Sauvée de l'enfer (OUR2038)

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KIM PHUC PHAN THI

SAUVÉE DE L’ENFER LA FILLE DE LA PHOTO RACONTE


Sauvée de l’enfer - Titre original en anglais: Fire Road

Originally published in English in the U.S.A. under the title: Fire Road, by Kim Phuc Phan Thi. Copyright © 2017 by Kim Phuc Phan Thi. French edition © 2018 by Société Biblique de Genève (La Maison de la Bible) with permission of Tyndale House Publishers, Inc. All rights reserved.

© et édition (française): Ourania, 2018 CP 128, 1032 Romanel-sur-Lausanne, Suisse info@ourania.ch - www.ourania.ch Tous droits réservés.

Traduction: Madeleine Dériaz Sauf indication contraire, les textes bibliques sont tirés de la version Segond 21 © 2007 Société Biblique de Genève www.universdelabible.net

Crédit photographique Couverture: photo Kim © KEYSTONE-AP / Nick Ut. Tous droits réservés. Image papier brûlé © redfox331 - Fotolia.com Intérieur: p. 171 © Kim Phuc Phan Thi - p. 172 © Nick Ut p. 239 © 1995 Anne Bayin - p. 250 © Kim Phuc Phan Thi p. 266-1 © 1995 Anne Bayin - p. 266-2 © 1998 Anne Bayin p. 316-1 © 2005 Anne Bayin - p. 316-2 © Kim Phuc Phan Thi p. 350 © 2013 Steven Stafford - p. 359 © Kim Phuc Phan Thi p. 360-1 © Kim Phuc Phan Thi - p. 360-2 © Geneviève Achard pp. 367-368 © 2005 Anne Bayin - p. 376 © 2015 Steven Stafford p. 382-1 © Kim Phuc Phan Thi - p. 382-2 © Geneviève Achard p. 382-3 © Kim Phuc Phan Thi - p. 383-1 © John Denbok p. 383-2 © Kim Foundation International

ISBN édition imprimée 978-2-88913-038-2 ISBN format epub 978-2-88913-616-2

Imprimé en République tchèque sur les presses de Finidr


A mes trois familles: mes parents et mes frères et mes sœurs, dont la compassion a aidé une petite fille à supporter sa souffrance; mon mari, mes fils, ma belle-fille et mon petit-fils, dont l’amour inconditionnel m’aide chaque jour à guérir un peu plus; ma famille spirituelle, la Faithway Baptist Church, dont les prières m’aident à continuer à avancer.

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TABLE DES MATIÈRES Introduction ............................................................................. 11 Prologue .................................................................................... 15 1re partie: Le corps en feu ......................................................... 19   1. La guerre, quelle guerre? ............................................... 21   2. Les ordres du soldat ....................................................... 47   3. «Trop chaud, trop chaud!» ............................................ 49   4. Laissée pour morte ......................................................... 57   5. Vivante, mais en bien mauvais état ............................. 65   6. Tu ne peux plus être aimée ........................................... 73   7. La fuite ............................................................................... 83   8. La guerre est terminée! .................................................. 91   9. Un nouveau départ ......................................................... 95 10. Projets d’évasion .............................................................. 107 2e partie: Une vie exploitée ...................................................... 115 11. Kidnappée par l’Etat ....................................................... 117 12. C’en est assez! .................................................................. 125 13. Enfant du Père ................................................................. 141 14. Pressée de toutes parts ................................................... 151 15. Un secours plus qu’opportun....................................... 159


16. Bac Dong ........................................................................... 165 17. Nouveau contretemps .................................................... 173 18. Plus d’attaches ................................................................. 185 19. Vous avez dit progrès? ................................................... 191 3e partie: A la recherche de la paix ......................................... 215 20. Libres! ................................................................................ 217 21. Un miracle après l’autre ................................................. 225 22. Gloire à Dieu! ................................................................... 241 23. Non à la peur .................................................................... 251 24. 3,6 kilos de perfection ................................................... 257 25. Des portes s’ouvrent ....................................................... 267 26. Un temps pour pardonner ............................................ 275 4e partie: Une vie restaurée ...................................................... 289 27. Enfin réunis ...................................................................... 291 28. Gardée jusqu’au bout ..................................................... 317 29. Plus de douleurs pour moins souffrir ........................ 337 30. En paix avec mes cicatrices ........................................... 351. 31. Réconciliée avec le passé ............................................... 361 Epilogue .................................................................................... 369 Remerciements ........................................................................ 377 La Fondation Kim Internationale .......................................... 383


