin d’imposer les lois de leur pays sur le territoire chinois, se soumettent à la censure communiste pour la moindre exposition ou publication. Dans la controverse, Le Quotidien du peuple met en avant le libre arbitre de chacun et renverse la charge de la preuve pour les accusations de propagande : « Qui plus est, les visiteurs de ces instituts sont libres de décider d’accepter ou non ces valeurs d’un autre pays, car cela n’est tout simplement pas du ressort des Instituts Confucius, sans parler d’être des envahisseurs provenant

d’une culture étrangère. En outre, ceux qui accusent ces instituts d’être des outils de propagande n’ont aucun fait sur lequel appuyer leurs prétentions. » Même un hebdomadaire réputé sérieux et relativement critique comme le Phoenix Weekly de Hongkong vient à la rescousse des centres culturels qui seraient injustement attaqués. Dans un article du 25 août 2010 intitulé Les Instituts Confucius aux yeux déformés des pays étrangers, il cite le directeur général adjoint des instituts qui « signale que depuis des dizaines d’années, la Chine fait souvent l’objet de critiques et de diabolisation, beaucoup de gens à l’étranger voyant la Chine d’un point de vue déformé. La création des Instituts Confucius vise à faire connaître la vraie Chine au monde entier. On n’a pas l’intention de faire de la propagande sur la culture chinoise, de placer nos valeurs au dessus d’autres pays ou de pratiquer l’infiltration culturelle. » La presse chinoise ne se fige pas pour autant dans une unanimité parfaite au sujet des Instituts. Dans un numéro consacré à la monté en puissance de la Chine, Un monde chinois. Comment Pékin s’impose sur les cinq continents (8 au 14 avril 2010), Courrier international reprend un article d’un hebdomadaire de Canton, Shidai Zhoubao, qui s’attaque à eux par le biais des finances et de la corruption présumée: « Beaucoup d’observateurs objectent en effet que cet essor des instituts favorises certains départements, qui se servent au passage et dilapident la fortune de l’État », avance le magazine cantonais qui ose la question : «Qui paie l’addition ? » pour ces Instituts Confucius qui se multiplient comme des petits pains. Sa réponse : « Ce sont bien souvent les Chinois qui paient. » Au grand dam de Xue Yong, un universtaire chinois installé aux États-Unis, cité dans l’article. « Alors que les enfants chinois reçoivent à peine 300 yuans [32 €] par an pour leur éducation, l’argent des contribuables chinois est détourné au profit d’Américains qui bénéficient d’un enseignement dont le coût annuel est estimé à près de 70 000 yuans [7 500 €] par personne. Leur argent sert donc à subventionner des étrangers.»

20000

À Paris, entre les mains de la justice Dispendieuse pour certains, cette politique est-elle payante en terme d’image et d’influence ? Le sondage 2011 de la BBC World Service sur l’influence de vingt-sept pays, dévoilé en mars, montre que les avis positifs augmentent sur la Chine. Elle se classe au huitième rang, juste derrière les États-Unis et devant l’Afrique du Sud – la France se situe en cinquième position –, avec 44 % d’opinions positives, en progression de quatre points. Les avis négatifs demeurent stables à 38 %. La Chine conquiert certains pays d’Afrique comme le Nigeria avec 85 % d’opinions positives, plus qu’en Chine même (77 %) ! Mais l’Europe s’en défie, France en tête, avec 64 % d’avis négatifs. Le Centre culturel de Chine à Paris et son Institut Confucius ont encore du pain sur la planche avec cette France paradoxale, où 46 000 élèves et étudiants apprennent le mandarin, selon l’ambassadeur de Chine en France, premier contingent en Europe. Cette France rebelle où le 4 novembre 2010, au premier jour de la visite officielle à grand spectacle du président Hu Jintao à Paris et par une curieuse collision de dates, le Conseil d’État, plus haute juridiction administrative, a examiné le recours de la République populaire de Chine contre l’annulation du permis de construire de son centre culturel par la cour administrative d’appel de Paris, le 3 juillet 2009. L’annulation avait été prononcée, entre autres, à cause des risques d’inondation de son auditorium en cas de « plus hautes eaux» de la Seine. Le sort du centre culturel et de son « environnement harmonieux » se trouve entre les mains de magistrats français qui rendront leur décision dans quelques mois. Ils auront peut-être pris le temps de méditer la citation d’un sage nommé Confucius : « Un mot perd l’affaire, un homme détermine le sort d’un empire. »

C’EST LE TOTAL DES BOURSES PROPOSÉES PAR LE GOUVERNEMENT CHINOIS À DES ÉTRANGERS VENANT ÉTUDIER EN CHINE EN 2010, DEUX FOIS PLUS QU’EN 2007 : CE DISPOSITIF «À DOMICILE» VIENT COMPLÉTER LA PROJECTION DE LA CULTURE VIA LES INSTITUTS CONFUCIUS.

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DOSSIER FRANCE-CHINE

LE PÉRIL JAUNE, PETITE HISTOIRE D’UNE GRANDE TERREUR es Chinois à Brest, les Blancs en pousse-pousse, pas tirés ! dans les brancards !» Dans Rigodon, Céline résume de cette saillie brutale la terreur de l’Occident exprimée en deux mots : «Péril jaune». Qui a inventé cette expression raciste? Aux États-Unis, le Yellow Peril fait son apparition lorsque des milliers d’immigrants chinois construisent le chemin de fer vers l’Ouest à partir de 1863. Guillaume II, dernier empereur d’Allemagne de 1888 à 1918, aurait forgé l’équivalent en allemand, gelbe Gefahr, pour unir l’Europe face à une menace factice, la montée en puissance du Japon et de la Chine. Cette expression pétrie d’effroi et de xénophobie se cristallise en 1900. À Paris, Londres et New York, les lecteurs de journaux sont tenus en haleine par les 55 jours de Pékin, le siège des légations étrangères par les boxeurs de la société secrète manipulée par la Cité interdite. Cinq ans après, la guerre russo-japonaise se solde par la pre-

mière défaite militaire de «l’Homme blanc», quand l’amiral Togo Heihachiro coule la flotte du tsar Nicolas II à la bataille de Tsushima. Les «Jaunes» risquent-ils alors, après les hordes de Gengis Khan et d’Attila, d’envahir le «monde civilisé» ? En 1905, le capitaine Danrit, pseudonyme du député de Nancy Émile Driant, publie chez Flammarion sa trilogie L’invasion jaune, dont chaque volume porte un titre sans ambiguïté : La mobilisation sino-japonaise, Haines de Jaunes et À travers l’Europe. Ces romans de politique-fiction brassent d’autres préjugés raciaux: l’érotisme débridé, le sadisme et la cruauté ancestrale des Chinois et des peuples d’Asie, déjà dépeinte par Octave Mirbeau dans Le jardin des supplices (1899), un livre transformé en spectacle sanguinolant au théâtre parisien du Grand-Guignol puis illustré par Auguste Rodin en 1905. La même année, la presse reproduit des photos (prises par des soldats français) de criminels démembrés selon le châtiment du lingchi, ou supplice des cents morceaux. Des faits divers contribuent à modeler l’opinion européenne. À Marseille, la police arrête Zhang-le-lumineux, précurseur de la mafia chinoise en Europe. Les bandits chinois tissent leurs réseaux de trafic d’opium et de femmes. À Londres, l’écrivain irlandais Sax Rohmer rencontre Sam King, ancien bourreau de Guangdong, qui lui inspire le personnage de Fu Manchu, «la cruelle ruse de la race jaune tout entière, concentré dans un puissant cerveau. (…) Imaginez cet être terrible et vous aurez le portrait du docteur Fu Manchu, le péril jaune incarné en un seul.»` Dans les années 1930, le feuilleton Fu Manchu diffusé sur Radio Luxembourg remporte un grand succès en France. Après la prise de pouvoir maoïste en 1949, le « Péril jaune » et le « Péril rouge » mêlent leurs couleurs dans l’esprit des anti-communistes. Un an plus tard, un art nouveau, celui des comics, se nourrit de la guerre de Corée. Le leader nord-coréen Kim Il-sung devient l’ennemi du personnage de BD américain Flash Gordon, qui combattait avantguerre le terrible Chinois Ming. Sous le nom de Guy L’Éclair dans le Journal de Mickey, il poursuit la bataille contre les méchants Asiatiques qui prennent, pour les jeunes lecteurs français, les traits de soldats Viet Minh. En Belgique, Hergé a tenté de combattre le racisme antichinois dans Le Lotus bleu. Son collaborateur Edgar P. Jacobs, qui lance Blake et Mortimer au sortir du conflit mondial, ouvre Le Secret de l’Espadon par l’offensive sur les villes du monde entier décrétée par Basam-Damdu, un empereur imaginaire du Tibet qui va ensuite brandir la menace de l’apocalypse nucléaire. En 1953, Henri Vernes, un autre

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Peurs blanches LA RUÉE DES JAUNES

Louis Gastine éd. Baudinière Paris, 1933, 251 p. LECTURE POUR TOUS. LES CONTRABANDIERS DE LA DROGUE

éd. Hachette Paris, septembre 1938.

Belge, crée Bob Morane, ce héros qui déjoue les complots de « l’Ombre jaune, Mongol d’une intelligence prodigieuse, tournée vers le mal et dont le but est de ruiner la civilisation occidentale pour la remplacer par celle de l’ancienne Chine. » En 1974, c’est l’apothéose. Coproduit par Marcel Dassault, le film de Jean Yanne Les Chinois à Paris ravit un vaste public, mais les intellectuels pro-chinois rient jaune. Par sa réplique rigolarde à La Chinoise de Jean-Luc Godard, Yanne brocarde, plus que les Chinois sur les Champs-Élysées, leurs ridicules collabos français. Trente-cinq ans plus tard, les gardes rouges ont troqué la vareuse col Mao pour le complet de businessman et, avec le rayonnement de la Chine sous Hu Jintao, le Péril jaune a cédé la place au soft power. Une partie de l’opinion occidentale et de ses élites politiques s’inquiète des bonds en avant de l’économie chinoise (comme vingt-cinq ans plus tôt, elle s’affolait du déferlement des produits japonais). Qui se souvient de ce qu’écrivait Guillaume Appolinaire dans le Mercure de France en 1917 : « Et si un jour le péril jaune se faisait sentir, ce serait un péril singulièrement civilisé et contre lequel on ne pourrait alléguer aucune accusion valable de barbarie. »

ROGER FALIGOT

www.webasies/node/090611peril01 Texte

> Bibliographie des ouvrages cités

eBook

> L’Invasion jaune et Le Jardin des supplices

Vidéo

> Bande annonce « Les Chinois à Paris »


PLUS LOIN

Est vraiment sage celui qui, sans présumer d'avance qu'on cherche à le tromper ou qu'on se méfie de lui, est capable de déjouer au moment voulu les ruses.» CONFUCIUS (V. 550-480 AV. J.-C.) Entretien trad. Do Dinh in Confucius et l'humanisme chinois Seuil, Paris, 1958

LIVRES

La fin des trente glorieuses ? L’ARROGANCE CHINOISE

Érik Izraelewicz éd. Grasset et Fasquelle Paris, 2011, 254 p.

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La Chine ne cache plus son arrogance. Elle prend sa revanche sur l’Histoire récente. Elle ne veut plus recevoir de leçons des Occidentaux et veut donner les siennes. Le constat est partagé par les observateurs du Grand dragon. L’auteur, directeur du quotidien Le Monde, va plus loin . La raison de l’attitude chinoise, c’est la peur car la forte croissance depuis trente ans serait maintenant menacée : le syndrome de l’après «trente glorieuses». Le système chinois, qu’il qualifie «illibéralisme», s’essoufle. Ses propres dirigeants, au sommet du Parti communiste, tirent la sonnette d’alarme. Ils préconisent officiellement, depuis le début de l’année 2011, un atterrissage en douceur et une croissance moins rapide et plus redistributive, pour maintenir la paix sociale. Un essai riche d’exemples et documenté, à l’européocentrisme parfois contestable mais assumé.

Sinolâtrie

Stratégie économique

Puissance chinoise

Génération Mao

LA VIE EN JAUNE. SEPT JEUNES GISCARDIENS EN CHINE POPULAIRE

LES FIRMES CHINOISES ET INDIENNES À LA CONQUÊTE DE L’EUROPE ?

LA VAMPIRE DU MILIEU. COMMENT LA CHINE NOUS DICTE SA LOI

LES MAOÏSTES. LA FOLLE HISTOIRE DES GARDES ROUGES FRANÇAIS

Dominique Bussereau et als

Françoise Hay, Christian Milelli et Yunnan Shi

Philippe Cohen et Luc Richard

Christophe Bourseiller

éd. Stock Paris, 1977, 225 p.

éd. Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009, 130 p.

éd. Mille et une nuits Paris, 2010, 318 p.

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Un trésor pour bibliophiles, une pièce de collection à placer dans un cabinet des curiosités littéraires : le carnet de voyage en Chine rouge, à quelques semaines de la mort de Mao Zedong en 1976, de sept jeunes giscardiens, emmenés par de futurs ministres de Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy. La vie en jaune vaut la lecture à trente-cinq ans de distance pour tenter de comprendre les origines de la «sino-béatitude» du plus illustre d’entre eux : l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin.

Trois spécialistes des économies asiatiques passent à la loupe les investissements chinois et indiens en Europe. Le point fort de cette recherche universitaire : une base de données inédite portant sur plus de mille implantations de filiales chinoises et indiennes qui autorise une étude comparative. Recherche de débouchés et acquisitions de technologies et de compétences sont les moteurs de cette conquête de l’Ouest par les pays émergents.

REVUE

éd. Points, Paris, 2008, 508 p.

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Sous le jeu de mots du titre, un essai aux accents partisans sur les stratégies de la Chine pour affirmer sa puissance planétaire : Asie du Sud-Est sous influence, achats et implantations d’entreprises à l’étranger, diaspora encadrée, conquête des cœurs sous couvert de culture, amis de la Chine... Un réquisitoire sévère, à peine terni par les fautes répétées de derniers chapitres bouclés à la va-vite.

Une exploration documentée de la galaxie maoïste et de l’épopée des prochinois en France. Un mouvement né avec les années soixante, perclu de (rares) hauts et de (multiples) bas : « toujours partagé entre le Grand Soir et les matins blêmes. » Clin d’œil de l’histoire, le maoïsme français est né dans les beaux quartiers de Paris, dans le VIIIe arrondissement, porté par une revue mensuelle, Révolution, animée par un certain Jacques Vergès, célèbre avocat des réprouvés.

INTERNET www.questionchine.net

La puissance militaire chinoise

Des analyses, de la stratégie et un regard prospectif pour ce site créé par le général Henri Eyraud, ancien attaché militaire à Pékin. Économie, complexe militaro-industriel, relations Chine - États-Unis, religions... Pour aller au-delà du flux d’informations déversé quotidiennement sur la Chine.

in Monde chinois N° 18, éd. Choiseul, Paris, 2009, 144 p.

www.jamestown.org/programs/chinabrief

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Le bulletin bimensuel en ligne de la Jamestown Foundation, une fondation américaine née avec les années Reagan (1981-1989) et portée par l’anticommunisme. Une ligne policée au fil du temps et des analyses en profondeur sur l’Armée populaire de libération.

Monde chinois a consacré son 18e numéro à l’Armée populaire de libération, croisant regards et compétences, multipliant les éclairages: universitaires, chercheurs, journalistes et l’ancien directeur du renseignement militaire, le général Michel Masson. Au final, un des piliers de la puissance chinoise passé au crible. Et une lecture utile pour aller au-delà du secret qui, en Chine, entoure la chose militaire.

www.bulletins-electroniques.com/ actualites/pays/chine.php Pour tout savoir de la politique d’innovation en Chine, l’indispensable bulletin électronique de l’Agence pour la diffusion de l’information technologique (ADIT). Une immersion dans le grand bond en avant technologique.

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UN AUTRE REGARD

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INDE LE SOUS SOL REGORGE DU PAYS DE MINERAIS. DES ENTREPRISES LOCALES ET ÉTRANGÈRES CONVOITENT CES RICHESSES. FACE À L’AVANCÉE DES BULLDOZERS, LES POPULATIONS SONT FORCÉES D’ABANDONNER LEURS TERRES.

Les déplacés de la bauxite UN REPORTAGE PHOTOGRAPHIQUE DE SANJIT DAS

ans de nombreux États indiens, des paysans pauvres se retrouvent soudain «assis» sur un trésor, les plus précieuses ressources naturelles du pays. Face à l’appétit des industries minières, certains se battent pour sauver leurs maisons et leurs champs ou pour empêcher des usines polluantes de s’installer. Dans tout le pays, parce que les habitants se sont mobilisés, les autorités ou la justice ont gelé 190 projets d’exploitation et d’aménagement, dont 70 concernent New Delhi la construction de route et de lignes de chemin de fer qui desservent les mines et sites industriels. Dans le seul État d’Orissa, à l’est du pays, jusqu’à cinquante mille personnes pourraient à terme être déplacées contre leur gré, estimait le Programme des Nations unies pour le développement en 2008. Là-bas, la résistance s’est organisée. Les gens du cru protestent contre la manière

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dont les pouvoirs publics réquisitionnent leurs terres et les expulsent manu militari en promettant vaguement des emplois pour compenser leur déplacement. Des déplacés et des futurs déplacés se dressent contre les projets des sociétés Tata, Vedanta et Posco. La première construit une aciérie. La seconde exploite des mines polluantes de bauxite, le minerai qui sert à fabriquer l’aluminium. La troisème aménage un port industriel sur le lieu de pêcheries artisanales. CHINE « Dans mon travail photographique, j’essaie de montrer l’attachement de ces BHOUTAN gens à leur terre, d’en saisir la dimenNEPAL sion émotionnelle, nous a écrit le Orissa photographe indien Sanjit Das INDE BIRMANIE lorsqu’il nous a confié ses images. Ils les a prises là où opèrent les BANGLADESH trois entreprises en Orissa. Je veux mettre en lumière l’injustice infligée à des populations démunies. Je sens que mon travail est important pour transmettre leur courage, leur détermination et leur dignité. »

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UN AUTRE REGARD

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CONVOITISES.

À Lanjigarh, les femmes de l’ethnie Dongria Kondh vivent dans une région très convoitée: l’État d’Orissa détient 70 % des réserves indiennes de bauxite, 90 % de celles de chrome, 24 % de celles de charbon. JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 57


UN AUTRE REGARD

EXTRACTION ET POLLUTION DANGEREUSE Mukesh Kumar est le chef des opérations en Orissa de la société minière Vedanta Aluminum Ltd dont le siège se trouve à Londres. Ses activités se situent en Zambie, Australie et Inde où elle travaille sous une intense pression. La population Dongria Kondh et les organisations de défense de l’environnement réclament qu’elle abandonne sa raffinerie d’aluminium qui exploite les réserves de bauxite. L’extraction de ce minerai produit des boues toxiques pour la santé.

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LES HABITANTS BALIGHATO BLOQUENT LES ACCÈS À LEUR VILLAGE POUR PARALYSER LES ACTIVITÉS DU SUD-CORÉEN POSCO.

RÉSISTANCE.

Le 2 janvier 2006, un violent affrontement avec la police coûte la vie à Shyama Gangarai. Depuis lors, les villageois de Balighato, dans la région de Kalinga Nagar, se relaient jour et nuit pour défendre leurs terres. JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 59


UN AUTRE REGARD

L’INDE S’EST DOTÉE EN 2010 D’UNE JURIDICTION CONSACRÉE À L’ENVIRONNEMENT QUE PEUVENT SAISIR CEUX QUI S’ESTIMENT VICTIMES DE PROJETS POLLUANTS.

OPPOSANTS.

Dans le village de Dinghia, le temple sert aussi de quartier général à celles et ceux qui s’opposent au projet de port industriel. Certains déplacés potentiels n’hésitent plus à prôner le recours à la force.

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ZONE DE RÉHABILITATION À 40 ans, Lakshmi Mohanto est devenue ce qu’on appelle une déplacée. Elle a emménagé dans la zone dite de réhabilitation de Sansilo. Elle y a construit sa nouvelle maison avec l’argent que lui a proposé la société indienne Tata Steel, cinquième sidérurgiste mondial, pour ses six acres de terre dans la commune de Kalinganagar (Orissa).

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UN AUTRE REGARD

TRANSMISSION.

Les Dongria Kondh du village de Lanjigarh estiment que la terre transmise par leurs ancêtres doit revenir demain à leurs enfants qui se préparent ici à la fête annuelle de leur ethnie.

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HUIS-CLOS

FUKUSHIMA: OÙ EST PASSÉE MON AMIE

NATSUKO? JAPON La jeune enseignante originaire de la préfecture de Fukushima a échappé au tsunami. Elle vient de faire sa première rentrée dans un lycée à soixante-dix kilomètres de la centrale nucléaire. TEXTE SAKURAKI MIWA ILLUSTRATIONS CHAU

a gare ferrovaire de Tokyo est bondée. Je suis enfin arrivée à destination : une brasserie dans un passage souterrain, situé entre un restaurant de sushis décoré dans le style de l’époque d’Edo et un autre dont la spécialité est le porc pané. « Miwa, par ici ! » Natsuko se lève et me fait signe de la main. Je m’asseois en face d’elle. Nous sommes fin janvier. Elle porte une veste en duvet, une jupe noire à fleurs, un caleçon moulant et des bottes. Elle mange un gratin de riz avec beaucoup de fromage. « Comment vas-tu ? » — Je vais bien. » Natsuko est une femme belle et intelligente. Lorsqu’elle vivait ;;@AF= @AF= encore à Tokyo où elle était contractuelle au ministère des Affaires étrangères après ses études universitaires en Australie, il lui arrivait qu’on lui offrît de poser comme modèle pour des magazines de mode. Elle refusait toujours : elle a très peu d’intérêt pour l’ostentatoire. Cela fait presque une année qu’elle a quitté la capitale et son travail, à cause d’un ancien camarade qui la convoitait de façon trop insistante. À près de 30 ans, elle est retournée vivre chez ses parents, dans la ville d’Iwaki. Aujourd’hui, Natsuko passe

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la journée à Tokyo et m’a téléphoné pour me voir avant de rentrer chez elle. « Ton départ de Tokyo est définitif ? » Elle a penché la tête sur le côté : « Depuis un an, j’ai travaillé dur et réussi le concours pour devenir enseignante. À partir du mois d’avril, je travaillerai en qualité de professeur. J’enseignerai l’anglais dans un lycée. » — Ah ! Tu t’installes donc pour de bon à Iwaki ? » — Non. Le département affecte les nouveaux professeurs des écoles publiques en dehors de leur lieu de résidence. Je vais donc m’éloigner d’Iwaki et vivre seule à partir d’avril. Viens me voir avec ton mari, tu peux dormir à la maison. » JMKKA= J MKKA= — J’aimerais bien, oui. » — Près de chez moi, il y a un onsen (source d’eau chaude, N.D.L.R.) appelé Kani Arai (le bain du crabe, N.D.T.). On pourrait y aller ensemble ! » Natsuko hésite un instant puis reprend : « Mais ce <kaki^_cW < kak ki^_cW n’est pas pour cela que je t’ai appelée… Sais-tu que j’ai @7FED @7FED rêvé de toi ? Un rêve étrange : tu te trouvais sur le quai Jeaoe ;GJz= de la gare de Yotsukura à Iwaki, l’air triste, et tu regar<M FGJ< dais dans ma direction. J’étais surprise de te voir. Je t’ai appelée mais tu avais déjà disparu. J’avais beau te télé;GJz= phoner, tu ne répondais pas. » <M KM< Mon amie semble inquiète à mon sujet. « N’aies crainte, je vais bien », lui dis-je. Nous sortons du café et nous dirigeons vers la gare routière. D’ici partent les autocars desservant Iwaki, la plus grande


tokyoïtes affluaient. J’étais comme un insecte mais je n’étais pas la seule prise au piège. Une fois les secousses calmées, je me suis précipitée dans le salon pour allumer la télévision. C’est à cet instant que j’appris que l’épicentre du séisme se trouvait dans le Nord-Est : « Une alerte au tsunami a été lancée dans les préfectures d’Iwate, de Miyagi et Fukushima. Réfugiez-vous dans les hauteurs. Le tsunami pourrait frapper les côtes d’un moment à l’autre. Le département de Miyagi devrait être touché à 15 heures. » Le message suivant a été relayé à des milliers de personnes connectées aux sites de microblogging : « Le séisme a provoqué des coupures d’électricité. Certains habitants n’ont pas pu voir à la télévision les messages d’alerte sur le tsunami. Que les personnes du littoral nord-est s’enfuient !» Les conseils d’urgence ont suivi : « À toutes les personnes ayant subi de violentes secousses : fermez le gaz. Faites des provisions d’eau et remplissez votre baignoire. Localisez les camps de réfugiés dans votre quartier tant que vous avez accès à Internet. Des coupures d’électricité sont à prévoir, n’utilisez pas les ascenseurs. De la part de quelqu’un qui a vécu le séisme de Kobé.» J’ai laissé la télévision allumée et rempli ma baignoire d’eau. Puis, je me suis rappelée qu’Iwaki, la ville natale de Natsuko, se trouve dans la préfecture de Fukushima. J’ai saisi mon téléphone portable et lui ai envoyé un courriel. « Tu vas bien ? Même à Tokyo le séisme a été violent, je suis inquiète. Mets-toi en sécurité. » J’ignorais le drame qui se déroulait au même moment dans la région nord-est. Je n’imaginais pas à quoi Natsuko était confrontée. Il n’y avait plus d’électricité dans les zones dévastées par les vagues géantes et sur place, il était impossible d’utiliser un téléphone. Une nuée d’hélicoptères de la télévision passent audessus de notre appartement en direction du Nord-Est.

ville de la préfecture de Fukushima, à 250 kilomètres au nord-est. Elle me demande une nouvelle fois de venir lui rendre visite. J’acquièsce d’un signe de tête : « En ce moment il fait trop froid, alors plutôt à partir de mars. » Elle grimpe dans le bus. Je lui fais au revoir d’un signe de la main. Quarante jours plus tard, la terre a tremblé.

LE 11 MARS À 14 H 46 ous étions un vendredi, en début d’après-midi. J’étais en train d’écrire. Nous habitons un appartement situé au troisième étage d’un immeuble résidentiel. Au Japon, les séismes sont fréquents. La sensation de la terre qui bouge sous nos pieds nous est familière. Nous y sommes sensibles même s’il ne s’agit que d’une légère secousse. Ce jourlà, à Tokyo, c’était différent. Le tremblement de terre a subitement gagné en intensité. Par la vitre, les tours ont commencé à se tordre. J’ai saisi mon ordinateur portable avec lequel je travaillais sur le manuscrit de mon livre. Je me suis cachée sous mon bureau. Le sol et les murs tremblaient. Les fenêtres s’ouvraient et se refermaient. Cela ressemblait à une colère divine face à laquelle nous nous retrouvions impuissants. Mal protégée, j’étais malmenée comme un insecte. Pour la première fois de mon existence, j’ai pris conscience que j’allais peut-être perdre la vie dans un tremblement de terre. Je me suis connectée à Twitter. Les messages de mes amis

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NÉE À FUKUSHIMA.

Au moment du tsunami, Natsuko était en vacances chez ses parents à 40 kilomètres de la centrale nucléaire, avant la rentrée scolaire d’avril.

D’ordinaire, Tokyo est une ville froide. Les habitants évitent de croiser le regard des autres. C’est flagrant dans les rue et les gares. Leur titre de transport à la main, les gens traversent les barrières de contrôle avec hâte et s’engouffrent dans le train, qui arrive et repart en à peine une minute. Ce soir-là, Tokyo semblait une autre ville. Les trains et les métros étaient arrêtés, aussi beaucoup de personnes ont été forcées de marcher, parfois durant des heures, pour rentrer chez elles. Même Twitter, qui est d’habitude inondé de messages égoïstes, est devenu ce jour-là une véritable plateforme d’entraide et d’échange d’informations. J’étais inquiète pour mon mari. Il est français et ne parle pas japonais. Il est parti de son bureau avec un plan qu’il avait imprimé. Les passants lui ont montré son chemin et il a pu rentrer à la maison à pied, en deux heures. Ce soir-là, nous avons regardé la télévision qui diffusait des images en continu. Quelle que soit la chaîne, aucune publicité… Nous découvrions la situation dans les régions sinistrées grâce aux vidéos transmises depuis les hélicoptères. La vague noire avait frappé le littoral avec une force terrifiante et balayé sur son passage les maisons, les champs et les gens. J’étais frappée de stupeur. Ces dernières années, partout dans le monde, des catastrophes naturelles se sont produites comme l’éruption volcanique d’Eyjafjöll en Islande, les séismes à Haïti et en Nouvelle-Zélande. Je le savais mais n’avais pas véritablement pris conscience de ce que cela signifiait. Je n’en mesurai pas l’ampleur. Cette fois, j’étais personnellement touchée, ainsi que des lieux et personnes qui me sont chers. Rivée à la télévision, je jetais constamment un œil à mon téléphone cellulaire. Je n’avais toujours pas de réponse de Natsuko. Finalement, j’ai décidé de l’appeler, en vain. Quand il a su que les systèmes de refroidissement d’urgence des réacteurs numéros 2 et 3 de la centrale nucléaire de Fukushima étaient tombés en panne à cause du tsunami, le gouvernement a ordonné l’évacuation des habitants vivant dans le périmètre. Je ne pouvais plus quitter l’écran des yeux. « Tu ferais mieux de dormir», m’a dit mon mari.

l était plus de deux heures du matin. Nous nous sommes préparés à de fortes répliques. Dans un sac à dos au pied de notre lit, nous avons mis de l’eau, des gâteaux, de l’argent liquide, nos livrets de banque et nos passeports. Puis, nous nous sommes couchés tout habillés, prêts à fuir.

I

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 65


HUIS-CLOS

« KANI ARA, L’ENDROIT OÙ JE VOULAIS T’EMMENER, A ÉTÉ DÉTRUIT. DES CADAVRES NUS ONT ÉTÉ RETROUVÉS LÀ-BAS, SUR LE RIVAGE. » Les répliques sont arrivées. Les sirènes ont à nouveau hurlé dans la nuit. Et dans le Nord-Est ? Les habitants sont-ils parvenus à prendre la fuite? Et Natsuko? Où-t-elle? Cette nuitlà, je me suis sentie proche des personnes qui, soixante-six ans plus tôt, avaient tenté d’échapper en vain aux explosions atomiques à Hiroshima et à Nagasaki. Elles étaient bien vivantes et présentes en moi, seulement je ne m’en étais jamais rendu compte. Dans cette chambre peu à peu envahie par la lumière du jour, je me suis mise à pleurer.

la centrale nucléaire de Fukushima, nous autres Tokyoïtes faisons face à une pression jamais connue auparavant. Elle est manifeste dans les messages de colère hystérique proférés contre les personnes qui se sont éloignées de la capitale : « Honte à vous ! Ne revenez jamais ! » Les médias occidentaux attirent l’attention sur le calme et l’unité des Japonais, oubliant de préciser que cette attitude est le fruit d’une contrainte sociale et d’une forme d’obligation de se soucier des autres. Le Japon n’était-il pas dans une situation similaire durant la Seconde Guerre mondiale ? Face à cette poussée de colère « unanime », je suis terrorisée.

