LE MAGAZINE DU TEMPS 8 AV R I L 2 0 1 7
L’ÉDITION
UNE SAISON ENGAGÉE Page 20
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SOMMAIRE | 8 AVRIL 2017
Backstage
Chaque saison, la photographe genevoise Sylvie Roche se glisse dans les coulisses des plus grands défilés parisiens (ici Chanel). Reportage exclusif. Page 36
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40 TENDANCE Les paillettes,
L’INSTANT T Un lieu, une heure, un moment volé.
maîtresses de cérémonie des défilés printemps-été 2017.
20 ÉPOQUE Les symboles
44 JEUNE CRÉATEUR
féministes font florès dans la mode. Stratégie marketing ou retour de la question politique?
Ricostru, la marque de la Chinoise Rico Manchit Au.
26 BEAUTÉ Les maquillages des défilés inspirent les looks de printemps.
30 FOLLOW ME
Le rose envahit Instagram.
PHOTO: SYLVIE ROCHE
32 INTERVIEW Rencontre avec le créateur belge Olivier Theyskens, qui vient de relancer sa propre marque à Paris.
36 BACKSTAGE Les dessous des défilés dans l’objectif de la photographe Sylvie Roche.
46 MONTRES Meistersinger, Marine (Karin Models, Paris) porte une veste longue cintrée et un pantalon large en coton, des chaussures en coton à talons en bois, le tout Jacquemus. Stylisme Anouck Mutsaerts, photo Federico Berardi.
ou l’art de ralentir le temps.
48 SHOOTING «Allure
spectrale», interprétation fantomatique du prêt-à-porter printemps-été 2017.
56 PHÉNOMÈNE Comment les jeunes créateurs de l’ex-Union soviétique ont pris la mode d’assaut.
60 ACCESSOIRES «Instinct fleuri».
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SOMMAIRE | EDITO
Jardin des libertés
Epoque Quand la mode se réapproprie le discours féministe… le poing levé. Page 20
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62 SHOOTING «Comme une
76 VOYAGE Patron de la marque
70 CINÉMA Quand Tom Ford
80 SCIENCE Gros plan sur les
72 BOIRE ET MANGER Les plats
82 ESPRIT DE FAMILLE
PHOTOS: BUONOMO & COMETTI, MARCO ZORZANELLO, AMBER MAHONEY, VÉRONIQUE BOTTERON
fée», plongée poétique dans les créations haute couture printempsété 2017.
transpose son esthétique léchée au cinéma.
couture de Pierre Crepau, chef étoilé du restaurant LeMontBlanc Crans Hôtel & SPA.
T, le magazine du Temps
qui porte son nom, Jacopo Etro propose une visite de Milan hors des sentiers battus.
tissus connectés, un domaine de recherche en plein boom.
Actrice et mannequin, la charismatique Aymeline Valade se souvient de son enfance voyageuse.
À quoi sert la mode? «A se vêtir, à créer des emplois et à engranger du chiffre d’affaires», répondront les plus prosaïques. A quoi sert la mode? «A rêver, à séduire et à explorer la beauté», répliquera-t-on. Surtout, la mode sert à exprimer une individualité. Celle des designers d’abord, ces artistes capables de transformer leur sensibilité en manifeste esthétique et de sublimer le quotidien. La nôtre ensuite. Porter la mode, la choisir, se l’approprier, c’est parler de soi. De nos goûts, mais aussi de notre façon d’être au monde. De la force qui nous habite ou des doutes qui nous tourmentent. La mode sert parfois à véhiculer des idées, comme le montre l’influence grandissante des théories féministes et progressistes (voir l’article de Jill Gasparina en page 20). Le monde peut bien s’effondrer (qui sait?), ce jardin des libertés reste un refuge où s’exprime notre humanité. Intouchable car exposé au regard de tous, indispensable parce que futile. Puisse cette première édition mode de «T» vous émerveiller, vous intriguer, vous déranger peut-être. Puisse-t-elle vous pousser à être excentrique, militant, poétique, tendre, fougueux, étrange. Et vous donner envie d’être vous-même.
Séverine Saas
Supplément du Temps paraissant 20 fois par an. (Ne peut être vendu séparément)
Editeur Le Temps SA Président du conseil d’administration Stéphane Garelli Direction Ringier Axel Springer Suisse SA Directeur Suisse romande Daniel Pillard Rédacteur en chef Stéphane Benoit-Godet Rédacteurs en chef de T Emmanuel Grandjean, Séverine Saas (éditions spéciales) Adjointe Caroline Stevan Ont contribué à ce numéro, Federico Berardi, Buonomo & Cometti, Isabelle Cerboneschi, Catherine Cochard, Olivier Dessibourg, Jill Gasparina, Lea Kloos, Manuella Magnin, Fred Merz, Anouck Mutsaerts, Sedrik Nemeth, Antonio Nieto, Servan Peca, Sylvie Roche, Emilie Veillon, David Wagnières Responsable production Marc Borboën Réalisation, graphisme Margaux Meyer Responsable iconographie Véronique Botteron Responsable correction Valérie Bell Conception maquette Ariel Cepeda Publicité Responsable du département Anne-Sandrine Backes-Klein. lt_publicite@admeira.ch T +41 21 331 70 00 www.letemps.ch/pub Courrier Le Temps SA, CP 6714, CH-1002 Lausanne. T +41 21 331 78 00 Impression Swissprinters AG Zofingen Prochain numéro 22 avril 2017
La rédaction décline toute responsabilité envers les manuscrits et les photos non commandés ou non sollicités. Tous les droits sont réservés. Toute réimpression, toute copie de texte ou d’annonce ainsi que toute utilisation sur des supports optiques ou électroniques sont soumises à l’approbation préalable de la rédaction. L’exploitation intégrale ou partielle des annonces par des tiers non autorisés, notamment sur des services en ligne, est expressément interdite. ISSN: 2504-3064
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PHOTO: SYLVIE ROCHE
L’INSTANT T
Dimanche 2 octobre 2016, 20:04:55, Backstage du défilé Givenchy, prêt-à-porter femme, printemps-été 2017. Jardin des Plantes, Paris, France (GMT +1) Latitude: 48.841997; Longitude: 2.357643
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PASSE TEMPS -
PAR EMMANUEL GRANDJEAN, SÉVERINE SAAS ET ÉMILIE VEILLON
ÉVÉNEMENT
En octobre 1997, Martin Margiela est nommé directeur artistique chez Hermès. L’annonce laisse plus d’un observateur perplexe: la vision déconstructiviste de ce créateur iconoclaste serait-elle en adéquation avec le patrimoine emblématique de la maison parisienne? La réponse se trouve aujourd’hui au Musée de la mode d’Anvers (MoMu), qui expose pour la première fois les 12 collections dessinées par le styliste belge pour Hermès entre 1997 et 2003. S’y croisent confort, intemporalité, «tactilité» et authenticité, autant d’envies que cet avant-gardiste partage avec la maison française. Accompagné par l’expertise du studio et des ateliers Hermès, Margiela parviendra à épurer ses modèles et ses coupes à la perfection, ajoutant à l’aisance de la femme qui les porte. «Margiela, les années Hermès», jusqu’au 27 août 2017 au Musée de la mode d’Anvers, momu.be
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PHOTO: MAISON MARTIN MARGIELA P/E 2009 PAR GIOVANNI GIANNONI
Margiela, les années Hermès
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PASSE-TEMPS LIVRE
Anne V. Hash primée Sous le parrainage de Marc Lambron de l’Académie française, le Grand Prix du livre de mode 2017 a été décerné à Anne Valérie Hash pour Décrayonner, élégant recueil retraçant les 13 premières années de création de cette virtuose du déstructuré. Fondé par l’Université de la Mode – Université Lumière Lyon 2 et Modalyon, le Grand Prix récompense des auteurs spécialisés dans le domaine de la mode. Anne Valérie Hash et Sylvie Marot, «Décrayonner», Editions Lienart, 2016
RÉTRO MODE
Le temps révolutionnaire
MODE
AFRICA NOW!
Art, mode, design, musique… Une nouvelle génération de talents se fait le porte-voix d’une Afrique créative en pleine ébullition, reflet d’un monde en transformation. Du 27 mars au 25 juin 2017, les Galeries Lafayette célèbrent le dynamisme de cette scène émergente avec «Africa Now!» Artistes et créateurs investissent l’ensemble des magasins, à travers des happenings et des conférences. Le photographe Lakin Ogunbanwo s’expose en vitrine, l’artiste Joël Andrianomearisoa s’installe sous la Coupole et la commissaire d’exposition Marie-Ann Yemsi invite de jeunes artistes du continent africain à la Galerie des Galeries, l’espace culturel des Galeries Lafayette Haussmann. galerieslafayette.com 16 | T MAGAZINE
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PHOTOS: FABRICE LAROCHE / LIENART ÉDITIONS, LLD, LAKIN OGUNBANWO
Inspirée des slogans placardés par les jeunes dans les rues en Mai 68, la nouvelle collection de la marque parisienne LAPS est fabriquée dans des matériaux chargés d’histoire: les cuirs proviennent d’une des plus anciennes maisons de Paris, tous retravaillés par un artisan du Marais. Quant aux bracelets tressés, multicolores et interchangeables, ils sont eux aussi le reflet d’une mode d’inspiration 70’s. laps.fr
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PASSE-TEMPS EXPO
J.W. Anderson, le curateur Il a le talent, la jeunesse (il a 33 ans), la reconnaissance du milieu de la mode et de ceux qui la financent (LVMH est entré dans le capital de sa marque en 2013). J. W. Anderson, c’est le fashion designer anglais à qui tout réussi. Il ne lui manquait plus qu’à monter une exposition. C’est chose faite à The Hepworth Wakefield dans le Yorkshire où le designer-curateur vient d’inaugurer Disobedient Bodies après deux ans de travail. L’accrochage présente une centaine d’objets. L’idée? Engager un dialogue entre le top de la sculpture contemporaine (Jean Arp, Henry Moore, Louise Bourgeois, Sarah Lucas), des icônes choisies de la mode (Dior, Helmut Lang, Comme des Garçons, Jean Paul Gaultier) et les propres créations de son auteur. «Disobedient bodies», jusqu’au 18 juin, hepworthwakefield.org
L’ÉQUATION
STREET KEBAB
Etre fan de hip-hop et avoir une petite copine turque peut donner des idées loufoques. A tout juste 17 ans, Pierre Biver a lancé une ligne de vêtements streetwear baptisée March Kebab (l’ado est né au mois de mars). Ses premières pièces? Deux tracksuits (survêtements) unisexes en coton avec imprimés dans 18 | T MAGAZINE
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le dos un gros logo «March Ayran», du nom de la boisson lactée vendue par tous les marchands de kebabs en Turquie. C’est décalé, couillu et drôlement bien coupé. «Je dessine tout en 3D et les patrons sont conçus par rx3000, un jeune couturier suisse. Tout est ensuite produit au Portugal», détaille Pierre
Biver, qui signe aussi les visuels de March Kebab. Pour l’été, le Veveysan prévoit des tracksuits avec des polos à manches courtes en coton piqué, comme en portent… les vendeurs de kebabs. marchkebab.bigcartel.com/ Instagram: march_kebab
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PHOTO: LDD. PIERRE BIVER
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ÉPOQUE
LE TEMPS DES
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«FÉMINISTAS» Depuis plusieurs saisons, l’industrie de la mode s’empare sans complexe des symboles féministes. Une habile stratégie marketing? Peut-être, mais aussi le signe d’un retour de la question politique au sein de la création
E
PAR JILL GASPARINA
Pendant la dernière Fashion Week de New York, la créatrice Mara Hoffman a invité les coprésidentes de la Women’s March de Washington à ouvrir son défilé automnehiver 2017-2018
n remontant le fil des tweets que Loïc Prigent a pris l’habitude de poster depuis quelques années – ses «phrases trouvées» lors d’événements liés à la mode –, on tombe assez vite sur des perles: «Mais il y a eu un des 11 des prix Nobel décernés cette année à une femme? – Non», «Teen Vogue a fait une série mode avec des filles enveloppées et explique que de nombreuses marques n’ont pas voulu prêter de fringues», «Ne pleure pas. Pense à ton maquillage», «Regarde, une mannequin qui mange! Filme-la!», ou encore «Elle a 40 ans, mais elle est belle.» Documentariste et brillant satiriste du monde de la mode, Prigent laisse ici entrevoir l’un des travers que l'on prête volontiers à cette industrie: son prétendu sexisme. Pourtant, depuis que Miuccia Prada a qualifié sa collection printemps-été 2014 de «féministe» et rappelé son passé militant, les déclarations spectaculaires se sont multipliées. En septembre 2014, Karl Lagerfeld transforme le show Chanel en manifestation féministe, les mannequins défilant pancartes à la main. En janvier 2015, Céline fait de l’écrivaine américaine Joan Didion le nouveau visage de la maison. En 2016, la campagne automne-hiver de H&M présente un casting qui tranche avec l’image d’une féminité jeune, blanche et longiligne: Lauren Hutton, actrice iconique des années 1970, Hari Nef, mannequin transgenre, Fatima Pinto, championne de boxe thaïlandaise, ou encore Adwoa Aboah, mannequin à l'origine de «Gurls Talk», plateforme de partage et d’échange pour les femmes. A la Fashion Week de Paris, en octobre dernier, Maria Grazia Chiuri, pour sa première collection chez Dior, propose des t-shirts ornés de citations de l’écrivaine féministe nigériane Chimamanda Ngozi Adichie (présente au défilé). «We should T MAGAZINE | 21
all be feminists», clament les t-shirts, en écho au titre de la célèbre conférence donnée par l’écrivaine en 2013. Même chose chez Stella McCartney avec des imprimés «Thanks Girls». Ces derniers temps, on a aussi vu Instagram se remplir d’images de femmes plus ou moins célèbres portant des t-shirts reprenant des citations d’auteures contemporaines ou de la seconde vague (Marie Shears, ou le mouvement séparatiste lesbien radical avec «The future is female»). De nouveaux slogans ont aussi fait leur apparition, comme «THIS P**SY GRABS BACK», référence à la scandaleuse phrase prononcée par Donald Trump dans une lamentable vidéo de vestiaire. Bella Freud, Otherwild, It’s me and You, Feminist Apparel proposent des modèles. Zara, Topshop, Asos, H&M et toute la fast-fashion ne sont pas en reste. Le féminisme est à la mode? La détermination de Phoebe Philo, imposant le congé maternité chez Chloé, ou faisant du déménagement du studio à Londres, où vit sa famille, la condition de son recrutement chez Céline; l’arrivée de Maria Grazia Chiuri à la tête de Dior en 2016; et celles plus récentes de Clare Waight Keller à la tête de Givenchy et de Natacha Ramsay-Levi à la tête de Chloé semblent accréditer cette thèse: une évolution de la mode comme champ professionnel est en marche, la fin du plafond de verre.