Mes bien-aimés, ne soyez pas surpris de la fournaise qui sévit parmi vous pour vous éprouver, comme s’il vous arrivait quelque chose d’étrange. Réjouissez-vous, au contraire, de la part que vous prenez aux souffrances de Christ, afin d’être aussi dans la joie et dans l’allégresse lorsque sa gloire sera dévoilée. L’apôtre Pierre aux églises d’Asie Mineure1 Le sage poursuit l’absence de douleur et non le plaisir. Aristote

1 Pierre 4.12-13.

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CHINE NORD-VIÊTNAM Hanoï

LAOS

ZONE DÉMILITARISÉE

THAÏLANDE SUD-VIÊTNAM CAMBODGE

Phnom Penh

Tay Ninh Trang Bang Cu Chi Saïgon MER DE CHINE MÉRIDIONALE

L’ I N D O C H I N E E N 1 9 7 2


Introduction Guerre et paix

UN MOT AUX LECTEURS

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ela fait presque dix ans que je pensais à ce livre, et peut-être même plus, si je compte les rêves d’écriture

que je caressais déjà – mais que je reléguais au second plan – lorsque mes enfants étaient petits et qu’ils réclamaient toute mon attention. Je me disais: J’essayerai de réaliser ce rêve quand ils seront plus grands. Et c’était en effet approprié, à cette période de ma vie. Mais maintenant, mes fils sont grands. Un premier livre avait été publié sur ma vie en 1999, par l’écrivain Denise Chong. Intitulé La fille de la photo1, ce su-

perbe récit raconte de manière très détaillée la guerre du Viêtnam qui m’a tant fait souffrir. Il met l’accent sur la fameuse photo qui a été prise de moi alors que je fuyais une   L’édition française est parue en 2003, aux éditions Pocket. (N.d.E.)

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certaine attaque au napalm. Le travail de Denise Chong est extraordinaire, dans toutes ses recherches historiques et géographiques. Il relate de manière précise les différentes bombes qui ont été larguées et les victimes que cette guerre a faites. Il y a toutefois, derrière l’histoire qu’elle raconte, une autre histoire, un divin fil conducteur qui, pendant des années, est resté caché à mes yeux. Mon cheminement spirituel est jalonné de petits «panneaux» que je ne voyais pas sur le moment, mais qui, déjà, m’indiquaient la route à suivre pour rencontrer Dieu. C’est cette histoire-là que j’aimerais raconter à travers ces pages. J’aimerais vous parler de la fidélité que Dieu m’a manifestée alors que j’étais prisonnière de la peur, d’une peur paralysante. J’aimerais vous parler de la bonté avec laquelle il a pris soin de moi lorsque j’étais affamée, sans abri et en proie au froid. J’aimerais raconter comment il m’a cherchée et est venu saisir ma main alors que j’étais certaine de ne jamais connaître l’amour et de rester marginalisée durant le restant de mes jours. Mais surtout, j’aimerais vous parler de sa paix, la «paix de Dieu, qui dépasse tout ce que l’on peut comprendre» et qui garde notre cœur et nos pensées en Jésus-Christ (Philippiens 4.7). Car ce que je désirais au plus profond de moi, bien plus que la guérison de mes blessures physiques et l’espoir pour mon cœur en peine, c’était la paix pour mon âme troublée. La paix! Oui, je ne peux faire autrement que de vous parler de cette paix. Je dois préciser que, comme je l’ai désirée si longtemps, depuis que – plus grand des miracles – je l’ai effectivement trouvée, elle est devenue le centre de toute mon existence. Je désire recevoir cette paix, ce cadeau de Dieu, chaque jour

