RANDONNÉES EN PAYSAGE ORDINAIRE Marcher pour saisir le modeste
Travail de mémoire réalisé par Marie Callier et encadré par Monique Toublanc DEP3 - 2018 - Ecole Nationale Supérieure de Paysage Versaille-Marseille - Site de Versailles
RANDONNÉES EN PAYSAGE ORDINAIRE Marcher pour saisir le modeste
Travail de mémoire réalisé par Marie Callier et encadré par Monique Toublanc DEP3 - 2018 - Ecole Nationale Supérieure de Paysage Versaille-Marseille - Site de Versailles
Réforme du diplôm de paysagiste
(décret n° 2014-1400 du 24 novembre 2014, arrêtés du relatifs aux modalités d’admission dans la formation co au diplôme d’État de paysagiste)
Introduction La marche est une façon de se déplacer particulièrement consciente de son environnement. Cette mise en mouvement dans l’espace est mise à profit pour jouir de territoires d’exceptions - on se met à randonner. Aussi, le nombre d’ouvrages consacrés à l’arpentage de grands paysages et hauts lieux est important. Marcher permet en outre de mettre ses sens à la disponibilité de l’espace. Cela nécessite un effort, celui de se libérer le temps et l’esprit. Or cet effort veut être récompensé. On cherche alors le grand paysage, remarquable, et ainsi l’on se rendra moins disponible pour des paysages ordinaires. Or, le paysage n’existe qu’à travers la perception que l’on a d’eux. Mais alors, quelle regard sur les territoires dits banals les randonneurs portent-ils ? La qualité plus ténue, plus discrète de ces espace est-elle perçue ? De même, par quels mécanismes les habitants de ces espaces, généralement considérés comme moins intéressants, s’attachentils à leur terre, et pour quelle identité ? La pratique régulière de la marche peut elle participer à une appréciation accrue ? Nous mettrons ainsi en place une expérience en paysage ordinaire, pour tenter de répondre à ces questionnements. Un aller et retour entre travail empirique et travail théorique nous permettra d’évoquer la relation intrinsèque entre le paysage et les perceptions. Aussi, nous verrons qu’il y a une grande diversité de marches qui donnent à percevoir l’environnement de façon variée. Aussi, nous nous pencherons sur la notion des paysages ordinaires, en questionnant l’attention et la disponibilité sensible du marcheur en territoire ordinaire.
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Table des matières
Introduction
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Une expérience à mener
Se trouver un terrain : Fontenay le fleury Démarche des marches
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Le terrain à l’épreuve du sensible
29 Des marches aux sensorialités diverses 31 Paysage et perception, conditions et subjectivités 41
Paysage ordinaire, imperçu, effacé
51 A l’ombre du remarquable 53 Effacement de l’ordinaire par le quotidien et la vitesse 61
Conclusion
Bibliographie
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UNE EXPÉRIENCE À MENER
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DonnĂŠes cartographiques Google 2018
1 S E T R O U V E R U N T E R R A I N : F O N T E N AY L E F L E U RY
Pour répondre à mes questionnements, la nécessité de pratiquer la marche en paysage ordinaire est apparue clairement. Il a donc fallu chercher un lieu où expérimenter la démarche. Les premiers critères étaient simples : il fallait un territoire péri-urbain, une petite commune, sous l’influence métropolitaine. De cette manière, les mouvements de navette domicile/travail sont importants, la vie s’organise principalement entre le lieu de résidence et celui de l’emploi. La commune est moins vécue par ses habitants, qui se déplacent majoritairement en voiture et/ou en transports en commun, et choisissent leur lieu de résidence plus pour sa proximité relative des emplois et services que pour la réputation de ses paysages. En outre, l’objectif était de travailler avec une association de randonnée pédestre, et d’observer son fonctionnement. La présence d’une association qui organise des sorties était donc importante dans le choix de terrain. L’attention a tout d’abord été tournée vers la commune d’Orgerus (78). Située dans le Pays Houdanais, cette commune de 2330 habitants (2015)1 semblait idéalement correspondre à ces critères. En effet, la ville est connectée aux grandes communes de la région grâce à la gare de Orgerus-Béhoust, ralliée notamment à la gare Montparnasse en 47 minutes, à Versailles Chantiers en 33 minutes ou à Dreux en 23 minutes2. Le phénomène de navette est donc important. De plus, la situation d’Orgerus était favorable au choix de ce terrain 1 INSEE POPLEG 2015 2 SNCF Transilien