Nouvelle plateforme de communication Il reste difficile de ne pas s’interroger sur l’opportunisme de ce phénomène. Et l’on peut légitimement éprouver un malaise devant la transformation d’un mouvement politique en marchandise, sur une liste de shopping intitulée «11 t-shirts féministes à porter en toutes circonstances». A cet égard, les cascades d’images «d’influenceuses» vêtues de ces t-shirts en appellent d’autres, celles des Femen, surgissant au défilé Nina Ricci à Paris en septembre 2013, des slogans inscrits au feutre noir à même leur torse: «Model don’t go to brothel» (Mannequin, ne va pas au bordel), «Fashion: dictaterror» (Mode: dicta-terreur). Leurs messages auront, on s’en doute, plus de mal à se frayer un chemin jusqu’au vestiaire des grandes maisons de luxe.Des protestations se sont d’ailleurs fait entendre suite au défilé Dior. Mais il faut comprendre le contexte du geste de Maria Grazia Chiuri. Comme le rappelle Alice Litscher, journaliste et enseignante à l’Institut français de la mode, Chiuri est la première femme à être nommée directrice artistique couture chez Dior, une maison qui s’est construite à l’origine, avec Christian Dior, sur une image pour le moins conservatrice du rôle de la femme. On comprend donc le besoin, pour la nouvelle directrice, d’affirmer explicitement son soutien à la cause des femmes. Et l’on mesure l’évolution accomplie devant ces silhouettes d’escrimeuse et de motarde, et ces chaussures plates: la première collection de Maria Grazia Chiuri a offert au public une allégorie de la féminité comme combat, ou du féminisme comme nécessité, c’est selon. Ajoutons qu’elle a collaboré avec une femme engagée et légitime. Et que son geste a généré une vague inouïe de discussions sur la nature du féminisme dans la presse et les médias. Comment ne pas s’en réjouir? L’intérêt nouveau du monde de la mode pour la cause des femmes divise d’ailleurs la sphère féministe. Là où certaines dénoncent une ironie cruelle – la cooptation de leur lutte par une industrie qu’elles considèrent comme fondée sur l’aliénation des femmes, comme l’explique Mona Chollet dans Beauté Fatale –, d’autres voient un moyen redoutablement efficace d’engager un public plus large. Alice Pfeiffer, journaliste, 22 | T MAGAZINE
LA MODE EST UNE INDUSTRIE, MAIS AUSSI UN PUISSANT LEVIER POLITIQUE. DE MÊME QU’IL EXISTE UNE MULTIPLICITÉ DE FÉMINISMES AUX IDÉES ET AUX MÉTHODES PARFOIS DIVERGENTES, IL Y A UNE MULTIPLICITÉ DE MANIÈRES, POUR LA MODE, DE PARTICIPER À CES LUTTES
En septembre 2013, en pleine Fashion Week de Paris, des Femen faisaient irruption pendant le défilé Nina Ricci, des slogans féministes inscrits au feutre noir à même leur torse SAMEDI 8 AVRIL 2017
ÉPOQUE
analysait précisément ce phénomène dans un article récent du Monde: «Certaines militantes n’hésitent plus à collaborer avec l’industrie de la mode, voyant dans cette démarche non pas une contradiction mais plutôt un nouveau moyen d’accéder à une plateforme de communication.»
Féminisme pop Ce que nous disent ces images d’Instagram inondées de t-shirts à message, et celles de défilé reproduites encore et encore sur les fils d’actualité, c’est que le féminisme est entré dans la culture populaire. Il existe aujourd’hui un féminisme pop. On reproche aujourd’hui au monde de la mode ce que l’on reprochait à Beyonce en 2013 lorsqu’elle reprit dans son titre ****Flawless des extraits de «We should all be feminists», et commença à s’affirmer explicitement comme féministe: d’utiliser le militantisme à des fins commerciales. Mais si personne ne peut sérieusement prétendre que les Spice Girls ou Beyonce ont changé le monde, l’effet d’un t-shirt à message peut être le même que celui d’une chanson, d’un film ou d’une image très diffusée: faire évoluer les mentalités et, au final, accomplir une forme «d’empowerment» des femmes. Bien sûr, la frontière entre féminisme et girl power, «la petite sœur apolitique du féminisme» comme la nomme la journaliste Clarence-Edgard Rosa, est ténue. Mais ce jeu d’acrobatie entre militantisme et business nous renvoie aussi au problème plus général du rapport que nous entretenons, en Europe, avec une culture populaire sans cesse soupçonnée de véhiculer des formes d’aliénation, là où la culture américaine a toujours été à l’aise, rappelle Alice Litscher, avec l’idée d’une émancipation par la consommation.A l’interrogation sur l’opportunisme du monde de la mode, on pourra répondre qu’il est non seulement impossible, mais parfaitement stérile de sonder les intentions des un(e)s et des autres. Il est glaçant de chercher à départager les vrai(e)s et faux(sses) féministes, dans une version moderne et bizarrement inversée de la chasse aux sorcières. La mode est une industrie, mais aussi un puissant levier politique. Et de même qu’il existe aujourd’hui une multiplicité de féminismes aux idées et aux méthodes parfois divergentes, il existe aussi une multiplicité de manières, pour la mode, de participer à ces luttes.
Vêtements émancipateurs La plus évidente (et la plus visible sur Instagram) est de nature symbolique. Elle consiste à créer des t-shirts féministes et à les exhiber dans les défilés, dans les medias, sur les réseaux sociaux. Mais le vêtement, par-delà le message explicite qu’il véhicule, peut aussi devenir un outil d’émancipation. Cette saison, les silhouettes spectaculaires de Balenciaga, hyper-modernes, colorées, sont profondément affirmatives. Dans une moindre mesure, on retrouve chez Stella McCartney des modèles chics et faciles à porter. Citons encore la collection hommes de J.W. Anderson, qui emprunte au vestiaire féminin robes, tuniques et jupes. Déconstruction du partage classique des genres, accompagnement des femmes dans leur lutte pour une vie qui ne soit pas limitée à la sphère domestique: on rejoint ici les enjeux qui sont ceux de l’histoire politique du vêtement. Dans les années 1960, un ensemble de créateurs et créatrices font naître de nouvelles formes pour le vestiaire féminin, en accord avec les évolutions sociales. Courrèges, Mary Quant, Sonia Rykiel, Yves Saint Laurent s’adressent à une figure nouvelle, plus une jeune fille, et pas encore une mère: une femme, active, indépendante. Aujourd’hui, le combat contiT MAGAZINE | 23
ÉPOQUE
nue, suivant l’évolution du féminisme vers ce que l'on appelle la troisième vague, désormais ouverte aux problèmes de genre, de classe sociale et aux questions raciales. Et c’est peut-être dans des marques moins massives, qui travaillent dans un espace entre art, mode et activisme, que l’on retrouve des formes nouvelles de politisation du vêtement ou de l’accessoire, chez Wanda Nylon, Proèmes de Paris, Koché, ou Andrea Crews. Ou encore dans les bijoux-objets que réalise Ligia Dias. La créatrice n’a jamais explicitement envisagé son travail comme féministe, mais elle s’intéresse à des figures dont le travail est, au moins en partie, une réponse à leur position sociale. Lynda Benglis, par exemple, a construit son travail en rupture avec un minimalisme exclusivement masculin, tandis qu’Anni Albers, qui était toujours ramenée au Bauhaus à son statut de «femme de», réalisa, non sans provocation, des séries de colliers avec des matériaux trouvés en quincaillerie dans les années 1940. Là où les féministes s’interrogent sur la fluidité des identités de genre et déconstruisent la dualité masculin-féminin, ces designers cherchent d’une manière similaire à se soustraire à l’opposition traditionnelle entre industrie et autonomie, élaborant non seulement des identités mais des économies hybrides.
AUX ÉTATS-UNIS, LA VICTOIRE DE DONALD TRUMP, SES ATTAQUES CONTRE LES DROITS DES FEMMES ET LA COMMUNAUTÉ LGBT ONT RAVIVÉ LA CONSCIENCE FÉMINISTE
L'électrochoc Trump
PHOTOS: THEO WARGO/GETTY, JOEL SAGET/AFP, NEILSON BARNARD/GETTY
Il faut encore souligner que l’engagement politique de la mode revêt aujourd’hui une forme d’urgence nouvelle. Aux USA, la victoire de Donald Trump, ses attaques contre les droits des femmes et la communauté LGBT ont ravivé la conscience féministe. En janvier, la Women’s March a réuni à Washington plusieurs centaines de milliers de personnes (dans le monde, plusieurs millions de personnes ont défilé). L'industrie de la mode américaine, qui avait largement soutenu Hillary Clinton, n’avait peut-être pas vu venir la victoire de Trump. Mais la dernière Fashion Week de New York a largement relayé ces formes de protestation, Mara Hoffman invitant par exemple quatre organisatrices de la Women’s March de Washington à ouvrir son défilé. Pas certain que porter un badge ou un t-shirt soit suffisant lorsque les droits fondamentaux sont menacés. Mais le monde de la mode semble avoir appris sa leçon et l'on a récemment assisté à une intense politisation du vêtement. Casquettes pro-Trump, pussy hats, tailleurs-pantalons de Clinton, tractations des designers pour ne pas habiller Melania Trump, t-shirts «Black Lives Matter», «IN» ou «STAY» contre le Brexit, ont préparé le terrain d’une prise de conscience. En se manifestant en faveur du féminisme, la mode reconnaît une responsabilité longtemps refoulée. Lors de la dernière Fashion Week de New York, les mannequins du final de Prabal Gurung portaient des tee-shirts sur lesquels étaient inscrits des slogans féministes commme «Nos esprits, nos corps, notre pouvoir».
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BEAUTÉ
PIGMENTS VITAMINÉS Les couleurs de l’arc-en-ciel donnent un coup d’éclat au teint. Les fuchsia, vert ou orange s’invitent sur les paupières, les lèvres se tintent d’un rouge vif. La saison sera intense ou ne sera pas PAR SÉVERINE SAAS PHOTOS SYLVIE ROCHE
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1. Fard à paupières hautement pigmenté, lucky green, M.A.C. 2. «Syncro Skin Glow», teint Fluide Eclat SPF 20, Shiseido. 3. Mascara «Diorshow», Dior. 4. Rouge à lèvres liquide ultra-pigmenté, fini mat, pink power, Lancôme.
