Table des matières
1 – Un visiteur 2 – La proposition 3 – Dernière chance 4 – Mariée à quatorze ans ! 5 – La cour de Versailles 6 – Toujours plus risqué 7 – Une femme dévouée 8 – Métamorphose 9 – L’allumeur de réverbères 10 – Un nouveau complice 11 – Rose Bertin, marchande de modes 12 – L’embarras du choix 13 – Premiers soupçons 14 – Ni vue ni connue 15 – Pour l’honneur 16 – Heureuse nouvelle 17 – Au spectacle 18 – Inquiétudes 19 – Une cachette dangeureuse ! 20 – Le dauphin 21 – Coup du sort 22 – Rêves d’avenir
23 – Une ferme à Versailles 24 – Trop tard 25 – Le couple Tison 26 – La berline 27 – Un carrosse pour s’enfuir 28 – Espion malgré lui 29 – Répétition générale 30 – La fuite de Varennes 31 – Dernier contretemps 32 – Dénonciation 33 – Seule ! 34 – Interrogatoire 35 – La voix de la raison 36 – Le dernier soir 37 – Adieux Que sont-ils devenus ? Notes Page de copyright Dans la même collection
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Un visiteur
Paris, 2 février 1793 –
M
onsieur, quelqu’un vous demande.
Le chevalier de Jarjayes quitte des yeux son courrier et fait signe à son valet de faire entrer le visiteur. – C’est que…, dit ce dernier avec gêne. L’homme n’est pas… Il hésite. – Il n’est pas quoi ? Le domestique se racle la gorge avant de souffler : – Il n’est pas l’un des nôtres. François-Augustin de Jarjayes lève un sourcil. Son homme de confiance le suit depuis si longtemps qu’il sait pouvoir se fier à son jugement. Même en ces temps difficiles de la Révolution, son valet est capable de déceler sous un déguisement un ancien membre de la cour du roi. – Il vous sollicite pour un entretien secret, poursuit le valet. Intrigué, le chevalier de Jarjayes se lève et se dirige vers la porte restée entrouverte. Par l’embrasure, il détaille l’homme qui attend dans l’antichambre. Celui-ci semble nerveux. Un seul coup d’œil suffit à Jarjayes pour comprendre que son domestique a raison. Avec son pantalon large, sa carmagnole 1, son chapeau de feutre trop mou, le visiteur a tout l’air d’être un vrai révolutionnaire.
Le chevalier réfléchit à toute vitesse. Par les temps qui courent, mieux vaut ne pas s’attirer les foudres d’un homme de la République. Si cet étranger veut lui parler, il est préférable qu’il l’écoute. Moins il se fait d’ennemis, mieux cela sera. Il veut pouvoir rester libre d’agir à sa guise. – Je vais le recevoir, dit-il finalement. Quelques minutes plus tard, l’homme entre dans la pièce en tordant son chapeau entre ses mains. Le chevalier de Jarjayes s’avance vers lui, l’air aimable. – On dit que vous voulez me voir. En quoi puis-je vous être utile, monsieur ? L’homme tressaille en s’entendant appeler « monsieur » ; il hésite un très court instant puis redresse la tête et regarde le chevalier de Jarjayes droit dans les yeux. L’un et l’autre s’observent et se jaugent. Le visiteur, d’une trentaine d’années sans doute, a des habits de toile simples mais solides. Il n’est pas grand, ni gros non plus. Ses traits sont réguliers, plutôt avenants, ses cheveux bruns tirés en arrière, ses yeux marron et vifs, ses mains soignées. Il ne porte pas de perruque, contrairement au chevalier dont la tête est encadrée d’une perruque de cheveux clairs qui lui donne un air plus jeune que ses quarante ans. Les traits de François-Augustin de Jarjayes sont très fins, presque féminins ; avec ses yeux clairs, son port de tête altier, il est d’une élégance extrême, moulé dans des chausses de soie et une veste cintrée. Il est encore svelte et musclé après des années d’exercice au service du roi. Le visiteur semble rassuré : l’homme est conforme à la description qui lui en a été faite. Il peut parler à présent. – Je suis venu vous proposer de faire évader la reine, se lance-t-il de but en blanc d’une voix où chante un accent du Sud-Ouest. Si Jarjayes est surpris – et il l’est – il n’en montre rien. Il reste de marbre et ne réagit pas. – Je suis allé au Temple où la reine et ses enfants sont prisonniers, continue l’étrange visiteur. Je peux les aider à sortir ! L’homme parle avec fougue. Quand il s’emballe, son accent est plus fort encore. Il semble sincère, mais on ne se méfie jamais assez des uns et des autres.
La Révolution a ligué tout le monde contre tous ; les amis d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui. Parmi les révolutionnaires les plus convaincus, les plus ardents adversaires du roi et de la reine, on retrouve des fidèles de la cour d’autrefois. – J’ignore pourquoi vous venez me voir, monsieur, répond Jarjayes, prudent. Je ne peux vous aider en aucune façon. – Ce n’est pas ce que la reine m’a dit, rétorque le visiteur. Elle pense que nous pouvons compter sur vous. Jarjayes se trouble légèrement. Il connaît bien la reine. Il lui a fait savoir qu’il se tenait prêt à l’aider si elle avait besoin de lui. Se pourrait-il que cet homme dise vrai et qu’il vienne de sa part ? – Elle se sera trompée…, répond-il pourtant. L’homme esquisse un demi-sourire. Il s’attendait à une telle réponse. Le contraire l’eût étonné et inquiété. Il glisse alors la main sous sa veste. Le chevalier de Jarjayes se raidit. Quel imbécile ! C’était un piège, et il s’est laissé surprendre. Cet homme est venu armé dans l’espoir de le tuer.
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La proposition
e chevalier de Jarjayes recule d’un pas. Surtout ne pas se précipiter. Rester calme et maître de soi. Il espère saisir dans le tiroir de son bureau le pistolet à silex qu’il garde toujours avec lui. Mais alors qu’il s’apprête à ouvrir le compartiment du meuble, l’homme sort la main de sous sa veste, un morceau de papier minuscule et tout froissé au bout des doigts. L
– La reine m’a demandé de vous remettre cela, déclare-t-il alors en tendant le message au chevalier. Jarjayes avance la main, encore sur la défensive, et attrape le billet. Il reconnaît aussitôt l’écriture fine et élégante. « Vous pouvez prendre con ance en l’homme qui vous parlera de ma part en vous remettant ce billet. Ses sentiments me sont connus ; depuis cinq mois ils n’ont pas varié. » Le billet n’est pas signé. Évidemment. Marie-Antoinette ne prendrait jamais un tel risque : le porteur du message pourrait être fouillé. François-Augustin de Jarjayes relève les yeux et scrute longuement l’homme devant lui. – Comment vous appelez-vous ? lui demande-t-il finalement.
– Toulan. François Adrien Toulan. – Et quel métier exercez-vous ? – Je suis libraire et marchand de musique. « Voilà qui explique ses mains si bien entretenues », ne peut s’empêcher de penser Jarjayes. – Enfin, j’étais, corrige Toulan. À présent, je suis commissaire à la Commune et détaché à la prison du Temple pour veiller sur la famille royale. Le chevalier de Jarjayes plisse les yeux. On n’a mis au Temple que les plus ardents révolutionnaires pour surveiller la famille royale. Il a peine à croire que cet homme soit devenu soudain un farouche partisan de la reine au point de vouloir la faire évader. Et pourtant… Jarjayes relit le billet de MarieAntoinette. Elle semble lui faire confiance. – J’ai vu la reine, précise alors Toulan comme s’il avait compris que son interlocuteur continuait de se méfier de lui. C’est une grande dame. Une très grande dame. Je suis un fervent partisan de la République et je défends farouchement ses idées. Mais la reine ne mérite pas d’être traitée comme elle l’est. Ni ses enfants d’ailleurs. C’est la femme que je veux sauver, pas la reine ! Le ton de Toulan est vibrant de sincérité. L’homme a été touché par le sort de la reine et de ses enfants, cela se sent. – Vous savez, ajoute-t-il, ce que disent les journaux n’est pas vrai. Le chevalier de Jarjayes sourit. Il ne le sait que trop bien. Il a eu plus d’une fois l’un de ces torchons entre les mains, et ce qu’il y a lu l’a fait frémir d’horreur. Ce ne sont que des mensonges pour attiser la haine du peuple envers les souverains. – Je pensais que le roi et la reine étaient des gens avides de sang et cruels. Je les imaginais laids et sans aucune moralité. Au lieu de cela, j’ai vu qu’ils étaient très pieux, et que la reine était encore belle même si les épreuves de ces derniers temps ont marqué son visage. – Si vous l’aviez vue autrefois, soupire Jarjayes. Une vraie splendeur. – Et puis, le roi et la reine sont des parents attentionnés. La reine s’occupe si bien de l’éducation de ses enfants ! poursuit Toulan. Personne ne nous a jamais
dit cela. Et Toulan n’est pas le seul à penser cela ! De nombreuses personnes au service de la reine et du roi ces derniers mois ont été bouleversées par eux. Ils pensaient que la reine était une femme fière et méprisante, ils sont étonnés de sa gentillesse, de son courage et de sa bonté. Bon nombre des geôliers de la reine et de sa famille essayent de leur rendre la vie plus douce quand c’est encore possible. Les repas sont plutôt bons et abondants, alors qu’à l’extérieur les citoyens manquent de tout, on leur fait passer de quoi faire des ouvrages de couture, on leur accorde des livres. Un jour même, on a autorisé l’ancien médecin particulier de la cour à venir soigner Madame Élisabeth, la sœur du roi. Chacun essaye de racheter un peu la honte qu’ils ont de maintenir en prison des personnes d’apparence si innocente. Mais aucun jusqu’ici n’a osé penser à l’impensable : l’évasion. Toulan est le premier. – Et comment envisagez-vous de faire s’évader la reine ? demande alors Jarjayes qui sent déjà bouillir en lui le feu de l’action. Toulan sourit. Enfin on le croit ! Il s’avance un peu plus vers le chevalier et murmure : – C’est très simple…
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Dernière chance
Paris, 1793 ans sa prison du Temple, la reine Marie-Antoinette est penchée au-dessus de l’épaule de sa fille Marie-érèse. D
– Reprenez, s’il vous plaît, lui dit-elle. La jeune fille de quatorze ans baisse la tête sur son livre et retourne à sa lecture à voix haute. Debout à côté d’elle, Marie-Antoinette l’écoute d’une oreille distraite. Ses pensées sont ailleurs, avec Toulan qu’elle a envoyé rencontrer François-Augustin de Jarjayes. – Vous pensez qu’il va revenir ? demande soudain Marie-érèse qui s’est interrompue en constatant que sa mère ne lui prêtait plus attention. – De qui parlez-vous ? – De Fidèle… Fidèle, c’est le surnom que Marie-Antoinette et sa fille ont donné à Toulan. En effet, ce dernier leur rend sans cesse de menus services qui leur permettent de mieux vivre malgré tout. Il est un des liens précieux qu’elles conservent avec le monde extérieur. Souvent, Toulan leur fait passer des messages qu’il dissimule dans des bobines de fil. C’est lui également qui a imaginé un stratagème ingénieux pour qu’elles puissent rester informées de ce qui se passe au-dehors. Chaque jour, grâce à lui, un crieur s’arrête sous les fenêtres de la prison du Temple et hurle les nouvelles de son journal. – Pensez-vous qu’il aura réussi à contacter le chevalier de Jarjayes ? Marie-Antoinette regarde sa fille, surprise.
– Comment savez-vous cela ? lui demande-t-elle avec inquiétude. Nous avons pourtant usé de toutes les précautions. Marie-érèse sourit, un sourire grave pour une jeune fille de quatorze ans. – Croyez-vous que vous pourriez me cacher quoi que ce soit dans une si petite chambre ? Marie-Antoinette soupire. Voilà de longs mois qu’elle partage une même pièce avec sa fille. Il est illusoire de penser que cette dernière n’est au courant de rien. – Oui, répond-elle finalement. J’espère que Fidèle aura vu le chevalier et l’aura convaincu de nous aider. Il est notre dernière chance je le crains. Marie-érèse fronce les sourcils. Elle voudrait croire qu’elle pourra avoir un jour une vie normale et joyeuse comme toutes les jeunes filles de son âge.
– N’y a-t-il vraiment personne d’autre qui pourrait nous aider ? s’indigne-telle. Nous étions si entourés à la cour. – Tous nos bons amis d’autrefois ont été tués, soupire Marie-Antoinette. Ou bien ils ont fui à l’étranger pour échapper à la fureur du peuple et à la guillotine. – On raconte que certains se mobilisent pour réunir une armée et marcher sur la France, s’enflamme Marie-érèse. Ils vont venir nous libérer. Marie-Antoinette secoue la tête. – Je n’y crois pas, avoue-t-elle. Je crains même que cela ne fasse qu’empirer les choses. N’avez-vous pas vu comment les révolutionnaires ont réagi aux attaques depuis l’étranger ? Ils nous tiennent pour responsables. Et ils ont assassiné votre pauvre père pour se venger. Le roi Louis XVI a en effet été guillotiné il y a quelques jours, et MarieAntoinette ne se fait aucune illusion sur son propre sort. À moins de réussir à s’échapper, elle sera condamnée à mort elle aussi. Mais elle refuse de se laisser abattre. Elle a toujours été une femme débordant d’énergie ; ce n’est pas le moment de s’avouer vaincue. C’est elle qui a chargé Toulan de contacter le chevalier de Jarjayes. Elle ne peut rester ici sans rien faire ; elle veut tout tenter pour s’évader. Pour elle, mais surtout pour ses enfants. La reine frémit à l’idée de leur enfance gâchée derrière les barreaux et de ce qui pourrait leur arriver si elle venait à disparaître à son tour. – Allons, lance-t-elle avec un nouvel entrain. Retournez à votre lecture ! Ruminer ne nous apportera rien, alors que la lecture est un puissant remède contre l’ennui et la bêtise. – Je préférerais raccommoder mes habits. Ils s’usent si vite ! La pauvre enfant a si peu de vêtements qu’elle doit les rapiécer tous les jours pour éviter qu’ils ne tombent en lambeaux. Après la mort de Louis XVI, on a accepté de leur fournir un vêtement de deuil, mais c’est trop peu car la jeune princesse le porte continuellement. – Non, lisez plutôt. Vous aurez bien le temps de faire de la couture ensuite. Si seulement j’avais écouté ma mère quand elle me disait de lire… murmure-telle, rêveuse. Peut-être aurais-je pu nous éviter tout cela…
Marie-érèse ne répond pas. Ces temps-ci, sa mère ne cesse d’évoquer ses souvenirs, et elle sent combien certains sont douloureux. Avec l’âge, et face au danger, l’esprit de Marie-Antoinette s’est aiguisé. Elle, jusqu’alors si paresseuse et si peu intéressée par la politique, se montre tout à coup d’une finesse d’esprit insoupçonnée. Hélas, trop tard. Marie-Antoinette devient vraiment reine quand on lui enlève justement sa couronne, et elle ne peut se pardonner sa légèreté d’antan. La jeune princesse replonge docilement dans sa lecture, une moue boudeuse sur les lèvres. La reine reste un moment à contempler la nuque bordée de boucles blondes de sa fille aînée. « Mousseline la Sérieuse », l’appelait-elle tendrement quand elle était plus petite. Comme elle est raisonnable, en effet, et obéissante ! Si différente d’elle au même âge…
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Mariée à quatorze ans !
Autriche, 1768 –
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arie-Antoinette, approchez-vous un peu ici.
L’impératrice Marie-érèse d’Autriche regarda sa lle s’avancer vers elle. Son maintien était droit, son pas léger, son visage adorable, mais quelle tenue ! La princesse était toute décoiffée, les joues rosies par le soleil, le front légèrement humide d’avoir tant couru. – Marie-Antoinette, voyons, où étiez-vous encore passée ? La llette de douze ans sourit, espiègle. – Avec mes cousins, maman. Nous nous sommes si bien amusés. L’impératrice retint un petit geste d’agacement. Cette enfant était charmante, mais elle ne savait que s’amuser. – Et vos leçons, dit-elle, où en sont vos leçons ? Marie-Antoinette ouvrit de grands yeux étonnés. C’était bien la première fois que sa mère prenait du temps pour s’intéresser à ses études. L’impératrice était si occupée par les affaires du pays qu’elle ne consacrait que très peu de temps à ses enfants, les laissant sous l’entière surveillance de leurs gouvernantes. Marie-Antoinette avait su s’attirer la bienveillance de ces femmes qui s’occupaient d’elle, et elle savait mieux que personne les amadouer pour échapper à ses leçons. – J’apprends la danse, répondit Marie-Antoinette, prudente. Et le piano avec maître Gluck.
– Bien, pour la danse. Et votre français ? – Mon français ? L’impératrice, qui parlait couramment le français et l’italien en plus de l’allemand, se mit à parler français à sa lle. – Vous connaissez mon projet de vous marier au jeune dauphin français. Marie-Antoinette hocha la tête. Depuis qu’elle avait onze ans, on ne cessait de lui parler de ce mariage. Plusieurs fois elle avait dû poser de longues et ennuyeuses heures pour que les peintres de la cour fassent d’elle des portraits à envoyer en France. Par cette alliance, sa mère espérait consolider l’entente entre l’empire d’Autriche et le royaume de France. C’était un bon moyen pour préserver la paix. – Répondez-moi ! Répondez-moi plutôt que de hocher la tête, s’agaça Marieérèse. En français, s’il vous plaît. – Oui. Je connais votre projet. Marie-érèse ne cacha pas sa surprise et son courroux : sa lle parlait le français avec un accent épouvantable. Il n’était absolument pas possible qu’elle devienne reine de France avec un si lamentable accent. Le roi Louis XV avait été formel sur ce point : si la plus jeune lle de Marie-érèse ne parlait pas couramment le français, elle ne pourrait pas prétendre à la main du dauphin. – Mais n’avez-vous donc jamais appris vos leçons ? s’énerva-t-elle contre sa lle. – Si bien sûr, maman, répondit celle-ci craintivement. L’impératrice t un geste de la main pour qu’on lui apporte du papier et une plume. Elle montra à sa lle le bureau et la t asseoir. – Écrivez maintenant ! ordonna-t-elle. – Que voulez-vous que j’écrive ? – Ce qui vous passe par la tête. Marie-Antoinette fouilla dans sa mémoire pour tenter de retrouver quelques vers d’un poème qui ferait plaisir à sa mère et calmerait sa colère grandissante. À cet instant, elle se sentit bien peu instruite et fort malhabile. Après de longues minutes, lorsqu’elle se souvint en n de quelques vers, elle les traça sur la feuille. Sa main n’était pas sûre, son écriture maladroite. Marie-érèse était horri ée. Toutes ces années, elle n’avait pas véri é l’éducation de sa lle, et à présent, alors qu’elle était
promise au futur roi de France, elle s’apercevait qu’il fallait tout refaire. Tout n’était pas perdu pour autant : il lui restait encore un peu de temps pour éduquer la jeune princesse. Et cette fois-ci, elle y veillerait personnellement. – Ma lle, il va falloir travailler doublement, désormais. Marie-Antoinette dissimula sa déception. Elle détestait l’étude, mais ce n’était pas le moment de s’attirer les foudres de sa mère. – Je vais demander que l’on vous enseigne parfaitement la danse et le français. J’ai ma petite idée pour cela. Je connais un excellent maître de danse et l’on m’a parlé de deux comédiens d’une troupe de théâtre français. Ils vous apprendront la diction et le maintien. Quant à moi, je vous formerai aux affaires de l’État. Marie-Antoinette ne put s’empêcher de soupirer. Quel ennui ! Marie-érèse préféra ignorer cette protestation par crainte de s’emporter tout à fait. – Jusqu’à votre mariage, vous dormirez dans ma chambre. Sa lle la regarda sans comprendre. Dormir dans la chambre de sa mère ? – Ce sera un excellent moyen de nous rapprocher un peu avant que vous ne partiez. Et puis, je pourrai vous tenir quelques discours de politique. Marie-Antoinette était démoralisée. Le programme des mois à venir s’annonçait terriblement triste. Elle s’accrocha pourtant à l’idée des deux comédiens prévus par sa mère : elle espérait que leur présence et leurs cours égayeraient un peu ses journées. L’espoir de Marie-Antoinette ne fut que de très courte durée. Lorsque le roi de France sut que la future dauphine apprenait leur belle langue avec des acteurs, il fut très mécontent. Il décida de se charger lui-même de l’apprentissage de la jeune lle et t envoyer en Autriche un professeur digne de con ance, un abbé qui pourrait à la fois encadrer la princesse et lui rapporter un peu ce qui se passait à la cour de Vienne. Lorsque l’abbé Vermond arriva dans la capitale autrichienne, il découvrit une princesse qu’il trouva ravissante et charmante. « Son caractère et son cœur sont excellents », s’empressa-t-il d’écrire à Versailles. Peu après, il poursuivit sa description de la jeune Marie-Antoinette. Il lui trouvait de l’esprit, mais une grande paresse qui l’empêchait d’approfondir ses idées, qui étaient pourtant justes,
et trop de légèreté dans son étude avec un grand goût pour l’amusement. Il pensait cependant pouvoir modi er cela avant que la princesse n’arrivât en France. Lorsque Marie-Antoinette fut en n prête, le mariage eut lieu sur une petite île au milieu du Rhin, le euve qui séparait la France et l’Autriche. Ce jour-là, la jeune lle quitta tout ce qui pouvait la rattacher à son pays d’origine. Elle t ses adieux à sa famille, à ses gouvernantes, à ses femmes de chambre. Elle dut même abandonner tous ses habits qui n’étaient pas français pour en passer de nouveaux. Elle ne pouvait emporter avec elle aucun souvenir, aucun bijou, ni même le plus petit bout de ruban. La seule personne qui put l’accompagner, car elle était française, fut le bon abbé Vermond. Marie-Antoinette s’arracha à son pays et à tous les siens. Elle venait d’avoir quatorze ans !
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La cour de Versai
es
Versailles, 1770 –
D
épêchons-nous avant que Mme Étiquette n’arrive, lança Marie-Antoinette.
La jeune dauphine t signe à ses compagnons et s’enfuit en courant vers les jardins du château. Elle voulait jouer encore un peu avant de retrouver la raide Mme de Noailles qui lui assénait les principes de la cour de France à coup de sourires pincés. Les deux garçons suivirent Marie-Antoinette sans aucune résistance. La jeune dauphine était si enjouée, si spontanée et si ravissante, qu’ils aimaient passer du temps avec elle. – Mon frère ne vient pas ? demanda Louis-Stanislas, quatorze ans. – Non, votre frère est encore à la chasse, répondit Marie-Antoinette en parlant de son mari, le futur Louis XVI. Vous savez comme il affectionne cela. – Il paraît qu’il a tué un cerf hier, s’exclama Charles, plein d’admiration du haut de ses douze ans. – Un cerf ! lança Marie-Antoinette avec dédain. À quoi cela peut-il bien servir ? De toute façon, nous ne le mangerons pas. Il ira sur la table d’un autre. Les deux garçons regardèrent cette grande lle, leur belle-sœur et future reine de France. Ils l’aimaient beaucoup, et appréciaient sa compagnie plus que celle de leur frère. Louis avait toujours été un enfant calme et sérieux, passionné de serrurerie, une activité qui ne les intéressait absolument pas. Quant à Marie-Antoinette, les
frères du roi lui rappelaient ses cousins autrichiens avec lesquels elle passait de longues heures à jouer à cache-cache, à rouler dans l’herbe et à courir partout lorsqu’elle était plus petite.
