Magazine Voir Québec V03 #10 | Octobre 2018

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QUÉBEC VO3 #1O | OCTOBRE 2O18 THE DRAGONFLY OF CHICOUTIMI FABIEN PICHÉ MATTHIEU SIMARD JEUX VIDÉO VS CINÉMA JACQUES AUDIARD 70 ANS DE REFUS GLOBAL DIPLOMATIE EN CUISINE JÉRÔME 50 ALEXANDRA STRÉLISKI ESTÉE PREDA ET ERIKA SOUCY

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ARIANE MOFFATT


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QUÉBEC | OCTOBRE 2018

RÉDACTION

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«J’AI TOUJOURS ENVIE D’ÉCOUTER MON INSTINCT, DE NE PAS SUIVRE QU’UNE SEULE IDÉE ET D’AVOIR MON SON QUI N’EST PAS CELUI DE QUELQU’UN D’AUTRE.» Photo | Jocelyn Michel (Consulat) Assistants | Tom Berthelot et Vanessa Brossard Maquillage / coiffure | Sophie Parrot  Styliste | Patrick Wimbor Production Consulat | Vincent Boivent

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SCÈNE

Fabien Piché The Dragonfly of Chicoutimi

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MUSIQUE

Jérôme 50

Alexandra Stréliski

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CINÉMA

Jeux vidéo vs cinéma Jacques Audiard

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ART DE VIVRE

Diplomatie en cuisine Portrait de chef: Helena Loureiro

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LIVRES

Matthieu Simard L’esprit du camp, tome 2 L’ivresse du jour 1 La danse de l’ours Forêt obscure

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CRÉATION

Estée Preda et Erika Soucy

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ARTS VISUELS

70 ans de Refus global

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QUOI FAIRE CHRONIQUES

Simon Jodoin (p6) Émilie Dubreuil (p12) Mickaël Bergeron (p26) Normand Baillargeon (p34) Catherine Genest (p52)


6 CHRONIQUE VOIR QC

VO3 #1O

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THÉOLOGIE MÉDIATIQUE

MOTS & PHOTO SIMON JODOIN

Les vestiges du progrès dorment dans une grange J’avais bien passé une centaine de fois devant ces tracteurs et ces équipements de ferme antiques, vestiges d’une autre époque, plantés sur le bord du chemin, devant ce que je croyais être un commerce, dans un tournant du rang du Mississipi à SaintGermain-de-Kamouraska. Chaque fois en me disant que je devrais bien m’arrêter un jour pour prendre quelques photos. Ne connaissant rien à tous ces engins et étant naturellement habité par une certaine naïveté, j’étais convaincu qu’ils étaient à vendre. Il faut dire qu’ils sont vivement colorés et qu’ils brillent comme des sous neufs. Les teintes métalliques de rouge, de jaune, de bleu et de vert miroitent même lorsque les nuages gris sont à vingt pieds du sol et qu’on ne voit pas un mètre devant soi. On ne peut pas les manquer. En plus, ils sont jolis. Je croyais qu’ils étaient à vendre, donc. Sinon, à quoi ça pourrait bien servir? Surtout qu’il y en a beaucoup. Bon, un tracteur décoratif devant une ferme ou un autre cossin qui ne sert plus à rien, ça s’est déjà vu, mais là, ils sont nombreux. Au début du mois d’août, alors que j’étais sur la route pour aller rencontrer un ami qui habite dans un rang un peu plus haut, je me suis finalement arrêté, après une seconde

d’hésitation, pour aller voir ça de plus près. Il a fallu que je me le dise intérieurement: «Allez, quoi! Arrête-toi! Ça fait des lunes que tu as envie d’aller les voir ces vieilles machines!» J’étais presque gêné devant le taciturne bonhomme qui s’avançait vers moi. Encore un touriste, qu’il devait se dire. Je l’ai salué en premier. — Bonjour monsieur! Dites-moi, puis-je faire quelques photos de vos camions? — Il n’y a pas de camions ici. C’est des tracteurs. Quand je vous disais que je n’y connais rien. Je tenais cette erreur de loin. De ma tendre enfance précisément, alors que je jouais «aux camions» avec ce qui était en fait des tracteurs, ou des pelles mécaniques, ou autres machins avec des roues. Le mot camion me suffisait jusqu’à tout récemment pour englober tout ce qui roule avec bruit, boucane et puissance. C’est quand même fou tout ce vocabulaire qu’on ramasse par mégarde et qu’on traîne avec soi sans trop savoir. Celui qui se tient devant moi, c’est Yvon Lévesque, le frère de Camille Lévesque,

tous les deux amateurs de vieux tracteurs qu’ils restaurent dans l’unique but de leur redonner vie. — Personne ne les achète? Est-ce que certains agriculteurs pourraient utiliser ces vieux tracteurs aujourd’hui? Pour des petites productions? Non? — Non. Aujourd’hui, ils veulent des machines beaucoup plus puissantes, pour les fermes industrielles. Ça prend plus de force. Personne ne veut acheter ça pour les utiliser. On les restaure pour le plaisir. Pour le 125e anniversaire du village cette année, on en a fait rouler un paquet pour un défilé. Sinon, ça ne sert plus à rien. Constatant mon intérêt, il m’entraîne dans ce qui devait être naguère un bâtiment de ferme qui fait désormais office de garage-bazar où se côtoient, comme des chevaux dans des box, deux bonnes dizaines de tracteurs qui ne font qu’attendre rien du tout. Autour de nous, des pneus gigantesques, des pièces en tout genre, des morceaux de mécanique de formes hétéroclites qui attendent peut-être le prochain défilé, dans 25 ans. Qui sait? Me vient en tête une question: qu’adviendra-t-il de tout ça lorsque ce Yvon, qui me guide dans ce labyrinthe,

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aura rendu l’âme avec son frère? Qui saura aimer les vieux tracteurs qui ne labourent plus rien, mais qu’on invite de temps en temps pour des anniversaires? Y aura-t-il encore quelqu’un, ici, dans ces campagnes? Plus nous avançons, plus le bric-à-brac s’épaissit, jusqu’à ce que je ne comprenne plus rien. Yvon, de toute évidence, ne se pose pas toutes ces questions. Il me raconte avec fierté que bien souvent, pour remonter un vieux tracteur, il faut en trouver quatre à cinq pas mal maganés qui ont encore quelques bonnes pièces. — Il y en a encore qui dorment dans des granges. Il faut juste les trouver.

--Je vous parle du passé. Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore qui aura gagné les élections au terme de cette campagne électorale en forme de jour de pluie, terminée en roulant bruyamment dans les flaques de boue. Une course? Non. Un combat de rue, à poings nus. J’ignore qui va gagner, mais j’en sais assez, cependant, pour me dire que peu importe le résultat, ce spectacle politique a bien su mettre en vedette nos divisions. Une faille, tout particulièrement, traverse notre champ de bord en bord. D’un côté, deux vieux partis, passablement usés, qui font valoir qu’avec un bon coup de pinceau, rien n’y paraîtra. En face, deux nouvelles formations qui

se présentent comme le changement que tout le monde attend, laissant miroiter des récoltes miraculeuses, plus rapidement, au goût du jour. Des nouvelles machines flambant neuves, avec plus de forces. Allez savoir dans quelle grange il faudra aller fouiller, dans quelques années, pour se remonter des souvenirs. Il faudra peut-être en démancher plusieurs avec lesquels il n’y a plus grand-chose à faire, sauf pour les pièces, afin d’en restaurer quelques-uns, pour les défilés. y sjodoin@voir.ca



SCÈNE 9 VOIR QC

VO3 #10

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FABIEN PICHÉ / LE PORTE-DRAPEAU IL ÉTAIT UNE FOIS, DANS LE BAS-DU-FLEUVE, QUELQUE PART AU MILIEU DES ANNÉES 1980, UNE FEMME QUI, LA VEILLE DU JOUR OÙ ELLE APPREND QU’ELLE EST ENCEINTE, REMPORTE LA PREMIÈRE PLACE D’UN DANSE-O-THON. CETTE FEMME, C’EST LA MÈRE DE FABIEN. DÈS LORS, BIEN QU’ELLE L’IGNORE, LE SORT DE SON PETIT EST SCELLÉ. MOTS | CATHERINE GENEST

PHOTOS | DOMINIQUE T. SKOLTZ

Cette histoire a tout d’une fable. Ce sont de ces présages, de ces hasards, que sont faits les contes. «Petit, confie Fabien Piché, je dansais tout le temps. Il fallait que mes parents m’arrachent aux pistes de danse des discos mobiles. J’avais, genre, 6 ou 7 ans et je voulais pas m’arrêter de danser.» On s’offrirait l’analogie d’Obélix, celle de la potion magique, n’eût été la ville qui l’a vu grandir. À Trois-Pistoles, à cette époque, personne n’enseignait encore le ballet jazz ou classique. Sa passion, Fabien a dû la contenir. C’est seulement à l’âge adulte qu’il pourrait s’y plonger, assoiffé sans doute, lui qui n’avait pas su canaliser son surplus d’énergie par l’entremise d’un ballon ou d’une raquette. Ses aptitudes athlétiques étaient restées emballées sous vide. «J’ai jamais réussi à trouver un sport qui me plaisait tant que ça, un sport dans lequel je me reconnaissais. Je dois quand même dire que ce qui me plaît le plus en danse, c’est l’aspect non compétitif. Tout le monde est là pour développer un projet qui nous dépasse individuellement.» Après l’année préparatoire d’usage, rattrapage technique oblige, le Bas-Laurentien entreprend sa formation à L’École de danse de Québec. Il en sera diplômé en 2010. Depuis, l’interprète a donné corps aux idées de Karine Ledoyen, d’Harold Rhéaume, d’Alan Lake. Fabien Piché est un visage familier pour quiconque se tient au parfum de l’offre chorégraphique du 418. Il arrive même que son halo irradie par-delà l’autoroute 20, que son nom résonne jusqu’en Ontario. En 2016, à Toronto, il remportera le prix Dora Mavor Moore de la «meilleure performance masculine» pour son apport à Waiting for a Sleepless Night de Lina Cruz. C’est dire que le pays tout entier aurait des vues sur lui. N’empêche, la coqueluche des chorégraphes se terre dans la modestie. Fabien, c’est un gars de gang, un artiste profondément ancré dans la communauté tissée serré des amis de La Maison pour la danse, un type qui rougit à la vue des fleurs, ces bouquets de compliments que lui tendent ses pairs, des grands frères comme Paul-André Fortier, homme de danse immense et créateur d’un solo à sa mesure. Un spectacle confectionné à l’hiver 2018 et attendu de pied ferme. «C’est un danseur très charismatique, c’est quelqu’un qui, comment dire… C’est pas quelqu’un qui est dans la représentation, surtout pas dans la représentation de

lui-même. Il aborde la danse avec cette espèce d’humilité, de discrétion qui est pas du tout jouée. C’est sa nature. [...] Il y a beaucoup d’interprètes qui sont dans une image d’eux-mêmes ou une image de la danse. Lui, il est la danse elle-même.» Que perle la sueur On reconnaît Fabien Piché à sa gestuelle tonique, modelée par la notion de dépassement de soi. Dans Running Piece de Jacques Poulin-Denis, il est amené à persister dans l’épuisement alors qu’il se livre aux mouvements répétés d’un tapis roulant en tout point semblable à ceux qui meublent les centres de conditionnement physique. Un contrat ardu et grisant à la fois, un flambeau qu’il est allé chercher des mains de Manuel Rocque. «De grandes pointures à chausser, pour reprendre ses mots. La préparation sort du cadre habituel, je trouve, des autres spectacles. C’est un défi, c’est vraiment ça. J’ai commencé à courir en dehors du travail en studio pour justement habituer mes articulations, mon cardio. [...] J’ai instauré une petite routine de course dans mon entraînement et je trouve ça le fun parce que c’est la première fois qu’un projet me demande de faire ça.» C’est une de ses photos, de lui, de cette production, qui illustre la brochure de la saison 2018-2019 de La Rotonde. Fabien Piché ne connaît ni le chômage ni la hantise du téléphone qui se refuse à sonner. L’ouvrage ne vient jamais à manquer. Tellement, en fait, que son travail chorégraphique ne se matérialise que dans de rares accalmies. L’eau dort et il faut s’en méfier, comme le dit l’adage. Elle bout sous des nappes phréatiques. y Running Piece 17, 18 et 19 octobre à la Salle Multi de Méduse (Une présentation de La Rotonde)



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ÊTRE OU NE PAS ÊTRE UNE PIÈCE QUI ABORDE LA NOTION D’IDENTITÉ, ÉCRITE DANS LA LANGUE DE SHAKESPEARE PAR UN QUÉBÉCOIS PURE LAINE NATIF DU SAGUENAY? YES, SIR. MAIS DON’T WORRY: VOUS N’AUREZ PAS BESOIN D’UN DICTIONNAIRE OU D’UNE APPLI POUR COMPRENDRE THE DRAGONFLY OF CHICOUTIMI. MOTS | JULIE BOUCHARD

PHOTO | GUILLAUME SIMONEAU (CONSULAT)

1995. Larry Tremblay, alors jeune auteur, comédien et metteur en scène, est attablé dans un restaurant. Devant lui, un napperon en papier. Franco d’un côté, anglo de l’autre. Une étincelle jaillit dans son esprit. Il sort le petit carnet qu’il trimballe toujours avec lui et aligne les mots, sans réfléchir. En anglais. «Il y a eu une sorte de geyser de création formidable, s’exclame Tremblay. Ç’a été vraiment une belle expérience psycholinguistique, je dirais!» Écrite pratiquement d’un seul jet en trois semaines, The Dragonfly of Chicoutimi provoque une onde de choc dans le milieu théâtral lors de son lancement. Une œuvre québécoise en anglais, qui plus est soulève la question identitaire en pleine année référendaire: quelle audace! «La pièce avait une grande résonance politique, affirme Tremblay. Maintenant, on parle beaucoup plus d’identité sexuelle et religieuse, alors que dans les années 1990, on parlait d’identité linguistique et sociopolitique. Ç’a bougé, l’identité se définit autrement.» Yes, no, toaster C’est à Montréal que la première mouture du Dragonfly est présentée, mise en scène par Larry Tremblay lui-même. Le seul personnage du récit est alors campé par le regretté Jean-Louis Millette. Elle est jouée pendant cinq ans avant d’être reprise en 2010 par Claude Poissant, qui en fait une œuvre chorale interprétée par cinq acteurs. Vingt-trois années après la création de la pièce de Tremblay, Michel Nadeau, directeur artistique du théâtre La Bordée, l’inscrit au programme sous la houlette de Patric Saucier. C’est Jack Robitaille qui enfilera les habits de Gaston Talbot, un homme qui subit un traumatisme et se réveille en parlant anglais après de nombreuses années de mutisme. Une proposition déroutante pour Robitaille, Québécois de souche qui cumule 40 ans de carrière en dramaturgie dans la langue de Molière. «C’est un défi, mais dans un cadre expérimental. On vous présente un objet insolite, dealez avec comme vous pouvez.» Singulier et inusité, le texte de Larry Tremblay surprend. Écrit dans un anglais erroné, souvent calqué mot pour mot sur le français, il risque de déboussoler le spectateur. «Il y a des tournures de phrases qui sont francophones, mais les mots sont en anglais, expose Robitaille. La pronon­ ciation n’est pas nécessairement parfaite: on va tout de

suite voir que c’est un acteur francophone.» La langue va probablement être un repoussoir dans les premières minutes, selon lui. «Pour les gens de ma génération, qui ont beaucoup combattu pour un Québec plus français... c’est sûr qu’il va y avoir quelque chose d’un peu grinçant.» Moi et l’autre Le Dragonfly des années 1990 a suscité une réflexion sur l’identité collective. Il s’est drapé d’une métaphore, celle de la fragilité de la langue française, de son assimilation, de son extinction. Aujourd’hui, le contexte est tout autre: le Québec est ouvert sur le monde. N’empêche que la pièce de Larry Tremblay peut encore bousculer et soulever certaines inquiétudes bien fondées. «Même si ce n’est pas un enjeu de société maintenant, ça reste quand même essentiel», croit le prolifique dramaturge, dont les œuvres ont été traduites dans plus d’une douzaine de langues et produites dans de nombreux pays. «Les mots, la langue, ça fait partie de notre identité, mais les priorités ne sont plus là maintenant. Si on n’est pas vigilants, le français va peu à peu disparaître.» La pièce touche également la sphère de l’intime et pousse même la réflexion sur la maladie mentale, voire la schizophrénie. «C’est un gars qui parle on sait pas à qui, décrit Jack Robitaille. Est-ce qu’il se parle à lui-même? Est-ce qu’il parle à des gens qu’il voit?» Selon le comédien, il y a dans l’œuvre de Tremblay une recherche sur l’identité personnelle. «Qui suis-je, qui est mon vrai moi? Qui m’assure que là, c’est pas un autre qui parle? Qui m’assure que mon interlocuteur existe vraiment? Est-ce que moi, j’existe vraiment?» La question de l’identité sexuelle y est également abordée. «C’est un gars qui a pas eu d’amour, c’est un gars qui a probablement aimé sans le dire. L’amour, les gens qu’on aime, ça fait partie de notre identité.» Si ceux qui nous entourent façonnent qui nous sommes, c’est que l’autre est indissociable de soi. Un thème qui résonne très fort dans le texte de l’auteur. «Gaston Talbot porte le masque de l’autre pour pouvoir s’exprimer, dépeint Tremblay. Donc, c’est vraiment un rapport à l’autre, et la pièce tourne autour de ce questionnement. On a l’impression qu’il faut passer par l’autre pour se connaître. On parle beau­coup d’identité, mais en même temps, c’est l’altérité.» y Du 30 octobre au 24 novembre La Bordée


12 CHRONIQUE VOIR QC

VO3 #10

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SALE TEMPS POUR SORTIR

PAR ÉMILIE DUBREUIL

Tu peux pas dire ça! Dans un salon funéraire, il y a quelques années. Un vieil ami vient de mourir. Des photos de lui, de sa famille défilent sur le mur blanc. Des fleurs partout. Et des propos fleuris. Tout le monde est ému. Il est toujours absurde d’être confronté au grand départ de quelqu’un. La plus grande absurdité qui soit. Après les accolades d’usage, les «comment tu vas?» et les «Mon dieu que ça fait longtemps!», les échanges se tarissent. Que dire? Pourtant, il y aurait tant à dire sur celui qui vient de mourir. Un être haut en couleur qui nous en a fait voir de toutes les couleurs. Mais personne ne veut parler de cela. Quelqu’un dit: «C’était un bon vivant.» Cliché ridicule. Qui, dans la vie, n’est pas un bon vivant? La vacuité immense de cette déclaration a dû déclencher quelque chose dans les esprits des gens qui formaient le petit groupe au milieu duquel j’étais assise. Parce qu’un vieux chum du défunt, à ce moment-là, a brisé la glace: «Moi, je ne le voyais plus depuis déjà deux ans au moins. On avait été super proches, mais à un moment donné, je me suis rendu compte qu’il ne m’écoutait jamais, qu’il ne me demandait même pas comment, moi, j’allais, que c’était un être totalement narcissique.»