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DonnĂŠes cartographiques Google 2018
par l’existence d’une association pluri-activités, appelée Champs du Coq. Cette association se présente comme s’occupant de l’« organisation de sorties et activités ludiques diverses : théâtre, concert, croisière - dîners spectacles - voyage & randonnée pédestre »1. Cependant, lors d’un appel téléphonique, il a été expliqué qu’ils avaient arrêté les randonnées pédestres, ou du moins qu’ils les avaient limitées à 2 sorties longue distance dans l’année. Les raisons de cet arrêt sont le manque de marcheurs intéressés, et le manque d’intérêt porté sur le territoire environnant (« Ça tourne vite en rond, on connaît tout par coeur et c’est répétitif»2). On nous a également annoncé que plus aucune activité de la sorte n’avait lieu à Orgerus. Il a donc fallu relancer la recherche de terrain. Chercher un nouveau site n’était pas problématique. Dans la démarche de trouver un terrain ordinaire, le choix de la commune où implanter mon travail était très flexible. Car si les communes ordinaires restent dans les moyennes, chacune a ensuite ses spécificités, ses qualités propres. La question de la qualité en territoire ordinaire n’est pas dépendante du terrain, elle se pose en tout territoire ordinaire. Le choix a donc été fait de s’intéresser à Fontenay-le-Fleury. Située également dans les Yvelines, cette commune de 13513 habitants (2015)3 est plus proche des grandes villes, notamment de Paris. Puisque 87,6% de la population active fontenaysienne travaille « dans une commune autre que la commune de résidence »4, il faut donc pouvoir se rendre sur son lieu de travail. Le système de transports en commun est ainsi très développé, avec la ligne de train N qui relie Fontenay à la Gare Montparnasse en 34 minutes, mais aussi avec 6 lignes de bus qui connectent Fontenay à des 1 Loisirs [en ligne]. Commune d’Orgerus, [consulté le 28 mars 2018]. Disponible sur : http://www.orgerus.fr/vie-locale/annuaire/annuaire-des-associations/category-10.html 2 Extrait entretien téléphonique Champs du Coq le 19.02.2018 3 INSEE POPLEG 2015 4 Lieu de travail des actifs de 15 ans ou plus ayant un emploi qui résident dans la zone, INSEE 2016
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Captures extraites de Fontenay-le-Fleury vue du ciel, vidĂŠo Youtube (2016), Ville de Fontenay-le-Fleury
villes comme Versailles (23 minutes), Saint Quentin en Yvelines (9 minutes1) ou Boulogne-Billancourt (40 minutes2). Sa proximité de la capitale et des grands axes de transports la relient également facilement aux grands pôles d’emploi de la région : 30 minutes vers La Défense, 35 vers la Montparnasse par exemple3. En outre, c’est la voiture qui est la plus utilisée dans ces déplacements de navette domicile/travail, à 58,6% par les travailleurs. Viennent ensuite les transports en commun (31,2%). Et l’on peut donc constater que la marche à pied n’est que très peu utilisée par les fontenaysiennes et fontenaysiens pour se rendre au travail (4,7% alors même que 12,4% des emplois sont intra-Fontenay4). En outre, la commune a connu une explosion de sa démographie dans les années 1960. L’augmentation faible et constante qui avait lieu depuis le début du XIXème siècle (+5 habitants en moyenne par an entre 1806 et 1946) s’est accélérée après la Seconde Guerre Mondiale (+121,5 habitant en moyenne par an ensuite jusque 1962) pour bondir de façon exceptionnelle au cours des années 1960 : en passant de 2919 habitants en 1962 à 12035 habitants en 1968, Fontenay le Fleury a quadruplé sa population en l’espace de 6 années5. Depuis, la population varie entre 12000 et 14000 habitants6. Pour répondre à la nécessité de loger toutes ces personnes, des quartiers entiers sont sortis de terre très rapidement. Ce sont des quartiers d’immeubles, de hauteur R+3 ou R+4 (parc Montaigne par exemple), ou des quartiers pavillonnaires (les Sables, la Déménerie…), avec des petites habitations individuelles resserrées. En outre, la fonction village de Fontenay a disparu, sous la fonction de dortoir. La ville s’est étendue, puisque les trajets ne se font presque plus à pied, les distances parcourues se sont agrandies et Fontenay a fini par rejoindre St-Cyr-L’école, ville limitrophe à présent sans espace 1 SNCF Transilien 2 Cars Hourtoule 3 Données cartographiques itinéraire Google 2018 4 Part des moyens de transport utilisés pour se rendre au travail en 2014, INSEE 2016 5 Le nombre d’habitants Données Ldh/EHESS/Cassini 6 à partir de 2006, INSEE POPLEG