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VOIE LACTÉE
La nuit tombée, des créatures lunaires surgissent de l’ombre. Leur regard scintille de mille feux métalliques, la bouche est nue, muette. Le silence est le plus troublant des apparats PAR SÉVERINE SAAS PHOTOS SYLVIE ROCHE
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1. Base éclat fraîcheur SPF 35, NARS. 2. Ombre à paupières liquide «Full Metal Shadow», dewy gold, Yves Saint Laurent. 3. Fard à paupières «Ombre Iridescente», silver grey, Clarins. 4. Soin lèvres pour elle et lui, Giorgio Armani. SAMEDI 8 AVRIL 2017
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@halokidnapper
@younghuh
@sarasshakeel
@marthamakeupartist
@acnestudio
@venusmansion
HALO SUCRÉ
Une vague lait fraise déferle sur Instagram et colore de tendresse la nourriture, la déco ou encore le maquillage. Une saveur onctueuse qui met le rose à la bouche PAR MARGAUX MEYER ET SÉVERINE SAAS 30 | T MAGAZINE
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EX TENEBRIS VERITAS 32 | T MAGAZINE
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PHOTOS: LDD
Né à Bruxelles en 1977, Olivier Theyskens étudie d’abord la mode à La Cambre, mais quitte prématurément la fameuse école pour fonder sa marque éponyme en 1998
INTERVIEW
Prodige de la mode belge, ancien directeur artistique de Rochas et de Nina Ricci, Olivier Theyskens relance sa marque, fidèle à son romantisme sombre. Rencontre lumineuse PAR SÉVERINE SAAS
Une pièce vide, des murs très blancs, un canapé noir. On se croirait dans un film de science-fiction type Matrix, le genre d’histoire où les humains découvrent qu’ils évoluent dans un monde virtuel. Au point que l’on ne s’étonnerait pas de voir Olivier Theyskens, sa peau diaphane, ses yeux de biche, ses longs cheveux noirs, s’évaporer sous nos yeux. Aucun risque. Après avoir officié pendant cinq ans en tant que directeur artistique de la marque américaine Theory, à New York, le créateur belge vient de relancer sa griffe (créée en 1998) la saison dernière à Paris. Il l’avait quittée en 2002, à 25 ans, au moment de prendre la tête de la création de la maison Rochas puis, en 2006, de Nina Ricci, où il est resté jusqu’en 2009. Dans ses robes au parfum de couture, Theyskens cousait des rêves à la fois sombres et flamboyants. Des silhouettes d’un romantisme ténébreux, capables de vous arracher des larmes. Des silhouettes «theyskeniennes». Pour son grand retour parisien, le couturier de 40 ans (30 en apparence) signe une collection printemps-été teintée de réalisme et revient à ses premières amours: rigueur, sophistication, jeu entre l’ancien et le moderne, comme le prouvent ces robes néo-victoriennes cohabitant avec des pantalons cigarette, des tailleurs fluides ou des vestes en serpent noir. Dans son studio du Marais, entre deux tasses de thé vert, l’un des prodiges de la mode belge nous parle de son retour à lui-même. T Vous avez présenté votre collection printemps-été 2017 en septembre dernier, quatorze ans après avoir arrêté votre marque. Que ressent-on après une telle absence? Olivier Theyskens Le temps passe tellement vite! J’adore
travailler pour d’autres marques, mais au fond de moi, j’ai toujours eu le sentiment qu’il me fallait fonder ma propre maison, avoir mon point de vue et l’exprimer dans un cadre neutre. Je me suis beaucoup amusé chez Theory, j’ai beau-
coup appris sur le milieu de gamme, mais je savais je ne resterais pas là-bas éternellement. T Après avoir passé tant de temps à créer pour les autres, a-t-il été difficile de retrouver votre écriture propre? OT J’ai pris une année sabbatique avant de relancer ma
marque, et je dessinais des collections fictives, juste pour le plaisir. Quand j’ai démarré la collection d’été, les choses sont donc sorties très naturellement. J’ai senti que j’allais à l’essentiel, que je retrouvais mon identité de base: une approche de la mode à la française, type couturier, que je tiens de ma mère et de mes racines normandes, et l’esprit belge dont j’ai été nourri en grandissant en Belgique. Cette collection reflète beaucoup ces deux contrastes. T On qualifie souvent votre style de gothique. Que pensezvous de cette étiquette? OT Je ne me considère pas comme gothique. Mais je n’ai
aucun mal à reconnaître qu’il y a un côté sombre dans mon travail, notamment parce que j’utilise beaucoup de noir. C’est une question d’allure. Cette couleur donne davantage d’élégance, et de nombreuses matières sont plus belles en noir.
T Vous dites souvent que les femmes Theyskens ont des fêlures ... OT Oui, parce qu’on est humains. Quand les mannequins
passent mes vêtements, je leur demande de ne pas avoir l’air béat, je veux qu’elles aient quelque chose de sérieux, un brin dur. Je trouve que ça les rend belles. Ce n’est pas un concept aisé à saisir, car beaucoup de monde pense que ce sera plus joli si tout le monde a l’air heureux. En tant que grand mélancolique, je suis attiré par les sentiments antinomiques. T A quoi ou à qui pensez-vous lorsque vous créez une collection? OT Quand je dessine, je me mets dans la peau d’une femme et
je me demande pourquoi j’aurais envie de cette coupe ou de cette longueur de manche. Un peu comme les acteurs qui se plongent dans un rôle. Mais attention, je ne porte pas de robe! (rires) C’est une projection strictement psychologique, qui me T MAGAZINE | 33
INTERVIEW
T Est-ce aussi l’instinct qui vous a poussé à interrompre vos études à La Cambre, la grande école de mode à Bruxelles? OT Quand j’ai commencé La Cambre, j’avais à peine 17 ans.
Ça se passait très bien, je m’y suis fait des amis pour la vie, mais je travaillais de mon côté, je n’interagissais pas beaucoup avec le monde professoral. Je pensais que quitte à financer une collection, autant le faire en dehors de l’école. Un jour, je suis simplement parti. J’ai continué à créer des vêtements chez moi, à composer mon esthétique avec des dentelles anciennes, des draps et plein d’autres choses que je trouvais chez ma grand-mère. T Vous vous êtes vite retrouvé sous les projecteurs grâce à Madonna, qui a porté l’une de vos robes lors de la cérémonie des Oscars de 1998. Avez-vous ressenti une grande pression à ce moment-là? OT Je n’ai jamais ressenti de pression par rapport aux
retombées médiatiques. Je me préoccupais surtout de la qualité de mes vêtements, car j’ai tout d’un coup reçu plein de commandes de grands magasins comme Barney’s, aux Etats-Unis. Heureusement, j’ai rapidement commencé à travailler avec de petites usines en Italie qui m’ont offert leur savoir-faire et leur soutien. Ça s’est passé de façon très organique, très humaine, et je travaille encore aujourd’hui avec certaines de ces usines.
T Passer du milieu industriel italien aux ateliers parisiens pour Rochas, ça a dû être un changement radical... OT J’ai toujours eu un grand amour pour la mode française
et les grands créateurs du XXe siècle. En plus, je n’avais pas la vie facile en tant que jeune créateur, j’avais une toute petite équipe et on apprenait tous. Je disais toujours «Comme ça doit être bien de pouvoir travailler dans une maison!» même si je suis longtemps resté fermé à l’idée de le faire. Quand Rochas m’a contacté, il y a eu une alchimie, comme une évidence. A l’époque, ils n’avaient qu’une division parfums, il fallait mettre en place toute la structure mode. Je crois que j’étais l’homme de la situation. 34 | T MAGAZINE
T Vous avez connu les difficultés de l’indépendance et le faste des grandes structures. Que conseilleriez-vous à un jeune designer qui aimerait aujourd’hui créer sa marque? OT En ce qui me concerne, j’ai toujours voulu être à mon
compte, défiler, avoir des boutiques. Mais ce n’était pas la norme à mon époque. Les héros d’alors étaient les créateurs, les Alexander McQueen, Hussein Chalayan ou Dolce&Gabbana, et ils devenaient encore plus héroïques s’ils étaient investis d’une mission dans une grande marque. Au final, c’est une question d’envie. Si quelqu’un ressent un appel dans ses tripes, il faut qu’il se lance, quitte à se prendre un mur. Mais il faut aussi rester prudent. Avec les moyens de communication modernes, un jeune créateur peut toucher un public beaucoup plus large qu’il y a vingt ans. Cela dit, je m’interroge sur la capacité de l’industrie de la mode à assimiler les nouveaux venus. T D’un autre côté, le jeu de chaises musicales auquel sont soumis les créateurs au sein des maisons peut être décourageant... OT Le jeu des chaises musicales est de toute façon
nocif. Pour inspirer le respect, une marque ne peut pas se jouer à toutes les sauces, il faut qu’elle évolue dans le temps, qu’une histoire se tisse. Sinon les clients ne s’y retrouvent pas. Si l’on aime un restaurant, on n’a pas envie que le chef change tous les trois ans, non? A l’époque de Rochas, je me voyais très bien rester vingt ans.
T Aujourd’hui, pourriez-vous à nouveau mettre votre talent au service d’un grand nom de la mode? OT Oui sans problème, c’est quelque chose que je sais faire.
Mais il faut que le timing soit bon. Un acteur ne peut pas jouer trois films en même temps et, en ce moment, je suis bien occupé! (rires).
T Olivier Theyskens en grande maison parisienne, ça vous fait rêver? OT Oui! J’aimerais beaucoup grandir en restant concentré sur
l’intégrité, le désir, l’esthétique, la qualité du produit. Mais il ne faut pas rester attaché au cliché passéiste de la marque établie. Est-ce qu’une grande maison aura toujours des boutiques installées sur les grandes avenues? Ce n’est pas dit. Il faut rester ouvert. Tout change.
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nourrit. Si je ne ressens pas une justesse dans ce que je fais, si j’ai l’impression que ça ne me plairait pas en tant que femme, alors je remets mon choix en question.
Silhouettes de la collection Olivier Theyskens printempsété 2017 T MAGAZINE | 35
COLORAMA Chaque saison, la photographe genevoise Sylvie Roche se glisse pour «T» dans les coulisses des plus grands défilés parisiens. Avec tendresse et poésie, elle dévoile l’envers d’un décor aussi fantasmé que méconnu PAR SÉVERINE SAAS
Sacai
Kenzo
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Léonard
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BACKSTAGE
John Galliano
Roland Mouret
Emporio Armani
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Véronique Leroy
Chanel
Rochas
Manish Arora
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Hermès
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BACKSTAGE
Louis Vuitton
Lanvin
Elie Saab
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FEU DE PAILLETTES De Chanel à Dries Van Noten en passant par Dolce & Gabbana, strass et lamé ont dominé les défilés printemps-été 2017.
H
«
PAR ANTONIO NIETO ILLUSTRATION EUGENIA LOLI
appy Birthday Mr President, Happy Birthday to you… » Le 19 mai 1962, Marilyn Monroe chantait ces quelques mots en l’honneur de John Fitzgerald Kennedy. Sa robe recouverte de strass était si moulante qu’elle semblait avoir été cousue à même son corps. Si scintillante qu’elle brûle, aujourd’hui encore, l’image apparaissant sur notre ordinateur. Cette saison, une lueur semblable, à la fois étrange et étincelante, vient caresser notre rétine. Sous différentes formes et couleurs, appliquée à différentes matières, la paillette a été la maîtresse de cérémonie des défilés printemps-été 2017. Emerveillement chez Gucci, qui nous a fait patienter dans un boudoir rose taille XXL. La musique commence, la chanteuse Florence Welch récite des poèmes de William Blake. Place au premier look: une veste en tweed, des pantalons pattes d’éf et des lunettes de soleil géantes incrustées de paillettes roses, première dose de glitter administrée au parterre d’invités. Car chez Gucci, la paillette était partout, sur tous les types de vêtements,
Cette saison, une lueur à la fois étrange et étincelante est venue caresser notre rétine (De h. en b. et de g. à dr.) Haider Ackermann, Louis Vuitton, Alberta Ferretti Limited Edition, Blumarine, Gucci, Trussardi, Dolce & Gabbana
tous les accessoires. De longues robes entièrement recouvertes de paillettes, des monochromes brillants ou habillés de broderies étincelantes. Très seventies, le show avait de quoi rendre épileptique une pie voleuse. Le message d’Alessandro Michele était clair: pour être Gucci cet été, il faudra se mettre à la paillette. Et qui n’aimerait pas être Gucci aujourd’hui? Dalida l’est depuis toujours, inconsciemment, et elle le restera. Disparue il y a déjà trente ans, cette icône du style aurait certainement adoré les tenues de Michele. La musique disco n’est peut-être plus en vogue, mais le style vestimentaire qui l’accompagne est, lui, en pleine explosion.