LES JOURS D’APRÈS Le lendemain après-midi, le 12 mars, je reçois enfin une réponse de Natsuko : « Chère Miwa, merci pour ton message. J’ai passé la nuit avec de nombreux déplacés au gymnase de Yotsukura. J’ai dû à nouveau partir car l’endroit est devenu dangereux en raison des répliques et des nouveaux risques de tsunami. Puisqu’il se dit que des fuites radioactives sont possibles, je vais aller plus loin encore. Notre maison a été ravagée par le tsunami. J’étais là lorsque la vague a touché la ville, s’est engouffrée par les fenêtres et a emporté les tatamis. Beaucoup de personnes ont été emportées par la vague, certaines alors qu’elles se trouvaient à bord de leur voiture, alors j’estime avoir eu de la chance. Je viens seulement d’apprendre que ma famille est saine et sauve. » À la télévision, une présentatrice annonce que le périmètre d’évacuation est étendu de deux à vingt kilomètres autour de la centrale. Je recherche sur Internet le gymnase où Natsuko s’est réfugiée cette nuit. Je le trouve à quarante kilomètres de la centrale nucléaire. Je me demande où Natsuko est maintenant partie. Je voudrais l’appeler mais j’y renonce car, faute d’électricité, elle doit économiser la batterie de son téléphone portable. Je lui envoie un courriel pour lui dire que je pense à elle et qu’elle sait où me contacter en cas de besoin. Le lendemain, je reçois un long message. Elle a décidé d’aller à Nihonmatsu, au nord de la préfecture de Fukushima, la ville où à partir du mois d’avril elle doit justement démarrer sa carrière d’enseignante. Elle y a loué un appartement qui n’a encore ni meubles, ni raccordement au gaz. « Les gens d’ici racontent que beaucoup de personnes sont mortes dans le tsunami parce qu’elles n’ont pas fui à temps ou sont retournées dans leur maison au lieu de fuir à l’intérieur des terres. Il y avait des enfants, des écoliers. Kani Ara, l’endroit où je voulais t’emmener, a été détruit. Des cadavres nus ont été retrouvés là-bas, sur le rivage. Je suis contente d’être en vie même si notre maison a été détruite. Nous sommes partis du gymnase de Yotsukura mais beaucoup de personnes s’y trouvent encore. Tout le monde s’inquiète des radiations. Hélas, il est impossible d’aller plus loin car il n’y a plus d’essence. J’ai été très émue d’apprendre que l’aide internationale s’organisait pour venir en aide au Japon. Je suis heureuse que toi et d’autres amis vous vous soyez souciés de moi. Beaucoup de gens ont eu moins de chance, je suis triste pour elles. Toi et ton mari, vous avez sûrement senti les répliques. Je n’en peux plus de cette centrale nucléaire. Que pourrions-nous dire à ces personnes qui y travaillent en ce moment ? Je ne sais pas. » es gens de Tokyo essayent de prendre des nouvelles de leurs parents ou d’amis habitant dans la région du Nord-Est. Ils font circuler les listes des produits de première nécessité pour les zones sinistrées et les numéros de comptes des organisations humanitaires telles que la Croix Rouge. Le mot d’ordre général : « Que pouvons-nous faire pour venir en aide aux victimes ?» Lorsque la situation s’aggrave dans

L

66 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

Je m’inquiète plus que jamais du sort de Natsuko. Connectée en permanence sur la toile, je glane des informations sur les opérations en cours face au risque atomique. La ville de Nihonmatsu où s’est rendue ma chère amie se trouve à

JOURNALISTE À TOKYO. Lorsque

la terre a tremblé, Miwa était en train de travailler sur un roman qui se déroule dans les appartements communautaires de femmes à Tokyo, ces logements où elles se regroupent pour faire face ensemble à la cherté des loyers.


soixante-dix kilomètres de la centrale. Les États-Unis, par le biais de leur ambassade, invitent leurs ressortissants à s’éloigner d’au moins quatre-vingts kilomètres des installations. J’appelle Natsuko. Sa famille se trouvant dans une pièce d’à côté, elle m’explique la situation à voix basse et légèrement tendue. Pas question pour eux de se déplacer à nouveau pour le moment : il est impossible de faire le plein d’essence dans les stations-service des villes avoisinantes. Avec ses proches, elle discute pour savoir où la famille ira lorsque la situation le permettra. « Moi, je veux aller à Tokyo, me confie Natsuko. Ma mère et mon frère veulent se rendre plus au Nord, à Iwate, où il a un appartement. Ma grand-mère préfère retourner dans sa maison à Fukushima. Nous voulons tous nous rendre dans des endroits différents.» — À Tokyo aussi, nous manquons d’essence. Les habitants sont inquiets à cause de la centrale. Beaucoup d’Occidentaux ont même quitté le Kanto (la région de Tokyo, N.D.L.R.). » — Ah bon ? » Natsuko semble surprise. Quelques jours plus tard, mon amie et sa famille décident de partir pour Morioka, le cheflieu de la préfecture d’Iwate. Le 18 mars, nouveau courriel : « Je suis arrivée à Iwate. J’ai enfin pu prendre une douche. Je suis dans une pièce chauffée. Je me sens beaucoup mieux depuis que nous avons quitté Fukushima. Nous avons bien fait de venir jusqu’ici. » Je suis soulagée. À bien y réfléchir, durant ces derniers jours, j’étais dans un état d’anxiété inhabituel à cause de ce qu’endurait Natsuko : c’est seulement lorsque j’apprends qu’elle est à Iwate que je peux enfin cuisiner, manger et dormir presque comme avant. La centrale nucléaire de Fukushima n’approvisionne pas prioritairement en électricité la région du Nord-Est mais plutôt Tokyo. La plupart des habitants de la capitale ignoraient jusqu’à son existence. Il a fallu l’accident pour que nous prenions conscience de la présence de ces installations près de chez nous. Au contraire pour Natsuko, qui est née dans une ville proche de la préfecture de Fukushima, la centrale a toujours fait partie de sa vie. Le père de Natsuko, décédé alors qu’elle n’avait qu’une dizaine d’années, était médecin comme son grand-père et son arrièregrand-père. Elle se souvient qu’il faisait passer des visites médicales aux employés de la centrale. Quand elle était à

TÉLÉVISION, RÉSEAUX SOCIAUX.

Au lendemain de la catastrophe, les habitants de Tokyo ont été extrêmement dépendants des chaînes de télévision. Ils ont aussi recouru à Twitter et Facebook pour avoir des nouvelles de leurs proches bloqués dans la région du Nord-Est touchée par le séisme, le tsunami et la radioactivité.

l’école primaire, l’entreprise exploitante, Tokyo Electric Power Company, ou Tepco, distribuait aux enfants des stylos à bille et des sous-main sur lesquels étaient imprimés : « Centrale nucléaire de Fukushima. » Alors qu’à Tokyo, les élèves calligraphiaient « espoir » ou « belle matinée », Natsuko et ses camarades de classe devaient écrire « la puissance de l’énergie nucléaire. » Le but était de préparer les élèves au concours de calligraphie organisé dans les écoles par Tepco. La centrale de Fukushima était comme un adulte souriant qui souhaitait faire des enfants ses amis. Pendant ses études secondaires, Natsuko avait un petit copain qui avait un job d’étudiant à la centrale. Lorsqu’il était malade, il s’amusait à plaisanter: « C’est à cause de ce maudit job ! » Ce type de petit boulot était convoité par les jeunes de Fukushima car Tepco payait bien. Natsuko a aussi un cousin qui travaille à la centrale. Dans la région, nombreux sont celles et ceux qui ont un emploi lié au nucléaire, dans la centrale et chez les sous-traitants. Autrefois, le Nord-Est était une région pauvre. Lors de la transition qui a modernisé le Japon à la fin du XIXe siècle, ce territoire affilié au shogounat d’Edo a été délaissé par le nouveau pouvoir impérial de Tokyo. Les subventions publiques étaient faibles, les infrastructures se construisaient avec lenteur et l’industrie était quasi inexistante. Les gens n’avaient d’autre option que de migrer vers la capitale pour trouver du travail. La construction d’une centrale nucléaire dans le courant des années 1970 est apparue comme une chance pour créer des emplois et développer l’économie locale.

AVRIL-MAI, RENTRÉES SCOLAIRES À FUKUSHIMA Fin mars, deux semaines après la catastrophe, Natsuko quitte Iwate pour Nihonmatsu. Elle a été convoquée par son autorité de tutelle afin de préparer la rentrée des classes au début du mois d’avril. Natsuko participe à la préparation des salles de cours. Elle en profite aussi pour remettre de l’ordre à la maison familiale d’Iwaki. Elle jette les meubles JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 67


HUIS-CLOS MON VIETNAM de l’épicentre nucléaire. Le gouvernement Kan n’a cessé de répéter « qu’il n’y avait pas de danger immédiat pour la santé », mais Natsuko n’est pas rassurée. Elle me confie qu’elle n’a « pas ouvert une seule fois les fenêtres » de son appartement depuis qu’elle y a emménagé. Son petit ami est au chômage technique car l’usine dans laquelle il travaille est installée dans le périmètre interdit. Quant à son cousin qui travaille à la centrale nucléaire de Fukushima, il n’est pas rentré chez lui depuis un mois : il n’a pas quitté son bureau depuis le séisme.

ensevelis sous la boue. Elle disperse de la chaux dans la demeure. En voiture, elle remonte la côte, un paysage dévasté par le tsunami. Elle se demande qui a placé ce panneau parmi les décombres : « La centrale nucléaire est-elle destinée à tuer des gens ? » Les produits agricoles de Fukushima ont été irradiés. Un agriculteur qui avait passé trente-cinq ans de son existence à développer un système d’agriculture biologique, abandonne ses derniers choux prêts à être expédiés vers Tokyo et se suicide. Sa famille se souvient que cet homme, après avoir vu les informations télévisées, marmonnait que « ce n’était plus la peine de cultiver des légumes à Fukushima» en mimant l’asphyxie. ès la deuxième semaine d’avril, Tokyo redevient Tokyo. L’électricité n’est plus rationnée, ni même économisée. Les sacs de riz et les boissons sont alignés sur les étagères des magasins. La télévision montre la belle vie des stars et diffuse des publicités tapageuses. Les Tokyoïtes boivent du saké sous les cerisiers en contemplant leur floraison. La centrale nucléaire, qui s’était un temps rapprochée de la capitale, semble désormais bien loin. Tous les matins avant de partir au lycée, Natsuko, elle, consulte le site Internet de la municipalité de Nihonmatsu. Elle vérifie le taux de radioactivité dans l’air et l’eau. Estce lié au sens des vents ou à la topographie ? Selon les autorités, les radiations sont plus élevées à Nihonmatsu, ville de 60 000 habitants située à soixante-dix kilomètres de la centrale, qu’à Iwaki qui ne se trouve à quarante kilomètres

D

LA VILLE NATALE DE NATSUKO.

Iwaki, à l’est de la préfecture de Fukushima, comptait 341 000 habitants avant le tsunami. 285 sont morts et 82 sont portés disparus.

Le 8 avril, c’est le grand jour pour Natsuko, ses collègues professeurs et leurs 700 élèves du lycée de Nihonmatsu : la rentrée des classes, la première après le séisme. Ce jour-là, les lycéens sont plein d’allant. Ils sont heureux de se retrouver car beaucoup ne se sont pas revus depuis la catastrophe. Ils sont très bruyants. Les gens de Nihonmatsu n’ont pas été touchés par le tsunami. Nombre d’élèves tiennent à Natsuko des propos légers sur l’effet des radiations. L’un d’eux affirme qu’ils sont pour sûr déjà affectés, à cause de ce qu’ils ont mangé depuis l’explosion du réacteur. Et que de toute façon ils n’y peuvent rien. Dans la préfecture de Fukushima, 75 % des écoles enregistrent des niveaux supérieurs de l’ancien taux d’exposition à la radioactivité autorisé par le gouvernement. Depuis le 19 mars, ce seuil est fixé à 20 millisieverts (mSv) par an, y compris pour les enfants, contre jusquelà 1,3 mSv. Relevé après la tragédie, le taux correspond

LES ÉLÈVES TIENNENT DES PROPOS LÉGERS SUR LES RADIATIONS. ILS AFFIRMENT QU’ILS SONT POUR SÛR DÉJÀ AFFECTÉS À CAUSE DE CE QU’ILS ONT MANGÉ APRÈS L’ACCIDENT. 68 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


LYCÉENS DÉPLACÉS.

Les premiers élèves de Natsuko vivent à Nihonmatsu, à 70 kilomètres de la centrale de Fukushima. Ils ont effectué leur rentrée scolaire le 8 avril. À la mi-mai, après la Golden Week fériée dans tout le pays, ils ont été rejoints par des lycéens évacués des zones situées à dix kilomètres des installations nucléaires.

rattachés au lycée de Natsuko. Les enseignants et les adolescents de Namie sont arrivés courant mai. Ils ne pourront jamais rentrer chez eux : le niveau de radioactivité y a atteint le 28 avril, 17,5 mSv par heure, des milliers de fois supérieurs au nouveau seuil d’exposition autorisé par les services sanitaires. Les élèves de Nihonmatsu et de Namie ne sont pas mélangés en classe. D’une part parce que les seconds ont effectué leur rentrée un peu plus tard, de l’autre parce que leur niveau est jugé inférieur (la moitié d’entre eux devraient entrer dans la vie active directement après le lycée). Leur établissement a mauvaise réputation. Plusieurs collègues de Natsuko craignent aussi que les nouveaux venus aient une influence négative sur leurs élèves. Une poignée disent aussi que les élèves de Namie (qui ont perdu leur uniforme dans le tsunami), s’habillent avec vulgarité. Natsuko me confie que ces remarques la mettent mal à l’aise. En outre, quinze élèves sont encore attendus de différents centres de déplacés. L’un d’entre eux en est déjà à son septième camp depuis la castatrophe du 11 mars. Pour recevoir tout ce nouveau monde, le lycée de Natsuko va faire construire des bâtiments préfabriqués sur le parking à vélos. Les travaux ne commenceront pas avant l’été, au mieux.

L’ENFANT À NAÎTRE DE NATSUKO

désormais au seuil autorisé précédemment pour les agents travaillant dans les centrales nucléaires de Tepco, là où précisément les élèves de mon amie rêvent encore de se faire embaucher. Quelques-uns de leurs camarades ont quitté le lycée car leurs parents ont perdu leur travail suite à la catastrophe. Ils ont dû déménager pour recommencer une nouvelle vie. Au contraire, 160 étudiants de Namie, une ville partiellement détruite par le tsunami à 10 kilomètres de la centrale nucléaire, ont demandé à être

Quelques jours après la rentrée, la direction du lycée a décrété qu’à titre préventif, les activités en plein air étaient annulées. Les membres du club de baseball se sont plaints. Ils ont exigé de reprendre les entraînements. Le niveau de radioactivité n’étant pas jugé dangereux par les autorités, le directeur de l’établissement n’a pas eu le pouvoir de les en empêcher. D’autres clubs de sport ont suivi la fronde. Désormais, les lycéens désirant participer à des activités en plein air doivent juste fournir une lettre d’autorisation signée de leurs parents. Les uns reprennant le sport, les autres se sentent obligés de les imiter. Natsuko, elle, est censée s’occuper du club de basket mais elle refuse tout exercice physique en extérieur. Elle est inquiète. « Plus tard, me dit-elle, je voudrais pouvoir avoir des enfants. » JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 69


LES ROYAUMES DE L’EAU ET DU FEU

FREE BURMA RANGERS

GUÉRILLEROS ET HUMANITAIRES

COURSE CONTRE LA MONTRE.

« Un villageois vient de marcher sur une mine antipersonnel. Vite ! Chaque minute compte pour essayer de le sauver. »

70 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


ette route, je la maudis ! À travers la jungle et la montagne serpente une étroite balafre de terre rouge et de rocailles, une piste taillée par les bulldozers de la Tatmadaw, l’armée birmane, puis aménagée par des terrassiers réquisitionnés parmi les paysans karens, le groupe ethnique majoritaire dans cette région isolée. Sur une centaine de kilomètres, elle relie la grande plaine centrale, la «žzone sèche» comme l’appelent les géographes, au fleuve Salween dont les eaux grises délimitent la frontière entre la Birmanie et la Thaïlande. «N’oublie pas la consigne pour la traversée de la route, manches longues obligatoires», m’avait rappelé saw Sunny, le maquisard karen chargé de notre sécurité, avant notre départ depuis les berges de la Salween. J’avais souri : craignant un coup de chaleur, j’avais sciemment renoncé à dissimuler mes avant-bras sous les manches longues de ma chemise kaki. Après tout, les tee-shirts rouge tomate et les shorts jaune citron qui habillent plusieurs porteurs de la caravane ne font-ils pas de bien meilleures cibles depuis les crêtes où l’armée birmane a installé ses campements? Alors à quoi bon ? Comme m’affirma un jour le chef d’une rébellion ethnique: «Si on devait suivre à la lettre toutes les règles de sécurité, on deviendrait fou!» Je maudis cette route ! Je l’ai traversée, neuf, dix fois et c’est toujours le même casse-tête. L’attente, avant de s’y engager, peut être interminable. Il y a trois ans, une noria de camions de ravitaillement et de troupes fraîches avait monopolisé la piste dix jours consécutifs. Impossible de l’emprunter sans risquer l’affrontement. Résignés, nous avions dû patienter dans un hameau tout proche. Ensuite l’approche pour rejoindre la route se révèle toujours éprouvante. Sur la trace des éclaireurs, il nous faut suivre un sentier abrupt taillé à flanc de collines, plonger jusqu’à la taille dans le lit glissant d’un torrent, disparaître dans la boue d’un fond de vallon pour nous hisser, mètre après mètre, jusqu’au pied du dernier coteau avant la route.

Pas de mauvaises rencontres ?

FORMÉS PAR DES ANCIENS DES FORCES SPÉCIALES AMÉRICAINES, DES COMMANDOS DE VOLONTAIRES MONTENT DES EXPÉDITIONS MÉDICALES EN BIRMANIE. TEXTE, PHOTOS ET LÉGENDES THIERRY FALISE

« À partir d’ici, silence total, murmure saw Sunny. Et surtout, interdiction de s’écarter de la piste ! » Dissimulées sous des feuilles mortes ou une branche pourrie, les sentinelles les plus dissuasives veillent, invisibles : les mines antipersonnel. Celles des maquisards sont de simples charges explosives tassées dans des tubes de bambou. Celles des militaires, en plastique, sont les copies locales d’un modèle de l’armée américaine. Pour quiconque a la malchance d’y poser un pied, c’est l’amputation garantie. Composée d’une cinquantaine de femmes et d’hommes, notre expédition franchit la route, protégée par deux groupes de maquisards prêts à en découdre avec une patrouille de la Tatmadaw. La traversée est rapide, sans anicroche. Nous devons nous mettre hors de portée des fusils-mitrailleurs et des mortiers. Calé au milieu de la colonne, je dévale la pente raide en silence. Au terme d’une demi-heure de cavalcade, nous retrouvons une piste plus « humaine » qui épouse les contours naturels des reliefs. À marche soutenue, nous pénétrons dans une forêt de bambous géants. Le surlendemain, la nuit est tombée lorsque notre colonne, qui a éclaté en petits groupes lors de l’ascension violente d’une dernière colline, arrive au village de Nyah Peh Koh *. Des nuages incongrus en cette saison sèche masquent la demi-lune, plongeant dans les ténèbres les maisons endormies dont je devine à peine les contours. « Tu peux t’installer ici », me dicte saw Sunny. Mû par cette euphorie que peut susciter l’épuisement, je me déleste de mon paquetage. Dans la nuit noire surgit un éclat de lampe torche. « Salut l’ami. Alors ce voyage, pas de mauvaises rencontres ? » Malgré la lumière qui m’aveugle et m’empêche de distinguer mon interlocuteur, je reconnais immédiatement qui se cache derrière cette voix tonitruante. Les Karens de la région le surnomment Tha U Wa A Pa. Ce sobriquet afJUIN-AOÛT 2011 ASIES / 71


LES ROYAUMES DE L’EAU ET DU FEU BIRMANIE

« DES MILLIERS DE CIVILS CACHÉS DANS LA JUNGLE NE RECEVAIENT AUCUNE AIDE. NOUS AVONS RASSEMBLÉ DES MÉDICAMENTS ET SOMMES PARTIS SAC AU DOS POUR APPORTER LES SOINS D’URGENCE À CES POPULATIONS. » fectueux signifie littéralement « le-Papa-du-Singe-blanc », un clin d’œil à son diable de petite fille. Pour des raisons de sécurité, nous l’appelerons ici Andrew. Parti d’un autre point de la frontière avec le reste de l’expédition, Andrew est arrivé une dizaine de jours plus tôt à Nyah Per Koh. Nous nous donnons une longue accolade. Ma première rencontre avec ce quinquagénaire américain remonte à plus de quinze ans en pays wa, un territoire du nord-est de la Birmanie, peuplé d’anciens chasseurs de têtes reconvertis en producteurs d’opium et d’héroïne. En voyage de noces, il faisait partie d’un groupe de missionnaires chrétiens américains invités par un prince wa à évangéliser son peuple animiste. Fraîchement diplômé d’une école biblique du Texas, Andrew avait passé dix années dans l’US Army, dont plusieurs en tant qu’officier des Rangers, un corps d’élite dédié aux opérations spéciales de l’armée de terre américaine. Andrew connaissait bien la Thaïlande, où il est né et a passé son enfance. Il découvrait CHINE INDE la Birmanie chez les « seigneurs de l’opium ». Sa passion pour ce pays ne s’est déclarée que deux ans plus tard, en VIETNAM 1997, lors d’une violente offensive militaire contre les BIRMANIE LAOS rebelles karens: « Les réfugiés étaient plus ou moins bien accueillis dans les camps en Thaïlande. Nous avons très BANGLADESH Naypyidaw vite réalisé que des milliers de civils cachés dans la junRangoon THAÏLANDE gle ne recevaient aucune aide. Nous avons rassemblé des médicaments et sommes partis sac au dos pour apporter CAMBODGE les soins d’urgence à ces populations déplacées par la guerre. » Les Free Burma Rangers, ou FBR, étaient nés.

Les militaires tirent à vue Depuis près de quinze ans, de jeunes volontaires, choisis par les chefs ethniques locaux pour leurs motivations et leurs aptitudes, suivent des formations dans des camps secrets. Les recrues apprennent les techniques de médecine d’urgence et de soutien psychologique, de collecte et de transmission d’information, de déminage. Sous la férule de bénévoles occidentaux de la trempe d’Andrew, elles sont soumises à un entraînement physique digne de Fort Benning, le quartier-général des Rangers aux États-Unis. Lors de missions à haut risque, leurs équipes portent assistance au million de déplacés éparpillés dans les « zones noires », ces bandes de territoire qui longent, parfois sur des centaines de kilomètres, les frontières avec la Thaïlande, le Bangladesh et l’Inde. C’est là qu’opèrent les dernières guérillas ethniques de Birmanie. Les militaires s’y sont octroyé le droit de tirer à vue sur les rebelles comme sur les civils. Allégé de mon fardeau et déchaussé, je m’installe à même le plancher d’une véranda et goûte quelques instants aux plaisirs d’un cheerot, le cigare traditionnel birman, et d’un café instantané bouillant que mon hôte a eu la bonté de me préparer. Une rapide douche d’eau glacée et je vais m’étendre sur la natte. Mon intrusion dans la pièce commune de la maison réveille les enfants. Dans la pénombre, de leurs yeux inquiets, ils scrutent ce grand escogriffe blanc aux avant-bras poilus. Ils s’amusent de ma gaucherie lorsque je me cogne la tête au plafond et quand mes chaussettes humides manquent de verser dans l’âtre. Cette nuit-là, les chants stridents des coqs, qui retentissent sous le plancher de la maison dès trois heures du matin, auront raison de mon sommeil. Nyah Per Koh s’éveille avec l’aurore. Le village compte une

quarantaine de maisons, trois cents âmes tout au plus. Il est divisé en deux niveaux séparés par la Yunzalin, l’une de ces

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rivières qui dégringolent de la montagne en cascade puis se traînent au cœur de vallées luxuriantes, avant de se fondre dans la monotonie de la plaine. Nyah Per Koh «haut», s’accroche au flanc du coteau où j’ai passé la nuit, et Nyah Per Koh «bas» est planté en bordure de rizières. Les maisons sont érigées sur pilotis et bâties en bambou. Seule l’église située en contrebas est coiffée d’un toit en tôle ondulée. Champion de boxe au camp de réfugiés de Mae La, en Thaïlande, devenu chirurgien-amputeur dans les Free Burma Rangers, Eliya Samson, un Karen, m’invite d’un sourire pourpre inondé de jus de bétel à partager le petit déjeuner avec les membres fondateurs de l’organisation. Au menu du Club des animaux, ainsi qu’ils se surnomment eux-mêmes : riz blanc, pattes de poulet et feuilles d’un légume non identifié, le tout accompagné d’une pâte de piment à faire décoller un éléphant. Au sein du Club, Eliya a hérité du sobriquet de «Chien fou». Le «Singe» est le surnom de l’espiègle Kaw Paw Say, de l’ethnie karenni, le vidéaste à la tignasse ébouriffée qui filme les expéditions. Doh Say, dit le «Vautour», l’un des principaux coordinateurs des FBR, a combattu dans les rangs de la guérilla karenni et fut laissé pour mort dans la forêt, il y a vingt ans, le dos transpercé par une balle ennemie. Plusieurs membres historiques sont absents. L’infirmière karen Paw Htoo, alias «Cerf aboyeur», cheville ouvrière de toutes les premières expéditions, a fini par se marier en Thaïlande. Sa collègue Naw Bey Bey est emprisonnée dans les geôles birmanes. D’autres ont été terrassés par le paludisme ou sont morts en opération. e petit déjeuner englouti, Eliya convoque une demidouzaine de jeunes recrues à l’arrière de la maison. Le L groin planté dans son auge, un porc adulte y fait un festin

BALISES Les FBR, combien de divisions ? u nombre de trois

A cents, les Free

Burma Rangers sont issus de dix minorités ethniques (Arakanais, Chin, Karenni, Kachin, Karen, Lahu, Mon, Naga, Pa’O et Shan) originaires des quatre coins de Birmanie. Selon les statistiques de l’organisation, les 55 équipes de volontaires ont apporté des soins à plus de 450 000 patients et sont venus en aide à 1 100 000 déplacés en «zones noires», au cours des quatorze dernières années. Les FBR disposent d’un budget annuel d’environ un million de dollars, provenant essentiellement de dons privés américains.

des restes du repas de la veille. Sans crier gare, l’homme dégaine son révolver et lui loge une balle entre les yeux. Foudroyé en pleine ripaille, l’animal s’abat de tout son poids sur le sol, les membres secoués de spasmes. D’un coup de machette, Eliya tranche net l’une des pattes à hauteur du jarret puis, s’agenouillant devant la dépouille, entame un cours pratique de chirurgie amputatoire. « Il faut agir vite, lance-t-il à ses élèves. Comme s’il s’agissait d’un homme en état de choc qui se vide de son sang. » Aussitôt dit, Eliya garotte la patte de l’animal que maintiennent deux infirmiers. Commentant chacun de ses gestes à voix haute, il introduit ses doigts dans la plaie béante, localise l’artère dont l’extrémité est rendue glissante par le sang, avant de stopper l’hémorragie à l’aide d’une pince hémostatique. Sommairement nettoyés à l’eau, le membre amputé et l’artère sectionnée sont suturés sur le champ. L’opération n’a duré que quelques minutes. « Le temps de sauver la vie d’un homme », dit Eliya. Au menu du soir, les dés de porc frits remplacent les pattes de poulet décharnées.

Le sermon du «Singe» Le lendemain matin, la caravane au grand complet, soit 120 personnes dont la moitié de porteurs, se rassemble dans un pré aux abords de Nyah Per Koh «bas». La suite de notre voyage en « zone noire » ne peut commencer sans une prière. Ancien pasteur dans le camp de réfugiés de Baan Mai Nai Soi (Thaïlande), Kaw Paw Say invite ses ouailles à former cercle autour de lui. Certains ôtent leur couvrechef. D’autres déposent leur sac à dos. Tous joignent leurs mains. « Que le Tout-Puissant nous aide à accomplir notre mission, à franchir les montagnes sans encombre… » D’une


MISSION DE RECONNAISSANCE. « La patrouille se glisse entre deux positions de l’armée birmane. Étudier le terrain sans se faire repérer par les soldats. La tension est extrême. » FUIR LA GUERRE. « Ils fuient leur village. Sans un regard. Sans un mot. Pour seul bruit de fond, la rivière qui coule. Dans leurs paniers, les fuyards emportent ce qu’ils ont de plus précieux. »

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LES ROYAUMES DE L’EAU ET DU FEU BIRMANIE

LA COLONNE.

« Invisible la plupart du temps, la voilà qui apparaît au grand jour, s’étirant sur plus d’un kilomètre lors d’une rare progression à découvert.»

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JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 75


LES ROYAUMES DE L’EAU ET DU FEU BIRMANIE

« LE CHIFFRE DE 500 000 HOMMES REVENDIQUÉ PAR LA JUNTE POUR LA TOTALITÉ DE SES EFFECTIFS EST FANTAISISTE. ON CONSTATE AUSSI QUE LE MORAL DES TROUPES EST TRÈS BAS. » TRANSMISSIONS SATELLITAIRES. «Connectés à la toile où que nous soyons. L’envoi d’informations en temps réel permet de livrer des témoignages précieux au monde extérieur. »

voix monocorde mais empreinte de ferveur, le « Singe » prononce un court sermon puis s’abandonne quelques minutes dans un profond recueillement. « Amen. – Amen ! » répond en chœur l’assemblée en se signant. À mes côtés, Andrew réajuste les sangles de son lourd paquetage. Je ne résiste pas à la tentation de le taquiner: « Tu sais que la rumeur dit que les Free Burma Rangers est une organisation religieuse ? Que sous couvert d’actions humanitaires, vous faites en réalité du prosélytisme ? – Quoi? Mais c’est faux. Si nous distribuons des Bibles, c’est uniquement aux chrétiens. Et si certains membres puisent leur force dans le message du Christ, d’autres volontaires, eux, sont bouddhistes, vénèrent les esprits de la forêt ou n’ont pas foi en Dieu. Tu sais fort bien que nous ne faisons aucune discrimination ni conversion.» Sur ces considérations spirituelles, la colonne se met en marche en direction de la commune de Mone.