Il y a eu comme un silence gêné. Peut-on dire ces choses-là, peut-on être critique quand quelqu’un est dans une boîte en bois? Le silence n’a pas duré longtemps. Il nous avait, ce vieux chum, donné la permission, étonnante, d’arrêter cette pantomime révérencieuse. Nous nous sommes mis à parler pour de vrai. À parler des petites mesquineries du défunt, de ses grandes névroses, de l’inquiétude que nous causait son comportement souvent autodestructeur, de son intransigeance obtuse. Et cette salve de critiques sincères était, à mon sens, beaucoup plus aimante que la régurgitation de phrases creuses et mièvres qui sentent un peu trop le lait condensé. Il y a des vertus à la rugosité. Ça aide quand ça pique, mais bon dieu qu’on a peur d’utiliser le papier sablé même le plus mince. J’ai repensé à cet épisode du salon funéraire récemment alors que j’accompagnais à reculons ma mère aux funérailles d’une vieille connaissance de la famille. Pour mettre la table, mettons que la personne dont nous devions saluer le départ était quelqu’un de belliqueux, de chicanier, qui avait semé de son vivant une bisbille pas possible chez ses proches. D’ailleurs, il n’y avait pas grand-monde dans l’église. Le prêtre a invité un membre de sa famille à

venir livrer un témoignage et, à ma grande surprise, je me suis redressée sur mon siège et j’ai écouté attentivement la meilleure oraison funèbre qu’il m’a été donné d’entendre. S’il est possible de qualifier ainsi une oraison funèbre. Pour préserver l’anonymat de cette famille-là, appelons le défunt «Roger». Parce qu’évidemment, il ne s’appelle pas Roger et que Roger est un prénom très générique dans une certaine génération. Donc, le frère de Roger est debout derrière un petit lutrin. Tous ceux qui sont réunis dans l’église savent que Roger s’est conduit de façon tout à fait odieuse avec le frère qui s’apprête à parler. Appelons-le «Jean». Donc, Jean est là avec quelques feuilles de papier, un peu nerveux. Il commence son discours. «Si quelqu’un a des explications à me fournir sur pourquoi mon frère s’est comporté comme cela à mon égard, j’aimerais bien vous entendre. Si vous savez mieux que moi pourquoi nous étions en chicane, venez m’en parler.» Après cette introduction, il a parlé des leçons de paix et d’harmonie que lui a données son frère a contrario. Il a osé dans cet espace de silence compassé qui opère avec la mort nommer publiquement les choses.

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«J’AIMERAIS BIEN QU’ON PUISSE LE PLUS SOUVENT DIRE LES CHOSES, MÊME SI ELLES SONT DURES. TOUT DIRE, SAUF DES CONNERIES.»

Il n’était pas acrimonieux, il ne se donnait pas en spectacle, il n’en a pas rajouté. Mais il a nommé les choses, sans s’excuser au préalable. Il a conclu en disant: «Quand vous sentirez la caresse d’une brise chaude, quand vous croquerez dans une pomme, quand vous perdrez votre regard dans l’infini de l’océan, pensez à Roger qui ne peut plus goûter tout cela. Et ça me rend bien triste.» La rugosité d’un papier sablé fin peut procurer plus de bien aux surfaces que le contact poisseux d’une débarbouillette de couleur pastel. Hier, je mangeais avec des collègues de travail. J’étais en colère contre un truc et m’exprimais ouvertement sur ma frustration. Ma voisine de table m’a arrêtée dans mon discours, péremptoire et sévère: «Tu peux pas dire ça! Ce que tu peux dire par contre c’est “Dans mon ressenti, j’ai l’impression que… ou la façon dont moi je l’ai ressenti” et reconnaître que si tu n’es

pas d’accord avec le résultat, tu ne peux pas juger puisque ce n’est pas toi…» Bref. Dans mon ressenti, donc, je suis souvent en tabarnak devant le manque de gros bon sens et diverses petitesses, mesquineries, injustices, incohérences, raisonnements sans envergure, etc. qui se déclinent aussi bien au nominatif, au vocatif qu’à l’accusatif, au génitif, au datif et à l’ablatif. C’est drôle, on a jamais autant dit ce qu’on pense sur les fenêtres virtuelles de nos vies et pourtant, j’ai jamais autant entendu «Tu peux pas dire ça!» Dommage, parce que j’aimerais bien qu’on puisse le plus souvent dire les choses, même si elles sont dures. Tout dire, sauf des conneries. Surtout que maintenant, je connais le truc. Comment dit-on «dans mon ressenti» en latin déjà? y



MUSIQUE 15 VOIR QC

VO3 #10

VULNÉRABLE FORCE ARIANE MOFFATT PRÉSENTE SON SIXIÈME ALBUM, PETITES MAINS PRÉCIEUSES, UNE ŒUVRE FRAGILE ET FORTE QUI A GERMÉ À LA SUITE D’UNE PROFONDE RENAISSANCE PERSONNELLE. MOTS | VALÉRIE THÉRIEN

PHOTO | JOCELYN MICHEL (CONSULAT)

«Au final, c’est ben dur de sortir Ariane d’Ariane!», lance la chanteuse en riant lorsqu’on lui dit qu’on entend toutes sortes d’énergies sur Petites mains précieuses, son sixième album à venir ce mois-ci. «J’ai toujours envie d’écouter mon instinct, de ne pas suivre qu’une seule idée et d’avoir mon son qui n’est pas celui de quelqu’un d’autre.» Malgré des tergiversations ces dernières années – vers un essai bilingue (MA) et un party électro (22h22) –, on la reconnaît toujours, Ariane, dans cette pop chaude tantôt planante, tantôt dansante, dorlotée de cordes ou énergisée de synthés, et ce nouvel album ne fait pas exception. Petites mains précieuses baigne aussi dans des couleurs soul et disco, entre autres. «Le disque s’inscrit dans des musiques aux tempos assez smooth, précise l’artiste dans son studio du Mile-End. Je me suis fait une playlist de Sade, Rhye, Al Green, Bill Withers. En studio, on écoutait beaucoup Rufus & Chaka Khan. C’est aussi un peu 90s par moments. Le beat de mon extrait Les apparences me fait penser à Rock with You de Michael Jackson, par exemple. Mais ça reste que l’album, c’est moi dans le fond!», dit-elle en se tapant les mains sur les jambes. Geste qui nous indique, avec raison, qu’elle n’a plus besoin de présenter sa musique après presque 20 ans de carrière. Avec le cheminement et le bagage que possède Ariane, faire des albums au goût du jour ne s’avère pas nécessaire, contrairement par exemple à une Rihanna. «Mon public a vieilli avec moi. Quand même que je voudrais faire du hip-hop parce que j’en écoute et que j’aime ça, ce serait pas cohérent. C’est important de prioriser ma vision et de la pousser plutôt que de vouloir m’inscrire dans un son du moment. C’est important, plus tu chemines comme artiste, de ne pas être aux crochets d’une esthétique qui pourrait plaire.»

Propre essence Ses instincts et ses désirs sont la source principale de sa musique. De ses mots aussi. Ariane Moffatt a toujours davantage souhaité transmettre des chansons qui sont du registre de l’intime. Que ce soit des textes plus portés vers la sensualité avec l’autre ou bien par des questionnements personnels. C’est un contexte particulièrement intime qui l’a poussée cette fois-ci vers l’écriture. La chanteuse s’est mise à écrire à l’hôpital, dès les premiers jours de vie de son fils George, qui a aujourd’hui un an. «J’avais vraiment envie d’écrire, j’en avais carrément besoin. Au début, y était pas question d’un album précis, je venais d’accoucher! Mais il y avait la certitude de vouloir faire quelque chose de plus concret, de chaud, qui va dans l’intime. Avec ce que je vivais, ça s’est imposé assez tôt. D’habitude, je travaille beaucoup avec des concepts qui arrivent parfois avant l’écriture – 22h22, c’était toute une idée autour d’une minute –, mais là, c’était pas ça. L’écriture m’a accompagnée dans une période de vie, une forme de renaissance personnelle, et la naissance de mon bébé. J’étais contente de voir que ça pouvait se glisser dans ces moments-là.» Mais si la maternité a provoqué l’écriture de ce nouvel album, elle n’en est pas pour autant un thème prédominant cette fois-ci, insiste Ariane. Après tout, 22h22 était déjà beaucoup autour de ça. «Les enfants prennent énormément de place dans ma vie [les grands frères de George, les jumeaux Paul et Henri, ont 5 ans], mais c’est sûr que comme artiste, je veux pas juste parler de ça, j’ai d’autres choses à exprimer. Pour celui-ci, oui, je m’étais dit que je ne voulais pas faire un album qui digère la maternité, mais c’est plus profond que ça, comme si c’était revenu me reconnecter à ma propre essence. J’ai eu des complications de grossesse et quand je suis sortie à l’extérieur après

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> l’accouchement, je voyais le soleil comme si c’était pour la première fois et j’avais cette impression que certaines parties de moi renaissaient. En ce sens, c’est plus ça que l’écriture est allée chercher, l’inspiration est allée dans les zones de “moi” plus que de la mère.» «Ça m’a aussi fait penser à mes débuts, avec mon premier album Aquanaute, ce sentiment d’écrire par nécessité, dans un état sans défense», ajoute-t-elle, avant de mentionner que Francis Collard, le réalisateur et ingénieur de son avec qui elle a concocté son tout premier disque, est revenu dans sa vie et a marqué la production de Petites mains précieuses. «Ici, au studio La Classe [nommé ainsi puisqu’il est situé au-dessus du CPE de George] j’ai accumulé plein de synthés et d’équipement. Pendant que je composais les maquettes, Francis est débarqué ici, au départ pour m’aider à trouver des bons sons de voix et de piano. Il m’a dit: “Je suis maintenant à la campagne et j’ai plein de préamplis et de compresseurs dont je ne me sers plus.” Ç’a été comme un espèce de coach de studio qui est revenu vers moi tout simplement en bon ami et ç’a été une façon de reconnecter. C’est un geste vraiment généreux qui, pour moi, a du sens dans tout ce processus.» Et pour la production de l’album, à l’hiver et au printemps 2018, la chanteuse a aussi renoué par

instinct avec des collaborateurs importants. «J’avais le goût de vivre quelque chose de fort et humain. Du jour au lendemain, j’ai senti mon alignement. Je me suis dit: “OK, ne boude pas ton plaisir, appelle Philippe Brault!” C’est le parfait allié pour comprendre ça, puisqu’il navigue entre les mondes plus vintages et organiques, mais il fait plein de choses actuelles aussi. Et Joseph [Marchand] et Alex [McMahon], c’est les hommes de ma vie!», dit-elle à propos des deux musiciens qui ont travaillé avec elle sur l’album. L’Écho Le premier extrait Les apparences donnait le ton en avril dernier. Un vent de fraîcheur électropop et un mantra accrocheur: «On ne change pas/C’est toujours pareil». «On peut le prendre de différentes façons. Pour moi, c’est rassurant de dire: “On ne change pas essentiellement qui on est, alors autant travailler avec cette matière première.” Ça ne veut pas dire qu’on est pogné à être tout le temps pareil avec les choses qui nous écœurent. C’est pas fataliste, mais plutôt: “Arrête de vouloir être quelqu’un d’autre, de vouloir te réinventer à travers autre chose que ce que tu es profondément.” Oui, je pense qu’on évolue, qu’on peaufine notre petit diamant, mais fondamentalement, on a une essence et elle sera toujours la même.»

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17 Est-ce une maxime qui peut aussi s’appliquer à Ariane Moffatt en tant qu’artiste? «C’est drôle l’effet que cette chanson a eu sur moi, parce que je l’ai écrite avec certitude, répond-elle. En l’écoutant avec du recul, la chanson m’a donné une claque, elle m’a inspiré des questionnements par rapport à certaines habitudes de vie, par exemple. C’est comme si ma propre toune me donnait une leçon! C’est la première fois que j’expérimente ça et c’est une bonne affaire!» Un autre titre de l’album qui aura sans doute beaucoup d’écho, c’est la très entraînante La statue, qui évoque les dénonciations d’abus et le mouvement #MeToo. «Finies les années de l’imposture/De l’hypocrisie d’une culture/Où la honte résonne plus fort que la loi/Où le cœur de la femme en silence se débat», y chante Ariane Moffatt. Voilà qui sort l’artiste hors de son cadre habituel et l’amène vers quelque chose à saveur sociale. Mais ça reste dans l’intime, nous dit-elle. «Un artiste est appelé à évoluer et à éclore dans ce qu’il ou elle souhaite transmettre. Moi, comme citoyenne et comme femme, c’est comme ça que j’ai évolué et ç’a pas le choix de transparaître dans mes créations. Si je parle de ce thème, c’est que le jour où des femmes sont sorties par rapport à Rozon, je trouvais ça tellement courageux que je me suis recueillie et j’ai voulu, par la création d’une chanson, leur offrir mon soutien. Ça me

rappelait comment j’avais écrit Poussière d’ange pour ma chum Julie. Écrire des chansons, c’est une façon de communier, de faire mon petit geste.» Mot de la fin «Il est aussi fragile que fort. Exactement comme la femme que je suis aujourd’hui.» Voilà comment Ariane Moffatt décrit Petites mains précieuses dans la pochette de l’album – au design et aux photographies magnifiques, soulignons-le. Finalement, ce qui fait du disque un succès, c’est la force qui germe à travers la vulnérabilité. «C’est drôle, on dirait qu’après presque 20 ans de métier, j’ai davantage d’outils pour retourner dans des états que je ne vis pas nécessairement – j’ai pas fait une dépression récemment, mais comme référence, j’ai eu des épisodes plus noirs dans ma vie. À un moment donné, avec le bagage, on dirait qu’on a plus les clés pour être capable d’aller sans peur dans ces parties de nous qui ont ressenti très fort les choses.» y Petites mains précieuses (Simone Records) Disponible le 19 octobre 22 novembre au Moulin Marcoux (Pont-Rouge) 22 mars à l’Impérial Bell (Québec)

À DÉCOUVRIR AU PALAIS MONTCALM

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JEUDI 18 OCTOBRE

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Mardi 13 novembre

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SÉLECTION RADIO-cANADA


L’AMBITION DU CHILLEUR L’AUTEUR-COMPOSITEUR-INTERPRÈTE JÉRÔME 50 FAIT DE L’INDOLENCE SON CHEVAL DE BATAILLE SUR LA HIÉRARCHILL, UN PREMIER ALBUM QUI FAIT L’ÉLOGE D’UNE JEUNESSE VOLONTAIREMENT DÉSŒUVRÉE. MOTS | OLIVIER BOISVERT-MAGNEN

PHOTOS | ANTOINE BORLDELEAU


MUSIQUE 19 VOIR QC

VO3 #10

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Casquette à l’effigie d’une station d’essence, dégaine désinvolte, barbe de trois semaines, Jérôme Charette-Pépin personnifie plutôt bien son alter ego Jérôme 50, idéateur de ce nouveau concept visant, essentiellement, à paralyser la société par l’inaction. «La hiérarchill, c’est le nouveau système des chilleurs», nous explique le chanteur originaire de Québec quand on le questionne sur ce mot-valise des plus savoureux. «Ça représente l’inaction des jeunes, mais pas d’une façon négative. En fait, j’irais même jusqu’à dire que c’est le prochain mouvement révolutionnaire, la prochaine Révolution tranquille. Ce sont les jeunes qui disent “fuck off” au système et qui font changer les choses en décidant de ne rien câlisser de leurs journées.» Bref, l’immobilisme comme arsenal pour protester contre les dérives sociales. «C’est surtout un questionnement sur la société, sur le contexte dans lequel on vit. Pourquoi on devrait en faire autant pour si peu?», demande-t-il, critiquant au passage le concept de la job steady. Appuyés par des compositions folk rock simples et une réalisation efficace de Philippe Brault, les textes de l’artiste de 24 ans traduisent assez fidèlement son agenda politique. Alors que 1234 vante les mérites de fumer un batte et de ne plus penser à rien, Wéke n’Béke raconte le quotidien d’un gars «qui se stone la face avant d’aller à l’école», et Skateboard, celui d’une bande d’amis qui (dixit le texte) «dévale[nt] la côte assis sur [leurs] skateboards, ben gelés sur le mush pis d’autres drogues qui rendent le trip full plus chill». Inspirée d’un été qu’il a passé à Rouyn-Noranda, cette dernière chanson porte en elle un deuxième degré un peu plus poussé que sa trame narrative. «Quand je suis arrivé à Rouyn, j’avais pas d’amis, donc j’ai joué à Call of Duty pendant deux semaines... comme si j’étais redevenu un ado. C’était ça, mon trip de mush! J’étais ben gelé sur ce jeu-là pendant deux semaines», raconte-t-il, avant d’élargir sa réflexion. «En ce moment, notre ère est complètement centrée autour des télécommunications. On est tellement toujours sur nos ordis ou nos téléphones que ça devient une drogue. Mon objectif avec cette toune-là, c’était de faire une analogie avec la technologie. C’est elle qui nous fait halluciner en ce moment.»