Glitter décomplexé Certains pensent que les paillettes et le lamé n’ont leur place que dans les soirées d’une élite recluse sur elle-même. Ils ont tort. Chez Chanel, de scintillants lamés bleu, vert et rose s’entremêlent pour former un motif de tweed qui semble avoir croisé les écailles d’une sirène. Karl Lagerfeld a également imaginé une longue jupe fendue sur l’avant, laissant aux jambes la liberté de mouvement qu’elles méritent, et accompagnant chaque pas d’une lumière nouvelle. T MAGAZINE | 41
TENDANCE
Chanel et Gucci n’ont pas le monopole de la couleur. Chez Kenzo, Carol Lim et Humberto Leon dévoilent des robes courtes recouvertes de multiples paillettes de tailles différentes. Les bretelles fines et la coupe un peu loose laissent suggérer un soutien-gorge lui aussi pailleté. Folie lumineuse. Perchées sur leurs hauts talons, les femmes Kenzo semblent revenir d’une soirée où le champagne était (trop) présent. Mais loin du Walk of shame traditionnel, ces fêtardes sont décidées à regarder droit dans les yeux quiconque oserait les juger, à remuer leurs boucles d’oreilles disproportionnées et étincelantes. Le disco est une mode que Kenzo étreint avec outrance. Stefano Gabbana et Domenico Dolce ont, de leur côté, livré une version étincelante de la dolce vita. Lors de leur défilé printemps-été 2017, on a vu des vêtements-bijoux scintillants, presque aveuglants. Comme toujours, les femmes Dolce & Gabbana sont festives, elles dansent le long du bord de mer et rient dans les ruelles. Leur autre tenue phare est une veste de smoking courte et un pantalon cigarette à motif léopard entièrement réalisé en strass. Chez D&G, le trop n’existe décidément pas, comme en témoignent les éternels chapelets, ainsi que ce t-shirt à l’effigie de la Vierge Marie tenant Jésus nouveau-né dans ses bras. Tout ce qui brille a des airs de nouveau noir pour les joyeuses veuves de la botte européenne.
Noir scintillant Chez Dries Van Noten, c’est le gothique royal qui emporte les paillettes sur des terres plus sombres. Le designer belge applique le brillant à quelques vestes et chemisiers dont lui seul a le secret. Ces pièces sont coordonnées avec des pantalons vaporeux qui ne font que souligner la jambe, et non la couvrir. Entre la veuve et la vamp, c’est une princesse ornementale qui apparaît. Face aux fastueux enfers de Dries Van Noten se trouve le paradis de Fendi. De longues robes aux teintes écrues, blanches, ivoire donnent aux ingénues une allure mystique. Le lamé que Karl Lagerfeld appose sous forme de bro42 | T MAGAZINE
Cette saison, la surenchère de glitter rappelle les extravagantes tenues de scène de Dalida, disparue il y a déjà trente ans
deries florales crée une silhouette flottante, comme au-dessus du sol. Cette femme est d’une légèreté rare, et belle. Anthony Vaccarello a signé sa première collection pour Saint Laurent, et une chose est certaine: la femme YSL ne passe pas inaperçue. Même subordonnée, elle brille davantage que sa supérieure. Dans Le Marchand de Venise, Shakespeare n’écrivait-il pas: «La plus grande gloire obscurcit la moindre. Un ministre brille autant qu’un roi jusqu’à ce que le roi paraisse: et alors tout son prestige s’évanouit»? La muse Saint Laurent éteindra l’aura de la reine, si cette dernière n’en porte pas elle-même. Elle se moque des conventions bourgeoises et n’hésite pas à aller chercher une robe vintage pour y découper une nouvelle silhouette. C’est exactement le travail qu’a effectué Vaccarello en hommage à Yves. Les petites robes bustier s’habillent de strass bleu nuit, et rien d’autre. Mais ce n’est pas l’unique couleur choisie. Le doré, le lamé doré, sert de base à une robe au décolleté V plongeant et à une allure eighties. La taille est toujours marquée par une ceinture en cuir noir, et une fois encore Dalida nous revient dans ses longues robes fourreau dont la taille de guêpe était la clé de voûte. Et tout comme Dolce & Gabbana, Vaccarello s’est approprié le léopard pour en délivrer une version des plus surprenantes. Une robe one-shoulder courte, semi-transparente où le velours bleu pétrole vient se superposer au voile, le tout surmonté d’une bonne dose de paillettes. Les designers ont imaginé une saison haute en reflets et jeux de lumière, et peu de matières se prêtent aussi bien à ce jeu que les paillettes et le lamé. De la couleur à la forme, ces petites étincelles viennent métamorphoser les silhouettes des femmes pour les habiller de brillances variées. Les milliers de petites réflexions que provoquent les paillettes ne rendent que plus précieuses celles qui les arborent. Cet artifice a une beauté plurielle: tantôt dramatique, tantôt joyeux, ou parfois mystérieux, il ne laisse jamais indifférent.
PHOTO: AFP PHOTO
LES DESIGNERS ONT IMAGINÉ UNE SAISON, HAUTE EN REFLETS ET JEUX DE LUMIÈRE
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INTERVIEW
CONSTRUCTION ET RECONSTRUCTION Adoubée par Giorgio Armani, la marque Ricostru a imposé à Milan son minimalisme haut de gamme. Rencontre avec sa fondatrice, la Chinoise Rico Manchit Au PAR ANTONIO NIETO
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Diplômée de l’Institut Marangoni à Milan, la Chinoise Rico Manchit Au a fondé sa marque Ricostru en 2011. Elle est basée à Guangzhou, en Chine SAMEDI 8 AVRIL 2017
L
e théâtre Armani est une ancienne usine de chocolat réhabilitée par l’architecte japonais Tadao Ando. C’est là, au cœur de cet immense édifice mêlant austérité et élégance, que s’est déroulé le défilé printemps-été 2017 de Ricostru, sur invitation de Giorgio Armani himself. Basée à Guangzhou, Ricostru (dérivé du mot «ricostruzione»,«reconstruction» en italien) a été fondée en 2011 par la Chinoise Rico Manchit Au. A Milan, cette diplômée de l’Institut Marangoni nous a fait découvrir un univers peuplé de précision et d’épure. Un made in China haut de gamme combinant futurisme et tradition chinoise. Femmes fortes, les héroïnes de Ricostru semblaient porter une chrysalide, une couche très fine, presque invisible, prête à éclore, tandis que d’autres avaient l’air de guerrières raffinées, lanières de cuir et tissus précieux. Manchit Au croit au métissage des civilisations et des arts. Dans sa collection, la créatrice a mêlé finesse asiatique et noblesse italienne car, après tout, les rêves n’appartiennent pas à un seul pays. En ce sens, la femme Ricostru est plurielle, aucune étiquette ne lui sied. Elle sait se défendre, protéger ses idéaux, qu’importent les circonstances. Un peu comme sa directrice artistique, qui aimerait servir d'exemple à une jeunesse chinoise en proie au manque de confiance en soi et aux incertitudes du monde.
T Vous dites que votre vision de la mode se situe entre la tradition et le futurisme. Qu’entendez-vous par là? RMA J’attribue au terme «tradition» une
charge très artistique. Quand j’étais plus jeune, je regardais beaucoup de films chinois peuplés de filles très élégantes, qui portaient des vêtements longilignes et les cheveux longs. J’aime beaucoup ce look propre et minimaliste très présent dans notre culture. Ces silhouettes m'obsédaient. Ma tante m’a appris à les dessiner. Elles reviennent aujourd’hui hanter ma collection. Ce sont des silhouettes bien plus imaginaires que réelles. Elles proviennent d’un semblant de rêve. T Vous cherchez à créer des visions? RMA Oui, j’essaie toujours de mélanger
les rêves à la réalité. Je suis inspirée par les narrations qui ont une connexion avec la nature. Une collection de vêtements me donne l’opportunité de me plonger dans une histoire qui nécessite une atmosphère avec des couleurs et des textures. La collection printemps-été 2017 est inspirée des plantes qui nous entouraient dans l’atelier. Elle s’intitule «Tasty Breath», («Souffle savoureux»), le souffle étant un indice des formes de vie qui nous entourent.
T Vous avez un large spectre de matériaux. Parfois nous pensons faire face à du cuir, alors que c’est autre chose. RMA Oui, j’adore jouer avec les senti-
ments que suscitent les matériaux.
T Le nom Ricostru dérive du terme italien «ricostruzione» qui signifie «reconstruction». D’où vient ce choix? Votre pratique est-elle une forme de reconstruction? RMA Je pense que nos vies et notre
créativité se situent toujours dans des processus de reconstruction. Chaque matin, quand je me réveille, j'appréhende ma nouvelle journée en me disant qu’aujourd’hui est un nouveau départ. Mon sentiment personnel sur la nouvelle génération chinoise est qu'elle doit réapprendre ce processus indispensable de reconstruction. T L’histoire de votre civilisation s’étend sur des milliers d’années. C’est vraiment dommage que tant de gens renoncent à puiser dans leurs propres racines. RMA Nous devons en effet savoir d'où
nous venons pour savoir qui nous sommes. Mais les gens sont trop paresseux pour s’intéresser à la culture. Dans ma jeunesse, j'ai appris les différentes techniques d’écriture à l’encre mais aujourd’hui, on a arrêté de les enseigner. Nous devons avoir foi en notre culture, sa richesse, son potentiel. Les choses sont déjà en train de changer. A Shanghai ou à Beijing, le quotidien n’est plus très différent de celui des habitants de New York. Il ne reste plus qu’à trouver un moyen de créer une rencontre entre ces deux cultures.
T En quoi l’Italie a-t-elle influencé votre manière d’aborder votre travail? Rico Manchit Au Quand j’ai commencé
à étudier la mode à Milan, en 2007, cette industrie avait une approche radicalement différente de celle que nous avions en Chine. Ici, en Europe, on apprend à réaliser une collection de A à Z. Tout tourne autour de votre personnalité, de ce que vous voulez faire et de ce que vous voulez présenter. Cette sincérité est la meilleure leçon que j’aie retenue de mon école, et cela m’a énormément aidée à commencer ma carrière en tant que designer. Je ne veux pas simplement montrer ma créativité, mais aussi établir une connexion avec le marché, avec le produit et toutes les personnes qui sont autour de moi. L’Italie m’a appris à prendre en compte tous les enjeux nécessaires en termes de direction et de création.
Avec le soutien de Giorgio Armani, Ricostru a présenté à Milan sa collection printemps-été 2017 T MAGAZINE | 45
MONTRES Quelques-uns des quinze millions de spécimens des collections scientifiques (zoothèque et géothèque) du Muséum de la Ville de Genève, les plus importantes et les plus précieuses de Suisse.
RALENTIR LE TEMPS Les montres de Meistersinger n’ont qu’une aiguille. Elles sont allemandes, Swiss made et assument de donner à peu près l’heure
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ersonne ne se donne rendez-vous à 13h52. Tout le monde se retrouve à «moins le quart» ou à deux heures. Voire, pour les plus rigoureux, à «moins dix». Dans la vie de tous les jours, les secondes sont inutiles et les minutes unitaires sont dispensables. C’est en s’appuyant sur cette évidence que Meistersinger s’est fait une place dans le paysage horloger. Le fondateur de la marque allemande Manfred Brassler a ainsi imaginé une montre mono-aiguille qui affiche une heure pour l’à peu près. Son concept n’est pas unique - Jaquet Droz et quelques autres s’y sont essayé. Mais il est assez rare pour se faire remarquer. Sa montre est une invitation à ralentir. L’horloger et designer autodidacte regrette que l’on perde aujourd’hui autant de temps à gagner du temps. «Tout le monde peut repenser au passé, se projeter dans le futur. On le fait sans cesse, mais on oubliant trop souvent de profiter du moment présent. Ce n’est pas facile, mais cela vaut la peine d’essayer». Son monologue sur une montre qui permettrait d’atteindre la plénitude, Manfred Brassler l’interrompt brutalement mais dans un sourire 46 | T MAGAZINE
PAR SERVAN PECA PHOTO FRED MERZ/LUNDI13
«Nous sommes d’accord, c’est aussi un business...». Il reprend: «Je souhaitais surtout ne pas faire comme les autres. J’ai voulu un instrument de mesure le plus basique possible». Un principe que cet Allemand de 63 ans, rencontré à Baselworld, a appliqué sur tous ses modèles. Et notamment sur la Neo, son best-seller, avec environ 1200 pièces sur les 9500 montres écoulées en 2016.