Rencontre avec deux déserteurs Pendant deux jours, notre caravane remonte le cours tumultueux de la Yunzalin. L’étroit sentier épouse les méandres de la rivière. Il est semé d’embûches. À plusieurs endroits, la piste se heurte à des massifs de végétaux et à des pitons rocheux qui entravent la berge. Nous devons traverser la rivière sur des passerelles de bambou, souvent instables, aménagées par les paysans. En milieu d’aprèsmidi, nous quittons la vallée et, par un sentier abrupt, gagnons un plateau perché à 1 300 mètres. Au crépuscule, la température chute soudainement. Cette nuit-là, sous un toit de fortune aménagé à l’aide de mon poncho, je gre-

FACE À LA RÉPRESSION.

«De l’ethnie shan ou pa’o, logisticien ou infirmière, les portraits d’une jeunesse déterminée à se battre pour son peuple.»

76 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

lotte, blotti dans mon sac de couchage. Seule consolation : à 3°C, les moustiques ont déserté les lieux. u réveil, je découvre un paysage saisissant sous les tropiques : le givre matinal couvre la prairie qui jouxte A le sous-bois où nous avons installé notre bivouac. Sous un soleil blafard, nous reprenons notre marche. Nous traversons péniblement un chaos de bambous, de ronces et de rocs, puis nous dévalons l’autre versant du plateau. Une plongée brutale ! Mille mètres de dénivelé d’une seule traite, le long d’un torrent de plus en plus rapide qu’il faut franchir encore et encore pour rejoindre la vallée. Des berges de la rivière Mone, notre colonne emprunte un ultime sentier escarpé avant de déboucher dans une clairière aménagée en village : une clinique, une école pour les enfants et adolescents des villages voisins, une quinzaine de maisons servant de bâtiments publics ou d’habitations pour les cadres et policiers. Teh Muh Pler * est l’un des centres régionaux de la Karen National Union (KNU), en lutte ouverte contre le pouvoir central depuis 1947. Les retrouvailles sont joyeuses et bruyantes. Les nouvelles s’échangent. Les souvenirs s’égrènent. Le « Singe » m’apprend que deux déserteurs de l’armée birmane ont trouvé refuge dans un camp militaire de la guérilla, à deux heures de marche. Une petite escorte de maquisards m’y emmène l’après-midi. « Moi, c’est simple ! Si je croise le capitaine de mon unité, je le tue », me déclare d’emblée le plus jeune des transfuges. La base du commandant saw Tom Moy, vieillard aux traits usés par des décennies de guerre, se résume à quelques huttes en bambou et un bassin d’élevage piscicole fraîchement creusé. Les deux déserteurs birmans, âgés de 19 et 20 ans, y sont arrivés deux jours auparavant avec armes et munitions. Le cadet poursuit : « Il y a quelques mois, alors que nous étions en patrouille, le capitaine nous a ordonné d’arrêter deux jeunes femmes. Je lui ai demandé pourquoi nous nous en prenions à ces innocentes. Leur seul crime était d’exploiter une petite plantation de noix de bétel. De rage, il m’a asséné un coup au visage et m’a cassé une dent. Je l’ai menacé de représailles s’il recommençait à me frapper. En retour, j’ai eu droit à dix jours de cachot. Les filles ont échappé à la prison mais leurs biens ont été confisqués par l’officier. » Enhardi par les dires de son frère d’armes, l’aîné avance un autre argument pour expliquer son acte de désertionž: « L’argent ! Oui, c’est aussi à cause de l’argent que nous en sommes arrivés là. Vous voyez, la solde mensuelle d’un soldat est de 41 000 kyats (37 €). C’est la loi ! Mais nous, au camp, le capitaine ne nous donnait que 15 000. Le reste, disait-il, était versé sur un compte en banque. Aucun des soldats de l’unité n’a jamais vu la couleur de ce compte. » Le soir, de retour à Teh Muh Pler, je relate à Andrew ma rencontre avec les déserteurs. Assis près du feu, je reviens sur un autre point de notre conversation. Le 48e Bataillon d’infanterie légère, l’unité des transfuges, n’alignerait que 150 fantassins – deux fois moins que les chiffres officiels. L’ex-membre des forces spéciales américaines me confie que cette information corrobore ses propres observations : « Les témoignages sur le terrain semblent indiquer que l’armée birmane ne dispose pas dans les régions frontalières avec la Thaïlande d’autant de soldats qu’elle le clame. J’en déduis ceci : le chiffre de 500 000 hommes revendiqué par la junte pour la totalité de ses effectifs est fantaisiste. On constate aussi que le moral des troupes est très bas. Le doute plane sur les capacités des forces gouvernementales à mener


INSTANT DE BONHEUR. «Les Free Burma Rangers n’apportent pas que des médicaments mais aussi un peu de joie à des gens dignes en toutes circonstances.» POUR TOUTE LA FAMILLE. «Visite médicale chez les Wa. Ici comme partout ailleurs en «zones noires», ce qui compte avant tout, ce sont les soins de base. »

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 77


LES ROYAUMES DE L’EAU ET DU FEU BIRMANIE

« LE CHIFFRE DE 500 000 HOMMES REVENDIQUÉ PAR LA JUNTE POUR LA TOTALITÉ DE SES EFFECTIFS EST FANTAISISTE. ON CONSTATE AUSSI QUE LE MORAL DES TROUPES EST TRÈS BAS. » TRANSMISSIONS SATELLITAIRES. «Connectés à la toile où que nous soyons. L’envoi d’informations en temps réel permet de livrer des témoignages précieux au monde extérieur. »

voix monocorde mais empreinte de ferveur, le « Singe » prononce un court sermon puis s’abandonne quelques minutes dans un profond recueillement. « Amen. – Amen ! » répond en chœur l’assemblée en se signant. À mes côtés, Andrew réajuste les sangles de son lourd paquetage. Je ne résiste pas à la tentation de le taquiner: « Tu sais que la rumeur dit que les Free Burma Rangers est une organisation religieuse ? Que sous couvert d’actions humanitaires, vous faites en réalité du prosélytisme ? – Quoi? Mais c’est faux. Si nous distribuons des Bibles, c’est uniquement aux chrétiens. Et si certains membres puisent leur force dans le message du Christ, d’autres volontaires, eux, sont bouddhistes, vénèrent les esprits de la forêt ou n’ont pas foi en Dieu. Tu sais fort bien que nous ne faisons aucune discrimination ni conversion.» Sur ces considérations spirituelles, la colonne se met en marche en direction de la commune de Mone.

Rencontre avec deux déserteurs Pendant deux jours, notre caravane remonte le cours tumultueux de la Yunzalin. L’étroit sentier épouse les méandres de la rivière. Il est semé d’embûches. À plusieurs endroits, la piste se heurte à des massifs de végétaux et à des pitons rocheux qui entravent la berge. Nous devons traverser la rivière sur des passerelles de bambou, souvent instables, aménagées par les paysans. En milieu d’aprèsmidi, nous quittons la vallée et, par un sentier abrupt, gagnons un plateau perché à 1 300 mètres. Au crépuscule, la température chute soudainement. Cette nuit-là, sous un toit de fortune aménagé à l’aide de mon poncho, je gre-

FACE À LA RÉPRESSION.

«De l’ethnie shan ou pa’o, logisticien ou infirmière, les portraits d’une jeunesse déterminée à se battre pour son peuple.»

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lotte, blotti dans mon sac de couchage. Seule consolation : à 3°C, les moustiques ont déserté les lieux. u réveil, je découvre un paysage saisissant sous les tropiques : le givre matinal couvre la prairie qui jouxte A le sous-bois où nous avons installé notre bivouac. Sous un soleil blafard, nous reprenons notre marche. Nous traversons péniblement un chaos de bambous, de ronces et de rocs, puis nous dévalons l’autre versant du plateau. Une plongée brutale ! Mille mètres de dénivelé d’une seule traite, le long d’un torrent de plus en plus rapide qu’il faut franchir encore et encore pour rejoindre la vallée. Des berges de la rivière Mone, notre colonne emprunte un ultime sentier escarpé avant de déboucher dans une clairière aménagée en village : une clinique, une école pour les enfants et adolescents des villages voisins, une quinzaine de maisons servant de bâtiments publics ou d’habitations pour les cadres et policiers. Teh Muh Pler * est l’un des centres régionaux de la Karen National Union (KNU), en lutte ouverte contre le pouvoir central depuis 1947. Les retrouvailles sont joyeuses et bruyantes. Les nouvelles s’échangent. Les souvenirs s’égrènent. Le « Singe » m’apprend que deux déserteurs de l’armée birmane ont trouvé refuge dans un camp militaire de la guérilla, à deux heures de marche. Une petite escorte de maquisards m’y emmène l’après-midi. « Moi, c’est simple ! Si je croise le capitaine de mon unité, je le tue », me déclare d’emblée le plus jeune des transfuges. La base du commandant saw Tom Moy, vieillard aux traits usés par des décennies de guerre, se résume à quelques huttes en bambou et un bassin d’élevage piscicole fraîchement creusé. Les deux déserteurs birmans, âgés de 19 et 20 ans, y sont arrivés deux jours auparavant avec armes et munitions. Le cadet poursuit : « Il y a quelques mois, alors que nous étions en patrouille, le capitaine nous a ordonné d’arrêter deux jeunes femmes. Je lui ai demandé pourquoi nous nous en prenions à ces innocentes. Leur seul crime était d’exploiter une petite plantation de noix de bétel. De rage, il m’a asséné un coup au visage et m’a cassé une dent. Je l’ai menacé de représailles s’il recommençait à me frapper. En retour, j’ai eu droit à dix jours de cachot. Les filles ont échappé à la prison mais leurs biens ont été confisqués par l’officier. » Enhardi par les dires de son frère d’armes, l’aîné avance un autre argument pour expliquer son acte de désertionž: « L’argent ! Oui, c’est aussi à cause de l’argent que nous en sommes arrivés là. Vous voyez, la solde mensuelle d’un soldat est de 41 000 kyats (37 €). C’est la loi ! Mais nous, au camp, le capitaine ne nous donnait que 15 000. Le reste, disait-il, était versé sur un compte en banque. Aucun des soldats de l’unité n’a jamais vu la couleur de ce compte. » Le soir, de retour à Teh Muh Pler, je relate à Andrew ma rencontre avec les déserteurs. Assis près du feu, je reviens sur un autre point de notre conversation. Le 48e Bataillon d’infanterie légère, l’unité des transfuges, n’alignerait que 150 fantassins – deux fois moins que les chiffres officiels. L’ex-membre des forces spéciales américaines me confie que cette information corrobore ses propres observations : « Les témoignages sur le terrain semblent indiquer que l’armée birmane ne dispose pas dans les régions frontalières avec la Thaïlande d’autant de soldats qu’elle le clame. J’en déduis ceci : le chiffre de 500 000 hommes revendiqué par la junte pour la totalité de ses effectifs est fantaisiste. On constate aussi que le moral des troupes est très bas. Le doute plane sur les capacités des forces gouvernementales à mener


INSTANT DE BONHEUR. «Les Free Burma Rangers n’apportent pas que des médicaments mais aussi un peu de joie à des gens dignes en toutes circonstances.» POUR TOUTE LA FAMILLE. «Visite médicale chez les Wa. Ici comme partout ailleurs en «zones noires», ce qui compte avant tout, ce sont les soins de base. »

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LES ROYAUMES DE L’EAU ET DU FEU BIRMANIE des actions décisives contre les guérillas ethniques qui refusent toujours de se soumettre. » L’armée birmane, qui tient le pays sous son joug depuis près d’un demi-siècle, ne serait-elle qu’un tigre de papier ? Allongé sur le plancher de bambou d’un dortoir improvisé, je ressasse cette question dans ma tête et finis par m’endormir. es braises du feu de la veille fument encore lorsque notre caravane quitte Teh Muh Pler en milieu de maL tinée. Andrew ne nous a pas attendus. Aux premières lueurs de l’aube, il a regagné la jungle avec une poignée de maquisards pour une mission d’évaluation dans une zone sensible plus au sud. Sous la direction du «Vautour» Doh Say, nous marchons toute la journée. Nous nous ménageons à peine quelques haltes pour manger et reprendre notre souffle. À la nuit tombée, nous dressons notre camp dans une plantation de durians abandonnée. Plusieurs recrues sont du voyage, comme Naw Naw La Pang, de l’ethnie kachin, en charge de la sécurité. L’an dernier en Thaïlande, ses faux airs de général Aung San (le père de la Birmanie indépendante et de l’icône de l’opposition Aung San Suu Kyi) lui ont donné l’occasion de passer un casting auprès de Luc Besson. Le réalisateur et producteur français tournait The Lady, son film sur Aung San Suu Kyi, incarnée par la star malaisienne et ancienne James Bond’s girl Michelle Yeoh. Entre la lumière des projecteurs de cinéma et l’ombre des Free Burma Rangers, Naw Naw La Pang a choisi. À ses côtés, le logisticien Sai Noung, de l’ethnie shan, s’est forgé une réputation de cuisinier hors pair. Ce soir, sa salade de poissons frits et son art d’accommoder en plat champignons, plantes sauvages et baies de la forêt, nous préservent du sempiternel riz blanc aux pattes de poulet rachitiques.

Le travail forcé existe toujours À l’aube, notre plantation se transforme en cour des miracles pour damnés de la junte. Émergeant d’une brume fantomatique, une centaine de paysans karens de tous âges, venus des hameaux voisins, s’agglutinent dans une clairière. Les Free Burma Rangers ont déployé leur hôpital de campagne sur de simples bâches posées à même le sol spongieux. La pharmacie, conditionnée dans des dizaines de boîtes en plastique, est étalée avec soin. Ici, un infirmier diagnostique une dysenterie contre laquelle il prescrit une série de pilules colorées. Là, une aide-soignante s’occupe d’une jeune femme au bord de l’évanouissement : « Une anémie sévère », fruit d’une carence alimentaire prolongée, décrète-t-elle. Assise sur une bâche, une maman tente de calmer son nourrisson en pleurs : un infirmier vient de prélever une goutte de sang d’un doigt du bébé, pour un test de détection du paludisme. Un peu à l’écart, dans son cabinet improvisé de chirurgiendentiste, saw Maw Nam, dit « Superman », ausculte une rangée de chicots noirâtres plantés dans la bouche d’une vieille mâcheuse de bétel: « Le bétel, c’est mortel ! La chaux endommage l’émail et affaiblit la dent qui pourrit, dit-il avant de cracher un long jet grenat sur le sol. Le problème, c’est qu’on adore tous chiquer. » Il a été formé par Shannon Allison, un dentiste américain, ancien membre des Forces spéciales comme Andrew, qui tous les ans quitte son cabinet de Louisiane pour passer un mois parmi les FBR. «Superman» anesthésie la mâchoire de la grand-mère et, devant un parterre de futurs édentés, arrache d’inutiles mais douloureux débris, puis plombe une molaire qui peut encore être sauvée. Un peu plus loin dans la plantation, «Chien fou» s’est aménagé une salle d’opération à ciel ouvert. En l’absence de jambe à amputer, il a jeté son dévolu sur un homme d’une trentaine d’années présentant une sérieuse infection oculaire qui lui déforme l’arcade sourcillière. Deux patients acceptent de témoigner sur les exactions commises par l’armée birmane. Ils parleront mais pas devant les autres – on a beau tous se connaître, la méfiance reste de mise –, et à la condition que ni leur identité, ni le nom de leur village ne soient révélés. En compagnie de Sai Khur Harn, un « bleu » de l’équipe du « Singe », nous

78 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

La rébellion karen, six décennies de lutte 1942-1945. Pour endiguer l’offensive militaire japonaise contre les Indes, les Britanniques forment les Karens, Kachins et communistes birmans aux techniques de guérilla. Février 1947. La Karen National Union (KNU) est fondée. Elle revendique la création d’un État karen indépendant. 4 janvier 1948. La Birmanie devient indépendante. Août 1948. Début de l’insurrection karen. Mars 1962. L’armée birmane renverse le gouvernement civil et s’empare du pouvoir. 8 août 1988. À Rangoon, l’armée ouvre le feu sur les manifestants. 27 mai 1990. La Ligue nationale pour la démocratie d’Aung San Suu Kyi remporte les élections. La junte annule les résultats. 14 octobre 1991. Aung San Suu Kyi, en captivité, reçoit le Prix Nobel de la paix. Janvier 1995. La KNU est en proie à un schisme religieux. Sa place forte de Manerplaw tombe aux mains de l’armée birmane. Printemps 1997. L’armée lance une série d’offensives contre les bastions de la KNU. Printemps 2006. La campagne militaire contre la KNU s’intensifie. 13 avril 2011. La junte militaire est dissoute et ses pouvoirs transférés à de nouvelles institutions «civiles» issues de la Constitution de 2008 et des élections législatives de novembre 2010.

HÔPITAUX DE CAMPAGNE.

«Soulager une rage de dents ou ausculter une blessure à un œil après une mauvaise rencontre avec un ours. Les FBR sont sur tous les fronts. »

trouvons l’intimité souhaitée sur les rives d’un petit torrent. Accroupis sur les talons, les jambes drapées dans un sarong rouge, ils affirment que le travail forcé est une pratique toujours vivace en Birmanie, contrairement à ce que prétend la junte : « Voilà comment cela se passe: le commandant birman du bataillon chargé du contrôle de la zone fait porter une missive au chef du village. Il le somme de choisir un certain nombre d’hommes parmi les villageois, pour transporter les munitions et le riz des soldats au cours d’opérations. C’est autant de journées à travailler gratis, que nous ne pouvons consacrer à nos potagers, à nos rizières et à nos bêtes. Ceux qui refusent de se plier à ce diktat n’ont d’autre choix que de s’enfuir dans la jungle. – Mais tu oublies le plus important ! complète son compagnon. Parfois, les militaires nous ordonnent d’ouvrir la marche sur les pistes. Comme ça, s’il y a une mine, c’est nous qui sautons. Et lorsqu’on pénètre dans les territoires bien défendus par la guérilla karen, où les risques d’embuscades sont élevés, ils se servent de nous, qui sommes aussi karens, comme boucliers humains en nous faisant marcher au milieu des soldats. »

Ils filment pour témoigner Rien de ce témoignage n’a échappé à l’œil de la caméra de Sai Khur Harn. Ce soir, le jeune Shan transfèrera les images de la journée dans l’ordinateur portable qui équipe chaque section des Free Burma Rangers. Qu’une situation urgente se présente en mission, et l’équipe du « Singe » a pour tâche de collecter les faits et témoignages, étayés de photos ou de vidéos, avant d’envoyer les données brutes à Andrew ou à un autre correspondant anglophone via un système mobile de transmission par satellite. « Ensuite, nous remettons en forme les informations et nous envoyons le rapport à une liste d’institutions internationales, d’organisations des droits de l’homme, de donateurs et surtout à certains hommes politiques en Amérique tel Mitch McConnell, sénateur républicain de l’État du Kentucky, l’un des partisans les plus actifs pour le combat démocratique en Birmanie », m’avait expliqué Andrew quelques jours plus tôt. Selon lui, cette médiatisation en temps réel a un impact sur le terrain : « Des chefs karens m’ont affirmé avoir intercepté des messages radio du commandement régional de l’armée gouvernementale, conseillant à leurs officiers de faire preuve de retenue : “Des organisations se trouvent dans la zone et peuvent vous filmer”, auraient déclaré ces officiers. Les Free Burma Rangers auraient été nommément cités. » Dans la plantation, la consultation médicale se termine.

Tandis que les infirmiers rangent le matériel, Daniel Pan Phone, une recrue karen chargée de faire le guet troque sa Kalashnikov pour sa guitare devant un auditoire d’enfants émerveillés. Il fredonne les premières paroles d’une contine aussitôt reprise par les petits et quelques grands. Chants, jeux et danses se succèdent dans une kermesse sylvestre baignée par la lumière rasante de fin d’aprèsmidi. Notre animateur surprise distribue jouets, articles de toilette, couvertures et sweat-shirts. Daniel Pan Phone a connu des après-midi plus classiques quand, tiré à quatre épingles devant une poignée de touristes, il jouait des sonates de Chopin sur le piano du luxueux hôtel Traders de Rangoon, la capitale. La mission touche à sa fin. Cela fait trois semaines que nous avons quitté les rives de la Salween et que cette équipe des Free Burma Rangers porte assistance aux victimes d’un conflit oublié. Avant de plonger à nouveau dans les profondeurs de la jungle karen pour entamer notre marche retour, nous nous hasardons au sommet d’une colline. À quelques centaines de mètres à peine, un camp fortifié bâti sur une crête surplombe une bourgade. Ployant sous de gros bidons en plastique, des paysans gravissent le sentier vers le camp. C’est l’eau du bain du commandant, qui n’ose pas descendre jusqu’à la rivière. Par-delà le fortin, la plaine centrale s’étend à l’infini dans une brume jaunâtre. Des buffles labourent une rizière. Un stupa d’or scintille. Un autre monde. *

Pour des raisons de sécurité, les noms de ces localités ont été remplacés par des noms fictifs.


HÉROS ANONYMES. «Je ne connais pas leur nom. Pourtant, sans eux, rien ne serait possible. « Eux », ce sont les porteurs qui accompagnent les Free Burma Rangers dans leurs missions. »

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EXTRAITS CHOISIS

VOYAGE AU PAYS UNE VILLE CHINOISE. Kashgar,

la capitale ouïghoure, se métamorphose à vue d’œil. Place du Peuple se dresse une monumentale statue de Mao, que l’on dit être la plus grande de Chine. À 19 heures précises, les haut-parleurs commencent à diffuser de la musique : valse, paso doble, tango...

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DES OUÏGHOURS TURKESTAN CHINOIS LE BOULEVERSANT OUVRAGE DE LA JOURNALISTE SYLVIE LASSERRE MONTRE COMMENT PÉKIN TIENT LES MUSULMANS DU XINJIANG DANS SA POIGNE DE FER. TEXTE SYLVIE LASSERRE PHOTOS GILLES SABRIÉ

ous vivons dans un immense camp de concentration à ciel ouvert ! » Cette terrible phrase de Rebiya Kadeer 1 en tête, je me suis rendue au Turkestan chinois en octobre 2007, déterminée à comprendre de quoi il retournait exactement et mue par la conviction que je devais aider le peuple ouïghour. Dimanche 7 octobre 2007 – cinq heures du matin, aéroport d’Almaty, Kazakhstan. L’aube se lève. Je cherche l’homme qui doit me conduire jusqu’à la frontière chinoise. Rien. Aucune pancarte portant mon prénom. Bahtiyar, l’interprète que je dois retrouver demain à la frontière, a pourtant tout organisé depuis Ghulja, en Chine. Je finis par trouver Abdu-xukur au bout d’une demi-heure. Il m’attend à l’extérieur de sa voiture, il brandit une feuille A4 blanche sur laquelle mon prénom est inscrit en grosses lettres. Quel homme étrange. Abduxukur appartient à la communauté des deux cent trente mille Ouïghours installés au Kazakhstan. Quelques jours plus tôt au téléphone, Bahtiyar m’a avertie que l’apparence d’Abduxukur pouvait faire un peu peur. Il a eu raison de me prévenir, de me rassurer sur sa parfaite gentillesse. Abduxukur a le front bas, les traits lourds et grossiers. Un physique de brute, en somme. Comme s’il en était conscient, il me couvre de bienveillants sourires. Après m’avoir expliqué que, en dépit du programme établi par Bahtiyar, nous ne partirions que le lendemain matin pour la Chine, ils se ravise, sans doute sous le coup de mon air étonné, et me déclare que nous prenons la route maintenant. Auparavant, il s’arrête chez lui prendre quelques affaires.

N

Sur les traces des Huns, Turks et Mongols « Frantsouski ? » « Da ! Da ! » J’aime la façon dont, en Asie centrale, les douaniers s’attardent dans la contemplation de mon passeport, un vague sourire aux lèvres dès qu’ils apprennent que je suis française. Généralement, ils le feuillettent plusieurs fois sans paraître vraiment y prêter attention, plutôt les yeux dans le vague, comme s’ils rêvaient de cette France qu’ils ne verront probablement jamais. Complices, ils citent «Zidane!», «Charles Aznavour!», «Mireille Mathieu! Pierre Richard!» J’acquiesce, nous rions, et quand ils me tendent le précieux document, c’est souvent avec des étoiles dans les yeux et des rêves de Tour Eiffel. En Asie centrale, la France passe encore pour le pays de l’amour. Ah… les ponts de Paris… l’accordéon… La rivière Ili marque la frontière entre le Kazakhstan et la Chine. Aujourd’hui, son lit, large d’une centaine de mètres, est presque à sec. Quelques filets d’eau sinuent entre de gros galets gris. Sur le pont qui enjambe et mène en Chine, des projecteurs. La route est longue et droite. Pas âme qui vive. Je marche tranquillement, tirant ma valise légère, m’arrêtant de temps à autre pour prendre quelques clichés discrets. Et tandis que je traverse le pont qui enjambe l’Ili, une euphorie joyeuse me submerge: «Je suis en Chine!» Pénétrer ainsi dans l’Empire du Milieu, à pied, me transporte. Je me sens pousser des ailes. Je ne peux m’empêcher de penser aux peuples qui, jadis, sillonnèrent les steppes par vagues successives depuis la Mongolie jusqu’aux portes de l’Europe. Huns, Turks, Mongols… JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 81


EXTRAITS CHOISIS «ON VOIT PARFOIS DES ENFANTS OU DES ÉTUDIANTS OUÏGHOURS SE PARLER EN CHINOIS. POUR NOUS C’EST BIZARRE, CELA NOUS MET EN COLÈRE. ILS SONT OUÏGHOURS ! ILS ONT UNE LANGUE!» Le poste de la douane chinoise est un bâtiment ultra-moderne. Des panneaux en plusieurs langues (il y en a même en anglais) enjoignent: «No Picture Please». Dommage, c’était tentant. Chaque employé han chargé du contrôle des passeports porte un badge à son nom. Uniformes impeccables. Sérieux irréprochable. Un numéro de téléphone est affiché en cas de réclamation. Tant de modernité aux confins de l’Asie centrale me sidère. J’ai l’impression d’entrer aux États-Unis. Devant moi, femmes, vieillards, enfants, traînent de lourds ballots en se pressant eux aussi vers la sortie. Ce sont des Ouïghours de retour du Kazakhstan. À l’issue de trois ou quatre heures de formalités, le temps que durent en moyenne les passages des frontières centre-asiatiques, j’entre en Chine. Chauffeurs de taxi, han et ouïghours, hèlent les clients. Les voitures sont rutilantes, ce qui dénote, là aussi, avec la partie anciennement soviétique de l’Asie centrale. Bahtiyar est vêtu d’un blouson bleu et de lunettes de soleil. Il arbore un sourire avenant, affiche une attitude décontractée. Visiblement, il a l’habitude des étrangers. On s’embrasse. Direction Ghulja, ma première étape en territoire ouïghour, à environ deux heures d’ici. Il me demande si tout s’est bien passé avec Abduxukur et, à mon grand amusement, me raconte qu’il a dû lui envoyer par la poste la feuille avec mon prénom inscrit dessus car Abduxukur n’a aucune notion d’Internet. J’éclate de rire. «C’était bien la peine ! Il l’avait gardée dans la voiture ! » La route est flambant neuve. Nouveau contraste avec celle des États frontaliers criblées de nids de poule, au point d’obliger les chauffeurs à slalomer périlleusement, à rouler à gauche ou à adapter leur vitesse de manière à atténuer les secousses en les abordant, selon l’humeur du véhicule et l’état de ses amortisseurs, à dix kilomètres à l’heure ou à plus de cent. Partout des immeubles neufs, d’autres en construction, des grues, des camions de chantier. Tant de modernité au bout du bout du monde est quelque chose de stupéfiant. Je ne m’attendais pas à cette percée spectaculaire de la modernité chinoise ici, à mille milles de Pékin. Il s’agit d’occuper l’espace à tout prix, comme un gaz emplit le vide, il s’agit de poser sa griffe jusque sur ces ultimes zones reculées du Turkestan oriental. Parfois, la réalité reprend ses droits : nous dépassons des charrettes à âne conduites par des paysans ouïghours que je reconnais à leur doppa, la calotte carrée brodée noir et blanc commune aux Ouïghours et aux Ouzbeks. Les premiers la portent un coin en avant au-dessus du front, les seconds les deux coins de part et d’autre du crâne. En cette belle journée d’automne, les grains de maïs sèchent au soleil sur le bord des routes, transformant les bas-côtés en de longs rubans jaunes qui égayent le paysage. Un homme dort sur un lit en fer forgé à l’ombre d’un peuplier, aussi paisiblement que s’il était dans sa chambre. Des camions chargés de ballots de cotons branlent dangereusement. Remplis à ras bord de betteraves, des tracteurs sèment leurs légumes sur la route. La vie grouille dans les villages que nous traversons. Au loin, dans une prairie, j’aperçois des pierres balbal. Ces pierres anthropomorphes, s’élevant à environ un mètre, étaient érigées autour de la tombe des anciens Turks pour rendre hommage à leur bravoure au combat. Chaque pierre représentait un ennemi tué. Je fais arrêter le taxi. Bahtiyar pré-

82 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

Sous la botte de Pékin VOYAGE AU PAYS DES OUÏGHOURS (TURKESTAN CHINOIS, DÉBUT DU XXe SIÈCLE)

Sylvie Lasserre éd. Cartouche Paris, 2010, 184 p.

fère rester dans la voiture. Je m’engage parmi les hautes herbes et passe un petit pont de bois. Des moutons paissent entre les hommes de pierre. […] J’ai décidé de m’arrêter à Ghulja car j’espère y recueillir des témoignages sur la répression de février 1997. Bahtiyar, qui a vaguement entendu parler des événements, me prévient que cela ne sera pas facile. Nous tentons auprès des chauffeurs de taxi, mine de rien, au détour de la conversation. Partout nous nous heurtons à un mur. « Non… ça ne me dit rien… », nous répond-on gentiment. Pourtant, il est évident qu’ils savent. Tout cela n’augure rien de bon pour la suite de mon reportage. Le bazar est extraordinairement achalandé. La fin du ramadan approche et c’est l’effervescence. Grenades, raisins, pommes, pêches, coings, pastèques, nans, œufs, fromages secs – certains si durs qu’il est nécessaire de les attaquer au marteau –, canards grillés, samsa, manta, polo – le pilav ou plov en ouïghour –, bonbons, noix, dattes, abricots et raisins secs, épices en tout genre, poissons grillés, jus de grenade, radis verts, patates douces, fèves cuites, choux, tresses d’ail, concombres macérés, graines de tournesol, nisholda, le dessert blanc à base de sucre et de blanc d’œuf du ramadan pour célébrer l’Iftar… La fête de Lailat al qadr qui commémore la révélation du Coran promet d’être fastueuse. Bicyclettes, scooters électriques, triporteurs, vendeurs ambulants et autobus se croisent. Au milieu de ce carroussel, les piétons vaquent avec habileté. Je suis néanmoins frappée par la tristesse et la résignation qui se lit sur les visages. Peu de sourires, pas de rires non plus. Singulier contraste avec les bazars si gais d’Ouzbékistan. Les hommes vont soucieux, mine fermée. Lorsque je prends des photos à la volée, les regards se lèvent, suspicieux. Mais on n’ose pas protester. Parmi les ruelles du quartier ouïghour encore préservé des chantiers, les femmes s’affairent dans les cuisines pour préparer les sangza de la fête, sortes de longs spaghettis en pâte à beignet qu’elles roulent à la main puis étirent en les passant autour de leurs avant-bras afin de leur donner la forme de ressorts, avant de les faire frire dans le kazan, grand plat en forme de demi-sphère utilisé en Asie centrale. Les maisons sont coquettes, la plupart peintes d’un délicat bleu indigo; les volets en bois vert et rouge sont décorés de losanges. À la manière ouzbèke, elle se cachent derrière de hauts murs qui abritent une cour et des corps d’habitation. Où que l’on tourne le regard, on aperçoit des grues et des barres d’immeubles tout juste sortis de terre. Une femme qui cuisine dans sa cour nous invite à entrer. Des gamins reviennent de l’école, les épaules chargées d’un cartable bariolé, et s’attroupent à la porte de la cour, curieux de voir ces hôtes étrangers. Ils portent autour du cou le petit foulard rouge des écoliers chinois. Une gamine attire mon attention : un hijab fleuri lui recouvre le haut du corps et cache ses cheveux. L’intérieur des maisons est propre. « À Ili, me confie Bahtiyar, toutes les maisons sont bien tenues. On dit chez nous que “tout Ouïghour devrait épouser une fille d’Ili.” » Il est tard. Je suis fatiguée. Le soir, à l’abri de ma chambre d’hôtel, Bahtiyar accepte de me parler. Dès mon arrivée, je lui ai avoué que j’étais journaliste. C’était quitte ou double, mais il n’a paru ni très affecté ni très supris. Impossible de le prévenir avant mon arrivée, que ce soit par email ou par téléphone, c’eût été trop dangereux pour lui. Je sers le café et nous nous installons confortablement dans les fauteuils. Le sommeil m’assomme, j’ai du mal à aligner mes idées. Pourtant je dois profiter de ces précieux moments car Bahtiyar semble disposé à se prêter de bonne grâce à mon « interrogatoire ». Ce matin, en ville, j’ai constaté qu’il ne s’adressait qu’à des chauffeurs de taxi ouïghours. Je lui en fais la remarque. Il m’explique qu’il est devenu difficile aux Ouïghours de trouver un emploi. Alors quand il prend un taxi, il préfère que cela soit un chauffeur ouïghour. Lorsqu’un Ouïghour se présente à une offre d’embauche, on lui demande systématiquement s’il a fréquenté l’école chinoise ou l’école ouïghoure. Et si son chinois n’est pas aussi bon que celui des Han, il est prié d’aller voir ailleurs. C’est ce qui pousse de plus en plus d’Ouïghours à envoyer leurs enfants à l’école chinoise, quitte à ce que leur progéniture oublie leur langue maternelle. « On voit parfois des enfants ou des étudiants ouïghours se parler en chinois. Pour nous


c’est bizarre, cela nous met en colère. Ils sont Ouïghours ! Ils ont une langue ! Ils doivent la parler ! Sinon, d’ici un siècle, la langue et la culture ouïghoures auront disparu !» Malgré son désir de voyager, Bahtiyar n’est jamais sorti de Chine. Les autorités ne sont pas étrangères à cette aspiration bridée. Les conditions d’obtention d’un passeport se sont nettement durcies ces derniers temps. D’abord, il faut une invitation de l’étranger, ensuite la procédure débute : « Tu dois obtenir un tampon au poste de police du village, puis au poste de police de la ville, ensuite au poste de police de la région, enfin au poste de police de la province. Il y a quatre ans, après de grandes dépenses de temps et d’argent, je suis parvenu à obtenir un passeport. Mais la police a récemment débarqué chez moi et m’a demandé de le rendre. J’ai voulu gagner du temps en leur faisant croire que je devais le chercher parmi mes affaires et en leur assurant que je l’apporterai au poste. Évidemment, je m’en suis bien gardé, sauf qu’entre-temps, j’ai appris qu’il avait été annulé.» Cette histoire, commune à de nombreux Ouïghours, a coûté à Bahtiyar un job à l’étranger payé 1 000 € par mois – le salaire moyen d’un Ouïghour au Turkestan est d’environ 200 €. Bahtiyar ne pouvant voyager, c’est un Han qui a eu le poste.

