Mémoire de fin d'études

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BOURG-EN-BRESSE

RECONSIDÉRER LA VILLE MOYENNE PAR LA PRATIQUE ARTISTIQUE

Marguerite Charles MÉMOIRE DE FIN D’ÉTUDES 2019-2020


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BOURG-EN-BRESSE

RECONSIDÉRER LA VILLE MOYENNE PAR LA PRATIQUE ARTISTIQUE Marguerite Charles MÉMOIRE DE FIN D’ÉTUDES 2019-2020

MEMBRES DU JURY DIRECTRICE D’ÉTUDE - CLAIRE DAUVIAU Enseignante en atelier de projet de paysage Paysagiste DPLG Responsable du bureau d’études Planteïs Graveur taille douce PROFESSEUR ENCADRANT - OLIVIER GAUDIN Enseignant en histoire de la formation du paysage et l’histoire urbaine Docteur en philosophie des sciences sociales PRÉSIDENTE DE JURY - LOLITA VOISIN Directrice et enseignante au département École de la Nature et du Paysage Docteure en Aménagement de l’espace Urbanisme Ingénieure-paysagiste ENSNP Blois


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Culture, aménagement et ville moyenne, quels liens ont été tissés?

Bourg-en-Bresse, une ville intermédiaire au dessin désarticulé

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L’art comme nécessité pour habiter les lieux Perspectives culturelles depuis le siècle dernier Quels enjeux dans les villes intermédiaires?

Évolutions de la morphologie urbaine, entre continuité et fractures Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville


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Acteurs culturels et appréhension du territoire à l’échelle de la rue

Articuler une nouvelle esquisse de la ville à une pratique artistique et paysagère

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Patrimoine culturel, entre vastes institutions et structures peu perceptibles Les acteurs de la culture comme un révélateur d’enjeux spatiaux Comprendre les complexités de la ville par la promenade dessinée

Réinvestir les strates urbaines Dessiner un laboratoire urbain Conseiller la municipalité pour changer les usages Un parc empruntant au paysage de la Bresse


Musée intérieur

PRÉAMBULE

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MUSÉE INTÉRIEUR J’ai composé un musée intérieur pour apercevoir les contours de mon sujet, et ce que l’on entend lorsque l’on parle d’art en ville, notion brumeuse et peu précise.

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Musée intérieur

PRÉAMBULE

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2 Ensuite un lieu multiple, et emblématique de la façon dont on conçoit l’art contemporain : la Biennale de Venise, sorte de parenthèse à l’extrémité est de la ville, et dont les seuls élément bâtis sont des pavillons, représentant différents pays. L’art semble « déborder dans la ville », puisque les artistes, qui représentent leur pays, exposent leurs œuvres hors les murs, dans la partie habitée de Venise. C’est en réalité assez illusoire. D’abord, du point de vue du public visé. La Biennale a pour spectateurs une population mondialisée, issue de classes sociales favorisées, et les œuvres exposées peinent à prendre en compte l’espace. Souvent un entassement d’objets, faisant écho aux enjeux environnementaux, sans lien avec le support choisi. Beaucoup d’artistes usent de projections abstraites sans impliquer l’espace environnant.

1 D’abord, des lieux pour lesquels j’avais de l’affection, et qui étaient affiliés au spectacle, aux représentations. Donc la Cartoucherie de Vincennes (ancien site de fabrication d’armement), ensemble de salles de spectacle avec le Théâtre de la Tempête, mais surtout du Théâtre du Soleil. Ce dernier est mené par la metteure en scène Ariane Mnouchkine et sa troupe, avec une pratique des lieux et un fonctionnement rare : la troupe est permanente, et on a l’impression d’entrer chez elle lorsque l’on vient voir une représentation. Hors les murs, la scène déborde, on se met devant le feu, les acteurs sortent discuter avec le public, et parfois on les croise aux manifestations, avec des marionnettes dont l’une représente la République, souvent chahutée.


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3 Des œuvres faisant écho à une pratique paysagère liée à l’expression artistique comme le Parc Archstoyanie en Russie. L’agence Wagon Landscaping y a opéré un travail avec la population locale, majoritairement rurale. On a travaillé avec un artiste sur des parcelles agricoles enfrichées, afin de composer un lieu accueillant des œuvres et un festival ouvert aux habitants mais aussi à des visiteurs étrangers. Le paysagiste a ici pour rôle de lier tous les acteurs au projet, en étant sensible au socle sur lequel le projet s’implante.

4 Je pense aussi à des interventions plus temporaires, d’artistes ayant une vision de l’espace et de la ville. C’est le cas de Tadashi Kawamata qui construit des cabanes dans des espaces très rationnalisés, ayant une symbolique forte, comme au Centre Pompidou. Ses propositions permettent aux promeneurs de réévaluer l’espace, de le questionner en mettant en relation les différentes formes bâties.

5 Quant au projet de l’agence Norconsult à Oslo, nommé Nedre Foss, il était inspirant pour son caractère ludique. Il invite tous les passants à jouer sur un espace restreint qui mime les sinuosités du cours d’eau à proximité. Le travail sur l’imaginaire est perceptible, chacun y prend part, c’est sa richesse.


Si l’art a souvent été évoqué dans des politiques visant à calmer des problématiques sociales, il a été plus rare dans des typologies urbaines restreintes, telles que les villes moyennes. Je me suis donc interrogée sur la trajectoire d’une ville intermédiaire pour étudier ses manques et ses perspectives. Bourg-en-Bresse est une ville intéressante à analyser, car elle correspond aux descriptions vagues que l’on se fait des villes moyennes. Elle a connu une double fracture avec l’envolée de sa démographie après-guerre, puis son déclin au début du XXe siècle. Les politiques publiques ont mis du temps à comprendre que ces petites villes avaient des enjeux et des problématiques spécifiques à leur échelle. Dans le cas de Bourg, c’est la relation au territoire environnant et ses horizons qui ont été effacés. La vie urbaine a profondément changé avec la perte des usages passés dans le centre-ville, la tertiarisation des emplois, et l’extension des structures commerciales en périphérie. Si le cœur de la cité est mis en lumière par la municipalité à des fins touristiques, il s’agit donc d’orienter son regard vers ce que l’on a progressivement

délaissé et d’embrasser ainsi les différentes enceintes de la ville. Je m’aiderai de l’art dans sa démarche et son processus de création comme d’un outil pour appréhender un tissu urbain délaissé et peu lisible, et retrouver une vie urbaine. Je me demanderai donc comment reconsidérer le tissu urbain et aider à l’aménagement d’une ville moyenne par la pratique artistique. La démarche s’attachera d’abord à comprendre les termes et les approches artistiques au cours du siècle dernier, tout en cherchant à déterminer comment les politiques publiques ont répondu aux problématiques des villes moyennes. Puis, je mettrai en lumière les principaux traits culturels et spatiaux de Bourg-en-Bresse, son ancrage dans le territoire et les ses problématiques spatiales et culturelles. Je chercherai ensuite à appréhender les différents acteurs culturels locaux afin d’apercevoir leurs enjeux. Enfin, j’esquisserai une nouvelle trame urbaine, afin d’aider à la requalification d’espaces en les articulant à des pratiques artistiques.


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Culture, aménagement et ville moyenne, quels liens ont été tissés au cours du dernier siècle? L’art comme nécessité pour habiter les lieux Perspectives culturelles depuis le siècle dernier Quels enjeux dans les villes intermédiaires?


L’art comme nécessité pour habiter les lieux

CULTURE, AMÉNAGEMENT ET VILLE MOYENNE

CHAPITRE I, 1

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QUELS LIENS ONT ÉTÉ TISSÉS? L’ART COMME NÉCESSITÉ POUR HABITER LES LIEUX

d’après Paysages d’Écosse, de Gustave Doré

Par culture, on entend deux notions à mettre en lumière. D’abord, la culture telle qu’elle est définie par les institutions. Ainsi, lorsque l’on parle de la culture en France, on s’en réfère au ministère de la Culture, qui a pour principale mission de «rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l'humanité et d'abord de la France»1. La culture, c’est donc une richesse qui est censée appartenir à tous, et qui unit une population. Elle prend plusieurs formes, mais ce sont généralement des objets finis, perçus par des publics différents. Ainsi par culture on entend patrimoine, œuvres picturales, sculptures, langues, savoir-faire… La culture est donc un terme général qui englobe une multiplicité d’objets qu’un ministère a à mettre en lumière afin de les rendre accessibles. Sa mission se manifeste par des aides aux artistes, un travail sur la communication, des événements… Mais la culture renvoie également à des pratiques communes, des moments de vie d’une population formant un peuple avec des connaissances et une façon de déambuler similaires. On

parle alors de culture de la rue, d’une culture urbaine. Celleci est précieuse car mouvante, étant liée à plusieurs facteurs, mais en particulier à la morphologie urbaine (architecture, patrimoine, étroitesse ou grandeur des voies, forme des espaces publics…), au territoire sur lequel s’implantent les habitations, à l’économie qui y est développée, au climat… En reprenant les mots de Sergio Bettini2 on pourrait dire que la culture urbaine est «une épaisseur historique qui donne consistance au temps de ceux qui habitent (les villes vivantes), comme s’il s’agissait de leurs propres souvenirs personnels: imperfections, incertitudes, inquiétudes» (l’historien cherchant ici à opposer la ville vivante à l’utopie qu’est censée être Venise). C’est donc une sorte de souvenir commun sans cesse en mutation que l’on appellerait culture urbaine.

1 Définition issue du site internet du Ministère de la Culture.

2 Sergio Bettini, Venise Naissance d’une ville, Éditions de l’Éclat, 2016.

Notre recherche portera sur ce deuxième aspect de la culture, comme point de départ pour comprendre comment la rue fut traversée, et comment elle est vécue aujourd’hui.


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D’autre part, on s’intéressera à la notion d’art. Ce terme est employé aujourd’hui par la communication, souvent dans le but de parler d'«événements», d’animations «sensationnelles», bouleversant notre vie ordinaire. De même, la beauté du paysage, ou tout du moins celui qui est caractérisé comme tel par les agences de voyage et qui est censé plaire à chacun, doit être «pittoresque». L’usage de ce mot évoque également le caractère extraordinaire d’un lieu, et l’émotion que l’on éprouve en le voyant. Le nom est employé au XIXe siècle, pour décrire des lieux dignes d’être peints, qui sont censés déjà faire oeuvre sans le regard de l’artiste. Dans Regard Parole Espace1, le philosophe Henri Maldiney montre bien les limites des émotions procurées par le pittoresque. «Nulle part la chose n’apparaît aussi nettement qu’en montagne. Là, le pittoresque fait bonne alliance avec le téléphérique ou le funiculaire. On se transporte au lieu le plus commode pour assister au spectacle. On assiste mais on n’est pas immergé. On continue à voir le monde à l’échelle de ses habitudes». Le pittoresque ne crée pas un lien entre le monde et nous, et l’on reste spectateur, et non acteur dans l’espace que l’on traverse. Le lieu est comme objectivé, et nous ne sommes bouleversé qu’artificiellement. Le but de l’art est justement de désartificialiser les relations que l’on a avec le monde, et de nous faire connaître «cette soudaine morsure de la réalité». On ne parle pas d’une réalité que l’on considère avec distance, comme un objet de pensée, mais d’une réalité dans laquelle on se sent immergé, avec laquelle on fait corps. On peut rapprocher le pittoresque de ce que Deleuze appelle le «sensationnel»2 lorsqu’il écrit «En tout cas Bacon n’a pas cessé de vouloir éliminer le «sensationnel», c’est-àdire la figuration primaire de ce qui provoque une sensation violente. [...] À la violence du représenté (le sensationnel, le cliché) s’oppose la violence de la sensation. Celle-ci ne fait qu’un avec son action directe sur le système nerveux, les niveaux par lesquels elle passe, les domaines qu’elle traverse : Figure elle-même, elle ne doit rien à la nature d’un objet figuré». L’art n’a pas vocation à représenter quelque chose ou quelque espace que l’on reconnaîtrait immédiatement, mais cherche à faire apparaître un monde au spectateur, dans lequel 1 Henri Maldiney, Regard Parole Espace, le Cerf, 2012. 2 Gilles Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

celui-ci s’engouffrerait. Ce qui est vivant dans l’œuvre d’art, qui nous touche et qui fait monde est appelé le rythme (qui vient étymologiquement du grec rhuthmos : manière de fluer d’après le philosophe et historien Pascal Michon), Deleuze le définit comme une «puissance vitale qui déborde tous les domaines et les traverse», concept développé par Maldiney dans son ouvrage. Henri Maldiney poursuit en écrivant «L’artiste ne perçoit pas des objets ; il est sensible à un certain rythme - singulier et universel - sous la forme duquel il vit sa rencontre avec les choses, et qui érode et corrode les objets jusqu’à ce qu’ils soient assez légers, assez dégagés de l’esprit de pesanteur, pour pouvoir entrer dans la danse et venir à nous, comme dit Nietzsche, sur des pattes de colombes». On fait voir par les sensations, on ne raconte pas. En tant que paysagiste, je m’inscrirai donc dans cette façon de considérer l’art non comme un média ou une façon de créer de l’ahurissant dans un but marchand ou intéressé. Il s’agira plutôt de considérer l’art comme une façon d’être au réel, de vivre sur des espaces très ordinaires, peu lisibles, où l’on souhaiterait regarder ailleurs. Le terme employé sera plutôt celui de l’expérience esthétique, ou plutôt du séjour, comme l’exprime Maldiney dans un chapitre consacré à «L’esthétique des rythmes» : «L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos en grec ne veut pas dire seulement manière d’être mais séjour. L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents et à partir desquels effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter». Je chercherai donc, comme l’artiste, à habiter à nouveau le monde, en l’ouvrant à de nouveaux horizons. Ce travail ne se fera pas sans une approche sensorielle des lieux et par l’approche du dessin, afin d’en percevoir toutes les dynamiques. Si l’on envisage un moyen pour chacun d’être au monde, on examinera comment les politiques, depuis le XXe siècle, tentent d’inclure, de mettre à disposition l’art et la culture dans leurs prérogatives lorsqu’elles traitent d’espaces publics.


Perspectives culturelles depuis le siècle dernier

CHAPITRE I, 2

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PERSPECTIVES CULTURELLES DEPUIS LE SIÈCLE DERNIER

L’histoire de l’art à l’extérieur, et dans l’espace public a des racines dans les travaux fastueux opérés sous la monarchie, et se prolonge jusqu’au XIXe siècle. Ce dernier est appelé le siècle de la « statuomanie », car il commande à des sculpteurs de représenter les hommes qui font autorité, qui représentent l’élite. Joëlle Zask1 parle de ces statues comme d’un «ciment de la IIIe République», l’art sculptural étant considéré comme un outil pour asseoir le pouvoir et une certaine vision de la reconnaissance. L’idée des dirigeants d’alors était d’entériner les croyances républicaines, à rebours des différents édifices religieux qui ponctuaient tout le tissu urbain, et même rural (comme les croix monumentales à l’entrée de villages). Par ailleurs, les espaces sur lesquels s’implantent les statuaires sont souvent peu appréhendés. Les bustes sont érigés là sans avoir étudié l'espace public, ils surplombent les usagers des lieux puisqu'ils sont posés sur un socle, qui les extrait du contexte et les assigne à la figure d’autorité. Ces œuvres sont visibles partout en France, et ce même dans des villes restreintes comme Bourg-en-Bresse. La statue du médecin Xavier Bichat (conçue par David d’Angers en 1843), par exemple, montre bien cette extraction de la statuaire de son contexte. Elle est élevée sur un socle imposant, qui lui rend hommage par une citation d'un texte de Corvisart adressé à Napoléon, ce qui exagère encore le caractère respectable de l’homme représenté. Enfin, il est assez intéressant d’observer les changements d’emplacement qu’a connu cet élément patrimonial. Il est d’abord implanté place de la Grenette, à proximité du théâtre puis il est déplacé comme dans les 1 Joëlle Zask, Outdoor Art, Éditions la Découverte, 2013.

coulisses, sur la promenade du Bastion. Il est donc passé d’une place centrale sur un espace lumineux et ouvert. Puis, il est transporté sur un espace très ombragé et nettement moins visible. On voit bien là que le terrain où est placé le monument est très peu considéré, la statuaire étant transposable d’un lieu à l’autre. Cette façon de concevoir l’art dans l’espace public persiste jusque dans les trois premières décennies du XXe siècle. C’est sous le Front Populaire, et en particulier avec le ministère de l'Éducation nationale et des Beaux-Arts mené par Jean Zay que l’on perçoit des changements. Les commandes publiques sont ouvertes à des artistes, c’est ainsi que l’État affirme son soutien à la création vivante, et en particulier par le biais de demandes de peintures murales et de décors. Le ministre construit les prémisses du travail mené par André Malraux, en proposant une mesure selon laquelle 1,5% des crédits de construction d’établissements d’enseignement seraient destinés à la commande de décoration confiée à des artistes en difficulté. Par ailleurs, cette période est féconde à une série de remises en question de l’espace public, ce qui est manifeste dans les écrits du mouvement surréaliste. Dans la revue Le Surréalisme au service de la Révolution (1933), on a rédigé un questionnaire sous la forme de jeu sur la manière dont on pourrait transformer la ville. De cette façon, on cherchait à démystifier les symboles du pouvoir, et c’est ainsi qu’une des propositions était de raser l’Arc de triomphe. Un regard critique s’est donc forgé sur l’espace public et les monuments qui les occupent, sans pour autant que des interventions ne soient promulguées à rebours des espaces traités.