Un petit look vintage Pour ressembler à un instrument de mesure professionnel, les montres Meistersinger adoptent une esthétique qui n’appartient qu’à elles: l’aiguille unique donc, mais aussi un cadran composé de 144 index (les plus grands pour les heures, les moyens pour les quarts d’heure et les petits pour démarquer les cinq minutes). Ensuite, le petit détail visuel que l’on ne remarque que dans un second temps: le contrepoids de l’aiguille, qui «semble la rendre plus forte et plus précise». Enfin, les chiffres des heures sont précédés d’un zéro. Là encore, pour mieux jouer sur la similitude avec un thermomètre, un baromètre ou une balance. A cela, il faut ajouter un petit look vintage qui, aujourd’hui plus qu’hier,
Pour la Neo de Meistersinger, les secondes sont inutiles et les minutes unitaires sont dispensables
renforce son pouvoir de séduction. La Neo et les autres modèles qui en sont inspirés l’assument complètement: leur allure s’inspire des codes du design des années 1950: une boîte mince, un verre bombé, un cadran classique (disponible en cinq couleurs) et une absence de lunette qui donne l’impression d’un diamètre plus grand qu’il ne l’est en réalité. Meistersinger n’est pas hors du temps pour autant. La marque a cédé aux requêtes de ses distributeurs. Cette année, la Neo de 36mm de diamètre hérite d’une grande soeur, la Neo Plus et ses 40mm. Manfred Brassler n’en fait pas une montagne, même s’il en est fier: ses montres sont Swiss made. Elles sont assemblées à Bienne et la Neo, disponible à partir de 1230 francs, est traditionnellement équipée d’un mouvement ETA ou Sellita. Le modèle quartz, développé par nécessité - lorsqu’il y avait pénurie de mouvements - a fait long feu. Manfred Brassler veut du mécanique. Après un première expérience en 2014, sa marque utilise depuis cette année un nouveau mouvement mécanique qui lui est propre. Le MSA01 équipe les modèles Circularis. Meistersinger promet une réserve de marche de 120 heures. A quelques minutes près. SAMEDI 8 AVRIL 2017
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ALLURE SPECTRALE PAR ANOUCK MUTSAERTS PHOTOS FEDERICO BERARDI MANNEQUINS MARINE ET LUDMILLA CHEZ KARIN MODELS
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Marine (à droite): manteau en laine et pull en coton, Miu Miu. Collants en nylon, Tabio. Babies en cuir verni, Carel. Ludmilla (à gauche): veste et pantalon en cuir, Hermès. Top en maille de coton, Courrèges. Collants en nylon, Tabio. Babies en cuir verni, Carel.
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Marine et Ludmilla: robes en maille de jacquard, Alaïa. Boucle d’oreille «Dream Eater» en bois laqué, boucle d’oreille «Black Eye Circle» en bois laqué, le tout Isabelle Mayer. (Page de droite) Robe chemise bi-matière en coton «Fil à Fil» et jersey bleu, boucles d’oreilles baroques en perles de culture, turquoise et laiton finition or, le tout Céline. Chapeau tressé Missoni. Sac Vanina. Chaussures en cuir et métal, Courrèges.
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(Page de gauche) Veste longue cintrée et pantalon large en coton, chaussures en coton à talons en bois, le tout Jacquemus. (A gauche) Robe bicolore en coton, J.W. Anderson. Top stretch en coton, Lemaire. Bonnet de bain en silicone, Noir Paris. (A droite) Veste en soie drapée imprimé léopard, Haider Ackermann. Bonnet de bain en silicone, Noir Paris.
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Ludmilla (à gauche): caban en coton, short en coton marine,le tout Dior. Collants en nylon, Tabio. Chaussures en bois et coton, Jacquemus. Marine (à droite): top en maille de coton, Trussardi. Chemise déstructurée et débardeur en coton, pantalon en laine, le tout Ann Demeulemeester. Chaussures en cuir et métal, Courrèges. (Page de droite) Robe longue en jersey de soie brodée, bottes en cuir, le tout Louis Vuitton.
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uparavant, quand on devait se constituer une image stéréotypée du style post-soviétique, on prenait comme base une femme à la chevelure souple et blonde, dotée d’une bouche pulpeuse, d’un regard bleu comme les eaux du Baïkal, d’une taille fine surmontée d’une poitrine plantureuse et suivie de jambes interminables. On affublait ensuite la poupée de tissus moulants et courts, le tout monté sur des talons vertigineux. Et pour les hommes, la référence ultime était un homme musclé, torse nu sur un cheval. Mais ça, c’était avant. Avant que ne déferle sur la fashionsphère de jeunes designers faisant souffler sur la mode un vent d’Est. Les noms les plus connus de cette avantgarde sont Demna Gvasalia, fondateur et directeur artistique de la marque Vetements (également à la tête de la création de Balenciaga), Gosha Rubchinskiy et la consultante-styliste-mannequin Lotta Volkova. Une nouvelle génération de 56 | T MAGAZINE
Dans «Synchronicity», le photographe russe Egor Rogalev documente le quotidien de jeunes gens vivant dans les pays de l’ex-URSS.
créateurs qui ne font pas dans le bling-bling mais veulent promouvoir, selon leurs dires dans les médias, une «élégance alternative». Qui se traduit par un look baptisé «post-soviétique» par les prescripteurs et s’inspirant très largement de celui des banlieusards désargentés des pays de l’ex-bloc soviétique dans les années 1990 (le «gopnik» en russe): un mélange de sportswear (training, pull à capuche, logo imposant) et vêtements de travail, le tout en version oversize, truffé de détails et références exotiques (inscriptions en lettres cyrilliques, marteaux et faucilles). Ce style repose sur un storytelling authentique et redoutablement efficace d’un point de vue marketing. Exemple? Le t-shirt jaune au logo DHL de la marque Vetements, une création vendue autour de 250 francs (contre 6,50 dollars pour celui vendu sur le site de l’entreprise de livraison) et épuisée en quelques semaines après son arrivée en boutique.
Nouvelle vague «La mode est toujours en quête d’idées neuves, commente Djurdja Bartlett, professeur en Histoire et Culture de la SAMEDI 8 AVRIL 2017
PHOTOS: ROGALEV-SYNCHRONICITY
LE NOUVEL EMPIRE DU COOL
Un quart de siècle après la dissolution de l’URSS, des créateurs originaires des pays de l’ex-bloc soviétique imposent à la mode leur esthétique pointue. Et font la fierté de leurs compatriotes PAR CATHERINE COCHARD
mode au London College of Fashion. Des créateurs comme le Russe Gosha Rubchinskiy ou le Géorgien Demna Gvasalia, qui puisent leurs références visuelles dans le quotidien de la période post-soviétique, ont apporté à l’industrie en 2016 l’énergie nouvelle qu’elle recherchait.» La fin de l’URSS marque le début d’une période d’émancipation et d’ouverture pour la jeunesse des années 1990, qui découvre alors la pop culture de l’Ouest – notamment MTV et les marques de sportswear américaines – et s’en réapproprie les codes, à l’image de la révolution stylistique et contestataire des punks dans les années 1970. «C’est intéressant d’observer comment cette tendance s’infiltre dans la culture mainstream, dans les magazines par exemple avec des bâtiments brutalistes servant de décor à des shootings de mode, chez Topshop où se multiplient les vêtements portant des lettres cyrilliques et la montée en puissance de l’intérêt général pour ce mythe de la nouvelle vague post-soviétique», illustre la journaliste russe basée à Londres Anastasiia Fedorova, qui écrit notamment pour Dazed, I-D, Vice, The Guardian ou encore Business of Fashion.
D’est en ouest A l’instar d’autres régions du monde, la Russie se détourne d’une mode ostentatoire pour lui préférer une création plus intellectuelle, portée par de jeunes designers du pays qui utilisent le vêtement comme vecteur d’expression personnelle, voire politique. Une vision très éloignée du luxe statutaire qui a fait rage auprès des nouveaux riches russes dans les années 2000. «Après la dissolution de l’URSS, les années de la Perestroïka sous Mikhaïl Gorbachev (1985-1989) ont permis l’ouverture des canaux de communication avec l’Occident, et à la créativité des citoyens des pays de l’ex-bloc soviétique de s’exprimer enfin, développe le professeur Djurdja Bartlett. Rubchinskiy, Gvasalia et Lotta Volkova, qui ont grandi durant cette période, étaient aux premières loges pour observer et être marqués par ces changements culturels et esthétiques, la libéralisation du marché et des mœurs, l’arrivée dans les magasins des marques américaines, etc.» Un bagage d’influences mêlées qu’ils emportent en quittant leur pays d’origine pour gagner l’Ouest, et notamment Paris, où ils affinent leurs compétences techniques et leur compréhension de l’industrie de T MAGAZINE | 57
PHÉNOMÈNE
«L’ÉNERGIE NOUVELLE EN PROVENANCE DE L’EX-URSS MONTRE QUE LES TALENTS NE SE TROUVENT PAS QU’À LONDRES, PARIS OU NEW YORK.»
la mode. Pour mieux la prendre d’assaut. «Rubchinskiy est né en 1984 à Moscou, Demna et son frère, le CEO de Vetements Guram Gvasalia, dans une petite ville de Géorgie en 1981 et 1985 et Lotta Volkova en 1984 à Vladivostok. Mais c’est à Paris qu’ils se sont tous rencontrés, en faisant la fête, et c’est aussi là qu’ils ont rencontré le succès.»
Enfants terribles Pour les jeunes créateurs originaires de Russie et des pays de l’ex-bloc soviétique, l’avènement de la tendance «post-soviétique» est une sorte de revanche. «Bien sûr que la création – qu’il s’agisse de mode, d’art, d’architecture ou encore de musique – est régie par des cycles de popularité, mais il n’empêche que l’énergie nouvelle en provenance de l’ex-bloc soviétique est une diversification qui fait énormément de bien: cela montre que les talents ne se trouvent pas qu’à Londres, Paris ou New York», se réjouit Thomas Beachdel qui a cocuraté avec l’artiste tchèque Marie Tomanova «Youth Explosion: The New Bohemia» en 2016 au Czech Center de New York. Le trend «post-soviétique» rend les artistes des pays de l’ex-bloc soviétique hautement désirables, les transforme en rebelles ultra-cool que tout le monde veut côtoyer. Ce qui n’est pas pour déplaire aux créateurs, qui se sentent appartenir au mouvement. «On est un peu comme des adolescents un peu agressifs mais curieux de tout. Il y a tellement de choses que nous ne faisons que de découvrir, ça attise l’intérêt des gens», s’exclament la photographe Turkina Faso et la designer Asiya Bareeva, qui toutes deux travaillent entre Londres et Moscou.