« Je veux vivre en paix » Au terme de six années d’études, il a cherché un travail dans un hôtel. On l’a bombardé bagagiste pendant un an. Puis il a été portier autant de temps, et quand des touristes se présentaient, les employés han de la réception le requéraient car eux-mêmes ne maîtrisaient pas l’anglais. Découragé, il est retourné chercher du travail au sein de sa ville natale. Là aussi, il a été confronté à des situations aberrantes. L’un de ses camarades de classe employé de bureau, vit un beau matin arriver un Han. En dépit d’un niveau d’étude inférieur au sien, il gravit rapidement les échelons de la hiérarchie, jusqu’à devenir le patron de son ami. Celui-ci a conservé de cette expérience un tel sentiment d’injustice et de colère, que lorsqu’il dut un jour préciser son nom et son appartenance ethnique sur un papier officiel, de rage, il signa son nom et déclara qu’il était han. Il disait : « À partir d’aujourd’hui je suis han, je ne suis plus ouïghour ! » Beaucoup de jeunes Ouïghours sont vendeurs sur les bazars ou serveurs dans les restaurants au lieu d’être à l’école parce qu’ils considèrent les études comme du temps perdu. Étudier entraîne de lourdes dépenses. Dépenses vaines à leurs

BAZAR. Installé

dans le lit d’une rivière assêchée, à mi-chemin entre Kashgar et Urumqi, le marché de Kuqa rappelle que Xinjiang signifie «nouvelle frontière» en chinois.

yeux puisqu’elles ne débouchent que sur des emplois subalternes. Donc, autant commencer à travailler tôt. Encouragée par la bonne volonté de Bahtiyar à m’entretenir de sujets sensibles, je l’interroge sur les événements de Ghulja. Il a entendu dire que les Ouïghours avaient été tués, qu’un nombre important de familles avait perdu un fils et que d’autres avaient été emmenés que l’on n’avait jamais revus. Il ignore cependant ce qui a conduit ces jeunes gens à protester. – Moi, je sais ! Bahtiyar s’interrompt, interdit. Je ne suis pas mécontente de mon effet. «Ils réclamaient, pacifiquement, l’égalité des droits entre Han et Ouïghours.» Je lui relate en détail ma rencontre avec Rebiya Kadeer et ce qu’elle m’a raconté. Il semble abasourdi, écœuré. Mais toujours calme. – Les gens sont en colère. Ils ne sont pas heureux ! Mais que peuvent-ils faire ? Rien ! Au Turkestan, certains ont peur des Chinois. Ils ont vu le sang, ils ont vu les corps, ils ont vu les gens mourir… Ils souhaitaient la paix pour leurs enfants, leurs petitsenfants, leurs cousins, leurs parents… Ils ne veulent pas mourir. Mais d’autres veulent la liberté. – Toi, que veux-tu Bahtiyar ? – Je veux vivre en paix. J’ai une famille et une mère qui ont besoin de moi. Il demeure un moment silencieux, puis reprend : « C’est important la culture. Une culture met des milliers d’années à s’épanouir. Elle peut disparaître en un siècle. Il faut la défendre. On protège bien les animaux en voie de disparition. » Ce n’est qu’un an et demi plus tard, en Europe, que je recueillerai le premier témoignage d’un témoin direct des événements de Ghulja.2 Le long des couloirs de l’hôtel, de belles affiches décorent les murs : une guirlande colorée montre des représentants des minorités chinoises vêtus de leur costume traditionnel qui se donnent la main. Le gouvernement prône la concorde entre les peuples. « Les Chinois han et les minorités forment un peuple uni et inséparable », répètent inlassablement les enfants dans les écoles. 1 Militante ouïghoure des droits de l’homme, emprisonnée entre 1999 et 2005 à Urumqi, élue en 2006 présidente du World Uyghur Congress, organisation internationale de Ouïghours en exil (N.D.L.R.). 2 L’incident de Ghulja (Yining en Chinois) du 5 février 1997 est le point culminant des émeutes qui ont secoué cette ville du Turkestan chinois, dans le Xinjiang, en 1997. Le bilan officiel a fait état de 7 morts et 200 blessés. La dissidence a estimé, elle, à plus de 100 le nombre de tués et à 1600 le nombre d’arrestations à l’issue des manifestations (N.D.L.R.).

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L’ASTROLABE

EDISON LIU, GÉNÉTICIEN «NOUS AVONS DÉMONTRÉ QUE TOUS LES ASIATIQUES PARTAGENT LE MÊME ANCÊTRE» SINGAPOUR LE CHERCHEUR PRÔNE À SINGAPOUR UNE RECHERCHE ASIATIQUE PAR LES ASIATIQUES À TRAVERS UN PROJET QUI RASSEMBLE DIX PAYS DU CONTINENT. TEXTE ANNE GARRIGUE ILLUSTRATIONS CHAU

ingapour est une ville conçue par et pour des esprits rationnels et efficaces. Dans sa cité scientifique Biopolis, tout est fait pour exalter le progrès et attirer les meilleurs chercheurs d’Asie et de la planète en leur offrant des conditions de travail optimales. Elle est située dans un parc agréable et luxuriant. Son design un peu rigide est l’œuvre de l’architecte angloirakienne Zaha Hadid, qui a remporté les prix internationaux les plus prestigieux. Construite en 2003 et agrandie en 2006, Biopolis s’étend sur 222 000 m2. Elle est composée de neuf bâtiments reliés par des passerelles : Nanos, Proteos, Genome, Matrix, Centros, Chromos, Neuros, Helios et Immunos. Pour des raisons de sécurité, il me faut montrer patte blanche avant de pénétrer dans les bureaux. Le gouvernement singapourien finance Biopolis et vise haut : son ambition est qu’elle devienne la cité idéale des scientifiques de demain, une Silicon Valley asiatique consacrée aux biotechnologies et regroupant des instituts publics de recherche, des laboratoires pharmaceutiques et des sociétés biotechnologiques privés. A*Star (Agency for Science, Technology and Research), l’organisme scientifique gouvernemental, mise sur la qualité du recrutement des directeurs de laboratoires. En témoigne le pedigree du professeur Edison Liu qui m’accueille avec un sourire chaleureux. Né à Hongkong, il a émigré enfant en 1957 aux ÉtatsUnis. Il est un éminent exemple de la réussite des SinoAméricains. Il a obtenu son diplôme de chimie et de psychologie dans la très réputée université de Stanford, à Palo Alto, en Californie. Il est aussi médecin (spécialiste en médecine interne), formé à l’université Washington de la ville de Saint-Louis puis, encore à Stanford, au traitement clinique du cancer. En 1987, il a rejoint la faculté

«METTONS EN PLACE UNE ÉTUDE N’AYANT AUCUNE APPLICATION MÉDICALE OU INDUSTRIELLE SUSCEPTIBLE D’ATTISER LES CONVOITISES, DANS LAQUELLE CHACUN DES PARTICIPANTS A BESOIN DES AUTRES.» 84 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

de médecine de l’Université de Caroline du nord où il a développé des recherches sur le cancer du sein et la leucémie. C’est de ce poste qu’il a été débauché par le gouvernement de Singapour en 2001. Il est devenu le patron du tout nouvel Institut du génome, le vaisseau-amiral du programme « Singapore Biomedical Sciences Initiative. »

L’Asie scientifique se donne la main Edison Liu dirige une équipe internationale de 300 chercheurs spécialisés dans l’intégration entre science génétique et biologie médicale. Depuis 2007, il préside aussi aux destinées de l’Organisation du génome humain (Hugo en anglais pour Human Genome Organisation), un réseau qui fédère des chercheurs du monde entier. À ce titre, le professeur Liu est devenu la cheville ouvrière du projet Hugo Pacific Pan-Asian SNP Initiative qui a exploré la diversité génétique des Asiatiques entre 2003 et 2005 et qui connaît aujourd’hui des prolongements dans plusieurs pays du continent. Cette vaste étude a rassemblé 93 scientifiques travaillant pour quarante institutions dans dix pays asiatiques (Chine, Corée du Sud, Inde, Indonésie, Japon, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam). Ils ont étudié la carte génétique de 71 groupes ethniques d’Asie du Sud-Est et de l’Est. Ils ont analysé les génotypes d’environ 2 000 échantillons d’ADN, couvrant assez largement le spectre de la diversité ethnique et linguistique du continent. Dans sa livraison datée du 11 décembre 2009, la revue américaine de référence Science a publié les résultats de cette étude. Ses implications ont attiré l’attention de la communauté scientifique internationale au-delà des spécialistes de la génétique, y compris dans les sciences sociales : selon ses auteurs, leurs recherches démontrent que le continent asiatique aurait été peuplé à partir d’une seule vague de migration – et non de deux comme on l’avait cru auparavant – et que tous les Asiatiques partageraient donc les mêmes ancêtres, venus d’Afrique via l’Inde. Sur un plan plus politique, l’étude a rassemblé des chercheurs de toute la région pour la première fois autour d’un objectif commun et de haut niveau, malgré les frilosités voire les rancœurs nationalistes et des niveaux de développement inégaux, tant économiques que scientifiques. Pour le professeur Liu et ses collègues à la tête du projet, c’était là une façon de surmonter le complexe face à l’homme blanc dans la recherche de pointe.

Asies : Professeur Liu, comment est née votre idée d’une étude génétique panasiatique? Edison Liu : En toute franchise, la première pensée derrière cette étude n’était pas scientifique. Il s’agissait plutôt d’une forme d’expérimentation sociale, d’une initiative politique. Tout a commencé en 2002, lors d’une réunion à Shanghai du Human Genome Organisation convoquée par son président de l’époque, Sakaki Yoshi, un Japonais de


notre projet exigeait de solides infrastructures, des équipements et des technologies, qui, en 2002, n’étaient pas assurées partout en Asie. Collecter des échantillons dans les meilleurs conditions – en faisant une prise de sang ou en recueillant de la salive – était déjà un défi technique et financier pour certains pays, de même que les stocker. Par exemple, le Cambodge ne disposait ni des moyens économiques ni des infrastructures permettant d’étudier le génome humain alors qu’au même moment, le Japon était à la pointe du progrès. Il fallait enfin vaincre les réticences de pays qui, comme la Chine, refusaient d’envoyer leurs échantillons d’ADN à l’étranger pour les faire analyser.

EXCELLENCE.

Outre la biomédecine pour laquelle elle a recruté Edison Liu, l’Agence gouvernementale scientifique de Singapour A*Star a choisi comme champs de recherche prioritaires les sciences physiques et de l’ingénieur.

Pour quelles raisons les autorités de Pékin ne voulaient-elles pas exporter d’ADN ? Elles s’opposaient à des abus. Certains organismes d’Europe et des États-Unis avaient collecté en Chine et exporté un grand nombre d’échantillons d’ADN. Ils les avaient analysés chez eux et n’avaient jamais rien offert en retour. En Chine populaire, on cite un groupe de chercheurs de l’Université de Harvard qui, en étroite collaboration avec une société pharmaceutique, a travaillé sur un programme épidémiologique lié à l’asthme. Les Chinois étaient considérés comme des cobayes. Depuis lors, il est interdit d’exporter de Chine des échantillons d’ADN sans autorisation préalable des autorités. C’est la même chose en Inde. Face à ces obstacles politiques, financiers, scientifiques et techniques, qui plus est venu de poids lourds comme l’Inde et la Chine, comment vous et vos partenaires avez-vous réorienté votre projet de recherche génétique? Je me suis dit : « Mettons en place une étude n’ayant aucune application médicale ou industrielle susceptible d’attiser les convoitises, dans lequel chacun des participants a besoin des autres et où tout le monde est sur le même pied d’égalité. » Pour étudier les spécificités génétiques en fonction du peuplement et comparer les groupes ethniques à l’échelle du continent, le Japon ne peut pas faire sans l’Indonésie et l’Indonésie ne peut pas se passer du Japon. Avec sa population homogène, le Japon a besoin des 500 groupes ethniques vivant en Indonésie pour effectuer des comparaisons et l’Indonésie des infrastructures et du savoir-faire japonais.

l’Université de Tokyo connu pour avoir travaillé sur le séquençage du génome humain [en particulier le chromosome 21, responsable de la trisomie, N.D.L.R.]. Tous les chercheurs asiatiques de notre domaine souhaitaient travailler sur un projet commun. C’est ainsi qu’est née l’idée de regarder ce que nous appelons dans notre jargon les association studies. Il s’agit d’observer les relations entre la présence de certaines maladies comme le diabète et celle de certaines variations génétiques dites SNP. Il y a de trois à cinq millions de variations SNP chez un être humain. Certaines sont absolument personnelles. D’autres sont communes à la famille, au clan, à l’ethnie voire à la race humaine. Ces variations sont le fruit de l’évolution. Par exemple, les Français et les Européens en général ont des séries de SNP différentes de celles des Asiatiques à cause de la façon dont les migrations de leurs ancêtres respectifs ont divergé il y a des milliers d’années.

Quels obstacles avez-vous identifiés dans le montage de votre projet? D’abord, les Japonais voulaient prendre le leadership. Pour des raisons historiques [la politique colonialiste du Japon dans la première moitié du XXe siècle, N.D.L.R.] beaucoup de pays n’étaient pas d’accord, en particulier la Chine et la Corée, sans le dire ouvertement bien sûr. Il y avait aussi des problèmes pratiques. L’ambition de

Comment vos collègues des autres pays asiatiques ont-ils reçu votre proposition de travailler tous ensemble ? Ils étaient très enthousiastes. Tout le monde était d’accord sur le principe. Il restait encore à convaincre les hiérarchies et régler les problèmes financiers. Le défi était à la hauteur de l’événement : pour la première fois, des chercheurs asiatiques allaient utiliser ensemble des techniques scientifiques pour montrer comment leurs peuples étaient liés entre eux et démontrer par la même occasion l’unité et la diversité du continent.

LAOS THAÏLANDE CAMBODGE

VIETNAM MALAISIE

Saviez-vous déjà, à ce moment-là, quelles seraient vos populations asiatiques cibles? Oui ! Les Asiatiques, tous les Asiatiques. De la même façon qu’il existe des études européennes qui ne distinguent pas les Allemands et les Italiens, nous voulions lancer une recherche sur toute l’Asie afin d’être mieux informés sur les Asiatiques en général. À cette époque, à l’échelle de notre continent, il y avait un déficit d’informations dans ce champ de recherche. Quelle était votre définition de l’Asie? De l’Inde au Japon et à la Corée, de l’Indonésie à la Mongolie en passant par la Chine.

SINGAPOUR

INDONÉSIE

Et pas l’Afghanistan? Non, pour des raisons pratiques. À ma connaissance, personne n’a jamais collecté d’ADN en Afghanistan. En revanche, nos partenaires chinois ont inclus les Ouïghours dans notre étude [une ethnie turcophone de la province du Xinjiang, N.D.L.R.]. JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 85


L’ASTROLABE

«NOUS AVONS PROUVÉ QUE NOUS ÉTIONS CAPABLES DE DÉPASSER NOS DIFFÉRENCES, DE TRAVAILLER ENSEMBLE ET DE MENER À BIEN DES EXPÉRIENCES DE HAUT NIVEAU RECONNUES INTERNATIONALEMENT.» Comment avez-vous procédé pour que chaque pays impliqué démarre la mise en œuvre du programme de recherche? Dans un premier temps, nous avons constitué un groupe de chercheurs chinois, indonésiens, japonais et singapouriens. Politiquement, je savais que si nous réunissions ces quatre pays, nous serions pris au sérieux par les autres. Les pionniers ont commencé à collecter des échantillons d’ADN. Chacun a travaillé dans son pays respectif à partir de 2003. En 2004, à l’issue d’une rencontre entre membres de l’Organisation du génome humain de la région Asie-Pacifique, le cercle s’est agrandi. La Malaisie, les Philippines, l’Inde et la Corée du Sud nous ont rejoints. Puis la Thaïlande et le Vietnam. J’avais disséqué les raisons qui empêchaient les Asiatiques de travailler ensemble – problèmes de capacité,

AMBITION.

À l’Institut dirigé par le Professeur Liu comme dans les autres départements de son paquebot scientifique Biopolis, Singapour associe étroitement fonds publics et privés pour faire émerger la Cité-État parmi les grands de la recherche internationale.

de ressources, de transport et de formation– j’ai donc misé sur la culture traditionnelle asiatique d’hospitalité pour réussir mon pari. Ceux qui étaient dotés des plus fortes capacités technologiques et scientifiques sont devenus les pays « hôtes ». Ceux qui bénéficiaient d’un important patrimoine génétique en raison de leur diversité ethnique étaient des pays « invités ». Après avoir collecté un minimum de dix échantillons au sein de chaque ethnie étudiée, les chercheurs « invités » se rendaient dans un pays « hôte », participaient à l’analyse dans les institutions de recherche les plus avancées de notre région et repartaient chez eux avec les données et les échantillons d’ADN.

Combien de groupes ethniques avez-vous étudié? Nous avons collecté des groupes d’échantillons d’ADN de 73 ethnies originaires de dix pays d’Asie. Deux groupes d’échantillons provenant d’Europe et d’Afrique constituaient le groupe témoin. Que vouliez-vous montrer sur les migrations humaines vers l’Asie ? L’Humanité entière a migré [depuis l’Afrique, N.D.L.R.]. Certains groupes humains ont joué le rôle d’interface. Nous savons que sur notre continent, l’interface s’est faite en Asie centrale. S’appuyant sur des marqueurs plus simples que les nôtres, les travaux de Luigi Luca Cavali Sforza [considéré comme « l’inventeur » de la géographie génétique, N.D.L.R.] montraient que deux axes migratoires avaient été utilisés par l’homme dans le peuplement de l’Asie: la route du Sud via l’Inde et la route du Nord via la Chine et la Corée. Nous ne cherchions ni à valider, ni à démentir cette hypothèse mais à décrypter la diversité du peuplement de l’Asie. Et qu’avez-vous découvert concrètement sur le peuplement asiatique ? Nous n’avons identifié que très peu d’éléments confirmant la thèse d’une route Nord qui aurait peuplé l’Asie par la Chine ou la péninsule coréenne. 99,9% des variations dans les codes génétiques sont communes au genre humain. C’est le socle commun à l’humanité. Le 0,1 % restant est ce qui différencie les Asiatiques, les Africains et les Européens. En explorant ce 0,1% commun aux Asiatiques, nous avons constaté que les variations étaient identiques dans tout le continent. Ceci tend à prouver l’existence d’une route de peuplement unique. Sortis d’Afrique via la péninsule arabique, les groupes Homo sapiens qui sont partis vers l’Asie [entre -73 000 et -56 000 ans avant notre ère, N.D.L.R.] ont d’abord peuplé l’Inde puis les archipels du Sud-Est de l’Asie avant d’occuper le nord et le nord-est du continent. À la publication des conclusions sur cette route unique de peuplement de l’Afrique vers toute l’Asie, quelle a été la réaction dans les différents pays qui ont participé à l’étude? Les réactions ont été positives à moult égards. Dans la sphère publique, la découverte a suscité des sentiments de fierté nationale en Inde, pays par lequel a transité l’ensemble du monde asiatique, aux Philippines, en Malaisie ainsi qu’en Indonésie où les populations sont les plus anciennes. Dans la sphère scientifique asiatique, l’accueil a été excellent. Nous avons démontré que nous étions capables de dépasser nos différences, de travailler ensemble et de mener à bien des expériences de haut niveau reconnues internationalement, y compris aux États-Unis. Enfin en Malaisie et aux Philippines, nos collègues généticiens ont obtenu des fonds et du matériel pour poursuivre leurs travaux. En 2011, ces recherches ne sont donc pas terminées? Nous voulons les étendre à d’autres pays asiatiques. En Asie du Sud-Est continentale, la Birmanie n’est pas encore entrée dans le jeu, ni le Cambodge, ni le Laos. Je constate en même temps que les recherches sur les migrations humaines n’ont plus le vent en poupe. La science génétique a beaucoup évolué depuis que nous avons démarré notre étude et nos techniques ne sont plus assez pointues. De ce fait, nous explorons deux pistes pour essayer de franchir ces écueils. La

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RICHES ET PAUVRES. Dans

ses projets scientifiques, Edison Liu est très attentif à impliquer à la fois les pays développés comme le Japon et les pays moins avancés sur le plan scientifique comme le Vietnam et demain la Birmanie, le Cambodge ou le Laos.

première serait maintenant d’associer nos travaux initiaux à un nouveau programme ayant des applications pharmaceutiques ou de lancer des recherches sur l’influence exercée par l’environnement sur les gènes. La seconde piste vise à accroître les capacités de nos chercheurs en matière de séquençage des génomes rares en Asie. Nous inscririons alors nos travaux dans la lignée de ceux de Georges Church. Ce généticien de l’Université de Harvard travaille aux États-Unis avec des volontaires qui acceptent de faire séquencer leur génome et de répondre à des questionnaires précis sur leur état de santé. Les chercheurs asiatiques pourraient alors réaliser le séquençage dans leur pays d’origine.

Est-ce une manière de faire entendre la voix de l’Asie sur le plan scientifique ? Nous ne cherchons pas à prendre une posture antioccidentale. En revanche, nous voulons prendre en charge notre destin sur le plan de la recherche. Nous comptons démontrer que nous pouvons travailler entre Asiatiques, sans l’aide du monde extérieur. Ne craignez-vous pas que ce message d’une science asiatique par les Asiatiques puisse être mal interprété à l’Ouest ? Il ne s’agit pas d’opposer Est et Ouest. Plutôt de se dire qu’une coopération entre pays asiatiques pourrait être bénéfique à l’ensemble de la planète, à l’image de la construction politique européenne qui a eu un impact positif sur la paix dans le monde. Pour l’heure, l’Asie demeure très éloignée d’un projet de ce type, même sur le seul plan scientifique, sans parler de la dimension politique. Selon moi, notre continent entre dans une nouvelle ère. Après avoir joué avec le monde arabe un rôle de premier plan dans les

BALISES Les principaux résultats des travaux de l’équipe du Pr Liu Les populations l d’Asie de l’Est (Chine, Japon, etc.) et du Sud-Est (Thaïlande, Indonésie, Philippines, etc.) ont toutes un ancêtre commun. Les populations l d’Asie de l’Est proviennent essentiellement du sud-est asiatique. Les aborigènes du sud-est asiatique (Malaisie, Birmanie, Thaïlande, Philippines et îles Andaman) sont de souche identique aux autres Asiatiques.

l

sciences entre le Xe et le XVe siècle, la Chine s’est arrêtée d’inventer alors que le progrès scientifique décollait en Europe. La restauration Meiji [entre 1868 et 1912, N.D.L.R.] a propulsé le Japon à l’avant-garde des sciences en Asie. La Chine a d’abord vu dans le Japon un modèle, avant que leurs relations ne se détériorent. Nous assistons aujourd’hui à une renaissance de la recherche dans l’Asie tout entière. Il n’a ainsi fallu que dix ans à la Chine pour revenir sur le devant de la scène scientifique. La Corée du Sud est étonnante. La Thaïlande émerge, l’Inde aussi.

Vos travaux auront-ils des prolongements au-delà de l’Asie, au niveau international? J’étais en Afrique du Sud au mois de mars. J’ai présenté notre concept à la réunion au Cap de l’African Society of Genetics and Genomics. J’ai rencontré un vif intérêt des chercheurs africains pour notre projet de recherche panasiatique, en ce sens où il s’agit d’un projet sur l’Asie conçu, exécuté et financé par des Asiatiques. Certains scientifiques américains ont plutôt mal reçu mes propos. J’ai dû leur expliquer que notre méthode ne constitue une menace pour personne. Notre but n’est pas de nous substituer à nos homologues africains mais de leur expliquer ce que nous avons fait par nous-mêmes. Vous êtes vous-même asiatique ou américain ? Ma famille est originaire de Hongkong, mes ancêtres de la province de Guangzhou et je suis citoyen américain. Je ne lis pas le mandarin mais je parle le cantonais. Mon fils est métis. Il parle bien le mandarin. Sa petite amie est japonaise et étudie aux États-Unis. Ils s’investissent tous les deux dans une association américano-asiatique, qui regroupe aussi des Coréens. Ils se voient comme des Asiatiques. PRINTEMPS 2011 ASIES / 87


LES TÉMOINS DE L’HISTOIRE IL Y A QUARANTE ANS, DE MARS À DÉCEMBRE 1971, LA GUERRE DE PARTITION ENTRE PAKISTAN ORIENTAL ET OCCIDENTAL PROVOQUA UNE CRISE HUMANITAIRE MAJEURE. ELLE FIT TROIS MILLIONS DE MORTS. TEXTE ANURADHA SHARMA PHOTOS AGENCE FRANCE-PRESSE

LE JOUR OÙ EST NÉ LE BANGLADESH a capitale Dacca respire l’allégresse en ce début 2011. Pour la première fois, le Bangladesh accueille la Coupe du monde de cricket, le sport le plus populaire en Asie du Sud. Cet événement majeur, aussi important que sous d’autres latitudes la Coupe du monde de football, flatte la fibre nationaliste de tout un peuple. Son équipe nationale s’apprête à jouer contre l’Irlande et, à chaque coin de rue, flotte le drapeau bangladeshi : un soleil rouge sang sur un fond vert. Il ranime chez Qayyum Khan les souvenirs de cette nuit où bascula le destin de son pays, qui s’appelait encore le Pakistan oriental. C’était le 25 mars 1971. Khan était étudiant. La répression impitoyable perpétrée par l’armée pakistanaise sur les civils continue de le hanter: «L’air s’est rempli de cris et de coups de feu. De notre toit, nous observions l’horizon rougeoyer. Partout, ça brûlait. Une nuit sans fin. Des patrouilles militaires nous ont sommés de décrocher le drapeau du Bangladesh. Nous avons obtempéré sinon nous signions notre arrêt de mort. Nous ne pouvions décemment pas brûler ou jeter notre drapeau. Du coup, je l’ai caché dans une citerne. »

fondé sur leur identité linguistique, ethnique et musulmane alors que, depuis 1947, l’Ouest cherchait à imposer une identité reposant sur le seul pilier islamique. La guerre allait causer la mort de trois millions de personnes.

Tel Néron regardant Rome brûler Au moment où Khan sauvait sa peau en cachant son drapeau, l’avocat Moudud Ahmed se terrait dans un grand hôtel de Dacca. Il était le conseil du leader politique de la résistance bangladeshi, Sheikh Mujibur Rahman, alors enfermé dans les geôles pakistanaises. Moudud Ahmed se trouvait au même étage que Zulfikar Ali Bhutto, le fondateur et dirigeant du Parti du peuple pakistanais, qui détenait d’une main de fer le pouvoir au Pakistan oriental. « Une quarantaine de journalistes étrangers voulaient s’entretenir avec M. Bhutto. Son assistant leur a répondu qu’il dormait. » Endormi alors que tout Dacca brûlait ? « Oh ! Non ! Il sirotait son whisky favori, le Royal Salute. » Depuis sa suite au dernier étage de l’hôtel Intercontinental (devenu depuis le Sheraton), tel Néron regardant Rome brûler en jouant de la lyre, l’homme fort du Pakistan assistait au spectacle de Dacca en proie aux flammes. « Ce fut un carnage», confirme Moudud Ahmed, qui dirige aujourd’hui le Parti nationaliste du Bangladesh, l’une des principales forces d’opposition, après avoir occupé les fonctions de Premier ministre puis de vice-président de son pays.