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Sur Sexe, drogue, ceri$e$ et rock n’roll, une longue pièce envoûtante à la Kurt Vile, Jérôme 50 se fait plus sensible en nous racontant «l’histoire d’un gars qui dort au gaz en sentant le chandail de son ex», partie dans l’Ouest canadien. Encore une fois, l’auteur se permet une grande liberté dans son écriture, allant jusqu’à inventer une multitude d’adverbes comme «phérénomalement» ou «transcanadiennement». «En ce moment, le français québécois est en train de s’approprier non pas juste des mots de l’anglais, mais aussi des processus morphologiques et des patterns de syntaxe de cette langue-là. Je me rappelle d’un discours de Kanye West dans un show où il avait inventé le participe passé “Hilary Clintoned”. J’avais trouvé ça vraiment cool de construire un participe passé à partir d’un nom propre et, donc, j’ai voulu me permettre le même genre de choses au niveau linguistique avec des adverbes comme transcanadiennement», explique celui qui, depuis ses études universitaires en linguistique, milite «pour une libération totale de la langue».

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21 Bref, le chilleur autoproclamé n’est pas aussi inactif qu’il semble le laisser croire. Au contraire, le début de son parcours artistique témoigne d’une réelle ardeur au travail: parution d’un EP en 2013, participation aux Francouvertes, au Cabaret Festif! de la relève et au Festival en chanson de Petite-Vallée en 2014, participation aux Chemins d’écriture de Tadoussac l’année suivante, ateliers d’écriture avec Tire le coyote, Nelson Minville et Patrice Michaud au passage... «Ce sont des expériences qui m’ont donné l’occasion de comprendre la game, mais après ça, j’ai eu besoin d’une pause. Je voulais faire un portrait de ma génération et, finalement, ç’a pris quatre ans», dit celui qui, durant ce hiatus, a troqué son vrai nom contre celui de Jérôme 50 – parce que «dans la vie, comme au restaurant, on choisit ce qu’on veut». Maintenant, ses aspirations sont plus grandes que jamais. «Avec cet album-là, je veux trois choses. D’abord, je veux que les jeunes se libèrent de toute cette mentalité-là de devoir aller à l’école pour se magasiner un diplôme. Ensuite, je veux dire que le peuple “queb”, c’est pas un peuple qui

«SAIS-TU QUOI? OUBLIE ÇA! LA VRAIE AMBITION QUE J’AI, C’EST DE DEVENIR MINISTRE DE L’ÉDUCATION. C’EST ÇA, LA VRAIE PATENTE.» est né pour un petit pain, mais plutôt un grand peuple qui aime les petites choses. Pour moi, le “Queb”, c’est Nancy qui appelle Roger pour dire: “Hey! la douzaine d’œufs est en spécial au Super C, j’en prends-tu deux?” C’est ce genre de message d’amour-là, pas du tout fantasmagorique, dont je fais la promotion dans La hiérarchill [...] Enfin, mon troisième objectif, c’est que tout le Québec finisse par chanter mes tounes. Je veux que mes chansons soient comme le drapeau des États-Unis sur la lune. Je veux qu’elles soient une image collective pour le Québec. Ça peut prendre des années, mais c’est ça que je veux», déballe-t-il d’un seul souffle abracadabrant, avant de se rétracter. «Sais-tu quoi? Oublie ça! La vraie ambition que j’ai, c’est de devenir ministre de l’Éducation. C’est ça, la vraie patente», lance-t-il, en riant. «En fait, c’est ça ou bien maire de la ville de Québec... Mais ministre de l’Éducation, encore plus, car anyway, à Québec, j’suis déjà quasiment le maire.» y La hiérarchill (Grosse Boîte) Sortie le 12 octobre Lancement à la Maison de la littérature de Québec le 11 octobre


22 MUSIQUE VOIR QC

VO3 #10

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LE NOUVEAU DÉPART À 33 ANS, ALEXANDRA STRÉLISKI A CHOISI DE SE FAIRE CONFIANCE. APRÈS AVOIR TERGIVERSÉ DANS LE MONDE DE LA PUB À TITRE DE COMPOSITRICE, LA PIANISTE NÉOCLASSIQUE SE DÉVOILE AVEC HUMILITÉ ET SENSIBILITÉ SUR INSCAPE, UN DEUXIÈME ALBUM QUI FAIT LE POINT SUR «UNE ZONE TRANSITOIRE», UNE PÉRIODE INSTABLE DURANT LAQUELLE ELLE A DÛ TOUT LAISSER S’ÉCROULER POUR MIEUX RECONSTRUIRE. MOTS | OLIVIER BOISVERT-MAGNEN

«J’ai écrit cet album-là dans un moment trouble de ma vie: burn-out, dépression, séparation, déménagement... Ç’a été une grosse remise en question de vie sur deux ans», confie la compositrice d’origine juive polonaise. «Inscape a été enregistré vers la fin de cette période-là, dans la zone transitoire. Dans ma tête, c’est très clair quelle toune est associée à quel moment, à quel mood. Il y a des pièces qui précèdent ma crise existentielle (Plus tôt), d’autres qui sont en plein dedans (Blind Vision) et d’autres qui viennent après (Le nouveau départ).» Mélancolique et touchant, sans être trop sombre ni larmoyant, Inscape nage dans les mêmes eaux que son prédécesseur Pianoscope. Paru à la fin 2010 sur Bandcamp, ce premier album autoproduit misait sur une esthétique tout aussi dépouillée, laissant place aux émotions brutes d’une artiste alors en pleine découverte de son potentiel. «J’avais surtout fait cet album-là pour que mes parents soient contents. Même si j’avais pas du tout d’attentes, je cherchais secrètement à attirer des réalisateurs pour faire des collaborations. Composer de la musique de film, c’est mon rêve depuis que je suis toute petite.» Ce rêve a pris forme lorsque Jean-Marc Vallée l’a contactée pour utiliser Prelude dans son film Dallas Buyers Club en 2013. Quelques mois plus tard, la pièce jouait lors de la cérémonie des Oscars. «C’était impensable comme moment. Encore aujourd’hui, je suis surprise de voir que ma musique a le pouvoir de rejoindre autant de gens. Surtout, je suis honorée qu’elle ait pu rejoindre Jean-Marc Vallée qui, à mon avis, est l’un des réalisateurs qui représente le mieux la complexité des humains dans ses films. Être associée à lui, c’est out of this world», dit celle qui a également collaboré avec le cinéaste pour Demolition et la bande-annonce de la série Big Little Lies. «J’aime la contrainte de composer de la musique spécifiquement pour un

PHOTO | ANTOINE BORDELEAU

film, en respectant la vision du réalisateur ou en me mettant dans la peau d’un personnage. C’est vraiment intéressant comme façon de créer, mais c’est sûr que je m’exprime avec beaucoup plus de liberté sur mes albums. C’est à travers eux que je peux vraiment transposer mes états d’âme.» Et Stréliski se livre dans toute sa vulnérabilité sur Inscape, album coréalisé par son fidèle ami Maxime Navert et enregistré au studio PM à l’automne 2017. Par leurs titres et leurs ambiances, ces 11 nouvelles compositions peignent une fresque des années mouvementées de la chanteuse. «Le milieu de la pub était vraiment stressant et, à un moment donné, j’ai compris que c’était vide de sens de composer de la musique pour vendre quelque chose à des clients. J’ai compris que j’étais à côté de mes bottines, que j’étais en train de m’oublier. Au lieu de porter mon projet musical au quotidien et de le vivre pleinement, je me retrouvais à travailler pour les autres. Je savais où je devais aller, mais je n’y allais pas.» En arrêt de travail, la Montréalaise a donc pris du recul. Entre ses séances chez le psychologue, l’ostéopathe et l’acupuncteur, elle a composé son deuxième album sur son piano Lodz (qu’elle traîne depuis l’enfance), sans chercher à vouloir profiter au plus vite de l’attention médiatique reçue dans la foulée des Oscars. «J’avais besoin de vivre quelque chose avant de sortir un album. Finalement, je l’ai eu mon cadeau... Un cadeau empoisonné, difficile à vivre, mais un cadeau quand même. Sans aller jusqu’à dire que la musique a été une thérapie, je peux dire qu’elle m’a aidée à exprimer ce que je ressentais. Maintenant, la thérapie se poursuit, car je dois interpréter cet album-là devant les gens. Avant, j’avais peur de témoigner ma vulnérabilité aux gens. J’avais l’impression que l’émotion allait être trop forte.»


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Avec à peine une quinzaine de spectacles en carrière (dont une dizaine dans les derniers mois), Stréliski se dit plus à l’aise que jamais sur scène. Sa signature avec l’étiquette indie montréalaise Secret City Records (Patick Watson, The Barr Brothers) lui a ouvert des horizons à l’international, et elle entrevoit la prochaine année avec optimisme et fébrilité. Aux côtés de Chilly Gonzales et Jean-Michel Blais, elle fait partie d’un courant de compositeurs québécois qui rejettent les conventions et l’hermétisme propres au milieu de la musique classique. «Je remarque qu’on a tous étudié dans un conservatoire et qu’on a tous, à notre façon, réagi à la rigidité de l’académisme. D’une certaine façon,

on symbolise un courant plus ouvert en termes de commercialisation de la musique classique. En ce moment, on a un succès sur les plateformes de streaming, et les labels d’ici se rendent compte de notre potentiel, qui ne se limite pas au marché local, analyse-t-elle. C’est spécial, mais actuellement, on dirait que le public redécouvre la musique classique. Un peu comme si on l’avait oubliée et que, là, elle recommençait à s’adresser à nos émotions.» y Inscape (Secret City Records) Sortie le 5 octobre 1er mars 2019 au Palais Montcalm


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À ÉCOUTER HHHHH CLASSIQUE HHHH EXCELLENT HHH BON HH MOYEN H NUL

DILLY DALLY HEAVEN (Dine Alone) HHH 1/2

ALACLAIR ENSEMBLE LE SENS DES PAROLES

(7ieme Ciel) HHH 1/2

Avec Le sens des paroles, Alaclair Ensemble remet les pendules à l’heure. Moins absurdes que d’habitude, les textes de la «gang de chums» traduisent une certaine aversion envers ces gérants d’estrade (lire: «haters») qui les critiquent ou les sous-estiment depuis qu’ils ont réussi à s’imposer parmi les chefs de file de la scène hip-hop québécoise. Grand manitou du collectif, le producteur Vlooper signe ici une trame musicale moins agitée et audacieuse que sur Les frères cueilleurs, s’en remettant tantôt à des formules trap communes, tantôt à des tournures jazz ou soul plus dépouillées. Malgré quelques pièces qui s’étirent ou qui manquent légèrement de folie, ce cinquième album reste un terreau extrêmement fertile pour les prouesses des emcees et tout particulièrement pour celles de KNLO, qui carbure à des textes brillants et à une énergie plus mordante que jamais. (O. Boisvert-Magnen)

Après s’être pris en pleine gueule le succès de son premier album Sore en 2015, le combo de Toronto a failli jeter l’éponge, trop dépassé par les événements. Au lieu d’abdiquer, les quatre membres de Dilly Dally ont plutôt choisi de prendre un peu de recul et d’utiliser cette énergie destructrice qui les assaillait pour en tirer quelque chose de positif, et ce quelque chose s’intitule judicieusement Heaven. Sur ce nouvel effort inespéré, Dilly Dally canalise ses émotions en neuf puissants titres, tous portés par l’unique voix de la chanteuse Katie Monks, une voix à la fois douce mais inquiétante qui se transforme souvent en cris rauques et poignants. S’il est légèrement moins heavy que le précédent Sore, Heaven n’en demeure pas moins un disque aux couleurs grunge/doom metal intense, criblé de rythmes lourds et nappé de guitares stridentes et lancinantes, preuve qu’entre l’enfer et le paradis, il n’y a souvent qu’un pas. (P. Baillargeon)

METRIC ART OF DOUBT (MMI / Crystal Math Music) HHH 1/2 Metric est en pleine forme sur ce septième album studio. Le quatuor torontois affirme haut et fort qu’il croit au rock et que ce disque est son retour à ce genre musical après avoir divagué vers un trip de synthéti­ seurs sur Pagans in Vegas (2015). Bon, il y a quand même beaucoup de pop ici, mais les guitares sont omniprésentes, bien lourdes et fuzzées tout au long d’Art of Doubt, ce qui confère au disque un petit côté givré bien appréciable. La pièce titre, planante puis énergisante, est la plus surprenante du lot et nous ramène à des sonorités des débuts de Metric, plus crues. Coup de cœur pour Dressed to Surpress, en milieu de disque, qui offre une bonne vibe 80s, et Risk, dont l’énergie rappelle le rock entraînant de War on Drugs. Pas mal! (V. Thérien)

OCNA/ALEXANDER SHELLEY ALAIN LEFÈVRE AUX FRONTIÈRES DE NOS RÊVES (Analekta) HHHHH Ce n’est pas pour Ravel ou Rimski-Korsakov que l’on achètera ce double album, mais bien pour l’époustouflant Concerto de l’asile de Walter Boudreau. Version éclatée en mille variations de la Valse de l’asile qu’il avait tirée de sa musique composée pour la production du TNM, en 2004, de L’asile de la pureté de Claude Gauvreau, le concerto met en vedette un Alain Lefèvre extatique, qui traverse ces 44 minutes hallucinées avec du génie au bout de chaque doigt. Alexander Shelley est tout aussi remarquable devant l’Orchestre du Centre national des Arts, équilibrant les dynamiques avec une maîtrise parfaite. Boudreau et Lefèvre transposent la poésie de Gauvreau dans un néo-romantisme aux couleurs fulgurantes. (R. Beaucage)

NO CODES NO CODES (Multiple Chord Music / Believe) HHHH Il y avait déjà un bout de temps que Benjamin Deschamps promenait son sax alto à travers différents ensembles de jazz montréalais lorsque Radio-Canada lui a décerné le titre Révélation jazz de 2017-2018. Le voici, pour son troisième disque, en quartette avec le sax ténor de Frank Lozano, la contrebasse de Sébastien Pellerin et la batterie de Louis-Vincent Hamel. Ce sont tous des instrumentistes de haut calibre, et les interactions entre la section rythmique et les solistes sont étourdissantes. Hamel surprend particulièrement avec un exercice de virtuosité qui remplit l’espace avec inventivité, tandis que Pellerin offre une assise solide à l’ensemble. Les deux saxos ne sont pas en reste, bien sûr. Entre les solos, les échanges mélodiques et les décollages hard bop, ils mènent la danse avec un goût sûr. (R. Beaucage)


DISQUES 25 VOIR QC

SAM KIRMAYER HIGH AND LOW

GÉRALD TOTO SWAY

(Cellar Live) HHH 1/2

(No Format) HH 1/2

Sous-estimé par beaucoup (formule éculée, figée dans le temps, réservée aux ex-fans de sixties), le trio jazz avec orgue se fait de plus en plus rare et son charme se perd. Dommage, car ce genre de formation peut être vraiment dynamique et polyvalente, surtout lorsqu’elle est menée par un guitariste de moins de 30 ans! Résident de Saint-Henri, quartier qu’il évoque dans Cazelais oublié, Kirmayer réengage l’excellent Dave Laing, le batteur montréalais qui l’avait accompagné pour son premier opus, le bien titré Opening Statement, et il embauche sur un coup de tête l’organiste new-yorkais Ben Paterson et son Hammond B3. Bel équilibre entre le mélodique et le groove. Sam Kirmayer se déclare inspiré par le cinéaste Kurosawa. Va savoir… (R. Boncy)

Nous avons fait la connaissance du chanteur antillais Gérald Toto au milieu des années 2000 avec l’album Toto Bona Lokua sans supposer, connaissant mieux ses deux autres larrons, qu’il était peut-être l’âme et le cœur de ce charmant trio. Le voici maintenant en solitaire. Sway commence par un instrumental Alger 69, et se termine par un blues Dutiful Love. Il semble trouver à mi-parcours sa chanson la plus solide: You Got Me. Le reste, fait presque uniquement de murmures, de cordes de nylon et de percussions légères, est quelque peu décevant. Tout ici est esquissé, embryonnaire, un brin narcissique et volontairement inachevé. Comme une espèce de flou artistique dessiné par un créateur à la dérive, lorsque soudain, dans Umbaka, on croit reconnaître une voix angélique venue droit du Congo… (R. Boncy)