Tout en se dirigeant vers le jardin, Charles se mit à imiter Mme de Noailles, la fameuse Mme Étiquette. – Tenez-vous droite ! Votre main, madame la dauphine ! Votre main ! Pas comme cela ! Et il se trémoussait avec les lèvres pincées et un air sévère. – L’étiquette, voyons, ces… – Ces règles régissent la cour de France depuis des siècles, gloussèrent en chœur Marie-Antoinette et Louis-Stanislas. S’amuser, c’était de loin ce que la jeune future reine aimait le plus. Les représentations officielles et les longues visites qu’on lui imposait la rebutaient. Rester droite, sourire, hocher la tête, sourire encore… Tout cela allait un temps, mais ensuite, la jeune dauphine désirait pouvoir faire ce qu’elle voulait. Hélas, il lui fallait encore étudier, apprendre à écrire avec de jolies lettres rondes, corriger son reste d’accent autrichien, s’entendre parler de politique, apprendre la musique, lire. Et toujours surveiller ses moindres gestes, ses attitudes, ses regards. – L’étiquette ! lui répétait sans cesse Mme de Noailles, qui avait à cœur de faire de la jeune lle une reine parfaite. L’étiquette, voyons ! Ces règles régissent la cour de France depuis des siècles. Vous devez vous y tenir. L’étiquette ! Marie-Antoinette ne supportait plus ce mot qui était sur toutes les lèvres. Elle regrettait bien la cour d’Autriche où elle avait grandi. Au moins, là-bas, le protocole disparaissait dès les représentations officielles terminées. Au moins, làbas, elle pouvait aller et venir sans se soucier ni de son apparence ni de ses actes. Elle était libre, et cette liberté lui manquait affreusement. En France, Marie-Antoinette avait découvert qu’une future reine ne pouvait plus avoir aucune intimité. Chaque matin, tout le monde assistait à sa séance d’habillage et à sa coiffure. De même pour les repas. Elle avait imaginé des tête-àtête avec son époux… Ils l’étaient bien, en tête-à-tête, mais devant une foule de courtisans qui épiaient chacun de leurs gestes, écoutaient tout ce qu’ils disaient, détaillaient la moindre de ses tenues et estimaient le prix de ses bijoux. Si elle grimaçait devant un plat, on faisait aussitôt courir le bruit que la future reine était
enceinte. Si elle faisait un bon mot, on le répétait pendant des jours. Si elle modi ait sa coiffure, toutes les dames la copiaient aussitôt. Il faut dire que la future reine avait immédiatement séduit la cour avec sa silhouette gracile, son pas dansant, son port altier et superbe, sa taille ne, sa peau au grain n et nacré, ses lèvres bien dessinées et ses yeux pétillants. En quelques mois à peine, on avait fait d’elle une sorte d’icône de la beauté que l’on s’empressait d’imiter sans jamais réussir à l’égaler. La jeune dauphine était attée de cet intérêt collectif, amusée aussi lorsque certaines comtesses ou duchesses tentaient d’avoir sa grâce naturelle et ne parvenaient qu’à paraître déguisées dans des robes trop serrées. Mais souvent, cette attention permanente l’agaçait car elle ne pouvait plus se laisser aller à aucune fantaisie ni à la moindre paresse. – Madame la dauphine, madame la dauphine ! C’est l’heure de votre lecture. L’abbé Vermond, qui continuait de suivre son éducation, rattrapa la jeune lle alors qu’elle courait vers le jardin d’un pas léger et joyeux. – Oh, monsieur l’abbé Vermond, vous tombez bien, répondit Marie-Antoinette sans se laisser démonter. Je viens d’écrire une longue lettre à l’impératrice Marieérèse, ma mère. Pourriez-vous la relire ? Je sais qu’elle ne me pardonnera aucune faute d’orthographe. – Bien entendu, madame la dauphine. Montrez-la-moi, et je la relirai avec plaisir. Nous la corrigerons ensemble si vous le souhaitez. – Elle est posée sur le petit bureau, dans ma chambre. Vous l’y trouverez. Merci ! Sur ces paroles, Marie-Antoinette planta là le bon abbé, non sans lui avoir adressé un adorable sourire, de ceux dont elle savait si bien user quand elle voulait que les autres cèdent à ses désirs. – Mais… L’abbé Vermond soupira. À quoi bon protester ? La dauphine était déjà loin et riait du bon tour qu’elle venait de jouer à son professeur. Le brave prêtre se renfrogna et retourna dans la chambre de la jeune lle. Au moins il lirait la lettre et la corrigerait. Il aurait l’impression d’être utile à quelque chose.
En matière d’étude, l’écervelée était une élève capricieuse. Marie-érèse, sa mère, avait prié l’abbé de lui faire parvenir la liste des ouvrages que sa lle lisait chaque semaine. Le pauvre homme ne pouvait lui répondre : Marie-Antoinette ne lisait quasiment jamais ! Pourtant, sa mère lui écrivait sans cesse pour lui recommander de lire a n d’être capable de se faire une opinion et de ré échir correctement lorsque son époux aurait accédé au rang de souverain. Mais MarieAntoinette se moquait bien de ré échir par elle-même et de faire le moindre effort intellectuel. Elle se fatiguait vite à l’étude et ne s’intéressait pas à grand-chose. Son plaisir passait avant tout, et elle ne se doutait pas un seul instant qu’il pourrait un jour en être autrement.
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Toujours plus risqué
Paris, 1793 –
M
adame ?
Marie-Antoinette sursaute. Quand elle se retourne, elle sourit. Un vrai sourire qui illumine quelques secondes son teint pâle et lui redonne sa beauté d’antan. – Fidèle ! Vous êtes là. Elle se précipite vers Toulan, les mains tendues. – Mon ami, vous êtes de retour. Marie-Antoinette est heureuse de retrouver cet homme. Le voir la réconforte ; elle se sent un peu moins seule et abandonnée. Grâce à l’écharpe tricolore qu’il porte à la Commune, Toulan peut aller et venir à la prison sans attirer les soupçons, mais cela n’est jamais sans risque. Qui sait si, un jour, quelqu’un ne le trouvera pas suspect ? Heureusement, Toulan est un parfait dissimulateur. Devant ses pairs, il entretient son image de révolutionnaire belliqueux. Devant la reine et la famille royale, c’est un autre homme, dévoué et attentionné. – Avez-vous vu le chevalier ? s’enquiert précipitamment la reine. – Oui, Madame, il m’a reçu. Mais l’homme reste méfiant. Je ne suis pas encore certain d’avoir toute sa confiance. Marie-Antoinette pince les lèvres. Voilà qui la chagrine. Il lui faut absolument s’assurer de la complicité du chevalier.
– Lui avez-vous dit que sans lui nos plans ne peuvent fonctionner ? – Oui, Madame. Je pense même qu’il l’a compris de lui-même. Car Toulan pourrait bien les aider à s’échapper du Temple, mais il ne dispose pas des soutiens nécessaires ensuite à la fuite de la reine et de sa famille. S’évader du Temple est une chose, quitter la France en est une autre. Il faut des amis bien placés, des lieux où se cacher, de l’argent aussi. Autant de choses que Toulan n’a pas mais que le chevalier peut trouver sans grande difficulté. La reine réfléchit rapidement. À présent que ses jours, et surtout ceux de ses enfants, sont en danger, elle ne perd pas son temps en longues hésitations. De toute façon elle a toujours décidé vite, trop vite parfois. Tout le contraire de son défunt mari qui redoutait sans cesse de se prononcer dans un sens ou dans l’autre. Que de temps ont-ils perdu à cause de son indécision ! – Il veut vous voir, poursuit Toulan, la tirant de ses pensées. Le visage de la reine s’illumine de nouveau, ses yeux bleus pétillent d’un éclat joyeux. Mais elle se rembrunit aussitôt. – C’est beaucoup trop dangereux, s’exclame-t-elle dans un souffle. Cette femme qui nous surveille causerait sa perte. – Moi non plus je n’ai pas confiance en la Tison. Cette gardienne a toujours les yeux sur vous. – Elle tente parfois de me faire croire qu’elle veut m’aider, mais je ne suis pas dupe, renchérit la reine. Si je dois être trahie un jour, ce sera par elle, c’est certain. Et pourtant, je ne peux la blâmer complètement, souffle MarieAntoinette. J’ai appris que la Commune lui avait enlevé sa seule fille. Ils la gardent pour la faire chanter et obtenir d’elle ce qu’ils veulent. – Ce n’est pas une raison. Marie-Antoinette relève les yeux et regarde Toulan avec tristesse. – Hélas si, mon bon Fidèle. Je suis mère, je sais que l’on peut être prêt à tout pour ses enfants. Peut-être même à trahir j’imagine… – J’ai parlé de la Tison au chevalier, enchaîne Toulan qui ne peut s’attarder très longtemps, mais il ne veut rien entendre. S’il ne vous rencontre pas en personne, il ne nous aidera pas.
Toulan se tait un instant. – Le chevalier de Jarjayes assume le risque que cela représente pour sa vie, ajoute-t-il plein de respect. Je lui ai dit que je trouverais une solution. La reine presse ses mains contre sa poitrine. L’idée de précipiter son bon ami dans les griffes de la Tison lui est insupportable. – Vous pensez y arriver ? Toulan sourit. Il a déjà sa petite idée. – Cet homme est très cher à mon cœur, vous savez, soupire la reine. Je ne voudrais pas qu’il lui arrive quoi que ce soit par ma faute. Sa femme a été l’une de mes femmes de chambre pendant des années.
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Une femme dévouée
Versailles, 1770 – otre Majesté a-t-elle besoin d’autre chose, demanda la femme de chambre en faisant une profonde révérence. V
Marie-Antoinette releva le nez et regarda dans le miroir celle qui s’inclinait derrière elle. Elle sourit. Elle aimait beaucoup Louise-Marguerite de Jarjayes ; c’était une femme dèle et dévouée sur laquelle elle savait pouvoir compter en toute circonstance. Surtout, c’était une personne qu’elle avait choisie elle-même. MarieAntoinette avait douze femmes de chambre à son service, et elle les avait toutes sélectionnées avec soin. La jeune femme qui venait d’être couronnée reine ne voulait pas se voir imposer une intrigante qui chercherait à lui nuire. Elle ne voulait s’entourer que de femmes avec lesquelles elle se sentait des points communs pour pouvoir parler librement, et parfois se con er aussi. Marie-Antoinette rêvait d’avoir un enfant, mais cela n’arrivait pas. Seules ses amies sincères connaissaient sa tristesse et la partageaient.
– Madame de Jarjayes, dit alors la reine, vous rappelez-vous de cette robe bleu ciel que j’ai portée la semaine dernière ? Une lueur s’alluma dans les yeux de Louise-Marguerite de Jarjayes. La reine n’avait pas besoin de préciser de laquelle il s’agissait : s’il y avait une seule robe de la reine qu’elle voudrait porter un jour, ce serait celle-là. Une magni que robe à paniers taillée dans un taffetas de soie bleu clair et rebrodée de ls dorés et de sequins. Les manches et le corsage étaient garnis d’un galon de mousseline blanche. – Je ne l’aime plus, déclara Marie-Antoinette. Je trouve qu’elle me donne le teint gris. Mme de Jarjayes s’exclama : – Le teint gris, Votre Majesté ? Oh certes, non. Elle vous va à ravir. Au contraire, elle rehausse votre peau de porcelaine. Elle est absolument ravissante. – Elle vous plaît vraiment ? demanda Marie-Antoinette avec malice. – Oh oui ! Louise-Marguerite de Jarjayes rougit tout à coup. Pardonnez-moi, Votre Majesté, ce n’est pas ce que je voulais dire. Marie-Antoinette sourit franchement devant l’embarras de son amie. – Eh bien je vous la donne, dit-elle simplement. Louise-Marguerite de Jarjayes écarquilla les yeux de surprise. – Mais cette robe revient à votre dame d’atours ! Elle ne me pardonnerait pas de lui avoir soutiré une toilette. – Ttt ! Ttt ! s’agaça Marie-Antoinette. Ma dame d’atours aura bien assez d’habits cette fois encore. Ma couturière sort tout juste d’ici avec une nouvelle commande. Je vais bientôt passer mes anciennes robes à la réforme, et il sera temps pour vous de choisir celle que vous voudrez. Alors un peu plus tôt ou un peu plus tard… – Mais je préférerais attendre que cela fût fait dans les règles, s’inquiéta LouiseMarguerite de Jarjayes. Chacune doit choisir ; je ne voudrais pas priver quelqu’un. – Vous êtes trop bonne et trop honnête, madame. Parfois je m’inquiète de vous voir à la cour : elle pourrait gâcher votre belle âme. – Votre Majesté, c’est trop…, bredouilla la femme de chambre, touchée par les compliments de la reine.
– Je me charge de convaincre ma dame d’atours. Nous prétexterons que c’est pour votre anniversaire. – Mais il est dans six mois ! – Eh bien ? N’est-ce pas bientôt ? trancha Marie-Antoinette en se relevant. Lorsque la jeune reine passa devant elle, Louise-Marguerite de Jarjayes s’inclina profondément. – Merci, merci, Votre Majesté. Vous venez de faire une heureuse. – Et j’en suis heureuse moi aussi. Voilà. Tout est bien. La femme de chambre souriait, s’imaginant déjà dans la merveilleuse robe dont sa souveraine venait de lui faire cadeau. Son mari l’apprécierait, elle l’espérait. Mais comment pourrait-il en être autrement ? La robe était si délicate, si parfaite. Celle-ci, Louise-Marguerite de Jarjayes ne la revendrait à personne, c’était une évidence. Elle la garderait précieusement plutôt que de la céder à une dame de la cour qui lui en donnerait une coquette somme d’argent. C’était là l’un des privilèges des femmes de chambre de la reine : avec la dame d’atours, elles se partageaient les robes que la reine ne mettait plus et pouvaient les vendre a n de se faire un peu d’argent. Beaucoup parfois. Elles avaient également le droit de gérer le commerce des bougies, que l’on changeait chaque jour dans la chambre de la reine, dans les cabinets et dans le salon de jeu. Ce petit commerce était réservé aux femmes de chambre, qui pouvaient ainsi augmenter leurs revenus de façon conséquente. Cela leur permettait de nancer le lourd train de vie de la cour et de faire honneur à leur rang. Quant aux bougies du grand cabinet, des antichambres et des corridors, elles appartenaient aux garçons de la chambre. Louise-Marguerite de Jarjayes regarda la reine quitter la pièce. Elle admira l’élégance de son maintien. Personne à la cour n’avait autant de majesté naturelle que la jeune reine. Certains critiquaient à couvert sa légèreté et son peu d’intérêt pour la conduite du pays, mais Louise-Marguerite de Jarjayes ne partageait pas cet avis. Marie-Antoinette avait tout d’une souveraine. Il ne lui manquait que l’occasion de montrer sa vraie valeur.
8
Métamorphose
Paris, 1793 orsque Toulan pose son paquet devant François-Augustin de Jarjayes, ce dernier ne peut retenir une grimace de dégoût. Ces hardes empestent la crasse. L
– C’est notre meilleure chance de réussite, s’excuse Toulan un brin moqueur. Je suis parvenu à soudoyer l’allumeur de réverbères qui vient chaque jour au Temple. – Vous ne l’avez pas payé j’espère, s’inquiète aussitôt Jarjayes. Toulan sourit, amusé de constater que le chevalier a le même raisonnement que lui. – Juste de quoi s’offrir un verre à la taverne, répond-il. Lui proposer plus aurait éveillé ses soupçons. Et puis, cela m’a semblé trop hasardeux : il suffit qu’un autre que moi le paye davantage et notre bonhomme nous trahira. Je l’ai convaincu, pour une soirée, d’échanger sa place avec un ami à moi qui rêvait de voir la reine et sa famille. Le chevalier de Jarjayes fronce les sourcils. – Ne me dites pas qu’il s’est laissé berner aussi facilement. – Il faut croire que je ne suis pas le premier à lui en avoir fait la demande. Beaucoup rêvent de voir la famille royale dans sa prison. François-Augustin de Jarjayes hoche la tête. Toulan dit vrai. Quand le roi et sa famille ont été emprisonnés au Temple, il a fallu dresser des panneaux
autour de l’endroit où ils avaient l’habitude de se promener. Certes, c’était un moyen de les empêcher de communiquer avec l’extérieur, mais c’était aussi une façon de les protéger des curieux. C’est cette même curiosité qui fait que les allées et venues dans la prison sont parfois si nombreuses. Au prétexte qu’ils sont membres de la Commune, des hommes passent régulièrement au Temple « visiter » les prisonniers. Bien souvent, ils repartent déçus : ils espèrent voir une femme défaite et larmoyante mais ils découvrent une reine restée digne et forte. Quelques-uns s’agacent de cette dignité dans l’épreuve. Beaucoup s’en émeuvent et l’admirent, même s’ils se gardent bien de le dire. – Le lampiste m’a aussi confié sa boîte en fer-blanc pour allumer les lumières, précise Toulan. Regardez ! C’est ainsi qu’il faut faire… Il reproduit avec soin les gestes que lui a montrés l’homme. Puis FrançoisAugustin de Jarjayes les répète plusieurs fois ; il doit savoir allumer les réverbères de la cour du Temple s’il veut être crédible. – Essayez d’aller plus vite, avertit Toulan. Et couvrez vos mains : elles sont si soignées qu’elles ne tromperont personne. Jarjayes acquiesce puis enfile les vêtements raides de saleté de l’allumeur de réverbères. Malgré sa répugnance, il glisse ses pieds nus dans les gros souliers et dissimule son crâne sous une mauvaise perruque de cheveux emmêlés. Pour parfaire son déguisement, il se coiffe d’un chapeau sans doute plein de vermine et frotte la peau trop blanche de ses mains et de son visage avec un peu de suie restée sur la boîte en fer-blanc. En traînant un peu les pieds et en courbant le dos pour dissimuler son visage, l’illusion est parfaite. Ne reste qu’à espérer que personne ne lui adressera la parole. Sa voix le trahirait immédiatement. Le chevalier de Jarjayes n’a rien d’un comédien, et il ne saurait parler comme un gars du peuple. – Vous êtes sûr de vous ? demande une nouvelle fois Toulan, qui sait qu’il ne pourra être d’aucun secours à Jarjayes si jamais il est découvert. Le chevalier ne répond pas. Il se contente d’incliner la tête et de quitter son bureau, Toulan sur les talons. Quand il le voit ainsi accoutré, son valet tressaille. L’odeur dégagée par le passage de son maître lui soulève le cœur. – Monsieur ? demande-t-il sans y croire.
Jarjayes se redresse et sourit d’un air grave. – Si je ne reviens pas, mets ma femme en lieu sûr, déclare le chevalier. – Mais Monsieur… – Souhaite-moi bonne chance…
9
L’a
umeur de réverbères
l’heure de sa dernière promenade dans la cour du Temple, l’ancienne reine croise l’allumeur de réverbères, comme chaque soir. Elle le reconnaît à l’odeur de suie et de crasse qui se dégage de ses vêtements. Une odeur insupportable qui lui retourne l’estomac à chaque fois. Mais Marie-Antoinette se refuse à rien laisser paraître ou à se mettre un mouchoir sur le nez. Depuis qu’elle est ici, elle a appris à connaître les uns et les autres et à les respecter, quels que soient leurs défauts ou leur crasse. Elle ne méprise que ceux qui cherchent à l’humilier et à la rabaisser ; les autres ne sont que de pauvres bougres qui n’ont bien souvent pas choisi d’être ici et qui craignent chaque jour pour leur vie. Des hommes ou des femmes qui se sont laissés entraîner dans la tourmente et qui ne partagent pas toujours les grandes idées de la Révolution. Eux, ce qu’ils veulent, c’est avoir de quoi manger et faire vivre leur famille. Le reste importe peu. À
– Votre Majesté ? Marie-Antoinette tressaille. Cette voix ! Il lui semble la reconnaître. Elle jette des regards furtifs autour d’elle afin de découvrir d’où lui parvient cette voix surgie du passé. Heureusement pour elle, il commence à faire nuit, la pénombre envahit peu à peu la cour et personne n’a remarqué son trouble. – Votre Majesté, je suis là ! Marie-Antoinette se tourne doucement vers l’allumeur de réverbères qui s’est incliné légèrement.
– Vous ? souffle-t-elle, médusée. L’allumeur de réverbères sourit en coin. – François-Augustin Reynier de Jarjayes, pour vous servir. Il se redresse prudemment, histoire de faire voir à la reine son visage. Elle observe un moment celui qui lui fait face. Elle cherche à retrouver sous la crasse un trait familier, elle le scrute longuement puis plonge ses yeux clairs dans les siens. Elle sourit. – Vous ici…, dit-elle alors d’une voix à peine audible. Tout à coup, l’émotion la submerge. Se retrouver en présence de l’un des siens lui procure une joie incommensurable. Mais bien vite, elle se ressaisit ; ce n’est pas le moment de se laisser aller. Le temps de Jarjayes avec elle est compté, ils doivent parer au plus pressé. L’allumeur de réverbères ne reste jamais longtemps dans la cour ; s’il s’éternise ce soir, il va immédiatement attirer l’attention sur lui. – Méfiez-vous de cette femme qui nous garde, prévient la reine pour commencer. La Tison. Je m’en méfie plus que de quiconque. Si elle a le moindre soupçon, je suis sûre qu’elle nous dénoncera. – Toulan m’a prévenu. Il m’a également exposé son plan. Cela me paraît être une bonne idée. Et réalisable. Vous pouvez compter sur tout mon soutien et mon aide. – Je ne saurai jamais me montrer assez reconnaissante, souffle la reine. – Attendez d’être sortie d’ici pour me remercier. Seulement… Tout en parlant, Jarjayes allume les réverbères de la cour. Ce n’est pas chose aisée mais il y parvient tout de même. Il n’y a que lorsqu’il se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre les lampes que ses chevilles trop blanches apparaissent sous son pantalon sale. Marie-Antoinette les repère aussitôt et s’effraye qu’un autre qu’elle ne les remarque. Un allumeur de réverbères à la peau si blanche, cela ne s’est jamais vu. – Vous ne devriez pas…, murmure-t-elle. – C’est un honneur. – Non. Vous ne devriez pas vous hisser ainsi.
– Me hisser ? Le chevalier ne comprend pas. Il ne s’est rendu compte de rien. – Vos chevilles. Elles sont… – Mes chevilles ? Voyant que le chevalier ne comprend pas, et jugeant qu’il est inutile de perdre du temps, Marie-Antoinette n’insiste pas. Mais quand Jarjayes se met sur la pointe des pieds à nouveau et dévoile sa peau blanche, elle donne un rapide coup de soulier dans la terre de la cour qui éclabousse les chevilles du chevalier. Jarjayes sursaute et se retourne. – Vous disiez ? poursuit Marie-Antoinette sans relever.
La reine a un comportement étrange, mais Jarjayes n’a pas de temps à perdre. Il poursuit son ouvrage tout en parlant. – Je crains que… Marie-Antoinette se tient à quelques pas et tend l’oreille. Quand son pantalon se soulève une nouvelle fois, elle souffle un peu : le résultat n’est pas extraordinaire mais c’est déjà mieux. – Que craignez-vous ? reprend-elle. – N’avoir qu’un seul complice ici, au Temple, me semble trop léger. Nous devons trouver une autre personne pour nous aider. Toulan ne pourra se charger de tout, il risquerait de devenir suspect. À force de venir vous voir, il pourrait se faire prendre avant même que nous n’ayons tout mis au point. – Y a-t-il quelqu’un que vous pourriez mettre dans le secret ? demande la reine. – Je me charge de trouver les personnes de confiance qui vous feront sortir de France, mais c’est du Temple qu’il faut vous évader en premier ; c’est dans le Temple lui-même qu’il nous faut un… Le chevalier s’arrête subitement et concentre toute son attention sur le réverbère qu’il est en train d’allumer. Un garde s’approche d’eux. MarieAntoinette s’écarte doucement. – Holà l’ami ! salue le garde. – Mmm, grogne Jarjayes. Le garde regarde un instant Marie-Antoinette qui reste non loin et poursuit sa ronde en bougonnant. Il commence à se faire tard. Il a hâte de rentrer chez lui mais il doit rester là jusqu’à la relève. Il marche vers un coin de la cour où il sait qu’il ne peut pas être vu, pour se reposer. Pour rien au monde il ne céderait sa place. Ce poste est une aubaine car il lui procure un petit revenu. Mais quel ennui ! Il ne se passe presque jamais rien, et les prisonniers sont loin d’être les personnages dangereux qu’on lui avait décrits. Une veuve, deux enfants, une fille célibataire qui tient lieu de compagne et de nurse. Non vraiment, il n’y a pas là de quoi faire tant de secrets et prendre tant de précautions.