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la statue de Xavier Bichat au début du XXe siècle Place de la Grenette

sur la promanade des Remparts aujourd’hui


Perspectives culturelles depuis le siècle dernier

CHAPITRE I, 2

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C’est sous la présidence de de Gaulle que la politique liée à la culture prend une grande importance. Le «Ministère d'État chargé des Affaires culturelles» est créé par l’écrivain André Malraux en 1959, dont il prend la direction, et qui cherche à démocratiser la culture, à «rendre le Grand Art accessible à la population». C’est ce que démontre Jean Philippe Uzel1 dans son articile. On comprend que l’art consacré est un liant entre le pouvoir en place et la population. Cependant, malgré son caractère très politisé, le ministre tient à éviter l’écueil de marchandisation de l’art. Il l’exprime notamment lors de l’inauguration de la maison de la culture d’Amiens en 1966, qualifiant les industries culturelles des «machines de rêve» lorsqu’il indique que «les usines de rêves ne sont pas là pour grandir les hommes, elles sont là très simplement pour gagner de l’argent». L’État ne soutient donc pas les grandes productions culturelles, s’en détache, pour soutenir des œuvres et des artistes indépendants. C’est sous la direction d’André Malraux que le 1% artistique se développe considérablement, et selon ces termes : «Le 1% artistique dans les constructions publiques : expression de la volonté publique de soutenir la création et de sensibiliser nos concitoyens à l'art de notre temps, «l'obligation de décoration des constructions publiques», communément appelée «1% artistique» est une procédure spécifique de commande d’œuvres à des artistes qui s'impose à l’État, à ses 1 Jean Philippe Uzel, «L’art public à l’ère de la démocratie culturelle», Espace Sculpture, (49), 15–20, «Derrière ce projet politique se cachait une conception particulière de l’œuvre d’art : la seule présence de sa reproduction photographique suffisait à provoquer un choc esthétique chez le public et à le faire communier avec la dimension universelle de l’art. L’art s’inscrivait ainsi dans le projet civilisateur des Lumières. L’Espace public était celui de la République une et indivisible où les citoyens sont égaux, sans aucune distinction de sexe, d’origine sociale, de niveau d’éducation...».

établissements publics et aux collectivités territoriales». Il y a donc un foisonnement de projets spatiaux reliés à l’art qui se développe, en particulier dans les années 1980, souvent dans les métropoles. Ces interventions sont plus ou moins acceptées par les usagers des lieux. C’est le cas de l’œuvre des Deux Plateaux, conçu et délivré par Daniel Buren en 1986, sous la présidence de François Mitterrand. L’artiste propose, sur un ancien parking à proximité de la Comédie française et entre les bâtiments du Conseil constitutionnel, d’y implanter des colonnes en marbre au-dessus d’un sol en asphalte et caillebotis en acier. L’intervention paraît très abstraite pour les riverains et l’élite politique qui côtoient les lieux. La vitalité de l’œuvre vient de plusieurs de ses aspects. D’abord, son caractère éclaté, avec des colonnes de différentes dimensions qui ponctuent l’entièreté de l’espace et font écho à l’héritage architectural issu de l’Antiquité grecque. De ce point de vue, elle évoque le classicisme des lieux, son caractère très formel, à proximité du jardin du Palais Royal qui suit également une ponctualité, avec des mails des marronniers soulignant la perspective centrale (accentuée par les galeries alentour). Il y a donc une réelle compréhension du lieu sur lequel on se pose. Mais on pense également le lieu comme un espace résolument public. On le perçoit tout à fait lorsque l’on s’y arrête : le site est très habité aujourd’hui, par des personnes qui s’y assoient, prennent des photographies en jouant sur l’effet de perspective, en observant la fontaine souterraine… Il y a donc une vision de l’espace et une proposition pour en faire sortir ses horizons possibles. C’est ce que les œuvres extérieures cherchent à faire, d’après le sculpteur Richard Serra, que «la sculpture n’illustre ou ne décrive en rien le site», mais que le site puisse être «lu» à travers elle.


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Les années 1990 sont marquées par un changement de paradigme dans les politiques culturelles, en particulier avec l’avènement des socialistes à la présidence. On cherche à construire un «nouvel art public», décrit par Joëlle Zask, au regard d’une crise de plus en plus visible dans les banlieues françaises (des violences appelées avec euphémisme “malaise des banlieues, d’après Uzel). La chercheuse montre en effet que le dessein poursuivi par le ministère de l’époque est d’opérer un «sauvetage de la ville» sur deux versants. On lutte contre le caractère purement fonctionnel des espaces publics (qui sont issus de l’urbanisation d’après-guerre, avec sa forte minéralisation et la centralité de l’automobile dans toutes les problématiques), et, en parallèle, on espère soigner l’«inculture» des publics. La commande publique n’a alors plus seulement pour optique de réfléchir à la composition d’un site et à ses dynamiques mais à répondre à des problématiques sociales. La philosophe parle donc d’un «art calmant», qui n’a pour autre ambition que de créer des liens, souvent très superficiels avec des lieux déshérités, souvent en périphérie des métropoles. Le déficit des aides publiques aux politiques d’aménagement des villes passe donc dans un geste culturel souvent sculptural, et qui, bien souvent, ne trouve pas son public. Jean Philippe Uzel décrit ainsi cette nouvelle façon d’appréhender l’art est ses missions : «on voit apparaître un art public fonctionnel, voire utilitaire, visant à répondre

aux besoins de telle ou telle catégorie sociale ou au malaise de telle ou telle autre». Cette politique connaît un certain nombre d’échecs, mais qui ne sont pas propres à l’art dans l’espace urbain. En effet, nombre d’écrivains (en particulier Gustave Flaubert) ont critiqué l’appauvrissement esthétique des textes littéraires dès lors qu’un discours politique était énoncé, et qu’il dépassait la beauté de l’œuvre. À Marseille, l’échec a été tout à fait perceptible avec le parachutage d’une oeuvre de Richard Baquié en 1988 (également citée par Uzel), dénommée L’Aventure. Cette dernière a été installée dans l’un des quartiers nord, dans le but de «remettre en cause la coupure géographique, sociale et symbolique entre les quartiers nord et le centre-ville de la cité phocéenne». Le geste est d’écrire en lettres capitales avec un acier corten le mot aventure. Puis, «Dans le prolongement du mot, une sculpture-fontaine venait matérialiser cette aventure : une fosse, recouverte de dalles de verre sur lesquelles s'écoulait un filet d'eau, contenait les éléments d'une voiture découpée où l'on pouvait lire sur le pare-brise le mot «désir». Un cube, surplombant la fosse, offrait une photographie panoramique de la ville où l'on distinguait chaque élément dans ses moindres détails: les quartiers nord, le centre-ville et son vieux port.» L’installation est très mal perçue par les habitants du quartier, qui la jugent provocante et sectaire, elle est vandalisée à plusieurs reprises puis démontée par la ville.


Perspectives culturelles depuis le siècle dernier

CHAPITRE I, 2

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d’après l’oeuvre de Richard Baquié L’Aventure, Marseille, 1988


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Si je travaille à un réaménagement de la ville avec une perspective esthétique, il ne s’agira donc pas d’imposer une vision distante du tissu urbain. Par ailleurs, si une certaine dimension critique est prônée par des artistes travaillant dans l’espace public (Jean Serra par exemple, ou encore Dubuffet ou Jan Dibbets), l’art est aujourd’hui sujet à de nombreuses problématiques, peu traitées jusqu’alors. Le caractère mercantile de l’art évoqué par André Malraux est aujourd’hui tout à fait lisible au regard de divers «événements», notamment de festivals qui s’exposent dans l’espace public (mais qui a alors un aspect très privatif au regard de certains publics, certains usagers). C’est ce que dénonce le politologue Claude Patriat1 Dans l’espace public, l’effet de la politique culturelle est tout à fait perceptible, même si ce n’est pas une tendance que l’on trouve exclusivement France. La Biennale de Venise en témoigne, avec des œuvres monumentales exposées dans la 1 Claude Patriat, entretien avec Cécile de Kervasdoué, «Soixante ans après Malraux, vers la privatisation de la culture», France Culture, 24 avril 2017 : «Aujourd’hui, le ministère de la Culture n’est plus le garant de l’art et de la culture, il s’est vendu aux industries culturelles et au mécénat. L’anti-Malraux, c’est le Pass Culture». On critique ici la politique du ministère, d’abord de son lâcher prise sur un certain nombre d’institutions culturelles et d’événements, alors que les mécènes privés se multiplient et influent sur le marché de l’art. Il évoque également l’une des promesses de campagne d’Emmanuel Macron, le «pass culture» qui illustre bien le caractère mercantile de la démarche. Le site mis en ligne pour décrire l’outil le présente ainsi : «L’année de ses 18 ans, jusqu’à la veille de ses 19 ans, chaque jeune résidant en France pourra demander l’octroi d’une enveloppe de 500€ à dépenser sur le pass, parmi un large choix de spectacles, visites, cours, livres, musique, services numériques…». L’idée est donc de consommer des produits culturels, et en particulier ceux qui sont mis en vente par des industries culturelles sans concurrence à l’échelle nationale voire internationale (Fnac, Deezer…).

ville et dont on perçoit mal le lien avec l’espace sur lesquelles elles se posent. Il en est de même pour certaines œuvres qui s’imposent à nous sur le territoire urbain. On pense notamment à des œuvres qui ont fait polémique, comme celle du Bouquet de Tulipes de Jeff Koons à proximité du Grand Palais, posée sur un socle et sans lien avec l’espace environnant, comme placée au centre d’un jardin peu fréquenté. L’entrée sur ce lieu fait polémique, car elle a été conçue puis offerte, mais avec l’obligation d’être apposée dans un lieu précis, touristique et très visible. On ne répond donc pas à une commande, mais l’on s’impose grâce à des interventions financières remarquables. Si je souhaite travailler sur des interventions artistiques,dans une perspective de mieux habiter les lieux que l’on traverse d’ordinaire, il faudra donc éviter plusieurs écueils. Je chercherai à m’inscrire sur un paysage que j’aurai bien identifié, perçu en amont. De plus, je me limiterai à dessiner des propositions qui ne délivreront pas un discours ou une leçon, mais révéleront les lieux. Mais afin de comprendre les problématiques de la ville que j’étudierai, il s’agira d’en analyser les grandes dynamiques et ses limites. Dans cette optique, je chercherai à déterminer ce qu’est l’espace de la ville moyenne, typologie dans laquelle est rangée la ville de Bourg-en-Bresse. Cette catégorie urbaine est intéressante à analyser, parce qu’elle a justement été peu traitée dans le cadre des politiques culturelles sur l’espace public.


CHAPITRE I, 2

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Perspectives culturelles depuis le siècle dernier

ÉVOLUTIONS DE LA COMMANDE CULTURELLE D’ART DANS L’ESPACE PUBLIC

1951 1936

Proposition de Jean Zay et Mario Roustan pour la décoration des édifices publics

Création du «1% artistique dans les constructions publiques» : volonté publique de soutenir la création et de sensibiliser les concitoyens à l’art de notre temps, une procédure spécifique de commande d’œuvres à des artistes qui s’impose à l’État, à ses établissements publics et aux collectivités territoriales.

1959

Création du « Ministère d'État chargé des Affaires culturelles» dont la direction est attribuée à André Malraux : «...rendre le Grand art accessible à la population»

1961

Création des maisons de la culture, en lien avec les collectivités locales, et chargées d'encourager et de promouvoir des manifestations artistiques et culturelles

1962

Intervention de Christo Rue Visconti, nommée Le Rideau de Fer

1965

Institution des conseillers artistiques régionaux

1969

Création de cinq premières DRAC (Direction Régionale des affaires culturelles), services déconcentrés de l’État

1970-1979

Des « artistes-conseils » dans les villes nouvelles


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depuis 2002

Nuit Blanche : manifestation culturelle annuelle se déroulant sur une nuit au cours de laquelle de nombreuses animations ont lieu dans la rue ou dans des espaces publics

2014

Lancement de la mission nationale pour l’art et la culture dans l’espace public

2015

Lancement de la Charte « Un immeuble, une oeuvre » par les promoteurs immobiliers et le Ministère de la Culture

2016 1980

Extension du «1% artistique» à toutes les constructions publiques

1983

Décret pour la création de commissions régionales du «1% artistique»

1986

Création des Deux Plateaux de Buren, au Palais Royal

1991-1995

Projets culturels de quartier

1991-2004

Programme de recherche interministériel «Cultures en ville»

2007

Création du POLAU (pôle arts & urbanisme) à SaintPierre-des-Corps, qui développe en actes un laboratoire d’urbanisme culturel à destination des artistes et opérateurs, des chercheurs, des collectivités et des aménageurs, en France et à l’étranger.

2007-2008

PUCA - Séminaire «Enjeux de culture du renouvellement urbain»

Création du Conseil national des oeuvres d’art dans l’espace public dans le domaine des arts plastiques Installation de Ma Montagne, de Camille Henrot, série de sculptures disséminées dans la montagne de Pailherols


Quels enjeux dans les villes intermĂŠdiaires?

CHAPITRE I, 3

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Paris

Lyon

Bourg-en-Bresse

Grand-Corent


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QUELS ENJEUX

DANS LES VILLES INTERMÉDIAIRES? APPROCHE PERSONNELLE

Il était nécessaire d’étudier, de scruter l’expression de «ville moyenne». Elle apparaît en premier lieu comme un petit monstre que l’on a un peu du mal à décrire, dont on ne connaît pas bien les contours. On utilise d’abord des expressions de l’enfance pour tenter de la dessiner : c’est une petite ville, en tout cas plus petite que Paris ou que Lyon, mais plus grande qu’un village (que Montoison par exemple, ou que GrandCorent). Ce sont des lieux dont on n’entend pas parler aux informations à la télévision, sauf lors de faits divers (Bourgen-Bresse avait beaucoup été cité lors de l’affaire Jean Claude Romand, en 1993, mais alors on ne parlait que du palais de justice de la ville). Sinon, on cherche à cerner la ville par sa propre expérience familiale. La ville moyenne, c’est la maison pavillonnaire noire et blanche avec le jardin à la pelouse rase, plantée de rosiers, de petits prunus et de maigres framboisiers, délimité par les thuyas. Les trajets en voiture aussi, deux-trois rues pavées dans le centre et les hypermarchés pas loin. Le marché aux

volailles et les gaufres le mercredi matin. Ou alors, on utilise des termes imprécis pour définir le tissu urbain, comme Henry James dans Voyage en France1 lorsqu’il qualifie de «vague petite ville» avec un «style trop ordinaire» Bourg-en-Bresse, dont il part avec «une impression confuse où se mêl(ent) la sculpture gothique tardive et les tartines épaisses». En 1884, l’écrivain et voyageur fait un portrait assez juste de ce que l’on s’imagine lorsque l’on parle de ville moyenne : une échelle urbaine peu perceptible (à la fois petite et grande), et peu d’éléments marquants dans le paysage. Par ailleurs, l’utilisation du style architectural «gothique» et des termes «tartines épaisses» montre bien le caractère à la fois noble et rustique de la petite ville, sorte de collage dans l’intériorité de la cité. Depuis peu, une multitude de recherches ont cependant vu le jour, pour traiter de la thématique des villes moyennes. 1 Henry James, Voyages en France, Robert Laffont, 2012.


Quels enjeux dans les villes intermédiaires?

CHAPITRE I, 3

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COMPRENDRE LES PROBLÈMES DESVILLES MOYENNES EN ÉVITANT LEUR CATÉGORISATION

Généralement, afin de mieux entrevoir ce qu’est une ville moyenne, on la considère comme une ville intermédiaire. D’après des données issues du domaine de la géographie, on considère qu’une ville est «moyenne», si sa population est comprise entre 20 000 et 100 000 habitants. Cette définition tente en fait de catégoriser les villes et de construire, d’après Frédéric Santamaria1, «des hiérarchies urbaines permettant de distinguer différents niveaux de ville en fonction de leur taille et de leur rôle dans l’espace». D’après le chercheur, cette ébauche de caractérisation passe à côté des singularités des villes décrites. Il s’agirait donc, pour mieux comprendre leurs enjeux, de les étudier au regard de leurs dynamiques, afin de mieux comprendre les évolutions qu’elles ont connu. Il faudrait également effectuer un traitement dit «catégoriel» (les villes partagent en effet des problématiques communes liées à leur taille et aux déstabilisations qui découlent du territoire national sous l’effet de la mondialisation). Mais le géographe ajoute aussi que le caractère singulier de chaque espace urbain doit être étudié, («les trajectoires économiques ne sont pas identiques»). Il faudra, enfin, avoir une approche plus systémique et relever en quoi «ces villes sont dépendantes des espaces régionaux au sein desquelles elles s’insèrent». Pour comprendre les différents enjeux des villes moyennes,

on comprend donc qu’il faut en amont expliciter à la fois les problématiques qu’elles ont en commun, mais aussi celles qui leur sont propres. D’autres géographes, comme Jean Charles Édouard2 esquissent la ville moyenne par son «degré d’urbanité».

1 Frédéric Santamaria, « Les villes moyennes françaises et leur rôle en matière d’aménagement du territoire : vers de nouvelles perspectives ? », Norois, 2012.

2 Jean Charles Édouard, «L’action publique dans les petites villes françaises, mimétisme ou innovation?», Métropolitiques, 2014.

Par ailleurs, on aperçoit de grandes tendances dans l’ensemble de ces tissus urbains, avec une histoire qui paraît relativement similaire : les villes moyennes sont souvent le fruit d’un changement majeur qui a lieu au cours du XXe siècle, et en particulier après-guerre. On constate un changement d’échelle démographique (qui avait commencé au début du siècle avec l’exode des agriculteurs vers des professions industrielles) lié à une tertiarisation des métiers. Avec le modèle introduit par Ford aux États-Unis puis largement diffusé en Europe, on cherche à créer des lieux d’exécution (en suivant la logique de division du travail et de sa standardisation), et les «petites villes» semblent être les lieux propices à l’installation des entreprises. Le tissu urbain est effectivement suffisamment lâche pour s’implanter dans ces zones, et la main-d’oeuvre est rapidement disponible, elle n’a pas à être qualifiée. C’est ce facteur qui crée une forte affluence dans les petites villes devenant dès les années 1970 à 1980 des villes dites moyennes.