BEYOND CREATION ALGORYTHM (Season of Mist) HHHH 1/2 Les deux premières chansons d’Algorythm donnent un bon aperçu de ce qui nous attend sur le troisième disque du groupe montréalais. Tout d’abord, l’instrumentale Disenthrall installe une atmosphère solennelle avec ses arrangements de violon, de violoncelle et de cor français, tandis qu’Entre suffrage et mirage donne libre cours à la profusion d’influences qui façonnent la musique de Beyond Creation. On parle d’un mélange de death métal technique et progressif plus introspectif que sur Earthborn Evolution (2014) et The Aura (2011). Cette perception est accentuée par les arrangements de piano sur l’instrumentale À travers le temps et l’oubli, la complexité cérébrale des mélodies et la sinuosité des solos. À noter qu’on a aussi droit à un intéressant duel vocal entre le chanteur et guitariste Simon Girard et le chanteur Youri Raymond (Unhuman) sur The Inversion. (C. Fortier)

RENÉ LUSSIER QUINTETTE RENÉ LUSSIER QUINTETTE (Indépendant) HHHH René Lussier pouvait être content, le 4 septembre dernier au Cheval blanc, lors du lancement du disque de son nouveau projet, ce quintette qui rassemble tuba, accordéon, deux batteries et, bien sûr, sa guitare électrique. Lussier «fait sortir le méchant» comme il le faisait avec son groupe Grand Vent, et certains passages rappellent de bons moments du Trésor de la langue. En concert, le groupe a énormément gagné en cohérence depuis son premier concert au FIMAV en 2017, mais sur disque, c’est encore 10 fois mieux. Côté son, d’abord, parce que le compositeur s’est offert un ensemble qui a de la texture à revendre et que le mixage des deux batteries est parfait. Et puis pour entendre des solos de guitare groovy comme il se retient trop souvent d’en faire. (R. Beaucage)

VO3 #10

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SALOMÉ LECLERC LES CHOSES EXTÉRIEURES

(Audiogram) HHHH

Un alliage de guitares qui résonnent dans l’ampli, un piano furtif mais pesant qui rappelle Karkwa ou Radiohead. Sa voix de miel et ses paroles de dentelle s’enchevêtrent à une réalisation sans âge, la sienne, et à ses arrangements luxuriants mais jamais pompeux qu’elle signe aussi. Tout n’est que qualité et raffinement dans le monde de la brillante Salomé Leclerc. Elle livre ici un disque étranger au remplissage, pavé de textes chantés à l’endroit d’un «tu» énigmatique, cette deuxième personne du singulier qu’elle ramène cette fois encore, cette façon fort efficace qu’elle a de nous tendre la main. Les choses extérieures est un doux alliage de complaintes et de pièces plus mordantes, posées sur des rythmes galopants, des chansons qui s’emboîtent tout naturellement les unes dans les autres. (C. Genest)


26 CHRONIQUE VOIR QC

VO3 #1O

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ROULETTE RUSSE

PAR MICKAËL BERGERON

Sacrée économie Pendant la campagne qu’on vient de vivre, la CAQ a mentionné ceci: «Nous sommes conscients des cibles à atteindre. La CAQ est d’accord pour augmenter la superficie d’aires marines et d’aires terrestres protégées [...] sans mettre en péril des activités économiques vitales pour le dynamisme de nos régions.»

Si bien qu’on n’entend presque jamais le message inverse. Au lieu du classique «protéger l’environnement tant qu’on ne nuit pas à l’économie», il serait intéressant d’entendre un.e politicien.ne mentionner qu’on peut «dynamiser l’économie tant qu’on ne nuit pas à l’environnement». Ou à la santé publique.

C’est un discours assez classique. Lors d’une autre campagne, fédérale, un candidat conservateur avait déjà mentionné qu’il ne voyait pas de problème à «tasser deux ou trois palourdes» pour créer des emplois.

Le sacro-saint, c’est l’économie, pas l’environnement. Pas le bien-être des gens. Ce discours sous-entend que l’économie est plus importante que la santé publique et environnementale. En fait, c’est exactement ça aux yeux de plusieurs. Pourtant, sans santé, pas d’économie. Sans environnement, pas d’économie.

Il ne faut pas nuire à l’économie. C’est le mot d’ordre, partout. On peut aider le transport en commun, on peut bâtir des pistes cyclables, on peut préserver des caribous, on peut planter des arbres, on peut prendre soin de nos personnes âgées, on peut faire beaucoup de bonnes choses, tant que ça ne vient pas nuire à l’économie. Plusieurs environnementalistes ont changé leur discours afin de faire passer leur message. Cette phrase de Gabriel Nadeau-Dubois devant des entrepreneur.e.s de la Gaspésie le démontre bien: «Quand Couillard dit qu’on ne perdra pas une job pour sauver des caribous, moi je dis qu’on va créer des emplois parce qu’on va sauver des caribous.»

Bien naïvement, j’aurais cru que la sortie du ministre Nicolas Hulot, en France, aurait eu plus d’échos dans notre campagne électorale. Qu’un ministre responsable de la transition écologique démissionne en dénonçant l’immobilisme des gouvernements devant les lobbys et, surtout, en disant à quel point personne n’en fait assez, j’aurais cru que ça allait pu mettre le débat dans la campagne québécoise. C’est un geste politique énorme. Finalement, le plus grand écho au Québec aura peut-être été dans les chroniques de Patrick Lagacé sur le sujet.

Je crois que les écologistes qui font la promotion des opportunités économiques dans les transitions vertes ont raison. Je crois qu’il y a effectivement de grandes activités économiques qui peuvent découler de changements écologiques – et que si ces transitions peuvent tuer certains secteurs, d’autres vont naître à côté. Sauf que présenter les choses ainsi joue le jeu de certains économistes, d’une vision particulière de la société. Pourtant, l’économie est simplement le fruit des échanges que l’on fait entre nous. Que l’on se déplace en voiture ou en tramway, que l’on mange des fruits et des légumes locaux plutôt que de la Californie, l’économie ne s’arrêtera pas, parce qu’on va continuer à échanger des biens et des services entre nous. Même dans une anarchie, il y aurait une économie, différente, mais il y en aurait une. Toutefois, privilégier l’achat local a un impact sur l’environnement, sur la qualité de vie, sur la vitalité d’une région. Miser sur le transport en commun dans les milieux urbains a un impact sur la qualité de l’air, sur la fluidité des déplacements, sur la santé publique. Encourager 20 projets régionaux en Gaspésie a autant d’impact économique qu’une énorme cimenterie hyper polluante dans une seule ville gaspésienne.

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Le recyclage et le compostage peuvent être rentables si on change la façon de les faire, la manière d’utiliser nos ressources. La géothermie, la biomasse et plusieurs autres formes d’énergies alternatives peuvent être gagnantes si on change notre façon de structurer l’énergie. L’énergie éolienne ne coûte pas cher à produire, mais elle devient coûteuse lorsqu’on ne l’intègre pas de la bonne manière, comme on l’a fait au Québec. On accepte sans broncher et on trouve même «naturel» de voir les nouvelles technologies transformer l’économie, le milieu des affaires, même lorsque celles-ci tuent certains secteurs. Faut accepter Uber, disent certaines personnes, et s’y adapter. Pourquoi ne pas avoir la même attitude pour l’environnement? La transition écologique est inévitable, beaucoup plus fatale que Uber, Netflix et d’autres nouveaux géants des affaires auxquels on s’adapte. Des secteurs d’activité naissent et meurent, c’est le propre de l’économie, mais des écosystèmes qui se meurent, des

SHAD

A SHORT STORY ABOUT A WAR Disponible le 26 octobre En spectacle 24 novembre L’Anti

secretcityrecords.com @secretcityrcrds

espèces qui disparaissent, un climat qui se dérègle, des sécheresses qui ne se terminent pas, ça, c’est une autre histoire, ça, ça devient compliqué à gérer et à affronter. Il faut arrêter de faire peur avec l’économie. Il faut arrêter de faire croire que nous existons grâce à l’économie. C’est l’inverse. Tout ça peut même s’intégrer dans un système capitaliste. Où est cette audace qui devrait découler du capitalisme? Je rêve d’entendre un ou une leader politique me dire que l’environnement et la santé publique seront les balises pour définir nos activités – des éléments non négociables. Je rêve d’entendre un ou une candidate dire qu’elle est prête à «sacrifier» un emploi pour sauver un caribou ou un arbre. L’économie s’adaptera toujours à nos façons de vivre, mais nous ne pourrons pas toujours nous adapter à une vision économique qui nous fait foncer dans un mur. Parce que nous ne filons plus directement dans un mur, nous avons déjà commencé à frapper le mur. La collision a déjà lieu. y

«LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE EST INÉVITABLE, BEAUCOUP PLUS FATALE QUE UBER, NETFLIX ET D’AUTRES NOUVEAUX GÉANTS DES AFFAIRES AUXQUELS ON S’ADAPTE.»

ALEXANDRA STRÉLISKI

INSCAPE

Disponible le 5 octobre « Sharp Objects met en vedette les magnifiques mélodies au piano d’Alexandra Stréliski. » - IndieWire En spectacle 1er mars Palais Montcalm



CINÉMA 29 VOIR QC

VO3 #10

FAIRE SON CINÉMA DES DÉBUTS MODESTES DE CLASSIQUES TELS QUE PONG OU PAC-MAN AUX BLOCKBUSTERS MODERNES COMME GOD OF WAR ET BATMAN: ARKHAM KNIGHT, LE DIVERTISSEMENT VIDÉOLUDIQUE A CONNU DES BONDS FARAMINEUX DANS LES 40 DERNIÈRES ANNÉES. AU COURS DE LA DÉCENNIE PASSÉE, LE FOSSÉ ENTRE CINÉMA ET JEU VIDÉO S’EST RÉTRÉCI À UN POINT TEL QUE LES DEUX FORMES D’ART COMMENCENT À FLIRTER SANS GÊNE L’UNE AVEC L’AUTRE. MISE AU POINT DE MEMBRES DE L’INDUSTRIE. MOTS | ANTOINE BORDELEAU

Bien qu’une frange de la population persiste à lever le nez avec un certain snobisme sur le jeu vidéo en tant que forme d’expression artistique, la réalité est impossible à ne pas voir: l’acte de narrer une histoire et d’engager émotionnellement un public se transpose de nos jours avec autant de force activement – sinon plus –, avec une manette entre les mains, que passivement, avec un film devant les yeux. À travers des années d’avancées technologiques exponentielles, les artistes du milieu vidéoludique ont fait évoluer leur médium tant sur le plan visuel que sur celui, plus intangible, de la connexion entre le joueur et les protagonistes dépeints dans leurs productions. Mais cette évolution ne s’est pas faite sans égard aux incarnations artistiques plus anciennes et déjà considérées comme nobles; les emprunts au langage cinématographique pullulent dans l’univers vidéoludique. Générer de l’empathie Un des exemples récents les plus notoires est l’excellent God of War (GoW), une exclusivité PS4 «triple A», terme utilisé dans le milieu pour parler de jeux aux budgets massifs (l’équivalent du blockbuster hollywoodien). Réalisé par Cory Barlog, le jeu raconte l’histoire de Kratos, ancien dieu de la guerre grec exilé à Midgard, royaume de l’homme dans la mythologie nordique. À travers les quelque 25 heures que dure l’histoire principale, on découvre la relation qui le lie à son fils Atreus tandis qu’ils s’efforcent d’atteindre le plus haut sommet des neuf royaumes nordiques pour y disperser les cendres de la mère. Un des faits d’armes techniques les plus impressionnants de GoW est sa caméra sans coupure: de façon analogue à un plan-séquence très long (pensez par exemple à Birdman d’Iñárritu),

< GOD OF WAR 4, SIE SANTA MONICA STUDIO,

SONY INTERACTIVE ENTERTAINMENT

> DORI ARAZI, SONY INTERACTIVE ENTERTAINMENT LLC

la vision du joueur est ininterrompue pour toute la durée de l’expérience, tout autant durant les cinématiques que pendant l’action elle-même. Dori Arazi, directeur de la photographie sur le projet, explique son travail: «Travailler sur un plateau de tournage et sur un jeu, c’est très différent. Bien que l’on manipule des espèces de caméras virtuelles pour “filmer” des séquences en capture de mouvement, le travail d’un directeur photo en jeu vidéo dépasse grandement le rendement cinétique et esthétique de la vision du réalisateur. Effectivement, il y a ici une notion d’interaction avec le joueur, ce qui influence fortement les choix que l’on fait du système de caméra et de sa relation avec les autres mécaniques du jeu. Le but, ultimement, est de créer une expérience interactive qui est à la fois captivante et dynamique. Les règles sont donc un peu différentes.» Le directeur photo a la responsabilité de prendre le scénario et de trouver le moyen de le développer dans un narratif visuel, comme au cinéma, mais doit sans cesse adapter ses visions à l’environnement et

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30 aux contraintes contenues dans l’univers du jeu. L’idée est de parvenir à créer de l’empathie chez le joueur pour qu’il sente qu’il est lui-même le héros de l’aventure. «Quand on a réfléchi au plan-séquence ininterrompu de GoW, on s’est dit que l’on voulait donner aux gens l’impression d’être véritablement dans le jeu. Dans la vie, notre caméra interne ne coupe jamais à un autre plan de vue. C’est ce qu’on a essayé d’émuler pour donner un sentiment d’immersion plus profond dans l’histoire très émotionnellement chargée de Kratos et Atreus, pour que l’empathie naisse d’elle-même chez le joueur. Le résultat est, à mon avis, un jeu hautement cinématique qui a visiblement touché un très grand nombre de gens.» Mariage naturel Si les développeurs de GoW ont emprunté des techniques de caméra au cinéma pour rendre leur jeu plus engageant, d’autres boîtes vont encore plus loin dans la combinaison des deux formes d’art. Chez Ubisoft, on se prépare actuellement à la sortie de Transference, un thriller psychologique jouable en réalité virtuelle coproduit par SpectreVision, compagnie de production hollywoodienne fondée par l’acteur Elijah Wood et les réalisateurs Daniel Noah et Josh C. Waller. Le jeu introduit dans son processus narratif, en plus des images générées en 3D, des scènes filmées avec des acteurs. C’est

une rareté dans le monde du jeu vidéo actuel, mais la technique était assez répandue dans les années 1990. Première collaboration entre les deux compagnies, Transference a été construit dans le but avoué et assumé de créer un pont entre film et jeu vidéo. «Lorsqu’on a rencontré l’équipe d’Ubisoft à Montréal, explique Daniel Noah, responsable du développement chez SpectreVision, les idées se sont mises à exploser. Pour nous, la réalité virtuelle semblait une extension naturelle du spectre cinématographique, encore plus que l’expérience traditionnelle du jeu vidéo devant un écran. On a réellement mis chacune des expertises et des compétences de nos équipes en commun pour tenter de créer quelque chose qui était à la fois un jeu et un film. D’un point de vue narratif, on avait un désir de se servir de techniques purement cinématographiques dans la façon de raconter l’histoire. On veut que le joueur soit poussé à continuer d’avancer dans le jeu parce qu’il se sent émotionnellement impliqué.» Kévin Racapé, producteur chez Ubisoft Montréal, enchaîne: «Une partie importante de l’expérience provient du fait que le joueur ne joue pas le rôle d’un personnage mais bien son propre rôle dans le jeu, et est encouragé à réagir aux événements de la même façon qu’il le ferait s’ils étaient réels. Cela crée le sentiment d’être à la fois acteur et spectateur dans l’univers du jeu. Pour nous, ç’a été le moteur derrière la fusion entre les deux médiums.»

Marcel Barbeau : en mouvement 11 octobre – 6 janvier

mnbaq.org

Marcel Barbeau, Sans titre, 1961. Acrylique sur toile, 195 x 130 cm. Collection particulière, Missisauga. © Succession Marcel Barbeau. Photo : MNBAQ, Idra Labrie


BANE BATMAN: ARKHAM ORIGINS WB GAMES MONTRÉAL

Un autre son de cloche Bien que plusieurs studios poursuivent des idéaux créatifs allant en ce sens, certains membres de la communauté sont plus hésitants lorsqu’ils sont questionnés sur cet amalgame artistique. Patrick Redding, directeur créatif chez WB Games Montréal, est du nombre. «Il faut comprendre que des jeux hautement cinématiques comme GoW ou Uncharted proviennent de studios qui sont reconnus pour ce type de contenu et en ont fait une véritable réputation de marque. Je suis un énorme fan de leur travail, mais quand on regarde l’ensemble complet de l’offre vidéoludique, on se rend compte que c’est une assez petite portion des jeux qui empruntent efficacement autant d’idées cinématographiques. Dans mon travail, j’ai une certaine réticence à utiliser ces techniques, même s’il y a des façons de le faire qui fonctionnent.»

Selon lui, il faut être très prudent lorsqu’on intro­ duit des éléments qui s’écartent des mécaniques du jeu, des choix à chaque instant que doivent faire les joueurs. Il y a toutefois une sorte de chevauchement technologique entre les deux médiums sur le plan des images générées par ordinateur, qui sont créées de façon assez commune au cinéma et dans les jeux vidéo. «Le désavantage de cette proximité, conclut-il, c’est que ce qu’on observe en ce moment, c’est une augmentation rapide des valeurs de production du côté des effets visuels, mais une évolution beaucoup plus lente dans les autres aspects du jeu vidéo. Cette similarité des outils de création a toutefois également eu l’effet inverse: le jeu vidéo a fait sa marque à Hollywood, et les cinéastes empruntent à leur tour de nombreuses techniques qu’on a vues utilisées dans des jeux auparavant. C’est le retour du balancier!» y

TRANSFERENCE EST DISPONIBLE SUR TOUTES LES PLATEFORMES. RETROUVEZ GOD OF WAR SUR LE PS STORE. L’ÉQUIPE DE PATRICK REDDING TRAVAILLE ACTUELLEMENT SUR UN NOUVEAU JEU STRICTEMENT CONFIDENTIEL, GARDEZ L’OEIL OUVERT!