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Captures extraites de Fontenay-le-Fleury vue du ciel, vidĂŠo Youtube (2016), Ville de Fontenay-le-Fleury
tampon marquant la fin d’une ville et le début d’une nouvelle. Ces caractéristiques font de Fontenay-le-Fleury un endroit idéal pour expérimenter et répondre aux interrogations posées, sur l’appropriation des territoires ordinaires, et le rôle de la marche. On voit effectivement que les déplacements se font de manière rapide, peu à vitesse humaine. Pourtant, dans le choix de Fontenay comme terrain d’étude, la présence d’une activité associative de marche était primordiale. Or, deux associations fontenaysiennes annoncent pratiquer la randonnée pédestre. La première s’appelle F.O.N.D., Fontenay Organisation Nature Découverte1, et est donc un « club de course à pied (running) et section marche »2. L’association semble avoir une activité de marche régulière et mensuelle. Cependant, lorsque de la prise de contact avec l’association, on nous a appris que les randonnées n’avaient pas lieu en hiver, en raison du mauvais temps, et des sols peu praticables. Aussi, ont-ils expliqué que « les marches de l’association [n’avaient] jamais lieu à Fontenay ou les environs de la commune », mais que les marcheurs se réunissaient « à un point de rendez-vous devant le théâtre, pour ensuite covoiturer jusqu’au lieu de randonnée, généralement à une heure de route environ »3. Il n’a cependant pas été possible de travailler avec cette association, qui n’a pas souhaité me rencontrer et participer à ma démarche. Contact a donc été pris avec la seconde association pratiquant la randonnée pédestre de Fontenay-le-Fleury, l’AFACS (Association Fontenaysienne d’Animation Culturelle et Sociale)4. Cette 1 F.O.N.D. [en ligne] Mairie de Fontenay le Fleury [consulté le 28 mars 2018] Disponible sur http://www.fontenay-le-fleury.org/La-ville/Vie-associative/Sport/F.O.N.D.-FONTENAY-ORGANISATION-NATURE-DECOUVERTE 2 A propos [en ligne] AssociationFOND sur Facebook [consulté le 28 mars 2018] Disponible surhttps://www.facebook.com/pg/AssociationFOND/ about/?ref=page_internal 3 Entretien téléphonique F.O.N.D. le 19.02.2018 4 AFACS [en ligne] Mairie de Fontenay le Fleury [consulté le 28 mars 2018] Disponible sur http://www.fontenay-le-fleury.org/La-ville/Vie-associative/ Culture-Loisirs/AFACS-ASSOCIATION-FONTENAYSIENNE-D-ANIMATION-CULTURELLE-ET-SOCIALE
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DonnĂŠes Google Earth / AFACS ; Cartographie Marie Callier
association regroupe 18 activités différentes, dans différents clubs1. Le club de randonnée pédestre est donc l’un d’entre eux, et a une activité régulière mensuelle. Les marcheurs se réunissent le deuxième dimanche de chaque mois, et, de la même manière que pour l’association F.O.N.D., covoiturent ensuite pour partir sur les lieux de randonnée. Les randonnées ont lieu toute l’année, quelle que soit la météo. Le fait que ces deux associations fassent le choix de partir pour randonner, au lieu de se marcher dans Fontenay, est parlant et intéressant. Une cartographie des lieux de randonnée choisis sur une durée de 23 mois a été réalisée, et montre que les itinéraires empruntés sur les deux dernières années se situent en grande partie dans la région du grand Ouest parisien. Effectivement, jamais à Fontenay, souvent pas très loin. Ce n’est pas l’environnement urbain qui semble arrêter les marcheurs de l’AFACS, puisque des itinéraires comme « De Viroflay à St-Cyr » (15 novembre 20172) ont lieu. Mais jamais à Fontenay. Jamais sur le lieu où les marcheurs à priori vivent. Jamais sur la commune qu’ils ont l’occasion d’éprouver au quotidien.