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de ma vie. Je veux la laisser pénétrer mes pensées, mes réactions, mon travail. Je désire la porter avec moi partout où je vais et la partager avec tous ceux que je rencontre. Par conséquent, cher lecteur, chère lectrice, si vous avez choisi ce livre pour y trouver une réflexion étayée au sujet de la guerre, je crains que vous ne soyez déçu(e). Je pense que, à une certaine époque, j’avais effectivement des idées assez précises sur le sujet (j’y reviendrai brièvement quand j’aborderai cette période de ma vie). Mais depuis, cela fait 40 ans, l’eau a coulé sous les ponts et je me suis rendu compte que le sujet de la paix était bien plus intéressant. Je crois qu’une réflexion approfondie sur ce thème a des effets bien plus positifs que l’étude la plus fouillée au sujet des horreurs de la guerre. C’est en vivant en paix, en étant des femmes et des hommes de paix que nous pourrons voir les problèmes se régler. Quel est mon plus grand désir en publiant ce témoignage? Que vous découvriez réellement cette paix que j’ai trouvée et puissiez en faire pleinement l’expérience. Si nous avions l’occasion de nous rencontrer personnellement un jour, imaginez quelle serait ma joie de vous entendre dire que mon histoire vous a permis de découvrir la paix! Il n’y aurait pas, pour moi, de plus beau compliment! Je dois vous avouer encore deux choses avant de commencer mon récit. Premièrement, je regrette que le souvenir que j’ai de certains événements survenus il y a 40 ans ne soit pas plus clair. Mais peut-être que Dieu, dans sa grâce, ne l’a pas permis. Ainsi, parfois, au cours du travail de rédaction, alors que je cherchais à dépeindre telle scène ou tel événement, j’ai eu beau me forcer à réfléchir, les détails ne me revenaient pas. Alors, quand c’était possible, j’ai consulté d’autres personnes Introduction

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qui étaient à même de m’aider, afin de vous livrer un texte le plus précis possible. Toutefois, mon histoire ayant été racontée si souvent et par tant de gens, je reconnais qu’il se trouve forcément dans le livre que vous tenez entre les mains des passages qui diffèrent des autres récits publiés jusque-là. Mais j’assume pleinement ce que j’ai écrit dans ces pages. Deuxièmement, mes amis anglophones me disent souvent que je m’exprime en anglais d’une manière peu commune, à laquelle les gens ne sont pas habitués aujourd’hui. Oui, comme vous l’aurez deviné, ma langue maternelle est le vietnamien, et cela reste pour moi la langue qui m’est la plus familière. Plus tard, la vie m’a conduite à Cuba, ce qui explique pourquoi je me débrouille aussi plutôt bien en espagnol, puis au Canada. Malheureusement, je reste totalement ignorante de la langue française… J’ai commencé à apprendre l’anglais quand je me suis installée à Toronto, une des villes les plus cosmopolites au monde. Et même si je me suis vraiment appliquée (je me disais: Allez Kim, il faut que tu y arrives!), ce n’est pas vraiment une langue facile à maîtriser. Il y a tant de règles, tant d’exceptions, tant de verbes irréguliers à apprendre par cœur! La personne qui m’a aidée à écrire, mon éditeur, celle qui a corrigé le manuscrit chez Tyndale, puis mon agent littéraire: tous m’ont assuré que ce livre valait la peine d’être publié. Mais j’aimerais demander à mes lecteurs anglophones de bien vouloir me pardonner si, malgré le travail effectué, ils découvrent encore quelques erreurs, quelques hésitations ou quelques tournures laissant à désirer.

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Prologue A la recherche d ’une peau douce

FÉVRIER 2016

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e crois que je ne m’y habituerai jamais. Je devrais accueillir avec joie ce changement radical de température: la Floride est réputée pour ses vents chauds, son climat tempéré et ses journées ensoleillées. Mon mari Toan et moi venons de quitter une fois de plus notre maison au Canada. En arrivant à l’aéroport international de Miami, nous avons été accueillis par une sorte de souffle très chaud semblable à celui que l’on sent en ouvrant la porte d’un four. Dans ces cas-là, les cicatrices qui me caractérisent depuis 44 ans se réveillent brutalement, ravivées par l’humidité et la chaleur. Certes, ma peau était plus tendue il y a quelques heures, dans le climat bien hivernal de Toronto, mais au moins, tout allait comme d’habitude. Je savais exactement à