Le chevalier de Jarjayes guette le coin de la cour. Quand il est sûr que le garde ne reviendra pas de sitôt, il se rapproche de Marie-Antoinette. – Il nous faut un complice, reprend-il. Ici, au Temple. – Vous voulez que je vous recommande quelqu’un ? demande alors la reine qui n’a pas besoin que Jarjayes soit plus explicite pour comprendre. – Tout à fait, Votre Majesté. – Cessez de me servir du « Votre Majesté », avertit la reine. Vous voulez que quelqu’un vous repère ? Savez-vous qu’ici, on ne m’appelle plus que « la veuve Capet » ? À l’évocation de son mari guillotiné quelques jours plus tôt, la voix de la reine se brise légèrement. – Vous êtes toujours ma reine, s’empresse de dire Jarjayes. – Eh bien, contentez-vous d’un « Madame ». Cela suffira amplement. – Bien, Votr… Madame. Mais déjà la reine est passée à autre chose. Elle réfléchit aux gens de son entourage, à ceux qu’elle côtoie régulièrement et qui viennent de l’extérieur, à tous ces gens qui lui témoignent de la pitié, voire même de l’amitié ; ceux qui ne voient en elle qu’une femme veuve et non pas une reine. Ils sont nombreux, mais combien accepteraient de risquer leur vie pour elle et sa famille ? – Il y en a bien un, dit-elle finalement. Le chevalier de Jarjayes retourne lentement vers l’entrée de la prison. Il ne peut s’attarder plus longtemps sans éveiller les soupçons. La reine le suit quelques pas derrière, sans en avoir l’air. – Il s’appelle Lepître. – Il nous aiderait ? – C’est un ancien royaliste, un lettré, un professeur. Il a plusieurs fois fait savoir qu’il était de notre bord. Pour cela, il usait du latin avec mon mari. Je réponds de sa personne. Toulan saura le convaincre.
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Un nouveau complice
–
U
n complot ! Quelle merveille !
Lepître s’enflamme. Toulan regarde d’un œil curieux le petit homme ventripotent qui marche en boitant. Voici deux jours qu’il enquête sur lui et il a encore du mal à se faire une opinion sur le personnage. Il s’étonne qu’un homme si laid et si insignifiant ait réussi à attirer l’attention de la reine. Pourtant, Marie-Antoinette semble sûre d’elle : Jacques-François Lepître est un homme digne de confiance. Mais Marie-Antoinette n’a pas choisi Lepître pour sa seule loyauté. L’homme est président du comité des passeports. Lui seul est en mesure de fournir à la reine et à sa famille les papiers nécessaires à leur sortie de France. – Un complot ! C’est digne d’une tragédie grecque ! s’exclame l’ancien professeur de lettres. Je suis votre homme. Nous délivrerons la reine ! – Chhhhhut ! Malheureux ! Lepître est si emporté qu’il en oublie toute prudence. Toulan regarde autour de lui avec anxiété ; il ne manquerait plus que cet imbécile fasse échouer le projet avant même qu’il ait eu la moindre chance d’aboutir. Dans cette histoire, tous risquent leur vie s’ils se font prendre. Comme personne n’est en vue, Toulan expose à Lepître son plan. À mesure qu’il le détaille, le sourire de Lepître s’élargit. Des déguisements, une fuite en calèche les ennemis aux trousses… Il se croirait devenu le héros des livres qui l’ont nourri pendant toutes ces années. Il est persuadé qu’il va entrer dans
l’Histoire, avec ce coup de génie. C’est osé, terriblement osé, mais si cela réussit, la postérité s’en souviendra. Toulan sourit à son tour ; la reine ne s’est pas trompée : l’homme est enthousiaste et prêt à coopérer. – Il nous faudra des passeports pour tous, déclare Toulan. Tu pourras nous les procurer ? Lepître opine du chef. Oui, sans problème. Il n’est pas à son poste pour rien. Là encore la reine a vu juste, et Toulan s’en félicite. Les deux hommes conviennent des grandes lignes, ajustent quelques détails et se donnent rendez-vous prochainement. Moins ils sont vus ensemble et mieux cela est. Il ne faut pas que quelqu’un puisse faire le rapprochement entre les deux hommes si jamais l’un des deux est pris. Quand Toulan quitte Lepître, il est satisfait. Son équipe est au complet. Son plan audacieux va pouvoir se faire. Hélas, le lendemain, c’est un Lepître beaucoup moins enthousiaste qui vient aux devants de la reine. La nuit porte conseil. Ou plutôt, elle refroidit les esprits enflammés. Lepître a mesuré tout ce qu’il risquait dans cette affaire, et il a pris peur. – Ma femme, ma maison, mon poste, énumère-t-il à la reine. Sans compter mon commerce qui prospère bien. J’ai monté un petit pensionnat. Cela fait beaucoup de choses auxquelles je dois renoncer. Car je devrai fuir avec vous après cette histoire. C’est certain. Qui s’occupera de mes affaires pendant mon absence ? De ma femme ? Lepître tripote son chapeau de feutre mou en baissant la tête. Il veut se faire plaindre, que la reine se rende compte de tous les sacrifices qu’il accepte pour elle. Il a une petite idée derrière la tête, et pour cela, la reine doit avoir pitié de lui. – Bien sûr je souhaite vous venir en aide, dit-il. Je vois bien que vous ne méritez pas cette vie. Mais c’est que… Ma femme… Lepître joue un peu la comédie, mais il ne se lancera pas dans l’aventure sans garantie. Il n’est pas un idéaliste comme Toulan. Il n’agit pas seulement par bonté d’âme.
– Vous comprenez, Madame, c’est beaucoup pour un seul homme. Si seulement vous pouviez me dédommager… Ça y est, le mot est lâché. La reine plisse les yeux et regarde l’homme qui lui fait face. De l’argent. Il veut de l’argent. Si Toulan n’a rien accepté de la reine, Lepître se montre plus gourmand. Elle aurait dû s’y attendre. Mais maintenant il est trop tard pour reculer. Lepître est au courant de toute l’affaire, il pourrait les trahir. Et puis, il leur faut ces fameux passeports. – Vous avez raison, dit-elle finement. Je vais demander que l’on vous donne une coquette somme d’argent. Le regard de Lepître s’éclaire un court instant. Il ne pensait pas que cela serait si facile. – Vous pourriez…, glisse-t-il. – Ne vous inquiétez de rien. Vous serez fortement récompensé pour votre dévouement, souffle Marie-Antoinette. La reine promet de l’argent, beaucoup d’argent à Lepître, même si elle n’a rien avec elle. Elle compte sur Jarjayes pour contacter son ancien banquier personnel qui a encore de l’argent à elle. Il est loin le temps où il lui suffisait d’écrire « Payez » sur un billet pour ouvrir les caisses et s’offrir ce qu’elle voulait.
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Rose Bertin, marchande de modes
Versailles, 1770 –
M
lle Bertin, Votre Majesté, lui souffla un domestique à l’oreille.
La reine se redressa, regarda ses dames d’honneur réunies autour d’elle et se leva. – Mesdames, ma couturière m’attend. Puis, sans plus un seul regard pour celles qui se pliaient sans cesse à ses quatre volontés, Marie-Antoinette t volte-face et sortit de la pièce. Elle allait rejoindre sa marchande de modes, Rose Bertin, qui venait avec ses cartons à dessin deux fois par semaine. Pour rien au monde elle n’aurait manqué ce rendez-vous. Le pas léger, Marie-Antoinette se dirigea vers le cabinet privé où elle retrouva sa modiste. – Ma bonne amie, lui lança-t-elle, j’ai hâte de découvrir les merveilles que vous m’apportez. J’ai reçu de nombreux compliments sur ma dernière tenue de gala. – Ce taffetas parme vous seyait à ravir. – Non, pas celle-ci. Celle avec les eurs naturelles que vous aviez brodées sur le corsage. Une splendeur. Même mon époux l’a trouvée d’une extrême élégance. Rose Bertin sourit. Elle confectionnait tant et tant de robes pour la reine qu’elle en oubliait parfois certains modèles. Mais celle-ci, oui, elle s’en souvenait. Elle était venue en personne auprès de la reine pour terminer la robe avant le bal. Les eurs fraîches n’auraient pas supporté d’être préparées longtemps à l’avance. Assise sur un fauteuil, à la lumière d’une fenêtre, elle avait passé deux heures à broder les tiges
fragiles à même le tissu. Un travail lent et minutieux qu’elle avait fait payer une fortune à la reine. – Ceci devrait vous plaire, Votre Majesté, dit la modiste en ouvrant devant elle un carton dans lequel elle avait glissé une série de dessins. Regardez, ajouta-t-elle en pointant du doigt une première robe, j’ai affiné encore la silhouette. Le corsage est plus ajusté, plus dégagé. Et j’ai ajouté quelques nœuds. Marie-Antoinette balaya le dessin d’un geste de la main. Cela ne lui plaisait pas. Trop chargé. Depuis peu, elle rêvait de simplicité. – Montrez-moi plutôt les modèles champêtres que je vous ai commandés, ordonna-t-elle. Rose Bertin s’exécuta aussitôt en dévoilant plusieurs robes de mousseline légère. Marie-Antoinette attrapa les dessins et applaudit. – C’est parfait ! Absolument parfait ! s’exclama-t-elle. Cela ira parfaitement avec mon Trianon. La reine avait pour projet de faire réaménager le petit château d’été de Trianon où elle espérait vivre plus simplement qu’à Versailles. Son mari le lui avait offert, et la reine avait hâte de voir les travaux commencer. À chaque rencontre, la reine et sa modiste passaient de longs moments à commenter les dessins de Mlle Bertin, choisir les tissus, décider des accessoires… Marie-Antoinette commandait toujours plus de robes à celle qui était devenue avec le temps une con dente et une amie. À chaque saison, il fallait renouveler les douze robes de gala pour les réceptions de la matinée, les douze robes de cérémonie pour le soir, et les douze déshabillés pour l’après-midi quand il n’y avait pas de grandes occasions. Et comme personne n’aurait compris que la reine porte deux fois la même robe, elle en faisait faire une centaine d’autres chaque année. Marie-Antoinette examina les dessins proposés par Rose Bertin. D’un geste de la main, elle écartait ceux qui ne lui plaisaient pas. Son goût était sûr, son œil averti. Un simple croquis lui permettait de se gurer parfaitement le vêtement, et il lui arrivait de faire corriger quelques détails à la modiste quand ils lui semblaient trop lourds ou disproportionnés. Partout en France, les grandes dames de la noblesse enviaient à Marie-Antoinette son sens inné de la mode. Elles essayaient de la copier
et se ruaient chez Rose Bertin dès que la reine arborait une nouvelle robe a n de s’en faire faire une semblable. Toutes les princesses d’Europe avaient également les yeux rivés sur la cour de France a n de s’inspirer des dernières tendances vestimentaires. Seule, à la cour d’Autriche, la mère de Marie-Antoinette, l’impératrice Marie-érèse, voyait d’un très mauvais œil ce goût immodéré pour les beaux atours. D’après elle, tout cela n’était que des frivolités dignes d’une actrice mais non d’une reine de France. Lorsque les dessins des prochaines robes furent sélectionnés, Rose Bertin montra à la reine quelques étoffes qu’elle avait fait porter. Pour la marchande de modes, chaque séance avec la reine demandait une préparation minutieuse. Certes elle dessinait les modèles, mais elle devait aussi être en mesure de présenter à la reine tout ce qui se faisait de plus beau a n de sublimer sa beauté. Ainsi, la couturière faisait travailler une centaine de fournisseurs à travers tout le pays. Tissus, fourrures, ls, boutons, broderies, dentelles… Les ateliers de son magasin, Le Grand Mogol, regorgeaient de merveilles qui arrivaient chaque jour des quatre coins de France. – Ce brocart est sublime, dit la reine en caressant une soie émeraude rehaussée d’arabesques brodées au l d’argent. – Il arrive tout droit de la manufacture de Saint-Maur, Votre Majesté. – Mais il me semble lourd. Ne pourrait-on pas le tisser plus nement ? – Certainement, Votre Majesté. Marie-Antoinette t une petite moue délicieuse et sourit. Elle savait qu’un tissu plus n serait plus onéreux mais elle ne doutait pas que son époux lui signerait l’un de ses billets pour lui permettre de puiser un peu plus d’argent dans sa cassette personnelle. Le roi ne lui refusait presque jamais rien. – Oui, ce sera mieux ainsi. Rose Bertin nota dans un coin de sa mémoire qu’il lui faudrait aussitôt prévenir son fournisseur a n qu’il reprenne rapidement son travail. Lorsque la reine choisissait une tenue, elle voulait pouvoir la porter rapidement après. C’était l’une des raisons d’ailleurs qui obligeaient Rose Bertin à avoir une trentaine de couturières sous ses ordres. Plus vite elles travaillaient et plus la marchande de
modes réussissait à vendre de nouvelles toilettes à la reine. Rose Bertin menait sa petite entreprise d’une main de maître. – Et pour la dentelle ? demanda la reine. Mlle Bertin sortit alors plusieurs échantillons de dentelle de Calais, d’Alençon ou du Puy. La reine passa ses longs doigts sous les nes étoffes que de petites mains patientes avaient cousues durant de longues heures. – Je ne sais…
12
L’emba
as du choix
n peu plus loin dans le château, l’arrivée de Rose Bertin mobilisait beaucoup d’autres personnes, car tandis que la reine choisissait les tissus qui mettraient en valeur sa beauté, on déchargeait toutes les nouvelles toilettes que les ateliers de la modiste avaient terminées. U
– Les déshabillés par ici, ordonnait la dame d’atours qui s’occupait de la manœuvre. Pour les robes, vous les placerez dans cette grande armoire. Les domestiques dé laient, les bras chargés de modèles encombrants. La dame d’atours y jetait un rapide coup d’œil et les envoyait à droite ou à gauche pour les ranger aux bons endroits. Elle ne s’attardait pas à étudier chaque robe, elle aurait bien le temps de le faire après. Pour le moment, elle veillait à ce que tout se passe rapidement et sans accroc. Il était arrivé une fois qu’une robe soit abîmée pendant cet étrange déménagement, et la dame d’atours avait manqué être renvoyée. Heureusement, Rose Bertin avait immédiatement dépêché l’une de ses meilleures couturières qui avait réparé les dégâts avec un petit point si n que personne n’avait jamais pu retrouver l’endroit où la robe avait été déchirée. – Place ! Place ! L’homme qui arrivait à présent avançait à l’aveuglette, dissimulé sous un amoncellement de cartons à chapeau. – Vous n’auriez pas dû vous charger autant. Vous risqueriez d’en faire tomber, le gourmanda la dame d’atours. – C’est qu’il y en a tellement, madame.
– Vous avez également les chaussures ? – Oui. Elles sont étiquetées pour pouvoir les associer aux tenues. La dame d’atours sourit : la marchande de modes de la reine était une vraie professionnelle. Mais elle n’avait pas le temps de rêvasser, elle aussi devait se montrer professionnelle. Dès qu’un habit, un carton ou un accessoire était apporté, elle le notait scrupuleusement dans une sorte de grand livre. Plus tard, elle ferait l’inventaire de tout ce vestiaire extraordinaire. Et elle mettrait de côté les robes qui ne serviraient plus, car elles avaient déjà été portées, et partiraient à la réforme, c’est-à-dire chez elle en grande partie. Quand tout fut terminé, un domestique apporta un dernier petit carton à la dame d’atours. – Les échantillons, dit-il simplement. – Les précieux échantillons, le remercia la dame d’atours avec un sourire. Maintenant que tout avait été déchargé, c’était à son tour de s’atteler vraiment à la tâche. La dame d’atours s’installa à son bureau et ouvrit le dernier carton qu’on lui avait apporté. Elle en sortit précautionneusement les petits échantillons de tissu que Rose Bertin avait déposés : un pour chaque nouvelle tenue. Puis la dame d’atours sortit d’un tiroir le long livre qu’elle présentait chaque matin à la reine. Elle épingla un à un les nouveaux échantillons sur les pages et retira les plus anciens. Demain matin, la reine feuilletterait l’ouvrage et choisirait les tissus qui lui plaisaient le plus. Cela déterminerait ses tenues pour la journée. Ensuite elle choisirait les accessoires : châles, gants, corsages, bas, rubans… Le choix pouvait être long et fastidieux si le temps risquait d’être changeant. Mais Marie-Antoinette n’y dérogeait jamais. Il aurait fallu de graves événements pour qu’elle ne prît pas ce moment chaque matin.
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Premiers soupçons
Paris, 1793 a Tison plisse le nez et regarde d’un air mauvais le commissaire qui se présente à la porte du Temple. L
– Il vient bien souvent celui-ci, dit-elle en reniflant à son mari assis derrière elle. – Et alors ? demande ce dernier. Son travail, c’est de venir régulièrement surveiller comment va la veuve Capet. Et il fait bien son travail ! Et puis, ça nous évite d’y aller la voir, nous ! – Il n’empêche qu’il vient bien souvent quand même, répète sa femme en voyant Toulan passer non loin d’elle avec son écharpe tricolore. Je jurerais qu’il cache quelque chose. Toulan se retourne. Il sent peser sur lui un regard malveillant. Quand il découvre la Tison qui l’épie, il lui sourit franchement et marche droit sur elle.
– Alors, citoyenne, quelles nouvelles ce matin ? Il parle avec un fort accent du Sud-Ouest qui lui donne immédiatement un air sympathique. Son sourire est si sincère, sa bonne humeur si évidente que la Tison est déstabilisée. Elle aurait préféré qu’il ne la voie pas et qu’il ne lui parle pas. – Oh, bougonne-t-elle, pas grand-chose. Mais elle se reprend bien vite, sournoise. – Vous ne trouvez pas que la veuve Capet est bien pâle en ce moment ? susurre-t-elle. Je m’inquiète à son sujet. C’est là la principale ruse de la Tison. En faisant croire qu’elle a pris MarieAntoinette et sa famille en pitié, elle espère qu’on lui fera quelques confidences. – Ah ! Ça oui ! lance Toulan, jovial. Une pâleur de morte ! Et il éclate de rire, gras et puissant. C’est là tout l’art de Toulan : se faire passer pour le plus convaincu des révolutionnaires pour pouvoir agir à sa guise. Puis il s’éloigne, mais tout à coup, il se ravise et revient sur ses pas. – J’oubliais, dit-il. J’ai pensé à vous. La Tison sourit de travers. Ces quatre petits mots sont magiques à son oreille. Toulan porte la main à la poche de sa carmagnole et en sort une blague à tabac. – Du tabac, glisse-t-il en prenant des airs de conspirateur. D’Espagne. Derrière la Tison, le mari s’est redressé et a tendu l’oreille. Du tabac d’Espagne ! C’est leur péché mignon à lui et à sa femme. – Comme vous me l’avez demandé, ajoute Toulan en forçant un peu sur la voix. Aussitôt, la Tison rentre la tête dans les épaules et lui fait signe de ne pas parler trop fort. Si on venait à apprendre qu’elle profite de sa place pour se faire offrir quelques cadeaux, on la soupçonnerait aussitôt de complicité avec l’ennemi.
Toulan glisse la blague à tabac dans la main de la concierge et lui donne une bourrade sur l’épaule. – Allons ! Vous savez que je ne peux rien vous refuser, clame-t-il d’une voix tonitruante. Toulan joue son rôle à merveille. En mettant la Tison dans une situation embarrassante, il lui fait passer l’envie de se plaindre de lui pour quelque temps. La bonne femme aura trop peur qu’il la dénonce à son tour s’il venait à être arrêté par sa faute. Elle devra au moins attendre d’avoir prisé tout le tabac pour qu’il ne reste aucune preuve de sa duplicité. Passé le contrôle de la Tison, Toulan respire mieux et retrouve un air grave. Il se méfie d’elle comme de la peste, et il sent qu’il va lui falloir redoubler de précautions. Heureusement que Lepître a accepté la proposition de la reine ; il pourra prendre le relais. Ainsi il ne sera plus le seul à aller et venir au Temple. À force, il risque vraiment d’être repéré. Quand il approche de la chambre où se trouve la reine, Toulan grimace. Le jeune dauphin Louis est en train d’étudier avec sa mère. Ce petit garçon est très attachant mais il lui semble presque aussi dangereux que la Tison. Du haut de ses sept ans et demi, il pourrait parler s’il apprenait quelque chose. Sa curiosité est sans borne, et la moindre animation dans cette vie de prisonnier est pour lui un motif de réjouissance. S’il découvre ce qui se trame avec sa mère, sa tante et sa sœur, il risquerait d’en parler aussitôt sans penser faire le moindre mal. Quand Marie-Antoinette aperçoit Toulan à la porte de sa chambre, elle fait un signe de tête entendu à sa belle-sœur, Madame Élisabeth. Cette dernière comprend aussitôt. – Louis, venez donc jouer un peu dans la tourelle. Votre maman est fatiguée. Le garçonnet, ravi de ne pas étudier plus longtemps, se lève aussitôt et suit sa tante avec enthousiasme. Quand il passe devant Toulan, il lui adresse un large sourire. L’enfant aime bien ce commissaire toujours aimable et de bonne humeur car quand il est là, sa mère a l’air moins grave. Souvent aussi, il lui glisse quelques blagues à l’oreille.
Sitôt l’enfant éloigné, Toulan s’approche de la reine. Il retire sa veste puis sa chemise. – Mais que faites-vous ? Voyons, Fidèle ! Toulan rit doucement. Sans rien dire, il défait une longue bande de tissu qui enserre sa poitrine. Un paquet mou tombe à terre. – C’était pour moi la seule façon de le faire passer sans être vu, explique-t-il à la reine sur un ton jovial. Il se rhabille sans quitter son sourire puis ramasse le paquet. – Il vous faudra trouver un endroit où cacher cela, Madame, souffle-t-il. Il promène son regard sur la pièce. Marie-Antoinette fait de même. Ils cherchent tous deux l’endroit idéal où ils pourraient glisser le paquet. Ici, les murs de la chambre sont recouverts d’un vilain papier vert avec de grands dessins. Les meubles sont rares dans la pièce : un lit simple à colonnes pour Marie-Antoinette, une couchette pour sa fille, Marie-érèse, un canapé et une cheminée surmontée d’un miroir et d’une pendule. Rien à voir avec le luxe des appartements de Versailles ni avec le raffinement de la décoration au château de Trianon où la reine aimait passer du temps. Finalement, Toulan s’approche de la couchette, dégage l’un des dossiers et glisse le paquet derrière. – C’est Mme de Jarjayes, la femme du chevalier, qui vous a confectionné cet uniforme, explique-t-il en veillant à ne pas parler trop fort. Marie-Antoinette sourit. La bonne Mme de Jarjayes. Elle aura sans doute apporté tout le soin nécessaire à cet ouvrage. Et puis, elle connaît la taille de la reine pour l’avoir tant de fois aidée à s’habiller. – C’est un uniforme de commissaire municipal, s’excuse Toulan, confus de faire endosser à la reine le costume de ceux qui la détestent le plus. C’est ce qui nous semble le moins risqué. – Ne vous inquiétez pas, Fidèle, le rassure la reine en souriant. Ce ne sera pas la première fois que je me déguiserai. Considérons que cela sera une expérience… – elle hésite sur le dernier mot –… divertissante.