1 Index [en ligne] AFACS Fontenay [consulté le 28 mars 2018] Disponible sur http://afacs-fontenay.com/ 2 Données AFACS club randonnée
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2 DÉMARCHE DES MARCHES
Pour comprendre le regard que les marcheurs portent sur les paysages qu’ils traversent, il était nécessaire de partir marcher avec eux. Le choix a été fait de réaliser une expérience en trois temps. Trois temps de randonnées, de rencontres avec les marcheurs.
< photographie personnelle, 11 mars 2018
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Itinéraire prévu par Hélène, organisatrice de la randonnée, carte IGN 1/25000
Première randonnée, 11 mars 2018. Observation, insertion et discussions Dans le cadre d’un premier contact avec les marcheurs, il a été choisi d’adopter une posture en retrait. La démarche, le travail de mémoire ou même mon profil n’ont pas été présentés systématiquement. L’objectif était d’influencer les marcheurs le moins possible, d’écouter ce qu’ils avaient spontanément à se dire sans les orienter sur un sujet de paysage. Il était important de voir s’ils venaient spontanément parler de paysage, ou si c’était un thème qu’ils n’abordaient pas du tout. Ne pas se présenter constituait également une stratégie d’intégration. Il n’était pas souhaitable d’apparaître directement comme une inconnue étudiant les marcheurs, venant s’immiscer dans la vie des randonneurs pour scruter et analyser leurs faits et gestes. Le simple fait d’avoir moins de 50 ans me plaçait déjà dans une position en décalage par rapport au reste du groupe. Au départ de la mairie de Fontenay-le-Fleury, les marcheurs se répartissent dans les différentes voitures présentes pour covoiturer. La direction est donnée : rendez-vous à St-Rémy-LèsChevreuses. Après 30 minutes de route, l’assemblée se retrouve et part sur les sentiers de randonnée. L’accueil au milieu d’un groupe déjà formé et qui se connait très bien est enthousiaste, accompagné d’une curiosité souvent très vite exprimée. Si la démarche de travail n’a pas été présentée collectivement, j’ai cependant répondu aux questions qui m’ont été posées, sans cacher mon profil d’étudiante, et en évoquant le fait que je faisais un travail sur la marche. Je n’ai pas plus précisé mon sujet d’étude à ce moment là, ne souhaitant pas m’attarder sur le sujet de mon mémoire et ne pas me mettre dans une position d’explication. Dans le rôle d’une marcheuse au sein du groupe, j’ai pu suivre les discussions, par petits groupes, durant la randonnée, et ai capté quelques passages de ces moments parlés.