«Fétichisation des classes ouvrières» La tendance, en passant au crible du marketing la pau58 | T MAGAZINE
Critique envers l’esthétique «postsoviétique» qui fait florès dans la mode, Rogalev montre que la vie sans communisme ne se réduit pas à habiter dans des bâtiments de style brutaliste et à trébucher sur des monuments à l’effigie de Lénine.
vreté des banlieues, opère une commercialisation de la misère qui soulève plusieurs questions. «La fétichisation des classes ouvrières est problématique d’un point de vue éthique, admet Anastasiia Fedorova, qui a énormément écrit à ce sujet. Nombreuses sont les personnes qui se sentent offensées par cela. Personnellement, ce n’est pas ce qui me choque le plus. Ce qui est intolérable, c’est que l’on place sous la même bannière «post-soviétique» des créateurs originaires de pays comme l’Ukraine et la Géorgie. Ces nations ont suffisamment souffert. Leur faire porter cette étiquette, c’est avoir une vision complètement post-coloniale de la géopolitique, une manière de nier le passé de ces pays.» Une nuance qui a certainement échappé à la plupart des acteurs de l’industrie de la mode, peu intéressés par ces considérations politiques. Et d’ailleurs, pourquoi s’énerver autour d’un terme voué à se faire détrôner par le suivant? «Quand on me parle de cette tendance post-soviétique, je ne peux m’empêcher de penser à l’exposition du Metropolitan Museum de New York en 2013 «Punk: Chaos to Couture», évoque Thomas Beachdel. Cet accrochage consistait en fait en une gigantesque promotion pour les annonceurs des magazines de Condé Nast et absolument pas en une monographie consacrée au style punk et à son contexte politique (le Royaume-Uni dans les années 1970, les grèves et le désordre durant l’Hiver du Mécontentement, le tatchérisme, les chiffres affolants du chômage...). Le trend «post-soviétique» est pour moi tout aussi peu engagé politiquement. Il suffit de penser aux prix des habits de Vetements: aucun des jeunes de banlieue dont la marque s’inspire ne peut se les payer!» SAMEDI 8 AVRIL 2017
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Thomas Beachdel, curateur
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INSTINCT FLEURI
Allium giganteum et Narcissus jonquilla. Deux fleurs, deux parfums, deux couleurs qui nourrissent l’imaginaire printanier et font éclore des envies de légèreté et d’insouciance PAR SÉVERINE SAAS PHOTOS LEA KLOOS
Parfum Encens et lavande, Serge Lutens Fedora en feutre de lapin Virginie Maison Michel Gloss Larger than life, NARS Sandales en daim Roberta, Maryam Nassir Zadeh Sac en cuir Hammock, Loewe Lunettes de soleil en métal Gucci SAMEDI 8 AVRIL 2017
ACCESSOIRES
Bikini croisé en crêpe, Lisa Marie Fernandez Parfum Turbulences et lunettes de soleil Metropolis en métal et acétate, Louis Vuitton Bague Dixie en vermeil, Charlotte Chesnais Sandales Odalisque en chèvre velours, Hermès T MAGAZINE | 61
HAUTE COUTURE
FÉE COMME UNE
CONCEPTION ISABELLE CERBONESCHI PHOTOS & STYLISME BUONOMO & COMETTI MANNEQUIN ANOUK CHEZ ELITE
«Galatea», robe en mousseline de soie rebrodée de strass et micropaillettes, chemise en tulle de soie ton sur ton, Valentino haute couture T MAGAZINE | 63
HAUTE COUTURE
Cape en organza brodée de petites fleurs, perles et baguettes, et ornée de plumes blanches. Robe en organza brodée de petites fleurs, perles et baguettes avec bas de robe orné de plumes. Bracelet de cheville en perles fantaisie. Escarpins en cuir irisé argenté. Chanel haute couture «Chemin de poussière rouge», robe et casaque de Chantilly or et noir brodée d’un homard chinois. Schiaparelli haute couture
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HAUTE COUTURE
Robe longue en tulle illusion nude rebrodée de plumes de coq, plumes coupées, plumes d’autruche et plumes d’oiseau de paradis rose. Académique en dentelle et dentelle incrustée. Sandales en lézard brillant. Boucles d’oreilles «G-ometric» avec pampille cercle miroir. Givenchy haute couture
Manteau en laine «décortiqué» superposé à une robe en tulle et chiffon agrémentée de ruban en satin orné de perles. Porté avec des bottes Tabi «décortiquées». Bijou de main en chrome lustré. Maison Margiela Artisanal par John Galliano
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HAUTE COUTURE
Robe du soir en mousseline de soie nue. Le bustier est composé de fines lanières brodées et dégradées d’or au nu pour un effet tricot. Atelier Versace Robe drapée de tulle rose poudré sur combinaison brodée de pierres argent. Couronne «Cecil Beaton» en rachis de plumes d’autruche. Dior haute couture
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CINÉMA
De la mode au grand écran, il n’y a qu’un pas que le sulfureux designer texan a franchi avec succès. Léchés et précis, ses films révèlent des questionnements métaphysiques insoupçonnés
L
a décennie 2000 est houleuse pour Tom Ford. Elle commence par un immense succès: en seulement quelques années, le designer texan a entièrement réinventé Gucci, sauvé la marque de la faillite, et construit dans la foulée un empire de mode pesant plusieurs milliards de dollars. Il prend ensuite
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PAR JILL GASPARINA
les rênes de la création chez Yves Saint Laurent, et présente sa première collection printemps-été 2001 dans «un délire de rigorisme maniéré». Mais elle ne fait pas l’unanimité. Et Ford est lourdement attaqué par la critique et, en interne, par Monsieur Saint Laurent lui-même – avec qui la brouille est publique – comme par son partenaire historique Domenico de Sole. En 2004 c’est la chute: quand
Pinault-Printemps-Redoute (PPR) rachète le Gucci Group, Tom Ford prend la porte. Deux ans plus tard, il renaît de ses cendres en créant sa propre marque de parfums, accessoires et cosmétiques: succès international. En 2009, il lance sa première ligne de prêt-à-porter masculin. Ses costumes deviennent une référence. SAMEDI 8 AVRIL 2017
PHOTOS: ICON FILM DISTRIBUTION/PREMIERPR.COM, MERRICK MORTON/2016 UNIVERSAL PICTURES INTERNATIONAL
TOM FORD, PRÊT-À-PROJETER
par les souvenirs de son passé heureux. Il s’apprête à se suicider. Dans une moindre mesure, le personnage de Charley, son amie, interprété par Julianne Moore, est également captif de son passé, toute obsédée qu’elle est par l’échec de son mariage et la solitude qui en résulte.
2009 est aussi l’année où Tom Ford sort son premier long métrage, A Single Man, adapté du roman éponyme du Britannique Christopher Isherwood. Il l’a intégralement produit, et il en a été le scénariste et le réalisateur. Il y perd de l’argent (un peu). Mais il gagne une crédibilité instantanée dans le monde du cinéma. Colin Firth, son acteur principal, remporte un Oscar. Et le film est salué par la critique comme une réussite de mise en scène: Ford, qui se destinait à 18 ans à une carrière d’acteur, s’est réinventé au cinéma. En 2017, il sort son second long métrage, Nocturnal Animals, adaptation du roman Tony and Susan d’Austin Wright. Les critiques sont à nouveau élogieuses, bien que plus modérées, à l’échelle des attentes qui entouraient la sortie. Le film et ses acteurs remportent là encore de nombreux prix (dont le Grand Prix du jury à la Mostra de Venise).
Antidote contre l’éphémère Nocturnal Animals joue sur les mêmes ressorts, et déploie trois lignes narratives parallèles. La première trame nous confronte à la vie de Susan. Cette galeriste reconnue de Los Angeles s’ennuie dans un univers artistique qui ne semble plus la passionner, et dans sa vie de couple avec un mari volage. La seconde trame est constituée par les moments passés de sa relation avec son ex-mari, Edward, dont le souvenir ressurgit lorsqu’elle reçoit les épreuves d’un roman qu’il a écrit et qu’il lui a dédicacé. La dernière ligne narrative est celle du roman lui-même, dans lequel Tony, sorte de double d’Edward (tous deux joués par Jake Gyllenhaal) décide de se venger du double meurtre de sa femme et sa fille, qui ont été sauvagement violées et tuées par une bande de voyous ultra-violents et sadiques. Dans les deux cas, les personnages agissent peu. Des scènes récurrentes nous montrent les visages de Susan, George, ou Tony qui pensent, lisent ou se souviennent, démêlant mentalement les fils de leurs histoires personnelles pour essayer de comprendre comment le passé les a engagés. A un niveau purement psychologique, on pourra voir dans ce processus
Perfectionnisme esthétique Les ponts entre la mode et le cinéma vont le plus souvent à sens unique et ils obéissent à un schéma bien rodé, les stars du grand écran prêtant de plus en plus fréquemment leur visage aux grandes maisons de luxe. Quelquefois, les top-modèles deviennent actrices. Mais Tom Ford est le seul créateur d’envergure à avoir réussi un passage vers le cinéma en tant que réalisateur. Si le principe de la seconde carrière dans le cinéma commence à se banaliser dans le monde de l’art — on peut citer Sam Taylor-Wood, Steve McQueen, ou Julian Schnabel, elles sont plus que rares dans la mode. Mais Ford a réussi. Au cinéma, il cumule les rôles, dans une forme de perfectionnisme ultime qui lui permet de tout contrôler, comme il le faisait chez Gucci ou Yves Saint Laurent. Comme ses collections, ses films sont léchés et précis. S’y manifeste une immense ambition esthétique. Pourtant, son cinéma explore des territoires que ses créations n’ont même jamais effleurés. Dans chacun de ses deux films, il donne à voir des personnages pris dans la glace d’une temporalité paradoxale, écartelés entre des temps différents et irréconciliables. A Single Man dresse le portrait de George Falconer, un professeur d’université qui ne parvient pas à faire le deuil de son compagnon, mort accidentellement après seize années de vie commune. Le récit commence un matin, au réveil de Falconer, et s’articule autour du déroulement de la journée qui va suivre, huit mois après ce décès brutal. Au cours de celle-ci, Falconer ne cesse d’être hanté
d’infection des personnages par leur propre passé, que des cinéastes comme Hitchcock ou De Palma ont largement exploité, une forme de réflexion sur la mort. Tom Ford a souvent évoqué en interview sa peur de mourir. «Quand je fais des films, je suis heureux. Parce que le cinéma est intemporel. Il restera […] Le cinéma me console de l’éphémère», expliquait-il récemment. De ce point de vue, son passage au grand médium du cinéma a toutes les allures d’une réponse à une angoisse aussi universelle que personnelle. On pourra aussi y voir, plus prosaïquement, une forme de critique du monde de la mode, où le designer continue d’évoluer à un rythme de quatre collections annuelles. Parce qu’elles se nouent sur plusieurs décennies, les relations entre les personnages sont aux antipodes des attaches souvent éphémères qui nous lient aux choses de la mode. Antidote à la vitesse contemporaine, l’univers cinématographique de Tom Ford travaille une question qui a depuis longtemps déserté une industrie assommée par un diabolique turnover de collections et de designers: la durée. S’il est plus glacial que ses créations, le cinéma du Texan est peut-être plus lucide. On voit s’y manifester une violence sociale, émotionnelle et physique que rien ne vient adoucir, ou rendre sexy, pas même la beauté de l’image. Et les personnages sont confrontés à la férocité de questions graves. Comment s’accomplir? Et, surtout, comment rester intègre?
(Page de gauche ) En 2009, Tom Ford se lance dans la réalisation avec «A Single Man». Encensé par la critique, ce premier long-métrage offre au designer de mode une crédibilité instantanée dans le monde du cinéma (A droite) Jake Gyllenhaal (milieu) et Michael Shannon (à dr.) dans «Nocturnal Animals», le second film réalisé par Tom Ford T MAGAZINE | 71
Pierre Crepaud, chef étoilé du restaurant LeMontBlanc au Crans Hôtel & SPA, photographié ici par Sedrik Nemeth.
DES PLATS SUR LE PODIUM
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BOIRE ET MANGER
Comme la mode, la cuisine possède une théâtralité propre qui émoustille nos sens
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PAR MANUELLA MAGNIN, PHOTOS SEDRIK NEMETH - SIMPLE PLUS
«
n cuisine, comme dans la vie, lorsque l’on s’engage, on commence à fond et ensuite on accélère!» Telle est la devise de Pierre Crepaud, chef du restaurant LeMontBlanc au Crans Hôtel & SPA. L’homme à la veste vert tendre, star des réseaux sociaux, gratifié de 17 points au Gault&Millau 2017 et d’une étoile au Guide Michelin, était bien le créateur de saveurs et de couleurs rêvé pour imaginer un menu en accord avec les tendances de la mode printemps-été 2017. Quelques consignes griffonnées sur un mail, deux articles de Vogue et Cosmopolitan ont suffi à lui donner envie de s’éclater derrière les fourneaux avec son second Yannick Crepaux et son pâtissier Pierre Alain Rouchon. Du jaune, du vert, du flower power… Tout y est dans les magnifiques créations du chef et de son équipe. Le foie gras se décline en sac à main, les langoustines se parent d’un collier de petits pois, le dessert se transforme en défilé gourmand. A table comme au défilé, tout commence par la vue. Ainsi fonctionne Pierre Crepaud. Les idées fusent, les crayons s’agitent sur le papier, la mémoire fouille dans un répertoire de goûts et les textures suivent, magistrales. Le résultat: une cuisine de goûts, de couleurs et de formes, une cuisine qui réveille les sens et nous donne envie de filer déguster ces merveilles à Crans, où brille une belle étoile de la gastronomie romande. Restaurant LeMontBlanc, LeCrans Hôtel & Spa, chemin du Mont-blanc 1, Plans Mayens, 3963 Crans-Montana, 027 486 60 60, www.lecrans.com
La cuisson à juste température La cuisson sous vide à juste température n’est pas réservée aux professionnels ou aux personnes pouvant investir dans du gros électroménager souvent onéreux. Elle est accessible aujourd’hui à tous grâce à l’arrivée sur le marché d’outils dédiés tout à fait abordables. Ces bacs-cuves, coiffés d’un couvercle qui évite l’évaporation de l’eau, permettent le réglage très fin de la température et de la durée de cuisson. Les cuiseurs sous vide à réglage de température précis s’achètent aujourd’hui à moins de 100 fr. sur Internet. Une excellente raison de s’y mettre!