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Le changement d’échelle opéré au milieu du siècle dernier est suffisamment brutal pour mettre à mal l’organisation fragile de ces petites villes, alors qu’elles représentent «depuis cinquante ans et de façon constante un cinquième de la population et des activités nationales» d’après Daniel Béhar1. D’abord, en terme de sociabilité, on note un changement majeur avec l’ouverture et l’agrandissement des villes dès le début du XXe siècle. D’après Jean Charles Édouard2, avec la résidentialisation et l’urbanisation croissante des villes moyennes, on assiste à un “Passage d’une sociabilité «primaire» (proche des référents ruraux de proximité, de solidarité et d’interconnaissance) à une sociabilité «secondaire» : référents urbains d’individualisme et d’anonymat». Cette tendance est observable dans une ville comme Bourg-en-Bresse, toujours très liée à son tissu rural, mais qui en est aujourd’hui déconnecté, ne côtoyant plus les populations voisines, comme elle avait tendance à le faire au XIXe siècle. À titre d’exemple, si jusqu’avant la seconde guerre mondiale on allait acheter ses vêtements et ses produits alimentaires en ville, ces services sont aujourd’hui rendus en périphérie, dans les zones commerciales. Les liens productifs qui unissaient ville et campagne sont donc quelque peu floutés, désarticulés. D’ailleurs, les principaux secteurs d’emplois ne sont plus liés au monde agricole, mais au secteur tertiaire et à l’économie résidentielle : notamment avec le domaine des «bâtiments, commerces, administrations et services à la personne, éducation, santé, aide sociale dans le contexte de perte d’emploi dans la filière industrielle entre 1993 et 2001» relève Frédéric Santamaria. Les villes moyennes connaissent donc une «déspécialisation» de leurs connaissances, les professions se standardisant. Le signe majeur de cette dislocation est une désertion (même partielle) des centre-villes, et un taux de vacance des enseignes commerciales élevé. On observe également une très forte dépendance aux métropoles environnantes. Dans le 1 Daniel Béhar, « Bricolage stratégique et obligation d’innovation», Urbanisme/Mai juin 2011/N°378. 2 Jean Charles Édouard, «L’action publique dans les petites villes françaises. Mimétisme ou innovation?», Métropolitiques, 7 mars 2014.

cas bressan, Genève et Lyon sont effectivement les principaux pôles attractifs, et représentent les bassins d’emplois des habitants de Bourg-en-Bresse, d’où une mobilité accrue vers ces pôles. Il paraît cependant nécessaire de mettre à distance les grandes tendances que connaissent les villes intermédiaires. Comme le souligne Aurélien Delpirou3, on observe actuellement des orientations qui remettent en cause le caractère amorphe des villes moyennes. Il note en particulier une «bonne santé démographique», «une perte de population» qui a lieu «surtout en centre-ville», alors que les banlieues et les zones périurbaines ont plutôt «une population stagnante». Toutes ces observations démographiques ne sont par ailleurs pas spécifique aux petites villes puisque ces symptômes sont aussi «visible(s) dans les centres de grande ampleur». Enfin, le chercheur affirme que l’on prend assez peu en compte les «facteurs locaux et régionaux» particuliers à chaque pôle urbain. Ce que l’on retient surtout, c’est le peu d’intérêt que porte l’État pour les problématiques des villes intermédiaires avant les années 1970, notamment avec les missions de la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale, mais qui n’aboutit pas à des mesures concrètes. On cherche essentiellement à asseoir la compétitivité entre les villes et à les mettre en réseau à partir de 2004. De cette façon, l’État cherche à ouvrir l’influence des métropoles françaises à l’échelle européenne. Ainsi, Bourgen-Bresse a fait partie de la Région Urbaine de Lyon jusqu’en 2015, dans le but de créer un pôle cohérent et de taille face à d’autres métropoles. En termes démographiques, cette association des grandes communautés locales représentait 3,2 millions d’habitants (donc la moitié de la population de région Rhône-Alpes de l’époque). Il apparaît néanmoins que les véritables actions politiques menées pour les villes intermédiaires sont très récentes. 3 Aurélien Delpirou, « Action cœur de ville : une réponse en trompe l’œil à la crise des villes moyennes ? », Métropolitiques, 28 octobre 2019.


Quels enjeux dans les villes intermédiaires?

CHAPITRE I, 3

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LA MISSION CŒUR DE VILLE ET SES LIMITES

D’après la définition qu’en donne le Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales «Le plan national Action cœur de ville répond à une double ambition : améliorer les conditions de vie des habitants des villes moyennes et conforter le rôle de moteur de ces villes dans le développement du territoire». La mission a donc deux entrées. D’abord, œuvrer pour le bien-être des habitants, ce qui passe par des rénovations ou des constructions de logements ainsi que le réaménagement d’espaces publics vétustes. En parallèle de ces actions, la mission promet de prolonger les dynamiques des villes moyennes. On cherche donc à maintenir la compétitivité des tissus urbains intermédiaires, sans doute en renforçant les mobilités préexistantes, et en aidant au développement des commerces locaux. Ce programme débute en décembre 2017, et il incite les différents acteurs du territoire à travailler ensemble. Toutefois, on peut dès à présent observer les limites de la mission, comme le propose Aurélien Delpirou. L’hypothèse sur laquelle tient l’action cœur de ville, c’est que pour rendre les villes plus dynamiques, il faut que ces dernières se développent, croissent. C’est ainsi que l’on cherche à réhabiliter des logements afin de loger plus de personnes, et de réintroduire de nouveaux locaux commerciaux aux rez-de-chaussée, sans prendre en compte les besoins des habitants qui évoluent.

La réponse proposée aux villes n’est donc pas attentive à ses spécificités et ses attentes. Par ailleurs, le chercheur développe les problématiques que la mission ne prend pas en compte, et notamment la «limitation de l’étalement urbain, la gestion du vieillissement, la rétraction des circuits commerciaux, l’aménagement des friches commerciales, la production de logements adaptés aux trajectoires résidentielles» et enfin «la participation des habitants à la transformation de leur cadre de vie». En centrant sa réflexion et ses actions sur les cœurs de ville, la mission passe donc à côté de l’échelle de projet la plus juste, celle qui englobe à la fois le centre, la périphérie, mais aussi l’agglomération et les territoires départementaux. De ce fait, et c’est tout à fait visible dans une ville comme Bourgen-Bresse, des tendances notables de la seconde moitié du XXe siècle persistent. Il en est ainsi pour la construction de pavillons par nappes en dehors de Bourg, qui ne cessent d’amenuiser le parcellaire agricole. Les solutions trouvées par le ministère tentent donc de comprendre les faiblesses des villes moyennes, afin de poursuivre leur développement et améliorer les conditions de vie de ses habitants. La mission cherche à mettre en lien différents acteurs, mais laisse de côté la médiation avec les habitants par la concertation. Il sera intéressant de constater ses effets à plus long terme, afin d’examiner ses réussites et ses limites sur le territoire.


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d’après la campagne de communication sur la mission cœur de ville réalisée par l’agence de design Teds


CHAPITRE I, 1

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L’envie et le dédain


2 29

Bourg-en-Bresse, une ville intermédiaire au dessin désarticulé

Évolutions de la morphologie urbaine, entre continuité et fractures Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville


Évolutions de la morphologie urbaine

CHAPITRE II, 1

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BOURG-EN-BRESSE UNE VILLE AU DESSIN DÉSARTICULÉ

ÉVOLUTIONS DE LA MORPHOLOGIE URBAINE ENTRE CONTINUITÉS ET FRACTURES

XVIIe siècle

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XXIe siècle

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CHAPITRE II, 1

Évolutions de la morphologie urbaine

N

XVIIe siècle

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LES FONDATIONS DE LA VILLE

Le territoire sur lequel s’implantent les fondations de la ville est peu favorable à l’activité humaine. L’endroit est très marécageux et plat, de multiples lacs et rivières rythment le paysage. La construction d’une ville à cet endroit est liée dès ses débuts aux axes commerciaux qui se croisent ici au cours du second ou du début du premier siècle avant Jésus Christ entre Lugdunum (Lyon), Vienna et Geneva. Très tôt, le rôle de cet agrégat de bâtiments remplit donc le rôle de relais routier, mais c’est aussi un lieu de marché et d’une petite production artisanale. Le Haut Moyen Âge est marqué par un changement d’habitat, et une restructuration d’anciens logements, les habitations sont alors faites de terre, prennent la forme de cabanes. Les lieux subissent des invasions, dont les conséquences se ressentent sur le commerce (disparition partielle de celui-ci, ainsi que des principales voies de communication), dont les routes sont déplacées à proximité des fleuves. La ville a connu de multiples enceintes et murailles au cours de son histoire. La nécessité de fermer, de clore le cœur urbain est une conséquence de sa position spatiale : entourée de plusieurs entités territoriales. Ainsi, IXe siècle, Bourg se trouve à la lisière de trois seigneries : celle de Bâgé à l’ouest, de Colognie au nord et à l’est et les terres de la famille du comte Bernard au sud est. Ce n’est qu’au XIIe et XIIIe siècle que les sires de Bâgé construisent la première enceinte, faite de pieux. En passant sous une dynastie savoyarde et

devenant sa capitale, la ville se développe, avec la construction de deux bourgs (Teynières, à proximité du château sur la colline et Bourgmayeur à l’ouest). Il devient alors nécessaire de protéger les nouvelles rues avec une palissade en bois et des fossés alimentés par le cours d’eau du Cône et quelques sources avoisinantes. Puis, au XIVesiècle, leur dessin est remis en question avec de nouvelles murailles, comprenant une vingtaine de tours et six portes d’accès à la ville. La démographie est en hausse, avec 4000 personnes vivant dans l’enceinte de la ville, malgré des épidémies de peste récurrentes. Bourg se hisse alors au rang de cité qui s’impose à l’échelle régionale, devant Annecy grâce à sa position de carrefour économique entre Turin et les foires de Chalon, Paris et la Franche-Comté. C’est au XVIe siècle que des changements morphologiques majeurs apparaissent, du fait d’une guerre entre la Savoie et la France, menée par François Ier. Il occupe la ville et renforce ses fortifications, ce qui le mène à détruire les édifices jalonnant les bastions. Le duc Emmanuel Philibert retrouve ses États en 1559 et fait construire une citadelle imposante, sur un plateau au nord ouest de la ville, afin de protéger l’artillerie et les munitions savoyardes. L’édifice est conçu sur le modèle de la citadelle de Turin : un pentagone flanqué de cinq bastions dont deux qui jouxtaient ceux qui avaient déjà été élevé sous la royauté française. La forteresse donne en fait l’impression d’une deuxième ville apposée à la première. Elle est finalement cédée aux Français en 1601, lors du traité de Lyon, un an après que la cité ne leur soit à nouveau léguée.


Évolutions de la morphologie urbaine

CHAPITRE II, 1

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LES PREMIERS PLANS D’AMÉNAGEMENT SOUS L’ANCIEN RÉGIME

Sous l’Ancien Régime, on assiste à la construction de nombreux édifices toujours visibles : l’Hôtel-Dieu, la mairie, le théâtre, la grenette ou des hôtels particuliers. La ville s’étend et l’enceinte urbaine devient vétuste avec de nombreux éboulements et les fortifications sont régulièrement réparées, mais leur démolition a lieu à la fin du XVIIIe siècle. Une politique d’aménagement est menée sous la royauté, en particulier sur les cheminements et l’entretien des canaux adjacents à la ville, souvent pollués à cause des tanneries et des boucheries qui rejettent leurs résidus dans les cours d’eau. Le Cône, par exemple, qui perce la ville du nord au sud, est vecteur de maladies et malodorant, il est donc couvert par tronçons, aux endroits les plus fréquentés. Par ailleurs, le mobilier urbain est source d’attention, puisqu’il est rénové, en particulier sur des ouvrages comme les fontaines, les fours, les ponts et les puits. La seconde partie du XVIIIe siècle est marquée par les plans d’aménagements urbains. On fait paver les rues les plus fréquentées en les ponctuant de réverbères, on établit des

plans d’alignements des façades, avec un regard qui se veut esthétique, («pour l’embellissement et les décorations»), ce qui entraîne des démolitions dans toute la ville. Par ailleurs, afin de dédensifier le linéaire urbain, la ville fait aménager des promenades, comme celle du Mail ou le Bastion de Montrevail dans le but de se «promener pendant les chaleurs, puisqu’il n’y a dans la ville aucun endroit pour respirer de l’air frais». Enfin, la vie quotidienne des burgiens change sensiblement dans la seconde partie du XVIIIe siècle, avec la construction des grandes routes autorisées par le roi en 1733. La Bresse peut désormais ouvrir trois grandes routes en direction de Mâcon (Paris), Saint-Amour et Lyon. La ville se désenclave ainsi, alors qu’elle subissait un isolement chronique dès que la saison des pluies débutait. Ceci lui permet de consolider sa place centrale à l’échelle départementale, elle en devient le chef-lieu en 1790. Ce dernier est mené par une première municipalité composée en majorité d’hommes de loi de l’Ancien Régime, jusqu’en 1793 où la ville est désarmée par des sans-culottes. Les hommes de loi reprennent le pouvoir peu de temps après.


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XVIIIe siècle

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XIXe siècle

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DU BOURG À LA VILLE AU XIXe SIÈCLE

Le gros bourg médiéval se meut profondément au cours du XIXe siècle, il passe à l’échelle de ville. Avec la poussée démographique, le tissu commence à s’étendre le long des principales voies d’accès. C’est ainsi que l’on constate une urbanisation des faubourgs, du fait du quasi triplement de la population en l’espace de cent ans, dû à l’exode rural mais aussi à l’accueil de pensionnaires, de militaires, de patients des hospices et des élèves issus d’autres territoires adjacents. Le caractère continu de la démographie bressane disparait alors, du fait de l’amoindrissement des épisodes guerriers et des épidémies. Cependant, on constate toujours des habitations et des voiries très insalubres ainsi que des problématiques sanitaires liées aux retenues d’eau aux alentours du pôle urbain. L’enjeu quotidien des habitants reste de s’approvisionner en eau potable et de se loger dans des lieux où l’atmosphère est plus saine, du fait de l’humidité. La percée du chemin de fer sur le territoire bressan est un événement majeur dans la structuration de la ville, même si la gare implantée en 1856 sur des parcellaires agricoles se trouve à 1,5 km du centre-ville. Les liens avec les territoires connexes sont donc renforcés. Des liaisons sont faites entre Lyon et Bourg via Ambérieu-en-Bugey, ainsi qu’entre Mâcon, Bourg et Genève via Culoz, et enfin entre Bourg et Besançon. Cette desserte est vécue comme un levier pour l’économie et l’urbanisation. Bourg-en-Bresse a donc tout le loisir de spécialiser ses activités, majoritairement agricoles, mais la commune accueille également un grand nombre d’emplois administratifs, étant devenu un chef-lieu. La ville connaît donc un nouvel équilibre à la fois très rural, mais assume aussi des fonctions de représentation des services de l’État. De nouveaux bâtiments sont construits afin de former ce nouveau centre administratif, on édifie donc la Poste, les Ponts-et-Chaussées, les Mines, la gendarmerie, les impôts

et contributions, un bâtiment dédié à finance, à la justice, à l’instruction, à la santé, et à l’armée. De même, des lieux d’enseignement sont inaugurés comme le lycée Carriat ou les écoles normales, ainsi que plusieurs bibliothèques. L’artisanat ne cesse de se développer et de se diversifier avec plus de 300 métiers en 1851 comme les chapeliers, couturiers, tailleurs, drapiers, teinturiers… Les professions primaires restent ancrées sur le territoire. On recense des laboureurs, des grangers, des forestiers, des jardiniers, des pépiniéristes, grainetiers… Et certains métiers sont liés au secteur urbain et se développent beaucoup jusqu’au début du XXe siècle, comme les cloutiers, scieurs de long, balanciers, cochers, giletières, grilleurs, ravodeuses, taillandiers, décrotteurs… Bourg n’entre dans l’ère industrielle qu’au début du XXesiècle, mais un réaménagement de l’ensemble de la commune est visible. Les politiques locales sont confrontées à plusieurs problématiques, et notamment l’impraticabilité des infrastructures routières durant en moyenne sept mois. On cherche donc à drainer les marais à proximité, dans le but aussi d’assainir le climat. À partir de 1836 on améliore également les infrastructures routières en les pavant et en les élargissant, ainsi qu’en construisant de nouvelles voies. Un premier plan d’urbanisme est conçu, comprenant un plan d’alignement, en 1873. Il a pour but d’éviter la propagation d’incendies, mais aussi d’ouvrir des rues et de créer des places résultant de percées. On cherche d’abord à désenclaver la gare en créant la rue Alsace-Lorraine entre l’hôtel de ville et la gare. C’est dans cette optique qu’un pâté de maison à pans de bois du XVIe siècle est détruit. La place de l’Hôtel de Ville est créée et un îlot insalubre est déconstruit afin de former la place Edgar Quinet. Ces changements illustrent un nouveau vocabulaire urbain, constitué de boulevards, de places et de squares et gommant les traces d’habitations médiévales.