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Itinéraire prévu par Didier, organisateur de la randonnée, carte IGN 1/25000
Deuxième randonnée, 8 avril 2018 Présentation, participation et interactions
Le premier contact avec les marcheuses et marcheurs étant passé, il a été possible de pousser plus avant le travail avec ces derniers lors de la randonnée suivante. Les uns après les autres, les randonneurs ont été abordés pour être interrogés. La présentation du travail avant l’entretien était succinte : «Je suis étudiante, et je fais un mémoire sur la marche». Ainsi, les conversations ont pu être enregistrées, menées pour connaître le profil du/de la marcheur/se. Ce n’est qu’à la fin de chaque entretien que la nature plus précise du travail était donnée. Suite à la première randonnée, je n’étais plus totalement une inconnue aux yeux des marcheurs, et le contact avec eux fut plus facile. Il a donc été question de les interroger sur plusieurs thématiques: tout d’abord, établir le profil de la personne, ensuite, il a fallu déterminer la pratique personnelle de marche, et la perception du milieu en randonnée et au quotidien. Le trajet du jour avait lieu dans le Vexin, où les marcheurs se sont retrouvés après le co-voiturage. Les 26 randonneurs et randonneuses du jour partent donc sous un soleil éclatant, premier jour de printemps. L’assemblée était joyeuse, les discussions ont très vite commencé, la plupart en binômes. Les entretiens sont donc simples à amener : il s’agissait d’entrer en contact individuellement avec les personnes les plus proches, d’entamer la discussion puis l’entretien, si la personne acceptait. Aucun refus n’a été exprimé. Chaque discussion durait une dizaine de minutes, rythmées par les évènements de la randonnée (un point de vue, des animaux, intervention d’autres marcheurs...). L’entretien était laissé le plus libre possible pour laisser s’exprimer les randonneurs sur ce qui les touchait.
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Trois itinĂŠraires envisageables, au sein de Fontenay-le-Fleury, Ressource IGN topographique sur geoportail.gouv.fr
Tr o i s i è m e t e m p s d e r a n d o n n é e , d a t e ( s ) à f i x e r Organisation, diversification, relocalisation
Un troisième temps de marche est à prévoir. Après avoir interrogé les marcheuses et marcheurs sur leur pratique de marche et leur perception des milieux, c’est un point de vue spécifique qui a été assemblé. Celui de personnes qui se promènent régulièrement, et hors de leur territoire du quotidien. Le troisième temps de randonnée s’attardera donc à diversifier le panel interrogé. Il faudra pouvoir comparer la perception d’un marcheur régulier de celle d’une personne qui n’en a pas l’habitude. Aussi, dans la position d’organisatrice de la randonnée, il sera alors possible de choisir l’itinéraire emprunté, et donc de parler cette fois-ci des perceptions en paysage quotidien et ordinaire. Ce temps sera beaucoup plus découpé, car pour pouvoir capturer entièrement la perception des personnes interrogées, l’entretien s’étirera tout au long de la promenade. Cela nécessite donc des balades individuelles.L’enregistrement s’évertuera à capter tout ce que perçoit la personne interrogée, ce qu’elle retient, ce qui attire son attention... On cherchera à ne pas dépasser 45 minutes à 1 heure de promenade. Une hypothèse de départ, que l’on cherchera à confirmer ou infirmer, est que par l’habitude d’avoir son corps en mouvement dans les paysages, le marcheur régulier aura acquis des mécanismes, conscients ou pas, qui lui permettent d’accéder à une plus grande diversité d’éléments dans son milieu, même en dehors du cadre de la randonnée. L’itinéraire choisi sera donc une boucle, qui voudra traverser des espaces différents, du coeur de la ville aux quartiers pavillonnaires, des champs aux zones commerciales en passant par les grands espaces de logements d’immeubles.