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quoi m’attendre. Car il n’y a pas que la chaleur de Miami que j’ai du mal à vivre; il y a aussi le fait que tout est tellement différent de ce que je connais. Apercevant divers journalistes qui attendent de pouvoir couvrir mon voyage, je rassemble tout mon courage pour m’approcher de leurs micros et les saluer avec le sourire et un visage paisible. Après une brève conférence de presse dans le terminal, on nous conduit vers un véhicule apprêté qui doit nous amener à l’hôtel où nous séjournons habituellement. Les reporters m’ont posé les questions habituelles: – Comment vous sentez-vous aujourd’hui, Kim? Est-ce que ce traitement au laser peut réellement guérir vos cicatrices? Les 20 minutes de trajet me permettent de réfléchir à tout cela. Comment je me sens? Je me le demande bien. Est-ce que ce traitement m’aide? Honnêtement, je n’en suis pas certaine. Mais je décide de ne pas conclure à ce sujet avant la fin des sept séances. Je suis bien consciente que si j’évaluais trop rapidement l’utilité de la thérapie, je serais immanquablement obligée d’avouer que je suis déçue du résultat. – On continue! Voilà ce que j’ai affirmé avec énergie à la foule des journalistes de l’aéroport. – On continue à croire que ma peau redeviendra douce! Le lendemain matin, Toan et moi nous rendons à la clinique du docteur Jill Waibel, la dermatologue responsable du traitement. Les reporters qui m’y attendent sont plus nombreux encore. Chacun veut avoir les dernières nouvelles: – Comment décririez-vous exactement les progrès qui ont été réalisés jusqu’à ce jour? Quel est le but de la séance

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d’aujourd’hui? Combien de temps durera l’anesthésie? A quel niveau se situe la douleur que vous ressentez à chaque fois que le docteur Jill procède au traitement? Je me force à sourire à cette dernière question et réponds honnêtement: – Même les antidouleurs les plus efficaces ne peuvent atténuer que 30% de la douleur. Je ressens donc les 70% restants. C’est comme si on me plaçait sur un barbecue allumé et qu’on me faisait griller presque jusqu’à ce que mort s’ensuive… La dure réalité, c’est que ce traitement au laser consiste à rebrûler chaque centimètre carré de ma peau. Durant les interminables séances, le docteur Waibel «fore» des milliers de «micropuits» dans le tissu cicatriciel, avec l’espoir que cela fera à nouveau circuler le sang là où il ne passait plus depuis mon enfance. La première fois que nous nous sommes vues, elle m’a bien dit: «C’est nécessaire, Kim. On peut dire que c’est une douleur qui a un but.» A Miami pour la cinquième fois en huit mois, j’essaye d’ignorer les joyeuses plaisanteries que les journalistes échangent dans le hall de l’hôpital autour des sandwichs et salades qu’ils mangent en m’attendant. Je concentre mon attention sur ce qui vient maintenant et me dis que ce jour me rapproche de la guérison, de la pleine santé. Cette douleur a un but. Elle a vraiment un sens. Je revêts la chemise d’hôpital, m’allonge sur la table d’examen, grise et froide, respire anxieusement, comme à chaque début de séance, et décide de prendre le docteur Waibel au mot.

Prologue

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1re partie

LE CORPS EN FEU

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1. LA GUERRE, QUELLE GUERRE? Trang Bang, Viêtnam

PRINTEMPS 1972

J’

avais 8 ans et je rentrais à la maison en sautillant, accompagnée de quelques enfants du village, petite

fille comme beaucoup d’autres, arrivée à la fin d’une journée d’école typique. Parfois, il y avait aussi avec nous mon frère, «Numéro 5». Dans les familles nombreuses comme la nôtre, les chiffres étaient plus faciles à mémoriser que les noms. Moi, j’étais «Numéro 6». Nous avions 1 kilomètre à faire pour rentrer chez nous. Nous avancions sur le chemin de terre qui traversait des champs envahis par la végétation, nous arrêtant seulement de temps à autre pour laisser passer une vache lourdement chargée, conduite par un fermier pressé d’arriver en ville pour vendre ses céréales ou ses légumes frais, ou bien pour

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laisser la place à un homme aisé, qui trônait sur sa moto, tout heureux de pouvoir étaler sa richesse devant nous. En sortant de l’obscurité de la forêt et en posant les pieds sur la terrasse que mon père avait réalisée lui-même, je me suis à nouveau émerveillée devant la grande surface qu’elle occupait. C’était une chose peu commune dans mon village et une marque assez ostentatoire du niveau de vie auquel nous étions parvenus nous aussi. Mes pensées étaient très loin des armes, des tactiques militaires, des zones stratégiques, des tentatives de prendre le pouvoir, de la campagne baptisée «offensive de Pâques», qui était sur le point de commencer, et de l’engagement américain, en net déclin désormais. Bref, j’étais bien loin de tout ce qui avait trait à la guerre. Une chose, toutefois, éveillait ma curiosité: les traces de pas laissées par des sandales fabriquées en caoutchouc de pneus usagés que ma grand-mère me montrait près de chez elle certains matins. On me disait alors que des soldats du Viêt-cong avaient fait une nouvelle incursion pendant la nuit, à la recherche de pansements, de médicaments, de riz, de savon, etc. Ils venaient toujours la nuit, rôdant dans la jungle en silence et vêtus de noir pour ne pas être repérés par les Vietnamiens du Sud. Ils surgissaient de temps à autre d’un dédale de tunnels creusés par leurs soins, afin de trouver du ravitaillement ou d’exercer leur jugement sur les villageois qui avaient refusé de se plier à leurs ordres. Ma grande sœur Loan («Numéro 2»), que nous appelons Hai, les avait déjà souvent entendus lui dire: «Va transmettre