UN WESTERN FAÇON AUDIARD LE CINÉASTE FRANÇAIS JACQUES AUDIARD S’AVENTURE POUR LA PREMIÈRE FOIS DANS LE GENRE WESTERN ET PROPOSE UN PREMIER LONG MÉTRAGE DANS LA LANGUE DE SHAKESPEARE, THE SISTERS BROTHERS. MOTS | VALÉRIE THÉRIEN


CINÉMA 33 VOIR QC

VO3 #10

> Jacques Audiard a une fiche quasi irréprochable. En signant en 2009 le magnifique drame de prison Un prophète, il est passé tout près de rafler la Palme d’or. En 2012, il a dirigé avec brio Marion Cotillard et Matthias Schoenaerts dans le touchant et rude De rouille et d’os. Avec Dheepan en 2015, fable sombre d’immigration, le Français remportait enfin sa Palme. Dans The Sisters Brothers, adaptation du roman de Patrick DeWitt, John C. Reilly et Joaquin Phoenix interprètent des frères assassins – l’un est doux et responsable, l’autre est impitoyable et alcoolique – qui partent aux trousses d’un scien­tifique (Raz Ahmed) qui aurait une formule spéciale pour trouver de l’or. Un western façon Jacques Audiard, c’est un grand régal. Voir: Vous dédiez ce film à votre frère. Est-ce la force de la fratrie qui vous a motivé à faire ce film avant tout? Jacques Audiard: C’est une chose assez étonnante en fait. Le sujet, c’est-à-dire le roman de DeWitt, m’a été proposé il y a six ans par la productrice Alison Dickey et John C. Reilly. C’est un western, c’est donc censé se passer loin dans le temps et l’espace. Nous écrivons six ou sept versions de l’adaptation, nous choisissons avec soin les acteurs, nous nous préparons durant je ne sais combien de mois, nous tournons durant quatorze semaines, je monte durant de nombreux mois également… et c’est au bout de tout ce temps, ces années, ces mois, que je me souviens que mon frère est décédé quand j’avais 22 ans et que ç’a été un moment terrible. Or ça s’appelle quand même The Sisters Brothers, ça ne parle que de frères, et je n’y ai pas pensé une seconde! Au secours. C’est l’acteur John C. Reilly qui a acquis les droits du roman de Patrick DeWitt il y a quelques années. Comment sa vision de l’adaptation cinématographique rejoignait-elle la vôtre? Franchement, je ne sais pas ou je ne sais plus. Il s’avère qu’au bout d’un certain nombre de tâtonnements et de versions, nos visions étaient les mêmes. J’aimerais bien vous dire qu’il y a eu des divergences terribles et des conflits sans nom, mais ça n’a pas été le cas. Je crois que tous les deux, tous les quatre – j’associe aussi Alison Dickey et le scénariste Thomas Bidegain –, nous adorions le livre de Patrick et c’était a minima le socle de notre entente et du film. Je pense, d’ailleurs, que même si l’adaptation n’est pas fidèle à la lettre, elle l’est en revanche complètement à l’esprit.

Les frères Sisters ont des personnalités qui s’opposent. Y trouviez-vous là des échos à d’autres duos de personnages dans vos films précédents? Peut-être? Franchement, je ne sais pas. Disons qu’à partir du moment où l’on imagine des duos – duos d’hommes ou de femmes – dans un projet de comédie, Sisters Brothers est pour moi une comédie, vous arrivez très vite à des archétypes: le gros/le maigre, le grincheux/ le débonnaire, etc. Donc peut-être y a-t-il des similitudes avec des duos comme Kassowitz/ Trintignant [Regarde les hommes tomber, 1994] ou Rahim/Arestrup [Un prophète, 2009], etc. Au TIFF récemment, vous avez affirmé ne pas être un grand fan de westerns. Quel est alors votre rapport à ce genre? Vous l’utilisez avant tout comme contexte dans lequel raconter votre histoire et faire évoluer vos personnages? Oui, faire un western revient pour moi à faire un film d’époque. Je ne peux, en tant que Français, revendiquer une quelconque appartenance au mythe, au récit américain. Ce n’est pas ma culture. En revanche, je peux m’y intéresser avec passion. C’est la deuxième fois que vous adaptez des récits d’auteurs canadiens, après De rouille et d’os d’après des nouvelles de Craig Davidson. Quelles sont les grandes qualités qui vous touchent dans cette littérature canadienne? Je serai bien incapable de vous parler de la littérature canadienne avec la moindre profondeur, et surtout la moindre qualification. Il s’avère, et je pense vraiment que c’est un hasard, que j’ai adapté deux auteurs anglo-canadiens. La conclusion que j’en tire immédiatement: vous avez saprément de bons auteurs! Y a-t-il eu des défis particuliers à tourner un premier film dans la langue de Shakespeare? Non. Je parle très, très mal anglais, mais mon film précédent était en tamil et je ne parle pas un mot de tamil. En fait, je dois avoir un rapport simplement musical avec l’anglais. J’écoute Bob Dylan depuis que j’ai 12 ans et je ne comprends qu’un mot sur cinq. y En salle le 12 octobre

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34 CHRONIQUE VOIR QC

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PRISE DE TÊTE

PAR NORMAND BAILLARGEON

Richard Séguin sur les pas de Thoreau Une fois n’est pas coutume: permettez-moi de vous raconter une tranche de vie. Un jour, une dame m’appelle pour me dire que Richard Séguin voudrait me parler de Henry David Thoreau (1817-1862) et de désobéissance civile. Richard Séguin est un gros morceau de la trame sonore de ma vie et je réponds évidemment par un oui enthousiaste. Un rendez-vous est donc pris pour le lendemain matin, et ce soir-là, pensant qu’il aura des questions à me poser, je révise mon Thoreau: eh, s’il fallait que Séguin me pose une question à laquelle je n’ai pas de réponse… À l’heure dite, Richard Séguin appelle. Il me faut moins de deux minutes pour saisir qu’il connaît Thoreau au moins aussi bien que moi et qu’il n’a aucune question à me poser à son sujet. Il me demande plutôt d’aller en studio enregistrer quelques phrases sur une chanson de l’album qu’il m’annonce consacrer à Thoreau, ce philosophe, naturaliste et écrivain américain qui l’accompagne depuis quatre décennies. La chose a été faite. Puis, l’album, Retour à Walden, a été lancé et j’ai pu l’écouter. Plusieurs fois. Avec un ravissement qui n’a cessé de grandir.

Walden Séguin est, comme on sait, un extraordinaire mélodiste et auteur. Ce talent, joint à celui de l’équipe dont il s’est entouré, entre autres composée de Normand D’Amour, Jorane, Élage Diouf et Louis Hamelin, est ici mis au service de Thoreau dont il raconte, en de très beaux textes originaux qu’il signe, des épisodes de sa vie et de sa pensée. On se retrouve alors devant ce qui pourrait bien être un objet rarissime et peut-être même unique, du moins à ma connaissance et dans le monde de la chanson populaire anglophone ou francophone: un album-concept aux textes originaux consacré à un philosophe. Il existe certes des albums-concepts; et il existe aussi des albums consacrés à des auteurs. Mais ce sont alors les auteurs qui fournissent les textes (Ferré chante Aragon, par exemple) et il s’agit typiquement de poètes. Ici, on a un album-concept qui est consacré à un philosophe et dont les textes sont signés par l’auteur-compositeur-interprète. Il n’était pas évident de réussir ce tour de force sans sombrer dans le didactisme ou dans la propagande. Séguin, en parlant de

Thoreau qu’il aime et admire, de Thoreau qu’il veut nous faire connaître et aimer, n’a pas oublié qu’il est un auteur et un compositeur et ce que son art demande et exige: il évite par là ce double écueil et nous offre une très grande œuvre. Il montre en outre, à mon sens, toute l’actualité de la pensée de Thoreau et invite celui-ci à la grande table de la conversation démocratique. Ce faisant, à sa manière, Séguin contribue à «rendre la philosophie populaire», selon le beau mot de Diderot. Que peut nous apporter Thoreau et qu’entendrons-nous sur le disque de Séguin, au moins en filigrane, si nous y prêtons une oreille attentive? Voici quelques pistes, parmi de nombreuses autres… Thoreau et nous Thoreau fait partie de ce premier groupe de philosophes et d’écrivains que produisent les États-Unis. On les appellera les transcendentalistes. Ils sont basés à Concord, près de Boston. Durant un peu plus de deux ans, Thoreau ira vivre dans les bois près de l’étang de Walden, non loin de Concord, dans une cabane qu’il a construite lui-même et en

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À l’heure de la profonde et dramatique crise écologique que nous traversons, le propos de Thoreau ne peut manquer de nous parler, d’autant plus qu’il aspire, dit-il, à «vivre profondément de la simplicité, simplicité, simplicité». Thoreau, on l’aura deviné, est un des pères des idées de décroissance et de simplicité volontaire. À son époque, l’esclavage existe encore aux États-Unis et Thoreau a été un fervent abolitionniste. Notamment, il prend activement part à cet Underground Railroad, réseau de caches et de maisons sûres par lesquelles des esclaves s’enfuient vers le Nord; il proteste aussi contre la Fugitive Slave Law et défend le controversé John Brown. Il s’insurge aussi contre l’opinion publique qui regarde ailleurs et ne fait rien quand ces horreurs sont pourtant devant ses yeux; les laisser se poursuivre est pour lui inacceptable et il nous demande de ne pas, par consumérisme, lâcheté, complaisance ou autre chose, nous rallier à l’opinion publique quand celle-ci permet l’injustice. Cette fois encore, le message mérite d’être entendu. Jusqu’où aller pour affirmer ses convictions? Dans les cas extrêmes, sur un sujet de grande importance et lorsque les moyens usuels ne suffisent pas, tout particulièrement quand la loi est injuste et qu’on ne peut la changer par eux, Thoreau suggère, en inventant le concept, que l’on pourra avoir recours à la désobéissance civile. C’est le titre de l’ouvrage qu’il publie en 1848, pour expliquer son refus de payer ses impôts qui serviraient à mener une guerre injuste contre le Mexique et à appliquer la Fugitive Slave Law. L’idée fera son chemin et elle inspirera notamment Gandhi, Martin Luther King Jr et le mouvement des droits civiques, Rosa Park et bien d’autres. Vous vous souvenez de cette phrase qu’aimait citer Michel Chartrand: «Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est aussi en prison.» Elle est de Thoreau… Merci, Richard Séguin, pour ce grand disque qui, en plus de donner de la joie et de procurer tant de doux frissons, nous fera méditer et enrichira notre grande conversation démocratique sur des enjeux importants. y

R E S TAU R A N T L E S F R E R E S D E L AC OT E .C O M

Un de ses enseignements, selon moi, est que la Cité, institution économique et politique, ne peut être la seule mesure de toute chose et que la nature est une norme, une référence extérieure à elle, qu’on ne peut ignorer sans risque.

1129, RUE SAINT-JEAN, QUÉBEC

vivant du travail de ses mains. Son ouvrage, Walden ou La vie dans les bois, raconte cet épisode de sa vie. C’est une belle et profonde méditation sur le sens de la vie et sur notre rapport à la nature et aux autres. «Je gagnai les bois, dit-il, parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, non pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu.»

Briser la règle, notre succès.

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DIPLOMATIE EN CUISINE DERRIÈRE LES POLITICIENS SE CACHENT DES CHEFS, QUI ŒUVRENT DANS L’OMBRE POUR CUISINER AUX SIÈGES DES INSTITUTIONS GOUVERNEMENTALES OU À LA MAISON. SI LEUR RÔLE SEMBLE SECONDAIRE, ILS SONT POURTANT DANS LES COULISSES DE LA VIE POLITIQUE ET ONT UNE INFLUENCE NON NÉGLIGEABLE: CELLE DE L’ESTOMAC. MOTS | MARIE PÂRIS


ART DE VIVRE 37 VO3 #10

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LE CLUB DES CHEFS DES CHEFS, REÇU PAR BARACK OBAMA

VOIR QC

«Si la politique divise les gens, une bonne table rassemble toujours.» Cette phrase du diplomate français Talleyrand à Napoléon résume bien les choses: les hommes d’État sont des hommes avant tout, et la politique est une affaire d’humeur et de panses satisfaites. Ce que confirme Timothy Wasylko, qui a officié dans les cuisines du premier ministre Stephen Harper. Quand il a appris que la place se libérait au 24, Sussex, il n’a pas hésité – d’autant qu’il a travaillé auparavant comme chef pour les troupes canadiennes en Afghanistan et avait donc déjà les habilitations de sécurité. «Au début, c’était un peu intimidant, se souvient Timothy. Mais j’ai vite compris que ça n’avait pas besoin d’être homard et foie gras tous les jours! En fait, il n’était jamais question de luxe dans les repas. Mme Harper tenait à ce que les enfants aient des souvenirs culinaires, des plats familiaux; je leur cuisinais donc du pain de viande avec de la purée de pommes de terre, des lasagnes… Finalement, je leur préparais un peu la même chose que pour ma famille.» Seule exigence de l’ancien premier ministre: n’avoir que des produits canadiens en matière de vins et de fromages. Du côté des ambassades, la liberté dans les menus est aussi de mise, indique Daniel Labonne, ancien chef à l’ambassade de France à Washington et actuellement chef et responsable des événements culinaires de l’ambassade d’Allemagne. «Je fais habituellement une cuisine française avec des produits locaux et un assaisonnement plus caribéen, raconte le cuisinier d’origine martiniquaise. Ici, ma cuisine est un peu plus internationale, avec quelques plats traditionnels allemands comme les schnitzels. Sinon on a vraiment carte blanche, tant que le style est maîtrisé. Et les diplomates voyagent beaucoup, ils sont donc très ouverts sur les traditions culinaires d’ailleurs…»

Quant aux mesures de sécurité imposées dans les institutions diplomatiques, «on s’y habitue, et elles sont justifiées», indique Daniel Labonne. À la tête d’une équipe de six personnes, le chef ne regrette pas le milieu de la restauration dans lequel il a travaillé auparavant. La grosse différence, à l’ambassade, c’est la tranquillité de ce milieu fermé. «Aider cette famille à avoir une vie normale» Une tranquillité dont jouissait aussi Timothy chez les Harper, «une famille simple qui ne voulait pas de gaspillage alimentaire». «C’est des Canadiens de classe moyenne. Ils n’ont jamais tenu pour acquis le fait d’avoir un chef privé, et ils me remerciaient toujours pour ce que je faisais; parfois ils venaient même cuisiner avec moi, raconte le chef. Ils avaient des journées très occupées. Mon job, c’était en gros d’aider cette famille à avoir une vie normale. J’étais assez proche d’eux; à force, on finit par avoir l’impression qu’on fait partie de la famille.» Les enfants de Timothy sont toujours les bienvenus dans la demeure ministérielle, et le chef est souvent convié aux fêtes privées des Harper. Comme ce party pour la fête du Canada, le plus beau souvenir de Timothy: «Le premier ministre avait la main sur le dos de mon fils pendant qu’on chantait l’hymne national…» (Une fidélité qui n’est apparemment pas de mise chez les Trudeau, qui ont déjà vu passer quatre chefs depuis le début du mandat. À l’arrivée de la famille dans la demeure ministérielle, Timothy fut le seul membre du personnel dont le contrat n’a pas été reconduit. «Je n’ai pas eu d’explication. J’ai pensé que ça venait de Sophie Grégoire, confie le chef. Avec eux, ce n’est de toute évidence pas la même chose qu’avec l’ancien premier ministre. Là, il est question de luxe. Les Harper n’avaient pas de maître d’hôtel par exemple…»)

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DANIEL LABONNE

Le vrai bistro des copains !

Ambassadeur de la gastronomie

La bonne humeur règne en tout temps, les plats sont savoureux. Que du bonheur avec un excellent rapport qualité-prix.

Timothy a adoré ses six années passées au 24, Sussex. En plus de nourrir la famille ministérielle, il faut aussi savoir recevoir d’autres chefs d’État – le chef a notamment cuisiné pour Obama, Merkel, Netanyahou, la reine d’Angleterre… Il s’agit alors de leur montrer le meilleur de la cuisine d’ici. Il prépare donc des plats auxquels les visiteurs sont habitués, mais avec des ingrédients canadiens. Ainsi, lors de la visite du président japonais, le chef a mis l’accent sur les poissons et fruits de mer locaux. Et pour l’aider à préparer l’accueil d’un chef d’État étranger, Timothy pouvait compter sur le Club des chefs des chefs, où il représentait le Canada. Fondé en 1977, ce club rassemble les chefs person­nels des chefs d’État – 24 nations y sont représentées actuellement. Chaque année, les chefs se retrouvent dans un pays hôte pour se rencontrer et échanger. Le but est de «promouvoir les traditions culinaires et protéger les origines de chaque cuisine nationale, et développer l’amitié et la coopération entre ses membres, qui ont des responsabilités similaires dans leurs pays respectifs», peut-on lire sur le site internet du club.