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LE TERRAIN À L’ É P R E U V E D U SENSIBLE
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1 DES MARCHES AUX SENSORIALITÉS DIVERSES
Marcher : « Avancer, aller de l’avant - (1) Se déplacer par mouvements et appuis successifs des jambes et des pieds sans quitter le sol - (3) Aller à pied »
La notion de déplacement est entièrement comprise dans celle de la marche. De même, la relation au sol, à la terre est très présente. La sensibilité de l’action est mise en jeu. L’anthropologue et sociologue David Le Breton expose par ailleurs la disponibilité des sens mise en oeuvre dans l’activité de marche. « La marche est une ouverture au monde qui invite à l’humilité et à la saisie avide de l’instant. Elle restaure la dimension physique et rappelle l’individu au sentiment de son existence. Elle procure une distance propice avec les choses, une disponibilité aux circonstances, plonge dans une forme active de méditation, sollicite une pleine sensorialité ». Mode de transport naturel de l’humain, celui que nous avons pour la plupart à notre disposition, dès que nous apprenons à nous tenir debout. C’est le moyen de se déplacer le plus simple, le plus économique. La marche réunit toutes les cultures, bien qu’elle existe sous toutes ses nuances. Les territoires se sont même développés en fonction des distances marchées, arpentables. En outre, il existe des façons de marcher très différentes, et il s’agira ici d’en distinguer ces formes, et de cibler celle(s) qui nous intéressent dans le cadre de notre recherche.
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Itinéraire aménageable Vitesse moyenne Regard +- actif Longueur moyenne Retour au point de départ Occasionnel
«J’y vais individuellement, avec des amis ou avec mes filles. Il y a des randonnées de 13-14km.» Nicole, 68 ans, 8 avril 2018
Que ce soit avec l’association ou indépendamment dans la vie privée, les marcheuses et marcheurs rencontré.es ont une pratique régulière ancrée dans leur vie quotidienne.
La randonnée locale C’est donc sur ce type de randonnée que l’étude se focalise. Les marcheurs de l’association se réunissent, partent ensemble à une distance limitée de Fontenay-le-Fleury (maximum 1h de route en général) et partent marcher pour la journée, pour enfin revenir chacun chez eux le soir. De manière ponctuelle, les randonnées locales sont une façon de marcher à une échelle rapprochée du territoire. On partira ici quelques heures, le temps d’une journée, pour revenir au point de départ. Sur un rythme soutenu, tout en gardant de l’énergie pour l’endurance, le marcheur a un regard assez actif. Sur un terrain familier, car proche de chez lui, le marcheur peut ainsi relever la tête, et offrir une disponibilité de ses sens à l’espace. C’est également un avantage qu’offre l’organisation des randonnées de l’AFACS : un randonneur organisateur connait l’endroit où il mène le groupe, le reste des marcheurs se laissent ainsi guider, ne s’inquiétant pas de l’itinéraire. Cela permet à des personnes qui ne savent pas s’orienter dans un espace qu’ils ne connaissent pas, ou à ceux qui ne savent pas lire une carte, de pouvoir partir. Aussi, les randonneurs peuvent jouir librement d’espaces qu’ils ne connaissent pas forcément. Dans un territoire familier, l’itinéraire n’a pas besoin d’être immuable, et le marcheur peut changer d’avis, choisir de modifier son chemin au gré de ses envies ou de l’environnement. La connaissance du terrain lui permet de s’orienter plus facilement, et fait de la randonnée locale une activité occasionnelle, simple à mettre en place. Libérer du temps pour se rendre disponible est plus simple que lorsqu’elle s’éloigne et prend plusieurs jours. Elle permet de revenir sur son lieu de départ, et donc constitue une parenthèse dans la vie quotidienne et ses contraintes. « La marche déjoue les impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité. Elle n’en a même rien à faire »1. 1 Le Breton, 2012, 47
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Itinéraire précis Vitesse moyenne Regard +/- actif Longueur grande Itinéraire par étapes Exceptionnel
«On aime bien faire de la montagne, alors on va en itinérance avec un couple d’amis qui marche un peu plus.» Yvonne, 69 ans, 8 avril 2018
Ce sont les couples les plus sportifs, qui ont ancré cette pratique dans leur vie déjà lorsqu’ils étaient plus jeunes, qui continuent à partir en itinérance.