Quarante plus tard, Khan vit toujours à Dacca, dans le quar-

tier huppé de Gulshan, le « jardin des roses ». Il dirige l’antenne locale de la société française Bureau Veritas. Il revoit mentalement –comme si c’était hier– le soir du 25 mars, à 22 heures, quand les forces pakistanaises s’ébranlèrent : l’opération Searchlight démarrait, un peu plus de quatre heures après le départ en avion du président pakistanais Yahya Khan, qui avait laissé pour instruction d’attendre son atterrissage à Karachi (la capitale économique et financière du Pakistan occidental) avant que la troupe ne passe à l’action. Les jeeps, camions et chars des forces pakistanaises entrèrent dans Dacca. Les barricades que la population avait dressées avec des troncs d’arbre cédèrent en un instant devant les assaillants munis de fusils d’assaut, d’armes automatiques, de canons et de tanks. La chasse à l’homme s’ouvrait. L’université de Dacca, les forces des East Pakistan Rifles et des East Pakistan Police furent les premières visées. Puis la fureur des soldats pakistanais devint aveugle, selon les témoins sur place. «Qui sait, l’enfer ressemble peut-être à ça ? s’interroge Qayyum Khan. Les bidonvilles ont été incendiés et ceux qui prenaient la fuite étaient abattus. » En cette nuit sanglante, le pouvoir du Pakistan occidental (l’actuel Pakistan) faisait payer son audace au Pakistan oriental (qui deviendrait le Bangladesh). Les « torts » des gens de l’Est ? Exiger d’être traités sur un pied d’égalité avec ceux de l’Ouest. Rejeter la discrimination sociale et politique que leur imposaient les élites économiques de Karachi. Vouloir construire un État

88 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

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Après le massacre du 25 mars, racontent les survivants,

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Dacca avait pris le visage d’une ville fantôme, presque entièrement vidée de ses 700 000 habitants. Dans les NA=LF9E Njours A=LF9Equi suivirent, les violences se propagèrent dans le reste du pays. L’Inde ouvrit ses 4 023 kilomètres de frontière commune pour permettre à la population d’échapper aux atrocités de la guerre. Des camps furent dressés dans les États frontaliers et accueillirent rapidement 10 millions de réfugiés, en majorité hindous. Les récits d’horreur affluaient. Ils restent à jamais gravés dans l’esprit et le cœur de Lubna Marium, aujourd’hui directrice d’un théâtre et d’une école de danse à Dacca. Elle avait 17 ans en 1971. Son père et son frère partirent se battre. Lubna et ses deux sœurs, Naila et Murshid, résistaient elles aussi, à leur façon. Elles sillonnaient les camps avec leur petit groupe de musiciens, le Bangladesh Mukti Sangrami Shilpi Sangstha. Elles y chantaient des odes de leur propre composition, des odes à la liberté et à la nation. En face d’elles, raconte Lubna Maium – qui ne peut s’empêcher de pleurer à plusieurs reprises en évoquant cette époque– des veuves, des filles victimes de viols collectifs terrées dans un mutisme inébranlable, des vieux et des vieilles éreintés après un voyage de la dernière chance, des enfants orphelins et meurtris.


Sur le front politique, la situation évoluait à grande vitesse. Le 31 mars, le Parlement indien adopta une résolution de soutien à la cause bangladeshi. L’Inde accueillit à Calcutta le Gouvernement provisoire de la République populaire du Bangladesh, créé le 10 avril 1971. Sheikh Mujibur Rahman, toujours en prison, fut symboliquement désigné président de ce gouvernement en exil. Le 17, ses membres passèrent la frontière et prêtèrent serment, dans l’ouest de leur futur pays. Md. Alimuddin Mandal, combattant de la résistance, était présent en ce jour fondateur: « On hissa le drapeau du Bangladesh et on entonna l’hymne national Amar sonar Bangla [Mon bien aimé Bengale, N.D.L.R.].» Sharmeen Murshid assista à la naissance de son pays du haut de ses 15 ans. « Ma mère fut nommée ambassadrice itinérante. Elle avait pour mission de mobiliser l’opinion internationale. Mon père a intégré la commission de planification», se souvient celle qui est devenue une ardente militante des droits de l’homme. Le nom de ses parents figurait sur la liste noire de l’armée pakistanaise, parmi les personnes à éliminer en priorité. La fuite était devenue vitale pour sa mère, une intellectuelle, l’une des deux seules femmes de l’Ouest élue députée en 1954. Le conflit mobilisa toute la famille. «Mon frère s’est mis au service de la cellule des publications et ma sœur a rejoint la radio Swadheen Bangle Betar Kendro», poursuit Sharmeen Murshid. Émettant depuis Calcutta, la station joua un rôle clé dans la guerre de partition, s’évertuant à soutenir le moral des combattants bangladeshi. Au Bangladesh en 2011, on ne présente plus Kaiser Haq, professeur d’université et poète de langue anglaise. Début 1971, encore étudiant, il avait figuré parmi les lauréats d’un concours de poésie, All-Pakistan Poetry Competition, organisé par l’United States Information Service. «J’étais alors loin d’imaginer que je tiendrais un jour une arme à feu. » Sa main et son avenir, il ne les voyait qu’avec une plume. Pourtant, quelques mois plus tard, il n’hésita pas à troquer l’une pour l’autre : « La répression nous a mis devant un choix existentiel » analyse-t-il avec le recul du temps. En mai 1971, il s’engagea dans les rangs de la Mukti Bahini. Haq, ses trois cousins et deux oncles éloignés, dirent au revoir à Bhulta, leur village

RÉFUGIÉS.

Un enfant attend l’aide humanitaire en août 1971, dans un camp de réfugiés en Inde, à l’est de Calcutta. Depuis le début de la guerre de sécession fin mars, près de sept millions de personnes du Pakistan oriental (le futur Bangladesh) sont alors réfugiées dans cette région.

à 20 kilomètres de Dacca. Pour n’éveiller aucun soupçon, ils prétendirent rendre visite à des parents. Le voyage fut long, d’abord à pied. Défilèrent les villages, les champs, les plantations de thé, le fleuve Meghna. Durant ces longues semaines, le jeune homme n’avait en sa possession qu’un simple longyi (une étoffe nouée en triangle autour de la taille), une anthologie de poésie moderne, L’Âge de la guérilla, et l’édition 1964 de la version concise de l’Oxford Dictionnary. La solidarité dans l’épreuve jouait à plein. Haq garde en mémoire cette nuit où, dans la ville frontalière indienne d’Agartala, un épicier leur offrit le sol de sa boutique pour dormir. Après une dernière étape en train, il rejoignit ses compatriotes maquisards dans le nord du Bengale indien, où il tomba dans les bras de Qayyum Khan, son ami de l’université. Quarante ans plus tard, le combattant-poète s’apprête à publier un livre de témoignages, coécrit avec deux compagnons d’armes, dans lequel ils décrivent la lutte au corps à corps avec l’ennemi. Haq et Khan étaient deux volontaires parmi des cohortes de résistants, en majorité des paysans et des étudiants. Plus de 100 000 jeunes répondirent à l’appel de la Mukti Bahini. « Notre mission ? Faire de chaque buisson, rivière, canal, rue un lieu périlleux pour l’armée pakistanaise. La combattre où que nous nous trouvions. En bref, transformer la vie des soldats pakistanais en enfer. Au cours de notre entraînement en Inde, on nous avait enseigné une chose : “Une des seules recettes du succès est de surprendre l’ennemi.” »

L’armée indienne au secours des résistants Le mois d’août marqua le tournant de la reconquête de leur terre par les combattants bangladeshi. « Dans les quatre mois suivants, 50 000 Mukti Joddhas furent infiltrés», précise le lieutenant-général Jacob-Farj-Rafael Jacob. Cet officier indien, qui supervisait les opérations pour son pays en 1971, vit aujourd’hui dans la capitale de son pays, Dehli. Il a 88 ans. C‘est un militaire idéaliste, Juif né à Calcutta, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, engagé en 1941 dans les troupes de l’Empire britannique pour lutter contre le nazisme en Europe. « Les Mukti Joddhas du Bangladesh ne laissaient aucun répit aux forces armées et paramilitaires pakistanaises. Ils détruisaient les réseaux JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 89


LES TÉMOINS DE L’HISTOIRE BANGLADESH L’EMPIRE BRITANNIQUE 1848-1947 Provinces administrées États princiers Protectorat Comptoir français Comptoir portugais Empire des Indes

CACHEMIRE PENDJAB

ASSAM BIHAR BENGALE

GWALIOR Daman

Mahé

PAKISTAN et Sikhs New Delhi OCCIDENTAL Karachi

Chandernagor ORISSA

Union indienne Indépendance en 1971

Kaboul AFGHANISTAN

Islamabad NÉPAL

CHINE

BHOUTAN Katmandou New Delhi

UNION INDIENNE

BIRMANIE

HYDERABAD MYSORE

Musulmans

État à majorité hindoue État à majorité musulmane Indépendance en 1948 État princier rattaché à l’Inde Limites de l’ancien Empire

LA NAISSANCE DU BANGLADESH 1971

Yanaon

Hyderabad

PAKISTAN ORIENTAL

BANGLADESH

Rangoon

Pondichéry Karikal

Rangoon

TRAVANCORE CEYLAN

SRI LANKA

CEYLAN Colombo

de communication, faisaient sauter les ponts et les voies ferrées. Ils parvenaient à instiller la peur dans les rangs ennemis tout en étendant leur contrôle sur certaines zones. En dépit d’un entraînement insuffisant et d’un manque de sous-officiers, la Mukti Bahini s’est battue avec courage et acharnement. Ce fut crucial pour obtenir la capitulation du Pakistan. » Le haut commandement indien aurait souhaité en finir au plus vite. Dès la première semaine d’avril 1971, il avait ordonné une offensive terrestre. Le général Jacob refusa, faisant valoir l’impréparation de ses hommes. Il tint bon face à sa propre hiérarchie jusqu’à la fin de la saison des pluies, en novembre. Il mit ces mois à profit pour renforcer les capacités logistiques de ses troupes. Un plan fut mis sur pied pour une invasion le 4 décembre. « De manière fort heureuse, le Pakistan a alors bombardé nos bases aériennes dans l’ouest. » L’Inde se saisit du prétexte pour répliquer. La guerre indo-pakistanaise dura treize jours. À l’instar de l’amiral Nelson qui, pour ne pas obéir à un ordre, porta sa lunette à son œil borgne lors de la bataille de Copenhague en 1801, le général Jacob ignora une nouvelle fois les consignes de sa hiérarchie. «Le plan transmis par écrit nous demandait de nous concentrer sur les villes de Khulna et Chittagong et non sur Dacca comme je le préconisais. » Quand il se vit refuser des renforts, l’officier insubordonné passa outre. Il appela trois divisions stationnées à la frontière chinoise, déclenchant l’ire de son chef d’État-major Sam Manekshaw, dit «Sam le Brave». « Ma tête était alors sur le billot,s’amuse Jacob aujourd’hui. Je suis resté ferme dans mon intention de prendre Dacca et ce n’est qu’après cinq jours que j’ai enfin reçu le feu vert pour déployer mes troupes, le 8 décembre.» Le 13, l’armée indienne stationnait à quelques dizaines de kilomètres de Dacca, après une avancée fulgurante sans s’embarrasser à prendre les villes sur son chemin. Dans le même temps, les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies se divisaient autour de ce théâtre brûlant de la guerre froide: l’Union soviétique appuyait la cause des séparatistes et leurs alliés indiens, la Chine et États-Unis soutenaient le Pakistan tandis que la France et le Royaume-Uni préféraient s’abstenir pour ne pas heurter leur allié américain. Les cinq Grands parvinrent cependant à un accord minimal pour proposer aux belligérants un cessez-le-feu sous tutelle onusienne. Chez les Pakistanais, le commandement militaire était enclin à accepter mais l’homme fort du pays se cabra : lorsqu’il fut consulté par les diplomates onusiens, Zulfikar Ali Bhutto, alors à New York en marge de la réu-

N°4 LE BANGLADESH EST AUJOURD’HUI LE QUATRIÈME PAYS MUSULMAN DU MONDE PAR SA POPULATION, APRÈS L’INDONÉSIE, LE PAKISTAN ET L’INDE.

nion du Conseil de sécurité, déchira la résolution et clama vouloir se battre jusqu’à la fin. Au matin du 16 décembre, son supérieur Sam Manekshaw prit le général Jacob entre quatre yeux : « Jake, vas-y et ramène-nous une capitulation.» Le vieil officier se remémore la journée la plus importante de sa longue vie : « À Dacca, le Pakistan disposait de 26 400 hommes tandis que nous n’en avions que 3 000 à 50 kilomètres. Muni des actes de capitulation que j’avais rédigés mais qui devaient encore être avalisés, je me suis mis en route pour Dacca. Les représentants des Nations unies m’ont proposé de m’accompagner pour négocier un cessez-le-feu et le retrait des troupes pakistanaises. Je les ai remerciés et j’ai décliné leur aide. La Mukti Bahini et les Pakistanais s’affrontaient dans les rues. Le commandant Niazi m’a reçu. Après lecture des actes de capitulation, il s’est tourné vers moi : “Qui a dit que je me rendais ? Vous êtes juste venu pour discuter d’un cessez-le-feu.” Je lui ai alors mis le marché en mains. S’il déposait les armes, le gouvernement indien s’engageait à garantir sa sécurité et celle de ses hommes, de leurs familles, des minorités ethniques et des civils pakistanais. Dans le cas contraire, nous ne répondrions de rien. Niazi s’est muré dans le silence. J’ai ajouté : “Je ne peux vous offrir de meilleures conditions”, avant de tourner les talons et lui laisser trente minutes de réflexion. » Durant une attente interminable, Jacob discute avec une sentinelle ennemie à l’extérieur du bureau où est resté Niazi. Et si le commandant pakistanais refuse ? La demi-heure fatidique s’est écoulée. J.F.R. Jacob retourne dans la pièce. Un silence de mort y règne. Il interroge Niazi. Une fois. Deux fois. Trois fois. « Pas un mot. Je me suis alors emparé du document et j’ai déclaré : “Je le considère comme accepté !” » Des larmes inondent le visage de l’officier pakistanais. Le coup de bluff de Jacob a eu raison des nerfs de Niazi. Le lieutenant-général indien vient de le pousser, lui et ses 93 000 hommes au total, à rendre les armes. Niazi affirma ensuite à la commission d’enquête pakistanaise que son interlocuteur avait eu recours au chantage pour le forcer à capituler. Quatre décennies sont passées et le héros Jacob-FarjRafael Jacob scrute son propre visage sur un vieux cliché qu’il conserve précieusement chez lui : « J’ai un petit air de suffisance, ce n’est pas un simple sourire.» Il est là, debout, derrière Amir Abdullah Khan Niazi. Les deux officiers sont en train de parapher la capitulation de l’armée pakistanaise. Quatre heures après en ce 16 décembre 1971, elle est publiquement proclamée. Le Bangladesh est né.

À NEW YORK, EN MARGE DE LA RÉUNION DU CONSEIL DE SÉCURITÉ, ZULFIKAR ALI BHUTTO, L’HOMME FORT DU PAKISTAN, DÉCHIRA LA RÉSOLUTION DE L’ONU ET CLAMA VOULOIR SE BATTRE JUSQU’À LA FIN. 90 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

ART PRESSE

SOURCE : ASIES

Diu

CACHEMIRE

Hindous

BALOUTCHISTAN RAJPUTANA GUJARAT

LA PARTITION DU SOUS-CONTINENT INDIEN 1947


PLUS LOIN

J’espère que la démarche consistant à demander l’aide des Nations unies pour élucider les crimes de guerre de 1971 marque le début d’un processus qui permettra au Bangladesh de panser les blessures infligées par le conflit.» Irène Khan Secrétaire générale d’Amnesty International, avril 2009.

CHRONO

Une naissance dans la douleur 15 août 1947. Partition des Indes britanniques. Le Pakistan, alors séparé en deux entités distantes de 1600 kilomètres, et l’Inde deviennent indépendants. Quelque 15 millions de musulmans, de sikhs et d’hindous franchissent les frontières dans les deux sens afin d’homogénéiser l’implantation des populations selon leurs croyances. 1948. Muhammad Ali Jinnah, fondateur du Pakistan, annonce qu’il va faire de l’ourdou (proche de l’hindi, le quatrième idiôme le plus parlé dans le monde) la langue officielle du pays, provoquant la colère des locuteurs bengalis vivant dans la partie orientale du territoire. 21 février 1952. À Dacca, une manifestation d’étudiants pour la reconnaissance du bengali est réprimée par l’armée et la police. 12 et 13 novembre 1970. Le cyclone Bhola s’abat sur le delta du Gange, faisant entre 250 000 et 500 000 victimes. À Islamabad, le gouvernement central réagit lentement. Face à la mauvaise gestion de la crise, la colère de la population grandit au Pakistan oriental.

FOCUS

La fin de l’impunité? LES BANGLADESHIS ACCUSENT L’ARMÉE PAKISTANAISE ET CEUX QUI, AU PAKISTAN ORIENTAL, L’AVAIT SOUTENUE DE «GÉNOCIDE». PLUSIEURS PERSONNALITÉS DES PARTIS D’OPPOSITION SONT VISÉES. uarante ans après les événements, la République populaire du Bangladesh a pour la première fois décidé de poursuivre ses citoyens soupçonnés de crimes commis pendant la guerre de sécession en 1971, parmi ceux qui s’étaient alors rangés du côté du Pakistan occidental. Le gouvernement dirigé par le premier ministre Sheikh Hasina Wajed, parvenue au pouvoir démocratiquement fin décembre 2008, a annoncé en mars 2010 la mise en place d’un processus judiciaire qui prévoit les chefs d’accusation suivants : crime contre l’humanité, génocide, meurtre, viol et incendie criminel. Si cette démarche va jusqu’à son terme, c’en sera fini de l’impunité pour les massacres à partir du 25 mars à Dacca et jusqu’en décembre 1971 dans tout le pays. Au mois de juillet 2010, quatre premiers mandats d’arrêt ont été delivrés par la justice du Bangladesh. La Ligue Awami, le parti aujourd’hui au pouvoir qui a pris cette initiative, était en 1971 la principale force bengalaise, l’aile politique de la résistance aux forces pakistanaises et aux milices locales qui les appuyaient. La Ligue a compté nombre de victimes dans ses rangs. Sheikh Mujibur Rahman, le père de Sheikh Hasina Wajed, en était le leader et fut le premier président du Bangladesh indépendant avant son assassinat lors d’un coup d’État en 1975. Les premières personnes suspectées sont membres des deux principaux partis actuellement dans l’opposition: le Parti national du Bangladesh et surtout le puissant Jamaat-

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e-Islami, qui revendique 12 millions de partisans. Certains suspects appartenant à ces deux formations politiques ont occupé des fonctions ministérielles dans différents gouvernements depuis l’indépendance du pays. Cette configuration fait craindre une politisation du processus judiciaire initié par le gouvernement, voire qu’il dégénère en réglement de comptes. « Nous sommes convaincus que ce gouvernement ne pourra pas rendre une justice impartiale et équitable», a déclaré en mars 2011 la leader du Parti national du Bangladesh, l’ancienne Premier ministre Begum Khaleda Zia. Le juriste Abdur Razzaq, un des dirigeants du Jamaat-eIslami a affirmé que ce n’était pas un crime en 1971 de s’opposer à l’indépendance. Pourtant, nombre d’acteurs de la société civile et des proches des victimes réclament des procès. La voix des véterans qui appartenaient à la résistance sécessionniste en 1971 a gagné du terrain dans l’opinion depuis 2009 et l’entrée en fonction du gouvernement de la Ligue Awami. Les organisations internationales des droits de l’homme telles que Human Rights Watch et Amnesty international les encouragent à demander justice. Les Nations unies ont apporté leur soutien. Elles ont nommé quatre experts internationaux pour assister la justice bangladeshi et l’aider à élucider les crimes de guerre. Le Bangladesh pourrait créer un tribunal spécial pour l’instruction et la tenue de procès qui s’annoncent d’ores et déjà polémiques et à hauts risques.

AIDE EN SOUFFRANCE. Dix jours après un cyclone tropical de catégorie 3, les rescapés de la baie du Bengale attendent toujours l’aide des autorités.

Décembre 1970. La Ligue Awami et son leader, Sheikh Mujibur Rahman remportent 160 des 162 sièges réservés au Pakistan oriental à l’assemblée nationale pakistanaise. Les résultats issus des urnes sont invalidés. 25 mars 1971. Début de la guerre civile. 3 décembre 1971. L’armée indienne lance une offensive éclair contre le Pakistan oriental. 16 décembre 1971. Proclamation de l’indépendance du Bangladesh.

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MON VIETNAM ’histoire de Hanoi, comme celle de New York, de Paris, de la plupart des grandes villes mythiques, s’est toujours faite grâce aux hommes. Pourtant, si l’on est certain de trouver aujourd’hui des New-Yorkais à New York et des Parisiens à Paris, lesquels sont parfaitement typiques de leur ville, il semble que tel n’est pas le cas à Hanoi. L’appellation « Hanoiens » n’existe que dans les manchettes des journaux ou le fantasme d’un petit groupe de citadins, issus d’anciennes familles bourgeoises et sans doute cultivées, mais force est de constater que les soixante-dix ou quatrevingts dernières années ont complètement éliminé de Hanoi l’élite des élégances et de la distinction. Cette disparition a fait oublier les gestes quotidiens de courtoisie, les goûts culinaires raffinés et l’amour de l’art sophistiqué. Ce à quoi nous assistons maintenant n’est qu’un « écho du passé », selon l’expression de l’écrivain Nguyên Tuân (1910-1987), modèle du Hanoien d’hier, fin, délicat et distingué. Récemment, lors des cérémonies démesurées organisées à l’occasion du millénaire de la capitale, les dirigeants et les soi-disant «hanoiologues» se sont efforcés d’attester la persistance de ces qualités, mais il se trouve que la plupart de ceux qui habitent la ville depuis au moins trois générations - critère utilisé par le savant professeur en histoire Lê Van Lan afin de mesurer la racine du «Hanoien de souche » - estiment quant à eux que toutes ces histoires ne sont que des légendes et de pures utopies. Aussi bien, existe-t-il encore des « Hanoiens » ou n’y a-til plus que des « habitants de Hanoi » ?

Le nombril du Dragon De nos jours, l’homme est omniprésent à la surface du globe. Nulle part ne restent d’îles désertes ni de montagnes sauvages. Le marin malchanceux ayant échoué au large serait encore plus malheureux que Robinson, car une fois parvenu avec peine au rivage, il serait soudain entouré d’une bande de Vendredis locaux, tandis que plus loin d’innombrables miss et mannequins en tenues sexy, affalées paresseusement, couleraient une vie naturelle et sauvage aux frais de quelques nababs opulents dans des « resorts écologiques ». Comparé à hier encore, tout a changé. Il y a peu, l’homme vertueux rencontrait parfois la divinité au sommet des montagnes, et l’homme vicieux les démons dans les grottes de la forêt profonde. Maintenant, l’homme est désespéré car il est sans recours. Le Hanoi d’aujourd’hui a changé lui aussi. Nous n’y entendons plus le bruit sourd du pancovier tombé de la branche, et pas davantage le cri des marchands ambulants retentissant dans la nuit calme. Tout est étouffé, emmêlé, écrasé par les mille voix assourdissantes des foules compactes et denses. Qu’ils se bousculent dans un désordre total ou patientent dans une double ou quadruple file d’attente, ces êtres humains ont tous un visage qui exprime une énergie débordante, une détermination farouche à lutter pour leur existence. Le courant puissant de l’histoire de ces trente dernières années a poussé dans Hanoi le limon culturel de gens originaires d’autres régions qui sont venus, et viennent encore, pour s’y débattre à la recherche d’un moyen de gagner leur vie, non pas pour y poursuivre de brillantes carrières, se faire un nom ou vivre élégamment. Ceux qui habitent Hanoi sont ainsi trempés d’usages qui n’ont rien à voir avec Hanoi mais enrichissent l’identité de la ville du Dragon qui s’envole, dite également Capitale orientale; cette identité plurielle fait la fierté, silencieuse mais orgueilleuse, de ces respectables savants issus d’autres provinces et diplômés d’universités lointaines. Dans la partie « Coutumes » de la Géographie de Hanoi publiée en la quatrième année de règne de Tu Duc (1852), il est écrit « les hommes de cette région appelée le Nombril du Dragon sont connus pour leur civilité et leur loyauté, les

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Nguyen Viet Ha, porte-drapeau de la nouvelle génération d’auteurs vietnamiens, nous emmène dans un voyage jusqu’aux tréfonds et bas-fonds de la capitale Hanoi. TEXTE NGUYEN VIET HA PHOTOS NGUYEN NA SON

femmes pour l’application aux travaux d’aiguille ; la plupart des lettrés n’ont orgueil ni convoitise, et même les illettrés savent garder leur dignité en s’abstenant de tout crime. » Être digne n’est pas aisé, bien entendu ; mais le rester est plus rude encore. Or il est heureux de constater qu’en dépit des difficultés de leur vie quotidienne, ceux qui habitent Hanoi actuellement s’efforcent de conserver cette dignité. La Géographie descriptive de l’empereur Dong Khanh précise : « Dans la province, par endroits les mœurs des lettrés et les coutumes du peuple sont en général très simples et peu tournées vers la culture, mais par endroits les gens sont singulièrement butés et sournois. On rencontre beaucoup de personnes frivoles et éprises de luxe, tandis que les caractères impétueux ne sont pas rares. Dans les échoppes des districts de Tho Xuong et de Vinh Thuan, les gens de la ville ont la regrettable habitude de rechercher le luxe avec frénésie. »1


Hanoi est une grande ville à présent. Pas seulement parce qu’elle est capitale, parce qu’elle est étendue, parce qu’elle a plus de mille ans, ni parce qu’elle a été plusieurs fois blessée, souffrante et qu’elle a connu bien des vicissitudes, mais simplement parce que dans ses profondeurs est enfouie son âme dormante, très singulière, parfois proche et parfois lointaine, mais qui n’appartient qu’à elle. Pour beaucoup de gens qui sont nés ou ont grandi à Hanoi, cette âme sacrée est tout à la fois noble, raffinée, enveloppante, concrète et irréelle, éternelle enfin. Elle nourrit l’enfance, trouble la jeunesse et obsède sans cesse jusqu’aux derniers jours. On sent sa profondeur qui palpite et murmure dans les arbres, les lacs, les rues, les ruelles, les odeurs, et surtout dans le sein des générations qui l’habitent depuis si longtemps.

hâtivement superposées, où se tripotent des provinciaux transis, malgré les maisons criardes qui sont illuminées de façon grotesque et sentent une forte odeur d’argent, les lacs de l’Épée restituée, de l’Ouest et de Thiên Quang se transforment dès la fin de l’été, quand le ciel brûlant cède la place à la pluie mauvéine, en des taches limpides, lumineuses et sublimes. Les étudiants hanoiens d’autrefois passaient le crépuscule sous le vent bleuté du lac Truc Bach ; aujourd’hui, vieillis, les cheveux poivre et sel, ils le passent devant les saules au bord du lac de l’Épée restituée. Leur mémoire reste imprégnée des couleurs lacustres de la ville.

Où se tripotent les provinciaux

plongent, je ne sais pourquoi, dans une solitude insondable. On a l’impression que les lacs rétrécissent à mesure que la population de la ville augmente. Or il est difficile d’imaginer Hanoi sans lac. Des plaintes se sont élevées contre les empiétements faits sur lac de l’Ouest ; des avertissements ont été donnés à propos de la pollution du lac Bay Mâu; et les berges des lacs de l’Épée restituée et de Thiên Quang ont été aménagées à l’aide d’un remblai en ciment. Les gens de la vieille capitale sont d’une grande sensibilité et, ces dernières années —par une sorte d’attirance aquatique inconsciente?— ils se ruent pour aller pêcher à la ligne. Afin de répondre à ce nouveau besoin, les villages avoisinants, tels Gia Lâm et Dông Anh, ont ouvert des trous dans le sol, les ont remplis d’eau et ont ainsi créé de toutes pièces un paysage qui se veut romantique à la manière ancienne ; des investisseurs, audacieux jusque dans la culture, ont installé

C’est quand l’hiver arrive que les arbres de Hanoi sont les plus beaux et les plus étranges. Leurs feuilles jaunes tapissent les ruelles (comme celle de Ly Thuong Kiêt, à la croisée de la rue Hoa Lo), elles se déplacent, elles tanguent au premier souffle du vent et elles colorent la toile de fond sur laquelle les arbres dénudés tendent leurs branches garnies d’ultimes bourgeons en direction d’un ciel parsemé de nuages flottant sur les toits gris des maisons. Et puis soudain, au pied du badamier clairsemé, sous la fenêtre d’une maison où une douce et charmante jeune fille arrose les orchidées, on entend « flatch »: la rue est déserte, alors elle a tranquillement jeté sur le trottoir le restant de son arrosoir. Les lacs de Hanoi sont les plus romantiques au moment de la bruine. Malgré leurs bordures irrégulières faites de pierres

RUE LY QUOC SU.