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Le rôle des membres y est dûment décrit: «Alors que la cuisine fusion gagne en popularité dans le monde, les chefs des chefs sont les gardiens d’une cuisine authentique, qu’ils s’attachent à moderniser. Il est de son devoir de promouvoir les ingrédients, les traditions culinaires et l’art de divertir typiques à son pays, et être le meilleur ambassadeur de sa gastronomie. (…) Le chef est responsable de la santé et du bien-être des leaders mondiaux et de leurs familles. Il a le devoir de réaliser des repas santé, bien équilibrés et variés.» Contrôler l’humeur du moment Si Netanyahou venait au Canada, Timothy pouvait avant appeler son chef pour savoir ce qu’il aimait ou ce qu’il allait manger dans l’avion en s’en venant, pour ensuite adapter ses menus. «Aux chefs qui recevaient Stephen Harper, je leur disais de montrer leurs traditions culinaires, et de s’assurer que leur assiette raconte une histoire. Stephen Harper était très curieux de la cuisine d’ailleurs…» Et puis, il y a la diplomatie, valeur importante pour le Club des chefs des chefs: «Le chef d’un chef d’État joue aussi un rôle dans les relations diplo­matiques internationales, en tant que responsable de l’ambiance à la table où siègent les leaders mondiaux lors de rencontres importantes: créer une ambiance amicale et sociable amène souvent à l’échange d’idées.» Un rôle avec lequel Daniel Labonne est d’accord: «Ça met la pression! dit-il en riant. Mais oui, la nourriture joue beaucoup sur l’humeur du moment, elle peut la contrôler. Le repas a donc un rôle fort dans une soirée politique.»

LE CLUB DES CHEFS DES CHEFS, REÇU PAR JEAN CHRÉTIEN

Pour Timothy, être chef d’un chef d’État est un vrai travail gouvernemental. «J’avais l’impression d’avoir un rôle diplomatique. J’aime plaisanter sur la diplomatie culinaire, mais je pense malgré tout que ça existe. J’ai rencontré des gens incroyables. C’était génial, le job d’une vie; on a vraiment l’impression de faire partie de l’histoire...» y

Une vision unique. 1026, avenue Cartier 418 525-7286 optiboutiq.com Dr Patrick Sauvageau Dre Laurence Leclerc optométristes


40 GUIDE RESTOS VOIR QC

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PORTRAIT DE CHEF HELENA LOUREIRO

Immigrée portugaise, elle a su faire sa place dans le milieu masculin de la restauration québécoise avec son resto éponyme Helena, son «petit coin portugais», et le Portus 360, «un phare» avec une vue unique sur la ville. Entretien avec une chef qui a les pieds à Montréal et le cœur au Portugal. MOTS | MARIE PÂRIS

PHOTO | BÉATRICE GAUDREAULT

Voir: Comment es-tu venue à la cuisine? Helena Loureiro: J’ai commencé à cuisiner à l’âge de 11 ans, avec ma grand-mère et ma tante. J’ai su très tôt que ça allait être ma vie… La première chose que j’ai faite quand je suis arrivée au Québec, en 1988, ç’a été de m’inscrire à l’ITHQ. J’y ai connu mon premier choc culturel: troquer le sel de mer et l’huile d’olive contre le beurre et la crème.

Que des femmes… Justement, c’est plus difficile pour une femme de s’imposer dans le milieu de la restauration? Oui, il y a vraiment plus de travail à faire quand on est une femme. Mais j’ai beaucoup de respect pour les gens, autant pour mes confrères chefs que pour mes équipes; c’est comme ça qu’on s’impose comme femme. Même s’il y a encore beaucoup de travail à faire, et ce, dans tous les métiers, pas juste en cuisine.

Ton style de cuisine, en quelques mots? C’est de la cuisine portugaise. Mais à Montréal, on n’est plus face à la mer, il faut s’adapter… La cuisine portugaise est simple en partant, avec beaucoup de grillades, de fruits de mer, de poissons, de légumes aussi. J’aime garder les vrais goûts en y ajoutant une touche d’innovation.

Comment on gère l’équilibre vie privée-vie professionnelle, avec les horaires de la restauration? Mes enfants ont grandi dans le restaurant. Encore aujourd’hui, je ne peux leur donner que le dimanche, car on travaille six jours par semaine. Mais tous les dimanches, on sort ensemble au resto. Mes enfants sont de grands mangeurs et buveurs, ils sont curieux, ils aiment goûter à tout – je crois que c’est quelque chose que je leur ai transmis.

Quel est ton souvenir culinaire le plus marquant? La salade de morue salée aux pois chiches! Elle a toujours sa place dans mes menus. C’est un souvenir de ma grand-mère: elle nous préparait cette salade quand elle cuisinait pour le repas du soir, comme collation d’après-midi pour mes cousines et moi. Elle nous servait ça dans un grand bol qu’on partageait... À part le Portugal, quel pays t’inspire par sa gastronomie? J’aime la cuisine française, qui demande beaucoup de travail. La Grèce aussi, pour ses délicieuses grillades, et l’Italie avec sa cuisine très simple mais avec beaucoup de saveurs. L’aliment que tu préfères? J’adore travailler le poisson et l’huile d’olive. À table, j’aime beaucoup manger des plats mijotés, comme la bouillabaisse. Un plaisir coupable ou une mauvaise habitude, côté bouffe? J’ai tendance à manger très épicé et salé… Mais le sucré, ça va, je peux très bien m’en passer. Un artisan dont tu aimerais souligner le travail? J’aime beaucoup les petits légumes d’Hector Larivée et le fromage de Charlevoix, de la Maison d’affinage Maurice Dufour. J’aime savoir d’où viennent les choses. Côté chef, il y a Anne-Sophie Pic, qui est une inspiration pour moi. Ici, il y a Marie-Chantal Lepage à Québec et Johanne Vigneault aux Îles-de-la-Madeleine.

Quel est le plus bel aspect du métier de chef? Y a pas de routine. On a le meilleur métier du monde! On vend du plaisir… Les gens rentrent toujours au resto de bonne humeur, ils poussent la porte en souriant, car ils s’offrent un bon moment. C’est la plus belle des récompenses. Le pire inconvénient? C’est très dur de trouver du bon staff, des gens qui veulent faire carrière dans la restauration et qui ne sont pas juste de passage. Et puis, il faut savoir gérer l’être humain. Entre mes deux restos et ma boutique, j’ai 124 employés… Tes trucs pour rester en forme, avec ce métier stressant et physiquement demandant? J’aime beaucoup faire du sport. Je fais de la piscine tous les matins, pendant 45 minutes. La gastronomie québécoise pour toi, c’est quoi? Il y a beaucoup de bonnes choses qui se sont développées au Québec ces dernières années: les producteurs, mais aussi la connaissance des clients en cuisine. Avant, je pouvais raconter toute l’histoire d’un poisson en amenant un plat. Maintenant, plus besoin, ils connaissent tout! Je me souviens quand, au début, je servais de la pieuvre… Aujourd’hui, les clients l’appellent «le filet mignon de la mer». Ces temps-ci, tout le monde se met à la cuisine, c’est à la mode, avec les émissions de cuisine, etc. Mais n’oubliez pas d’aller dans des bons restos et de vous faire gâter de temps en temps! y



42 LIVRES VOIR QC

VO3 #10

10 / 2O18

L’EXTRAORDINAIRE VOYAGE QUATORZE ANS APRÈS SON PREMIER ROMAN ÉCHECS AMOUREUX ET AUTRES NIAISERIES (STANKÉ, 2004) ET UN AN APRÈS L’ADAPTATION CINÉMATOGRAPHIQUE DE SON LIVRE ÇA SENT LA COUPE (STANKÉ, 2008), MATTHIEU SIMARD REVIENT AVEC LES ÉCRIVEMENTS, FORT PROBABLEMENT SA PROPOSITION LITTÉRAIRE LA PLUS ÉCLATÉE À CE JOUR. ENTRETIEN. MOTS | JÉRÉMY LANIEL

PHOTO | ANTOINE BORDELEAU

Si l’écrivain en avait surpris plus d’un l’année dernière avec la parution d’Ici, ailleurs (Alto, 2017) – un huis clos concis et dramatique disséquant le couple dans tous ses travers –, les lecteurs tomberont des nues avec ce nouveau roman où l’on suit une octogénaire sur les traces de son conjoint qui l’a quittée il y a plus de 40 ans. Ce roman, qui prend étonnamment racine dans une allée anonyme d’un magasin à grande surface, nous entraîne du Québec jusqu’en Ontario, en passant par l’Union soviétique. Le périple de Jeanne pour retrouver son Suzor laisse toute la place à Matthieu Simard pour construire son récit tel un casse-tête, abordant le thème de la mémoire et ses faiblesses. «C’est un projet complexe Les écrivements, et qui date de près de 10 ans. Le vrai début, le trigger, c’est au IKEA. Moi, je ne suis pas quelqu’un qui parle au monde, j’ai beaucoup de respect pour ceux qui en sont capables. Partir une vraie conversation avec un inconnu, c’est quelque chose que je suis incapable de faire, mais c’est parti d’une situation comme ça. Une vieille dame voulait sortir un meuble et c’était trop lourd pour elle, donc je l’ai aidée. Là, elle se met à me jaser, et pour une raison que j’ignore, j’ai décidé d’embarquer dans cette conversation-là et elle m’a raconté qu’elle venait de perdre son premier mari à qui elle n’avait pas parlé depuis longtemps. On pouvait sentir les remords de ne pas avoir reconnecté avec lui avant qu’il ne décède. J’ai eu envie de lui donner l’occasion de le faire, et c’est comme ça que le roman a germé.» Si l’acte d’écrire a toujours été quelque chose de grisant pour lui, il ne faut pas oublier la recherche qui peut l’être tout autant. Particulièrement pour le dernier, Simard s’aventure dans quelques faits divers avec son livre, que ce soit dans un abri antinucléaire construit avec des autobus scolaires

par un Américain du Kansas ou encore le mystère autour d’une expédition soviétique qui vire mal en plein col Dyatlov. «Je crois que ce que j’aime le plus dans l’écriture d’un roman, c’est la recherche autour d’un sujet, devoir t’y plonger pleinement même si dans le roman, tu vas le traiter qu’en surface. Pour pouvoir bien l’écrire, il faut plonger dans diverses réflexions. Dans ce cas-ci, j’ai beaucoup réfléchi à la mémoire et aux souvenirs, pourquoi certains restent et d’autres non, comment fonctionne leur durée de vie, etc. Ce genre de recherches, c’est quelque chose que je ne m’étais pas vraiment permis de faire avec mes derniers livres. […] Le geste de l’écriture que j’ai fait avec Ici, ailleurs m’a ramené un peu à ça, et ç’a créé le bon moment pour l’écriture de ce livre que je traîne depuis près de 10 ans. J’avais besoin d’un éditeur qui allait me challenger, surtout avec Les écrivements. Le premier jet était pas bon et je le savais, c’était plutôt un scène à scène pour que je puisse voir le casse-tête sur papier et commencer à travailler à partir de là.» Écrire pour soi Fort d’un succès considérable, Matthieu Simard se retrouvait dans un confort dont il craignait les pièges, ce qui explique en partie son passage aux éditions Alto: une façon de renouveler ses vœux avec la littérature. Le succès vient inéluctablement avec des lecteurs et ceux-ci arrivent avec des attentes. Alors, comment ne pas y penser au moment d’entamer un nouveau chantier? «J’ai beaucoup de difficulté à ne pas penser à mes lecteurs lorsque j’écris et c’est un problème, parce que ça me freine beaucoup. Mais là, comme le procédé d’écriture s’est étalé sur plusieurs années

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et que c’est assez différent dans sa construction, j’ai été capable de le faire pour moi, ce qui est de plus en plus dur dans ma vie d’auteur. […] J’ai été confortable dans mon univers littéraire, avec le même ton, la même voix, jusqu’à La tendresse attendra, et c’était plaisant. Par contre, je ne peux pas réécrire le même livre tout le temps et être heureux là-dedans. J’ai besoin d’être en mouvement. J’ai toujours l’impression que mon prochain roman sera mon meilleur et c’est ça le but.» Lorsque son fils de trois ans a pointé son cellulaire en demandant à son père que voulaient dire ses

«écrivements», l’auteur ne pouvait se douter qu’en tombant en amour avec ce néologisme, ce dernier allait coiffer son prochain roman. Car si son héroïne Jeanne passe une bonne partie de sa vie à écrire pour oublier, Matthieu Simard semble savoir pertinemment, quant à lui, qu’il écrit par nécessité, et ce, pour notre grand plaisir. y Les écrivements Matthieu Simard Alto, 240 pages


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L’ESPRIT DU CAMP, TOME 2 MICHEL FALARDEAU ET CAB

LA DANSE DE L’OURS PATRICE LESSARD

Lounak, 100 pages

Héliotrope, 176 pages

Celles et ceux qui trouvent que les vacances se sont terminées trop rapidement auront droit à une prolongation saisonnière: Michel Falardeau et Cab nous offrent enfin le deuxième et dernier tome de L’esprit du camp.

Avec Excellence poulet publié en 2015, on dénotait chez Patrice Lessard un intérêt pour les environnements atypiques où installer ses scènes de crime. Il repousse les limites avec La danse de l’ours, en choisissant comme repère spatio-temporel le légendaire Festival de la galette [de sarrasin] – qui bat probablement son plein au moment où vous lisez ces lignes.

«À part le père Noël, je connais pas beaucoup de visiteurs nocturnes avec des bonnes intentions…» C’est qu’après une nuit d’enfer pendant laquelle Élodie est la seule à avoir vu jaillir le torse possédé et le visage anguleux du directeur en plein dortoir des monitrices, elle se réveille cernée jusqu’au ventre, ankylosée. Alors que son groupe de turbulentes petites rouquines – adorablement indomptables! – quémandent la présence de leur nouvelle idole, celle-ci reste clouée au lit… pour le reste de l’été. Malgré tout, ni les rumeurs qui courent ni les coyotes qui rôdent n’empêcheront notre héroïne mal en point de sortir vérifier elle-même à quoi s’adonne le directeur dans la forêt entre le crépuscule et l’aurore. Est-ce vraiment un cardio de feu qui pousse son amie Catherine à faire son jogging avant le lever du soleil chaque matin? On l’aura compris: cette seconde partie se concentre davantage sur le mystère du camp du Lac à l’Ours que sur l’histoire d’amitié foudroyante qui avait été dessinée dans le premier volet – qu’il est nécessaire d’avoir lu afin de suivre le fil. Expressions faciales d’une justesse fascinante, atmosphère quasi cinématographique: le dessin de Falardeau est hypnotisant et la colorisation de Cab (Hiver nucléaire), remarquable. Un «lexique québécois» un peu redondant placé avant chaque chapitre se fera vite oublier grâce à un humour pince-sans-rire – salutations au personnage d’Hector le formidable! –, à une tension dramatique soutenue et à des propos toujours actuels. À qui s’adresse-t-on réellement lorsqu’on campe – poudoum tsh! – une histoire d’ados dans les années 1990: au public jeunesse, ou aux nostalgiques d’une époque révolue? Falardeau ne s’en cache pas: c’est un backflip assumé dans ce qui a teinté sa propre adolescence. Il est d’ailleurs amusant de remarquer à quel point l’allure grunge des protagonistes est au goût du jour en 2018; mais heureusement, bien au-delà des apparences, on retrouve des personnalités féminines substantielles, affirmées. Une suite qui plaira davantage aux fans d’horreur fantastique qu’aux romantiques – une aventure pour guerrières et guerriers de tous les âges, qu’aucune bête nocturne ne fera reculer. Quelle que soit sa forme. (Mélanie Jannard) y

Recherché par la police, Patrick Tardif – ce n’est pas son vrai nom – s’est confortablement installé à Louiseville, lové entre le calme plat et le vrombissement des usines. C’est un beau soir de mai que Dave et Blanche, d’ex-camarades avec qui il était en froid, le convoquent au lac afin de lui proposer «une job», qu’on devine un peu moins nette que journalier chez Meubles Canadel ou commis chez Marquis Imprimeur. «Il voulait me provoquer, l’hostie. Pour moi, dévaliser un fourgon, c’était le meilleur moyen qu’on me retrace.» C’est plutôt au Flamingo, bar crapuleux où Blanche travaille, que le trio décide finalement de s’attaquer; de fil en aiguille, il devient évident que le principal objectif n’est pas simplement de rafler les 15 000 dollars que pourrait contenir la place en pleines festivités. Alors que des rabat-joie se plaisent à croire que le polar est un sous-genre, il y a dans La danse de l’ours une qualité littéraire très fine. L’écrivain manie habilement les dialogues et les phrases surprenantes, tant par leur forme – longues, audacieusement mais toujours délicieusement ponctuées – que par leur essence. «Hostie de Magoua!»: on le lira quelques fois avant d’aller voir ce qu’en dit Wikipédia. Car tout est authentique; rien n’est plaqué ou didactique dans la façon d’aborder ce peuple autochtone, effacé entre Trois-Rivières et Maskinongé. Des recherches personnelles qui donneront encore davantage cette sensation d’imposture et d’étrangeté dans une fiction qui semble réelle – si bien qu’on omettra au passage qu’un crime prémédité au Festival de la galette peut avoir un petit quelque chose de burlesque; quiconque ayant déjà mis les pieds aux portes de la Mauricie n’aura aucun mal à voir défiler les scènes du roman en tournant chaque page. Plus qu’un «page turner» captivant, La danse de l’ours est une incursion dans un microcosme maskinongeois. Une expérience sociologique où se côtoient barbarie et subtilités. (Mélanie Jannard) y


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FORÊT OBSCURE NICOLE KRAUSS

L’IVRESSE DU JOUR 1 SHANTI VAN DUN

Éditions de l’Olivier, 280 pages

Leméac, 120 pages

En 2000, le band britannique Radiohead faisait paraître Kid A, peut-être son meilleur album. Dix-huit ans plus tard, à la lecture du plus récent roman de l’écrivaine américaine Nicole Krauss, je ne peux m’empêcher d’avoir en tête How to Disappear Completely, tellement cette chanson semble jeter les fondements de Forêt obscure, un livre tissé à même les faux-semblants et les culs-de-sac. Jules Epstein, richissime juif new-yorkais, disparaît en Israël, alors que Nicole, une écrivaine américaine, revient au Hilton de TelAviv, lieu marquant de ses souvenirs d’enfance. Si ces deux histoires s’alternent sans jamais se croiser – ou si peu –, elles créeront de page en page diverses chambres d’échos où les questionnements de Krauss viendront se loger au détour d’une phrase avant de se réverbérer au loin, à la façon des cercles concentriques qui se créent autour d’un caillou jeté au centre d’un étang.