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ce message pour nous!»1 Ayant suivi une formation d’institutrice, elle faisait partie des rares adultes qui savaient lire dans notre région, et cela faisait d’elle un «instrument» idéal pour les soldats du Viêt-cong: ils pouvaient l’utiliser pour transmettre leurs sentences aux personnes concernées. Elle, bien entendu, restait attachée au Sud-Viêtnam, mais elle savait qu’il valait mieux ne pas leur résister. Comme nous tous, elle aimait la vie. Elle prenait donc sur elle, se raclait la gorge et lisait le décret qu’on lui avait ordonné de transmettre. C’est ainsi qu’elle se retrouvait contrainte d’annoncer à tel ou tel voisin: «Nous vous informons par le présent message que votre refus d’assister le Viêt-cong dans ses efforts de guerre civile a signé votre arrêt de mort. La sentence sera appliquée sans tarder.» Je n’arrive pas à imaginer de tels mots sortant de ma bouche, mais elle parvenait à les prononcer… Comme notre maison était entourée de la grande terrasse en béton, avec mes frères et sœurs, nous courions jusque chez notre grand-mère, qui habitait à cinq minutes de chez nous, pour y découvrir de nouvelles empreintes. La maison de mes grands-parents était encore et toujours entourée d’une bande de terre, et nous y trouvions quantité de traces. – Regardez, regardez là! s’écriait ma ba ngoai (mamie) en se tournant vers nous et en montrant la terre boueuse et pleine d’ornières. Avec mes frères et sœurs – nous étions huit au total, et neuf si l’on compte notre cher Tai, mort alors qu’il n’était encore qu’un bébé – nous nous exclamions, émerveillés:   Il n’y a pas de «Numéro 1» dans les familles du Sud-Viêtnam. Je reconnais que c’est un peu étrange…

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– Ahh! Ohh! C’est ainsi que grandissait en nous le mythe entourant les combattants du Sud-Viêtnam, patrie chère à notre cœur, qui avaient le courage de se mesurer aux armées du Nord. J’imaginais en effet d’immenses armées de soldats passant par là au plus sombre de la nuit, alors qu’en réalité, il s’agissait la plupart du temps de bandes composées de huit ou neuf hommes seulement. Evidemment, nous, les enfants, nous nous représentions la guerre uniquement sur la base de ce que les adultes nous en disaient et en fonction de leurs réactions. Seuls les deux aînés de notre fratrie, Loan et Ngoc, étaient en mesure de comprendre la situation. Notre enthousiasme enfantin pour les discussions à ce sujet retombait aussi vite qu’il était apparu. Car qui avait le temps de se préoccuper de champs de bataille et de raids aériens, quand il y avait tant de jeux intéressants à faire, de livres à lire et de goyaviers sur lesquels grimper? D’ailleurs, ces arbres me manquent aujourd’hui énormément.

c Lorsque j’étais enfant, pénétrer dans la propriété de ma famille, c’était comme entrer dans un magnifique coin de paradis, un havre de paix respirant l’abondance et la beauté. Lorsque ma meilleure amie, Hanh, rentrait de l’école avec moi, je lâchais mon sac de livres au portail pour aller escalader l’un des 42 goyaviers qui bordaient notre maison, cueillir directement sur l’arbre un ou deux fruits parmi les plus gros et les plus mûrs et planter mes dents dans l’un d’eux tout en jetant le deuxième à Hanh. Nous riions de plaisir, tandis que le jus de goyave coulait sur notre menton.