Le 10 octobre 2010, lors des festivités marquant le millénaire de Hanoi.

la fin de la journée, une coulée interminable de motocyclettes progresse sur la route de la Jeunesse, bordée À par deux lacs qui miroitent à la lumière des phares et nous

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MON VIETNAM

COMPAGNONS FIDÈLES DE LA VILLE, DISCRETS TÉMOINS DE SES VICISSITUDES, LES LACS DIAPHANES DE HANOI ONT LA VOIX ÉTRANGLÉE, PATHÉTIQUE ET MAJESTUEUSE. de superbes et paisibles bancs de pierre au pied de trois malheureux saules pleureurs baignant dans la puanteur des bouses de buffles. Ces trous pourront bien faire tous les caprices du monde, ils ne seront jamais des lacs. Réformée, embellie, rénovée, une mare reste une mare. À Hanoi, les jeunes ne déclarent leur flamme que sur la rive d’un lac, jamais au bord d’une mare car seuls les lacs sont romantiques. Dans un conte ancien, c’est non loin d’un lac que Tu Uyên rencontre sa belle, Giang Kiêu. Je ne sais combien d’écrivains et de musiciens ont créé leurs plus admirables poésies et partitions sur Hanoi en contemplant la tour de la Tortue, qui est au milieu du lac de l’Épée restituée. Qui doute que la lune et le vent des bords de lac ne rendent l’amour plus pur et plus solide? Compagnons fidèles de la ville, discrets témoins de ses vicissitudes, les lacs diaphanes de Hanoi ont la voix étranglée, pathétique et majestueuse. Dans les moments de gloire, ils scintillent comme autant de petits soleils ; dans les instants de tristesse, ils ressemblent à de grosses larmes au goût légèrement salé dont la substance coule sans bruit dans les poèmes, la musique et les tableaux composés par les générations d’artistes. Les lacs forment l’armature secrète de cette terre mythique, le vivier qui a alimenté et nourri ce berceau de gloire. C’est ainsi que chaque Hanoien, où qu’il soit, éprouve une nostalgie obsédante qui prend la forme des lacs étincelants de la ville. C’est après minuit que les vieilles rues de Hanoi sont les plus profondes, quand la lumière de la lune traverse le mercure des lampadaires pour se poser, doucement, sur le bitume solitaire et noir. À l’aurore automnale, les rues Ba Triêu et Nguyên Du baignent dans un léger parfum de fleurs d’alstonia et la brise humide nimbe la coupole du Grand Théâtre de poussières d’alluvion. Le bruit sec des talons de quelques taxi-girls sortant au petit matin d’une boîte de nuit écorche le cœur des vieux Hanoiens désuets et distingués. Il est vrai que durant ces dix dernières années les vieilles rues de Hanoi ont perdu leur charme d’autrefois, mais elles ne sont pas dans l’état de décadence dont se plaignent ceux qui les ont quittées pour aller au loin et qui maintenant, parce qu’ils ont un peu d’argent, un peu de renom, reviennent avec un air hautain et ne cessent de les critiquer.

tent imprimées dans la mémoire des Hanoiens le sont sous l’aspect que leur a donné la plume du poète vagabond Phan Vu ou le pinceau du peintre émacié Bui Xuân Phai, lequel vivait dans la mezzanine d’une maison tout en longueur de la rue des Plantes Médicinales. Ce sont leurs œuvres qui expliquent que les artistes, même ceux qui ne sont pas nés à Hanoi, tel que le compositeur Trinh Công Son, ressentent une émotion indéfinissable, au bord du lac de l’Ouest où commence la digue de Yên Phu, devant les vieux toits en tuiles marron noyés dans le parfum et cachés par la frondaison des badamiers sur lesquels persistent les dernières feuilles rougeoyantes de la fin d’automne. Des rues comme cela deviennent rares dans la ville actuelle.

L’odeur écœurante des apparatchiks

RUE CUA BAC.

La muraille de la porte du Nord, au centre de la ville.

Les nostalgiques de l’ancienne Hanoi doivent donc se contenter d’une vie reculée dans les ruelles. Les Saigonnais, semble-t-il, appellent leurs ruelles des «passages». Les passages de Hô Chi Minh-ville ont certainement plus d’âme que ses rues ; souvent longs, assez larges, ils s’avachissent et se répandent en de multiples radicelles. Il s’y condense l’essence d’une vie laborieuse et brave portée par

anoi a ses rues et, bien évidemment, ses ruelles. «Dans une petite rue, une petite ruelle est mon coin habituel», H dit une des rares belles chansons qui porte sur la ville. À l’heure actuelle, nul ne sait où séjourne son compositeur, mais on peut être certain qu’il se trouvait dans une ruelle lorsqu’il entendit les Lamentations du fleuve Rouge. Seuls des chuchotements mélancoliques, non point tragiques, résonnent dans les ruelles car la plupart des bruits vulgaires venant des rues s’y perdent ou sont atténués. « Ruelle : petite route étroite dans un hameau ou un quartier urbain», – telle est la définition que donne le dictionnaire de la langue vietnamienne. «Petite» et «étroite»... pauvre ruelle ! Te senstu humiliée par cette définition ? Depuis toujours, les Hanoiens sont très fiers de leurs rues; ils désignent ainsi non seulement les rues du vieux quartier marchand, mais d’autres encore, en excluant absolument celles qui viennent d’être construites et qui arborent une richesse insolente. Un ancien de Hanoi déclare qu’il ne peut supporter les rues nouvelles, telles que Chua Bôc ou Thai Ha, étouffées par des maisons sans caractère, non alignées, dont le seul trait commun est de se donner des airs importants. Du reste, je ne sais pourquoi on continue d’appeler ces rues nouvelles des « routes » — la route de Chua Bôc, par exemple. En tout cas, elles ne possèdent pas des ruelles mais des «ramifications». De toutes ces rues, celles qui res-

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ces travailleurs au torse nu qui, chaque fin d’après-midi, se regroupent autour d’un verre d’alcool dans de petits assommoirs à ras du sol, comme dans le roman chinois Au bord de l’eau. Si les passages de Saigon sont populaires, pratiquement barrés à l’odeur écœurante des apparatchiks corrompus, les ruelles de Hanoi sont encore plus modestes ; elles ne sont que de simples chemins étroits, parsemés d’arbres rares, reliant deux ou trois grandes rues — peu nombreuses sont les ruelles interminables et sinueuses, telles que Van Chuong sur la rue Khâm Thiên, ou au contraire courtes et minuscules, comme la ruelle du Fil sur la rue des Malles. Les ruelles de Hanoi portent parfois le même nom que la rue sur laquelle elles se trouvent (ruelle de Huê sur la rue de Huê, ruelle Nha Chung sur la rue Nha Chung). Mais la plupart ne sont pas si dociles : elles préfèrent avoir leur propre nom (ruelle Hang Hanh sur la rue Bao Khanh, ruelle Tam Thuong sur la rue du Coton). Quand j’écris le nom de Tam Thuong, immédiatement je pense à la gargote qui, dans les années 70-80, ven-


dait un excellent pho ; cette gargote, en réalité un simple plan de travail fixé sur des roulettes, était spécialisée dans le pho au bœuf saignant. Les larges et fines lamelles de bœuf cru aplaties au couteau étaient posées sur les rubans de vermicelles blancs parsemés de ciboulette, et c’est ensuite seulement qu’on y versait le bouillon brûlant. Le patron de la gargote, atteint d’une conjonctivite permanente, était vraiment un personnage typique de cette ruelle traditionnelle. Malheur à celui qui lui commandait un pho au poulet ! Dans une autre gargote de la même ruelle, une vieille dame aux dents laquées noires vendait un excellent riz gluant accompagné du porc au caramel ; elle a disparu il y a environ cinq ans. La gastronomie des ruelles ne le cède en rien à celle des grandes artères, d’autant qu’il y règne une ambiance intime et détendue, sans agents de police pour venir confisquer les tables et les tabourets. Les soi-disant défenseurs de l’art culinaire des rues van-

tent souvent le passage Câm Chi, derrière le square de la Porte Sud, qui serait du dernier chic ; ils ignorent que cet endroit connu sous l’appellation officielle et pompeuse de « Quartier de la Culture gastronomique » s’est formé à l’origine pour répondre aux besoins d’un public fêtard et nocturne. Les plats servis ont toujours été plus que médiocres, à l’exception peut-être du riz gluant, à l’image d’un boui-boui qui proposait un ersatz de vermicelles blancs au porc (bun thang) fade et tout dilué. Depuis que le Comité populaire de la ville a décidé, il y a environ dix ans, d’aménager cet endroit bizarre — mi-rue, mi-ruelle —, n’hésitant pas à le peinturlurer en vert et en rouge, il attire une clientèle qui vient déjeuner en voitures et motos de luxe. Quand par hasard je passe près de là et que je jette un œil sur la masse des hommes en costumes et des dames en habits, qui mangent, qui boivent, qui consomment leur plaisir gastronomique, alors je ne peux m’empêcher d’éprouver pour eux la plus profonde pitié. Ceux qui habitent depuis des générations dans les ruelles de Hanoi ont un comportement très particulier. Ils se connaissent tous. C’est à eux que s’applique le dicton populaire « Pour savoir ce qui se passe chez toi, le mieux est de demander aux voisins. » Cette proximité amène parfois des dis-

CUA NAM. La porte du Sud, à proximité du passage de Câm Chi «connu sous l’appelation officielle et pompeuse de quartier gastronomique».

putes, voire des insultes. Le fameux Trân Ngoc Thêm, dans son très petit ouvrage intitulé À la recherche de l’identité culturelle vietnamienne (Maison d’édition de Hô Chi Minhville, 1996), affirme que l’insulte est un trait culturel typique des Vietnamiens ; à la page 320, il écrit : « L’insulte est un art unique au monde qui ne se trouve qu’au Vietnam. » Or, en ce domaine, s’il y a une caractéristique, c’est plutôt le côté extrêmement humain de la relation de voisinage dans les ruelles. Suite à un conflit violent, deux voisins qui normalement ne devraient plus jamais se parler vont vite se retrouver chez l’un ou chez l’autre, l’air piteux, embarrassé, et à la première occasion – heureuse tel que le Nouvel An ou un mariage, triste comme un enterrement ou la commémoration de la mort d’un proche – ils vont trinquer ensemble et déambuler bras dessus bras dessous, comme si de rien n’était. Ce faisant, ils manifestent de la manière la plus pure, la plus innocente et la plus généreuse cette faculté de repentance qui, à l’inverse, n’existe pas dans les grandes maisons glaciales qui ont la couleur de l’argent et leur pignon sur rue. Dans ces grandes maisons, il n’y a pas de place pour La voisine de Nguyên Binh, un poète issu de la banlieue, car non seulement on ignore qu’« elle habite la maison mitoyenne de la mienne », mais de surcroît on ne sait pas s’insulter franchement, préférant dénoncer « ce salaud de voisin » à la justice ou aux journaux, avec froideur et traîtrise, sous prétexte d’un différend portant sur trois millimètres de terrain à bâtir.

Les ruelles détestent l’exhibition De nombreuses personnes généreuses et talentueuses mènent une vie discrète dans les ruelles de Hanoi. Elles n’aimeraient pas qu’on parle d’elles : les habitants des ruelles détestent l’exhibition. Néanmoins tout le monde sait qu’y vivent beaucoup de poètes et de professeurs, qui représentent deux des plus nobles métiers. Sous une pluie fine, rendue grise par le crépuscule d’une journée d’hiver, on ne peut y passer sans croiser un poète, homme tranquille, sans âge, errant dans cet espace étroit à la recherche de l’inspiration. Lors de la fête des professeurs, le 20 novembre, elles sont remplies de fleurs et du gazouillis joyeux des écoliers. SontJUIN-AOÛT 2011 ASIES / 95


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ce les raisons pour lesquelles le prix de l’immobilier y a grimpé jusqu’à trois taëls d’or le mètre carré ? Les ruelles de Hanoi distillent l’âme des rues. Elles la conservent aussi: étant donné le rythme actuel de la construction, violent et anarchique, c’est en elles que les nostalgiques devront aller chercher, dans une dizaine d’années, ce qui restera de l’ancienne ville du Dragon qui s’envole. Parler de Hanoi, c’est parler de sa fragrance. Celle-ci est

«comparable au parfum du jasmin» évoqué dans une chanson populaire. De fait, chaque grande ville baigne dans une odeur particulière. Dans le dernier paragraphe de son récit L’eau du Fleuve (Ôkawa no mizu), l’écrivain japonais Akutagawa confie : «Chaque ville possède son odeur. Celle de Florence est faite d’un mélange d’iris blanc, de poussière, de brume et du vernis d’antiques tableaux. Si l’on me demandait quelle est l’odeur de Tôkyô, je répondrais sans la moindre hésitation : l’eau du Fleuve [...] C’est parce que le Fleuve existe que j’aime Tôkyô; c’est parce que Tôkyô existe que j’aime la vie. » 3 Quant à elle, notre Hanoi s’imprègne depuis des milliers d’années de l’odeur pathétique et pénétrante des remous du fleuve Rouge, ainsi que du parfum humide et majestueux des miroirs lacustres. De la sorte, Hanoi ne contribue-t-elle pas à renforcer l’amour que de nombreux Vietnamiens portent à l’ensemble de leur pays ? Hanoi se distingue aussi par ses « vieux cowboys », expression forgée par eux-mêmes et qui est employée avec respect par ceux qui passent leur vie sur le trottoir. Ce sont des hommes de plus de cinquante ans qui habitent principalement les vieilles rues commerçantes, telles que la rue de

RUE KIM MA.

L’une des larges artères de la capitale près du zoo.

la Soie, la rue du Chanvre, la rue des Cantonais... Ils approchent de la soixantaine ou dépassent les soixante-dix ans, mais leur âge réel est difficile à déterminer. La plupart sont issus de grandes familles commerçantes ; leurs mères et leurs sœurs étaient fées du logis, leurs pères ont reçu une éducation fortement influencée par la culture française. Ces vieux cowboys sont souvent tirés à quatre épingles. Vêtus d’un « demi-saison » (pantalon en toile et veste) ou d’un complet clair en soie sauvage acheté dans une boutique luxueuse, ils ont un air canaille ; à l’époque des restrictions, quand le coton était rare, c’était un air franchement provocateur. Ils aiment marcher –un plaisir de personnes âgées? Les plus cabotins déambulent canne à la main, pipe à la bouche, feutre sur la tête et, accrochée à leur ceinture en cuir marron, une chaîne en fer blanc prolongée d’une montre à gousset au couvercle d’argent. Après avoir déjeuné dans les restaurants ambulants, dont les patrons sont réputés et par leur art culinaire et par leur capacité à mémoriser la physionomie du client, ils se dirigent en plastronnant vers leur café habituel, étant entendu que ces lieux de plaisirs quotidiens ne doivent jamais se trouver audelà d’un kilomètre du lac de l’Épée restituée. Leurs conversations, noyées dans la fumée de cigarettes importées, sont plutôt grossières, non seulement parce qu’ils jurent fréquemment, mais, surtout, parce qu’ils disent avec un mélange d’amertume et d’arrogance cette dureté du vécu des « gens du marché », comme on appelait jadis les Hanoiens. La majorité d’entre eux n’a pas fait d’études : en tant que « gens du marché » ils vénèrent la connaissance, mais sont bien trop cossards pour l’acquérir. Rejetons de familles

« ILS DISENT DANS UN MÉLANGE D’AMERTUME ET D’ARROGANCE CETTE DURETÉ DU VÉCU DES “GENS DU MARCHÉ”, COMME ON APPELAIT JADIS LES HANOIENS. » 96 / ASIES JUIN-AOÛT 2011


commerçantes jadis aisées et maintenant au plus bas du déclin, ils ont tous gardé l’habitude de «savoir s’amuser». Et ils le savent, en effet, tout autant qu’ils sont, au point qu’on raconte à leur sujet des histoires qui, avec le temps, sont devenues de véritables légendes. Par exemple, celle de ce couple adultère d’un certain âge qui, à la recherche d’un lieu tranquille, se rendit chez un vieux cowboy de ses amis. À cette époque, à Hanoi, il n’existait pas encore d’hôtels loués à l’heure. Le vieux cowboy possédait une chambre dans une ancienne villa dégradée, divisée en logements à l’usage de plusieurs familles. Le couple lui donne de l’argent et le prie d’aller acheter quelque chose pour le déjeuner. En partant, il ferme la porte à double tour car, comme tous ceux de son espèce, il n’a aucune confiance en ses voisins. Au marché de la rue des Radeaux, il rencontre des amis qui, à l’impromptu, lui proposent de partir avec eux à Saigon, immédiatement. Le vieux cowboy accepte sans aucune hésitation.

qu’ils faisaient était bon ou mauvais, propice ou dommageable. Leur jugement dépendait des circonstances, lesquelles se modifient comme les nuages vagabonds qui, dans le ciel, prennent tantôt la forme majestueuse d’un dragon tantôt celle d’un modeste petit chien. Après avoir vécu à Hanoi plus de dix ans, les gens changent un peu ; après plus de trente ans, les changements sont plus marquants. C’est ce qui fait que le terme « Hanoien », a priori innocent, est en réalité très complexe. Ce qui est remarquable, c’est que tous ceux qui usent de cette expression le font dans un sens positif. Devenir « Hanoien » est une aspiration pour laquelle on se donne beaucoup de peine. Cet effort s’exprime dans les lettres, dans l’alimentation, dans la vêture. Les jeunes campagnardes, une fois à Hanoi, s’attachent à corriger leur démarche dégingandée. Les jeunes gens de la côte s’appliquent à ne plus confondre le « n » et le « l », surtout lorsqu’ils déclarent leur flamme dans le parc de Thu Lê. Dans une foule, on arrive souvent à distinguer ceux qui ont vécu à Hanoi.

Les galants de la rue des Peignes Il monte dans le train et s’en va un mois, sans se soucier le moins du monde du pauvre couple qui, pendant tout ce temps, est resté chez lui bouclé dans la misère et le dénuement. Ils savent s’amuser, donc, et pourtant aujourd’hui leurs enfants (officiels ou non) prospèrent et sont richissimes, on ne sait par quel miracle. Ces enfants prétendent tous, d’une seule et forte voix, qu’ils doivent leur réussite à l’expérience, à la vivacité et à la malice de leurs pères. Certains ont fait de brillantes études et sont devenus de très honorables docteurs de l’université. Connus pour leur amour de l’art, la plupart des vieux cowboys ont un goût distingué pour la musique, la peinture et

la littérature. Leurs poèmes âpres et crus savent sonder la profondeur de l’âme et dire des choses telles que: « Seul un air hautain peut séduire un homme ; la duplicité seule conquiert une femme. » Ces deux vers sont les plus modérés d’un poème intitulé Insultons cette putain de vie, composé par un authentique cowboy âgé de plus de quatre-vingts ans. C’est grâce à des gens comme lui qu’aujourd’hui la jeunesse de cette ville millénaire comprend la véritable signification d’anciens dictons comme: « Lointaines sont les filles de la rue des Tubercules, galants sont les jeunes hommes de la rue des Peignes.» On comprend mieux pourquoi les cowboys considèrent souvent les soi-disant «hanoiologues» comme des guignols qui, à part réciter les noms de rues, ne savent rien sur la ville. D’ailleurs, c’est bien grâce aux cowboys, non aux autres, qu’il existe toujours à Hanoi de délicieux cafés et une bonne vingtaine d’excellents restaurants ambulants. es gens d’autrefois ne discutaient pas pour savoir qui L avait raison et qui avait tort, mais pour juger si ce

LAC HOAN KIEM. Sur les berges du lac de l’Épée restituée où se meurt une tortue géante.

De tous les points de vue, la ville se trouve dans ce qu’on pourrait appeler une vallée. Dans cette vallée, l’eau charrie puis dépose des couches de sédiments spirituels et matériels qui constituent la culture actuelle de Hanoi. Mais ces couches sédimentaires sont filtrées par l’esprit citadin, de sorte qu’il n’existe pas à Hanoi de commerçants qui «grondent et insultent leurs clients », contrairement à ce qu’écrivent les jeunes journalistes, fraîchement diplômés, qui sortent à peine de leur pensionnat de banlieue et considèrent ce comportement comme révélateur du caractère hautain des habitants de la capitale. Un authentique Hanoien se doit d’être rogue, certes. Mais il n’en n’est pas moins suffisamment éduqué pour s’interdire d’insulter un client ; ou bien, si la chose arrive, c’est par la faute de celui-ci. Après tout, qui pourrait tolérer l’hérésie d’un client sortant d’une Lexus ou d’une Honda 3.0 pour réclamer un pho au canard de Barbarie ou une soupe de riz au poulet servie avec des feuilles de salade? Tel client, tel patron. En même temps, il faut admettre que les restaurants ont changé. Autrefois, aucun, y compris les gargotes ambulantes, n’aurait vendu à la fois du pho et du bun, de surcroît en les accompagnant indifféremment de bœuf, de poulet, de canard ou de canard de Barbarie, voire de crabe. Quelle tristesse ! Songez que depuis quelques années on trouve presque partout un bun au crabe couvert d’une couche écarlate de bœuf sanguinolent. «Que faire? Les clients sont rois ! », - se justifie la petite dame souriante qui, grâce à cela, demande désormais vingt mille dôngs pour chaque bol de soupe. Quand on sait que sa gargote existe depuis trois générations dans une vieille maison couverte de tuiles marron, à deux pas du lac de l’Épée restituée, on peut être certain que sa grand-mère et sa mère, si elles étaient encore de ce monde, pousseraient de longs soupirs d’amère désolation. Terminons par une anecdote. Comme je mène une vie oisive, mon épouse, une femme d’affaires, me demande souvent de faire les courses. Je me rends donc toujours aux deux marchés les plus proches, celui de Hang Be ou celui de Hang Da. Un jour, j’ai vu une jeune femme chèrement habillée qui, juchée sur sa Vespa LX, sortit avec morgue un gros billet pour payer un canard, sans réclamer la monnaie. La veille vendeuse de pousses de bambou, qui se trouvait à côté du marchand de canards, lui conseilla : « Avec le canard, il vous faudrait de la menthe de Lang ! »4 La belle lui répondit avec un air supérieur et une voix aiguë typique de la rizière: «Nous, les Hanoiens, ne préparons le canard qu’avec de la menthe de Hanoi, jamais avec celle de Lang !» Voilà quel est le raffinement de ceux qui habitent la capitale aujourd’hui et qui peuvent aisément s’offrir une maison dans les vieux quartiers...

Traduit du vietnamien par Mac Thu Huong 1

Extrait en français de la Géographie descriptive de l’empereur Dong Khanh par Ngô Duc Tho, Nguyên Van Nguyên et Philippe Papin, maison d’édition Thê Gioi, tome 2, 2003, pp. 1575-1576 (N.D.T.). 2 Pho : soupe de vermicelles de riz au bouillon de bœuf (N.D.L.R.). 3 Extrait en français de La vie d’un idiot et autres nouvelles, traduit du japonais par Edwige de Chavanes, Gallimard, p. 28 (N.D.T.). 4 Lang se trouve à Hanoi (N.D.T.).

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FICTION

La geisha du Président OÙ L’ON CROISE UNE CHARMANTE VIOLONISTE JAPONAISE, SON INSTRUMENT, DES BANDITS CORSES, DES YAKUZAS, DEUX BARBOUZES BRETONS AU HAMMAM ET UN PRÉSIDENT QUI AIME LE SASHIMI À LA TÊTE DE VEAU. UN ROMAN-FEUILLETON DE ROGER FALIGOT ILLUSTRÉ PAR ALAIN ROBET

ESTAMPE I

DEUX CORMORANS AU PAYS DU SOLEIL COUCHANT u début, ce fut un beau voyage. Ensuite, on espéra simplement éviter le drame. Étranges migrateurs volant en sens inverse, le DC-8 aux couleurs de la France et le Boeing de la Japan Airlines se croisèrent au-dessus de la Sibérie. La folie des saisons, fruit des bouleversements climatiques, ne déboussolait pas les seuls oiseaux à plumes. Les volatiles au fuselage de titane virevoltaient eux aussi tels des esprits dérangés par des transes chamaniques. Contemplée au travers du hublot, la taïga s’étirait sous le manteau blanc de l’hiver. Cependant, Gilles Chartrain ne manifesta aucune surprise car il avait maintes fois effectué ce trajet. Son œil goinfre quitta le tapis de neige et se dirigea sur le plateau de repas en acajou, aux liserés d’argent formant les initiales «RF» pour «République française». Après avoir lissé de l’auriculaire ses fines moustaches à la Errol Flynn, le Président attaqua à la fourchette un sashimi de tête de veau arrosé de grandes rasades de bière. De son côté, Yukiko Takeda, si délicate dans son tailleur mauve, somnolait tel un bambou pensif sous la brise de printemps. Sans doute, le Président et la célèbre violoniste auraient-ils aimé évoquer leur passion commune pour les arts primitifs des Aïnous, lapons du Japon. Croiser leurs regards d’éclairs attendris. Savourer le vertige du moment qui passe. Du temps qui ralentit sa course folle. Les vestiges du jour au soleil couchant. Partager la beauté éphémère du monde flottant à huit mille mètres au-dessus du niveau de lacs chatoyants aux reflets d’argent. Mais, – hélas!–, ils ne voguaient pas dans le même aéronef ! Pour tout dire, ils voyageaient dans une direction rigoureusement opposée et rêvassaient dans les deux avions qui venaient tout juste de se croiser.

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Chartrain gagnait Kyôto, la capitale immémoriale, pour tracer les contours de protocoles dont il avait le secret. Il s’était assigné une mission à la hauteur des ambitions du dirigeant exceptionnel qu’il était: sauver le monde! Ce qui, à n’en pas douter, nécessiterait de ferrailler en évitant les flèches empoisonnées décochées par les grandes puissances super-polluantes. Au même moment, loin des nappes de mazout engluant les plumes des goélands, et de la couche d’ozone percée comme du gruyère, Madame Takeda ralliait Paris, sa ville talisman. Devant un parterre ébloui, ce trésor national enjuponné s’apprêtait à interpréter, en soliste, le concerto pour violon en ré majeur, Opus 61, de Beethoven. Ainsi va le monde traversé en sens inverse. Chacun sa partition, chacun sa destinée. Chacun ses rêves de splendeur. De puissance et de gloire. «Les sons possèdent des couleurs que les couleurs ignorent», devisait, dans son demi-sommeil, la musicienne au cou de cygne. Et planant au milieu de petits nuages roses, elle n’avait pas réalisé que son Boeing avait croisé un DC-8 présidentiel, provenant du pays où elle se rendait. – Gilles, cessez donc de vous imbiber de bière ! En sortant de l’avion, vous allez tituber, trébucher et rater la passerelle comme votre ami, le Président russe, l’autre jour, devant les caméras du monde entier ! Chagrin, Chartrain sursauta. Béatrice, l’épouse attentive, ne manquait pas une occasion de le rabrouer. Que ne l’avait-il laissée à Paris, à ses bonnes œuvres ou à ses défilés de mode, puisqu’elle détestait le Pays du Soleil Levant, les courbettes et les baguettes, le kabuki et les sushi, le sumo et les pièces Nô, le vert thé et le saké ? Et pourquoi, diable !, le conseiller du Président avait-il tant insisté pour qu’elle fût du voyage ? – Mais enfin, ma chère, vous n’allez tout de même pas comparer quelques chopines de mousse aux barriques de vodka que le p’tit père Vadim se jette derrière la cravate ? répondit-il en songeant au vieil ivrogne qui titubait jour et nuit au Kremlin. La dame au chignon gris fit la moue et plongea le nez dans son tricot. Éric Maisonrouge, conseiller spécial de la Présidence, sauta sur l’occasion. S’éjectant de son siège, diablotin hors de sa boîte, il s’invita sans ambages auprès du vieux couple. Le prétexte en était simple: on venait de lui livrer, par liaison satellite, une information cryptée de la plus haute importance. – Aux dernières nouvelles, Monsieur le Président, « ils » ont sou-


doyé plusieurs délégations africaines, expliqua l’éminence plus grise que jamais dans la semi-pénombre. – Ah ! décidément ils feront tout pour protéger leurs prébendes, leurs rentes pétrolières, leurs émirats, leurs ranches au Texas… – Oui, c’est cela même, Monsieur le Président, tout, ils feront tout… – Et quoi encore, à part acheter des rois nègres ? – Tout… Par exemple une campagne de presse ! – Contre la couche d’ozone ? Ah, les minables ! – Non, non… Contre vous ! Ils vont ressortir des dossiers des oubliettes… Le conseiller lissa tour à tour sa crinière argentée et sa barbiche de mousquetaire. C’était, chez lui, signe d’extrême embarras. Il en avait trop dit. Ou pas assez. Les sourcils en accent circonflexe de Chartrain exigeaient des précisions. Que faire ? « Impossible de fournir des explications en présence de la “Présidente” », songea le chef du cabinet noir. Autant déclencher une éruption du Fuji-Yama ! Un nouveau séisme à Kobe ! Un tsunami noyant Okinawa ! Une déflagration nucléaire sur Kyôto ! Par bonheur, la tricoteuse se remit à façonner le chandail vertpomme pour Raoul, son petit-fils. Restait une manche à fignoler. Maisonrouge en profita pour lancer un message quasi subliminal au-dessus du champ de vision de Béatrice Chartrain. Il fit palpiter ses cils en lisière d’une paupière battante comme un pavillon de détresse. Avec la même subtilité qu’une onnagata, courtisane mâle du théâtre nippon qui attire sa proie, – un samouraï mignon et éméché –, derrière le paravent du bonheur. Le Président comprit qu’il y avait péril en la demeure. Du regard, il suivit son conseiller qui s’éclipsait vers l’arrière de l’appareil en direction des cabinets d’aisances. – Vous avez raison, Béatrice, je ne devrais pas boire autant de bière! concéda l’époux marri qui se leva en faisant claquer ses bretelles pour illustrer quelque ballonnement intempestif, avant de gagner la même direction que son sherpa. Il le surprit en train de déchiffrer, sans résultat, une autre dépêche plus alarmante que la précédente. Elle était si bien codée qu’il ne parvint jamais à en extraire la substantifique moelle. Comme Chartrain l’avait rejoint, il chiffonna le papier bleu avec une rage à peine contenue. À cet instant quasi-historique, mais déjà à deux mille kilomètres de là, dans le Boeing 747, la musicienne déploya avec majesté le journal Yomiuri Shimbun et dévora à petites bouchées les idéogrammes succulents qui s’offraient à ses yeux. La première page du quotidien était balafrée de haut en bas, à droite, par un titre revigorant composé de beaux kanjis d’un noir aussi lustré et triomphant que la queue d’une marmotte sortant de l’eau: « Le sommet de Kyôto va sauver le monde.» Toutefois le sous-titre était plus décevant: «Le président Chartrain monte au créneau. » Amère déception ! Non pas que Yukiko Takeda désapprouvât la croisade chevaleresque du samouraï français pour la défense des cormorans qui déploient leurs ailes sous le croissant de lune. Pour la protection des familles sylvestres, du baobab au bonsaï. Pour la pureté des eaux brûlantes et minérales qui vous picotent la peau, des orteils aux oreilles, dans votre bain chaud onsen tandis que des flocons de neige vous fouettent délicieusement le visage. Pour la préservation des baleines blanches que la même Yukiko trouvait pourtant savoureuses en lamelles trempées dans la sauce wasabi. Et il en faut des coups de couteau pour trancher en fines tranches de sashimi une bedonnante baleine boréale ! Seulement voilà, le dirigeant français visiterait Kyôto, son Temple d’or, son quartier Pontôcho des geishas, ses jardins sacrés de Gion, son palais impérial, pendant qu’elle flânerait sur les quais de Paris. Les deux êtres égarés dans le vaste monde ne se verraient pas. Ne fût-ce qu’un bref instant. Navrée, la violoniste constata avec émoi que, cette fois encore, elle ne pourrait remercier l’homme si généreux et si séduisant qui, jadis, lui avait sauvé la vie.