La randonnée de voyage Il faut savoir que la randonnée de voyage est une très large catégorie. A commencer par les raisons qui amènent à entamer un voyage en randonnée. Cependant, ces marches de plusieurs jours à plusieurs semaines ou plus fonctionnent à l’endurance du marcheur. Avec un itinéraire défini et préparé, il sait où aller, et sa vitesse n’est ni trop rapide, pour ne pas s’épuiser, ni trop lente, pour parcourir les longues distances qu’il souhaite parcourir. Pratique totalement ancrée dans les modes de vie d’une population humaine nomade à une époque, aujourd’hui les randonneurs voyageurs sont moins nombreux, et la nécessité de la préparation confère à ce voyage un caractère exceptionnel. La vie sédentaire aujourd’hui a pris le pas sur l’itinérance. De fait, marcher pendant des heures et des jours nécessite une concentration accrue sur son corps : il est important de ne pas trop se fatiguer, ne pas se blesser. Les pas sont assez rapprochés, et le regard bas, pour surveiller le sol. C’est ce que raconte le naturaliste Théodore Monod dans son récit de voyage : « La journée est chaude : autour des maigres buissons les voyageurs tournent avec le soleil »1. Cela n’empêche pas le voyageur d’observer et profiter de son environnement, surtout des paysages grandioses. 1 Monod, 1995, 28
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Itinéraire précis Vitesse rapide Regard peu actif Longueur courte Navette entre deux points Quotidien
«Oui, j’essaie de marcher autant que possible. Mais bon, pas autant qu’il le faudrait, certainement.» Monique, 58 ans, 8 avril 2018
«On a toujours pas mal d’activités, je prends toujours le moins possible ma voiture…» Jacqueline, 80 ans, 8 avril 2018
Les déplacements ciblés ponctuels Il s’agit ici de ceux que nous effectuons tous, dans le cadre de notre vie quotidienne : faire la navette entre le travail et le domicile, aller faire les courses, aller chez le médecin… Ce sont des déplacements effectués dans un but précis, un but « utile », n’impliquant la marche que par la distance. Si l’on se déplace ici à pied, c’est pour des raisons de vitesse, ou économiques. L’objectif est d’atteindre le plus rapidement possible son point d’arrivée. De ce fait, les pas sont éloignés, les enjambées sont larges. Le pas, rapide, emprunte le chemin le plus court, donc le plus souvent la ligne droite. Concentré sur son itinéraire, le marcheur a le regard court et bas, concentré sur le sol et les éventuels obstacles qui pourraient le ralentir. L’environnement disparaît, car le marcheur ne laisse aucune fenêtre d’attention à ses sens, autrement que pour sa sécurité. De plus, ces courts déplacements faisant partie du quotidien du marcheur, il finit rapidement par connaître son itinéraire par coeur, et l’attention à l’espace autour de lui est ainsi moins nécessaire. Ce type de marche est cependant à nuancer. De nombreux marcheurs quotidiens préfèrent la marche aux autres moyens de transport pour d’autres raisons. Les raisons invoquées sont souvent le bien-être voire la santé physique, mais aussi le plaisir d’être en extérieur, d’aller moins vite et le plaisir de se balader. Ces marcheurs sont cependant plus proches du profil du promeneur que de celui du marcheur utile.