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Ni vue ni connue
Versailles, 1774 a reine Marie-Antoinette frissonna de plaisir. Dans le carrosse qui l’entraînait vers Paris à vive allure, elle se sentait libre. Ce soir, elle se rendait à l’opéra. Le temps d’une soirée, elle allait oublier qu’elle était reine ; elle allait oublier l’étiquette et les intrigues : elle allait être elle-même. L
La reine tournait entre ses longs doigts le masque de soie claire que Rose Bertin avait spécialement conçu pour elle. Il était ourlé de eurs en tissu qui remontaient jusqu’à la racine de ses cheveux et donnaient l’impression de se mêler à sa coiffure lorsqu’elle le portait. Ce soir, après l’opéra, elle sortirait masquée, incognito. Personne ne pourrait la reconnaître. – Où nous amenez-vous ce soir, Votre Majesté ? demanda la jeune femme assise aux côtés de la reine.
Mme de Lamballe était l’amie de Marie-Antoinette. Elle était calme et sérieuse et n’accompagnait que très rarement la reine lors de ses escapades à Paris. Toutefois, elle ne pouvait refuser à chaque fois. La reine s’en agaçait de plus en plus souvent, lui reprochant d’être trop raisonnable. Si la princesse s’entêtait à ne jamais participer aux sorties de la reine, elle risquait de perdre sa place de favorite. D’autant qu’une autre jeune femme, la comtesse Gabrielle de Polignac, commençait à avoir de plus en plus d’in uence sur la jeune reine. Gabrielle de Polignac était beaucoup moins sage que la princesse de Lamballe. Elle poussait la reine à n’écouter que son cœur quand il lui aurait fallu écouter un peu plus sa tête. Car MarieAntoinette oubliait bien trop souvent qu’être reine comportait aussi des devoirs. Elle ne s’intéressait pas aux affaires du pays, ni aux hommes et aux femmes de son peuple. Elle se contentait de pro ter des avantages de sa position sans beaucoup se préoccuper de ce qu’une souveraine aurait dû faire pour être respectée et aimée. – Nous retournons voir l’opéra de mon cher Gluck, déclara la reine. – Ne l’avez-vous pas déjà vu plusieurs fois ? – Qu’importe ! Gluck mérite mon soutien et mon admiration. Son opéra Iphigénie est remarquable. La reine sourit en repensant au soir de la première où toute la cour, et même le roi, était venue assister au spectacle. Elle avait été si enchantée de cet opéra qu’elle s’était levée et avait applaudi vivement. Mme de Noailles, « Mme Étiquette », en avait fait un malaise ! Que la reine applaudisse, cela ne se faisait pas. Heureusement, Louis XVI, qui soutenait toujours sa femme, avait applaudi à son tour. Mme de Noailles avait eu besoin de sels pour recouvrer ses esprits ! – Je regrette seulement que Mlle Bertin n’ait pas eu le temps de terminer ma robe d’Iphigénie, dit soudain la reine d’une voix boudeuse. Cela aurait été bien mieux approprié. – Mais plus triste aussi, remarqua la princesse de Lamballe. Tout ce tissu noir dont vous m’avez parlé me donne le bourdon. – Oh non, c’est ravissant. Et tellement dramatique. Attendez de voir le résultat et vous serez époustou ée. – Je n’en doute pas, Votre Majesté. Vous transformez le moindre habit.
– Saviez-vous que M. Léonard, mon coiffeur, a également inventé une coiffure à la Iphigénie ? continua Marie-Antoinette sans relever le compliment. – Non, je l’ignorais. – Le brave homme. Quelle imagination ! Il a créé une coiffure faite de plumes et de rubans noirs avec, au centre, la demi-lune de Diane chasseresse. – Cet homme n’est jamais à court d’idées. – Il est le meilleur. Marie-Antoinette t passer entre ses doigts le masque de soie qui ne l’avait pas quittée. – Oui, soupira-t-elle. C’est vraiment dommage que je ne puisse pas être habillée pour la circonstance. Elle s’arrêta longuement, jeta un coup d’œil en coin à son amie et lui glissa, espiègle : – Et si nous allions directement à ce bal que donne l’un de nos amis ? susurra-telle. Je réserve notre prochaine sortie à l’opéra pour quand ma marchande de modes aura terminé son ouvrage. – Mais M. Gluck ne risque-t-il pas de vous attendre pour commencer son opéra ? s’inquiéta Mme de Lamballe. – Qu’à cela ne tienne ! Il attendra un peu, et quand il verra que je ne suis pas là, 2 il commencera. Nous nous amuserons davantage à cette redoute masquée. Marie-Antoinette se pencha et frappa contre la cloison du carrosse. Aussitôt, la tête d’un laquais apparut dans l’encadrement de la fenêtre. – Votre Majesté ? – Nous n’allons plus à l’opéra, déclara la reine. Rendez-vous directement chez notre ami. Il ne nous attend pas maintenant mais nous lui ferons la surprise. En arrivant un peu plus tôt, la reine espérait passer totalement inaperçue : personne ne s’attendant à la voir arriver à cette heure-là, personne ne pourrait se douter que c’était elle. Elle sourit d’aise à son idée audacieuse. Ne plus être la reine le temps d’une soirée, tel était son rêve le plus secret.
Le carrosse ralentit. On approchait. Marie-Antoinette posa le masque sur son joli nez et tourna la tête pour que Mme de Lamballe le lui attache. Quand ce fut fait, elle sourit. Elle ne se voyait pas mais elle se savait belle. La robe couleur pêche qu’elle avait choisie pour la soirée lui allait à ravir. Le décolleté arrondi et profond mettait en valeur sa jolie poitrine et sa peau blanche, le corset soulignait sa taille si ne, et les paniers drapés de soie accentuaient encore plus l’élégance de sa silhouette. Même son pied, glissé dans des chaussures pointues du même tissu que sa robe, était d’une nesse extrême. Mme de Lamballe regardait son amie avec une admiration non dissimulée. À son tour elle mit son masque et soupira. Elle ne se sentait pas du tout aussi jolie que la reine et elle s’attendait à passer une soirée épouvantable. Sans cesse elle devrait surveiller cette dernière et la suivre partout. Lorsqu’on ouvrit la porte du carrosse, Marie-Antoinette ne laissa pas au valet le temps de l’aider à descendre. Elle sauta à terre d’un geste léger. – Que Sa Majesté passe une bonne soirée, la salua le valet en s’inclinant. Marie-Antoinette claqua la langue, agacée. Ici, elle n’était plus reine ; elle ne voulait plus qu’on l’appelle « Majesté ». Elle voulait être comme tout le monde. – Madame ? À peine était-elle descendue de son carrosse qu’un homme s’approcha d’elle et lui proposa son bras pour entrer. Marie-Antoinette sourit. Il ne l’avait pas reconnue. Son déguisement était parfait. Elle saisit le bras de l’inconnu qui était masqué lui aussi et se laissa entraîner à l’intérieur. Mme de Lamballe la suivit en courant presque. Tandis que Marie-Antoinette avançait, altière et magni que, sa dame de compagnie se sentait terriblement pataude et gauche. Pourtant, elle sourit de bon cœur en regardant son amie qui pensait passer inaperçue avec seulement un masque pour dissimuler son visage. Marie-Antoinette oubliait qu’elle respirait la grâce et l’autorité. « Même déguisée en souillon, la reine resterait la reine », ne put s’empêcher de penser la dèle princesse.
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Pour l’honneur
Paris, 1793 es choses s’organisent de mieux en mieux entre Toulan, Lepître et Jarjayes. Le chevalier a réussi à retrouver le banquier de la reine, qui a accepté de lui donner la forte somme qu’elle lui réclame pour payer Lepître. À ce propos, la reine a demandé à Jarjayes, par message interposé, de récompenser aussi Toulan pour sa loyauté et son courage, mais ce dernier ne veut rien savoir. Lorsque le chevalier lui en a parlé, il s’est indigné et a refusé tout net. Il n’est pas ce genre d’homme. L
– Je ne veux rien recevoir, déclare-t-il à la reine dès qu’il a l’occasion de la voir depuis que Jarjayes lui a proposé de l’argent. – Vous vous mettez en danger. – Considérez que je ne fais que mon devoir. – Mais vous allez devoir vous enfuir vous aussi, vous aurez besoin d’argent. – J’ai quelques réserves. – Et votre femme. – Elle est d’accord. La reine bataille mais Toulan ne veut rien lâcher. Il se sent presque offensé qu’elle ait pu penser qu’il faisait ça pour de l’argent. – Je ne pourrai donc jamais vous remercier ? déplore la reine. – Vous savoir libre sera ma récompense.
– C’est bien peu de chose. – C’est énorme. – Vous n’accepterez vraiment rien de moi ? continue-t-elle d’insister. Je me sens si démunie de ne pouvoir rien vous donner en échange de l’immense sacrifice que vous faites pour moi. – Si je pouvais seulement garder de vous un petit souvenir, cela me suffirait amplement, cède alors Toulan. La reine n’attend pas une seule seconde qu’il change d’avis. Elle glisse la main dans la poche de sa robe de veuve et tend à son fidèle ami une petite tabatière en or. – C’est presque le seul objet précieux qu’il me reste ici, regrette-t-elle. J’aurais aimé vous donner plus. Toulan contemple la petite boîte en or ciselé qu’elle a posée dans sa main. Ce n’est pas la première fois qu’il voit un tel objet mais celui-ci a une valeur toute différente. Il est ému. – Merci, Votre Majesté. – Continuez de m’appeler « Madame », mon bon Fidèle. Je ne suis plus reine à présent, vous le savez bien. – Merci, Madame, déclare alors Toulan. – Mais passons à la suite de votre plan, poursuit Marie-Antoinette qui redoute les émotions trop vives. Depuis qu’elle a appris la mort atroce de sa fidèle amie, la princesse de Lamballe, elle sent que ses nerfs sont plus fragiles. Elle a la larme plus facile qu’autrefois où rien ne semblait l’émouvoir. La mort de son mari, ensuite, n’a fait qu’aggraver les choses. – Je vous ai fait confectionner une douillette 3 pour vous et pour Madame Élisabeth, dit alors Toulan. Ce disant, il sort de sous son propre habit deux vêtements de drap rembourré. – C’est que, dit-il un peu gêné, vos silhouettes n’ont rien de celles d’un commissaire du peuple !
Marie-Antoinette sourit. Toulan a pensé à tout. – Mais ma fille et mon fils, s’inquiète-t-elle, comment sortiront-ils ? Là encore, Toulan a un plan. Extravagant mais fort ingénieux. Car c’est souvent ce qui semble le plus improbable qui fonctionne le mieux. – Avez-vous remarqué le lampiste ces derniers temps ? – L’allumeur de réverbères ? interroge Marie-Antoinette qui entrevoit où veut en venir Toulan. – Mmm. Il est souvent accompagné de ses deux petits. – Est-il dans le secret ? Toulan secoue la tête. – Non. C’est beaucoup trop risqué. En revanche, je pourrai aisément lui demander de se faire remplacer, comme la dernière fois avec le chevalier de Jarjayes. Un ami du nom de Ricard prendra sa place et repartira avec vos enfants… – Mais mon fils est trop jeune, s’alarme aussitôt Marie-Antoinette. Il ne comprendra pas. – Il prendra cela comme un jeu, explique Toulan. Une sorte de comédie dans laquelle il tiendrait un rôle. Ne m’avez-vous pas dit vous-même que cette expérience serait divertissante ? – Je parlais pour moi. Pas pour mon fils. – Les enfants aiment jouer. – C’est trop dangereux. Marie-Antoinette secoue la tête. Ses enfants sont tout ce qui lui reste, ce qu’elle a de plus cher au monde. Elle ne veut pas leur faire courir un tel risque. – Non ! Il se fera prendre.
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Heureuse nouve
e
Versailles, 1778 arie-Antoinette s’avança vers le roi la mine sombre et la bouche pincée. Elle semblait préoccupée. M
– Que se passe-t-il, Madame ? s’inquiéta aussitôt le roi. Quelqu’un vous a-t-il importuné ? Avez-vous appris une mauvaise nouvelle ? Louis XVI voyait rarement sa femme avec un air aussi grave. Elle d’ordinaire si riante et insouciante semblait vraiment mécontente. – Il y a en effet…, commença Marie-Antoinette en prenant son temps. – Eh bien, dites-moi vite, que je puisse régler ce qui vous tourmente. La reine se redressa alors et regarda le bon roi dans les yeux. Il s’étonna car il crut voir une lueur joyeuse au fond de ses yeux. – Je viens, Sire, me plaindre de l’un de vos sujets assez audacieux… Louis XVI bouillonnait. Il n’aimait pas que l’on manque de respect à sa femme. La reine reprit. – Me plaindre de l’un de vos sujets assez audacieux pour me donner des coups de pied dans le ventre. La reine termina sa phrase avec un franc sourire cette fois-ci. Louis XVI n’y comprenait plus rien, et puis tout à coup, il éclata de rire. Un rire puissant et
victorieux auquel se joignit aussitôt la reine. Louis XVI, fou de erté, enlaça sa femme et l’embrassa. – Oh, Madame ! Que j’aime ce sujet si téméraire ! s’écria-t-il. Est-ce donc bien vrai ? Depuis quand savez-vous ? Cela ne peut être une fausse alerte ? s’inquiéta-t-il aussitôt. Marie-Antoinette le regarda avec un air ravi. – Non, Monsieur. Je suis bien enceinte. Depuis un peu plus de quatre mois. Et cet enfant me laboure le ventre de coups de pied, ajouta-t-elle gaiement. Quelle vigueur ! – Un ls ! Ce sera certainement un ls ! – C’est ce que je souhaite aussi, Votre Altesse. Nous allons donner un héritier au trône de France ! « Et faire taire toutes ces mauvaises langues », compléta Marie-Antoinette en pensée. En n, elle tenait sa revanche. En n, elle n’entendrait plus tous ces intrigants qui se moquaient de l’incapacité du couple à avoir un enfant. Sept ans ! Il leur avait fallu sept ans pour devenir en n parents. Cette naissance allait mettre un terme aux ambitions des quelques autres membres de la famille royale qui se voyaient déjà sur le trône à la suite de Louis XVI. Oui, elle, Marie-Antoinette, allait être mère. Et une bonne mère. Et cet enfant ne serait que le premier d’une longue liste. Sa propre mère, Marie-érèse, n’avait-elle pas eu seize enfants ? Juste après le roi, la cour puis le pays tout entier furent informés de cette bonne nouvelle. On t dire des messes pour remercier de cette naissance à venir. Immédiatement, le roi t chercher les meilleures gouvernantes du royaume. Il voulait la mieux née, la plus instruite, la plus tendre, la plus able. Rien ne devait être laissé au hasard pour s’occuper de l’éducation de l’enfant royal. Et pour que toute la population puisse participer à la liesse générale, on mit de côté cent mille livres que l’on distribuerait aux pauvres le jour de la naissance. De son côté, la reine t quérir Rose Bertin pour lui faire faire des robes qui n’entraveraient pas sa taille et ne gêneraient pas le développement du bébé. Certes, pour le moment elle avait gardé sa silhouette ne et élancée, mais dès lors que la nouvelle fut officielle, sa taille s’épaissit à vue d’œil.
Marie-Antoinette, qui avait attendu ce moment avec une impatience toute compréhensible, savourait son bonheur. Les galipettes de son bébé la faisaient rire. Ses petits pieds qu’elle sentait sous sa peau tendue la ravissaient de plaisir. Elle était gaie, disait sa joie à ses amies, surveillait sa conduite, dormait plus, dansait moins. À Vienne aussi on applaudit. L’impératrice Marie-érèse, la mère de la reine, se félicitait de cette naissance à venir. En n ! Elle commençait à désespérer d’apprendre un jour la naissance de son petit- ls. Car cet enfant ne pouvait être qu’un ls ; le dauphin tant attendu.
17
Au spectacle
t puis un jour, Marie-Antoinette pâlit pendant une partie de trictrac 4 avec ses amies. E
– Votre Majesté ? Quelque chose ne va pas ? s’enquit aussitôt Mme de Lamballe, toujours parmi les dèles. Gabrielle de Polignac, qui avait réussi à prendre peu à peu la place de la princesse dans le cœur de la reine – et à devenir duchesse par la même occasion –, la regarda avec agacement. Mme de Lamballe l’énervait à entourer la reine de mille attentions. Elle la couvait sans cesse du regard, l’empêchait de faire le moindre effort. Gabrielle de Polignac, elle, préférait de loin le temps où Marie-Antoinette n’était pas enceinte : elle s’amusait davantage. Et puis la reine était plus disponible. Elle lui faisait plus de cadeaux, lui passait plus de caprices. Depuis le début de sa grossesse, Marie-Antoinette ne pensait plus qu’à son bébé. La reine reprit peu à peu des couleurs. – Tout va bien, merci. Mais quelques minutes plus tard, elle pâlit de nouveau et serra les lèvres. Cette fois-ci, la princesse de Lamballe se redressa. Cette dame n’avait jamais eu d’enfant, mais elle avait vu suffisamment de femmes enceintes dans sa vie pour savoir ce qui se préparait. – Majesté, vous devriez aller vous allonger. Je pense que votre enfant s’annonce. Votre accoucheur ne vous a-t-il pas dit que la naissance serait pour ce mois-ci ? Marie-Antoinette lui t un petit sourire grimaçant. Son ventre la tiraillait inhabituellement, en effet, mais elle refusait de s’alarmer au premier signe.
– Non, ne vous inquiétez pas. Ce n’est rien, dit-elle courageusement. Elle rosit de nouveau et se remit à son jeu. Et effectivement, il n’y eut pas de nouvelle alerte de tout l’après-midi. Gabrielle de Polignac se moqua de la mine inquiète de Mme de Lamballe. Cette dernière ne releva pas, mais quand, à minuit, la cloche se mit à sonner dans tout le palais de Versailles, elle se réveilla en souriant. Elle ne s’était pas trompée. Et elle fut la première au chevet de la reine. Mais quelle était donc cette cloche qui sonnait à en réveiller tout le palais ? La cloche annonçait que la reine entrait dans les douleurs. Bientôt, elle donnerait naissance à son ls, et tout le monde était invité à participer. – Dépêchons-nous, gloussèrent les grandes dames en sortant de leur lit. – Vite, faites chercher le comte d’Artois à Paris ! ordonna-t-on. Des carrosses quittaient Versailles au grand galop pour aller prévenir ceux qui étaient loin et risquaient de manquer l’événement. Les gens s’habillaient à la hâte. Les domestiques allumaient des chandelles partout dans le château. Dans sa chambre, la reine s’apprêtait à mettre au monde son premier enfant. Mme de Lamballe était à côté d’elle, rassurante, et le roi Louis XVI venait de se réveiller pour rester avec elle, lui aussi. L’accoucheur était présent ; depuis plusieurs jours il dormait au château pour être sûr d’arriver à temps pour la délivrance. Pour l’homme, cette naissance était sans doute la plus importante de sa vie. S’il mettait au monde un dauphin, il toucherait quarante mille livres. Si ce n’était qu’une lle, il devrait se contenter de dix mille livres. Mais ce qui importait avant tout, c’était que l’enfant et la mère survivent. Sans cela, sa carrière était chue. Tout à coup, un bruit de porte et un terrible brouhaha rent relever la tête à la reine. – Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta-t-elle. – Vos courtisans, Votre Majesté, lui expliqua aussitôt Mme de Lamballe. – Mes courti…, répéta la jeune femme, le souffle coupé par la douleur. – Ils viennent assister à la naissance du dauphin. Marie-Antoinette ouvrit de grands yeux horri és. Ainsi l’étiquette exigeait aussi d’elle qu’elle donne naissance à ses enfants devant la foule ! Elle allait se donner en
spectacle à tous ces messieurs et ces dames qui guetteraient la moindre de ses réactions. La jeune reine serra les dents. Elle se jura de ne pas leur donner le plaisir de la voir souffrir. – On étouffe, ici, murmura une femme sur le point de défaillir. – Nous ne pouvons ouvrir les fenêtres, la rabroua sa voisine. La reine pourrait attraper un coup de froid. – Combien sommes-nous ? souffla une autre. – Une cinquantaine. Cinquante personnes pour une naissance ! Cinquante personnes dans une pièce sans air, tassées autour d’un lit où une jeune femme vivait son premier accouchement. Cinquante personnes qui comptaient les heures, car le travail durait longtemps. Tous commençaient à avoir chaud, faim et même sommeil. Et puis, en n, après sept heures d’attente fébrile, un cri. Un hurlement furieux de bébé ! – C’est une lle ! Le mot passait de bouche en bouche. Certains détournèrent la tête, dépités. D’autres se félicitèrent méchamment. Le roi, lui, était er. Il suivit son enfant que l’on emmenait dans la pièce voisine pour qu’il soit lavé et langé. Les curieux se pressèrent à sa suite. Tout le monde avait oublié la pauvre reine, épuisée sur son lit. Seul l’accoucheur s’inquiéta de la voir devenir si pâle tout à coup. – De l’air ! hurla-t-il soudain. De l’air ! Qu’on ouvre les fenêtres. Et apportezmoi de l’eau chaude. Après quelques minutes qui parurent interminables, la reine revint à elle. L’accoucheur souffla ; il avait bien cru la perdre. Marie-Antoinette demanda alors à voir son enfant. On lui apporta le bébé. – C’est une lle, dit èrement Louis XVI qui se moquait de ce que les mauvaises langues s’empressaient déjà de dire. Marie-Antoinette se pencha sur le paquet de langes. La petite lle avait un air sérieux qui la t rire.
– Marie-érèse, chuchota tendrement la reine qui ne voyait plus la foule tout autour d’elle. Elle était devenue mère. Sa vie ne serait plus jamais la même désormais.
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Inquiétudes
Paris, 1793 e chevalier de Jarjayes fait les cent pas. Comme souvent depuis ces derniers jours, il a retrouvé Toulan et Lepître chez ce dernier. Ils font le point et chacun expose où il en est. Lepître a trouvé les passeports. La femme de FrançoisAugustin de Jarjayes travaille aux costumes de Madame Élisabeth à présent. Toulan s’est chargé de trouver des vêtements pour la fille de Marie-Antoinette et pour son fils. Mais la réaction de la reine doit leur faire changer leurs plans. Ce nouvel imprévu les retarde un peu plus et les oblige encore à prendre plus de risques et un autre complice. L
– Encore un ! s’exclame Jarjayes. C’est beaucoup trop. Nous sommes beaucoup trop nombreux. Plus le temps passe et plus Jarjayes s’inquiète. Le nombre de personnes mises dans le secret ne cesse d’augmenter et cela ne lui plaît pas du tout. Toulan, Lepître, le banquier de la reine, un certain Ricard, cousin de Toulan, pour prendre la place de l’allumeur de réverbères, et maintenant encore un complice ; cela n’est pas prudent. C’est autant de personnes qui risqueraient de se faire prendre ou de les trahir. D’ailleurs plus le temps passe et plus Jarjayes se méfie de Lepître. Il le garde discrètement à l’œil car il sent que la motivation de l’homme diminue à mesure que l’échéance approche. Lepître est plus fébrile, moins patient. Il suffirait d’un rien pour qu’il lâche l’affaire. – Nous pouvons compter sur lui, insiste Toulan. Je l’ai vu à l’œuvre. Il fait preuve d’un courage et d’un culot inimaginable. Et pour le nouveau, Toulan parle de Turgy, qui travaille au Temple lui aussi.