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Littéralement, mon nom, Kim Phuc (prononcez «Phouc»)2 signifie «bonheur doré». Et cela décrit parfaitement ma vie à l’époque: joyeuse, heureuse. Je ne l’aurais pour rien au monde échangée contre une autre. J’aimais chaque journée, chaque année de cette vie. Mes parents, Nu et Tung de leurs prénoms, avaient un élevage de plus de 100 porcs, dont ils vendaient les petits lorsqu’ils avaient suffisamment grandi. Et tous les après-midis, des poules, des canards, des cygnes, des chiens et des chats rejoignaient les cochons sur leur terrain d’environ un hectare, tous se croyant maîtres des lieux. Outre les goyaviers, nous cultivions des bananiers, et je me souviens que, plusieurs fois, avec mes frères et sœurs, nous avons englouti à nous seuls un régime entier juste parvenu à maturité, tout simplement parce que les arbres étaient là et que nous avions faim. Il y avait aussi des cocotiers et des durians3, et les pamplemousses que mes parents cultivaient étaient gros comme ma tête et plus sucrés que tous ceux que j’ai pu manger depuis. Presque tous les soirs, maman nous ramenait de sa petite boutique en ville les restes de légumes, de poulet et de riz de la soupe aux nouilles qu’elle vendait, nous servant le tout avec des fruits frais. Nous mangions bien tous les jours, et je me disais que même les rois ne pouvaient être logés à meilleure enseigne!   «Phan Thi» est mon nom de famille. Dans mon pays d’origine, ce nom se place en premier. Pendant des années, je me suis effectivement présentée sous le nom de «Phan Thi Kim Phuc», mais j’ai fini par changer l’ordre des noms, pour m’adapter au public occidental. 3   Grand arbre d’Asie du Sud-Est et d’Afrique, dont le fruit, recouvert d’une écorce de grosses épines, est excellent. (N.d.E.) 2

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En réalité, il n’est pas approprié de dire que nous vivions comme des rois, mais nous vivions très bien par rapport à nos voisins. A mon avis, cette aisance matérielle venait du travail de ma mère. Avant même qu’il ne l’épouse, mon père avait goûté à sa délicieuse soupe aux nouilles. Et en 1951, peu après leur mariage, il avait eu une idée: «Ta soupe est si bonne, avait-il dit, je suis sûr que des gens seraient prêts à payer pour en avoir.» Ma mère, tout à fait disposée à faire un essai, avait rassemblé son petit four et tous les ingrédients nécessaires (de la viande de porc, des anchois, des épices et des herbes, des légumes et ses nouilles faites maison), puis elle avait trouvé un magasin tenu par un gérant sympathique et s’était installée devant sa boutique, prête à servir sa soupe à qui en voudrait. Lorsque mes parents avaient mis suffisamment de côté, ils ont pu quitter la maison de mes grands-parents et acheter la leur. A ce moment-là, maman gagnait aussi assez pour pouvoir passer de sa place devant la boutique du commerçant à un vrai stand au marché, muni de tables, de chaises et d’une pancarte qui indiquait: Chao Long Thanh Tung. Un nom qui rappelait à la fois sa spécialité – le chao long, porridge de riz et de porc à la base de sa soupe – et le prénom de son mari. Son commerce était florissant. En sept ans, elle a pu non seulement acheter son propre stand au lieu de le louer, mais en acquérir aussi deux autres, à droite et à gauche du sien. Le nombre de chaises est passé à 80, elle a remplacé les simples meubles de bambou par des meubles en bois taillé et a commencé à faire un joli bénéfice grâce à l’afflux de soldats américains. Apparemment, tous étaient affamés de bonne soupe. Pour pouvoir répondre à