Les premiers livres d’une œuvre littéraire ont toujours un petit quelque chose de défricheur: errant dans les broussailles et les fascinations d’un auteur, ils ont cette habitude – ou du moins cette volonté – de mettre à mal ou au clair certains intérêts de l’écrivain. Comment revient-on à L’ivresse du jour 1? Cette journée de grands renversements où, sans s’annoncer, un «nous» physique, filial et familial se crée, allant bousculer complètement l’ordre des choses. Cette ivresse, tout aussi intime que commune, celle du commencement, celle de l’ouverture et des grands dérangements.

D’une rencontre fortuite à New York avec un rabbin jusqu’à la plantation d’une forêt complète au cœur d’un désert, tout en passant par un périple en haute Galilée dans la cité de Safed, il est difficile de suivre le périple d’Epstein sans froncer les sourcils. On pourrait en dire tout autant du personnage de Nicole, alter ego de l’auteure, qui se fait mandater par un professeur de littérature à la solde du Mossad de poursuivre une œuvre inachevée de Kafka, lui qui aurait feint sa mort en Europe pour se la couler douce de longues années en terre sainte. Enquête littéraire contenant différents leurres, Forêt obscure est un livre qui ne respecte aucune de ses promesses et on se demande bien honnêtement si on doit le détester ou l’aduler pour cette raison. Si le lecteur se perd en entrant dans cette forêt obscure créée de toute pièce par l’auteure, il n’aura d’autre choix que de se rendre compte que Krauss s’y perd aussi. On se demande même s’il ne s’agit pas là de la raison première pour laquelle ce livre a été écrit, créé à même cette idée de mettre en place un dispositif pour camoufler une fuite en avant de l’écrivaine, un lieu où les réflexions tout aussi spirituelles que littéraires ne trouveraient pas nécessairement de réponse, mais plutôt un endroit où se cacher. À vos risques et périls. (Jérémie Laniel) y

Avec son premier livre, Shanti Van Dun aborde la maternité. Celle qui fait désormais partie d’elle à part entière, celle qui a, en quelque sorte, bousculé les fondements mêmes de son rapport au monde. Coup sur coup, Clara, Julien et Laurie viendront d’abord créer un clan, puis s’y adjoindre, avec ce souffle nouveau des enfants pour qui tout est à créer. Avec L’ivresse du jour 1, l’auteure livre un récit court et dense, tout aussi contemplatif que violent. De promenade en promenade, Van Dun nous convie à Naître au monde, à l’habiter, le perdre et le retrouver. Des grossesses aux accouchements, des vacances au retour au travail en passant par un mariage qui s’étiole, L’ivresse du jour 1 est le récit d’une maternité au pluriel avec tout ce qu’elle implique. Car si Van Dun utilise à répétition le mot «monde» dans son récit, le lecteur en conçoit chaque fois un nouveau, plus immense, plus vaste, plus grandiose que le précédent. Et si on croise souvent le mot «beauté» au fil du livre, c’est qu’elle est multiple, toujours nouvelle dans le regard et l’écriture de l’auteure. Vif et concis, L’ivresse du jour 1 se retrouve étonnamment à mi-chemin entre un manifeste et un journal intime, renfermant en ses pages un rapport renouvelable et essentiel au monde, comme un pacte qui, chaque matin, doit se renégocier. Et ce n’est qu’en fin de parcours qu’on retrouve la Bérénice de Ducharme, brillamment amenée, sorte d’alter ego de l’écrivaine qui cherche désespérément, tant dans les livres que dans ses classes, d’autres épaules avec qui partager le poids du monde. (Jérémie Laniel) y


46 CRÉATION VOIR QC

VO3 #1O

1O / 2O18

PAR ERIKA SOUCY

ILLUSTRATION ESTÉE PREDA

J’aimais te serrer. J’arrivais derrière toi sur le divan, j’entourais mes jambes autour de ton corps et te collais contre mon ventre, contre ma poitrine. Tu ne bougeais pas vraiment, penchais la tête un peu. Je la flattais et respirais. Une, deux, trois fois... Et j’aurais reconnu entre dix mille humains que tu étais celui qui avait déjà été à l’intérieur de moi. Que tu étais celui qui était toujours moi, encore, un peu. J’aimais prendre le temps de me dire que nous avions été et étions, à nouveau, la même personne. C’est une des seules choses que je ne n’ai jamais remise en question.

Chaque soupir que j’échappe, chaque cassure de ma voix, chaque parole répétée pour la centième fois sont une tentative vaine pour te ramener à moi, dans ma chair, et respirer à l’unisson. Je suis bien égoïste.

J’aime toujours te serrer, mais ce n’est plus pareil. La dernière fois que j’ai tenté d’arrêter le temps tu as glissé d’entre mes bras, t’es défilé comme le chat de Mamie qui manque d’air quand ta sœur lui accorde trop d’attention. Ça ne m’a pas fait grand-chose, je n’ai pas été triste ni déçue de quoi que ce soit... Tu étais rendu là; à me dire que non, nous ne sommes plus la même personne. Et je m’estimais préparée.

Alors je tiens la bride trop fort du cheval dans ton ventre.

En mère sérieuse, j’avais prévu moult scénarios pour qu’on ne me trouve pas les bras ballants face à ton éducation. J’avais prévu pour moi. Sans soupçonner le deuil. Il ne s’agit pas d’un mal à guérir par le temps. Il ne s’agit pas non plus de l’une de ces coupures obligées dont on aime se plaindre pour rire, le jour où son enfant part pour la maternelle. «Je n’ai plus de bébé, mon Dieu! Ç’a passé si vite!» Non. C’est un manque plus sournois, un trou qui rend écho la colère.

Bien sûr que j’aimerais que tu t’envoles, bien sûr que je te veux autonome, bien sûr que je souhaite que tu sois un adulte agréable outillé à faire face à toutes situations, mais je ne sais pas comment, autrement qu’à ma manière, je pourrais t’y conduire.

Une bête bruyante, fougueuse, magnifique. Une bête qui ne connaît pas sa place dans le rang. Une bête que je flatterai un jour mais qui, pour l’heure, m’effraie, car j’ai compris une chose à force de la retenir: tu es le seul qui devra la dompter. Je ne sais pas finir cette lettre. J’ai l’habitude de bien fermer les boucles quand j’écris. J’aime les textes organiques, conséquents, avec une belle chute qui rattrape l’introduction. Le lecteur s’y sent bien, intelligent même, et moi aussi. Je ne sais pas quoi dire de plus. Je n’ai rien pour conclure, aucune observation, pas de remède pour une fois. Je te laisse le dernier mot. Que le cheval saute de joie et que la nuit tombe juste à temps que la suite soit la lune comme une fleur * * Poème de Victor, 10 sept. 2018




ARTS VISUELS 49 VOIR QC

VO3 #10

10 / 2O18

70 ANS DE REFUS GLOBAL: PLACE À L’AMOUR! IL Y A SEPT DÉCENNIES, SEIZE JEUNES ARTISTES ASSUMAIENT «LE RISQUE TOTAL DANS LE REFUS GLOBAL». ZOOM SUR L’ANNIVERSAIRE INCONTOURNABLE DE REFUS GLOBAL. MOTS | CAROLINE DÉCOSTE

C’est loin d’être un hasard: coup sur coup s’ouvrent les expositions Françoise Sullivan au Musée d’art contemporain de Montréal et Marcel Barbeau. En mouvement au Musée national des beaux-arts du Québec, à quelques jours du coup d’envoi du festival Québec en toutes lettres, avec en trame de fond un esprit de désobéissance. C’est que le texte fondateur de la modernité artistique au Québec, le manifeste Refus global, a eu 70 ans le 9 août. Rester insoumis «Pour nous, la création, c’est un acte de désobéissance: il faut se désobéir à soi-même ou à quelque chose pour entrer en acte de création. C’était ça, Refus global, l’expression de quelque chose à contre-courant de l’ordre établi. Ç’a inspiré la programmation», exprime Isabelle Forest, programmatrice de Québec en toutes lettres. C’est ainsi que le festival littéraire s’ouvrira le 21 octobre avec un entretien entre Sophie Dubois, spécialiste de Refus global, et Anne-Marie Bouchard, conservatrice de l’art moderne au MNBAQ. Ce sera l’occasion, selon Isabelle Forest, de faire entrer en dialogue les deux pratiques privilégiées par les signataires du manifeste, soit la littérature et les arts plastiques. L’entretien sera suivi d’une table ronde avec Anaïs Barbeau-Lavalette (petite-fille de Marcel Barbeau), Alain Deneault et les éditeurs Étienne Beaulieu (Nota bene) et Mark Fortier (Lux Éditeur), sur l’héritage politique et littéraire du mouvement. «Avec cette table ronde, je voudrais qu’on se demande: est-ce qu’on peut faire la même critique de la société aujourd’hui? Est-ce qu’on a pris acte de la volonté de ce manifeste-là?» s’interroge la programmatrice.

Les enfants de Refus global (23 octobre) et même une initiation pour enfants aux techniques privilégiées par les artistes du manifeste avec Ima’zine. Enfin, jusqu’au 2 décembre, un exemplaire original ainsi que des projections animeront la Maison de la littérature. À sa relecture du célèbre document, Isabelle Forest s’est surprise de l’actualité du texte. «Ce n’est pas de célébrer un anniversaire pour simplement célébrer, c’est pertinent de remettre ce texte en lumière. Je pense qu’on a encore besoin d’être secoués!» Créer pour vivre «C’est la création qui gardait en vie Marcel Barbeau», expose avec admiration Eve-Lyne Beaudry, conservatrice de l’art contemporain au MNBAQ. Dans la réserve préparatoire, où les tableaux et sculptures attendent patiemment d’être montés en salle, elle pointe sa signature sur ses derniers tableaux, tremblotante, mais encore bien lisible. «Il a peint jusqu’à sa mort [2 janvier 2016], c’était un explorateur, il prenait la création artistique comme une recherche. C’est un artiste extrêmement prolifique, il a produit plus ou moins 4000 œuvres.» En faire une exposition exhaustive est quasi impossible, explique la commissaire, elle qui a consacré trois ans de sa vie à monter cette rétrospective unique, «la première dans une institution muséale qui retrace l’ensemble de son corpus».

On ne fera pas que parler, on montrera aussi, notamment avec une projection du documentaire de Manon Barbeau

De ses tableaux automatistes à sa période optique (sa plus grande contribution à l’art international), en passant par ses performances picturales et ses «anaconstructions», Marcel Barbeau a eu une production hétéroclite et transdisciplinaire qui en fait, aux dires d’Eve-Lyne, un artiste constamment d’avant-garde. «Barbeau ne s’est jamais cantonné dans une façon; il était très au fait

Françoise Sullivan, Rouge no 3, 5, 6, 2, 1997. Acrylique sur toile, 152 x 638 cm (l’ensemble). Collection Musée d’art contemporain de Montréal © Françoise Sullivan / SODRAC (2018). Photo Richard-Max Tremblay

Marcel Barbeau, Kitchenombi, nº 4, 1972. Acrylique sur toile, 260,7 × 389,3 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec, Québec. Achat (1973.574) © Succession Marcel Barbeau. Photo MNBAQ, Idra Labrie


> des courants et s’en inspirait pour créer quelque chose qui lui était propre.» Des peintres signataires de Refus global, c’est à son avis l’un des plus audacieux, avec Riopelle et Mousseau. «Quand on regarde ses œuvres, elles peuvent sembler déconnectées, avec autant de styles et de pratiques. Mais quand on s’y attarde, on voit le fil conducteur du mouvement, d’où le titre de l’expo.» L’importance d’une large rétrospective de l’œuvre de Barbeau, en plein 70e anniversaire du manifeste, ne fait pas de doute. Parler de Refus global aussi, selon la conservatrice, même si aujourd’hui, l’art est de plus en plus décloisonné: «C’était la jeunesse qui voulait changer le monde! Des artistes qui prônaient l’autonomie et la liberté artistique. En histoire de l’art, ç’a eu des répercussions énormes. Ç’a amené la nonfiguration, ç’a fait des artistes chercheurs qui se sont développés tout au long de leur carrière.» Fleuve créatif Dans cette longue et riche aventure de création, héritage de Refus global, l’œuvre de Françoise Sullivan s’inscrit elle aussi dans cette quête de recherche et de liberté, parallèlement à Barbeau. Pour Mark Lanctôt, conservateur au MACM, c’est une artiste méconnue. «On pense la connaître, les gens disent “ouais, les grands tableaux rouges” ou parlent de la danse, mais pour moi, c’est une présence constante dans le milieu artistique québécois sur tellement de plans!» L’exposition vise donc à montrer un panorama de plus de 70 ans de production à travers de multiples disciplines. «Françoise dit souvent que tout son travail vient de la peinture, c’est son premier amour. Elle part surtout d’un désir de s’exprimer et elle trouve le moyen qui répond à son désir d’expression.» Françoise Sullivan a donc passé à travers toutes les pratiques en art contemporain, «c’est très varié, mais c’est rare qu’elle fait plus d’une chose en même temps, ça se succède dans le temps; la danse cède la place à la sculpture, puis l’art conceptuel, puis l’installation, puis la performance, ensuite, la peinture revient», expose le commissaire. C’est pourquoi la rétrospective est sobrement intitulée Françoise Sullivan, afin de montrer que «ce n’est pas une continuité, c’est un fleuve, tout ce qu’on voit là, c’est elle, c’est Françoise, c’est autant un portrait d’elle que de l’histoire de l’art».

Responsabilité entière «On s’est toujours sentis libres de créer, la seule chose, c’est que ce n’était pas toujours reconnu.» Au téléphone, Françoise Sullivan se réjouit qu’on s’intéresse encore à Refus global, tout en laissant comprendre que pour elle comme pour les autres, c’était une nécessité. «Quand on est un artiste, on ne dépend pas de la réception, on le fait parce qu’il faut le faire. Nous savions ce qui nous attendait, nous étions conscients du danger, mais ce n’était pas négociable.» C’est là, selon elle, ce qui fait la force de Refus global: d’avoir su pressentir la liberté de création bien avant que ce soit possible. «Je vois ça comme assez extraordinaire de l’avoir prévu et de voir que dans le temps de notre vie, ça se réalise! De voir un changement total dans la vie sociale. Le manifeste parle de problèmes encore existants, qui font que c’est toujours actuel. Ça, il faut le souligner.» Au jeu peu sérieux des prédictions, à savoir si on parlera encore de Refus global et de son caractère actuel dans 70 ans (voire plus), l’artiste hésite. «Je l’imagine… mais c’est difficile de dire avec quelle vitesse les choses changent! La vie, l’attitude devant les arts, tout change. On ne sait pas, quelquefois… Y a des reculs, des avances, comment faire pour le dire? Je peux juste espérer que ça change pour le mieux.» Et dire qu’il s’est écoulé 70 ans depuis que Françoise Sullivan a écrit, dans «La danse et l’espoir», «aujour­ d’hui on s’agite pour reconstruire le monde»… y Marcel Barbeau. En mouvement Musée national des beaux-arts du Québec 11 octobre 2018 au 6 janvier 2019 Françoise Sullivan Musée d’art contemporain de Montréal 20 octobre 2018 au 20 janvier 2019 Québec en toutes lettres 20 au 28 octobre Zoom sur Refus global Maison de la littérature 26 septembre au 2 décembre

Françoise Sullivan, Hommage à Paterson, diptyque, 2003. Acrylique sur toile, 348 x 574 cm. © Françoise Sullivan/SODRAC (2018) Photo Guy L’Heureux/Galerie Simon Blais

Marcel Barbeau, Rétine optimiste ou Salute, 1964. Acrylique sur toile, 242 × 203,5 cm. Collection du Musée national des beaux-arts du Québec (1969.209), achat. Restauration effectuée par le Centre de conservation du Québec © Succession Marcel Barbeau Photo MNBAQ, Jean-Guy Kérouac

Marcel Barbeau, Rétine prétentieuse, 1965. Acrylique sur toile, 241,5 × 203 cm. Collection de la Galerie d’art Leonard & Bina Ellen, Université Concordia, Montréal. Don de Marie-Marthe Huot Elie (985.002) © Succession Marcel Barbeau Photo MNBAQ, Idra Labrie



52 CHRONIQUE VOIR QC

VO3 #1O

1O / 2O18

PETITS VELOURS

PAR CATHERINE GENEST

Mortes vivantes Lindsay Montgomery dépoussière la poterie. Elle la met à sa main, l’accorde au présent. Neo Istoriato exhume, le titre l’annonce d’emblée, une pratique italienne vieille de 500 ans, une technique datant de la Renaissance qu’elle a apprise du grand maître céramiste Walter Ostrom, son enseignant au Nova Scotia College of Art and Design. Une sommité, un érudit dont elle se fait la plus franche émule, sculptant et cuisant elle-même ses propres plats d’argile avant de les recouvrir, tradition oblige, d’un émail stratifié. Une surface lustrée sur laquelle il fait bon, et depuis le 16e siècle, peindre des histoires. Et les siennes sont un tantinet décoiffantes. L’artiste met ses connaissances et sa maîtrise du médium au service de ses préoccupations féministes. Ses héroïnes se meuvent dans un décor qui nous ramène à une certaine idée de l’enfer, elles brûlent sous les flammes d’un dieu dont on ignore l’identité et sous nos regards ahuris. Des motifs païens directement inspirés de l’iconographie médiévale, son autre dada, des sorcières ou des sirènes, des damnées ou des succubes, on ne saurait dire, qui nous entraînent jusqu’aux tréfonds des limbes. Sur ses assiettes, ses majoliques, la faïencière montréalaise met en scène ces femmes qu’on «disgarce» sans vergogne, qu’on démonise et juge parce qu’elles embrassent une sexualité libérée de toute contrainte religieuse. Comment se fait-il, encore aujourd’hui, que l’homme et la femme ne soient pas soumis aux mêmes perceptions?