– Il travaillait pour le roi, raconte-t-il. Officier de bouche paraît-il. Il était en charge de servir le roi et de préparer ses repas. – Un royaliste ? Au Temple ? s’étonne Jarjayes. – C’est là que notre homme est incroyable, poursuit Toulan. Il a réussi à se faire prendre aux cuisines du Temple en faisant croire aux uns qu’il était envoyé par la Commune et aux autres par l’Assemblée ! Jarjayes ne peut s’empêcher de sourire. C’est culotté en effet. – C’est lui qui fait passer chaque jour des petits messages à la reine en les enroulant autour du bouchon de carafe. Il les écrit au jus de citron, qui reste invisible, pour l’informer de ce qui se passe à l’extérieur. Elle en écrit d’autres de son côté. Et cela dure depuis quatorze mois ! Grâce à lui, la reine n’a jamais perdu le contact avec le dehors. François-Augustin de Jarjayes ne peut qu’admirer la fidélité de cet homme. Parmi les puissants amis du roi beaucoup n’ont pas eu le courage de rester en France. Ils ont fui le pays aussitôt qu’ils ont vu le danger approcher. Qu’un simple officier de bouche montre tant de courage et de loyauté à rester auprès de ses anciens maîtres mérite tout son respect. Au fond, Jarjayes comprend cet homme. Il ressent le même attachement à la famille royale, le même devoir à son égard. – Il peut aller et venir avec la plus grande facilité, ajoute Toulan. À force de donner aux gardiens ce qu’ils veulent, ils se montrent d’une extrême souplesse à son égard. Peu à peu, Jarjayes se laisse persuader. De toute façon, a-t-il vraiment le choix ? – Vous pensez qu’il pourrait avoir une idée ? demande-t-il finalement. Il faut aller vite à présent. Lepître baisse le nez à cette remarque. Il voudrait bien que tout s’accélère un peu, oui. Toulan toussote et se racle la gorge. En réalité, il est déjà allé trouver Turgy, avant même de demander aux autres leur avis.
– Madame Élisabeth l’avait déjà mis dans la confidence, commence-t-il pour s’excuser. Jarjayes fronce les sourcils. – Vous n’êtes pas déjà… ? – Si. Je suis entré en contact avec lui, lâche Toulan pour aller vite. Il accepte de faire sortir le dauphin. – Et comment s’y prendra-t-il ? demande Jarjayes qui a du mal à cacher la colère qui perce dans sa voix. – Dans un panier ! – Le dauphin dans un panier ? s’exclame Jarjayes scandalisé. – Un panier de linge, oui.
19
Une cache
L
e dangeureuse !
a reine frémit en entendant la proposition de Toulan.
– C’est la meilleure solution, insiste ce dernier avant qu’elle puisse rétorquer quelque chose. Nous avons étudié toutes les possibilités. – Il est si jeune. Il va prendre peur. Toulan sourit. – J’ai remarqué que votre fils sait faire preuve d’un très grand courage quand cela s’avère nécessaire. Depuis que nous sommes ici, je l’ai rarement entendu pleurer. Marie-Antoinette sourit à son tour. C’est vrai que son petit garçon se comporte très dignement. Jamais il ne rechigne ni ne laisse voir ses faiblesses. Il se tient déjà bien droit, fier. Un vrai héritier de la couronne. – Turgy propose de faire passer cela pour un jeu. Il connaît le dauphin. Ce dernier l’apprécie. Turgy ne lui fait-il pas souvent passer des friandises ? La reine relève un sourcil, étonnée. Elle l’ignorait. Ou plutôt, elle s’en doutait mais fermait les yeux sur ces petits cadeaux discrets. En temps normal, comme de nombreuses mères, elle se serait indignée de ce que l’on gâte trop son enfant. Mais cette période qu’ils vivent au Temple n’est pas normale, et quelques sucreries mettent un peu de soleil dans la vie de son petit garçon. – Un jeu, dites-vous ?
– Oui. Un cache-cache. Et pour s’assurer que le dauphin restera bien calme et immobile, Turgy lui donnera du massepain 5. Il en raffole. Marie-Antoinette écoute tout ce que lui dit Toulan mais elle n’est pas tranquille. Elle ne doute pas de la bonne foi de Fidèle et de cet autre, Turgy, mais c’est la réaction de son fils qu’elle craint. – C’est beaucoup moins risqué que de le déguiser, tente de la convaincre Toulan. – Certes, certes. Mais… – Votre fils est petit, Madame. Chétif et léger. Turgy le portera sans peine. Cela ne se verra pas. – Et s’il bouge ? s’inquiète la reine. – Il fera nuit. Et Turgy saura y faire. Il connaît les gardes. Ceux-ci le laisseront passer sans même surveiller. – Et s’il crie ? – Les draps au-dessus de lui masqueront sa voix. – Et s’il étouffe ? – Tout sera si rapide. Il ne risque rien. – Et… Marie-Antoinette est à court d’arguments mais elle n’arrive pas à calmer son inquiétude. – Pardonnez-moi, s’excuse-t-elle auprès de Toulan. Je sais que je vous dois beaucoup et que je peux vous faire entièrement confiance. Mais c’est mon inquiétude de mère qui ne me quitte pas. Je ne m’en remettrais pas s’il arrivait quelque chose. – Il n’arrivera rien, Madame. Turgy est un homme de confiance. – Et ce Lepître ? Je le sens moins sûr à présent. Il vient toujours et il nous rend toujours des services, mais son regard est moins franc. Il est fuyant. Ne va-t-il pas nous trahir ? – Il est bien trop impliqué dans cette affaire pour pouvoir nous trahir de quelque façon.
– Pourtant… – C’est seulement que le temps s’allonge. Il s’impatiente. Il voudrait que tout commence au plus vite. – Moi aussi, soupire la reine. – Je sais, Madame. Mais nous ne devons rien omettre. La réussite de votre évasion tient à sa préparation. La reine s’avance vers la fenêtre de sa chambre et regarde dans la cour où son fils joue sous la surveillance de Madame Élisabeth. Sa belle-sœur est formidable avec le petit Louis. C’est elle qui partage sa chambre et s’occupe la plupart du temps du jeune dauphin. – Tout se passera bien, Madame, répète Toulan après un moment. – J’ai déjà perdu deux enfants, Fidèle, vous savez, murmure la reine.
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Le dauphin
Versailles, 1781 – onsieur le dauphin demande à entrer, annonça èrement Louis XVI en tenant son ls nouveau-né dans ses bras. M
Marie-Antoinette allongée sur son lit était épuisée mais heureuse. Louis XVI, lui, pleurait de joie. Trois ans après la naissance de Marie-érèse, voici en n ce ls tant attendu ! On le baptisa sur le champ : Louis-Joseph Xavier François de France. Cette fois, la naissance du dauphin s’était faite dans une quasi-intimité. Pas de spectateurs ni de foule dans la chambre. Seuls les plus proches de la reine et du roi étaient autorisés à entrer. L’accoucheur avait demandé que tout soit davantage préparé. Plutôt que de prévoir des sièges pour les princes et les princesses, on avait apporté des bassines d’eau chaude, prévu du linge propre, laissé l’accès aux fenêtres. Le nourrisson qui se tortillait dans ses langes était une vraie bénédiction. 6
Le roi était er. Il était père pour la deuxième fois . La reine était rassurée. On ne pourrait plus lui reprocher de ne pas donner un héritier à la couronne. Le peuple français était comblé. Il y avait un successeur au trône ; l’avenir était assuré. Et l’accoucheur était heureux. Il était riche. Un seul homme grinçait des dents. C’était le comte de Provence, Louis-Stanislas, le petit frère du roi qui jouait autrefois avec Marie-Antoinette. En l’absence de dauphin, il était susceptible de devenir roi. C’était ni à présent.
À l’extérieur du château, les canons tonnèrent cent une fois pour annoncer la naissance du dauphin. Des aumônes furent distribuées aux plus pauvres partout en France. L’opéra et tous les lieux de divertissement ouvrirent gratuitement pour le peuple. On t dire des messes pour remercier Dieu de ce cadeau. Les artisans se pressèrent à Versailles pour offrir mille cadeaux somptueux au dauphin et à ses parents : souliers minuscules, sculptures, uniformes miniatures, eurs, vaisselle, ballets, pains magni ques, poèmes, chansons, et même un bœuf ! Tout le pays était en fête. – Longue vie au dauphin ! clamait la foule. – Avez-vous fait venir la nourrice ? se renseigna le roi sitôt après la naissance. – Elle est là, oui, lui assura-t-on. – Rappelez-moi son nom ? – Mme Poitrine. – On ne pouvait imaginer nom plus approprié, nota le roi avec humour. J’espère au moins que son lait est de qualité. – Le meilleur, Votre Altesse. La femme vient de la campagne. On nous a recommandé son lait riche et nourrissant. – Son caractère ? – Excellent aussi. Rien ne semble pouvoir entamer sa bonne humeur. – C’est parfait. Au moins son lait ne risque pas de tourner à la première contrariété, constata le roi. – C’est ce que nous avons pensé, Votre Majesté. Le roi était satisfait. Tout semblait être le mieux possible pour son ls. Il ne voulait rien laisser au hasard. La reine non plus d’ailleurs. Depuis la naissance de leur premier enfant, Marie-érèse, elle s’intéressait de près à son éducation et elle comptait bien faire de même avec le petit dauphin.
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Coup du sort
Versailles, 1786-1789 arie-Antoinette et Louis XVI étaient des parents aimants et attentifs. Ils passaient régulièrement du temps avec leurs enfants. Ils surveillaient leur éducation, jouaient avec eux, applaudissaient chacun de leurs progrès. Marie-Antoinette refusait de laisser les nourrices et les gouvernantes faire à leur guise. Elle leur donnait des instructions très précises et veillait à ce que ses enfants soient élevés exactement selon ses vues. M
La santé du petit dauphin étant fragile, le roi et la reine faisaient régulièrement venir à son chevet les meilleurs médecins du royaume. – Ne trouvez-vous pas que Louis est encore très pâle ? s’inquiéta un jour MarieAntoinette alors que son mari était en train de jouer avec le garçonnet. Louis XVI se leva et s’écarta un peu de l’enfant pour le regarder mieux. Il ne put s’empêcher de sourire èrement et d’admirer son ls. – C’est vrai qu’il a des cernes sous les yeux, nota-t-il. Mais c’est sans doute la fatigue. Avez-vous remarqué comme il est intelligent ? Les deux parents étaient au comble du bonheur. Leur ls malgré son jeune âge parlait très correctement, parfois même comme un petit monsieur. Ils s’en amusaient l’un et l’autre et se délectaient de ces heures passées avec lui pour jouer, lui apprendre la géographie ou le latin. Marie-Antoinette qui avait été si peu appliquée dans ses études veillait à ce que son ls reçoive la meilleure éducation. Elle avait même déjà des projets de mariage pour l’enfant !
– Venez me voir, Louis, l’appela Marie-Antoinette qui voulait véri er qu’il n’était pas évreux. Le dauphin se releva et avança vers sa mère. Elle pâlit en le voyant marcher. – Vous boitez, Louis ? lui demanda-t-elle. Vous êtes-vous fait mal ? – Non, maman, répondit l’enfant. Marie-Antoinette leva les yeux vers son mari qui le regardait lui aussi. – Venez ici, appela alors Louis XVI en scrutant attentivement la démarche de son ls. À son tour, il pâlit légèrement. Louis-Joseph boitait, cela ne faisait aucun doute. Il claudiquait non pas comme s’il s’était blessé mais plutôt comme s’il avait une jambe légèrement plus courte que l’autre. Louis XVI regarda sa femme, hocha la tête d’un air entendu pour ne rien révéler de leur inquiétude à l’enfant, puis il se leva. Il devait consulter au plus vite les spécialistes.
– C’est la tuberculose, je suis désolé. Le médecin baissa la tête. Il avait examiné le dauphin des heures durant, lui avait fait passer de nombreux tests, avait mesuré chacun de ses membres, et sa conclusion ne laissait aucun doute possible. Il aurait aimé être à dix pieds sous terre plutôt que dans cette pièce, devant le roi et la reine, à leur annoncer la terrible nouvelle. – La tuberculose, répéta la reine en suffoquant. Une image fulgurante traversa l’esprit de Louis XVI : celle de son grand frère mort de la tuberculose dans d’atroces souffrances à l’âge de neuf ans. Cette longue et difficile maladie l’avait profondément marqué. Il en gardait un souvenir pénible et douloureux. – La tuberculose… Peut-on faire quelque chose ? demanda-t-il aussitôt, plus pâle que la mort. – Je crains que non, s’excusa le médecin. Le mal est déjà bien avancé. Les os semblent atteints. Il n’y a pas que les jambes. Le dos du dauphin aussi est tordu. Marie-Antoinette frissonna. Elle avait remarqué en effet que son ls commençait à se voûter mais elle ne s’en était pas inquiétée. Il était si brillant et si plein de vie par ailleurs. Son amour pour son ls l’avait aveuglée. Ou bien il l’avait empêchée de voir la vérité. Pour elle, ce n’était pas possible qu’il puisse lui arriver quelque chose de mal. – Cela ne peut-il pas se redresser ? – Nous allons lui mettre un corset en fer pour le maintenir droit. – C’est bien, son dos va se remettre. – Non, Votre Majesté. Je suis désolé. Ce corset l’empêchera seulement de se voûter davantage et de souffrir plus. Désespérée, Marie-Antoinette perdit son calme. – C’est cet air qui est vicié ! L’air de Versailles est vicié ! Il a contaminé mon ls ! Sa voix dérailla. La douleur lui faisait perdre la raison. Elle devait trouver un responsable, et pour elle, ce ne pouvait être que ce château et cette cour qu’elle n’aimait pas et où elle se sentait étouffer la plupart du temps. – Il faut le changer d’air ! cria-t-elle.
– Emmenons-le à Meudon, approuva le roi qui partageait la détresse de sa femme. Le château là-bas est plus aéré. Il y verra moins de monde. Le médecin ne dit rien. Il regardait les deux parents qui se débattaient pour sauver leur ls. Mais lui savait que tout ce qu’ils pourraient faire ne servirait à rien. L’état du dauphin était déjà beaucoup trop avancé. Et puis le malheur s’abattit tout à fait sur Marie-Antoinette et sa famille. Moins de deux ans après la mort de sa dernière petite lle, Sophie Béatrice, la reine perdit son premier ls. Le jeune Louis-Joseph, âgé de sept ans et demi, mourut à Meudon où ses parents allaient le visiter tous les jours. Marie-Antoinette fut bouleversée. Louis XVI également. Mais la terrible étiquette joua un dernier mauvais tour aux parents affligés : il leur fut interdit de voir une dernière fois leur enfant et d’assister à son enterrement. Marie-Antoinette ne s’en remit jamais tout à fait et, dès lors, elle couva les deux enfants qu’il lui restait comme deux trésors : Marie-érèse et Louis, le nouveau dauphin.
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Rêves d’avenir
Paris, 1793 e jeune Louis dort à l’étage. Madame Élisabeth, la sœur de Louis XVI, est venue trouver la reine dans sa chambre. D’ordinaire elles n’ont pas le droit de se rejoindre ainsi le soir, mais cette fois-ci, c’est Toulan et Lepître qui sont de garde. Elles sont plus libres de leurs mouvements. Elles veulent profiter de ce moment pour essayer leurs costumes afin d’éviter les mauvaises surprises. L
Marie-Antoinette et Madame Élisabeth enfilent tout d’abord la douillette épaisse qui doit cacher leurs formes, puis la chemise blanche et les chausses beiges boutonnées à la taille. – Il nous faudra des bottes, note aussitôt Marie-Antoinette. Nos chaussures à talons ne tromperont personne. – Passez-moi la veste, lui demande Madame Élisabeth. La sœur du roi enfile le long manteau vert qui descend jusqu’à ses chevilles. – C’est parfait pour dissimuler la silhouette, déclare-t-elle en se retournant vers la reine. Lorsque Marie-Antoinette découvre sa belle-sœur ainsi attifée, elle pouffe de rire. – Oh, ma sœur ! dit-elle en s’essuyant les yeux car elle pleure de rire. Pardonnez-moi. Vous êtes méconnaissable.
Madame Élisabeth sourit puis rit à son tour quand elle se regarde dans le miroir au-dessus de la cheminée. – Vous avez raison, je ne me reconnais pas moi-même. En effet, Madame Élisabeth est transformée. Elle a énormément maigri en captivité. Ses traits se sont creusés, ses membres se sont terriblement amincis. Ainsi accoutrée, ses jambes semblent flotter dans le pantalon beige tandis que son buste est devenu épais et large grâce à la douillette. Le contraste est saisissant et cocasse. – Il faudra vous enrouler les jambes dans du tissu pour les faire paraître plus épaisses, suggère Marie-Antoinette. Sinon on vous prendrait pour un moineau avec un gros ventre. Les deux femmes rient un moment de bon cœur. Cela ne leur arrive presque plus depuis qu’elles sont emprisonnées ici. Depuis bien plus longtemps d’ailleurs. Et cet accès de joie leur fait soudain un bien fou. Elles s’évadent un instant de leur prison et retrouvent un peu de légèreté. Les deux femmes sont devenues de plus en plus proches ces derniers mois. Jusqu’ici, leurs relations étaient bonnes mais forcées. Elles n’avaient pas d’autre choix que de s’apprécier puisque le sort avait voulu qu’elles soient belles-sœurs. Mais en réalité, leurs modes de vie si différents les séparaient complètement. Marie-Antoinette était légère et frivole, Élisabeth sérieuse et très pieuse. L’une cherchait refuge dans les plaisirs, l’autre dans la prière. Et puis dans les épreuves, le caractère de Marie-Antoinette s’était affirmé. Elle était devenue plus réfléchie, plus sérieuse aussi, et surtout, très lucide sur son ancienne vie. Cela les avait rapprochées, et à présent elles étaient de vraies amies. Mais quand Madame Élisabeth saisit le bonnet rouge qui accompagne leur déguisement et le pose sur sa tête, leur rire s’arrête net. – Je ne pourrai jamais mettre cela, se rebiffe Marie-Antoinette. – Votre mari, mon frère, a pourtant accepté de le coiffer. – Et regardez où cela l’a mené ! s’énerve Marie-Antoinette qui n’a pas supporté l’humiliation de voir son mari accepter de porter le bonnet phrygien. – Voyons, il faudra bien, tempère Madame Élisabeth.
Marie-Antoinette secoue la tête. – Je demanderai à Toulan de nous faire parvenir un chapeau à la place. Je refuse de porter cette coiffe. Ce bonnet est rouge de tout ce sang qu’il a fait couler jusqu’à maintenant. Le sang de ma bonne princesse de Lamballe, le sang de mon défunt mari, le nôtre peut-être… La reine replonge immédiatement dans ses sombres pensées. La vue du bonnet phrygien lui fait horreur. Madame Élisabeth le retire bien vite et le glisse dans la poche du manteau. Elle n’insiste pas, même s’il est évident que la reine devra le porter le jour de leur départ. Sans lui, elle ne pourra jamais passer devant les gardiens sans être reconnue. La sœur du roi observe un moment le profil de Marie-Antoinette. Il est dur et fermé tout à coup. Toute sa joie s’est envolée en quelques secondes. Madame Élisabeth s’en veut. Elle aurait voulu prolonger un peu leur rire pour ne plus penser à rien. – Que ferez-vous, Votre Majesté, après tout cela ? interroge-t-elle alors, espérant détendre l’atmosphère. Marie-Antoinette la dévisage sans comprendre. – Oui. Quand nous serons sortis d’ici, reprend Madame Élisabeth avec optimisme, que ferez-vous ? La reine reste un moment silencieuse les yeux dans le vague. – Je ne sais… – Moi, la coupe Madame Élisabeth, j’entrerai au couvent. – Au couvent ? Vous iriez dans un lieu clos après avoir été enfermée ici tous ces longs mois ? – Votre Majesté sait bien qu’un couvent n’a rien à voir avec une prison. – Certes, certes, mais vous êtes coupée du monde. – Et tournée vers le Ciel. Ce programme ne me déplaît pas. Au contraire. – J’admire votre foi en Dieu, ma sœur, lui dit Marie-Antoinette avec affection. Je vous l’envie aussi un peu. La mienne est moins sûre. La vôtre vous rend forte. Marie-Antoinette sourit. Oui, je vous verrais bien dans un couvent. Mais ne le choisissez pas trop strict afin que je puisse venir vous y visiter souvent.
– Et vous ? Où serez-vous ? – Ah ! si je pouvais être à la campagne, comme au temps de Trianon. Madame Élisabeth pince les lèvres. Au temps de Trianon, la reine s’est détournée totalement de Versailles et s’est fait alors de très nombreux ennemis. Peut-être même les pires ; des hommes qui aujourd’hui se sont retournés contre elle. D’anciens de la cour qui n’ont pas supporté leur mise à l’écart. Trianon était un affront à toute la cour et un caprice. Qui plus est, qui avait coûté une fortune. – Je sais ce que vous pensez, madame, intervient alors Marie-Antoinette. J’ai fait des erreurs à Trianon. De nombreuses erreurs, je vous l’accorde. J’ai dépensé sans compter et sans me soucier des affaires du royaume. Je n’ai pensé qu’à m’amuser. J’ai eu tort. Si vous saviez comme je le regrette aujourd’hui. – Ce n’est pas ce que… – Seulement, j’aimais ce lieu. Oh ! oui, je l’aimais…
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Une ferme à Versai
es
Versailles, 1782 mesure que sa femme de chambre délaçait son corset, Marie-Antoinette respirait mieux. Et lorsqu’elle passa la robe de mousseline légère que Rose Bertin avait spécialement conçue pour cette partie de campagne, elle se sentit tout à fait bien. Libre, en n ! L’imposant château de Versailles n’était qu’à quelques centaines de mètres du petit pavillon de Trianon, mais la reine avait l’impression d’en être à mille lieues. À Trianon, elle était chez elle. C’était elle qui xait les règles et qui choisissait la façon dont elle voulait y vivre. À Versailles, l’étiquette était la vraie maîtresse des lieux, un tyran qui l’empêchait d’être elle-même. À Trianon, la reine ne conviait que ceux qui la divertissaient. À Versailles, elle était entourée d’intrigants, de personnes rigides et ennuyeuses. À
On frappa à la porte et une tête ravissante passa par l’embrasure. – Votre Majesté est-elle prête ? Marie-Antoinette sourit en découvrant le visage charmant de sa favorite, Gabrielle de Polignac. – Entrez, entrez, mon amie, je termine de me préparer. La reine chassa alors d’un geste de la main la femme de chambre qui l’assistait. – Merci, madame, je n’ai plus besoin de votre aide. Je me débrouillerai toute seule. Marie-Antoinette se tourna vers la duchesse de Polignac. Elle était d’humeur joyeuse.
– Comme nous sommes bien ici, lança-t-elle. Et comme il est heureux que vous soyez ma chère amie. Ce disant, elle posa un chapeau de paille sur ses cheveux apprêtés le plus naturellement possible, noua le large ruban sous son menton, jeta un châle sur ses épaules et indiqua qu’elle était prête d’un signe de la tête. – Où allons-nous ? demanda la duchesse en saisissant son bras avec simplicité. – À la ferme. J’aimerais y voir l’avancée des travaux. – L’idée est charmante ! s’exclama Gabrielle de Polignac. Les deux femmes quittèrent le joli petit château et se dirigèrent vers les bâtiments de ferme que la reine faisait construire autour d’un lac. C’était sa dernière fantaisie : elle voulait recréer la vie à la campagne autour de sa demeure. Elle espérait ainsi échapper un peu plus à la pesanteur de la cour, créer un espace où ses enfants pourraient découvrir la nature et partager un peu avec eux l’insouciance de sa jeunesse autrichienne. Le projet n’était pas terminé, et Marie-Antoinette découvrait à chaque promenade de nouvelles réalisations imaginées par son grand architecte et tous ses artisans. En arrivant près de l’une des huit fermes bâties autour de Trianon, MarieAntoinette ne put s’empêcher d’applaudir. – Admirez cette maisonnette ! s’écria-t-elle en découvrant la bâtisse au toit de chaume. On dirait qu’elle est ici depuis des années. Pourtant l’endroit venait tout juste d’être terminé, et le mortier entre les pierres était à peine sec. Mais pour imiter le travail du temps, l’architecte avait fait creuser des ssures dans les murs. Par endroits, un peintre avait peint des craquelures plus vraies que nature. Un travail d’artiste. À cela s’ajoutaient encore un tas de fumier dans un coin, pour « parfumer » l’atmosphère, et quelques poules qui picoraient des grains tout juste éparpillés sur le sol avant l’arrivée de la reine. – Les lavandières sont au travail, s’enthousiasma Marie-Antoinette. Le long d’un ruisseau, des femmes battaient leur linge sur de larges planches. Ce cours d’eau n’existait pas quelques semaines auparavant ; des équipes de terrassiers l’avaient patiemment creusé puis ils avaient détourné l’eau d’une rivière voisine.