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la demande, maman se levait très tôt, bien avant l’aube, et n’avait souvent que deux ou trois heures de sommeil. Elle sortait discrètement par la porte arrière, faisant bien attention à ne pas réveiller sa petite troupe endormie, puis elle se rendait au marché, éclairée par la timide flamme de sa lampe, afin d’y acheter les ingrédients nécessaires à la préparation de la soupe du jour. Elle rentrait à la maison en fin d’après-midi ou en début de soirée, s’occupait de toutes les tâches ménagères de notre ferme et de la gestion administrative de son commerce, s’assurait que la lessive de toute la famille était faite, puis nous mettait au lit. Ses journées étaient toujours bien occupées, mais les quelques secondes de câlins que je grappillais le soir, me serrant contre elle au moment où, enfin, elle se couchait, suffisaient à combler mes besoins affectifs. Elle représentait pour moi, sa petite fille, la sécurité parfaite, et je l’aimais de tout mon cœur. Mon père était lui aussi un formidable cuisinier. Il nous préparait des repas sur un gril improvisé, fait de boue séchée. Il le remplissait de charbon et de bois d’allumage et déposait au-dessus du feu des poissons blancs qu’il avait pêchés luimême, les faisant cuire à la perfection. Tandis que le poisson grillait, il jetait tous les légumes qui lui tombaient sous la main dans une poêle à frire, donnant une touche spéciale à chaque repas, même les plus frugaux. C’était un homme doux, et sa douceur se ressentait dans sa manière de nous éduquer ou de nous corriger. Malgré tout, je n’étais pas vraiment proche de lui. Il était surtout pré­occupé par le commerce toujours plus florissant de ma mère et par les demandes des différentes factions armées (Viêt-cong et La guerre, quelle guerre?

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armée du Sud-Viêtnam) avec lesquelles il était contraint de jongler. Ainsi, passer du temps à jouer avec ses enfants ne faisait pas vraiment partie de ses priorités. Il n’avait pas beaucoup de temps pour ce genre de «futilités». Comme il comptait parmi les gens aisés du village, les soldats lui réclamaient des contributions qui dépassaient même le cadre de leurs besoins. Et cela représentait pour lui une lourde charge. Son objectif premier était d’assurer la subsistance de sa famille, objectif que, par miracle, il parvenait à atteindre malgré tout. Mon grand-oncle habitait avec nous et s’occupait de nous, les enfants, lorsque nos parents étaient absents. Quand il faisait beau, je me réfugiais dans mon coin lecture que je m’étais construit dans les arbres, et je dévorais mon livre préféré: Te Thien Dai Than (Le Roi des singes en français). A l’heure des repas, mon grand-oncle criait mon surnom – My, ce qui veut dire «magnifique», un nom que mon grand-père m’avait donné – pour me tirer de mon livre et me faire venir à table, où nous attendaient du riz et du poisson grillé. Mais au lieu de me manifester, je restais cachée dans mon coin en souriant et me plongeais plus profondément encore dans ma lecture. Alors, quand maman rentrait du travail, elle me grondait parce que je n’avais rien mangé de tout l’après-midi. En réalité, presque tous les jours, je dégustais de nombreux fruits délicieux et frais dans mon perchoir, au sommet de mon arbre. Mais elle ne le savait pas. Et quand je quittais mon refuge, c’était généralement pour faire des bêtises… Les deux maisons qu’il y avait sur notre terrain – l’une, spacieuse, pour recevoir du monde, et l’autre, plus petite, où nous habitions – étaient reliées par une cour intérieure bétonnée. Cette cour était un endroit très agréable,

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parfait pour se reposer, et mon grand-oncle s’y endormait souvent après le repas, allongé dans un confortable hamac. Une de mes farces préférées était d’attendre qu’il soit plongé dans un profond sommeil, ponctué de ronflements réguliers, pour m’approcher de lui sans faire de bruit, un sachet de sel et une cuillère à la main. Je remplissais la cuillère au maximum, puis je versais le tout dans sa bouche ouverte, avant de partir en courant aussi vite que mes petites jambes me le permettaient et en poussant de petits cris de joie à chaque pas. Arraché une fois de plus à sa sieste, il hurlait: «My! My! Myyyyy!» Les jours particulièrement chauds, il se couchait torse nu dans le hamac. «Numéro 5» et moi prenions alors un petit tuyau en plastique et nous y versions l’eau la plus froide que nous pouvions trouver… jusque dans son nombril. Il en résultait encore plus de cris, de courses-poursuites et de plaisir! Quand, enfin, de violents orages éclatant sans prévenir faisaient baisser la température étouffante, dès les premières gouttes, je courais dans la cour avec mes frères et sœurs, pieds nus sur le ciment. Nous attendions que le sol soit complètement mouillé, puis nous essayions de glisser sur l’eau à la manière des hydravions, encore et encore, riant comme des fous. Mon enfance avait tout d’une enfance heureuse: elle était insouciante, belle, joyeuse, caractérisée par une part de fantaisie, par l’amour, l’abondance, l’aisance matérielle et, tout simplement, par la vie. Qui aurait pu imaginer que tout cela allait changer un jour en l’espace d’un instant?

c La guerre, quelle guerre?

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