ESTAMPE II

UNE JAPONAISE À PARIS C

eci est maintenant du passé. Quinze ans avant que les deux supersoniques ne se croisent dans le ciel de Sibérie. Il faisait moins froid ce jour-là. C’était le printemps. À deux rues de l’Opéra de Paris, Yukiko Takeda trottinait comme si elle était vêtue d’un kimono invisible et chaussée de getas, des sandales de bois épaisses à talons carrés. Mais en réalité elle avait glissé son ravissant corps nacré dans un tailleur rose, et ses sublimes petits petons dans des chaussures vernies dont le talon lui faisait gagner cinq bons centimètres. En ce temps-là, pour une Japonaise, ce n’était pas du luxe. D’ordinaire, Yukiko ne trichait pas avec la vie. Tout au plus pratiquait-elle quelques ajustements afin de vibrionner avec légèreté dans ce monde occidental si exotique. Son statut de lauréate du concours national des espoirs de la musique japonaise lui avait valu de partir en Europe pour y parfaire son art. Le choix de la France où son père avait jadis été diplomate fut des plus naturels. Ainsi gambadait dans la rue Sainte-Anne cette charmante enfant au visage en forme de graine de melon, rosé comme le cristal de neige. Ses lèvres carminées rehaussaient un regard gris illuminé de bonheur sous le soleil printanier. Car Yukiko était prise d’un délicieux vertige. En retard pour la répétition de son concert, elle avait une excuse: elle venait d’apprendre qu’un événement considérable allait bouleverser sa vie. La petite Parisienne made in Japan avait beau se répéter sur tous les tons: «Je suis enceinte ? Je suis enceinte… Je suis enceinte!», elle ne parvenait pas à imaginer ce qui en résulterait dans la pratique. Jusque-là, sa jeune existence s’était rythmée au vibrato que provoque l’archet en se frottant aux cordes de la vie. Avec pour seul intermède, une brève rencontre avec un homme exceptionnel… – Je suis enceinte! proclama-t-elle à haute voix à la manière d’une cantatrice qui répète ses vocalises. – Félicitations! fit en écho un passant au visage caché par un chapeau à larges bords, le pas alourdi par le poids de sacs en plastique bleu et translucide comme des méduses. L’évocation urticante des animaux marins et gélatineux darda le corps de Yukiko de mille aiguilles. La Japonaise en conçut un sentiment contrasté. Presque un secret plaisir que sa peau fut piquée à vif. Et en même temps, une innommable terreur de se sentir soudain ruisselante de sueur. Les perles d’eau se répandant en auréoles allaient-t-elles traverser sa robe légère, à divers replis soyeux de son corps? Celui-ci allait-il exhaler quelque fort effluve nauséabond à la manière des Blancs ? Allait-elle perdre la face tel l’acteur qui laisse glisser par mégarde un masque nô à ses pieds ? Mille autres désagréments s’en suivraient-ils ? On ne dira jamais assez combien un grand bonheur peut se trouver gâché par de sordides détails. Il en était un autre, de petit détail, qui la chiffonnait. Alors qu’elle se répétait jusqu’à plus soif « Je suis enceinte… » la jeune femme n’osait conclure cette proposition : « Mais je ne suis pas mariée… » Un constat qui, dans sa famille, dans son milieu, dans son pays, et même dans l’empire des sons où elle évoluait, risquait de provoquer une tragédie démesurée. Qui l’obligerait à errer bientôt, telle une âme en peine, son violon sous le bras, un couffin sous l’autre, à travers la planète, de concert en concert, de peur de rentrer au pays. C’est à l’évocation de cette image, qu’en gravissant les marches du Palais-Garnier, Yukiko Takeda fut soudain tétanisée par la révélation d’une autre catastrophe. Oubliée la méduse : elle

« CHOSE À LAQUELLE ON NE PEUT SE FIER : UN HOMME, VITE RASSASIÉ, QUI OUBLIE SES AMOURS. » SEI SHÔNAGON, LE LIVRE DE L’OREILLER. JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 99


FICTION blème insoluble à ce stade de l’intrigue sauf pour la meilleure police du monde, puisque française : – Mais, Monsieur le contrôleur général, selon le témoignage de la secrétaire médicale, le Japonais qui a réceptionné le violon n’était pas corse… – C’est exact, Monsieur le Ministre. J’allais vous le dire ! On peut présenter ainsi les choses et l’on aura raison. C’est, selon le dicton, l’exception qui confirme la règle : les Corses volent des œuvres d’art au profit des Japonais, comme on l’a vu dans l’affaire des tableaux impressionnistes, excepté quand ils sont surchargés de « travail ». Et je ne veux pas faire de remarque désobligeante à l’égard des ressortissants de l’Île de Beauté, comme vous le savez, très nombreux dans nos services. Mais il n’y a aucune raison pour que les bandits corses travaillent plus que les policiers corses… Enfin si ce n’est une raison supérieure… Et c’est… – C’est… ? – L’appât du gain, Monsieur ! L’appât du gain : souvent un mobile déterminant dans les affaires que nous traitons. – Admettons ! Mais dans ce cas précis, pouvez-vous m’expliquer pourquoi les Yakuzas ont pris le risque de voler cet instrument à une ressortissante japonaise, en plein Paris, alors qu’ils peuvent le faire, en toute discrétion, dans leur propre pays ? Surtout que certains policiers japonais ferment les yeux quand se produisent moult actes criminels imputés à la pègre yakuza… Le contrôleur général baissa la tête. Son crâne luisant renvoya un flot de lumière en provenance de la lampe LouisXV décorant le bureau de Chartrain. Il rechaussa ses lunettes en signe d’infinie détresse car l’entretien allait cesser sur une note déroutante, une note qui ne le ferait pas forcément progresser sur le tableau d’avancement du ministère de l’Intérieur : – Je ne veux pas dire de mal de nos collègues nippons, fort sympathiques au demeurant. D’ailleurs vous connaissez mieux que moi le Pays du Soleil Levant », se risqua maladroitement le fonctionnaire avant de conclure : « Mais au fond, je suis de votre avis, Monsieur le Ministre, dans cette affaire, n’ayons pas peur des mots: nous nageons en plein mystère… »

ESTAMPE IV

DEUX HOMMES DANS UN HAMMAM S

i je comprends bien, il ne fait aucun doute que la violoniste était enceinte avant de connaître le Président, à l’époque ministre de l’Intérieur aux dents longues de tyrannosaure. Par conséquent, toutes ces rumeurs, quinze ans plus tard, à propos de leur fille cachée sont dénuées de tout fondement…, soupira Sébastien Flamel en versant une louche d’eau sur la pierre brûlante, ce qui eut pour effet de diffuser la vapeur dans le hammam. Puis il ajouta, perplexe : « Dans ce cas, en quoi vous suis-je utile ? » La question s’adressait à Jacques Hulotte, barbu authentique malgré sa profession, lequel dirigeait le service que Flamel avait quitté depuis quelques années afin de savourer une retraite bien méritée. Il voulut expliquer à son ancien chef que cela n’était pas si simple. Que c’était même la raison pour laquelle il avait fait le voyage en Bretagne. Pour lui parler de vive voix. Il allait lui suggérer qu’il existait une autre version plausible: Chartrain avait peut-être rencontré la charmante demoiselle Takeda quelques mois avant le vol du Stradivarius et c’était précisément la raison pour laquelle… Cependant, il n’eut pas le loisir d’expliquer tout cela. Comme il allait en dire plus, la porte en bois du hammam couina sur ses gonds. Pénétra alors dans l’antre ruisselante une rousse grassouillette en bikini turquoise qui se fendit d’un élégant « Bonjour messieurs ! » Puis elle s’affala sur le banc de bois face à la porte entre les deux hommes quasi nus dégoulinants de sueur, Hulotte le rondouillard, Flamel le filiforme. Leur conversation avait tourné court. La rouquine crut que la texture de sa chair laiteuse, débordant de partout, leur avait coupé le souffle. Comment aurait-elle su que ce couple viril appar-

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tenait à la grande barbouzerie, au Centre extérieur de renseignement français, le CERF, qu’on appelait plus discrètement le « Centre » dans le jargon professionnel, voire la « Harde» tout comme on surnommait ses agents, les « veneurs»? L’intruse ne pouvait savoir non plus qu’elle les avait réduits au silence parce qu’une oreille si finement ourlée que la sienne et si joliment décorée d’une boucle de gitane, n’en restait pas moins une oreille grande ouverte… Flamel sourit d’un air désabusé. Non point qu’il se moquât de la curiste parce qu’elle avait plus de bourrelets à gommer que lui. Au contraire, les rondeurs de la femme aux cheveux de feu étaient appétissantes. Ce qui le turlupinait c’était l’étrange démarche de Hulotte. Son ancien lieutenant avait envoyé une semaine plus tôt un message codé, selon la procédure, pour l’inviter à cette rencontre. Le barbu avait fait le voyage jusqu’à cet établissement de thalasso, il est vrai près d’un vieux manoir breton qui servait de village de vacances aux membres de la Harde. Tout cela pour s’entretenir par bribes, entre deux bains de relaxation, ou deux séances de sauna, d’une affaire dont il n’avait cure. Et surtout, dont il n’avait jamais entendu parler. Les rumeurs ne bruissaient pas pareillement dans les dîners parisiens qu’à l’extrême pointe de la presqu’île armoricaine. N’avait-on pas conclu lors de son départ en retraite qu’on ne le dérangerait plus sauf pour lui demander un éclairage sur un dossier qu’il avait personnellement traité autrefois ? Où pour établir le « post-mortem » d’une mission, expression que Flamel préférait au vocable « autopsie » tant ce dernier sentait le sapin. C’était à se demander: Hulotte voulait-il seulement prendre un bon bol d’air au bord de mer et souffler un peu en reluquant des curistes aux formes rebondies ? Ou bien avait-il effectué ce pèlerinage pour profiter des lumières de Flamel, l’ancien chef du service Asie du Nord-Est, spécialiste incontesté du Japon depuis les années soixante? Très précisément depuis les jeux Olympiques de Tôkyô en 1964 quand Jean-Claude Magnan et Daniel Revenu avaient respectivement décroché les médailles d’argent et de bronze au fleuret derrière le Polonais Egon Franke. Et Jonquières d’Oriola, la médaille d’or en équitation. – Pour tout dire, nous ne savons pas ce qui est arrivé, avoua piteusement Hulotte, une fois que les deux hommes eurent quitté le hammam, se furent douchés, dos à dos, d’eau glaciale, et qu’ils eurent gagné le rebord d’une piscine peu profonde où barbotaient de sales gosses bruyants à souhait pour couvrir leur voix. Un maître-nageur qui avait reçu pour instruction de se méfier des hommes mûrs qui s’approchent un peu trop des marmots, commença à les observer du coin de l’œil. – Quoi qu’il en soit, la rumeur persiste, elle enfle et pourrait avoir des conséquences désastreuses pour notre diplomatie, reprit le Parisien. Voire pour le Président en personne. Or, ce ragot puise à cette source: l’histoire du Stradivarius. À l’époque, les poulets de Chartrain ont mené des enquêtes tous azimuts. Ils ont remué ciel et terre. Ce qui a pris un temps fou et coûté la peau des fesses à Marianne. La République est bonne fille! On a même sollicité le Centre, ça ne vous dit rien ? On voulait savoir si notre agent à Tôkyô, – en l’occurrence vous–, avait entendu parler du trafic de Stradivarius… En fait, la liste de violons et de violoncelles qui avaient disparu et prenaient la route du Japon s’allongeait sans cesse. – Cela me dit vaguement quelque chose. Mais moi, la musique, ce n’était pas trop ma tasse de thé. Je me souviens surtout des peintures impressionnistes volées par un Yakuza qui disait représenter une ligne de parfums au nom d’un grand acteur de cinéma français. Nous avions un dossier épais comme ça aux archives…, souffla Flamel avec un brin de nostalgie. Où étaient les neiges d’antan sur le Fuji-Yama ? L’époque bénie où il opérait secrètement sous la couverture d’importateur d’estampes ? Où il avait même failli quitter le Centre afin de se consacrer uniquement à l’art inégalé du maître des estampes, le peintre des « maisons vertes », le sublime Utamaro ? Faisant pianoter ses orteils dans la piscine, Hulotte dodelinait de la tête en même temps, et il songeait lui aussi à ce temps béni où il travaillait sous l’ombre tutélaire du Breton.


LES «ARTISTES» QUE PROTÈGENT LES YAKUZAS FONT DANS L’EFFEUILLAGE COQUIN, LE TROUSSE-KIMONO DANS LE SOAPLAND, AU QUARTIER CHAUD DU KABUKICHÔ. Un maître qu’il essayait d’imiter en toute chose. Car Flamel était plus qu’un simple agent secret, un véritable artiste. « Old spies never die – les vieux espions ne meurent jamais », disent les Anglais avec un soupçon de fatalisme, sinon d’admiration rentrée. Mais qui, de l’espion ou de l’artiste, ne mourrait jamais en Sébastien Flamel ? se demandait son pitoyable successeur. Ni l’un ni l’autre, car ils étaient inséparables, se répondait-il immédiatement à lui-même. L’espion était si lumineux, l’artiste si secret. L’éloge de l’ombre unissait les deux. Et c’est pourquoi pour un tel homme, seul un théâtre d’opérations grandiose et flamboyant comme le Japon avait été à la hauteur… Un théâtre d’ombres serti de miroirs qui renvoient l’image de paravents et où les paravents cachent les images de la vérité qui se déshabille en silence… – Et ensuite ? demanda le maître à l’élève avec la fulgurance de la lame qui sort de son fourreau. Comme on entend juste le sifflement de l’air tranché en deux masses de vide, et le froissement soyeux d’une manche de kimono effleurée par la garde du sabre invisible. Hulotte savait que son prédécesseur parvenait à percer, comme à livre ouvert, ses pensées les plus tordues et les plus embrouillées. Il interprétait ses intentions comme on lit les feuilles de thé. Il sentit, – ce n’était pas la première fois –, une effusion radiante, une poussée de chair qui se solidifie, une sorte de tendresse virile à l’égard du maître. Il en rougit et déglutit avec difficulté pour déclarer enfin : – Ensuite, un beau jour, on a retrouvé la trace du Stradivarius. Grâce à un indic corse. On leur avait mis la pression : les bandits corses ont demandé aux Yakuzas de restituer l’instrument, faute de quoi ils cesseraient d’exploiter en commun des casinos en Tunisie. Les gangsters à trois doigts ne voulaient pas tout rater pour des « bandits manchots »… Tridactyles peut-être, mais pas fous les Japs ! Suite à une lettre anonyme, qui indiquait que l’instrument se trouvait près du Pont de l’Alma, à trois pas de la statue du zouave, on arriva trop tard. Un sans domicile fixe s’était emparé du paquet sans imaginer qu’il valait une fortune. «Intrigué, le bonhomme décide d’inspecter l’instrument plutôt que d’en faire du bois de chauffage. Par chance, le SDF, un ancien prof de latin-grec, trouve l’inscription mythique au fond du coffre de résonance de l’instrument : “Antonius Stradivarius Cremonensis Faciebat Anno 1720”. » Au moment où il s’approchait du commissariat pour rapporter l’objet perdu, des policiers lui sautèrent sur le paletot. Une enquête rondement menée. «Une fois assuré que ce SDF n’est ni corse, ni japonais, ni les deux, et après qu’il a passé trois nuits – au chaud – au violon, pour ainsi dire, l’enquête est close et l’objet du délit rendu à sa charmante propriétaire, dans la maternité où entre-temps elle a donné naissance à une langoustine de trois kilos du nom de Naoko. « La jeune maman est radieuse. Mettez-vous à sa place : son cœur de mère bat la chamade et l’on a retrouvé l’objet qui fait palpiter son cœur d’artiste… Ses deux cœurs battent à l’unisson… Suprême bonheur ! Elle exulte, elle veut remercier les infirmières de la clinique, le Quai des Orfèvres, la Place Beauveau, le Quai d’Orsay, le Pont de l’Alma, le 4e régiment de zouaves (hélas dissous en 1962 !), la République française, la déesse du soleil rouge Amaterasu, le fils de l’empereur Hiro-Hito et l’impératrice itou… Elle voudrait louer le monde entier pour sa bonté, pour lui avoir retrouvé son Stradivarius. Elle a aussi, un court instant, pensé remercier le clochard, ce qui pour une Japonaise est un exploit extraordinaire. Mais, elle s’en est ravisée craignant que la presse de son pays ne s’empare de l’affaire ! « Par contre, elle a même imaginé remercier cette grande institution que sont les Yakuzas, lesquels adorent se payer des artistes… Et pas seulement les geishas traditionnelles. Pour eux, comme a dit le grand chef yakuza Yoshida : “Yukiko Takeda est une geisha Modern Style, qui réconcilie la musique de la vieille Europe dégoulinante de bons sentiments, et les traditions d’un Japon dé-

primé par la récession…” – En général, crut bon d’intervenir Flamel à la fin de ce récit épique, croyez-en mon expérience, Hulotte, les « artistes » que protègent les Yakuzas font dans l’effeuillage coquin, le stripou tisou dans les bains de mousse, le trousse-kimono dans le Soapland, au quartier chaud du Kabukichô. Ils préfèrent le string ficelle à la corde à violon ! – C’est sûr, concéda Hulotte, je n’ai pas votre expérience des bas-fonds et des Love Hotels. Mais permettez-moi de reprendre : au final, la violoniste s’est contentée de jouer une sérénade à tout un parterre de flics, la larme à l’œil avant de tresser un collier de louanges au ministre de l’Intérieur… En retour, ce dernier l’a vivement remerciée et invitée à dîner en tête-à-tête. Vous voyez le genre ? – Absolument ! Hulotte, vous la tenez l’origine de votre rumeur…, s’exclama Flamel triomphant avant de se lever, talonné par son ancien adjoint, lui-même suivi du regard inquisiteur et insistant du maître-nageur, tandis qu’hors de sa vue, une des chères têtes blondes dont il avait la charge, buvait la tasse… Une fois assurés que le sauna qu’ils convoitaient était vide, et que la rousse aux seins laiteux barbotait dans un jacuzzi, Hulotte ne put s’empêcher de dévoiler l’affligeante vérité à son interlocuteur puisqu’elle était la cause de sa venue sur la pointe extrême de la Bretagne : – Pas du tout… Vous n’y êtes pas ! Entre-temps, il y a eu un remaniement ministériel : Chartrain avait quitté la Place Beauvau pour faire une cure d’opposition, avec d’autres objectifs politiques en vue… Et Mademoiselle Yukiko Takeda s’est contentée de remercier son successeur à l’Intérieur, par pure coïncidence une espèce d’ancien parrain corse à gueule de bulldog. Mais la violoniste savait à qui elle était redevable de la longue traque lancée pour retrouver son Stradivarius : Gilles Chartrain ! C’est bien plus tard qu’elle a cherché à voir son vrai protecteur et que le piège à dents d’acier s’est refermé sur ses tendres appâts…

ESTAMPE V

« LES VENEURS ENDOSSENT LEUR MANTEAU ROUGE » Q

uand je pense qu’on parvient, de nos jours, à transmettre par infrarouge des messages clandestins à l’aide d’un ordinateur de poche vers des bornes électroniques. Qui aurait cru que le calvaire de Plougastel-Daoulas se transformerait un jour en boîte à lettres morte pour agents secrets ? » Cette question, de nature aussi technique que philosophique, Sébastien Flamel se la posa quinze jours après la relaxante journée de thalasso passée avec son collègue Hulotte et la rouquine au bikini turquoise dont il avait extorqué le prénom – Martine – et le numéro de téléphone : « Pour raison de sécurité, naturellement Hulotte, on n’est jamais assez prudent. Vérifiez-moi ses coordonnées… » Entre chien et loup, tandis que les deux derniers touristes s’éloignaient du vieux calvaire et avant que les projecteurs ne s’allument, Flamel retira d’une petite cavité, derrière une statue, une mini-boîte de plastique gris contenant un message chiffré au carbone blanc. Plus qu’à la lumière naturelle, le massif de pierre jaune supportant les deux cents petits personnages bibliques en granit gris de Kersanton conférait toute sa magie à la tombée du jour. Et l’enfer, – un dragon hideux dans la gueule duquel les démons entraînaient Katell, la fille perdue du village –, brillait de tous ses feux. Les flammes JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 103


FICTION « AH, SI JE POUVAIS SÉDUIRE EN MÊME TEMPS LES DEUX JEUNES SŒURS INOUE, ON EN PASSERAIT DU BON TEMPS À TROIS SOUS LA COUETTE ! » de granit sentaient le soufre et la mort noire. L’idée d’utiliser des édifices religieux de plein air était venue au maître-espion breton un jour de flânerie devant un temple du vieux quartier d’Asakusa, à Tôkyô. Il avait observé des étudiants qui attachaient sur des fils placés à cet effet des petits messages en papillote destinés aux divinités qui exaucent les vœux les plus secrets : «Pourvu que je réussisse mon concours d’entrée dans l’usine des motos Yamada », «Faites que je gagne la joute nationale des poèmes haïkus lancée par la Fondation des yaourts Mikoshima », «Je vous en supplie, divine providence : permettez-moi de gagner trois millions de yens aux machines à sous pachinko! », «Ah, si je pouvais séduire en même temps les deux jeunes sœurs Inoue, on en passerait du bon temps à trois sous la couette!» Plus sérieux, Sébastien Flamel avait choisi comme boîte à lettres l’un des plus beaux calvaires de Bretagne, celui du pays natal qu’il avait retrouvé à l’heure de la retraite. Avec un sens du détail propre aux esthètes, il avait porté son choix sur un interstice derrière la petite statue de Sébastien, son saint patron qui subissait le martyr des flèches déchirant la chair aux côtés de saint Roch relevant sa toge pour exhiber les stigmates de la peste. Car le calvaire avait été bâti en 1600 et des poussières par le seigneur des lieux afin de remercier le Tout-Puissant d’avoir mis un terme à la mort noire qui avait emporté la moitié de Plougastel et ravagé tout le pays. La légion des personnages vêtus en moyenâgeux sembla s’animer et lancer un regard désapprobateur en direction du vieil espion. Ce n’était pas la première fois qu’on les dérangeait de manière sacrilège. Quelques heures plus tôt, un nageur de combat, attaché à la Base Action du CERF, le vieux fort napoléonien de l’autre côté de la rade de Brest, avait déposé le message conformément aux instructions. Ce beau jeune homme basané, sans palmes ni tuba, était vêtu d’un bleu d’électricien, avec caisse à outils et chignole, prétextant de rafistoler quelque projecteur défaillant. Non loin, une nymphette aux biceps surdéveloppés par la natation avait joué la « chandelle » – la surveillante d’une mission qui pouvait tourner tout autant au vinaigre que le dépôt d’une mine-ventouse sous un bateau écolo dans le Pacifique. «On n’est jamais assez prudent, avait dit le p’tit lieutenant chargé du planning de l’opération. Un tout petit rien peut faire rater une grande et belle mission, pourtant habilement préparée par des chefs pleins de sagacité. » Comme il avait raison. Il aurait suffi qu’un sale gosse se mette à hurler : « Maman, y’a un monsieur qui veut faire un trou dans la statue ! »… Que les parents, très attachés, comme toute la population, à leur calvaire, crient « Au pilleur ! au voleur ! à l’assassin ! »... Qu’un vieux marin qui chiquait sur le banc voisin commence à le rouer de coups de canne et à l’insulter en breton… Que des joueurs de loto sortent du café d’à-côté en retroussant leurs manches… Que le curé fasse tinter les cloches de l’église reconstruite après les bombardements américains de 1944… Que l’antiquaire d’en face appelle la gendarmerie… Que « la chandelle », – la blondinette pourtant bien entraînée –, prenne peur en constatant qu’un groupe déjà nombreux de gens du cru et de touristes chinois fassent cercle autour du « casseur» de statues... Que ledit agent spécial à l’accent pyrénéen aggrave son cas en traitant les gens du bourg de « sales ploucs » !… Que la blonde « péfate » 1 se jette dans sa voiture, démarre en trombe, prenne la ruelle en sens interdit et se retrouve pare-choc contre pare-choc avec le «Shérif», le garde-champêtre barbu, appelé par les soins de la librairie Le Sang des Livres, juste au coin de la place du Calvaire… Que les gendarmes arrivent enfin, dispersent la foule nourrie par l’afflux des commerçants du quartier et de leurs clients, et emmènent les deux suspects, menottes aux poignets… Que les sympa-

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thiques reporters des deux journaux locaux aient encore le temps de chasser un article de la « une » de leur quotidien pour que celui-ci publie le lendemain, l’extraordinaire et fracassante nouvelle : « Un couple de terroristes essaie de détruire le calvaire de Plougastel-Daoulas »… Vraiment, il aurait suffi que se produise ce fatal enchaînement pour que le Centre extérieur des renseignements français soit une fois encore éclaboussé sinon déshonoré ! Qu’il faille limoger son directeur général et deux sous-fifres ! Engager une réforme ! Créer une commission parlementaire pour contrôler les services secrets ! Empêcher les deux ex-nageurs de combat, limogés à coups de pompe dans le derrière, d’écrire leurs mémoires ! Rembourser les dégâts à la commune de Plougastel-Daoulas ! Rechanger le nom du Centre ridiculisé une fois de plus aux yeux du public et, plus grave encore, visà-vis des services de renseignements alliés. À commencer par le Supreme Intelligence Service de la perfide Albion qui ne ratait jamais une occasion de jeter des peaux de banane sous les palmes des froggies. Cela lui glaça le sang à Sébastien Flamel, rien que d’y penser. Aussi poussa-t-il un « ouf ! » de soulagement. Rien de tel n’était arrivé. Le message qu’il attendait était bien là. La Base Action n’avait pas failli dans sa mission. Par contre, on ne pouvait pas en dire autant du Service du chiffre à la fière devise : « Codage et décodage sont les deux mamelles de la France. » À peine l’homme de l’ombre avait-il regagné sa villa sur les hauteurs dominant le petit port du Tinduff, à un quart d’heure du bourg en voiture, qu’il dut se rendre à l’évidence: le système de codage avait encore changé ! Il retroussa ses manches, chaussa des lunettes grossissantes, éplucha le message sous tous les angles, rien n’y fit. Il lui fallut la nuit et une bouteille de whiskey pour conclure avec tristesse qu’il ne pourrait jamais déchiffrer le message du calvaire. C’était fort malheureux, car la missive indéchiffrable lui proposait un rendez-vous discret. Tout autre chose que la partie de thalasso de l’autre jour… Ce genre de contretemps n’était pas rare dans le monde opaque des services secrets. On veut tout savoir de l’adversaire, tout lui cacher. On finit par tout lui révéler et par s’emmêler les pinceaux dans le cryptage de ses propres sources. Au petit matin, pas rasé, en T-shirt et caleçon, l’œil vitrifié par la fatigue et l’alcool, Flamel désespéré, accueillit Maryvonne Lagadec, la femme de ménage avec une lamentation bien mystérieuse pour elle : – Décidément le déchiffrage n’est plus ce qu’il était, fit-il tristement. Les ordinateurs ont décervelé la jeune génération. Plus foutus de jongler avec les logarithmes. Sous peu, l’espionnage ne sera plus qu’une guerre de robots. Mais, Dieu soit loué, je ne serai plus là pour le voir… – Vous mettez pas dans c’t’état, acquiesça la fidèle aide-ménagère, en ramassant les boules de papier, noircis de chiffres, qui jonchaient le carrelage. J’vais m’en occuper du « dégivrage»! Et vous faire un bon café, ça va vous dérouiller les méninges ! Mais rien n’y fit, tandis que Maryvonne ouvrait le réfrigérateur pour le dégivrer, le message quant à lui resta hermétique aux derniers assauts de Flamel. Par bonheur, on comprit en haut lieu qu’un incident s’était produit. On décida tout bonnement d’envoyer à l’ancien agent une carte postale avec ces simples phrases, qui en disaient pourtant long : « La chasse est ouverte, les veneurs endossent leur habit de velours rouge. Rendez-vous au Parc aux cerfs. » Ce qui, en clair, signifiait, Sébastien Flamel l’avait deviné cette fois : « Prenez le premier TGV, en seconde, mardi prochain, pour passer nous voir, avant le grand départ, s’il n’y a pas encore de grève des cheminots. » (À SUIVRE DANS LE NUMÉRO 2 D’ASIES) 1 PFAT : Personnel féminin de l’armée de terre.


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L’ASIE DES LIVRES PAGES COORDONNÉES PAR NGUYEN THI THANH PHUONG

ESSAIS & DOCUMENTS

Pourquoi l’Ouest domine, pour le moment WHY THE WEST RULES – FOR NOW: THE PATTERNS OF HISTORY AND WHAT THEY REVEAL ABOUT THE FUTURE

Ian Morris éd. Straus and Giroux, New York, 2010, 750 p.

a crise de 2008 a accéléré un basculement de l’économie mondiale vers l’Asie. Ce n’est pas la première fois, L explique Ian Morris (université de Stanford, États-Unis) dans une histoire fascinante de l’Ouest et l’Est, deux ensembles qui ont selon lui des frontières élastiques. Il y a dix mille ans, l’Ouest se résumait aux collines du sud de l’Anatolie où émergea l’agriculture, puis s’est élargi au Bassin méditerranéen et s’arrête maintenant en Californie. Longtemps cantonné en Chine entre fleuve Bleu et fleuve Jaune, l’Est s’étend du Japon et à l’Asie du Sud-Est. Pour suivre ces ensembles, Morris construit un indicateur composite. Il agrège la consommation quotidienne d’énergie par habitant (4 000 calories 10 000 ans avant J.-C., 60 fois plus aujourd’hui) et la capacité d’organisation appréciée par la taille de la plus grande agglomération (mille en - 7500 à Catalhoyuk, dans la partie orientale de l’actuelle Turquie, 35 millions à Tokyo aujourd’hui). À ces données chiffrées, il ajoute ses appréciations sur la diffusion de l’information et la capacité de défense. Équipé de cette toise, il voyage dans le temps. Dix mille ans sont nécessaires à l’Occident pour atteindre le niveau 40, plafond que Rome ne franchit pas. L’Ouest régresse, l’Orient le rattrape. Au Xe siècle, la dynastie Song se heurte au même plafond alors qu’elle aurait disposé des moyens d’une révolution industrielle. L’Est n’a rien à envier à l’Ouest lorsque Vasco de Gama débarque en Inde en 1498. Deux siècles plus tard, l’Ouest s’envole vers le niveau 1000. Au XXe siècle, l’Est s’élance et le rattrapage pourrait aboutir à la nuit des temps car la planète ne suffira pas à satisfaire les besoins Est-Ouest. Hélas le dernier chapitre sème le doute sur la jauge. S’interrogeant sur l’origine des divergences, l’auteur intègre des facteurs jusque-là ignorés. Au premier chef les institutions apparues à l’Ouest avant que celui-ci ne dépasse l’Est. JEAN-RAPHAËL CHAPONNIÈRE, ÉCONOMISTE

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Instable, corrompue, incohérente

L’incertitude comme instrument de pouvoir

Le Japon face au monde

L’ASIE DU SUD-EST 2011 – LES ÉVÉNEMENTS MAJEURS DE L’ANNÉE

VIETNAM: RETHINKING THE STATE

LE DÉFI JAPONAIS

Dirigé par Arnaud Leveau et Benoît de Tréglodé

Martin Gainsborough

Régine Serra

éd. Lignes de repères-Irasec, Paris-Bangkok, 2011, 409 p.

Zed Books et Silkworm Books Londres, New York et Chiang Mai, 2010, 224 p.

éd. André Versaille, Bruxelles, 2011, 138 p.