Pressé de foie gras de canard Viande séchée du Valais et abricots secs (Pour 6 personnes) Préparation: 1 h 30 Cuisson: 3 minutes Réfrigération: 3 jours Ingrédients: 1 lobe de foie gras d’environ 600 g 7 g de sel 1 g de poivre du moulin 1 dl de Muscat du Valais 6 tranches fines de viande séchée n Sortir le foie gras du frigo et le
laisser à température ambiante afin qu’il prenne une texture très souple. L’étaler et séparer les lobes. Décoller les veines soigneusement, les retirer. Pour ce faire, il faudra suivre une grosse veine et repérer les ramifications. n Assaisonner le foie de sel et poivre. Ajouter le Muscat. Placer dans un sac adapté pour la cuisson sous vide, faire le vide. n Cuire par immersion dans un bain d’eau stabilisé à 57 °C pendant 40 minutes ou au four vapeur. Au bout de 40 minutes, plonger le sachet aussitôt dans un bain d’eau glacée. Passer ensuite le foie gras au mixeur pour pouvoir le travailler. n Monter en couches successives le foie gras et les tranches de viande séchée. Presser légèrement et conserver au froid. Il est conseillé de le préparer 1 ou 2 jours à l’avance avant de le servir.
Gel au vin chaud 5 dl de vin rouge ½ orange cardamome, anis étoilé, cannelle 80 g de sucre 10 g d’agar-agar n Mélanger le vin, les épices,
le sucre. Ajouter des morceaux d’orange et le gélifiant. n Chauffer à 85 °C, puis laisser refroidir afin d’obtenir l’effet gélifiant. Oter les épices et verser sur le pressé de foie gras. Condiment aux abricots secs 100 g d’abricots secs 1 branche de romarin ½ l d’eau 5 g d’agar-agar n Faire gonfler les abricots secs
dans l’eau bouillante pendant 2 mn avec le romarin, ajouter l’agar-agar et mixer le tout. Dressage A l’aide d’un couteau préalablement chauffé dans de l’eau chaude, tailler une tranche de foie gras de 1 cm d’épaisseur. Compter 40 g par personne. Dresser la tranche sur une assiette de votre choix, et ajouter une petite cuillère de condiment abricots secs. Servir avec une tranche de pain grillé ou de brioche toastée. T MAGAZINE | 73
BOIRE ET MANGER Comme un défilé gourmand (Pour 6 personnes) Préparation: 1 h 30 Cuisson: 3 h Réfrigération: 12 heures Ingrédients: sorbet griotte du commerce ou maison Sablé diamant vanille 80 g de beurre 100 g de farine 40 g de sucre glace 2 g de vanille 4 jaunes d’œuf 1 g de sel n Mélanger le beurre pommade avec
Les demoiselles de la mer Langoustine en cheveux d’ange Petits pois frais, sorbet framboise Yaourt mentholé (Pour 6 personnes) Préparation: 1 h Cuisson: 15 minutes Ingrédients: 6 grosses langoustines 200 g de yaourt nature 500 g de petits pois 7 feuilles de menthe herbes du moment huile de menthe* sel, poivre sorbet framboise framboises fraîches pâte à kadaïf (épiceries orientales) huile d’olive Garniture n Cuire les petits pois à l’eau salée durant 7 minutes, les rafraîchir dans de l’eau glacée et les égoutter. n Réserver quelques petits pois pour le dressage. Passer le reste au mixeur. Assaisonner. Sauce
n Ciseler la menthe et l’intégrer au
yaourt. Assaisonner et réserver. Pour les langoustines n Décortiquer les queues des
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langoustines en prenant soin de conserver la dernière nageoire caudale. Eliminer l’intestin. n Rouler les langoustines dans des filaments de kadaïf. Les saisir à la poêle avec un peu d’huile. Assaisonner et réserver. Huile de menthe 3 dl d’huile de pépins de raisin 20 feuilles de menthe n Mélanger les feuilles de menthe et
l’huile dans un bocal. Recouvrir d’un papier film et chauffer 30 secondes au micro-ondes à puissance maximale. n Laisser infuser une nuit à température ambiante, filtrer. Verser dans une bouteille et conserver à l’abri de la lumière. Dressage Dans une assiette semi-creuse, ajouter quelques petits pois préalablement réchauffés, une cuillère de yaourt à la menthe, une langoustine croustillante, quelques framboises fraîches et une petite boule de sorbet. Servir à part un peu de crème de petits pois préalablement réchauffée et quelques gouttes d’huile de menthe.
le sucre glace, la vanille et le sel. n Ajouter les jaunes d’œufs, la farine et bien mélanger jusqu’à ce que l’ensemble soit homogène. n Etaler sur une plaque recouverte de papier sulfurisé. Cuire à 165 °C pendant 12 minutes. Une fois cuit et refroidi, concasser en petits morceaux. Mousse Dulcey 200 g de lait 25 g de glucose 350 g de chocolat blond Dulcey 400 g de crème 5 g de gélatine 25 g d’eau n Réhydrater la gélatine dans de l’eau froide. Faire bouillir le lait et le glucose. Ajouter la gélatine préalablement essorée puis verser le tout sur le chocolat Dulcey. Intégrer la crème froide et réserver 12 h au frais. n Monter la masse au batteur comme une chantilly. Transférer dans une poche à douille et réserver au froid.
Mousse chocolat blanc vanille 200 g de lait 25 g de glucose* 350 g de chocolat blanc les grains d’une gousse de vanille 400 g de crème 5 g de gélatine 25 g d’eau n Réhydrater la gélatine dans de l’eau froide. Faire bouillir le lait et le glucose. Ajouter la gélatine préalablement essorée puis verser le tout sur le chocolat blanc et les grains de la gousse de vanille. Intégrer la crème froide et réserver 12 h au frais. n Monter la masse au batteur comme
une chantilly. Transférer dans une poche à douille et réserver au froid. Gel cerise verveine 200 g de cerises dénoyautées surgelées 2 g de gellan* 15 g de sucre 5 g de verveine n Faire bouillir les cerises surgelées. Ajouter la verveine, infuser 5 minutes puis filtrer. Ajouter le gellan et faire bouillir. Laisser refroidir et mixer, débarrasser dans des containers en plastique et conserver au frigo.
Tuile griotte 150 g de pulpe de griotte 10 g de sucre 5 g d’huile 0,4 g de xanthane* n Mélanger les ingrédients. Etaler sur un tapis de cuisson en silicone et cuire a 85 °C durant 2h30. n A l’aide d’un emporte-pièce, détailler des ronds de la taille de vos verrines.
Cœur coulant cerise 200 g de gel cerise verveine 50 g de cerises fraîches n Dans de petites demi-sphères en silicone, détailler des cerises en petits morceaux. Ajouter le gel cerise verveine et laisser quelques heures au congélateur. Démouler une fois que la masse a durci.
Dressage Dans vos verrines, alterner la mousse Dulcey, des petits morceaux de sablé diamant vanille, la demi-sphère cerise verveine, la mousse chocolat blanc vanille, le sorbet et terminer avec la tuile griotte. *Xanthane, gellan, glucose: ces ingrédients peuvent être commandés en France sur www.kalys.com. Autre adresse en Suisse: le grossiste Bevanar à Plan-les-Ouates (GE).
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LE MILAN D’UN DANDY Patron de la marque qui porte son nom, Jacopo Etro propose une visite de la cité lombarde hors des sentiers battus
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PAR ANTONIO NIETO PHOTOS MARCO ZORZANELLO
tro, ce sont ces textiles flamboyants qui habillent aussi bien l’homme, la femme que l’intérieur de la maison. C’est aussi l’une de ces marques de mode qui symbolisent l’élégance milanaise par excellence. Fils aîné de Gerolamo Etro, fondateur en 1968 de la maison à qui il donna son nom, Jacopo Etro dirige désormais l’entreprise familiale avec ses frères et sa sœur. «Milan est une ville qui se visite à pied ou à vélo. Et où, de la nourriture au design en passant par la mode, tout se trouve à portée de main», explique l’entrepreneur, qui préfère les endroits loin de la foule et aime flâner, quand son emploi du temps le lui permet, à la découverte des curiosités de sa ville. Visite de la cité lombarde en compagnie du plus dandy des Milanais.
Milan, le matin Départ au café Radetzky pour prendre un solide petit-déjeuner bio. «En plus d’être un bel endroit, le Radetzky est le spot idéal pour observer les gens. Ensuite, si j’ai le temps, je vais faire quelques boutiques. Il y a ici plusieurs magasins uniques en leur genre. En matière de décoration, de très belles boutiques ont ouvert. Elles se situent entre via Santa Marta et via San Maurillio, la rue la plus ancienne de Milan. Derrière la piazza del Duomo se trouve Arjumand (via Santa Marta 8). On peut y dénicher des objets faits main, dans un style qui rappelle celui de l’empire byzantin. Si vous cherchez des tapis anciens, les plus beaux se trouvent chez Alberto Levi. Dans le même secteur, via Nerino 8, des ateliers boutiques vendent une production de porcelaine peinte à la main, créent des chaises avec des tissus très originaux comme chez Laboratorio 76 | T MAGAZINE
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VOYAGE Paravicini. Alors oui, je raffole des objets. Je connais un antiquaire qui en vend de très étranges. Sa boutique s’appelle L’oro dei Farlocchi. Ici, tout est hors de prix et son propriétaire vaut à lui seul le détour. via Madonnina se trouve un autre marchand que j’adore. Baroni ne vend que des pièces très sophistiquées produites entre le XVIIe et le XIXe siècle. Pour le design plus moderne, je vais à la galerie Luisa delle Piane, qui expose des pièces uniques à couper le souffle.» Une envie de sucré? Jacopo Etro sait où dénicher les meilleurs marrons glacés de la ville. «Chez Galli, une très ancienne pâtisserie via Terraggio proche du Dôme. Au 9 de cette rue, Pasticceria Galdina fabrique les meilleurs gâteaux de Milan. Elle appartient à Galdina della Seta, membre de cette noblesse qui s’est réinventée dans une exquise activité de niche ultrachic.»
Milan à midi (Page de gauche) La galerie Alberto Levi vend les plus beaux tapis anciens de la ville (Ci-contre) Les formes de Jacopo Etro conservées chez Antica Stivaleria Savoia, chausseur sur mesure
«J’aime prendre un apéritif au Fioraio Bianchi, un bar restaurant qui fait aussi office de fleuriste mais n’a pas de terrasse. Pour boire un verre en prenant l’air, visez le jardin de l’hôtel Diana. Choisir un restaurant à Milan? Un calvaire tant le choix de bonnes tables est vaste. Je me rends souvent à La Latteria, via San Marco, qui joue à la fois la carte canaille et sélecte. Ici, c’est un peu comme si vous mangiez à la maison. La cuisine proposée par Maria, la patronne, est saine, simple et typiquement milanaise. Réserver sa place est indispensable. Sinon, je me rends régulièrement au Bàcaro del Sambuco, un tout petit restaurant au numéro 13 de la via Montenapoleone. Peu de gens le connaissent. La cuisine y est excellente, et la petite cour intérieure incroyablement agréable.» Après avoir déjeuné au Bàcaro, on peut faire du shopping dans ce quartier au cœur du luxe milanais. J’adore descendre au sous-sol de Larusmiani. Lorenzi y vend des couteaux anciens, rasoirs et tous ces objets de toilette, indispensables à l’homme raffiné. Quand il s’agit de mes cheveux, par contre, je ne laisse que les coiffeurs de l’Antica Barbieria Colla s’en occuper. Pour ce qui est des parfums, je me rends dans notre parfumerie Etro Profumi, qui se trouve juste à côté, via Verri. C’est le seul endroit
La vitrine de Laboratorio Paravicini et sa production de porcelaine faite main T MAGAZINE | 77
VOYAGE
Il Duomo, la célèbre cathédrale de Milan
où sont présentées toutes nos références. J’aime aussi aller chez Il Profumo, au 6 via Brera, qui vend des marques de parfumeurs de niche et développe des fragrances sur mesure.»