Évolutions de la morphologie urbaine

CHAPITRE II, 1

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La première moitié du XXe siècle est marquée par un fort accroissement de la population grâce à l’amélioration des conditions sanitaires, la poursuite de l’exode rural, et une vague d’immigration venue du sud de l’Europe. L’activité industrielle prend son essor, et voit émerger une classe ouvrière, ainsi que la dégradation des conditions de vie et de logement. Les ouvriers gardent l’empreinte du petit bourg, et leurs racines campagnardes en exerçant souvent une double activité : un emploi à l’usine et du jardinage ou des activités agricoles en dehors du tissu urbain. On note également, et conséquemment à l’ampleur du secteur secondaire, une disparition de l’artisanat local et de la diversité des professions observées au XIXe siècle. Le but est donc d’étendre le tissu urbain afin de résoudre les problématiques du manque d’habitats. Une série de plans est mise en oeuvre pour pallier à la crise du logement qui advient à Bourg en 1922. Dans l’entre deux guerres, la ville construit ou rénove son patrimoine public, et en 1921, la municipalité rédige un plan d’aménagement et d’extension des rues. Les voiries sont pavées ou goudronnées, et l’on y appose des trottoirs et des caniveaux. Un plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension est finalement approuvé en 1950 et l’on impose un certain nombre de nouvelles réglementations comme la réserve de l’assiette des voies futures, des zones de retrait le long des rues, un meilleur équilibre dans les quartiers, une application des servitudes des densités et des dimensions, la sauvegarde d’espaces libres plantés, des dispositions concernant la zone « rurale », les zones inondables et le périmètre de l’agglomération. C’est ainsi que l’on décide de la réduction de la superficie de la zone inondable et de l’extension du périmètre de la ville. La ville se transforme avec l’implantation d’usines dans le coeur historique aussi bien qu’en périphérie. Des usines de

AMORCES D’HABITATS POPULAIRES AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE transformation de métaux et des entreprises de construction mécanique comme Morgon en 1898, Radior en 1904 et la Tréfilerie câblerie en 1906 prennent ainsi place, nécessitant donc l’embauche d’ouvriers, et leur logement. La ville accueille alors des populations étrangères parce qu’elle manque de maind’oeuvre, en particulier dans l’entre-deux guerre. Des Italiens viennent ainsi travailler à Bourg à partir de 1924, cherchant un emploi mais fuyant également le fascisme. La guerre civile espagnole est aussi un facteur au déplacement de milliers de Basques, qui se réfugient dans l’Ain. On construit donc de plus en plus de logements, et certaines cités jardins voient le jour, sous l’impulsion des chefs d’entreprise. On perçoit donc la bascule qui s’opère communément à Bourg-en-Bresse comme dans d’autres villes moyennes : le travail se tertiarise, et l’on demande à une main-d’oeuvre peu qualifiée de s’investir dans les nouvelles professions. Si la ville était reconnue pour ses qualités artisanales et agricoles, à partir des années 1945 elle évolue considérablement, alors que les secteurs d’activité principaux deviennent la santé et l’administration publique et parapublique. Si l’artisanat et l’industrie subsistent, ces domaines se déplacent progressivement vers la périphérie. La demande de logements explose alors et un habitat populaire se développe, bouleversant la trame urbaine. La Loi Loucheur permet à l’État d’intervenir pour l’habitat populaire afin que le développement de la ville s’accélère. On construit donc une série d’habitations à bon marché pendant la période de 1929 à 1931. À la fin des années 1930 Bourg est toujours une petite ville provinciale très empreinte de ruralité, qui compte à peine 25000 habitants. Elle a été relativement préservée des crises politiques ou des tensions sociales et assez peu marquée par la guerre, si l’on excepte une attaque des troupes allemandes en 1939, et des bombardements italiens, en particulier sur le secteur de la gare.


39 XXe siècle

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XXe siècle

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L’APRÈS-GUERRE ET L’ÉTALEMENT URBAIN

À partir des années 1950, l’industrie prend véritablement son envol et draine une main-d’oeuvre rurale et issue de l’immigration maghrébine et du sud de l’Europe. En l’espace de quinze ans, la population augmente de 50%. L’aprèsguerre est marqué par une série d’ajustements urbains, en lien avec la croissance démographique, et la bascule que la ville connaît du bourg en lien avec la campagne environnante, au principal bassin de vie du département. Le rôle de la voiture et sa place centrale dans les déplacements draine de nouvelles problématiques, et mène les pouvoirs publics à concevoir différemment la ville. On assiste à l’effervescence de la construction de grandes surfaces commerciales en périphérie de la ville qui déstabilise le centre-ville, ainsi qu’une affluence dans les nouvelles formes bâties comme les lotissements, qui attirent les classes moyennes. Les pavillons représentent une sorte d’idéal, plus proche de la vie rurale dont on s’est quelque peu écarté, et qui permet l’accession à la propriété privée mais totalement dépendante de l’automobile. La population des communes avoisinant Bourg augmente donc considérablement, alors que celle de la ville centre stagne. De grands programmes de construction sont mis en place (après la canalisation de plusieurs canaux, évitant les inondations ponctuelles), mais aussi une réorganisation des voiries et une poursuite de la construction de grandes plateformes commerciales à l’extérieur de l’enceinte urbaine. L’étalement urbain n’a pas de contraintes particulières, le relief étant absent sur la plaine. On fait donc bâtir des pavillons sur des terrains servant auparavant au maraîchage et sur les prés environnants. Peu à peu le tissu urbain se densifie, en particulier à partir des années 1960. On note le développement de constructions à l’ouest de la gare, formant le quartier de Terre des Fleurs en 1978. De même, les contraintes liées à l’humidité disparaissent avec la canalisation de la Reyssouze par exemple, ce qui mène la municipalité à construire de grands ensembles et des lotissements sur d’anciennes zones marécageuses (le quartier de la Reyssouze au nord de la

ville, ou le quartier du Pont des Chèvres, au nord ouest). À partir des années 1980, on note une forte augmentation de recherche de maisons individuelles à la campagne proche, c’est de cette façon que l’étalement urbain se poursuit, en particulier le long des grands axes de communication, au sud et à l’est de Bourg. Ces déplacements sont facilités par de nouvelles infrastructures routières, avec des contournements de la ville construits en 1974, et des voies traversant tout le tissu urbain, comme le boulevard de Brou par exemple. On commence par ailleurs à esquisser un réseau de transport en commun à partir de 1966, même si la voiture individuelle est considérée comme un symbole du progrès et d’une certaine ascension sociale. L’étalement urbain est d’autant plus lisible qu’il est relayé par la formation de cinq zones d’activité économique, identifiées dès 1961 comme ayant vocation à accueillir et regrouper des activités économiques (Renault Trucks à l’est de Bourg en est le symbole, puisqu’il est toujours le principal pôle d’emploi de la ville aujourd’hui), ainsi que des aménagements d’ampleur liés aux loisirs. Le parc de Bouvent, positionné sur une ancienne déchèterie en est par exemple un bon exemple. Le XXe siècle est donc une période qui bouleverse la ville et son rythme assez constant depuis le XIXe siècle. On perçoit un changement d’échelle, mais surtout une décontraction du modèle de bourg ancré dans sa campagne environnante. La désarticulation avec la ruralité est ici tout à fait visible : les agriculteurs sortent de l’enceinte de la ville, sont mis à distance, au profit d’une nouvelle population, éminemment urbaine, et qui vit des métiers liés à l’activité tertiaire. Le rythme des mobilités change aussi profondément avec l’arrivée de la voiture, et les liens sociaux sont donc bouleversés par ces changements. Afin de comprendre les liens qu’entretenait la population à son lieu de vie, il s’agira d’analyser les attaches urbaines au milieu rural, et la culture qui en émane.


Évolutions de la morphologie urbaine

CHAPITRE II, 1

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PRINCIPAUX MOUVEMENTS DANS L’ÉVOLUTION DE LA VILLE

-20

Les Romains profitent d’une colline qui domine la vallée pour y édifier un camp

1251

Affranchissement de la ville de Bourg des sires de Bâgé, acte de naissance de la ville

1287

Construction de la chapelle Notre Dame dans le faubourg le plus marécageux de la ville

1472

Quatre bourgeois élus pour s’occuper des mystères, faire construire les scènes, organiser les danses, inventer des personnages, construire décors et costumes

1532

Fin de la construction du Monastère Royal de Brou

1536-1559

Bourg sous l’emprise française François Ier fait construire des bastions qui nécessitent de détruire tous les édifices se trouvant sur leur tracé

1559

La ville revient au duc de Savoie. Construction d’une forteresse et d’une citadelle à l’ouest de l’enceinte urbaine pour se prémunir des Français

1600

1760 et 1773

Aménagement de promenades du Mail et du terrain des Quinconces

Envahissement de Bourg par les Français sans que la citadelle ne tombe, jusqu’au Traité de Lyon l’année suivante, où tout est à nouveau cédé aux Français Nombreuses constructions publiques telles que l’Hôtel-Dieu, la mairie, le théâtre, la grenette ou des édifices privés comme des hôtels particuliers

1790

La ville devient le chef-lieu du département


43

1854-1856

Construction de la gare ferroviaire en plein champs

1859

Premier Concours régional de bétail

1867

Construction de la caserne Aubry

1905

Réalisation du pont de Lyon

1921

Mise en oeuvre d’un plan d’aménagement et d’extension des rues

1922

Début de la crise du logement Création d’un plan d’urbanisme prévoyant la réalisation de grandes artères pour desservir de nouveaux quartiers

1928

Loi Loucheur prévoyant l’intervention de l’État pour l’habitat populaire, le développement de la ville s’accélère

1938-1950

Création du Plan d’aménagement d’embellissement et d’extension

1981

Le Train à Grande Vitesse dessert Bourg-en-Bresse

1986

Inauguration du Foirail de la Chambière

1994

Création de la communauté du Bassin de Vie de Bourgen-Bresse

2005 - 2007

La municipalité réaménage huit hectares du Champ de Foire pour accueillir 2300 placesde parking

2006-2017

Programme de rénovation urbaine sous la supervision de l’État

2012

Création d’un pôle multimodal liant gare SNCF et gare routière

2016

Aménagement du site de la Madeleine et implantation du nouveau palais de justice


Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

44

Mâcon

Villefranche-sur-SaĂ´ne


45

Oyonnax

Bourg-en-Bresse

PAYSAGE ET CULTURE DE LA RUE SUR LE TERRITOIRE BRESSAN

LA VILLE DANS SON CONTEXTE DÉPARTEMENTAL

Ambérieu-en-Bugey

N


Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

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45 000

40 000

35 000

30 000

25 000

20 000

15 000

10 000

5 000

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

La démographie à Bourg-en-Bresse depuis le XVIe siècle

Bourg-en-Bresse est, si l’on s’en tient aux données statistiques prônées par la définition géographique, une ville moyenne par excellence, avec en son sein une population de 41 365 habitants en 2016. Cette démographie est le fruit d’un développement qui débute au XIXe siècle, mais qui prend son ampleur au début du siècle dernier. Ce sont les années

1980 qui annoncent un inversement de la courbe, confirmé jusque dans les années 2000. Il est cependant à noter que contrairement à d’autres villes de taille intermédiaire, Bourg a une population stable depuis bientôt cinq ans. C’est pour cette raison que le territoire connaît une pression foncière considérable, et que le tissu urbain reste minéral.


47

Il paraît important de questionner sa toponymie, car elle renvoie à une imagerie foisonnante. En premier lieu, le mot de bourg fait écho à une forme urbaine ancienne, dont la taille est comprise entre celle de la ville et du village, sorte d’intermédiaire. D’après le dictionnaire Larousse, le nom vient du bas latin ou du germanique Burgus et désigne une «ville fortifiée». C’est donc un petit morceau de ville qui est désigné par le nom du site. Il est complété par un complément de nom, qui a été apposé au premier mot au XIXe siècle, Bourg étant trop répandu, et les lettres envoyées par la poste se perdant. On a donc spécifié l’emplacement du bourg par la Bresse (du latin Brixia), qui désignait initialement «lieu boisé» ou « lieu humide». Par ce terme, on entend le paysage dans lequel s’inscrit Bourg, et qui est effectivement boisé, humide, mais aussi très plat et ondulé. Cette dénomination est intéressante, parce que dans le tissu urbain ces termes ne sont pas illustrés, la ville n’est plus ni un bourg, ni affiliée aux boisements ou à l’humidité, au contraire. Bourg-en-Bresse s’est très fortement urbanisé, majoritairement au cours du XXe siècle, et son échelle n’est plus du tout associable à une ville-village. De même, et dans le même mouvement d’urbanisation, on a perdu l’humidité qui caractérisait la région. Bourg est aujourd’hui un territoire très minéral qui ne laisse ni place aux boisements ou à leur évocation, ni à une humidité nécessaire en été.

En observant la flore dans l’enceinte de la ville, j’ai perçu la césure avec la plaine bocagère humide. Les principales espèces arbustives relevées sont communes à beaucoup de villes en France. Ceci conforte l’idée selon laquelle Bourg est une cité «normalisée», commune. Les principaux alignements sont composés de tilleuls, de marronniers et de platanes en tige. Ils rappellent l’esthétique et les mails plantés au cours du XIXe siècle. Ces arbres sont réservés aux lieux les plus tenus par la municipalité. Dans les endroits retirés auxquels on porte moins d’attention, la végétation spontanée relève aussi de l’ordinaire. Ainsi, la renouée du Japon, l’érable negundo ou l’arbre aux papillons sont les espèces invasives que l’on aperçoit lorsque l’on observe les friches et les espaces délaissés en ville. Les spécificités du territoire et du climat spécifiques à la région ne sont donc plus lisibles en ville, tant l’anthropisation a été brutale au cours du XXe siècle. L’assèchement des zones marécageuses et la canalisation des principaux cours d’eau est l’une des raisons pour laquelle les ripisylves et la végétation de zones humides a cessé de se développer ici. Pages suivantes : 1 Lierre des poètes (Hedera helix) 2 Platane commun (Platanus hispanica) 3 Robinier faux-acacia (Robinia pseudoacacia) 4 Frêne commun (Fraxinus excelsior) 5 Érable negundo (Acer negundo) 6 Arbre aux quarante écus (Ginkgo biloba) 7 Tilleul à grandes feuilles (Tilia platyphyllos) 8 Arbre aux papillons (Buddleja davidii)


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Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

5

1

2

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7 6

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8


Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

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Alternance entre horizons ouverts sur le Revermont et couloirs bocagers

Élevage extensif bovin


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Vers l’aérodrome de Bourg Ceyzériat

Haies bocagères

L’environnement dans lequel s’est implanté la ville reste cependant tout à fait identifiable. La plaine se caractérise par une omniprésence de l’eau sur tout le territoire bressan. L’Atlas des paysages, conçu par le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement de l’Ain décrit ainsi la plaine : «ce pays est dessiné par une somme de rivières sinueuses et indolentes qui s’écoulent du sud-est au nord-ouest ; toutes sont sujettes aux débordements. Légèrement vallonné (200 à 300 mètres d’altitude), le sol est lourd et profond. Le climat combine des tendances continentales et océaniques. Les précipitations atteignant 800 à 1000 millimètres par

an sont souvent apportées par «la Traverse» un vent venant de l’ouest qui rencontre la montagne à l’est jouant un rôle de condensateur. Ces conditions ont favorisé les prairies d’élevage, le bocage et les bois. Périodiquement inondées par les crues, les terres les plus basses sont favorables à l’élevage tandis que des dépôts alluviaux moins menacés permettent une culture maraîchère de grande qualité». Cette plaine représente environ 1230 km2, alors que son altitude varie entre 170 et 250 mètres, le relief crée ainsi des ondulations dans le paysage.


Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

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PercĂŠe dans le Bois de Teyssonge


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Horizon boisĂŠ

Élevage de volailles de Bresse


Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

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LE RÔLE PRÉPONDÉRANT DU COMMERCE EN VILLE

L’histoire de la ville de Bourg-en-Bresse se caractérise par le rôle majeur que joue le commerce dès les débuts de sa construction, malgré des périodes peu fructueuses, majoritairement liées aux invasions étrangères, puis à la concurrence territoriale. Les raisons de son assise sont tout à fait liées aux voies de communication, mais aussi à sa sempiternelle position d’entre deux (royaumes, pays, régions…), faisant de la ville à la fois une zone de conflit, mais aussi de lien. Cette activité se développe beaucoup au XIIIe siècle, avec l’édification de halles en dehors de l’enceinte urbaines, et où sont négociés majoritairement des produits artisanaux. Des drapiers, artisans du cuir, pelletiers, potiers et sauniers viennent vendre leurs marchandises à cet endroit, certains boulangers ont aussi leur place dans cette structure. Les Halles sont situées à l’emplacement actuel du centre-ville historique : devant l’église Notre-Dame. De nouvelles habitations sont progressivement construites autour de ce pôle d’attraction. Au début du XVe siècle les halles deviennent le monument le plus emblématique de la ville avant construction de l’église de Brou. Elles représentent 120 mètres de long sur 30 mètres de large, sont faites de bois, et constituent comme «une ville dans la ville» de par leur influence et leur structuration. Avec l’amélioration des réseaux routiers, le bourg prend de plus en plus d’ampleur, et notamment tout au long des années 1760. Le réseau avait déjà été remanié sous conseil du roi en 1733 avec de nouvelles grandes routes en direction de Mâcon (Paris), Saint-Amour et Lyon. Ces décisions permettent

de désenclaver la ville, alors que de nombreuses voies de circulation sont impraticables lors des saisons pluvieuses. En parallèle, diversifie également les productions locales, avec des manufactures de faïence, par exemple, ou d’horlogerie pour concurrencer les savoir-faire genevois. On exporte également le blé, et la ville commence à être reconnue pour son élevage de poulets, en particulier par des populations lyonnaises ou plus largement italiennes. La municipalité connaît peu d’industrialisation au cours du et poursuit son expansion grâce au rayonnement de son marché local. Ce dernier a lieu le mercredi matin depuis ses débuts, et des foires aux bestiaux ont aussi lieu régulièrement, très affluentes à l’échelle régionale. Ces événements constituent les moteurs principaux de l’expansion économique et de l’attractivité de la ville jusqu’au début du XXe siècle. Cependant, ils connaissent des changements de localisation régulière, en fonction des changements de politique urbaine. Ainsi, à partir de 1636 la Foire aux bestiaux est implantée sur le Champ de Mars mais quitte l’emplacement pour rejoindre en 1864 un champ de foire aménagé aux Brotteaux (pré des Piles). Il est finalement transféré en 1986 à la Chambière, au nord de la ville. Le marché forain se tient quant à lui au Bastion depuis et sur la place qui deviendra le Cour de Verdun.