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Quelle stratégie pour l’économie ? L’Asie du Sud-Est doit-elle choisir entre Pékin et Washington ? Quel projet pour notre société, notre identité ? Qui sommes-nous en tant que nation et sous-région ? Cet espace regroupant onze pays se conjugue en questions que tente de synthétiser l’Institut de recherche pour l’Asie du Sud-Est contemporaine (Irasec) dans un ouvrage désormais traditionnel à mi-chemin entre la rétrospective et la perspective. Cette région peine toujours à s’inscrire comme une puissance cohérente mais reste liée par des difficultés communes à tous ses membres : corruption, faible gouvernance, frontières contestées, menaces environnementales et naturelles amplifiées par le réchauffement. Et toujours cette instabilité politique chronique, aggravée par les contre-coups de la crise américaine. Des textes courts, souvent bien écrits, agrémentés d’une chronologie de l’année écoulée, de références utiles et d’une bibliographie complète.

Professeur à l’Université de Bristol, l’auteur décrit l’État vietnamien non comme une entité unifiée mais comme un groupement d’acteurs dispersés : « Ceux qui composent l’État vont rarement dans le même sens, travaillent rarement ensemble et chantent rarement la même musique » (p. 181). Pour lui, les grandes affaires de corruption rendues publiques et le processus conflictuel de nomination dans les Congrès du Parti unique sont révélateurs de tensions internes. Martin Gainsborough réfute l’idée reçue selon laquelle la privatisation des entreprises publiques et la pénétration de plus en plus forte des acteurs privés (vietnamiens et étrangers) affaiblirait l’État communiste. D’après son analyse, que partage à 100 % la rédaction d’Asies, ce processus permet à l’État de jouer de l’incertain comme instrument de régulation en entretenant le flou entre public et privé et en tirant les ficelles, par le biais de ses agents.

Le défi dont se saisit l’enseignante à Sciences-Po Paris est celui de la politique étrangère du Japon, « puissance asiatique et puissance occidentale (…) à la croisée des chemins de l’Asie et de l’Occident. » (p. 11). Il se conjugue au pluriel : pacifisme sous tutelle américaine, issu de la défaite atomique de 1945 et remis en cause par le tournant de la présence militaire japonaise en Irak à partir de 2003 ; coopération et aide au développement de ses voisins asiatiques, malgré les blessures de l’Histoire causées par le colonialisme et le bellicisme nippons dans la première moitié du XXe siècle ; diplomatie économique qui s’essoufle depuis la crise des années 1990 et nanisme politique sur la scène internationale. Pour Régine Serra, la place de l’archipel vieillissant et « à bout de souffle » se jouera ces prochaines années dans sa capacité à « refuser la puissance par le militaire », aller « vers l’indépendance sans renier l’ami américain » et poursuivre son « ouverture au monde et à l’Asie en particulier. »


Du Sindh au Tibet, histoires d’un fleuve

Une Vietnamienne dans la guerre

La montagne chinoise d’un moine français

LES EMPIRES DE L’INDUS

LES CARNETS RETROUVÉS (1968-1970)

À HAUTEUR DES NUAGES, CHRONIQUES DE MA MONTAGNE TAOÏSTE

Alice Albinia

Dang Thuy Trâm

Bernard Besret

éd. Philippe Picquier Paris, 2010, 276 p.

éd. Albin Michel Paris, 2011, 240 p.

éd. Actes Sud Paris, 2011, 470 p.

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Remonter l’Indus, c’est l’aventure qui a nourri pendant quatre années l’historienne britannique Alice Albina, pour nous offrir ce bel ouvrage sur le fleuve qui « naît au Tibet et finit à Karachi dans le scintillement de la mer d’Oman. » La région a connu une fermentation politique, religieuse et littéraire ininterrompue depuis des millénaires. Sous la plume d’Albina, l’épaisseur de cette histoire humaine et géographique transparaît derrière la brume mythique des berges. Pourtant, au cœur du Pakistan, l’Indus est en voie de disparition. Une guerre de l’eau a commencé entre les pays qu’il traverse (Chine, Inde et Pakistan). « Il n’y a plus d’Indus » note l’historienne. Superposant le passé et le présent, ce livre marque les esprits, non seulement par les riches documents historiques mais surtout par les archives privées des érudits locaux qu’Albina a su recueillir auprès de leurs descendants.

Traduit du vietnamien par Jean-Claude Garcias

Le Japon depuis la préhistoire NOUVELLE HISTOIRE DU JAPON

Pierre-François Souyri éd. Perrin, Paris, 2010, 627 p.

e nouveau livre du professeur de l’université de Genève est appelé à faire date : en langue française, les L travaux à destination du grand public, soucieux de rigueur mais aussi de lisibilité, ne sont pas légion. Pierre-François Souyri est à la fois un historien hors pair et un enseignant engagé qui, d’un pays l’autre, a contribué à former toute une génération d’étudiants et de chercheurs en leur faisant partager sa passion. L’un des principaux apports de cet important ouvrage n’est autre que de mettre à disposition du public francophone un travail de référence. Il se situe dans le sillage des travaux monumentaux des historiens anglosaxons du Japon moderne, tout en soutenant la gageure de couvrir l’ensemble de la préhistoire et de l’histoire japonaise. P.-F. Souyri privilégie les hommes (et, c’est l’une des grandes forces du livre, les femmes) à un simple empilement chronologique d’âges trop beaux pour être entièrement vrais. L’histoire du Japon n’a de sens que mise en contexte dans l’ensemble de l’Asie orientale, la «sinosphère», mais aussi en regard de l’histoire globale du monde. L’auteur rappelle qu’il n’est d’histoire que «contestée», de vérité qu’au risque de la contradiction et de la constante mise en question. Historien des grands basculements de l’époque médiévale, il n’en est que plus sensible aux périodes transitionnelles, aux moments où se définit l’idéologie japonaise, où se forme – par ouverture et par repliement – l’identité nationale, revenue aujourd’hui à la mode dans un contexte politique français présentant d’étrange similitudes avec sa mise en avant dans le contexte du Japon moderne. Le lecteur curieux de comprendre un pays si souvent décrit comme impénétrable lira cet ouvrage avec grand profit. Plus d’un spécialiste, quant à lui, regrettera de ne l’avoir point écrit.

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Ces carnets ont été publiés au Vietnam en 2005. Une sensation. Un phénomène éditorial. 430 000 exemplaires vendus en un an et demi. Jeune médecin, Trâm partit quatre ans dans un hôpital isolé, quand et où la guerre du Vietnam connut le comble de ses atrocités, dans la province de Quang Ngai (en 1968, plusieurs centaines de civils – hommes, femmes, enfants et vieux – y furent massacrés le même jour dans le village de Son My). Trâm est morte là-bas en 1970, une balle dans le front. Ses carnets furent sauvés par un officier américain lorsque son interprète l’empêcha de les brûler: «Fred, il y a déjà du feu là-dedans». Trente-cinq ans après, les carnets sont revenus au pays. Trâm décrit la guerre d’une manière sensible, brise le stéréotype des grandes victoires héroïques, dévoile une femme qui doute. Miracle de la récupération politique, son histoire personnelle est devenue le symbole de l’héroïsme révolutionnaire que brandit le pouvoir vietnamien.

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Ce livre est le témoignage d’un itinéraire spirituel depuis l’Occident jusqu’à l’Orient. L’ancien moine cistercien, dans sa recherche incessante depuis sa jeunesse du fondement ultime du réel, a finalement été pris par la Chine. Ce pèlerin occidental, avec son ami chinois Zhu Ping et sa famille chinoise adoptive, a retrouvé sa « patrie spirituelle » où, depuis quatorze ans, il a découvert les vies multiples des Chinois. Ses chroniques vont en effet bien au-delà de la seule religion. Elles nous parlent de la vie quotidienne en Chine, de l’art de la calligraphie, de savourer l’existence, etc. À 76 ans, Bernard Besret a trouvé « le monastère sans religion » au grand temple de la pratique taoïste : « Le mode de vie qu’elle propose tend à atteindre la plénitude de la vie humaine, par la mise en œuvre d’un art de vivre qui va à l’essentiel, qui permet d’atteindre l’éveil et de profiter en toute conscience de chaque instant de la vie » (p. 107).

FRANÇOIS LACHAUD, HISTORIEN

JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 107


L’ASIE DES LIVRES

ROMANS

NOUVELLE

BEAU LIVRE

BD

Vache métisse, vache magique

Mensonge intime à Kuala Lumpur

Comment peut-on être pauvre ?

De la poésie de l’art naturel

Contre l’injustice dans la Chine ancienne

DES LANTERNES À LEURS CORNES ATTACHÉES

ET C’EST LE SOIR TOUTE LA JOURNÉE

CATACLYSME

L’ART DES JARDINS EN CHINE

LE JUGE BAO ET LA BELLE EMPOISONNÉE

Jha Radhika

Samarasan Preeta

Liu Qingbang

éd. Philippe Picquier Paris, 2011, 240 p.

éd. Actes Sud Paris, 2011, 403 p.

éd. Gallimard Paris, 2011, 105 p.

Laurent Colson et Iris L. Sullivan

Patrick Marty et Chongrui Nie

Traduit de l’anglais par Simone Manceau

Traduit de l’anglais par Yoann Gentric

Traduit du chinois par Françoise Naour

éd. Rouergue et Galerie Luohan Arles, 2010, 256 p.

éd. Fei Paris, 2011, 160 p.

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« En sanskrit, “gau” c’est la vache, mais “gau” c’est aussi l’âme. Et “gau”, c’est aussi le nom qu’on donne au premier rayon de lumière […] » (p. 564). La tension entre l’Inde traditionnelle et l’Inde nouvelle traverse ce quatrième roman de Radhika Jha publié chez Philippe Picquier. La vache – la créature magnifique, vénérée et hautement symbolique, devient l’âme de cette fable de facture classique. Elle surgit de la forêt et s’installe dans la famille des époux Ramu et Lakshmi, les plus pauvres parmi les pauvres du village Nandgaon qui vit à l’écart du reste du pays, préservé des fléaux du monde extérieur. Mais Lakshmi, désireux de sortir de la pauvreté, rompt avec la coutume et fait inséminer sa génisse avec un taureau espagnol. La semence d’une race « impure » permet de créer un animal métis qui produira plus de lait. Ramu et Lakshmi sont ainsi devenus les sauveurs des villageois, enfin libérés de la pauvreté et de l’isolement du monde.

Aasha, six ans, accuse Chellam, la servante tamoule de sa famille, d’avoir causé la mort de sa grand-mère. Sans un mot, Chellam quitte la « Grande Maison » de Kingfisher Lane. La fillette se trouve perdue dans son « mensonge innocent », préambule d’un récit familial kaléidoscopique dans le contexte historique des émeutes raciales de 1969 à Kuala Lumpur. « Jamais le pays Malais ne connaît plus de nuit comme celle-là. » (p. 166). Décu par la lutte politique pour l’harmonie raciale, le père de la Grande Maison, avocat diplômé d’Oxford, n’est pas plus heureux avec sa femme: « Cette vie qui commence ce soir, se dit-il, et son cœur alangui par le whisky bondit et s’emballa – parce qu’il croyait à la bonté, à la simplicité, à la vertu des nouveaux départs, à sa capacité à exalter, à éduquer. » (p. 119). Au-delà de la dénonciation d’un système de discrimination, Samarasan Preeta touche à l’imprévisible des rapports humains. Ce premier roman a été traduit en quinze langues.

108 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

En trois nouvelles, l´écrivain originaire de la province déshéritée du Henan, laboure le quotidien des gagne-petit, loin du bling bling des villes. « Automnale » nous emmène dans le monde des commerçants à la sauvette et des voyous campagnards, «Cataclysme» chez les paysans pauvres de la Chine centrale. La subtile « Nouvel an à la mine » nous invite dans une famille dont le chef est l’une des 7 millions de gueules noires chinoises. L’épouse modèle et leur enfant attendent son retour au village pour les Fêtes. Le contremaître ne lui accorde pas de congés. « Et c’est ainsi que Yang Yuewen ne célébra pas le Nouvel an chez elle : le vingt-neuvième jour du dernier mois lunaire, d’une main tirant sa fille, de l’autre tenant un grand filet à provisions, elle se hissa dans l’autocar longue distance, décidée à se rendre à la mine (...). » Malgré le dénuement, la famille aura le bonheur d’être réunie pour déguster ensemble les petits pains du printemps.

Suzhou – dont le nom résonne comme le murmure d’un rêve lointain – est le lieu des plus anciens jardins de Chine, aux noms savoureux : le jardin du maître des filets, le jardin pour plaire, le jardin du politicien maladroit. Leur beauté s’apprécie en saisissant leur relation avec la nature : « À l’inverse de l’Occident qui a le plus souvent opéré une propagation de la maison vers l’extérieur pour créer ses jardins, en Chine, c’est la nature qui est partie à la conquête de l’habitat.» (p. 93). Le jardin fait renaître le cosmos par la miniaturisation. Les paysagistes créent des espaces entre rêve et réalité, avec les matériaux essentiels de l’univers: eau, terre, roche, végétation. Dans ces œuvres inachevées, le spontané de la nature nourrit depuis des siècles l’inspiration de générations de peintres, poètes et calligraphes. Laurent Colson partage son érudition dans un texte poétique qui accompagne les fabuleuses photos d’Iris L. Sullivan.

Chantre mythique de la justice, le juge Bao poursuit ses investigations dans une cité de He Zhong ravagée par la famine. Ce troisième tome s’inscrit dans la lignée des précédents avec un scénario efficace du Français Patrick Marty, bien servi par les qualités graphiques du dessinateur chinois Chongrui Nie, maître dans l’art des contrastes et du noir et blanc. Loin de brider le récit, le réalisme classique de son trait donne une sensation de vécu. Les auteurs explorent un univers gangréné par la corruption. Il ne faisait pas bon vivre pour les paysans et petits commerçants sous la dynastie Song. Heureusement, Bao Zheng veille au grain et la clé du mystère pourrait bien être cette belle empoisonnée... Ce polar comporte des scènes violentes, à déconseiller aux jeunes yeux. Il est en revanche recommandé à ceux qui, aujourd’hui, oublient que certaines personnes se dresseront toujours contre l’injustice.


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L’ASIE DES LIVRES

LA CENSURE A SES RAISONS QUE LA RAISON NE CONNAÎT PAS. CET ÉCRIVAIN EN DÉNONCE LES ABSURDITÉS. IL LA CONTOURNE DANS UN JEU DE DUPES QUI PERVERTIT LA LANGUE CHINOISE.

MURONG XUECUN «ÉCRIRE EN CHINE

RELÈVE DE LA MALADIE MENTALE » BALISES C Bibliographie de Murong Xuecun En français

Oublier Chengdu éd. de l’Olivier, Paris, 2006 En anglais

Leave Me Alone: A Novel of Chengdu Make-Do Publishing Hongkong, 2002 En chinois

The Missing Ingredient 2010

Dancing Through Red Dust 2008

More Die of Greed 2005

For Heaven, Turn Left ; For Shenzhen, Turn Right 2003

Leave Me Alone: A Novel of Chengdu 2002

’est d’une ironie toute chinoise : quand l’écrivain et blogueur Murong Xuecun a reçu le Prix de la Littérature du peuple en décembre 2010 à Pékin, il n’a pas été autorisé à prendre la parole. Au pied de la tribune sur laquelle il devait monter, les organisateurs lui ont dit qu’il « n’y avait plus le temps.» Il a insisté. Ils ont jeté un œil sur les quelques mots que Murong avait prévu de prononcer. Et ils ont confirmé qu’il n’y avait « vraiment plus le temps.» En Chine, plus de 350000 internautes lisent régulièrement le miniblog de Murong Xuecun. Ses ouvrages se sont vendus à des millions d’exemplaires. Le dernier, The Missing Ingredient, publié en 2010 aux éditions Make-Do Publishing (Hongkong) relate son expérience clandestine au sein d’une vaste organisation frauduleuse de financement pyramidal. Son discours, le jour de la remise du prix, avait pour but de raconter à quel point son livre avait été censuré. Il tenait à décrire les aberrations de cette censure. Trois mois plus tard, à Hongkong, il peut enfin nous en parler. Il donne des exemples. À un moment dans son manuscrit, il avait écrit : « Ce groupe, composé essentiellement de personnes du Henan, s’appelait le réseau Henan.» Son éditeur jugea cette phrase politiquement incorrecte. «Selon lui, parler des gens du Henan sous-entendait une discrimination régionale. Et parler d’un réseau était dangereux », explique l’écrivain. À force de tergiversations autour de cette malheureuse phrase, les mots furent simplement inversés « Ce groupe, appelé le réseau Henan, était essentiellement composé de personnes du Henan. » Sans que l’auteur comprit pourquoi, l’éditeur s’affirma satisfait. Les voies impénétrables d’Anastasie… «Je pourrais faire une compilation des mots sensibles ou dangereux, affirme-t-il. On y trouverait des expressions comme “peuple chinois”, des mots courants comme “loi” et “gouvernement” et aussi des noms propres, certains chiffres, ainsi que toutes les religions, enfin le mot “Chine” bien sûr. »

1989, l’événement des tracteurs dans la ville Au vu des absurdités infligées à son texte par cet exercice d’auto-censure obligé, Xuecun estime que le lecteur est en droit de penser que l’auteur est fou. Et qu’il n’est pas loin de la vérité. « En Chine, l’écriture confine à la maladie mentale. » Cet homme de 38 ans, au visage lisse et serein avec quelque chose d’encore enfantin, qualifie son écriture de « castrée ». « Entre les mots “révolutionnaires” et ceux qui sont qualifiés de “réactionnaires”, on peut vite devenir un criminel de l’écriture.» Les blogueurs ont leurs propres techniques pour que leurs messages passent le filtrage automatique. Le mot «Tiananmen » et le chiffre «89» sont constamment guettés par les organes de surveillance. Les francs-tireurs de la toile Internet les ont remplacés par des noms codés qui changent en permanence pour semer les traqueurs. Pour nommer l’écra-

www.webasies.com/node/090611murong01 Texte

> Discours de Murong Xuecun au Foreign Correspondant Club de Hongkong (22 février 2011).

eBook

> Leave me Alone: A Novel of Chengdu Murong Xuecun, Make-Do Publishing, Hongkong, 2002, 330 p.

110 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

sement du printemps de Pékin en 1989, Murong Xuecun use de l’expression «événement des tracteurs dans la ville». «On ne peut pas utiliser le mot “char”, alors on dit “tracteur”, tout le monde comprend et ce n’est pas interdit. » Dans ce cache-cache avec les censeurs, survivent quelques figures classiques, comme lao rou – «viande séchée» – pour désigner Mao Zedong dont la dépouille embaumée repose dans un mausolée de la place Tiananmen. Face à cette perversion du sens des mots, l’écrivain ose la question : « La révolution culturelle est-elle vraiment terminée ? » Par moments, ce qu’il déclare fait peur pour sa sécurité et sa liberté. Il affirme connaître les limites : « Constituer un réseau serait dangereux. Tant que nous sommes isolés, le gouvernement ne s’inquiète pas. » Pour le droit d’écrire, Murong Xuecun, est prêt à se battre. Pour qu’on lui rende le droit plein et entier de l’usage de sa langue. Pour que l’on rende à la langue chinoise contemporaine les mots qui lui appartiennent, les mots que poètes et écrivains utilisent depuis trois mille ans. FLORENCE DE CHANGY


INFORMATIONS COMMERCIALES

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LES AUTEURS D’ASIES

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Correspondant de presse à Bangkok. Il est l’auteur d’Armée du peuple, Armée du Roi (L’Harmattan, 2002) et de Thaïlande : histoire, société, culture (La Découverte, 2011).

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Androniki Christodoulou P. 27

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Francis Christophe P. 37

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Journaliste d’investigation à Paris. Il est l’auteur de Birmanie, la dictature du pavot (Picquier, 1998) et de Totalfina : entre marée noire et blanchiment (Golias, 2000).

Imprimé en Espagne.

DIFFUSION Presstalis www.prestalis.fr

Dao Thanh Huyen RÉGLAGE

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Cauris Média

Journaliste indépendante à Hanoi. Elle est l’auteure de Diên Biên Phu vu d’en face – La mémoire des Vietnamiens (Nouveau Monde, 2010).

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COMMISSION PARITAIRE EN COURS. DÉPÔT LÉGAL : JUIN 2011

Thierry Falise PP. 70-79

Reporter et photographe, à Bangkok depuis 1991. Il est l’auteur de Les petits généraux de Yadana (Anne Carrière, 2005), Aung San Suu Kyi, le jasmin ou la lune (Florent Massot, 2007) et Le châtiment des rois – Birmanie, chronique d’un cyclone oublié (Florent Massot, 2009).

Catherine Figuière PP. 22-25

Enseignante-chercheuse en économie (à Grenoble).

Axel des Laviattes

Chau

P. 114

Laëtitia Guilhot

PP. 13, 15-19, 53, 65-69, 85-87, 110

Universitaire à Paris. Pudique, il publie de la science sous son nom et de la drôlerie sous un autre.

PP. 22-25

Peintre. Originaire de Saigon, elle réside depuis dix ans à Bangkok.

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Journaliste et écrivain. Il réside en Bretagne. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages parmi lesquels : Kang Sheng & les services secrets chinois (Robert Laffont, 1987), Naisho, enquête au cœur des services secrets japonais (La Découverte, 1997), La mafia chinoise en Europe (Calmann-Lévy, 2001), L’Hermine rouge de Shanghai (Les Portes du Large, 2005), Les services secrets chinois, de Mao aux JO (Nouveau Monde, 2008). Son dernier roman s’intitule : Les Sept Portes du monde (Plon, 2010).

Enseignante-chercheuse en économie (à Lyon).


Stephff P. 31

Dessinateur de presse à Bangkok.

Nguyen Na Son

(PP. 92-97)

Photographe à Hanoi.

Wahyuni Kamah

Nguyen Viet Ha

Stéphane Siohan

P. 19

PP. 92-97

Illustratrice. Elle est aussi journaliste. Elle vit à Nantes.

François Lachaud

Écrivain. De confession catholique, il est l’auteur du roman Une opportunité pour Dieu (Éditions littéraires, Hanoi, 1999) et de la nouvelle Révélation tardive (Éditions de l’Union des écrivains, Hanoi, 2005) dont une version a été publiée en français dans le recueil collectif Au rez-de-chaussée du paradis, Récits vietnamiens 1991-2003 (Picquier, 2005).

PP. 12-15 TRADUCTION DE L’ALLEMAND

PP. 8, 114

Journaliste indépendante à Depok (Java-Ouest).

Noémi

P. 107

Directeur de recherche à l’École française d’Extrême-Orient.

Sylvie Lasserre PP. 18, 80-83

Journaliste indépendante à Paris. Elle est l’auteure de Voyage au pays des Ouïghours – Turkestan chinois, début du XXIe siècle (Cartouche, 2010).

Anthony Lieven PP. 64-69 TRADUCTION DU JAPONAIS

Totonut PP. 38-39, 41-45, 47, 49-50

Dessinateur de bande dessinée à Montpellier.

Traducteur indépendant.

Mac Thu Huong PP. 92-97 TRADUCTION DU VIETNAMIEN

Traductrice indépendante.

Anne Garrigue PP. 84-87

Franck Renaud PP. 38-51, 53

Journaliste depuis douze ans à Hanoi. Il est l’auteur de : Le nouveau milieu. Parrains et grand banditisme en France (Fayard, 1992), Joël Le Tac. Le Breton de Montmartre (Ouest-France, 1994) et Les diplomates. Derrière la façade des ambassades de France (Nouveau Monde, 2010) dont une édition augmentée doit paraître en édition de poche courant 2011.

Francis Martin

Journaliste indépendante. Après Tokyo, Séoul et Pékin, elle exerce son métier à Singapour. Auteure de Japon – la fin d’une économie (Gallimard, 2000), L’Asie en nous (Philippe Picquier, 2004), De Pierre et d’encre. Chine, le pays des marchands lettrés (Philippe Picquier, 2009).

P. 31

François Gerles

PP. 106-108

PP. 88-90 ÉDITION DEPUIS L’ANGLAIS

Journaliste de formation, actuellement en thèse de doctorat (information-communication) à l’université Paris-VIII.

Journaliste à Courrier International, détaché à Bangkok.

Journaliste à Paris.

Expert en intelligence économique à Bruxelles. Il est l’auteur de Pirates et terroristes en mer d’Asie. Un maillon faible du commerce mondial (Autrement, 2005).

Nguyen Thi Thanh Phuong

Antoine Rivière PP. 32-36

Journaliste indépendant à Phnom Penh.

Sakuraki Miwa PP. 64-69

Journaliste indépendante. Aujourd’hui à Tokyo, elle a travaillé à Bangkok pendant cinq ans.

Anuradha Sharma PP. 88-90

Journaliste indépendante à Calcutta.

Alain Robet PP. 101, 105

Dessinateur de bande dessinée. Installé à Brest, il est l’auteur de plusieurs séries dont Le Chevalier, la Mort et le Diable (Glénat) et Gabrielle B. (Emmanuel Proust).

Dans le numéro 2 du magazine Asies, le 8 septembre 2011 Dossier. AFGHANISTAN-PAKISTAN, dix ans de guerre : la France dans le bourbier CQFD. CORÉE DU SUD U-Songdo, ville utopique, ville de l’ubiquité Huis-clos. CHINE Mariage - « Chasse à l’homme » à Pékin Intelligence économique. Les enjeux du transport maritime en Asie Fiction. La geisha du Président – 2e partie JUIN-AOÛT 2011 ASIES / 113


LE FESTIN DU CANNIBALE

PAR AXEL DES LAVIATTES

BEN ALI, BEN LADEN. DU ZINC À LA CHAIRE onne nouvelle : on a retrouvé des grandes figures individuelles, des personnalités qui expliquent tout. Il était temps. Le monde devenait incompréhensible, la politique internationale trop complexe, les journaux illisibles. On commençait à se perdre dans l’écheveau des mouvements du commerce, des flux financiers, des politiques régionales et des diplomaties croisées. C’était un terrible emmêlement. Tout était dans tout, rien ne sortait de nulle part. Le moindre événement avait dix ou vingt causes, et des causes techniques, difficiles à mémoriser, si bien qu’on ne pouvait plus rien dire. Il y avait toujours du pour en face du contre, des nuances à apporter, des preuves à fournir. On n’osait plus avoir d’opinion ; il lui aurait manqué, pour être entendue, l’autorité de trois ou quatre thèses de doctorat, d’une formation en économie et d’une grosse poignée de chiffres.N’étant

B

Déjà, Moubarak nous a rendu la Tyrannie, Ben Ali le Népotisme, Kadhafi la Folie sanguinaire, le président Assad la Dictature qui pétille dans ses yeux bleus. Avec la barbe de Ben Laden, on tient maintenant le Terrorisme. pas expert, on devait se taire. Ou rejoindre les fumeurs sur le trottoir du café du commerce. Bref, c’était la fin du zinc. C’est là où le retour des grands hommes change tout. En incarnant les idées simples qu’on allait perdre de vue, ils nous sauvent de la confusion. Déjà, Moubarak nous a rendu la Tyrannie, Ben Ali le Népotisme, Kadhafi la Folie sanguinaire, le président Assad la Dictature qui pétille dans ses yeux bleus. Avec la barbe de Ben Laden, on tient maintenant le Terrorisme. L’individualité forte retrouve ses droits, tout redevient comme au temps où Charles IX expliquait les guerres de Religion. On respire. Repeintes aux couleurs familières des relations de bureau, les affaires du monde sont

114 / ASIES JUIN-AOÛT 2011

de nouveau intelligibles : un tyran, un cinglé, un voleur, on sait ce que c’est. On comprend mieux. Si tout va bien – et j’en ai l’impression – on va bientôt pouvoir s’autoriser la cause psychologique unique, par exemple attribuer aux caprices d’Assad les massacres en Syrie comme on rattache la réforme anglicane aux démangeaisons d’Henri VIII ou le génocide cambodgien aux crampes d’estomac de Pol Pot. Un fait, un homme, un motif : l’idéal du comptoir. On a repris le bon rythme, et si vite qu’à ce train-là on frôle déjà le concept : n’avez-vous pas aperçu dans la révolution de jasmin, prise en bloc et au singulier, l’oreille de la Révolution, le museau du Peuple et, à Tunis depuis peu, la queue fourchue de la Dérive populacière ? Et, à propos de Ben Laden, ne s’interroge-t-on pas sur cette belle abstraction qu’est « l’Assassinat juste » ? La réalité, c’est que nous avançons à une vitesse vertigineuse : la complexité du monde est derrière nous, des visages ont été posés sur les faits, ces visages sont en passe de se muer en idées. Six mois ont suffi à nous faire parvenir à mi-chemin entre le zinc et la chaire. Il faut dire que nous avions plusieurs intérêts à personnaliser la politique. Si aujourd’hui Ben Ali, Kadhafi, Moubarak et les autres sont néfastes, c’est que leur caractère a mal tourné. L’individu, à la différence de l’économie ou du niveau de vie, de la courbe ou du chiffre, est imprévisible. Il plante sa tente chez vous et, trois ans plus tard, sombre dans la pire démence. Il vous ouvre son coffre et, sans prévenir, massacre au même moment. Il aime sa famille, et pourtant l’exécute froidement avant de disparaître dans la nature. Ce sont des choses qui arrivent. On ne peut faire confiance à personne. D’autre part, le parfum du jasmin sent bon l’odeur du peuple. Pas le vrai, pas celui qui se découpe en tranches fines, qui se dispute et se désunit, pas le compliqué qui nous ramènerait en arrière ; non : le simple, l’harmonieux, celui qui épouse la nation entière et ne s’accorde qu’au singulier. Disons-le : ce premier semestre 2011 est un miracle républicain. Derrière le dictateur, cet ami devenu odieux, il y a la figure éternelle du peuple. Éternelle et universelle : il est tunisien, égyptien, syrien, libyen, un peu yéménite et presque asiatique. En tout cas, il tombe à pic. On se demandait vraiment ce que voulaient dire, chez nous, les mots «populaire», «citoyen», «solidarité», «mobilisation», «fraternité» ou «civique», surtout quand ils étaient accolés à un parti, à une attitude électorale, à une manière d’informer, d’agir ou de vendre. Maintenant, on le sait. Nos outres vides se sont d’un coup remplies d’une bonne sève collective. C’est donc que le collectif existe. Nous voilà équipés pour les mois qui viennent : on se sent ragaillardis et, en vérité, moins seuls. On ne dira jamais assez le bien qu’apportent les dictatures, à la fois quand elles existent et quand elles tombent. Pourtant, ce qui est bon pour nous ne l’est pas pour tout le monde, particulièrement pas pour ces régimes autoritaires d’Asie, comme on dit poliment, qui, eux, sont réfractaires au jasmin oriental. De fait, que feraient-ils de la rencontre entre un individu soudain excessif et son peuple homogène ? Rien, puisque là-bas l’autorité est collégiale et le peuple une fiction à laquelle personne ne croit plus. À laisser respirer l’odeur entêtante du jasmin, ces régimes d’Asie risqueraient de tomber de la cathèdre sur le zinc.


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