Milan l’après-midi «Je ne suis pas amateur de joaillerie pour homme. Cela dit, j’ai quand même un faible pour Pennisi, via Manzoni, chez qui les bijoux sont tout simplement sublimes. J’adore ses boutons de manchette Art déco par exemple. Pennisi en a toujours de très beaux dans sa réserve.» «Mes chemises, je les fais souvent confectionner directement chez nous. Il m’arrive aussi de me rendre chez Camiceria Clerici, un tailleur spécialisé dans la coupe sur mesure chez qui les tissus anglais sont superbes. Sans surprise, mes cravates viennent de la maison napolitaine Marinella. Mes costumes les plus élégants sont très souvent taillés par Caraceni, via Fatebenefratelli. Cela dit, il faut reconnaître que le métier de tailleur se perd, même à Milan… Et que la relève peine à se profiler. Une autre belle adresse, mais pour les chaussures cette fois, c’est l’Antica Stivaleria Savoia, au numéro 7 de la via Petrarca. La boutique est fantastique. On peut même observer les arti78 | T MAGAZINE
Le Fioraio Bianchi Caffe, un bar-restaurant qui fait aussi office de fleuriste.
sans fabriquer des pièces sur mesure dans l’arrière-boutique.» En ce qui concerne la décoration de son intérieur, Jacopo Etro possède dans son carnet une adresse toute trouvée: la sienne. «Pour la maison, je fais confiance au travail de notre boutique Etro, via Pontaccio. Parfois, je me rends chez C&C au 3 via Zenale où je peux acheter des tissus faits main tout simplement extraordinaires.»
Milan le soir «Le tea-time est pour moi un rituel important. J’adore aller chez Sant Ambroeus, au numéro 7 de la via Matteotti, qui propose un immense choix de thés. L’alternative? Sissi, via Risorgimento 6, avec sa terrasse et ses délicieuses pâtisseries. L’endroit est toujours plein à craquer, ce qui lui assure une ambiance sympathique, quoique parfois un peu trop m’as-tu-vu à mon goût. Pour le dîner, comme pour le déjeuner, j’ai toujours un mal fou à choisir où aller. Il Baretto reste une valeur sûre. C’est chic, intime et fréquenté par le gratin international. S’il me prend une envie de poisson, je réserve chez Giacomo ou chez Al Porto. Pour la viande, direction l’Antica Trattoria della Pesa, le temps de la vraie cuisine milanaise.» SAMEDI 8 AVRIL 2017
«MILAN EST UNE PETITE VILLE. LE MEILLEUR MOYEN POUR LA DÉCOUVRIR C’EST À PIED OU À VÉLO»
Jacopo Etro, descendant du fondateur de la marque T MAGAZINE | 79
TEXTILES CONNECTÉS
L’incrustation, dans les tissus, d’éléments électroniques permettant de capter et stocker l’énergie environnante (mouvements, chaleur, solaire), et servant à alimenter divers senseurs et capteurs intégrés, est un domaine de recherche en plein boom PAR OLIVIER DESSIBOURG
«H
abit de soie n’a pas de puce.» A l’heure du tout connecté, ce proverbe estonien n’est plus vrai – si l’on comprend par «puces» des circuits, capteurs ou senseurs en tout genre. Le monde du textile incorpore ces technologies numériques. Mieux, ces composants électroniques nécessitant souvent des accus pour fonctionner, les tissus mêmes deviennent des interfaces pour capter l’énergie, voire la stocker. Pagnes solaires, pulls thermosensibles? Vestes-batteries? Voilà les technologies sur lesquelles travaillent des dizaines de groupes. «D’ici à 2025, il y aura 50 milliards d’objets connectés dans le monde, dit Adrian Ionescu, professeur de nanoé-
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lectronique à l’EPFL. Cela représente une consommation d’énergie énorme!» Concernant les seuls textiles électroniques (e-textiles), le marché croîtra de 36% d’ici à 2022, estime l’analyste Occams Business Research&Consulting.
Sport et santé dominent le marché Deux secteurs d’application dominent. Le sport, d’abord: capteurs et senseurs sont encapsulés dans les habits pour mesurer la performance, comme dans le maillot Hexoskin de la société montréalaise éponyme. Le PoloTech Shirt de Ralph Lauren inclut même un accéléromètre et un gyroscope, servant à repérer l’orientation d’un objet dans l’espace; les smartphones en sont équipés. L’autre domaine phare est la santé: des systèmes de détection «fondus»
Les perles de la société Sphelar Power contiennent de minuscules cellules solaires, et pourraient être incrustées sur des vêtements
dans les vêtements monitorent les paramètres vitaux (pouls, respiration, etc.). Enfin, l’industrie du loisir s’intéresse à ce champ émergent: en 2015, Google et les jeans Levi’s ont lancé le Project Jacquard, visant à créer des tissus tactilement interactifs. «Rendre ces objets aussi autonomes en énergie serait un immense atout», reprend Adrian Ionescu. Comment? En tirant surtout profit de trois formes d’énergie environnante: les mouvements, la chaleur (du corps) et l’exposition au soleil. Voilà plus de dix ans que Zhong Lin Wang, à l’Université Georgia Tech, cherche à exploiter la première de ces trois sources. Il a mis au point des «nanogénérateurs triboélectriques» (TENG, en anglais): lorsque deux surfaces SAMEDI 8 AVRIL 2017
SCIENCE spécifiques sont frottées l’une contre l’autre, les charges électriques qu’elles contiennent sont déplacées, créant de l’électricité statique; comme lorsque l’on se frotte les cheveux avec un ballon. Ne reste alors qu’à canaliser cette électricité pour l’exploiter. L’équipe américaine a enroulé ces surfaces les unes dans les autres, créant ainsi une fibre. Si celle-ci est courbée, par exemple au sein d’un tissu plié, les couches qui la composent se frictionnent, produisant de l’électricité, en infime mais suffisante quantité. Plusieurs groupes misent aussi sur l’effet piézoélectrique. Celui-ci caractérise des matériaux susceptibles de se polariser électriquement lorsqu’ils sont compressés ou déformés, comme une classe particulière d’entre eux, les polymères, dont il est possible de tisser des filaments. En 2014, des chercheurs de l’Université suédoise Chalmers ont montré que de tels fils produisaient jusqu’à 1 milliWatt (mW) de puissance; par comparaison, il faut 5 mW pour faire fonctionner le rayon laser d’un lecteur CD. Ailleurs enfin, on tente de tirer profit de la chaleur émise par le corps pour produire du courant, avec des capteurs thermoélectriques.
Brevet déposé A l’automne 2016, Zhong Lin Wang a même fait d’une étoffe deux coups: il y a incorporé à la fois ces fibres TENG et des lamelles de cellules photovoltaïques pliables, dites «cellules solaires à colorant». De quoi récupérer de l’énergie des mouvements, d’une part, et de la lumière incidente, de l’autre. D’autres équipes suivent aussi cette piste solaire, telle la société japonaise Sphelar Power, qui a inventé des cellules solaires aussi ténues que des têtes d’épingle. Celles-ci peuvent joliment décorer un vêtement. Ou encore ce groupe de l’University of Central Florida (UCF), dont l’idée est de glisser dans le tissu des fibres optiques guidant la lumière solaire vers un photorécepteur portable, apte à la transformer en électricité. Un brevet a été déposé. «Si récupérer l’énergie environnante est opportuniste, l’objectif ultime est de pouvoir la stocker», poursuit Adrian Ionescu. Or là aussi, la recherche avance. Une autre équipe de l’UCF a intégré dans une étoffe des «rubans» de cuivre formant des «supercondensateurs», sorte de batteries surpuissantes constituées en couches. Les scientifiques disent être parvenus à les rendre si minces qu’ils sont flexibles. Par ailleurs, fin 2016, l’équipe de Zhong Lin Wang a présenté ce qui constitue l’e-textile le plus avancé, car hybride: ayant pour base un tissu traditionnel,
celui-ci permet de récupérer les énergies mécanique (avec ses fibres TENG) et solaire (avec ces franges de cellules solaires) ainsi que de stocker ces dernières dans des supercondensateurs intégrés. Pour Juan Hinestroza, de l’Université Cornell de New York, «c’est là la preuve fantastique d’un concept qui pourra être transféré à des productions de masse pour les surfaces textiles», a-t-il confié à LiveScience.com. «L’un des points forts est que ce tissu a fonctionné décemment dans des conditions difficiles», commente Muchaneta Kapfunde, instigatrice du site FashNerd.com, spécialisé dans l’incursion des technologies dans la mode. Les scientifiques de Georgia Tech lui ont en effet fait subir une séquence de 500 plis, sans perte d’efficacité. «Mais le Graal d’une durabilité à très long terme reste à atteindre», tempère-t-elle. Les chercheurs en conviennent: leur prototype d’e-textile, dont l’échantillon mesure 225 cm2, doit encore gagner en souplesse, avec des fibres plus fines; il est pour l’heure aussi flexible que de la paille tressée. Il doit devenir plus robuste aussi; des tests dans des conditions très humides (90%) ont montré une perte de 25% de
performance. Sans même parler du fait que de tels tissus devraient si possible être lavables et résister à l’usure.
Peu de produits sur le marché «Cela fait vingt ans que des tissus incorporant de l’électronique existent. Or ce n’est pas sans raison que peu de ces e-textiles sont sur le marché, analyse l’experte Sabine Gimpel, de l’Institut pour les textiles spéciaux, à Greiz (Allemagne). Les développer reste complexe, et ils doivent s’avérer vraiment compétitifs par rapport aux alternatives actuelles. Hormis certains cas spécifiques (dans le spatial par exemple), peut-être le seront-ils dans le futur. Mais plus que dans les habits, j’entrevois déjà d’intéressantes applications pour de grandes surfaces de tissu, comme les drapeaux, les rideaux ou les toiles de tente.» Adrian Ionescu, lui, se veut plus optimiste: «Les senseurs utilisant l’énergie ainsi récupérée consomment peu. De plus, on peut imaginer que ces technologies soient utilisées en complément de batteries. Il est donc difficile de ne pas miser sur des progrès rapides dans ce domaine.»
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ESPRIT DE FAMILLE
Pour vous, la famille c’est… ? C’est d’abord celle où je suis née, celle qui m’a aimée et élevée. Puis avec le temps, elle s’élargit à la personne qu’on aime et à quelques amis très proches. Mais la famille, c’est aussi au sens large la communauté de tous ceux avec lesquels vous partagez des affinités intellectuelles ou artistiques.
Votre enfance: voyageuse ou ennuyeuse? Définitivement voyageuse! Mes parents se sont rencontrés en Polynésie et n’ont jamais cessé de bouger. J’ai d’ailleurs toujours du mal à répondre à la question: «D’où venez-vous?»
A table le soir, en famille ou chacun pour soi? Plutôt à table. J’apprécie vraiment ces moments de convivialité. J’ai pas mal d’amis espagnols et italiens, ils ne plaisantent pas avec la table et mes parents non plus. Le standard, c’était des repas qui durent toute une journée.
Comment étaient vos parents? Formidables! J’en parle rarement, alors c’est bien de le rappeler. Ma mère est une femme forte, mais très aimante. Elle fait partie de la première génération de femmes vraiment libérées. Mon père s’est toujours beaucoup investi pour nous offrir une vie pleine d’expériences, de connaissances et de complicité.
L’actrice et mannequin français est à l’affiche de «Valérian», le prochain film de Luc Besson (sortie en juillet). Elle prête également son visage à Chopard en tant qu’égérie de la ligne de bijoux Ice Cube Pure
… Et celles que vous avez mises de côté? Je n’ai jamais éprouvé le besoin de renier tout ou partie de mon éducation… Les valeurs dont vous héritez font partie de votre patrimoine, libre à vous de vous les approprier et de les interpréter à votre convenance. PHOTO: CHOPARD
AYMELINE VALADE
Quelles sont les valeurs dont vous avez hérité et que vous appliquez… Elles sont nombreuses, car j’ai eu la chance d’avoir des parents portés sur la conscience morale. Je dirais le sens de l’honneur, l’honnêteté et la combativité.
PROPOS RECUEILLIS PAR SÉVERINE SAAS
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