XIXe siècle,

1 Un poulet de Bresse vendu lors d’un marché en 1955 2 Groupe de maquignons sur le Champ de Foire, début XXe 3 Homme tressant de l’osier en 1910 4 Maquignons au foirail de la Chambière, 2019 5 Charrette de produits frais lors d’un marché en 1955 6 Vendeurs de salade au début du XXe siècle 7 Condition ouvrière dans une conserverie en 1910 8 Cage à colombes


55 2

3

1 5

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Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

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L’arrivée du chemin de fer aide par ailleurs à la reconnaissance du marché bressan. La fondation du comice agricole de l’arrondissement de Bourg organise en 1862 la première exposition de vente de volailles de Bresse. L’événement a un certain retentissement à l’échelle régionale, des visiteurs y affluent en prenant le train ou en empruntant les nouvelles routes. Dans cette même optique de rayonnement dépassant les frontières de la ville, un concours régional de bétail a lieu pour la première fois en 1859. À partir des années 1860, des Lyonnais, des Suisses et des Italiens viennent ainsi s’approvisionner en poulet et boeufs gras (d’une race bressane disparue). Le marché se tient toujours dans les environs des halles initiales, même si celles-ci sont à présent devenues des logements bâtis. C’est donc dans les rues du tour de l’Île (Gambetta, Maréchal Joffre, et Notre-Dame) jusqu’en 1923 que l’on vient faire son marché. Celui-ci est ensuite divisé en deux secteurs. Le marché alimentaire persiste à se produire dans cette zone, alors que les autres se déplacent cours de Verdun, Place de la Comédie, en dessous du Bastion et de la Mairie. Les rues et les places gardent leur spécialité, et donne leur nom aux rue (comme la rue des Poissonniers par exemple).

Le caractère marchand de la ville se développe dans les années 1930, mais prend une nouvelle forme : on vend à présent des produits manufacturés, et en plus grande quantité. La rue Alsace Loraine devient le symbole de la nouvelle percée du commerce en ville, avec l’arrivée de grand magasins au rez-de-chaussée de ses bâtiments. Ces grands magasins (les Dames de France, le Grand Bazaar…) prospèrent jusque dans les années 1980, supplantés par les hypermarchés qui apparaissent après guerre. Il y a donc eu un glissement de la façon de vendre et d’acheter dans la ville. Même si l’on peut constater cette tendance dans toutes les villes françaises, à Bourg-en-Bresse ce basculement est d’autant plus brutal qu’il remet en question toute la structuration de la ville, et son utilité dans le tissu régional. La ville avait un rôle de vente de produits frais qualitatifs (dès ses origines) à des cités majeures telles que Lyon ou Genève. Cette mission a périclité du fait d’une perte des pratiques ancestrales, ce qui est aussi lié à leur délocalisation en dehors du coeur urbain. La standardisation du commerce a désossé l’organisation pugnace mais fragile des marchés liant ville et campagne. On peut alors s’interroger sur les pratiques, et la culture qui découlait de la vie dans la rue, promulguée par les scènes de marché et de foires.


57 d’après Vogue à Brou de Gustave Doré

La ville de Bourg-en-Bresse est marquée par des généralités liées aux villes moyennes (perte de savoir faire spécifique, standardisation de l’espace public, périphérie fortement minéralisée), il est donc nécessaire de dessiner sa tradition urbaine, ou plutôt sa culture de la rue, afin d’en faire resurgir les traces au moment du projet. On n’évoquera pas ici la dimension patrimoniale de la ville, culture d’entre les murs, mais plutôt celle que l’on sent lorsque l’on s’est promené, avant son changement d’échelle, et sa «standardisation» (même si celle-ci est toujours partielle, par morceaux - quelques bribes des usages passés persistent aujourd’hui). D’abord, on aimerait rappeler le caractère entremêlé de la ville à la campagne, et ce jusqu’à la fin du XXe siècle (on citera sans doute la date de 1984 comme clôture de cette imbrication ville-campagne, lorsque les foires aux bestiaux sont déplacées au Foirail de la Chambière, dans la périphérie au nord de la ville - ce qui peut constituer le dernier signe de l’urbanisation de la ville). Cette culture est fortement liée

à la place qu’entretient Bourg dans le territoire régional : c’est le passage obligé lorsque l’on veut se rendre en Italie ou en Suisse, mais aussi pour aller à Lyon. Le bourg est donc, depuis sa construction, un lieu de passage, de pause sur les routes liant les grandes villes entre elles. De ce fait, le lieu devient rapidement un lieu d’échange et de commerce, dont les produits sont issus des campagnes environnantes. Même au XIXe siècle, alors que la ville commence à connaître un timide caractère industriel, elle reste «profondément incluse dans le milieu rural qui bute à ses portes, s’infiltre au-delà de ses anciens remparts. Tissu urbain et tissu rural s’interpénètrent par le biais des hommes : hors de la ville, à part quelques hameaux, quelques moulins, peu de maisons individuelles ; le travailleur de la terre - le journalier domine - habite dans les faubourgs, voire même trouve une place au coeur même de la ville [...] Leur métier n’est pas urbain mais la ville est leur cadre de vie»1. 1 Bernard Defaudon, Bourg-en-Bresse, une épopée humaine et urbaine, Cleyriane Éditions, 2017.


Paysage et culture de la rue sur le territoire bressan

CHAPITRE II, 2

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LES MYSTÈRES TRADITION SPECTACULAIRE ET URBAINE OUBLIÉE

Installations ponctuant tout le tissu urbain ou juchées sur une plateforme centrale, d’après les croquis d’André Degaine dans Histoire du Théâtre dessinée


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Installations à l’entrée de Clermont-Ferrand, d’après les croquis d’André Degaine

Dans son histoire, Bourg-en-Bresse a connu des mouvements artistiques communs à de nombreuses villes françaises, influencées par la culture romaine, notamment pendant toute la période du Moyen-Âge. Cette tradition est à souligner, parce qu’elle entretient une culture de la rue très particulière : l’espace public n’est pas constitué de lieux sur lesquels on ne fait que se déplacer, mais plutôt des endroits de spectacle, où l’on se représente autant que l’on représente. On trouve des traces de cette façon de vivre la ville au XVe siècle (et ce jusque dans la première moitié du XVIe siècle), avec la création de «mystères». D’après André Degaine1, le mot désigne un «spectacle» et il vient du latin «ministerium» qui signifiait ministère, service public : «Comme en Grèce, comme à Rome, on offre à l’ensemble de la population - toutes classes confondues - un enseignement [...] sous forme de divertissement. [...] Le «mystère» [...] se joue devant la ville entière. (Des patrouilles de soldats la parcourent pour éviter les cambriolages de maisons vides). [...] De six à vingt-cinq jours de représentation». La représentation inclut donc toute la population, et ce plusieurs fois dans l’année. Ces spectacles sont vus comme une nécessité politique puisqu’en 1472 quatre bourgeois sont ainsi élus à Bourg-en-Bresse afin de monter le spectacle, «faire construire les scènes, organiser les danses, faire fabriquer des personnages, décors et costumes»2. De plus, l’espace et le temps sont considérés d’une façon tout à fait différente que si le spectacle avait été conçu entre 1 André Degaine, Histoire du Théâtre dessinée, Nizet, 2000. 2 Bernard Defaudon, Bourg-en-Bresse, une épopée humaine et urbaine, Cleyriane Éditions, 2017.

les murs. En effet, comme le relève André Degaine «Des scènes se déroulent simultanément dans (ou devant) telles mansions (maisons) : tous les spectateurs sont comblés, mais certainement aux dépens de la rigueur du spectacle». Les représentations sont donc éclatées dans l’entièreté de la ville, et chacun peut assister à des fragments de l’histoire contée. Celle-ci est par ailleurs issue de textes religieux, et pensée par des auteurs-metteurs en scène «...pour qui le texte n’est qu’une des composantes de la représentation». Cette notion est également intéressante parce qu’elle ne colle pas avec une vision dite «classique» du théâtre : le corps et le jeu des acteurs compte autant que la beauté du texte, ainsi l’interprétation scénique et spatiale. Nous ne sommes donc pas face à un théâtre avec une scène frontale séparée du public, mais à un espace dramatique qui mêle acteurs, auteur et spectateur au sein d’un même lieu, la ville avec ses discontinuités et ses recoins. Par ailleurs, cette appropriation de l’urbain par l’art ne se fait pas sans exagération, sans trop plein. C’est ce que rappelle l’auteur de l’Histoire du Théâtre dessinée lorsqu’il affirme que «Le style diffère de ce que l’on produisait avant la période médiévale puisque le Mystère reflète l’Art Gothique : surchargé, bourgeonnant dans tous les sens». Cette vision de l’art dramatique, qui a totalement disparu dans la culture nous semble intéressante, parce qu’elle déployait des moyens pour reconsidérer l’espace urbain en le tordant, en l’exagérant afin de créer de la beauté. C’est dans cette optique que l’on souhaite arpenter la ville, et se projeter à l’intérieur.


Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville

CHAPITRE II, 3

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au café le Français, avenue Alsace-Lorraine

Rue Victor Basch


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POLITIQUES MENÉES

POUR PALIER À LA DÉSERTIFICATION DU CENTRE-VILLE LES AMÉNAGEMENTS MENÉS DANS LA CONTINUITÉ DES POLITIQUES D’APRÈS-GUERRE

L’entièreté du territoire urbain donne l’apparence d’un espace tout à fait morcelé. On peut le décomposer en trois entités. D’abord, un centre-ville dense dont les habitations sont les plus anciennes, et donc les plus soulignées par la municipalité. Puis, une deuxième ceinture qui s’est développée en dehors des anciennes murailles et fortifications de la ville et où l’on observe des béances peu considérées par les décideurs publics. Enfin, se dégage une dernière ceinture, composée des nappes résidentielles éparpillées à proximité des principaux axes de communication, et rythmée par des espaces commerciaux majeurs. La politique d’aménagement menée par la ville a une direction claire : la mise en lumière du centre-ville, considéré comme l’atout majeur de rayonnement urbain. Dans cette optique, l’idée est d’agir à des points stratégiques, de part et d’autre du centre pour faciliter les déplacements et mettre en lumière les atouts patrimoniaux. On travaille en particulier sur la diagonale partant du Champ de Foire, et ayant pour point de chute la gare multimodale. La périphérie est considérée, mais peu rattachée aux aménagements du centre. C’est ainsi que des nappes de bâtiments pavillonnaires sont toujours en construction à l’est de la ville, grignotant sur d’anciennes terres agricoles.

C’est tout à fait visible lorsque l’on circule sur la route de Ceyzériat, et que l’on s’arrête sur d’anciennes terres agricoles, à proximité du parc de loisirs de Bouvent. Le tissu pavillonnaire est le tissu bâti qui marque ce territoire, sans discontinuité avec les zones commerciales limitrophes. Un nouveau lotissement est en cours de construction, il sera délivré dans son entièreté en 2026. La ville considère le projet comme l’une des nouvelles réalisations majeures de ces prochaines années. Une communication dans la presse locale est largement diffusée et considère le projet comme «véritablement urbain» et «tourné vers la nature et proches des services». L’étalement des constructions est donc toujours considéré comme une possibilité d’être «à la campagne», mais à cette notion est ajoutée une ambition de «politique active en faveur de la transition écologique», alors même que l’étalement urbain peut être considéré comme un élément destructeur des écosystèmes et des milieux natures fragiles. Ici, on peut citer Robert Smithson lorsqu’il décrit la banlieue dans son entretien avec Alison Sky1. Il explique notamment : «c’est un abîme circulaire entre ville et campagne, un endroit où les constructions semblent s’évanouir de notre vue, se dissoudre dans des babels ou des limbes rampantes». 1. «Entropy made visible» in Robert Smithson the Collected Writings, p.304.


Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville

CHAPITRE II, 3

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Dans la continuité des politiques d’après-guerre, cette sorte d’abstraction persiste lorsque l’on continue de construire des bâtiments similaires, détachés les uns les autres, et sans réfléchir à une vue d’ensemble du centre urbain et de ses marges. Il y a donc une continuité entre les pensées constructivistes d’après-guerre et les ambitions de la municipalité d’aujourd’hui. De même, de gros ouvrages sont toujours construits aujourd’hui afin de «réguler» les flots routiers, en particuliers ceux qui sont en provenance des pays frontaliers (la Suisse ou l’Italie). La municipalité et l’agglomération sont toujours enclins à détruire des parcellaires de forêt, afin de construire des rocades et de nouveaux rond-points. Ces «gestes» ont une emprise immense sur le territoire, et semblent tout à fait disproportionnés par rapport à l’échelle d’une ville, qui reste toujours assez modeste. Si l’on s’intéresse plus particulièrement aux deux premières ceintures urbaines, on comprend que la politique d’aménagement de la ville cherche moins à tisser des liens qu’à construire des pôles d’attraction, majoritairement

dans le centre. Sur l’axe Champ de Foire/Gare, on note effectivement de grands aménagements, pensés au cours des derniers mandats de la municipalité. D’abord, un travail réalisé sur le Champ de Foire, identifié comme un pôle majeur, en particulier parce qu’il représente le seul parking gratuit de la ville. Il est très investi par les flux automobiles, sur environ trois hectares de places de stationnement. Le vaste espace est aussi fortement utilisé par des événements hebdomadaires, comme le marché alimentaire en milieu de semaine, ou des fêtes moins ponctuelles, comme la Saint Martin au cours du mois de novembre, l’occasion pour la population de participer à une fête foraine. La place est également occupée par le cinéma multiplexe l’Amphi depuis 2008, et par la Maison des Jeunes et de la Culture, progressivement remplacée par la Maison de la Culture et de la Citoyenneté, un projet de la municipalité. Cet espace est donc majeur, et des travaux d’aménagement ont eu lieu afin de le rendre plus accessible aux transports en commun. La voirie a été refaite, quelques arbres ont été plantés. Le caractère très minéral des lieux n’a cependant pas été effacé.


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Le projet de lotissement du Domaine du Lac, d’après les images proposées par la municipalité sur son site internet


Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville

CHAPITRE II, 3

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Le projet du Carré Amiot, d’après les images proposées par la municipalité sur son site internt


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À proximité, on aperçoit le projet en cours de construction le plus important de la municipalité, dénommé «Carré Amiot», qui a connu un certain nombre de difficultés avant de parvenir à la phase de chantier. C’est le projet phare, dans la centralité de la ville, le fruit de la mission cœur de ville. L’impulsion voulue par la mission s’illustre par la réhabilitation d’un ancien collège en Conservatoire à Rayonnement départemental, et dont on a repensé les limites en dessinant une extension en verre sur son flanc sud. Au Nord a été conçu un nouveau bâtiment, à vocation tertiaire : au rez-de-chaussée des espaces de restauration et aux étages supérieurs des espaces dédiés aux bureaux. C’est donc une entreprise liant acteurs publics et privés, et qui se veut résolument «moderne» et «inédite» (d’après la communication de la ville), et afin de souligner ce caractère événementiel, on fait usage d’un vocabulaire tout à faire emprunt de l’ère du temps, en particulier avec des anglicanismes marqués. Le terme «Food court» pour désigner une aire de restauration prouve bien de cette volonté de faire sensationnel, de même que l’usage de «concept» pour désigner le projet, terme relativement pompeux pour décrire un simple complexe tertiaire. Le choix même de la typographie (une police en lettres capitales, et qui mime les craquelures du béton…) prouve du caractère imposant et éminemment urbain dont se revendique le projet. Ce discours est relayé par une communication visuelle qui va dans le même sens : des vues dont les couleurs sont à la limite de la saturation, et qui montrent un projet paysager marqué par sa minéralité malgré des allées plantées et des pelouses rases. Par ailleurs, l’afflux de population représenté par les vues n’est pas lié à

l’aménagement, mais bien à l’effervescence due à l’espace de restauration. On peut parler ici de «standardisation» du projet, que craignait Aurélien Delpirou dans son article «Action cœur de ville : une réponse en trompe l’œil à la crise des villes moyennes ?». En effet, les principaux motifs de la proposition paysagère sont relativement similaires à de nombreux projets de coeur de ville, et à l’intérieur même de la commune. Ainsi, le Carré Amiot est plus qu’en continuité avec le projet de la gare à l’autre extrémité de la ville, il réemploie toutes ses potentielles spécificités. On retrouve ainsi un mobilier urbain (des bancs, en l’occurrence) à proximité de bandes plantées de graminées ou d’espèces utilisées dans tous les projets urbains (la verveine de Buenos Aires, en particulier) actuels. Les arbres sont tous taillés en cépée, et ce sont généralement des érables ou des arbres de Judée, toujours en fleurs dans les représentations fournies par les agences. Enfin, les sols sont pavés ou enrobés, avec des tons plutôt clairs. Il y a donc, en dépit des mots utilisés par la ville, un caractère très ordinaire au projet de paysage, à la fois dans sa communication, mais aussi au cœur même de l’aménagement. L’aménagement du pôle d’échanges multimodal de la gare a, de son côté, été terminé en 2014. Il est conçu par la municipalité comme l’introduction à une série d’aménagements éminents dans le cœur urbain. C’est le début d’une politique qui surligne le patrimoine et se tourne vers une offre touristique. Les différents aménagements en réflexion ou en cours de construction soutiennent cette idée de renouvellement urbain standardisé, et du caractère ponctuel des interventions.


Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville

CHAPITRE II, 3

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Le Parc de la Madeleine est un bon exemple d’aménagement inclus sur la diagonale Champ de Foire - Gare, et dont les ambitions majeures sont de réintroduire des lieux de commerce et de bureaux dans un lieu précédemment voué au soin des personnes. Contrairement au projet Amiot, ici le parti pris retenu a été de faire tabula rasa de ce qui était en place auparavant. Ainsi, on décide de détruire des bâtiments construits au XIXe siècle sans en garder les traces, pourtant tout à fait identifiables : une architecture considérable d’un jaune passé, avec des agrafes métalliques apparentes. À la place, et dans la continuité du nouveau Palais de Justice, sera édifié d’ici 2022 «un immeuble de trois étages, aussi imposant que moderne» (d’après le journal le Progrès, datant du 12 janvier 2019). Par ailleurs, le bâtiment est qualifié dans le titre de «monumental», le but étant d’abriter des commerces, des bureaux et des logements. On ne cherche pas à critiquer ici la nécessité de ce genre de constructions dans un tissu relativement morne et monofonctionnel : le secteur de la gare n’est aujourd’hui qu’un lieu de passage peu confortable, et les bâtiments qui le constituent ne sont dédiés qu’au logement. Cependant, il paraît nécessaire de prendre en considération ce qui est en place lorsque l’on cherche à s’implanter et

construire des bâtiments cohérents avec les lieux que l’on aborde. Or ici, l’architecture choisie semble onduler sur la rue, avec une esthétique dépendante du matériau choisi, à première vue un métal ajouré. Le langage employé rentre donc en confrontation avec ce qui était déjà en place, sans dialoguer avec l’extérieur. Les bâtiments restants, paraissant alors surannés, sont exclus de cette «modernité» écrasante. On peut donc se demander à quels usages ils seront destinés, alors que les différentes bâtisses aux diverses fonctions passées (serres, chapelle, logements pour les malades…) sont aujourd’hui inusités. On se rend donc bien compte des volontés des élus en fonction à Bourg-en-Bresse. Si leur discours semble plutôt cohérent (d’après Claudie Saint André, élue à l’aménagement «Il faut réhabiliter le centre-ville, et celui-ci doit être compris et lu»), les projets qui en découlent restent très ponctuels, dénués d’un regard qui embrasserait l’entièreté du tissu urbain, et faisant fi de l’histoire des lieux sur lesquels ils s’implantent. On cherchera à présent à connaître les travaux qui, dans le même temps, ont été menés par le pôle culturel de la ville, afin de pouvoir par la suite articuler ces deux pôles.


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Le projet immobilier de la Madeleine avenue AlsaceLorraine par Z Architecture


Politiques menées pour palier à la désertification du centre-ville

CHAPITRE II, 3

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LIER LES ACTEURS CULTURELS

En parallèle des différents travaux menés par le secteur de l’aménagement dans la ville, la politique culturelle a conduit à une série d’interventions qui ne se bornent pas à des actions ponctuelles, mais qui ouvre à un regard global en liant les acteurs. À la fin du siècle dernier, différentes interventions avaient été menées notamment sous la mandature d’André Godin, entre 1995 et 2001. Jean Paul Rodet, chargé à la culture, ouvre les première médiathèques de Bourg-en-Bresse, introduit l’art contemporain au musée du monastère de Brou et crée la première scène de musique actuelle de la ville. Une politique culturelle est donc esquissée, même si elle est embryonnaire. Puis, avec l’arrivée de l’UMP au pouvoir sous l’impulsion de Jean-Michel Bertrand, on constate le retour d’une vision très classique de l’art, avec une politique qui utilise exclusivement les subventions des associations pour développer l’offre culturelle. On cherche surtout à divertir la population. La mandature suivante renouvelle le regard de la population sur le milieu. Guillaume Lacroix, élu à la culture depuis 2008, travaille à «l’invitation» de la population à participer aux événements culturels, considérant que lorsque «la politique va mal, le dernier vecteur de lien c’est la culture». L’art est encore une fois perçu comme un «calmant», mais l’approche relève d’un travail de terrain. Par ailleurs, si la visée est de rassembler la population autour de la culture, l’élu a cherché à éviter la programmation de festivals dans sa commune, ce type d’événements ponctuels rendant caduques les petites festivités à l’échelle de l’agglomération. Sa démarche s’oriente donc autour de quatre axes afin de «désédentariser» les visiteurs des

différents lieux culturels, de créer un mouvement à la fois chez les créateurs, les médiateurs et le public. D’abord, l’idée de la municipalité a été de «sortir» l’art dans la rue, et «d’envahir l’espace public» en organisant des événements culturels annuels. Dans cette optique, le politicien cherche à lier les acteurs entre eux, afin que ceux-ci se rencontrent et puissent construire des projets communs. On cherche à toucher un large spectre de spectateurs. Cette façon de sortir les oeuvres hors les murs illustre tout à fait les propos du sculpteur Claes Oldenburg, cité dans l’ouvrage de Joëlle Zask1. La visée est de désacraliser les oeuvres, de créer un espace de contact avec elles. Le nouveau pli pris par la municipalité attire 18 000 à 25 000 visiteurs chaque année, une réussite pour les organisateurs. Le second axe du service culturel de la ville a été de souligner l’importance du Monastère royal de Brou. Au début des années 2000, le monument était visité par une population âgée et bourgeoise, on comptait 42 000 visiteurs par an. De plus, le monastère dépendant de l’État (car faisant partie des monuments nationaux), et le musée étant sous l’égide de la municipalité, une séparation était lisible au sein même de la gestion du monastère. Il a donc fallu faire dialoguer les gestionnaires, et créer une nouvelle dynamique, en particulier en s’appuyant sur la vitalité de l’art contemporain entre les murs de l’édifice. Les 100 000 visiteurs actuels sont donc le fruit d’un long travail de programmation d’expositions et de discussions entre politiques et partenaires culturels. 1 Joëlle Zask, Outdoor Art, Éditions la Découverte, 2013 «Il faut que l’art qui a si longtemps sommeillé dans des mausolées dorés et dans des cercueils de verre sorte prendre l’air, fume une cigarette, boive une bière [...]. Il faut l’ébouriffer, lui apprendre à rire, lui donner des vêtements de toutes sortes, lui faire faire un tour à vélo...».


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Afin d’ancrer la contemporanéité dans la vie culturelle de la ville, Guillaume Lacroix a choisi de consacrer un bâtiment très classique (construit au XVIIIe siècle) à l’accueil d’expositions d’oeuvres contemporaines. L’Hôtel Marron de Meillonnas retrouve la portée culturelle qu’il a connu, ayant été la propriété d’une baronne qui avait formé l’épicentre culturel de la ville dans cette demeure. Le lieu est ouvert à une multiplicité d’usages qui dialoguent et se répondent. C’est ainsi que le rez-de-chaussée est consacré aux salles de conférences et de réunions. Au premier étage se trouvent les salles d’expositions consacrées aux associations de peinture amateure (ouvertes aussi à des expositions temporaires du Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement) et aux bureaux de la Direction des Affaires culturelles. Enfin, au dernier étage sont exposées des oeuvres contemporaines, et dont le commissariat est mené par la Direction des Affaires culturelles de la ville. Cette organisation de l’espace est donc plutôt vertueuse, on s’y promène librement, et on bascule d’une façon de vivre la culture à une autre. L’ancrage de cet ensemble muséal est cependant à reconsidérer, étant très peu lisible dans le tissu urbain environnant (il est enclavé dans une rue peu passante, à proximité d’une série de deux places-parking majeures). Le dernier axe soulevé par Guillaume Lacroix est la fonction animatrice de la culture en ville, avec notamment des événements musicaux durant l’été, ou la projection de

spectacles sur les façades de bâtiments patrimoniaux. En ayant observé les principales directions vers lesquelles tendent à la fois le secteur de l’aménagement et celui de la culture à Bourg-en-Bresse, on peut se demander comment l’un peut questionner l’autre sur ses pratiques présentes. En effet, si la politique culturelle de la ville a pris des décisions fortes dans le but d’être cohérent dans sa vision de l’art (à la fois patrimonial et contemporain, cherchant à lier acteurs culturels et public), c’est moins perceptible dans les projets attenant à l’espace public. Par ailleurs, comme l’a relevé Guillaume Lacroix, les coulisses et les lieux de création ne sont pas encore suffisamment perceptible et lisibles sur le territoire. Il s’agirait donc de «distancier» l’espace public, le tissu urbain, par la rythmique de l’art. Le terme de distance est tout à fait lié au vocabulaire dramatique et à la pensée brechtienne1, cherchant à interroger le spectateur par la «distanciation», en le mettant face à des situation de différents ordres, afin que celui-ci ne se laisse pas emporter par ses propres émotions, qui figeraient son regard critique. Avant de réinterroger l’approche du territoire par l’art, j’identifierai les différents acteurs culturels de Bourg-en-Bresse et leurs problématiques. et me rendrai sur le terrain afin d’appréhender la ville en l’habitant. 1 Bertolt Brecht, Petit Organon pour le théâtre, l’Arche, 1997.


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Acteurs culturels et appréhension du territoire à l’échelle de la rue

Patrimoine culturel, entre vastes institutions et structures peu perceptibles Les acteurs de la culture comme un révélateur d’enjeux spatiaux Comprendre les complexités de la ville par la promenade dessinée


Patrimoine culturel entre vastes institutions et structures peu perceptibles

CHAPITRE III, 1

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ACTEURS CULTURELS ET APPRÉHENSION DU TERRITOIRE À L’ÉCHELLE DE LA RUE PATRIMOINE CULTUREL ENTRE VASTES INSTITUTIONS ET STRUCTURES PEU PERCEPTIBLES

Les infrastructures culturelles ponctuent toute l’agglomération. Il est intéressant de noter l’envergure de certains bâtiments, comme le montre la page ci-contre. Le Monastère de Brou ainsi que le théâtre et le cinéma sont les bâtisses les plus conséquentes en terme de taille et elles ont une vaste amplitude en terme d’affluence. Ce sont donc les lieux mis en valeur par la municipalité. Ils tendent à rendre moins perceptibles les autres structures, plus anecdotiques sur le territoire.

Il me semble donc nécessaire d’appuyer la politique culturelle des dernières années, en tissant des liens forts entre les différentes dynamiques et en mettant tout particulièrement en lumière les structures les plus fragiles. Un éclairage sur les acteurs permettra de percevoir leurs problématiques et leurs enjeux individuels. 1 Cinéma l’Amphi sur le Champ de Foire 2 Hôtel Marron de Meillonnas 3 Futur conservatoire départemental, Carré Amiot 4 Théâtre de la Grenette 5 Médiathèque Elisabeth et Roger Vailland 6 Locaux de Radio B 7 le Rep’R 8 Monastère Royal de Brou 9 Médiathèque Albert Camus 10 Médiathèque Aimé Césaire 11 la Tannerie


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CHAPITRE III, 1

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Patrimoine culturel entre vastes institutions et structures peu perceptibles


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d’après Le Chat Botté, une gravure de Gustave Doré

Troisième cloître du Monastère

Le Monastère Royal de Brou est le monument le plus connu du département. Il a été pensé par la duchesse Marguerite d’Autriche en mémoire de son mari défunt.La construction se termine en 1532, bien après la mort de sa commanditaire. C’est une œuvre issue du mouvement baroque, qualifié de flamboyant, parce qu’il est caractéristique de l’art flamand et très influencé par les artistes italiens. L’enceinte du monastère est occupée en partie par le musée municipal de Bourg-en-Bresse, qui accueille une collection de peintures et de sculptures diversifiée, parfois sans liens. Quelques toiles sont liées au paysage de la plaine bressane. On note par ailleurs des œuvres de Pierre Soulages, à proximité

de représentations plus confidentielles. Des expositions temporaires ont lieu régulièrement, et cherchent à former des liens entre l’architecture patrimoniale et la création contemporaine. On note par ailleurs la présence d’un certain nombre de toiles de Gustave Doré (et quelques statuaires). Le graveur, peintre et caricaturiste a vécu dans la région pendant cinq ans, ce qui nous permet d’apercevoir quelque tableaux, notamment l’immense Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer. Le monastère est donc une richesse pour la ville, et son articulation à d’autres acteurs culturels et structures est donc précieux pour le territoire.


Les acteurs de la culture comme un révélateur d’enjeux spatiaux

CHAPITRE III, 2

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LES ACTEURS DE LA CULTURE COMME UN RÉVÉLATEUR D’ENJEUX SPATIAUX

J’ai observé les différents acteurs culturels, en particulier ceux qui sont issus du spectacle vivant, et les personne ayant un rôle de médiateur. La Radio B et la Tannerie sont des structures importantes pour mon étude. Elles sont situées en dehors de centre-ville et déploient la culture en s’ancrant dans le tissu urbain. Les émissions proposées par B sont intéressantes, elles cherchent à interroger les habitants sur leurs lieux de vie et permettent une meilleure compréhension des enjeux urbains. Cette médiation permet également de relayer des événements artistiques qui ont lieu à la Maison des Jeunes et de la Culture notamment. Elle semble aujourd’hui peu perceptible et invisible dans l’enceinte urbaine. Il s’agirait donc de l’articuler aux événements de la ville, et de travailler avec elle afin de recueillir la parole habitante. La Tannerie, scène de musique actuelle, a quant à elle une place centrale dans le réseau. Située dans le cœur du quartier des lycées, elle propose un programme vaste et ouvert à différents courants musicaux, tout en garantissant une approche pédagogique aux milieux éducatifs. Son

enclavement sur le site de la Vinaigrerie est l’une de ses contraintes, qu’il faut appréhender. Le Rep’R est un tiers-lieu récent qui cherche à développer une activité associative dans les faubourgs en nouant des liens avec les agriculteurs pour proposer une petite restauration, ainsi que des activités ludiques. Il s’agira sans doute de mettre en valeur cette initiative qui tisse de nouveau des liaisons avec le paysage rural. Enfin, les compagnies Arnica et Nuits sont des exemples de troupes qui s’ancrent dans la ville, mais qui n’ont pas de lieu pérenne. Nuits est par exemple régulièrement en résidence à la Maison de la Culture. Il s’agira donc de poursuivre la politique menée par la municipalité pour articuler les acteurs culturels, mais aussi de trouver des lieux propices à la création visibles à Bourgen-Bresse. La Compagnie Arnica est un bon exemple pour comprendre les enjeux des structures artistiques. 1 Compagnie Arnica 2 le Repr’R 3 Radio B 4 Groupe Nuits 5 la Tannerie


Les acteurs de la culture comme un révélateur d’enjeux spatiaux

CHAPITRE III, 2

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Séchage du silicone sur les mains en mousse des personnages

Prototypes, matériaux et outils sur la table de travail


79 La Compagnie Arnica est une troupe de marionnettistes implantée depuis 2017 dans les bâtiments de Institut National Supérieur du Professorat et de l'Éducation, une propriété du Conseil Départemental à proximité de l’entrée de ville et de la gare multimodale. Elle a été fondée par Émilie Flascher en 1998, et représente aujourd’hui une vingtaine de personnes mouvantes en fonction des spectacles. L’équipe n’est pas fixe, et chaque spectacle requiert environ cinq à six personnes, afin de mettre en scène, de concevoir et de fabriquer les marionnettes, de jouer les représentations et d’organiser les déplacements. J’ai assisté à un moment de fabrication de spectacle, et à la conception des personnages. Cela m’a permis de comprendre les problématiques de la troupe. Le lieu occupé est un espace temporaire, qui garantit un espace suffisamment vaste pour que la conception et la fabrication de plusieurs représentations puissent se faire. La proximité avec la cour est précieuse : elle permet d’expérimenter les prototypes dehors sans contraintes. Un lieu pérenne semble cependant nécessaire, afin que la compagnie puisse se développer dans son espace propre. Il s’agira sans doute aussi de trouver un espace ouvert au public, permettant une transmission du savoir-faire et la visibilité des coulisses, moins enclavées dans le tissu urbain.