Çà et là, des vachers, des bergers ou des moissonneurs allaient pour s’occuper des animaux, des potagers et des champs à proximité. Tous étaient des gurants au service de la reine, même s’ils exerçaient là leur vrai métier. On les avait fait venir de leur campagne pour que ce tableau champêtre soit complet. – Regardez ces admirables légumes, s’extasia la reine alors qu’une femme passait, un panier rempli de carottes et de choux sous le bras. Je vais demander à les faire préparer pour notre souper. Marie-Antoinette pénétra dans le bâtiment aux murs faussement usés par le temps. À l’intérieur, tout était neuf et d’une propreté impeccable. Pas un grain de poussière sur les meubles soignés, pas une trace de pas sur le parquet fraîchement ciré. Marie-Antoinette s’assit dans un fauteuil, ferma les yeux et soupira. Gabrielle de Polignac la laissa rêvasser sans oser intervenir. – Ici je ne suis plus reine, murmura Marie-Antoinette. Je suis moi ! Tandis qu’elle parlait, elle dressait en pensée la liste de ses futurs invités. Elle leur ferait porter un jeton qui leur permettrait d’entrer à Trianon. Car la reine n’acceptait de recevoir que les personnes qu’elle avait choisies et désignées. Principalement des femmes jeunes et gaies et quelques hommes qui aimaient se divertir. Même le roi Louis XVI ne pouvait entrer à Trianon à sa guise. Il ne venait que lorsque la reine l’y autorisait, ce qui n’était pas très fréquent. Le roi l’ennuyait et il ennuyait ses amis.
Une heure plus tard, lorsque la reine ressortit de la maisonnette, elle croisa de nouveaux paysans au travail. Un meunier sortait d’un moulin à eau, un sac de farine sur l’épaule. La farine n’avait pas été préparée sur place car le débit du ruisseau était trop faible pour faire tourner la roue, mais il fallait faire illusion. En revanche, le boulanger auquel le meunier apportait son sac confectionnerait du pain que la reine – et même toute la cour de Versailles – pourrait goûter le soir même. – Ces braves gens travaillent sans relâche, constata la reine. Les hommes et les femmes qui vivaient dans le hameau de Trianon travaillaient beaucoup en effet. En les regardant faire, la reine pensait voir le peuple de France. Mais les paysans de Trianon étaient fort bien nourris, et bien logés aussi ; tout le contraire d’une grande partie des habitants du pays. Marie-Antoinette croyait ainsi mieux comprendre leur situation quand, au contraire, elle ne comprenait rien. La France avait faim, mais elle ne pouvait pas le voir car Trianon était une sorte de théâtre où la réalité était transformée. Quand la reine s’en apercevrait, il serait déjà trop tard.
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Trop tard
Versailles, 1789 a reine tourna la tête vers M. Léonard, son coiffeur, et lui t signe. Le petit homme s’approcha avec empressement, une immense plume d’autruche teintée à la main. D’un geste sûr, il xa l’ornement dans la coiffure de Marie-Antoinette. L
– C’est parfait, dit-elle en se contemplant dans le miroir qu’on lui tendait. J’aime cette simplicité. Il est vrai que la coiffure de la reine n’était pas aussi impressionnante que celles qu’elle avait jadis portées. M. Léonard, qui l’avait accompagnée durant toutes ses années, avait souvent créé pour elle les coiffures les plus folles. Lorsque le bateau La Belle Poule remporta une victoire contre les Anglais, il imagina une coiffe en forme de navire dont les voiles et les cordages étaient des cheveux. Il lui arrivait de xer sur la tête de la reine des fruits, des légumes, ou tout autre objet insolite, agrémentés de rubans et de perles, puis il inventait un nom à cette coiffure extravagante. Il avait ainsi coiffé la reine à la jardinière, ou en pouf à la mappemonde. Plusieurs fois même, il dissimula dans ses cheveux de minuscules bouteilles remplies d’eau dans lesquelles il plantait des eurs a n qu’elles restent fraîches toute une journée. Parfois, les coiffures de M. Léonard étaient si incroyablement hautes, que les femmes devaient voyager à genoux dans leur voiture pour ne pas en accrocher le plafond ! Si cette fois-ci la reine avait choisi de porter une simple plume – pas si simple, d’ailleurs, car elle était haute et se voyait de fort loin –, c’est qu’elle avait décidé de
faire davantage attention à ses dépenses. Le peuple français venait de découvrir que la cour de Versailles avait dilapidé la fortune du pays et il ne le supportait pas. Comme tout le monde savait que le roi était très raisonnable, la principale responsable pour le peuple, c’était la reine. Marie-Antoinette ne voulait pas provoquer d’émeutes lors de sa sortie au théâtre ce soir. – Je suis prête, lança-t-elle après un dernier coup d’œil au miroir. Faites avancer la voiture. La reine sortit de ses appartements dans un bruissement de tissus soyeux. Sa robe mauve et argent, assortie à la plume, était magni que. La mode n’était plus aux larges paniers, et Marie-Antoinette pensait là encore qu’elle avait gagné un peu en simplicité. Mais le tissu de son habit avait été tissé par les meilleurs artisans de France, avec les ls les plus beaux. Même en travaillant une année durant, du matin jusqu’au soir, un ouvrier ne pourrait se payer un seul pan de cette robe. Lorsqu’elle s’apprêta à monter dans sa voiture pour rejoindre le théâtre à Paris, la reine entendit arriver des chevaux au grand galop. Elle tourna la tête et vit plusieurs officiers de police s’arrêter au pied du perron du château. – Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d’une voix légère en s’étonnant de cette précipitation. Un lieutenant de police mit pied à terre et s’inclina devant elle. – Votre Majesté, vous aurez tout le mal du monde à gagner Paris ce soir. – La route n’est pas praticable ? s’enquit la reine qui s’étonnait car il faisait très beau depuis deux jours. – Si, Votre Majesté. Mais il y a des risques d’émeutes. – Des émeutes ? répéta la reine. Qu’importe, nous passerons par un autre chemin pour gagner la capitale. – Ce sera beaucoup plus long. La reine balaya cette objection d’un geste de la main. – La pièce de théâtre ne commencera pas tant que nous ne serons pas là. – Peut-être serait-il préférable que vous reportiez cette soirée ? tenta l’officier. La reine plissa le nez. Elle n’avait pas l’habitude de changer son programme de la sorte, surtout sur les conseils d’un simple lieutenant.
– Je vous dis que j’irai, répliqua-t-elle, agacée. – C’est que… Le pauvre officier ne savait plus quoi faire pour la dissuader. – Vous pourriez avoir un accident. La reine s’impatienta. Elle sentait que l’homme ne lui disait pas tout. – Si vous me révéliez le fond de votre pensée, lieutenant, nous perdrions moins de temps et j’arriverais à l’heure pour mon spectacle. Le militaire déglutit puis se lança. – Des gens ont appris que vous veniez à Paris, Votre Majesté. – Eh bien ! Cela ne m’étonne pas. Je n’ai jamais cherché à me cacher. – Ils sont furieux, poursuivit courageusement l’officier. Ils veulent vous empêcher de pénétrer dans Paris. La reine releva un sourcil sévère. – Plaît-il ? – Pour eux, cette sortie est un affront de votre part. Quand ils souffrent de la faim, vous vous divertissez… Le lieutenant se tut, étonné de sa hardiesse. Il venait de reprocher purement et simplement à la reine d’être trop dépensière. Il s’attendait à présent à ce qu’elle le punisse pour son manque de respect. Mais la reine ne dit rien. Elle ré échit quelques instants puis, tout à coup, elle porta la main à sa tête et souffla : – Qu’est-ce ? Il me prend soudain un drôle de vertige. Aussitôt, on se précipita vers elle. L’une de ses dames d’honneur sortit immédiatement un acon de sels de sa bourse en satin. – Votre Majesté ! Respirez ! Marie-Antoinette avança le visage vers le acon et plissa le nez en une drôle de grimace. Elle t une moue étrange puis murmura d’une voix qu’elle voulait maladive : – Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. Est-ce cette chaleur subite ? Ou quelque chose du souper qui ne serait pas passé ? Je crois qu’il serait préférable que je ne sorte pas
ce soir. Le lieutenant de police soupira de soulagement. La reine l’avait écouté. Il n’était pas dupe de cette petite mise en scène, mais c’était le seul moyen pour la reine de suivre son conseil sans perdre la face. Quelques minutes plus tard, de retour dans ses appartements, Marie-Antoinette t sortir toutes les femmes qui l’entouraient et la pressaient de leurs soins. Une fois seule, elle se redressa, retrouva toute sa santé et arracha la plume de ses cheveux. « À présent, pensa-t-elle, je ne peux plus faire comme si j’ignorais ce que mon peuple me reproche. » Elle se laissa tomber dans le fauteuil poussé près de son bureau et t appeler l’un de ses secrétaires. L’homme arriva peu après, tout étonné d’être convoqué par la reine qui le sollicitait si peu souvent, et encore moins à cette heure-ci. – Notez ! lui lança-t-elle en se relevant et en commençant à arpenter sa chambre d’un pas vif et déterminé. Ceci est une liste de dépenses qu’il faut arrêter. Pendant plusieurs heures, la reine dicta des mesures d’économies pour sa maison et son petit Trianon. Elle coupa dans les budgets de nourriture et de parures, t annuler deux fêtes, réduisit les dépenses des écuries. Elle décida aussi de la vente de deux petits châteaux qui lui rapporterait un peu d’argent, de quelques bijoux également. À côté d’elle, la plume du secrétaire grattait à toute vitesse sur le papier vélin. Il prenait note des décisions de la reine et rédigeait des courriers qu’elle signait d’une main sûre. Jamais Marie-Antoinette n’avait décidé d’autant de choses en si peu de temps. Jamais elle n’avait réalisé à quel point la situation du pays était dramatique et combien sa réaction était urgente. Comme la séance se prolongeait, on vint allumer les bougies dans la chambre. La reine s’en aperçut à peine. Elle poursuivait, implacable. Et à mesure qu’elle diminuait ses dépenses, elle découvrait l’ampleur de ses excès. Au milieu de la nuit, le secrétaire commençait à ne plus sentir les muscles de ses doigts et de son bras, et les lettres cachetées s’accumulaient sur le bureau. MarieAntoinette s’arrêta alors un long moment et regarda par la fenêtre les jardins du château envahis par la nuit. L’homme crut qu’elle avait terminé.
– Votre Majesté, dit-il en se soulevant légèrement de sa chaise. – Attendez ! lui ordonna-t-elle. Il lui restait deux décisions à prendre. Les plus importantes et les plus difficiles. Mais à présent elle n’avait plus le choix. – Vous enverrez un courrier à ma marchande de modes, Mlle Bertin, déclara-telle en n. Comme le secrétaire levait la tête, surpris, elle poursuivit : – Vous lui direz que je ne ferai plus appel à elle désormais. Il se trouve que ma garde-robe est suffisamment garnie pour les mois à venir. Le secrétaire se garda bien de faire un commentaire mais il n’en revenait pas. – Vous annulerez aussi la pension de mon amie la duchesse Gabrielle de Polignac, ajouta alors la reine d’une voix ferme. Depuis plusieurs semaines, la reine ne cessait d’entendre des gens lui reprocher que son amie et sa famille lui coûtaient trop cher et pro taient de sa générosité. La reine avait fait la sourde oreille, mais aujourd’hui, elle devait s’avouer que son amie avait pro té de sa con ance pour s’enrichir et enrichir tous les siens. Elle ne pouvait plus faire comme si elle ne savait pas. – Je veux que ces courriers partent ce soir, dit la reine d’un ton pressé. Cela ne doit plus attendre. À présent, Marie-Antoinette était décidée à ne plus dépenser follement et à retrouver la con ance des Français. Hélas, le mal était déjà fait.
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Le couple Tison
Paris, 1793 e couple Tison constitue le dernier obstacle pour sortir du Temple. Les concierges ont les yeux partout et la langue bien pendue. Au moindre doute, ils font un rapport aux agents de la Commune. C’est une façon de garder leur place et de ne prendre aucun risque. L
Des deux, le mari Tison est le pire. Il voue à la famille royale une haine farouche dont il ne se cache pas lorsqu’il est en compagnie de républicains convaincus. Il dit alors d’affreuses grossièretés et se réjouit de la misère de la reine et des siens. Avec Toulan, dont il ne doute pas de l’esprit révolutionnaire, il aime plaisanter grassement. En revanche, dès que quelqu’un lui paraît un peu tiède dans ses opinions, le Tison fait semblant d’être ému par la reine. Si, par malheur, la personne qui est avec lui, partage son opinion, il la dénonce sur-lechamp. La Tison n’est pas beaucoup plus recommandable que son mari. Cependant, si elle agit ainsi c’est parce qu’elle a peur. Peur pour sa vie et pour celle de sa fille retenue prisonnière par la Commune. C’est justement à cause de leur fille que les Tison sont si difficiles à corrompre. – Nous pourrions leur donner de l’argent, suggère Toulan sans grande conviction un jour qu’il discute avec la reine. – Non. Cela ne servirait à rien.
– Ce sont des gens cupides. – Et des parents, ajoute la reine. Toulan lève un sourcil sans comprendre. – S’ils acceptent de l’argent, ils savent qu’ils ne reverront jamais leur fille. La Tison est une horrible femme, accorde la reine, mais elle ne supportera pas cette idée. Elle en deviendra folle. – Si nous les enfermons, ils attireront la garde avec leurs cris. – Il faudrait agir la nuit, suggère la reine. – Non. Nous avons besoin de nous intégrer aux allées et venues pour sortir. La nuit, nous serions tout de suite vus et pris. Et quand bien même. Je soupçonne les Tison d’avoir le sommeil léger… Soudain, le regard de Toulan s’éclaire. – Je crois que j’ai une idée. – Dites. – Nous devrions les droguer. – Vous n’y pensez pas ! – Mais si, Madame, c’est là le meilleur moyen. Si nous leur administrons un somnifère, ils ne pourront pas nous entendre ni nous dénoncer. – Êtes-vous sûr que cela soit sans danger ? – C’est toujours risqué, mais tant que nous ne serons pas hors de France le risque existera. – Non. Je parlais des Tison. Ce somnifère, est-ce sans danger pour eux ? – S’il est bien dosé, ils dormiront sur leurs deux oreilles et se réveilleront plus frais que jamais. Mais Marie-Antoinette hésite, même si elle entrevoit tout l’intérêt d’une telle solution. – Mais ces pauvres gens payeront pour notre évasion. Ils seront jugés pour un crime qu’ils n’ont pas commis. – Vous les appelez « ces pauvres gens » ? s’étonne Toulan.
– C’est ce qu’ils sont, n’est-ce pas ? Toulan grimace. – N’avez-vous pas à vous plaindre sans cesse de leur surveillance et de leur malveillance ? La Tison est odieuse, non ? – Ils n’en restent pas moins des êtres humains, insiste la reine. Je laisserai un mot dans ma chambre pour les disculper. On doit savoir qu’ils ignoraient tout de ce que nous manigancions. La grandeur d’âme de la reine touche Toulan. Une autre qu’elle se serait bien moquée du sort de ses geôliers. Pour cela, il se sent encore plus fier de lui venir en aide.
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La berline
our Lepître, tout est en règle. Il a récupéré les faux passeports depuis plusieurs jours et il les tient prêts dans une cachette sous une pierre descellée de sa maison. À présent, il attend le signal du début des opérations. Plus le temps passe et plus il commence à s’inquiéter. Si cela ne tenait qu’à lui, il aurait déjà fait évader la reine et sa famille et tout serait terminé. Mais Jarjayes et Toulan sont pointilleux. Ils ne veulent laisser aucune place à la surprise. Ils ne cessent de se voir et de se faire passer des messages pour mettre au point chaque détail. Toutes ces réunions et ces rendez-vous mettent Lepître dans un état de tension extrême. Il est de moins en moins tranquille. Quand il sort de chez lui, il ne peut s’empêcher de regarder partout autour de lui pour voir si quelqu’un ne le suit pas. Il se méfie de tous, devient de moins en moins loquace, de peur de se trahir. Cette situation ne peut plus durer bien longtemps. Ses nerfs sont à bout. Il devrait songer à demander un peu plus d’argent à la reine pour le dédommager de tous ces tourments. P
– Nous prendrons trois voitures pour sortir de Paris et gagner la côte, déclare le chevalier lors de l’une de leurs réunions secrètes. Ce sera plus léger donc plus rapide. Plus vite nous irons et mieux cela sera. – Bon sang, non ! s’écrie Lepître avec impatience. Nous attirerons tout de suite l’attention. Non, une seule voiture sera le mieux. Une berline de six places pour les évadés, le chevalier et moi. Toulan, il est convenu que vous galopiez en avant, n’est-ce pas ? – Oui. Je me chargerai de prévenir les relais.
– Une berline est trop grosse, les arrête Jarjayes. Beaucoup trop visible. Lepître pince les lèvres. – Pensez-vous que trois cabriolets qui arrivent ensemble à un même relais de poste n’attireront pas l’attention ? Toulan hausse les épaules et regarde le chevalier. – C’est un argument de poids, admet-il. – L’avantage d’une berline est que tout le monde sera réuni, poursuit Lepître. – Mais si l’un est pris, tous sont pris, contre Jarjayes. – Cela sera plus facile de trouver des chevaux, avance Toulan. – Les chevaux, j’en fais mon affaire, lance le chevalier. La discussion est vive, les trois hommes ont du mal à s’entendre. À mesure que le temps passe, leurs relations se tendent. Jarjayes et Toulan sentent que Lepître se démotive et qu’il faut aller vite maintenant. Après un moment, ils obtempèrent. – Va pour la berline, lâche Jarjayes. De toute façon, ce n’est plus qu’un détail. Un détail, oui, mais qui ne convient pas à la reine. Lorsque Toulan et Lepître viennent lui exposer les derniers éléments du projet, elle refuse tout net. – Ce sera trois cabriolets ou rien, dit-elle froidement. Toulan et Lepître ouvrent de grands yeux étonnés. – Madame, tout nous porte à croire que la solution de la berline est préférable. Nous en avons longuement discuté et nous sommes tombés d’accord. – Il n’y en a pas de meilleure, insiste Lepître qui essaye de rester calme malgré ce nouveau revirement. – Eh bien, je vous assure que vous vous trompez. Le ton de la reine est déterminé. Ce sera trois cabriolets, répète-t-elle.
– Mais… – J’irai dans le premier avec mon fils et le chevalier de Jarjayes. Ma fille et vous, Toulan, serez dans le deuxième. Et enfin vous, Lepître, avec Madame Élisabeth, ma belle-sœur. Marie-Antoinette a parlé avec autorité. Pour une fois, ce n’est pas la veuve ou la femme qui parle mais bien la reine. Et elle entend être obéie. Les deux hommes ont beau discuter, Marie-Antoinette ne veut rien écouter. Elle refuse catégoriquement toute autre solution. Quand ils la quittent après lui avoir promis de choisir trois cabriolets plutôt qu’une berline, ils se regardent sans comprendre. D’où peut venir un tel entêtement de sa part ? L’entêtement de la reine n’a rien d’un caprice. Si Marie-Antoinette a réagi si vivement, c’est parce qu’elle se rappelle sa première tentative d’évasion, avec le roi, lorsqu’ils se sont tous faits arrêtés à Varennes, à l’est de Paris. Elle ne se remet pas de l’humiliation de la situation et de son découragement en découvrant que leur plan avait échoué. Et pour la reine, cet échec tient, entre autres choses, au carrosse incroyable qu’ils ont alors utilisé.
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Un ca
o
e pour s’enfuir
Versailles, 1790 ne plume à la main, un homme esquissait le plan du carrosse que l’on venait lui commander. Son client n’avait pas donné de nom, mais un coup d’œil suffisait à savoir qu’il était de sang noble. La façon qu’il avait de se tenir, très droit, l’assurance qui émanait de lui, tout portait à croire que cet homme était habitué à donner des ordres et à être obéi. U
– Vous devrez mettre tous vos meilleurs hommes sur ce chantier, insista l’inconnu avec une pointe d’accent dans la voix. C’est pressé. Et personne ne doit savoir. C’est pour un cadeau ; je ne veux pas que cela s’ébruite. L’artisan releva un sourcil et sourit en biais. Un cadeau ! Allons donc, on ne lui ferait pas croire qu’il fallait faire tant de mystère pour un simple cadeau. L’homme soupçonnait quelque chose de beaucoup plus important. La fuite d’un haut personnage de l’ancienne cour ? Du roi lui-même, peut-être ? Cela semblait très probable. Le roi et sa famille étaient retenus aux Tuileries. La tension à Paris était de plus en plus vive, et certains disaient que la population pouvait envahir le palais à tout instant. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que des proches de la famille royale veuillent se mettre en sûreté. Mais malgré ses doutes, l’homme ne dirait rien. Il se tairait. L’inconnu lui avait donné une telle somme d’argent que cela lui ferait garder le silence jusqu’à la tombe. – Le carrosse doit être large, décrivit le mystérieux client. Et grand.
– Pour combien de passagers ? L’inconnu compta mentalement. – Six. Sans compter le cocher et les laquais, bien évidemment. Prévoyez plusieurs coffres à l’arrière et à l’intérieur pour transporter de la vaisselle et la garde-robe. Un garde-manger également. L’artisan traçait à grands traits le véhicule. De la vaisselle ? Une garde-robe ? Il doutait tout à coup que cela puisse servir à la fuite du roi. Quand on s’évadait en cachette, on évitait de prendre tant de bagages. Mieux valait voyager léger. L’inconnu – il n’était autre que le comte de Fersen, un noble Suédois secrètement amoureux de la reine Marie-Antoinette – regarda le croquis qui prenait forme sous ses yeux. – Accentuez la courbe ici, dit-il. C’est plus élégant. Et choisissez un beau vernis. Il voulait ce qu’il y avait de plus beau pour celle qu’il aimait. Il souhaitait aussi que la famille royale dispose de tout le confort nécessaire à son voyage. Il n’envisageait pas un seul instant de leur proposer un véhicule qui ne soit pas digne de les transporter. – Tapissez-moi l’intérieur de tissu « de damas 7 » capitonné. Un damas clair et lumineux, ajouta-t-il en pensant que cette couleur rehausserait la beauté de la reine. L’artisan continua de dessiner et de noter sous la dictée. Parfois, il posait quelques questions ou évoquait des détails. – Il vous faudra au moins huit chevaux pour tirer cette berline, précisa-t-il. Douze seraient sans doute préférables d’ailleurs. L’inconnu hocha la tête. C’était parfait. – Vous n’oublierez pas les chaises percées 8 pour les passagers, dit-il soudain. – C’est une commodité bien super ue, nota l’artisan. Il suffit de s’arrêter parfois dans un relais de poste. Le comte secoua la tête. S’arrêter et risquer d’être reconnus ? C’était impensable. – Non. Je veux tout le confort possible. – Cela prendra de la place.