LINDSAY MONTGOMERY

Que l’un s’impose comme un héros et l’autre comme une salope? Chose certaine, le slutshaming est un sujet prédominant chez Montgomery.

de Québec du 26 octobre au 2 décembre puis à La Guilde de Montréal dès le 21 février 2019.

Entre quelques enfournées et ses cours à l’Université Concordia, où elle sévit également comme professeure, Lindsay Montgomery trouve le temps d’exposer en solo. Son travail sera présenté au Centre Materia

Il y a longtemps que le milieu de la pub et ses excès servent d’engrais aux auteurs de part et d’autre de l’Atlantique. Nyotaimori constitue, pour ainsi dire, une nouvelle critique de la vie en agence et tire son nom d’un fragment

Corps de métier

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sur la traçabilité des cossins qu’on achète et dénonçant les ravages de la mode jetable, éphémère. Nyotaimori est un puissant manifeste antiproductif, anticapitaliste, slow toute. Ce livre, sorti en septembre, fait écho à nos angoisses et à nos remords de surconsommateurs en ces temps troubles où la terre menace de se changer en étuve. Difficile de faire plus actuel. La meute

SARAH BERTHIAUME COURTOISIE LES ÉDITIONS DE TA MÈRE, ILLUSTRATION BEN TARDIF

de party de bureau, de ces sushis mangés entre collègues sur le corps d’une femme nue. D’emblée, la prémisse décape. C’est un doigt pointé vers les princes qui évoluent dans ces décors dernier cri, ces Octave Parango et autres Don Draper qui se refusent à toute autorité, toutes consignes, bien que les observations de Sarah Berthiaume transcendent cette seule thématique et ne versent jamais dans la caricature ou les généralisations éhontées. Construit à la manière d’une chaîne de montage, le récit s’impose surtout comme une réflexion dystopique sur le monde de l’emploi. On y suit Maude, une journaliste pigiste complètement asservie à ses clients/ patrons, pion interchangeable d’une industrie en décroissance et d’un domaine déjà contingenté, dans l’écriture d’un improbable reportage sur les métiers d’avenir – le sien n’y figurant évidemment pas. Ce sont Les éditions de Ta Mère qui couchent cette pièce sur papier, qui immortalisent ce spectacle coproduit et présenté par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en février dernier. Un texte aussi comique qu’important, puissant mais jamais lourd, un assortiment de répliques truffées de prises de position truculentes, qui se lit comme un roman. La dramaturge s’en donne à cœur joie, et par la bouche de ses personnages, auscultant au passage notre appétit matériel, s’interrogeant

Wolfe est une anomalie, une curiosité, une œuvre cinématographique exigeante et, pourtant, portée par une distribution de comédiens-influenceurs au rayonnement extraordinaire. Catherine Brunet s’en fait le point focal, dérangée quoiqu’enjôleuse, prêtant ses traits à cette Andie résolument bien étrangère à Charlotte et son Monde. La jeune vétérane incarne une psychopathe bizarrement attachante dont les maux et la mort viendront chambarder l’existence de ceux qui restent. Ses meilleurs ennemis campés par Ludivine et Godefroy Reding, Léa Roy (la révélation de ce long métrage), Julianne Côté, Antoine Pilon. Une belle brochette d’acteurs qui se révèlent et brillent dans des rôles à leur pleine mesure. Francis Bordeleau signe la réalisation et le scénario de ce drame psychologique follement stylé, un thriller tordu mais nué de paillettes, enjolivé des costumes baroques du couturier québécois MARKANTOINE et de la direction photo fantaisiste de Miguel Henriques. Des plans exquis, minutieusement étudiés, auxquels vient s’agglutiner une trame sonore variée et intrinsèquement québ. Au rythme des scènes, Bordeleau oscille entre l’eurodance post-internet et néo-kitsch d’Antoine 93, l’électropop bonbon de Laurence Nerbonne, le rap franglais surpuissant des Dead Obies et un succès souvenir de Pierre Lapointe. La musique occupe une place prépondérante dans cette production qui, par moments, emprunte aux codes esthétiques du vidéoclip. On se délecte de l’enrobage de ce film d’horreur au sens non conventionnel du terme, parce qu’exempt d’images gore et d’un hypothétique tueur qui guetterait les protagonistes dans l’ombre. Ils sombrent eux-mêmes dans des abysses mentaux insondables, taraudés par le suicide et l’automutilation, le monstre qu’ils portent en eux. C’est dur, extrêmement cru, presque anxiogène, terriblement réaliste. Ce qui fait le plus peur se cache souvent à l’intérieur de nous, tout le monde est en proie à une perte de contrôle, au déséquilibre. Avec cette offrande inclassable, Bordeleau nous ramène à notre propre fragilité. En salle le 26 octobre. y


QUOI FAIRE

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PHOTO RENAUD PHILIPPE

MUSIQUE

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ÉMILIE CLEPPER THÉÂTRE PETIT CHAMPLAIN – 18 OCTOBRE

On l’a connue il y a presque 10 ans, elle a connu un succès d’estime enviable avant de graduellement disparaître du radar. Émilie Clepper a touché les cœurs avec ses compositions anglo-saxonnes aux arrangements dépouillés, teintés par le country, mais proposera cette fois-ci des chansons d’inspiration jazz dans la langue de Piaf. Elle fera même paraître un nouveau disque réalisé par Benoit Pinette (Tire Le Coyote) et enjolivé par l’apport du pianiste Vincent Gagnon.


QUOI FAIRE 55 VOIR QC

VO3 #10

10 / 2O18

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MAUDE AUDET VIEUX BUREAU DE POSTE DE SAINT-ROMUALD – 5 OCTOBRE

Avec sa voix mutine et ses textes aigres-doux, l’auteure-compositriceinterprète émeut sans tirer les larmes. Elle livre des chansons à fleur de peau, mais jamais mièvres, des perles folk à ascendance grunge et aux ambitions poétiques. De passage à Lévis, elle nous offre les titres de son plus récent album intitulé Comme un odeur de déclin.

LORD ESPERANZA SOURCE DE LA MARTINIÈRE – 5 OCTOBRE

Profitant d’un succès assez impressionnant en France, Lord Esparanza s’amène ici pour une mini-tournée québécoise, qui s’arrêtera à Montréal, Québec et Sherbrooke. Accompagné par son producteur et DJ Majeur-Mineur, le prolifique rappeur parisien de 21 ans viendra notamment nous présenter les chansons de son plus récent EP Internet, acclamé par la critique et le public. PHOTO ANTOINE BORDELEAU

SHAD

B E R N A R D L AV I L L I E R S

W E R T H E R À L’ O P É R A D E Q U É B E C

2 4 n ovem br e - L’An t i Bar et sp ecta cles

1 3 novem br e - P a la i s Mont ca lm — Ma ison d e la m u si qu e

20 , 23 , 25 e t 27 oct obr e Gr a nd Th é â t r e de Qu é be c

Après 30 ans d’absence, Bernard Lavilliers revient enfin à Québec !

Cette saison, l’Opéra de Québec vous fera vivre des moments musicaux inoubliables. À ne pas manquer en octobre: Werther de Jules Massenet. Cette œuvre profondément romantique raconte le parcours d’un héros aux amours tourmentées où folles passions et sens du devoir s’entremêlent.

Ne manquez pas le spectacle lancement du nouvel album de Shad: ‘A Short Story About A War’. Le disque inclut des contributions de KAYTRANADA, A Tribe Called Red, Lido Pimienta, Yukon Blonde, et autres. Shad est un rappeur de renom canadien, récipiendaire d’un JUNO et animateur de la série culte Netflix’s Hip Hop Evolution.

Après une tournée en France dont un passage exceptionnel à l’Olympia pour 9 soirs à guichets fermés, l’artiste français revient à Québec. Il présentera les pièces du nouvel album en plus des grands succès qui ont ponctué ses cinquante ans de carrière.


PHOTO PHILIPPE RICHELET

RUNNING PIECE – GRAND PONEY

MISC

MANIFESTE DE LA JEUNE FILLE

1 7 , 1 8 , 1 9 oct o br e - Sal l e Multi d e Méd use

L’ANGLICANE – 27 OCTOBRE

THÉÂTRE PÉRISCOPE – 9 AU 20 OCTOBRE

Sur un tapis roulant, un danseur affronte les circuits fermés de nos drames quotidiens. Qui de lui ou du dispositif l’emportera dans cette lutte obstinée où la danse et l’athlétisme ne font qu’un? Une performance exigeante, enivrante, qui laisse le spectateur dans un état de tressaillement.

Pianiste virtuose, collaborateur au premier et excellent long jeu de celui qu’on appelle Les Louanges, Jérôme Beaulieu transforme tout ce qu’il touche en or. Il débarque à Lévis flanqué de ses plus loyaux acolytes: le batteur William Côté et le contrebassiste Philippe Leduc. Ensemble, ils mettent leurs ego au rancart et créent une musique diablement riche, axée sur la cohésion du groupe.

Présentée à l’Espace Go il y a près de deux ans, cette récente pièce d’Olivier Choinière s’intéresse au consumérisme, au capitalisme qui nous dévore tous et sans discrimination. Un texte fort et possiblement dérangeant puisé au même encrier que Chante avec moi, ce spectacle coup de poing qui avait été présenté au Trident en 2014.

photo Dominique T. Skoltz

SAFIA NOLIN GRAND THÉÂTRE DE QUÉBEC – 20 OCTOBRE

Flanquée de sa guitare qu’elle manie, on l’entend au couinement des cordes, avec une touchante maladresse, Safia Nolin offre sa divine voix dans un écrin brut et terriblement touchant. Chaque concert est une soirée de confidences, alors qu’elle se livre sans détour, ponctuant ses pauses d’interventions rigolotes qui détendent l’atmosphère. Une clown triste, mais terriblement talentueuse.

CHILLY GONZALES PALAIS MONTCALM – 24 OCTOBRE

M A R C E L B A R B E A U. EN MOUVEMENT D u 1 1 o ct o br e au 6 jan vier M u s ée nat ion al des beaux-a rts d u Québ ec

Figure notoire de l’art contemporain du Québec, il fut à l’amorce de nombreux courants d’avant-garde et de tendances artistiques au pays. Cette exposition majeure, la plus importante jamais réalisée sur l’artiste, embrasse l’ensemble de sa carrière de 1940 jusqu’à sa toute dernière production, en 2013. Marcel Barbeau, Diamant, passerelle d’étoiles, 1997. Acrylique sur toile, 213 × 264,4 cm. Collection particulière © Succession Marcel Barbeau Photo MNBAQ, Idra Labrie

Il est à la fois pianiste, pédagogue et bouffon, capable de prouesses techniques et de collaborations fantaisistes. Acoquiné à Feist depuis belle lurette et lauréat d’un Grammy pour son apport au dernier Daft Punk, Chilly Gonzales multiplie ses champs d’activité, mais s’en remet toujours à son style minimaliste purement instrumental. De la néo-musique de chambre, quoi!

WALLACE RONEY THÉÂTRE PETIT CHAMPLAIN – 31 OCTOBRE

Écrire sur Wallace Roney en omettant de faire allusion à Miles Davis tiendrait presque du sacrilège puisque le grand maître l’avait, peu avant sa mort, pris sous son aile. Or le trompettiste vaut bien plus que cette simple expérience de mentorat. Techniquement trop fort pour la ligue, il alliait déjà jazz et hip-hop avec son album Prototype sorti en 2004. Un précurseur!

SCÈNE

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THE BLACK PIECE – ANN VAN DEN BROEK MÉDUSE – SALLE MULTI – 1ER ET 2 NOVEMBRE

La chorégraphe belge présente une pièce dansée dans le noir total et filmée avec une lentille lumineuse. Objet sensoriel mêlant sons, images et corps, The Black Piece a été récompensée aux Pays-Bas du Swan Award pour la meilleure production en danse.

CELLE QU’ON POINTE DU DOIGT PREMIER ACTE – JUSQU’AU 20 OCTOBRE

C’est le genre d’histoire qui fait la une des journaux, le fait divers qu’on a tous lu et revu, une tragédie innommable qui n’arrive qu’aux autres. D’abord étrenné au Festival de théâtre de l’Université Laval, ce texte de Marie-Pier Lagacé sonde les abysses de ces femmes et de ces hommes qui mettent fin à la vie de leurs enfants. Qui sont ces gens qui commettent l’irréparable? >


QUOI FAIRE 57

CINÉMA

VOIR QC

SHUT UP AND PLAY THE PIANO EN SALLE LE 5 OCTOBRE

Chilly Gonzales est à la fois un compositeur lauréat d’un Grammy, un pianiste virtuose et un showman. Navigant entre le rap, l’électro et le piano, il est devenu un artiste pop qui s’est invité dans le sérail du monde de la musique classique. Cet artiste excentrique inspirant multiplie les collaborations avec, entre autres, Feist, Jarvis Cocker, Peaches, Daft Punk et Drake. Le changement reste le seul élément constant de sa créativité et il étonne chaque fois le public par ses évolutions radicales.

VOLONTAIRE Laure a 23 ans. Elle se cherche. C’est dans la Marine nationale qu’elle va trouver un cadre, une structure, des repères. Solide et persévérante, elle va faire son apprentissage et découvrir sa voie. >

10 / 2O18

WOLFE

VENOM

EN SALLE LE 26 OCTOBRE

EN SALLE LE 5 OCTOBRE

Durant une fête, Andie, dominatrice, manipulatrice et figure de proue d’un groupe de quatre amis, planifie d’organiser sa mort devant l’ensemble de ses proches. À travers un monologue éclaté, Andie révèle sa pensée profonde sur tout un chacun, déstabilisant le groupe et remettant en question les liens auparavant tissés. Alors que chacun tente de reprendre le contrôle du groupe, tant sur le plan émotionnel que physique, une cinquième personne s’immisce de l’extérieur et vient semer la zizanie au sein de la «meute».

Possédé par un symbiote qui agit de manière autonome, le journaliste Eddie Brock devient le protecteur létal Venom. Ce nouveau film ne tient pas compte de l’univers cinématique Marvel établi, et sort Venom de son contexte habituel comme ennemi juré de Spider-Man.

CAN YOU EVER FORGIVE ME? EN SALLE LE 12 OCTOBRE

VO3 #10

EN SALLE LE 19 OCTOBRE

Biographe respectée, Lee Israel se met à contrefaire des lettres d’écrivains et de célébrités décédées pour payer son loyer, le jour où les temps deviennent durs. Lorsque ces contrefaçons éveillent les soupçons, elle vole les vrais manuscrits pour les vendre à un receleur rencontré dans un bar.

GUY EN SALLE LE 19 OCTOBRE

Gauthier, un jeune journaliste, apprend par sa mère qu’il serait le fils illégitime de Guy Jamet, un artiste de variété française ayant eu son heure de gloire entre les années 1960 et 1990. Celui-ci est justement en train de sortir un album de reprises et de faire une tournée. Gauthier décide de le suivre, caméra au poing, dans sa vie quotidienne et ses concerts de province, pour en faire un portrait documentaire.


ARTS VISUELS

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RAFAEL LOZANO-HEMMER, SOLAR EQUATION CHANDELIER, 2018. PHOTO © GRACIEUSETÉ ANTIMODULAR RESEARCH

RAFAEL LOZANO-HEMMER

DOMINIQUE SIROIS

MUSÉE NATIONAL DES BEAUX-ARTS DU QUÉBEC – JUSQU’AU 24 FÉVRIER

L’ŒIL DE POISSON – 26 OCTOBRE AU 2 DÉCEMBRE

Ses œuvres, immenses et grandioses, marquent l’imaginaire. Le MAC de Montréal lui a consacré une exposition solo cet été, les plus grands musées du monde entier ont présenté son travail. Rafael Lozano-Hemmer est indéniablement l’un des plus grands artistes contemporains résidant au Québec. Actuellement, l’une de ses installations orne le hall central du lumineux pavillon Pierre Lassonde. Une grosse prise pour le MNBAQ!

C’est une démarche qui s’ancre dans la décroissance, qui remet en question ouvertement notre dépendance à l’argent et aux biens matériels. En phase avec notre temps, la sculptrice montréalaise Dominique Sirois s’est déjà inspirée de l’obsolescence programmée de nos cellulaires et à l’avarice de Martha Stewart. Une proposition à la fois comique et engagée!


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