Vers la cour des maîtres, mousses et structures en bois


Comprendre les complexitĂŠs de la ville par la promenade dessinĂŠe

CHAPITRE III, 3

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COMPRENDRE LES COMPLEXITÉS DE LA VILLE PAR LA PROMENADE DESSINÉE

Afin de s’extraire de ses préjugés sur la ville et d’approcher convenablement le territoire, il était nécessaire de s’y rendre et de prendre le temps de l’analyser, et donc de le dessiner. J’ai décidé d’appréhender la ville d’une extrémité à l’autre, et en suivant un parcours s’appuyant sur des lieux visités avec la metteure en scène de la Compagnie Arnica. Cette dernière m’avait indiqué des lieux qu’elle trouvait cohérents pour accueillir des résidences d’artistes et des lieux de création et de fabrication. Elle indiquait au départ le Parc de la Madeleine, deux friches à proximité de la salle de concert la Tannerie, ainsi que des places abandonnées au nord de la ville, vers le quartier du Pont des Chèvres. L’idée a été donc de partir d’une entrée de ville, afin de relier certains de ces espaces, en évitant de passer par le centre urbain, déjà largement traité par la politique d’aménagement. J’ai donc débuté la promenade dessinée sur le Pont de Lyon, une des entrées de ville majeur de Bourg. Le but est donc de se familiariser avec le territoire que je souhaite traiter, d’avoir une approche qui prend en compte la temporalité de la rue, ses usages, tout en esquissant ses dynamiques et ses fractures. C’est donc un outil à la fois pour connaître le site, mais aussi pour le donner à voir, le rendre perceptible alors que les problématiques urbaines sont complexes. Il fallait montrer la continuité du tissu, tout en présentant ses irrégularités, ses frontières. J’ai donc choisi de former une longue frise, découpée en carrés (me

permettant de les déplacer plus facilement). L’espace n’est pas représenté en respectant des règles de perspective, mais plutôt en montrant une série de scènes, comme dans le théâtre médiéval, qui s’imposent à notre vue ou s’échappent au loin. Il était nécessaire de souligner ce qui rythme l’espace, ce qui prédomine et ce qui s’absente. C’est de cette façon que l’on s’aperçoit du faible impact qu’a la végétation sur le territoire. J’ai donc choisi d’utiliser un code couleur pour mettre en lumière certains motifs récurrents. La couleur bleue met en lumière les linéarités et la signalétique, alors que le jaune et le beige mettent en avant les bâtiments et les architectures marquantes (patrimoniales pour la couleur rosée). Enfin, les aplats blancs, invisibles lorsqu’on les numérise, étaient des marqueurs pour représenter des potentiels sites de projet. De cette façon, j’ai tenté d’appréhender la ville par ses marges, par ce que l’on perçoit en dehors de sa centralité, en habitant les lieux. L’approche est linéaire : ma journée de travail se terminait et je revenais au même point le lendemain. De cette façon j’en percevais les différentes temporalités et usages. J’ai accompli un parcours partant du sud ouest est de la ville jusqu’au nord ouest, sans passer par la diagonale prônée par la mairie (qui relève plutôt d’une visite patrimoniale et fonctionnelle). Je peux aujourd’hui découper cette promenade en grands mouvements, en scènes pour analyser le tissu urbain. Ce parcours est donc un socle afin de concevoir l’espace donné à voir, il est important de le mettre en perspective afin de le prendre comme support de projet.


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Comprendre les complexités de la ville par la promenade dessinée

CHAPITRE III, 3

Le Champ de Foire 7

La vieille ville 6

Seuil du coeur historique 5

Parc de la Madeleine 3

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Faubourgs

Entrée de ville 1

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83 1 La promenade débute par l’entrée de ville, dont le seuil se caractérise par une infrastructure routière : le Pont de Lyon. Ce dernier permet de surplomber les voies de chemin de fer, qui créent une linéarité tout à fait marquée, laissant percevoir un horizon très ouvert. Cette percée vers l’extérieur de la ville et le sud est à souligner car très rare lorsque l’on se déplace dans le tissu urbain. La quasi absence de topographie qui caractérise la plaine bressane ne permet que très peu d’avoir un regard vers le paysage alentour dans un contexte urbain. Passé l’entrée, deux sites s’imposent de par leur similitude : leur caractère délaissé, séparés par une voie routière découlant du pont. En tant que piéton, je n’ai pas accès aux lieux, c’est fermé (à la fois par un jeu de grillages, et par l’encaissement en dessous du niveau des routes). Par contre c’est passant, avec un rythme soutenu, tenu à la fois par les passants allant d’un point à un autre, mais aussi par les automobilistes. On n’est pas là au hasard. Le lieu est tout à fait fonctionnel, souligné par l’affichage publicitaire qui a une importance prépondérante moins visuellement que de par les bruits éraillés et monotones qu’il produit.

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2 Le second espace traversé est une linéarité, un espace de faubourg issu de la culture urbaine du XIXe siècle. C’est la percée de la rue Alsace Lorraine, une voie fonctionnelle qui permet de lier le centre-ville à la gare. Là, personne ne s’arrête, on ne vit pas là, on se rend d’un point à un autre.

Ensuite, je parviens à une première parenthèse dans le tissu urbain, le Parc de la Madeleine, ancien hôpital psychiatrique aujourd’hui ouvert au public. C’est ici que la compagnie Arnica souhaiterait s’installer, les bâtiments sont vides et hétéroclites (des serres, une chapelle, un bâtiment principal à plusieurs étages…). L’endroit offre aussi une végétation assez rare dans la trame urbaine, avec des mails de platanes, un petit bosquet de marronniers, des séquoias... L’endroit a cependant été l’objet d’un appel à projet, et est aujourd’hui en plein bouleversement. 3

3


Comprendre les complexités de la ville par la promenade dessinée

CHAPITRE III, 3

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J’aborde ensuite un autre sujet urbain : le quartier des lycées, majoritairement caractérisé par sa minéralité et son usage accru pendant toute l’année scolaire. Il est important de noter que l’ensemble de parkings et d’équipements publics et sportifs sont extrêmement fréquentés, à l’inverse d’espaces de friches qui les jouxtent, et qui accueillent un cortège de végétation dense. L’automobile est une priorité dans cet espace, au détriment des lycéens qui sont relégués aux espaces attenants : trottoirs à proximité des infrastructures routières, enrochements avoisinant une caravane vendant des sandwichs… Ici aussi la municipalité cherche à modifier les lieux, en lien avec la salle de concert la Tannerie, qui devrait, à terme, devenir un des lieux majeurs de la culture à Bourg. 4

4

Lorsque je m’extrais de cette typologie, j’arrive au seuil, à un passage entre la périphérie et le coeur historique de la ville, toujours marqué par sa minéralité et le rôle prégnant des parkings, en particulier lorsque j’aborde l’hôtel Marron de Meillonnas, le centre d’art contemporain de la ville. Il faut passer sous le porche du bâtiment afin d’accéder au centreville et ses constructions patrimoniales. 5

5


85 Pour éviter le centre, je passe au nord de la rue Alsace Lorraine, et je rejoins ainsi la vieille ville et l’ancien palais de justice. Ce qu’il est intéressant de noter là, c’est le peu de visibilité de l’endroit qui rappelle l’esthétique du bourg de campagne, en haut d’une colline. Les demeures sont basses et peu passantes, et je serpente entre des petites friches et de minces coulées de bitume. Un seul immeuble lila surplombe l’ensemble, vraisemblablement érigé à la fin du XXe siècle, et qui rappelle plutôt les bâtiments des cités balnéaires. Cette promenade me permet d’accéder aux derniers morceaux des remparts, surplombant le centre-ville. Même si je me trouve au-dessus du centre, je le perçois peu : des mails de platanes rendent invisible la place centrale (qui est en fait un vaste parking). De même, le théâtre de la Grenette est tout à fait effacé à la fois par la végétation, mais aussi par le linéaire de la route. En étant dans le centre, je me sens donc toujours à la marge, en coulisses. 6

7 La fin de la marche me mène au Champ de Foire, par une artère routière conséquente, qui fracture le centre de «l’extérieur». Je note des bâtiments construits à l’après-guerre dans le but de répondre aux diverses crises de logement.

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Encore une fois le trafic est central, et si je percevais une rythmique très lente sur les remparts, la cadence s’accélère à proximité de l’immense place de marché et de parking. La journée durant laquelle je dessine est tout à fait éclairante sur l’importance de ce vaste espace. Le marché se tient là dans la matinée et la fête de la Saint Martin a lieu l’après-midi de l’autre côté du parking. Tous les stationnements sont donc occupés et les gens affluent en permanence sur le lieu afin de se rendre à la fête foraine caractéristique des fêtes d’automnes (qui marquaient auparavant le début de la saison hivernale pour les agriculteurs). C’est d’autant plus visible qu’ayant dessiné seule sur les remparts peu avant, la proximité avec la foule est vraiment grisante. La promenade dessinée m’a donc permis de «situer» les lieux, et de commencer à trouver des potentiels espaces de projet. J’ai ainsi perçu les complexités de la ville, ses fractures et ses continuités. Mais afin de concevoir des intentions de projet, il fallait remettre en perspective ce premier itinéraire, en particulier en cherchant de nouvelles polarités, hors des politiques d’aménagement de la ville.

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CHAPITRE I, 1

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L’envie et le dédain


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Articuler une nouvelle esquisse de la ville à une pratique artistique et paysagère Réinvestir les strates urbaines Dessiner un laboratoire urbain Conseiller la municipalité pour changer les usages Un parc empruntant au paysage de la Bresse


CHAPITRE IV, 1

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Réinvestir les strates urbaines

Carte des délaissés urbains 1/10 000

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ARTICULER UNE NOUVELLE ESQUISSE DE LA VILLE À UNE PRATIQUE ARTISTIQUE ET PAYSAGÈRE RÉINVESTIR LES STRATES URBAINES «Mais en une nuit l’univers a perdu son centre et, le matin, il en avait d’innombrables. Si bien que maintenant chacun - et personne - est considéré comme le centre. Car il y a soudain beaucoup de place.» La Vie de Galilée, Bertolt Brecht. Avec la promenade dessinée j’ai tenté de comprendre les grands mouvements urbains, les collages, les dissymétries, la monstruosité de la ville. J’ai considéré tous les lieux traversés comme de potentiels lieux de projection. L’important pour moi était de regarder ailleurs, dans les marges de ce que la municipalité donne à voir. En parallèle de mon itinéraire, j’ai répertorié les poches et les lieux délaissés. J’apercevais ainsi l’ampleur de la désarticulation urbaine. Il s’agissait en fait de se décentrer, et de travailler sur des polarités sur la troisième ceinture de la ville, de se projeter sur des lieux où «il y a soudain beaucoup de place». Il était important d’inclure le projet dans une dynamique d’entrée de ville. Celle de Bourgen-Bresse est particulièrement intéressante : elle est à la fois parfaitement visible et ouverte sur le paysage alentour (la voie ferrée permettant un dégagement des perspectives à cet endroit), et en même temps très effacée, avec deux friches en contrebas et auxquelles on ne prête pas attention. La fin de l’itinéraire me menait jusqu’à un pôle très ancré depuis le XIXe siècle, le Champ de Foire. Il m’a semblé plus judicieux de déplacer mon regard vers un lieu moins lisible, moins tenu par les politiques de la ville. En tant que paysagiste, je ne cherche pas à contrer les projets déjà à l’œuvre, mais plutôt à mettre en lumière des endroits ordinaires et peu considérés afin de les inscrire dans une dynamique artistique, d’habitation de la rue. Le Champ de Foire apparaît donc trop symbolique, trop fonctionnel et souligné par la ville. Si la municipalité cherche à réinvestir le centre par le

commerce et les loisirs, il s’agira pour moi d’investir les territoires autour, non dans une optique marchande, mais plutôt d’une réhabilitation de la vie dans la rue par la pratique artistique. Je cherche donc à déployer à nouveau des espaces publics dédiés à la représentation de la ville, mais aussi d’œuvres. Je pense en particulier à l’esthétique du spectacle médiéval, où la foule et les acteurs prennent place dans l’entièreté de la ville, malgré ses troubles et ses discontinuités. Dans cette optique, il me semble légitime de réfléchir à différentes échelles d’espace et de temps. J’étudierai donc les trois premières ceintures urbaines (la périphérie est hors du projet car elle aurait à être développée au regard d’une thématique agricole). Le nœud historique de la ville ne représente pas un objet en soi à étudier. Il est déjà mis en lumière par la politique d’aménagement, et sa muséification me semble peu fertile au projet. Dans l’ensemble, je chercherai à faire changer le regard de la population sur son territoire quotidien, par des promenades et une nouvelle iconographie des lieux, pensée avec les acteurs culturels locaux (la radio et les compagnies de théâtre par exemple). Il s’agira aussi d’instituer une critique du projet urbain, en menant des ateliers afin de se mettre à distance des espaces publics produits à Bourg-en-Bresse. Afin de parvenir à une vie dans la rue, je chercherai aussi à réserver des espaces pour le spectacle (sa création et sa fabrication) et plus largement pour le vivant, donc une flore locale, pensée en fonction des spécificités de chaque site. Enfin, j’essaierai de dessiner des lieux ouverts à tous et ludiques, en ayant à l’esprit les foules qui ondulaient dans les rues jusqu’au XXe siècle pour se rendre au marché.


Réinvestir les strates urbaines

Organiser des ballades dans les quartiers anciens, qui supportent les traces des usages passés tout en offrant une vision poétique de ce qui les constituent encore (interstices entre les bâtiments, collages entre différentes formes bâties...)

CHAPITRE IV, 1

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Dessiner un parc empruntant au paysage de la Bresse les dynamiques qui tissent le bocage (gestion de l’eau et des sols, accueil d’une faune et d’une flore locales...) tout en laissant place à des expositions éphémères et des usages faisant écho à la tradition urbaine Conserver un parc dont la composition d’ensemble ainsi que les modes de gestion participent à maintenir son atmosphère. L’enjeu fort sera de maintenir sa disponibilité et sa persistance lors d’épisodes extraordinaires que sont les présences de spectacles vivants et de leurs coulisses

Requalifier l'espace du musée en lui offrant un véritable seuil, support d'oeuvres temporaires en connexion avec les expositions intérieures, tout autant que nouveau lien au quartier voire à la ville

Dessiner des espaces de pause et accueillir le vivant, notamment avec des trames urbaines Concevoir un lieu-laboratoire couplé d’espaces de création et de fabrication d’oeuvres qui nourrissent la ville en devenir et soit un lien fort au paysage alentour. C’est le lieu des possibles : oeuvres contemporaines, ateliers d’échange, de formation... la possibilité est offerte à Bourg et en son seuil de se redéfinir continuellement

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Conseiller la maîtrise d’ouvrage afin que le parking n’en soit pas qu’un et offre d’autres occupations lisibles dans sa configuration envisagée : espaces ludiques, accueil de concerts, connivences avec la Tannerie


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J’ai repéré deux endroits prolifiques, situés en dehors des deux premières ceintures urbaines : l’entrée de ville et l’ancienne Caserne Brouët qui pourraient devenir les nouveaux axes, de nouvelles ponctuations où l’on se rendrait pour appréhender différemment la ville, et y séjourner, y habiter. L’entrée de ville serait un espace de création et de lecture de l’espace urbain, de représentation de la ville, mais aussi de l’expression artistique. La caserne aurait pour optique de mettre en lumière les anciennes pratiques urbaines, la culture qui a été peu à peu effacée des rues, ainsi que le rapport de celles-ci à la ruralité. Entre ces deux nouveaux

pôles, il s’agira de créer des fluctuations, afin de mettre en valeur la singularité de chaque espace traversé d’importance, en particulier le quartier des lycées (nécessaire à traiter car aujourd’hui peu accueillant), les lieux faisant signe avec une toponymie forte (comme la place Gustave Doré…). De même, tout le quartier ancien au-dessus des remparts, aujourd’hui très peu mis en lumière, devra être reconsidéré, afin de mettre l’histoire de la ville et son imaginaire en avant, tout en menant à l’ancienne caserne. Projet de première intensité

Projet de seconde intensité


Réinvestir les strates urbaines

CHAPITRE IV, 1

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Concevoir un lieu-laboratoire couplé d’espaces de création et de fabrication d’oeuvres qui nourrissent la ville (oeuvres contemporaines, ateliers d’échange, de formation...)


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Conseiller la maîtrise d’ouvrage afin que le parking n’en soit pas qu’un et offre d’autres occupations lisibles dans sa configuration envisagée

Dessiner un parc empruntant au paysage de la Bresse les dynamiques qui tissent le bocage tout en laissant place à des expositions éphémères et des usages faisant écho à la tradition urbaine


RĂŠinvestir les strates urbaines

CHAPITRE IV, 1

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Dessiner des espaces de pause et accueillir le vivant


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Organiser des balades dans les quartiers anciens, qui supportent les traces des usages passés tout en offrant une vision poétique de ce qui les constituent encore (ici le Parc Archstoyanie, par Wagon Landscaping)

Le Collectif Bim sur un aménagement mené par le Collectif Etc, Place du Panthéon (Paris)


Laboratoire urbain

CHAPITRE IV, 2

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Le passage à niveau à hauteur du futur Pont de Lyon, début du XXe siècle


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L’ENTRÉE DE VILLE LABORATOIRE URBAIN

Ce lieu est soumis à plusieurs contraintes, mais il est surtout une entrée sur la ville très visible. Il est composé de deux lieux séparés par la rue de l’École normale. Celle-ci mène à l’ancienne école des maîtres, dont le Conseil de Département est propriétaire. La rue est dans le prolongement du Pont de Lyon au-dessus des voies de chemin de fer. Il fait le lien entre la ville et la route menant directement à la métropole lyonnaise. L’ouvrage a été construit en 1905 (bien après l’arrivée du chemin de fer, qui date de 1854), mais détruit par l’armée allemande en 1944. Le pont actuel est donc une reconstruction. Depuis sa création, l’Avenue de Lyon est très empruntée afin d’accéder à la gare, en particulier par les habitants qui occupent la partie ouest de la ville, appelée le quartier du Peloux. Ces derniers peuvent aussi utiliser les passages souterrains (ceux-ci datent de 1925). Mais c’est surtout un passage obligé lorsque l’on vient du sud-ouest de la ville afin de se rendre à la gare ou d’entrer dans le cœur urbain. C’est un double espace : d’un côté une vaste étendue herbeuse inusitée, si ce n’est par un parking municipal à son extrémité sud. L’horizon est très dégagé et l’on ne perçoit rien d’autre qu’un coussin dense de renouée du Japon, sur les bordures du terrain. Un peu plus loin, l’ancienne école des maîtres, ce bâtiment longiligne couleur crème, et qui est aujourd’hui le lieu de création et de fabrication de la Compagnie Arnica. Nous nous trouvons à la même hauteur que les rails SNCF, et en bordure de l’infrastructure, raison pour laquelle on pense à première vue que cette pelouse délaissée est propriété de la compagnie de chemin de fer. Elle appartient en vérité à la société Quinson Fonlupt, une

entreprise de gestion des déchets, et qui a laissé le parcellaire en jachère, afin de «stabiliser la pollution des sols» (d’après Claudie Saint André, élue à l’aménagement). De l’autre côté de la rue de l’École normale, un bâtiment imposant : l’ancienne brasserie Mutzig, et dont l’architecture fait écho aux usines du début du XXe siècle. Ici aussi, on note une présence de plantes dites invasives, en particulier l’arbre à papillons (Buddleja davidii), ainsi que l’érable negundo (Acer negundo). La construction est posée sur un espace minéral, un enrobé morcelé, surmonté d’une butte enherbée qui la sépare de l’avenue de Lyon. Le bâtiment appartenait à l’entreprise Radior, spécialisée dans la fabrication de machines à coudre, de matériel d'agriculture et de cycles. L’entreprise arrête ses productions dans les années 1950, frappée par la crise de la filière. Les bâtiments sont alors cédés à la brasserie Mutzig (en 1958), dont on peut encore lire le nom sur la façade. L’usine ne produit pas uniquement de la bière, mais aussi des limonades, eaux minérales, sirops, infusions, liqueurs… L’activité de ce secteur cesse en 1986. Aucune iconographie n’a été trouvée sur le fonctionnement de ce bâtiment, qui représente environ 3500 m², sur une surface très enclavée. Le Conseil Départemental en est aujourd’hui propriétaire, et y entrepose une multitude d’objets, et en particulier des outils agricoles anciens. Ces fonds ne sont pas accessibles au grand public, mais ils constituent déjà une sorte de petit musée de la culture agricole de Bourg-en-Bresse. Il est d’ailleurs assez remarquable que la ruralité soit représentée et conservée dans un lieu aussi urbain qu’une ancienne usine à l’entrée d’une ville. Que l’objet agricole soit renfermé dans la construction industrielle. Ces signes sont en tout cas très peu lisibles actuellement, et ne tendent pas à être mis en lumière.