– Eh bien, agrandissez la voiture. Et pro tez-en pour ajouter une cave. L’homme à qui je souhaite offrir ce carrosse est grand amateur de bons vins. L’artisan écarquilla les yeux. Une cave ! Dans un carrosse ! Assurément, il s’était trompé sur le destinataire supposé de ce véhicule luxueux. Ce ne pouvait être le roi. Et encore moins pour une fuite discrète : à l’allure où allaient les choses, ce carrosse serait probablement le plus remarquable qu’il ait jamais construit. Tandis que l’artisan terminait de dessiner la silhouette du véhicule, le comte de Fersen établissait la liste de ce qu’il lui restait à faire. Il avait déjà réservé de la vaisselle en argent et l’une des femmes de chambre de la reine avait commencé à préparer les robes et autres tenues que la souveraine désirerait emporter avec elle. Il lui avait fait passer pour cela des malles ambant neuves dans lesquelles les atours de la famille royale ne seraient pas abîmés. Pour les provisions de bouche, il s’en chargerait au dernier moment. Le roi aimait la bonne chère, le comte ne voulait pas le décevoir sur ce point. Il s’arrangerait pour n’avoir que des produits frais et de qualité. Et du bon vin bien entendu. Restaient les tenues des proches de la reine et du roi déguisés en laquais pour veiller à leur sécurité. Conscient que pour ces hommes de haut rang, le rôle de laquais était un peu dégradant, Fersen avait fait faire des livrées dans un tissu luxueux et confortable. Le roi aussi serait déguisé en laquais, la reine en gouvernante, la dame de compagnie de ses enfants en grande dame, et le petit dauphin en lle. Sur le papier, le plan était parfait. Les relais étaient installés partout jusqu’à la frontière. Rien ne semblait pouvoir faire échouer l’évasion. Sauf le carrosse…
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Espion malgré lui
Paris, 1793 arie-Antoinette regarde son fils qui joue avec des cailloux dans la cour. Depuis qu’il est au Temple, l’enfant a développé une imagination extraordinaire pour s’amuser. Privé de ses jouets habituels, il joue à présent avec un rien. M
Un commissaire de la République entre alors dans la cour. La reine se raidit. Celui-ci, elle ne l’aime pas beaucoup. Il fait partie de ceux qui la traitent avec supériorité et l’appellent la veuve Capet. L’homme fait quelques pas dans la cour, aperçoit le petit dauphin et s’approche de lui en souriant. Marie-Antoinette s’apprête à aller récupérer son fils quand elle voit le commissaire se baisser et attraper un caillou. Le dauphin semble lui parler avec animation. Il attrape à son tour un caillou et montre à l’homme comment le lancer. Le commissaire imite son geste. Par jeu, il ne réussit pas aussi bien que l’enfant. Marie-Antoinette sourit. Elle est d’un naturel trop angoissé. Cet homme n’est pas si exécrable qu’elle le pensait : s’il prend le temps de s’amuser avec son fils, c’est forcément qu’il n’est pas tout à fait mauvais... – Comment faites-vous ? demande le commissaire au jeune dauphin. L’enfant lance un autre caillou devant lui. Il tombe dans un cercle qu’il a dessiné plus loin. – Bravo ! À mon tour, dit le commissaire.
Il rate de nouveau son lancer et rit avec le petit garçon qui court ramasser le caillou et le lui rapporte. – Tenez, dit-il en tendant la pierre au commissaire. Recommencez, je suis sûr que vous allez y arriver. Il y a dans la voix de cet enfant des accents d’autorité naturelle qui trahissent l’éducation royale qu’il a reçue. On lui a appris qu’il serait obéi et respecté plus tard, et le futur roi parle déjà comme un souverain. Le commissaire plisse les lèvres, agacé, mais ne relève pas. Il reprend simplement le caillou et le lance. Cette fois-ci, il tombe dans le cercle. – Bravo ! s’exclame le petit Louis. Bravo ! À mon tour maintenant… Et le garçonnet recommence. Bientôt, il plaisante gaiement avec le commissaire qui semble se plaire à jouer avec l’enfant. Marie-Antoinette n’entend pas ce qu’ils se racontent mais elle sourit à l’idée de voir un nouveau commissaire qui se laisse attendrir par son fils. La reine sait que plus les amis sont nombreux dans la prison du Temple, plus les choses lui seront facilitées le moment venu. – Vous êtes un gentil, vous ! lance tout à coup le petit garçon. – Un gentil ? reprend le commissaire soudain redevenu sérieux. – Oui. Ici, il y a les gentils et les méchants. – Est-ce un jeu que tu fais avec ta maman ? Le petit garçon secoue la tête, amusé. – Pas du tout ! Mais il y a des gens comme vous, avec une écharpe, qui sont gentils avec nous. Et d’autres qui sont méchants. Le commissaire continue de jeter des cailloux mais il relance la conversation avec intérêt. – Et comment on reconnaît les gentils ? demande-t-il. – Oh, c’est facile ! Ils parlent souvent avec maman ou avec ma tante. Ils les font rire. Parfois aussi ils leur apportent des choses. – Des cadeaux ? – Pas des cadeaux, des messages.
Le commissaire se retient de sourire. Cet enfant est le meilleur espion de la République qu’il connaisse. Il est au cœur de la prison et personne ne se méfie de lui. – Comment est-ce que je peux reconnaître les gentils ? J’aimerais bien rejoindre leur groupe. – Il faudrait demander à Toulan ou à Lepître. Ils vous diront. Eux, ce sont les chefs des gentils.
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Répétition générale
–
R
eprenons tout depuis le début.
Cette fois-ci, tout est prêt, vraiment prêt. Il ne faudrait qu’un mauvais coup du sort pour que cela ne fonctionne pas. Le chevalier de Jarjayes et Toulan ont veillé au moindre détail. À présent, ils peuvent passer à l’action. Mais avant cela, ils récapitulent tout une dernière fois : ils veulent être sûrs de ne rien oublier. – Les Tison…, commence le chevalier. – Je leur offre du tabac d’Espagne auquel j’ai mélangé un somnifère, récite Toulan. Ils vont dormir sept heures environ. – Parfait. Vous avez la drogue ? – Oui. Je me la suis procurée auprès d’un apothicaire. J’ai dit que je souffrais de terribles maux de dents qui m’empêchaient de dormir la nuit. Il m’a donné de quoi endormir un cheval, m’a-t-il dit. – Soyez prudents sur le dosage. Je ne voudrais pas avoir des morts sur la conscience. La reine non plus. – Je sais, oui. Elle me l’a dit. Ne vous inquiétez pas. J’en fais mon affaire. – Ensuite ? – Lepître sort avec la reine déguisée en commissaire de la République. Avec l’écharpe tricolore, elle n’éveillera aucun soupçon. – A-t-elle accepté le bonnet phrygien ? Toulan grimace.
– Non. Je lui ai donc laissé l’un de mes chapeaux. – Bien. La fille de la reine, à présent. – Ça, c’est le rôle de Ricard. Il prendra le même costume de lampiste que vous. Et la boîte en fer-blanc. Il se présentera au Temple pour allumer les réverbères et en repartira peu après avec l’un de ses enfants ; la princesse Marieérèse. – Personne ne remarquera qu’il est arrivé seul ? – J’en doute fort. Les gardes sont si habitués à l’allumeur de réverbères qu’ils ne font plus guère attention. Je les soupçonne même de l’éviter un peu, il sent si mauvais à cause de la suie... Ce n’est pas Jarjayes qui le contredira : il a encore le souvenir de l’odeur dans les narines. Et puis, quand il est venu, il n’a pas été inquiété, en effet. À l’heure où arrive le lampiste, les gardes n’attendent qu’une seule chose avec impatience : la relève. – Le dauphin…, continue le chevalier. Toulan plisse le nez. C’est sans doute ici le plus risqué. Un moment il s’est même demandé s’il n’était pas préférable de droguer très légèrement l’enfant aussi pour éviter tout danger. Mais il n’ose le proposer à la reine qui est déjà très angoissée à l’idée de ne pas être avec son fils au moment de l’évasion. – Le petit dauphin doit se glisser dans le panier à linge de Turgy qui passera rapidement devant le poste de garde. Il faudra faire vite, l’enfant risque de s’impatienter. – Présentons-le-lui comme un jeu. – C’est prévu. Turgy a même du massepain à lui donner pour le récompenser de son silence. Mais je ne vous cache pas que je me méfie de son jeune âge. – Il pourrait nous trahir ? – Bien malgré lui mais c’est possible. – Il faudra le prévenir au tout dernier moment. – C’est une évidence.
Comme Jarjayes ne dit rien, Toulan poursuit. – Je resterai le dernier pour m’assurer que tout s’est bien passé. Lorsque tous seront sortis, je quitterai le Temple à mon tour avec Madame Élisabeth en costume d’officier municipal. Si tout se déroule comme prévu, le temps que les Tison se réveillent, s’étonnent de ne pas voir de mouvements à l’étage de la reine puis donnent l’alerte, nous serons déjà loin. Je veillerai à ce que les chambres soient bien fermées et que les clés soient glissées sous les portes pour ne plus être accessibles. Il faudra faire venir un serrurier. Cela prendra encore beaucoup de temps. Le chevalier de Jarjayes presse ses mains l’une contre l’autre. Après l’évasion du Temple où il ne peut faire grand-chose, c’est à lui d’intervenir. Cela fait des semaines qu’il prépare le transfert de la reine et de sa famille jusqu’aux côtes de Normandie. Tous les relais sont prêts et, sur la côte, un bateau attend pour emmener tout le monde en Angleterre. Il a maintes et maintes fois répété le trajet, vérifié ses soutiens, anticipé les obstacles. Comme les cabriolets sont plus légers qu’une berline, les besoins en chevaux sont réduits. Ils éviteront donc les relais de poste où ils se feraient rapidement repérer et changeront de montures chez des particuliers. Jarjayes a essayé de tout envisager et a prévu des solutions de rechange. Il n’est pas question que la reine et sa famille se fassent prendre. Il ne veut pas reproduire l’échec de Varennes. Lors de cette précédente tentative de fuite, trop de choses se sont déréglées, trop de paramètres n’étaient pas maîtrisés. Sans compter la malchance.
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La fuite de Varennes
Versailles, 1791 –
U
ne diligence ! Une diligence !
Les habitants de la petite ville de Châlons-en-Champagne se pressaient vers le relais de poste. Il était quatre heures de l’après-midi et ils étaient nombreux à guetter le passage des voitures en provenance de Paris : c’était pour eux le meilleur moyen d’avoir des nouvelles fraîches de la capitale. Il suffisait d’interroger un peu le cocher et les postillons et l’on savait tout de suite ce qui se passait là-bas. Car ces temps-ci, l’actualité était riche en rebondissements et chacun était curieux de connaître la tournure des événements. D’avoir aussi des nouvelles de ceux qu’ils connaissaient sur place, car en ces temps de grand trouble, personne n’était à l’abri de la guillotine.
Quand le carrosse approcha, un murmure d’admiration le poursuivit jusque dans la cour du relais de poste. – Vous avez vu ça ! s’exclama quelqu’un. – C’est un carrosse digne d’un prince, constata un autre en examinant le vernis tout frais et les livrées toutes neuves des laquais. – Regardez les malles ! alerta une femme. Elles doivent contenir des trésors. Les bagages accrochés sur le toit brillaient au soleil tant ils étaient neufs. Tout dans cette voiture respirait le luxe et l’argent. – C’est sans doute un étranger. – Ou bien un de la cour qui gagne l’étranger. La foule n’éprouvait aucune jalousie ni aucun mauvais sentiment à l’égard des voyageurs. Juste de la curiosité. Les femmes essayaient de s’approcher le plus possible dans l’espoir d’apercevoir quelle belle dame pouvait s’offrir un tel véhicule. C’était si rare que des seigneurs s’arrêtent chez eux. Ils auraient voulu voir si tout ce que l’on racontait à propos du luxe de leurs habits était vrai. Mais la foule fut déçue. Les laquais se montrèrent très peu bavards. Les nouvelles qu’ils donnèrent de la ville ne leur apprirent rien. Le postillon, lui, semblait d’humeur massacrante : sa voiture n’allait pas assez vite à son goût. Quant aux voyageurs, on ne les vit pas. Personne ne descendit de la voiture pour se désaltérer ou marcher un peu. Les rideaux qui obstruaient les fenêtres restèrent obstinément fermés. Rien ne s’agita derrière ; les passagers étaient étrangement silencieux. Rien ne ltrait au-dehors. Dans le carrosse, Marie-Antoinette faisait les gros yeux à son ls pour lui interdire de parler. Chacun retenait sa respiration. Chaque arrêt à un point relais était un moment délicat où ils essayaient de se faire le moins remarquer possible. Aussi, quand le cocher fouetta de nouveau les chevaux après qu’on les avait changés, le roi, la reine et leur famille respirèrent plus librement. – Dans quatre lieues, à Pont-de-Somme-Vesle, l’armée nous attend. Nous serons sauvés, lança le roi ravi de cette petite escapade à travers son pays qui lui permettait de revoir un peu sa géographie.
Et tandis que le roi étudiait sa carte, un bruit se mit à courir dans toute la petite ville de Châlons-en-Champagne. – Le roi et sa famille viennent de passer au relais de poste ! Personne ne savait qui avait lancé cette rumeur mais elle se répandit comme une traînée de poudre. La nouvelle passait de maison en maison. Elle sortit même de la ville. Le roi s’était réjoui trop vite. À Pont-de-Somme-Vesle, l’armée n’était pas là. Tout était étrangement calme. On envoya un émissaire qui revint bredouille. – Personne, Votre Majesté ! Le roi s’assombrit. Marie-Antoinette releva la tête. Cela ne pouvait être qu’un malentendu : c’était son ami, le comte de Fersen, qui avait tout organisé. Elle savait qu’elle pouvait compter sur lui. Cela faisait des semaines qu’il travaillait à leur évasion. Il y avait passé tant d’heures qu’elle s’était même inquiétée pour sa santé. Quand cet homme se reposait-il ? Ne risquait-il pas sa vie sans arrêt en allant et venant dans Paris ? Ce contretemps n’était certainement pas de son fait. Il devait y avoir eu un imprévu. – Quel est le prochain relais ? interrogea-t-elle son époux. – Sainte-Menehould. À deux heures de route, répondit ce dernier sans conviction. Déjà sa bonne humeur le quittait. – Allons-y, lança la reine. Pressons. L’armée nous attend là-bas. C’est certain. À Sainte-Menehould en effet, l’armée attendait depuis longtemps. Trop longtemps. On les avait prévenus que le roi passerait en milieu d’après-midi et il faisait déjà presque nuit. Il faut dire que le carrosse avançait beaucoup plus lentement que prévu. Un tel véhicule, chargé comme il l’était, n’avait pas l’allure d’un petit cabriolet pour lequel Fersen avait calculé les temps de trajet. À la nuit tombée, les hommes se démotivèrent. Ils commencèrent à boire et à attirer l’attention sur eux. Pour nir, ils quittèrent la ville pour installer un bivouac un peu plus loin. Le roi ne passerait pas ce soir… Il passa, mais plus personne ne l’attendait.
En dehors d’un homme, un farouche républicain, que la présence de l’armée avait intrigué. Quand il vit arriver le lourd carrosse, il s’interrogea immédiatement sur l’identité des passagers. Il était loin de s’imaginer que le roi et sa famille se cachaient à l’intérieur, mais il fut persuadé que c’étaient des nobles qui fuyaient. Il ne voulait pas les laisser partir comme ça. La simple idée que des nobles puissent tenter de rejoindre l’étranger et abandonner le pays qu’ils avaient ruiné, lui était insupportable. Il enfourcha son cheval et galopa jusqu’au prochain relais de poste. À Varennes. Là-bas, il en aurait le cœur net. Quand le carrosse du roi et de la reine arriva en n à Varennes, on était prévenu de la venue de riches fuyards. Des républicains tirés de leur lit barrèrent le chemin au carrosse et demandèrent les passeports. – Je suis sûr que c’est le roi ! s’écria l’homme qui avait alerté tout le monde. La fuite du roi venait d’échouer et la famille royale fut reconduite à Paris sous les huées de la foule.
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Dernier contretemps
Paris, 1793 « es armées étrangères gagnent du terrain. » L
La reine froisse le message qu’elle vient de découvrir enroulé autour du bouchon de carafe et le jette au feu. Cette nouvelle qui aurait dû la réjouir lui glace le sang. La guerre progresse, et elle sait que le peuple de France va l’accuser de trahison car les attaques proviennent notamment d’Autriche, son pays de naissance. – À mort l’Autrichienne ! entend-on crier dans Paris de plus en plus souvent à présent. Même de ses fenêtres du Temple, la reine perçait la rumeur qui enfle. Quand elle entend ces cris furieux, elle ne peut réprimer un frisson. – Ce peuple me déteste, murmure-t-elle, sombre. – C’est un accès de colère, tente de minimiser Madame Élisabeth. Ils se tairont bientôt. – Non, répond la reine, lucide. Je n’ai pas su me faire aimer de lui. Je suis la seule fautive. J’aurais dû visiter les villes, m’intéresser au travail de ces gens, descendre dans la rue pour les rencontrer. Je n’ai rien fait. Je suis restée à Versailles, inaccessible. – Vous ne pouviez pas savoir… – Ma mère m’avait prévenue. Elle me disait d’arrêter de me divertir. Elle m’encourageait à m’intéresser aux affaires du royaume, à m’instruire. J’ai préféré ne pas l’écouter.
– Vous étiez jeune. – Cela n’excuse pas tout. J’ai pensé qu’être reine était simple. Je me suis trompée. J’ai blessé les Français par mon indifférence. Marie-Antoinette se tait un moment. – Aujourd’hui, ils me le font payer. – Vous vous jugez trop sévèrement. – Écoutez ces cris ! Ils en ont tous après moi. Et maintenant cette guerre… Mais la guerre n’est pas la seule mauvaise nouvelle. À Paris, les gens ont faim ; on ne trouve plus assez de pain pour manger correctement. Les ventres sont vides. Le pays est ruiné et les Français tiennent la reine pour responsable. Le roi est mort, maintenant c’est elle que l’on déteste. On la déteste d’autant plus que chacun sait qu’elle a dépensé sans compter dans ses belles années à Versailles. – Mort aux traîtres ! Les Parisiens redescendent dans la rue. C’est l’émeute. Dans la prison du Temple, on redouble de vigilance pour éviter que des hommes et des femmes viennent agresser les prisonniers. Mais on se méfie davantage aussi de tous ceux qui vont et viennent. – Les portes de Paris se ferment ! Les portes de Paris se ferment ! La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Lepître est chez lui lorsqu’elle lui arrive aux oreilles. Aussitôt il se lève et court chez le chevalier de Jarjayes, oubliant toute prudence. – Où est-il ? dit-il en arrivant. Le domestique tente de retenir Lepître. Il se méfie de ces arrivées fracassantes. – Je veux voir Jarjayes ! crie Lepître, à qui la peur fait perdre ses esprits. François-Augustin de Jarjayes a entendu le bruit et sort de son bureau. – Entrez, entrez, dit-il à Lepître pour le calmer. – Ils ferment les portes de Paris ! lance Lepître, paniqué.
– Ils en parlent en effet, répond l’autre avec flegme. – Ils vont fouiller toutes les voitures. – Ce n’est pas fait encore. – Ce n’est qu’une question de jours. D’heures peut-être même. – Inutile de nous inquiéter à l’avance. – Je ne marche plus ! – Voyons, Lepître. – Non, je ne marche plus. C’est beaucoup trop dangereux. Nous avons perdu trop de temps. Lepître perd complètement ses moyens. – Calmez-vous. Nous allons voir comment résoudre ce problème. – C’est tout vu. Il n’y aura pas d’évasion. Quatre personnes ! C’est beaucoup trop risqué. – Tout est prêt. Il n’y a plus aucun risque. – Ils ferment les portes de Paris, répète Lepître. Vous n’avez pas entendu ? – Ce n’est encore qu’une rumeur. Ce soir nous pouvons agir. – Ils vont fouiller toutes les voitures. – Cessez de vous tourmenter. Jarjayes essaye de calmer le bonhomme devant lui mais sa raison semble l’avoir quitté. – Je vous promets que tout se passera bien. – Non. Je ne marche plus. – Lepître ! Cette fois-ci, le chevalier est monté d’un ton. Tout ne peut pas s’arrêter ainsi. Pas maintenant. Pas une fois que tout est au point. – Nous avons trop attendu, répète Lepître. Je ne veux plus.
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Dénonciation
e commissaire attend dans l’antichambre en serrant son chapeau mou entre ses mains. Depuis le temps qu’il rêve de se faire remarquer pour son zèle républicain, c’est le moment. Enfin, on vient lui annoncer que l’officier municipal Hébert 9, célèbre journaliste redouté de tous et substitut du procureur de la Commune, va le recevoir. L
Quand il entre dans la pièce, le commissaire est impressionné. Tout à coup il n’est plus aussi sûr de lui. Hébert est un homme ignoble qui a envoyé tant de gens à la guillotine que tout le monde se méfie de lui. Même ses propres amis ne lui font pas confiance. D’ailleurs, a-t-il vraiment des amis ? – Faites vite ! lance Hébert en relevant à peine le nez de ce qu’il est en train d’écrire. – Je viens vous informer qu’il y a des traîtres au Temple. Hébert hausse légèrement un sourcil. – Des traîtres ? – Deux officiers municipaux qui s’entretiennent régulièrement avec la reine et sa famille. – En êtes-vous sûr, citoyen ? Le ton d’Hébert est suspicieux et le commissaire se vexe un peu de son manque d’intérêt pour ce qu’il vient de lui révéler. Il s’attendait à plus d’enthousiasme. Des félicitations peut-être. Un sourire tout le moins.
– J’ai un témoin. – Eh bien, emmenez-le-moi. Je verrai ce qu’il a à me dire. – C’est que… C’est un peu compliqué. – Si votre témoin ne veut pas témoigner, c’est irrecevable, s’agace Hébert qui n’a pas de temps à perdre. Ces bonshommes qui se présentent chez lui pour en dénoncer d’autres, il les connaît par cœur. Ils espèrent un peu de gloire, quelques responsabilités nouvelles. Hébert les déteste, comme il déteste tout le monde d’ailleurs. Parfois, quand il est d’humeur, il les écoute et envoie les traîtres à la guillotine. Mais les dénonciateurs repartent déçus : ils n’en retirent rien, sinon la conviction que la vie ne tient pas à grand-chose entre les mains du procureur. D’autres fois, comme aujourd’hui, Hébert a d’autres chats à fouetter. – Mon… mon témoin, bégaye le commissaire, ne peut pas sortir comme il veut. Cette fois-ci, Hébert relève la tête et regarde le commissaire d’un air sévère. Celui-ci pâlit. – Qu’insinuez-vous par là ? – C’est le dauphin ! À ces mots, la mâchoire d’Hébert se crispe. – Il n’y a plus de dauphin. – Il s’agit du jeune Louis Capet, corrige aussitôt le commissaire qui commence à transpirer. – Un enfant ? – Oui. – Votre témoin a donc sept ans ? – Oui, citoyen. Bientôt huit. – Et vous accordez du crédit à ses dires ? – J’ai pensé que… Un enfant ne sait pas calculer. Il est trop jeune pour dissimuler la vérité.
– Vous oubliez qui est cet enfant. Le fils d’un couple odieux, hypocrite et traître à la nation. Le commissaire baisse la tête. Il espérait obtenir plus de succès avec ses révélations. À présent il craint plutôt de s’attirer les foudres d’Hébert. Pourtant, il poursuit : – L’enfant m’a dit que ces deux hommes, ces deux officiers municipaux, parlaient souvent à sa mère. –… – Ils la font rire aussi. –… Le commissaire voudrait que la terre l’avale sur le champ. Il sent son courage qui le quitte tout à fait. – Parfois aussi, ils lui transmettent des messages. Une lueur d’intérêt s’allume dans le regard d’Hébert puis disparaît aussi vite. – Leurs noms ? demande-t-il sèchement. – Toulan et Lepître. – Bien, je les ferai interroger. Merci. L’entretien est déjà terminé. Le commissaire est déçu et heureux à la fois. Déçu du peu d’intérêt d’Hébert pour son information, mais heureux d’être encore vivant. Juste après son départ, Hébert fait appeler son secrétaire. – Convoquez-moi un certain Toulan et un certain Lepître. Ils travaillent à la prison du Temple. Je veux les interroger.
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Seule !