CHAPITRE IV, 2

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Laboratoire urbain

Robert Smithson à Passaic

Promenades et concertation menées par l’Atelier de l’Ours à Lens


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Sur ces deux sites distincts, le Plan Local d’Urbanisme prévoit une Orientation d’aménagement et de programmation, en particulier de construction de logements sur l’ancienne brasserie, qui serait vouée à la destruction. Un ensemble de trente logements serait à bâtir (avec un maximum de deux étages pour conserver de la luminosité en entrée de ville) à la place de la partie nord de l’usine. Au sud-est et pour combler l’ancien parking, sont prévus la création de bâtiments (avec trois étages maximum) pour une activité tertiaire, dont des bureaux et des commerces. Quelques «écrans végétaux» devront être plantés le long des voies ferrées. Par ailleurs, d’après Émilie Sciadet, architecte des bâtiments de France à la Direction Régionale des Affaires Culturelles, une nouvelle infrastructure routière est prévue à cet endroit, à savoir un nouveau rond-point, dont on peine pour le moment à comprendre la nécessité. Le Plan Local d’Urbanisme souligne par ailleurs l’importance de cet endroit, considéré à proximité du «nouveau centre urbain», représenté par la gare multimodale. Le double site pose donc problème : il est culturellement riche par son histoire et sa visibilité dans le tissu urbain actuel, mais il est aussi source de convoitise. Son emplacement à proximité de la gare et le long de grandes infrastructures le mettent en lumière, ainsi que son caractère éminemment ouvert. De grandes linéarités sont effectivement visibles depuis ces deux sites : à la fois les dessins produits par les

lignes de chemin de fer, mais aussi un certain regard sur la ville, à distance de son cœur urbain. Il paraît donc intéressant de l’étudier, dans le but de concevoir un projet, qui ne fasse pas tabula rasa comme le laisse entendre le PLU. L’ancienne brasserie donne des informations sur le passé de la ville, au même titre que les maisons médiévales du centre-ville. De plus, elle abrite des objets qu’il serait dommage d’extraire de leur emplacement actuel. Enfin, la pelouse qui fait face à cette architecture nous paraît être une zone intéressante pour garder une ouverture sur l’espace environnant, mais aussi un bon espace pour étudier la flore en place, ainsi que sa pollution. Il s’agirait donc de concevoir cet espace comme un lieu à fort enjeu culturel et artistique. On imagine des balades urbaines avec les populations vivant à proximité de cet endroit. L’idée serait de tirer profit de la culture qui est déjà ancrée dans le bâtiment : un lieu de travail et d’ouverture vers le monde agricole, un espace qui permettrait d’ouvrir le regard sur la ville, afin de mieux la percevoir. On cherche donc à construire un nouveau lieu, sorte de laboratoire de la matière urbaine. C’est en mettant en lumière cet espace du quotidien, de l’ordinaire, que l’on permet de se réapproprier un lieu ouvert à la perception de tous ces espaces inconsidérés aujourd’hui. Il serait intéressant dans un premier temps d’extraire certains objets et outils hors du bâtiment.


Conseiller la municipalité pour changer les usages

CHAPITRE IV, 3

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Performance du Collectif Bim à Chanaz

Balançoire pour tous à la Kunstakademi, Oslo


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LA VINAIGRERIE

CONSEILLER LA MUNICIPALITÉ POUR CHANGER LES USAGES Le site de la Vinaigrerie semblait, de prime abord, un espace nécessaire à étudier. C’est pour cette raison que je l’avais dessiné, lors de la promenade, sur un ensemble de quatre planches, prouvant la juxtaposition de fonctions et de fractures lisibles sur place. Sa proximité au lycée Carriat, à une friche jouxtant une usine à bois (dont le propriétaire est ENGIE) et enfin à la salle de concert la Tannerie pose une multiplicité de problèmes. D’abord, c’est une surface minérale vaste et plane, coupée des bâtiments avoisinants par des infrastructures routières massives. Ce sont 2,4 hectares majoritairement occupés par des places de stationnement routier. D’autres usages sont présents : un skatepark en bordure de voirie, et un baraquement utilisé pour la restauration rapide à proximité de l’infrastructure scolaire. L’empreinte industrielle a quelque peu disparu, alors que le site avait été l’assise de plusieurs usines, notamment dans les années 1850 avec la présence d’une usine à gaz destinée à produire de l’énergie pour l’éclairage public. Cette construction a été suivie par celle d’une vinaigrerie en 1939 et d’une tannerie en 1960. Leur empreinte est toujours perceptible jusqu’au nom de la salle de spectacle qui s’y est depuis installée, la Tannerie. Ces entreprises se sont peu à peu délitées et sont devenues des friches. Aujourd’hui l’espace est saturé d’automobiles. Les lycéens se retrouvent en bord d’infrastructure routière, s’assoient près du skatepark ou sur des rochers restreignant l’accès aux véhicules. Le lieu n’est donc pas confortable, alors même que la salle de concert semble encaissée derrière un double

mail de platanes, elle n’est donc pas visible depuis les voies d’accès. C’est son architecture faisant penser à des entrepôts qui attirent l’attention, ainsi que la colorimétrie choisie (des caissons jaunes, mauves orangés). J’avais envisagé de me projeter ici, en particulier pour ouvrir la friche et sa végétation foisonnante au public, afin de l’observer, d’en comprendre les dynamiques avec les lieux éducatifs à proximité. En parallèle, j’aurais cherché à réétablir un lien entre la salle de concert et la vaste étendue avoisinante, pour rendre le lieu plus agréable et accueillant. Enfin, j’aurais réaménagé le lieu pour donner une place au vivant, en faisant déborder la flore de l’espace délaissé sur cette place, en rendant le lieu ludique, ouvert à des spectacles à l’extérieur, et à des jeux ouverts à tous. Cependant, cet espace problématique est déjà en cours de réorganisation par la municipalité. La friche appartenant à ENGIE a été confiée à l’entreprise Vinci pour y construire une nouvelle maison de retraite, et sont déjà visibles des pelleteuses pour terrasser et niveler le sol. Par ailleurs, les élus sont en discussion avec les représentants de la salle de concert afin de réimaginer l’espace qui leur est dédié et l’agrandir. Les bâtiments inoccupés qui jouxtent la Tannerie seront détruits, afin de créer une zone tampon arborée, comme le prévoit l’orientation d’aménagement et de programmation du Plan Local d’Urbanisme. Je pense qu’ici, j’aurai plutôt pour mission de conseiller la municipalité, en tentant de désenclaver le parking. Il me semble juste de réserver un large espace pour des représentations en plein air et des jeux ouverts à tous.


Un parc empruntant au paysage de la Bresse

CHAPITRE IV, 4

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la Caserne Brouët en activité, début du XXe siècle


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LA CASERNE BROUËT

UN PARC EMPRUNTANT AU PAYSAGE DE LA BRESSE

J’ai choisi de repenser l’ancienne caserne Brouët en répertoriant les espaces vacants sur des vues aériennes de Bourg-en-Bresse. Le lieu se détache de la zone dans laquelle il s’implante, ce qui est visible sur cartographie. Vu de haut, c’est un vaste carré vert (d’environ 3,4 hectares) dont les limites sont dessinées par des murs, comme une enceinte. Le site se trouve à proximité des voies de chemin de fer à l’ouest, en jouxtant soixante huit logements collectifs portant sa dénomination («les jardins de Brouët»). La caserne désaffectée jouxte également le site l’Université de Lyon à l’ouest, et des bâtisses individuelles. Sur place, le sol a des craquelures, est discontinu. Je suis tenue à distance du site : il est non seulement enclos par des murets de pierre cimentés, mais aussi fermé par un portail rouillé bleu gris, flanqué de deux portes en briques. Mais j’en perçois bien l’entièreté. Quelques arbustes se sont développés à proximité de l’entrée, en particulier un prunus et un érable, et, plus loin, le croisement de deux allées de

platanes. La strate herbacée est haute aux pieds des arbres, mais a sans doute été tondue aux abords de l’entrée. L’horizon est, par ailleurs puisque l’on devine les immeubles du quartier du Pont des Chèvres au loin, et, comme un jeu de coulisses, des conifères et des bâtisses résidentielles à proximité des limites parcellaires. Ce site est le fruit des préoccupations de la ville au début du XXe siècle, avec les angoisses liées à une guerre imminente. Bourg-en-Bresse a régulièrement été un lieu de stationnement de troupes militaires, la ville étant un endroit stratégique, à proximité des frontières. On fait construire entre 1913 et 1914 une caserne de plus, à proximité de la caserne Aubry (qui avait été construite en 1863). Elle est constituée de huit bâtiments identiques, et forme comme une nouvelle petite ville avec ses enceintes. Elle permet de loger 3500 hommes. Les bâtiments sont finalement détruits en 1999, et l’espace reste inutilisé jusqu’à aujourd’hui.


Un parc empruntant au paysage de la Bresse

CHAPITRE IV, 4

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Observer la végétation locale, conforter les usages passés


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D’après le diagnostic du Plan Local d’Urbanisme «Le site a conservé de nombreuses traces de son passé militaire» et en particulier les «traces des dalles des casernements» (effectivement visibles sur les vues aériennes) et le «chemin de ronde derrière un haut mur d'enceinte». Par ailleurs, le quartier environnant a été requalifié récemment. Étant tombé en désuétude après guerre, la municipalité a choisi d’en faire une zone d’habitations, et c’est dans cette optique qu’elle compte réaménager l’ancienne caserne. Dans l’Orientation d'Aménagement et de Programmation est en effet préconisé de «valoriser ces enceintes militaires afin de proposer de nouvelles opérations d'habitat qualitatives». Lors d’une concertation initiée par l’élue à l’aménagement, les habitants des alentours ont pour leur part demandé à dédier cet espace au stationnement.

Le lieu est masqué par la politique de la municipalité. Le site pourrait être réinvesti afin d’accueillir des productions culturelles, à la fois issues du spectacle vivant, mais aussi des œuvres et des sculptures temporaires. Mon travail sera de ménager un espace ouvert afin que celui-ci puisse accueillir une certaine affluence, tout en préservant des espaces d’observation de la flore, qui a peu connu de changements depuis la déconstruction de la caserne. Le but est en fait de redessiner un espace qui rappelle le territoire environnant : à la fois humide mais très anthropisé (en particulier avec l’usage du bocage), avec différentes strates, plus riche que l’unique strate arborée ou herbacée présente sur place. Dans le même temps, je chercherai à accueillir la culture urbaine effacée par l’expansion de la ville.


OUVERTURE

Bourg-en-Bresse m’a paru être un bon exemple de ville intermédiaire pour réinvestir l’espace par une pratique artistique. Le lieu a masqué ses singularités en s’écartant de son contexte territorial. L’humidité et les boisements ne sont plus perceptibles, et le lien avec la ruralité s’est interrompu. Les politiques menées par la municipalité restent actuellement insuffisantes. Elles agissent ponctuellement, sans considérer toutes les strates urbaines et leurs complexités. Les directives en matière culturelle semblent cependant intéressantes et méritent d’être poursuivies en prenant en compte l’espace extérieur et ses mutations.

L’approche de terrain par le dessin aura permis de comprendre le territoire par extraits, en révélant les irrégularités du tissu urbain. Il faudra à l’avenir travailler avec les acteurs culturels locaux, afin de vivre à nouveau en ville, sans les contraintes marchandes. Je chercherai donc à ouvrir les horizons en dessinant un laboratoire de la ville, accueillant un lieu de création et d’observation. Celui-ci sera relié à un parc dont la flore et le dessin rappelleront le territoire alentour.


RÉFÉRENCES Théories sur la ville CHOAY Françoise, Espacements : l’évolution de l’espace urbain en France, Paris, Skira, 1969, 128 pages BÉHAR Daniel, « Bricolage stratégique et obligation d’innovation», Urbanisme, n°378, 2011 DELPIROU Aurélien, «Action cœur de ville : une réponse en trompe l’œil à la crise des villes moyennes ?», Métropolitiques, 28 octobre 2019 SANTAMARIA Frédéric, « Les villes moyennes françaises et leur rôle en matière d’aménagement du territoire : vers de nouvelles perspectives ? », Norois, 2012/2 (n° 223), p. 1330 ÉDOUARD Jean-Charles, «L’action publique dans les petites villes françaises. Mimétisme ou innovation?», Métropolitiques, 7 mars 2014

Sur l’art en ville BACH Matthew, COLCLOUGH Anthony, GARZILLO Cristina, HOUPERT Cécile, « Temporary Permanence: the Intermittent City » in European Journal of Creative Practices in Cities and landscapes, Cosmopolitan Practices, 2018 BAUDRILLARD Jean, L’Effet Beaubourg, Paris, Éditions Galilée, 1977, 56 pages CHARRE Alain, «Dix ans de commande publique», in Art et espace public, Givors, OMAC-Maison du Rhône, 1992, pages 23-25 LE FLOC’H Maud (dir) Pôle-Arts et Urbanisme «L’art et la ville nouvelle génération», 2009 MAROT Sébastien, L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture, Paris, Éditions de la Villette, 2010, 112 pages PATRIAT Claude, entretien avec Cécile de Kervasdoué, «Soixante ans après Malraux, vers la privatisation de la culture», France Culture, 24 avril 2017

SMITHSON Robert, Flam D Jack, Robert Smithson the Collected Writings, Berkeley, University of California Press, 1996, 389 pages UZEL Jean Philippe, «L’art public à l’ère de la démocratie culturelle», Espace Sculpture (49) (15–20), 1999 ZASK Joëlle, Outdoor Art. La sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, 2013, 237 pages

Théories sur l’art BETTINI Sergio, Venise Naissance d’une ville, Éditions de l’Éclat, Paris, 2016, 488 pages BRECHT Bertolt, La Vie de Galilée, Paris, l’Arche, 1955, et Petit Organon pour le théâtre, l’Arche, 1997 DEGAINE André, Histoire du Théâtre dessinée, Paris, Édition Nizet, 1992, 437 pages DELEUZE Gilles, Francis Bacon logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, 2002, 176 pages MALDINEY Henri, Regard, Parole, espace, Paris, Cerf, 2012, 408 pages

Sur la ville de Bourg-en-Bresse ARNAL Clément. « La place et le rôle de l’agriculture à la périphérie des villes moyennes. Le cas des villes d’Annecy, Bourg-en-Bresse, Montbrison et Romans-sur-Isère.» Géographie. Université Lumière - Lyon II, 2012 BELLATON Michel, BERRA Serge, BUREAU Agnès, GILBERT Alain, Bourg-en-Bresse la belle rencontre, Cleyriane Éditions, 2017, Salavre, 201 pages JAMES Henry, Voyages en France, Paris, Robert Laffont, 2012, 363 pages CATTIN Paul, GERLIER Jean-Marie (dir), Bourg-en Bresse, une épopée urbaine et humaine, Salavre, Cleyriane Éditions, 2018, 823 pages


Pour mes jeunes, ambitieux (et dictateurs) Clara, Maxime et Quentin la majestueuse Adèle la douce Alice, Gaspard et ses gaspilles, à Charles Thonos à la plus colorée Lisa à mes professeurs Claire et Olivier mes spectaculaires Emmanuel, Nelly, Joséphine et Armand à la conquérante Jeannine Pouchotte et Jalil jamais loin lors de mes promenades à Maïlys toujours avec moi



Si l’art a souvent été évoqué dans des politiques visant à calmer des problématiques sociales, il a été plus rare dans des typologies urbaines restreintes, telles que les villes moyennes. Je me suis interrogée sur la trajectoire de Bourg-en-Bresse pour étudier ses manques et ses perspectives. Il s’agira d’étudier la culture urbaine et paysagère de la ville, par la pratique artistique.


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