’est une réunion de crise que le chevalier de Jarjayes et Toulan organisent chez ce dernier. Ils ont tout tenté pour convaincre Lepître de ne pas abandonner mais rien n’y a fait. Le bonhomme s’est retiré de l’affaire. Il ne veut plus entendre parler de toute cette histoire. Il s’est contenté de leur donner les faux passeports, mais lui ne prendra plus part au projet. C
– Parlera-t-il si on l’interroge ? s’inquiète Jarjayes. – Je ne pense pas. S’il nous dénonce, il se trahit lui-même. François-Augustin de Jarjayes serre les mâchoires. La défection de Lepître est un coup dur mais la vraie mauvaise nouvelle, c’est l’annonce de la fermeture des portes de Paris. – J’ai bien réfléchi depuis le passage de Lepître. Je crains qu’il n’ait raison quand il dit que c’est trop risqué, avoue le chevalier. Ils vont faire fouiller chaque voiture. Personne ne pourra sortir de la ville sans que son identité soit vérifiée. – Mais nos passeports sont valables. On ne peut rien leur opposer. – Je vous l’accorde. Seulement, nos passagers attireraient immédiatement les soupçons, surtout avec un jeune enfant. Le petit dauphin est devenu un emblème. Les royalistes le considèrent comme leur nouveau roi : Louis XVII. – Nous pourrions le cacher dans un bagage. – Non, ils fouilleront même les bagages s’ils ont le moindre doute. – Il pourrait passer à pied. Toulan essaye d’envisager toutes les solutions. Il lui semble invraisemblable de devoir tout abandonner maintenant.
Le chevalier fronce les sourcils. – J’y ai pensé. Mais au premier barrage, un peu plus loin sur la route, nous nous ferions de nouveau attraper. Les deux hommes se regardent. Ils sont désemparés. Tous leurs efforts viennent de s’écrouler. Lepître a raison quand il dit qu’ils ont trop tardé. À deux jours près, ils réussissaient. – Il y aurait bien une solution, suggère Toulan. – Dites. – C’est la reine dont la vie est la plus menacée. C’est elle que nous devons faire sortir. – Seule ? Toulan hoche la tête. – Seule, elle n’attirera pas l’attention. Elle pourra passer le contrôle sans trop de difficultés. – On pourrait la reconnaître. – Qui pourrait croire qu’elle quitte la ville sans ses enfants ? – Personne, admet Jarjayes. Mais vous savez que ce n’est pas possible. – Et pourquoi ? s’emporte Toulan soudain agacé de tous ces obstacles qui se mettent toujours en travers de leur route. – Parce que, effectivement, jamais la reine ne quittera la ville sans ses enfants. – Sa vie est en danger ! – Mais c’est une mère. Une bonne mère. – Ses enfants ne craignent rien. La République ne s’attaquera jamais à des enfants. – Oh…, soupire Jarjayes, résigné. Je ne me fais pas trop d’illusions. – Non ! La République ne fera pas de mal à des enfants, se récrie Toulan pour se défendre. – Et quand bien même. La reine n’acceptera pas.
– Je vais en parler à Madame Élisabeth. Elle sera d’accord pour veiller sur le dauphin et sur la princesse Marie-érèse en l’absence de leur mère. Elle, elle saura raisonner la reine et la convaincre d’accepter. – Puissiez-vous dire vrai. En attendant sa réponse, je contacte nos relais. La reine doit partir demain soir au plus tard.
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Inte
ogatoire
orsque le chevalier de Jarjayes quitte la maison de Toulan, il croise un officier municipal ceint de son écharpe bleu-blanc-rouge. L’homme lui lance un long regard appuyé puis entre dans la maison. François-Augustin de Jarjayes presse le pas, mal à l’aise. La situation devient de plus en plus tendue et il est pressé de quitter la ville lui aussi. Bientôt ce sera beaucoup trop risqué pour lui de rester ici. L
– Citoyen Toulan ? L’officier municipal arrête Toulan sur le pas de sa porte alors qu’il s’apprêtait à sortir pour aller au Temple. – Oui, c’est moi. – Le procureur Hébert demande à vous voir. – Le procureur Hébert ? répète Toulan en cherchant à rester le plus calme possible.
Partout en France, ce seul nom suffit à donner des sueurs froides. – Oui. Il veut vous interroger. – Eh bien, allons-y, lance Toulan sur un ton presque enjoué. Il ne doit surtout pas se laisser impressionner, et durant le court trajet qui le conduit au bureau du procureur, il se concentre pour avoir l’air décontracté. Quand il pénètre dans le bureau, il reconnaît aussitôt Lepître, debout devant Hébert. Lepître n’en mène pas large mais quand il aperçoit Toulan, il sourit malgré tout. Sa présence est rassurante. Toulan saura quoi faire et quoi dire. – Messieurs, commence Hébert de but en blanc, j’ai reçu une plainte contre vous. – Une plainte ? s’indigne Toulan en prenant un air outré. À côté de lui, Lepître est incapable de prononcer le moindre mot. Ses jambes deviennent du coton. Il ne se sent pas bien – Une plainte pour trahison. Lepître et Toulan déglutissent, mais ce dernier ne veut pas se laisser perdre et prend le parti de rire. Un rire gras et sonore. Hébert est un peu décontenancé. Une si belle assurance devant lui, c’est fort rare. – Pardonnez-moi, citoyen Hébert, lance Toulan, mais j’aimerais savoir qui nous avons trahi. Et comment. – La République, messieurs. – Non mais, c’est faux, s’indigne à son tour Lepître qui a vu que l’aplomb de Toulan jouait en leur faveur. Nous, des traîtres à la République ! – Nous voulons voir nos accusateurs ! s’écrie Toulan. Hébert ne peut dissimuler un sourire. – Vous seriez étonnés. – Leurs noms ! Que nous allions leur tordre le cou ! Hébert s’amuse de la gouaille de cet homme avec un fort accent du SudOuest. Aujourd’hui il est de bonne humeur, il ne veut envoyer personne à la guillotine, et un peu de divertissement lui fait du bien. C’est si peu fréquent
d’avoir en face de lui quelqu’un qui s’amuse de la situation. D’ordinaire ils s’effondrent tous en pleurant comme des enfants. Cela le dégoûte. – Louis Capet, dit-il lentement en ménageant ses effets. Toulan et Lepître se regardent, sidérés. – Louis Capet, reprend Toulan. Le petit… Il se mord la langue pour ne pas dire « dauphin ». – Lui-même. Alors Toulan se met à rire de plus belle. – Vous nous avez fait peur, citoyen Hébert. Nous avons pensé un moment que vous étiez sérieux. – Il paraît que vous passez des messages à la reine et à sa belle-sœur. – Quelle imagination, cet enfant ! s’esclaffe Lepître. – Et que vous faites rire la reine, ajoute Hébert. – Ah ! ça, avoue Toulan. Il est vrai que j’ai le rire communicatif. Mais peuton considérer cela comme de la traîtrise ? Hébert est bien d’accord avec cet homme jovial. Cette affaire est sans intérêt et il ne donnera pas suite. Il renvoie les deux hommes non sans leur avoir conseillé toutefois de veiller à ce qu’ils feraient en présence de l’enfant. – Il a la langue bien pendue, le bougre. De retour dans la rue, Lepître et Toulan se regardent sans rien dire. Tout à coup, ils pâlissent. Ils l’ont échappé belle.
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La voix de la raison
M
adame Élisabeth blêmit.
– Impossible, dites-vous ? bredouille-t-elle. – Oui, souffle Toulan. Il regarde ses pieds. Il n’ose affronter le regard de la princesse. La nouvelle qu’il vient de lui annoncer sonne la fin de tous ses espoirs. – Mais pourquoi ? – Ils contrôlent toutes les voitures. Nous n’avons aucune chance de passer. C’est beaucoup trop dangereux. Si vous veniez à être découverts, la population vous tuerait sur place. Les esprits sont trop échauffés. – Mais la reine ? Vous savez que si la reine ne sort pas d’ici, ils la tueront aussi. – Non. Ils la jugeront. – Cessez de vous voiler la face. Vous n’ignorez pas qu’un procès n’y changera rien. Regardez ce qu’ils ont fait au roi. Un simulacre de justice pour l’envoyer à l’échafaud. Toulan ne répond pas. Il sait que la belle-sœur de la reine a raison. – Non, la reine est en danger, reprend Madame Élisabeth avec fougue. Vous devez la sauver ! Toulan se garde bien d’intervenir. Il souhaite qu’elle viendra toute seule à la conclusion qu’il espère.
– Vous devez la sauver ! La faire sortir. Même seule. Une seule personne n’attirera jamais les regards. Comme Toulan ne répond rien, elle insiste. – N’est-ce pas ? Toulan admire le sacrifice de la dame. Elle pense à la reine avant elle-même. – Nous avons bien pensé à quelque chose…, avance-t-il alors prudemment. – Dites-moi. Dites-moi vite. – Il nous semble aussi que si la reine s’échappait seule, nous pourrions tromper les barrages. – Oui, une personne seule est moins repérable, acquiesce Madame Élisabeth. – Personne ne pourra croire que la reine parte en abandonnant ses enfants. – Elle n’abandonne pas ses enfants ! se récrie la princesse. Elle n’a pas le choix. – Il n’empêche, personne n’y croira. – Vous avez raison. – Seulement… – Seulement ? – Elle ne voudra jamais. – Je me charge de la convaincre. Une lueur s’allume dans le regard de Toulan. – Vous pensez y arriver ? – Je vais tâcher d’essayer, déclare courageusement Madame Élisabeth. Il y va de sa vie. – Oui. – Pour quand avez-vous prévu la fuite ? – Demain soir… Tous les deux se regardent sans rien ajouter. Il n’y a rien à ajouter de toute façon. Pour montrer sa détermination, Madame Élisabeth va chercher les vêtements qui étaient destinés à la faire sortir.
– Faites disparaître cela. Personne ne doit les trouver. – Je reviendrai les prendre. – Non. Vous ne reviendrez pas. Vous vous êtes trop souvent mis en danger dans toute cette histoire. Vous seriez le premier suspect. Partez avec la reine. Elle a besoin d’un soutien et d’un ami dans sa fuite. Toulan a du mal à cacher son émotion. Il sait que Madame Élisabeth a raison : s’il reste à Paris, il sera immédiatement suspecté. L’interrogatoire d’Hébert s’est bien passé tout à l’heure, mais s’il doit en subir un autre, il n’en réchappera pas. Le substitut du procureur ne supportera pas d’avoir été berné une fois. Toulan attrape les vêtements et les glisse sous son manteau. – Adieu, Madame. Elle baisse les yeux. – Partez en paix. Je me charge de convaincre la reine. Quand Marie-Antoinette voit sa belle-sœur entrer dans sa chambre, elle comprend tout de suite que quelque chose ne va pas. – Ma sœur, vous me semblez préoccupée. Madame Élisabeth hoche la tête. Inutile de perdre du temps, elle doit aller droit au but. Elle n’a plus que quelques heures devant elle et elle sait qu’elles seront les plus longues de toute sa vie. – Ils ont fermé les portes de Paris. La reine la regarde avec intensité. Elle ne dit rien. Elle pressent une catastrophe. – Toulan est venu me trouver. Nous ne pouvons pas partir. Ils fouillent toutes les voitures. La reine sent ses jambes se dérober sous elle. Elle s’appuie sur le montant de la cheminée pour rester forte. – Fuir à quatre est beaucoup trop risqué, souffle Madame Élisabeth. On nous repérerait immédiatement, et si nous tombons entre leurs mains…
Inutile de rajouter quoi que ce soit, la reine comprend parfaitement quel sort leur serait réservé. Elle a déjà entendu toutes les horreurs qui ont été commises. – Il ne reste qu’un seul espoir. La reine ne quitte pas des yeux sa belle-sœur. Elle voudrait la presser mais elle sent combien cette dernière a du mal à lui annoncer ce pour quoi elle est venue. – Toulan et le chevalier de Jarjayes pensent qu’ils peuvent faire passer une seule personne. – Mon fils ? demande aussitôt la reine pleine d’espoir. Ils peuvent sauver mon fils ? Madame Élisabeth accuse le coup. Elle ne s’attendait pas à ce que la reine lui propose cette solution. – Non, Madame. Elle déglutit. Vous. – Moi ? – Oui, vous. La reine de France doit être sauvée. Marie-Antoinette pâlit. – Vous n’y pensez pas. Et mes enfants ? Et vous ? – Je m’occuperai d’eux. Ils ne nous feront rien. C’est contre vous que le peuple est en colère. – Non ! La reine secoue la tête. Non. Je refuse. – Ma sœur, réfléchissez. S’il vous plaît. Il faut vous sauver. – Et vous abandonner ? – Ils ne nous feront rien. Et puis, vous ne nous abandonnez pas. – Non, je ne peux me résoudre à laisser mes enfants. – Il le faut, Votre Majesté. Vous devez sauver la reine. Le ton de Madame Élisabeth est subitement plus cérémonieux. Elle veut marquer la gravité de la situation. – C’est impossible. Mes enfants…
– Vos enfants ont déjà perdu leur père, argumente alors la princesse. Ne les privez pas d’une mère. En restant ici, vous feriez d’eux des orphelins. Le coup porte. La reine est secouée par l’argument de sa belle-sœur. – Et pensez à Toulan. Et au chevalier. Ils ont mis tant de dévotion dans leur entreprise. Vous les récompenseriez de tous leurs efforts en acceptant. La reine baisse la tête. Peu à peu, elle se laisse persuader. Madame Élisabeth promet de veiller sur ses enfants comme une seconde mère. – Jusqu’au jour où nous retrouverons tous la liberté.
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Le dernier soir
arie-Antoinette s’assoit près du petit lit où dort le dauphin. Il est pâle mais il sourit malgré tout dans son sommeil. Son jeune âge heureusement le préserve de toute l’horreur de la situation. Le petit Louis ne se doute pas de ce qui se trame autour de lui. Sa sœur non plus d’ailleurs. La reine a préféré ne rien dire à ses enfants pour ne pas ajouter à leur peine et à la sienne. C’est si difficile de les laisser là. M
À l’heure du souper, sa fille s’est étonnée qu’elle ne touche presque pas à sa soupe, mais Madame Élisabeth a répondu à sa place. – Votre mère est un peu souffrante, ce soir. Marie-Antoinette s’est contentée de hocher la tête. Regarder sa fille dans les yeux était trop difficile.
Tandis qu’elle contemple son fils, Marie-Antoinette se rappelle ses premiers sourires, ses premières dents, qui lui faisaient les joues rouges, ses premiers pas, ses premiers mots. Elle se revoit jouant avec lui et lui apprenant à lire. – Dieu veuille que cet enfant soit heureux, murmure la reine. Elle a les larmes aux yeux. L’émotion est trop grande, même si elle sait qu’elle doit se montrer forte. – Il le sera, ma sœur, répond Madame Élisabeth. Il le sera. La reine tente de se persuader qu’elle a pris la bonne décision mais son cœur de mère ne s’y résout pas. – N’y a-t-il vraiment pas d’autre solution ? – Je crains que non. – Et si vous partiez à ma place ? – Je ne suis pas la reine. – Mais vous êtes la sœur du roi. – Ce n’est pas après moi que la foule en a. – Et mon fils ? – Vous voudriez qu’il perde sa mère ? Marie-Antoinette ne dit rien. Elle regarde les petites boucles blondes qui ondulent sur le cou de son fils. Il dort profondément. Demain, à cette même heure, il ne le sait pas mais sa mère ne sera plus là. La reine se lève. Elle ne supporte plus la vision de son fils. Elle se tourne alors vers sa belle-sœur. – Et vous, ma bonne sœur, quand vous reverrai-je ? À ces mots, la voix de Marie-Antoinette se brise. – C’est impossible, murmure-t-elle. C’est impossible !
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Adieux
«
N
ous avons fait un beau rêve, voilà tout ;
mais nous y avons beaucoup gagné en trouvant encore dans cette occasion une nouvelle preuve de votre entier dévouement pour moi. Ma con ance en vous est sans bornes, mais l’intérêt de mon ls est le seul qui me guide, et quelque bonheur que j’eusse éprouvé à être hors d’ici, je ne peux consentir à me séparer de lui. Au reste, je reconnais bien votre attachement à tout ce que vous m’avez écrit. Comptez que je sens la bonté de vos raisons pour mon propre intérêt, et que cette occasion peut ne plus se rencontrer, mais je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas de regrets. Adieu ! » Jarjayes relit le billet de la reine une fois, deux fois, trois fois. Il ne peut y croire. La reine se retire. Elle ne partira pas. Son amour de mère a eu raison de ses dernières hésitations. Au fond de lui le chevalier ne peut lui en vouloir. – Elle m’a fait ses adieux aussi, dit Toulan qui est venu lui apporter le message. J’aurais tant voulu lui prouver mon dévouement jusqu’au bout.
– Vous l’avez fait, Toulan. Vous l’avez fait. Mais on ne peut agir contre le gré de quelqu’un. Encore moins si c’est une reine. Toulan reste silencieux un long moment. La main glissée dans la poche de son habit, il caresse du bout des doigts la petite tabatière en or que MarieAntoinette lui a offerte. Le seul cadeau qu’il a accepté de sa part. Et maintenant, il lui semble qu’il ne le mérite pas, mais elle a refusé qu’il le lui rende. Voilà certainement tout ce qu’il lui restera d’elle. Car Toulan doute de revoir la reine un jour. Il doit partir. Même si tout en lui se rebiffe à cette idée, il ne peut plus rester à Paris. – La reine vous dit de vous mettre à l’abri, dit-il alors à Jarjayes. Elle vous conjure de l’écouter et de fuir. Elle prie pour que vous retrouviez votre femme très vite et que vous soyez heureux. – Je ne peux m’y résoudre, répond le chevalier d’un air sombre. La laisser là m’est insupportable. – À moi aussi, monsieur. Mais vous devez partir. Vous n’êtes plus en sécurité ici. Toulan se racle la gorge. – Lepître et moi avons été dénoncés, avoue-t-il. Hébert nous a convoqués. Le chevalier se raidit. Il l’ignorait. Toulan remarque aussitôt sa réaction. – Ne vous inquiétez pas. Nous avons joué la surprise. Nous n’avons rien dit. Hébert n’a pas donné suite. Il était sans doute dans l’un de ses bons jours. Ils sont si rares… – Qui vous a dénoncés ? s’inquiète Jarjayes. – Un enfant. – Le… ? François-Augustin de Jarjayes ne peut continuer. – Oui. Le dauphin. Le pauvre petit. Il ne l’a pas fait exprès. Mais imaginez donc ce qui se passerait s’il venait à prononcer votre nom de façon tout aussi innocente que celle avec laquelle il a parlé de nous. – Vous pensez ?
– Il n’est qu’un enfant. Partez, monsieur. Vous n’êtes plus en sécurité ici. – Et vous, Toulan ? – Moi non plus, je ne le suis plus. Je vais retourner d’où je viens. À Toulouse. Je l’ai dit à la reine. Je saurai me cacher en attendant la fin de tout ceci. Un jour, peut-être, je remonterai à Paris. – Adieu, mon ami ! Le chevalier de Jarjayes empoigne les épaules de Toulan et les presse fort. Et comme l’émotion les submerge tous les deux, ils s’étreignent longuement avant de se séparer. À quelques rues de là, lorsque tout le monde dort enfin, Marie-Antoinette s’assoit au bord de son lit. Sans bruit, elle se lève et sort de leur cachette les vêtements et le chapeau que Toulan lui a trouvés pour sa fuite. Quand elle est certaine que personne ne viendra la déranger, elle les jette un à un dans l’âtre de la cheminée. Le feu lèche les tissus et les brûle tout à fait. La reine les regarde partir en fumée. Son dernier rêve de fuite s’envole. Elle va désormais affronter son destin. « Je préfère être morte que d’avoir des remords », pense-t-elle.
Que sont-ils devenus ?
Louis XVI – le roi monta sur l’échafaud pour être guillotiné le 21 janvier 1793, quelques jours seulement avant que ne commence notre histoire. Marie-Antoinette – la reine connut le même destin tragique que son mari. À son tour, elle fut condamnée à mort, et guillotinée le 16 octobre 1793. Auparavant, elle fut séparée de ses enfants et enfermée à la Conciergerie, une autre prison, en attendant son jugement puis son exécution. Madame Élisabeth – la sœur du roi suivit son frère et sa belle-sœur sur l’échafaud le 10 mai 1794. Le peuple français ne lui reprochait rien en particulier sinon d’être de sang royal. Marie-érèse de France – la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette fut la seule rescapée de la famille royale. Elle passa de longs mois à la prison du Temple sans même savoir ce qui était arrivé à sa mère ni à sa tante. En 1795, elle fut échangée contre des prisonniers français et envoyée en Autriche, dans la famille de sa mère. Elle se maria et mourut à l’âge de soixante-douze ans. Louis Charles de France – le second fils de Louis XVI et de MarieAntoinette fut séparé de sa mère dans la prison du Temple. Les révolutionnaires tentèrent de l’élever comme un petit républicain. De leur côté, les royalistes continuaient de l’appeler Louis XVII. Longtemps on raconta que l’enfant avait été enlevé au Temple et mis à l’abri. En réalité, le petit dauphin est mort de la tuberculose le 10 juin 1795. Il avait dix ans.
Toulan – Fidèle, ainsi que le surnommait la reine Marie-Antoinette, remonta bien à Paris comme il l’espérait. Hélas, ce fut pour y être jugé pour trahison et condamné. Une preuve témoignait contre lui : la petite tabatière en or offerte par la reine. Il fut guillotiné. Lepître – dénoncé par le couple Tison, Lepître en réchappa pourtant. Il est l’un des rares personnages ayant aidé la famille royale durant sa captivité, à ne pas être tué sous la Révolution. François-Augustin de Jarjayes – le chevalier réussit à se mettre à l’abri lui aussi. Il resta cependant au service de la reine et participa à plusieurs autres tentatives d’évasion qui échouèrent toutes. Il mourut à l’âge de soixante-seize ans. La Tison – la gardienne du Temple commença à parler toute seule peu après l’échec de l’évasion de la reine et de sa famille. Puis elle devint complètement folle. Elle fut transférée dans un hôpital où elle mourut peu après. Louis-Stanislas – le frère du roi, le comte de Provence, s’enfuit à l’étranger au début de la Révolution. Il y restera sous l’Empire de Napoléon et reviendra en France en 1815. Il accéda alors au trône qu’il convoitait tant et devint Louis XVIII. Mme de Lamballe – juste après la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, la princesse décida de rester auprès de la reine pour continuer de la soutenir. Deux ans plus tard, Marie-Antoinette l’envoya en Angleterre pour la mettre à l’abri. Mais la princesse revint à Paris pour continuer de veiller sur son amie. Elle fut sauvagement tuée en 1792, et sa mort affecta beaucoup la reine. Gabrielle de Polignac – la favorite de la reine quitta la France au lendemain de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789. Elle erra de pays en pays sans véritable but. On raconte qu’elle mourut de chagrin peu après avoir appris l’exécution de Marie-Antoinette.
Notes
1. Veste courte à gros boutons. 2. Une fête. 3. Robe de chambre matelassée. 4. Jeu de plateau qui se joue à deux. 5. Pâte à base de poudre d’amandes. 6. Marie-Antoinette aura deux autres enfants après cet héritier tant attendu. Un autre fils, Louis-Charles, futur Louis XVII, et Sophie Hélène Béatrice, qui mourra, à l’âge de onze mois. 7. Tissu de soie à motifs. 8. Chaises percées d’un trou où peut s’encastrer un pot de chambre. 9. Hébert était chargé de faire juger les personnes qui lui paraissaient être des ennemis de la République.
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Direction : Guillaume Arnaud, Guillaume Pô Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Raphaële Glaux, assistée de Léa Bernardin Direction artistique :Élisabeth Hebert, assistée de Maïté Dubois Réalisation numérique :
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© Fleurus, Paris, 2017, pour l’ensemble de l’ouvrage. Site : www.fleuruseditions.com ISBN numérique : 9782215139249 ISBN papier : 978-221-513-389-6 Dépôt légal : mars 2018 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »
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