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La promenade. Le marcheur peut se faire promeneur. Qu’il ait du temps à y consacrer ou pas, c’est une sortie facilement aménageable. Il est beaucoup plus simple de créer une pause courte, et d’aller cheminer au plus proche de chez lui. Son but est alors imprécis, son itinéraire entièrement soumis à ses envies. S’il veut faire demi-tour, c’est possible. S’il souhaite prolonger encore un peu plus la promenade, ajouter une boucle à son cheminement, s’arrêter quelques minutes profiter d’un espace agréable, il peut, car le promeneur est entièrement maître de son temps, de sa disponibilité, mais aussi de ses mouvements, et donc de son itinéraire. Il peut prendre son temps, ses pas sont rapprochés, il n’emprunte pas le chemin le plus court. De même, la simplicité de mise en place d’une promenade fait qu’elle peut être décidée à n’importe quel moment, de façon totalement spontanée et immédiate. Il n’y a pas nécessairement besoin d’une raison pour sortir se promener, comme le montre l’écrivaine Virginia Woolf : « As the foxhunter hunts in order to preserve the breed of horses(…) ,so when the desire comes upon us to go street rambling the pencil does for a pretext, and getting up we say ‘Really, I must buy a pencil,’ as if under cover for this excuse we could indulge safely in the greatest pleasure of town life in winter - rambling in the streets of London. »1. Ainsi la simple envie d’aller acheter un crayon sert de prétexte à la déambulation nocturne dans la rue. Le but est clairement plus la promenade que l’achat de l’outil d’écriture. La promenade peut ainsi également avoir lieu beaucoup plus régulièrement, le coût de disponibilité étant mineur et la spontanéité de l’acte étant facile. L’esprit libéré de contraintes physiques, spatiales et temporelles, le promeneur offre son panel de sensibilités à son environnement, et perçoit de façon beaucoup plus accrue les signaux et effets des paysages l’environnant. « La marche libère des contraintes d’identité. Hors de la trame familière du social, il n’est plus nécessaire de soutenir le poids de son visage, de son nom, de sa personne, de son statut 1 Woolf, 1930, 1
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social… »1. Ainsi, c’est avec un regard différent que Virginia Woolf redécouvre Londres : « The eye is not a miner, not a diver, not a seeker after buried treasure. It floats us smoothly down a stream ; resting, pausing, the brain sleeps perhaps as it looks. How beautiful a London street is then, with its islands of light, and its long groves of darkness (…)»2. 1 Le Breton, 2012, 26 2 Woolf, 1930, 6 Itinéraire aléatoire Vitesse lente à très lente Regard actif Longueur courte à moyenne Retour au point de départ Occasionnel
«Si je peux avec la météo et si j’ai le temps, je préfère faire à pied. J’ai pas d’itinéraire, donc je vais me perdre dans les rues. » Michel, 71 ans, 4 avril 2018
Les randonneurs de l’AFACS ont une habitude de promenade et de marche quotidienne, ils prennent plaisir à s’accorder quelques minutes à quelques heures plusieurs fois par semaine pour profiter de leur environnement.
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2 PAY S A G E E T P E R C E P T I O N , C O N D I T I O N S E T SUBJECTIVITÉS
« ‘Paysage’ désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ».
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Trois jours différents, trois heures différentes, trois ciels différents, et le paysage depuis le jardin de Leith Hall Garden and Estate prend des allures menaçantes et effrayantes, chatoyantes et attirantes, ou fraiches et fragiles, pourtant en un seul et même lieu.
La notion de paysage est intrinsèquement liée à celle de la perception. Il se définit par rapport à elle. Perception par les sens, par tous les sens. Le paysage n’existe qu’à travers le prisme, intime, qu’est la sensibilité individuelle. Difficile à saisir, la notion de paysage entre en 2000 dans les textes européens, dans le cadre de la Convention européenne du paysage. Le but ici est de poser un cadre commun, à l’échelle européenne, afin d’entamer un travail conjoint sur les paysages, et de mieux les protéger. Ainsi, le paysage est reconnu comme patrimoine de valeur au niveau européen, reconnu pour ses qualités, ses richesses et sa diversité. Et le fait de définir le paysage par sa perceptibilité l’ancre dans la sphère du subjectif. C’est le philosophe Maurice Merlot-Ponty qui explore cette thématique : « Je pourrais d’abord entendre par sensation la manière dont je suis affecté, et l’épreuve d’un état de moimême »1. Les sensations, ainsi, n’ont pas d’existence dans le monde objectif. Or, pour un objet que l’on tente de poser dans un cadre légal, le fait qu’il se définisse principalement par rapport à quelque chose d’aussi peu concret que les sens rend le paysage très difficile à cerner. De cette interprétation éminemment intime, on comprend que les perceptions dépendent d’un ensemble de facteurs personnels qui interprètent l’information sensible perçue : « le ‘sensible’ ne peut plus être défini comme l’effet immédiat d’un stimulus extérieur »2. Chaque sensation passe donc par une interprétation inconsciente et automatique du corps : correction, comparaison, consigne, état physique et psychique… Les conditions météorologiques, par exemple, auront un impact fort sur la perception d’un espace. Si une campagne pourra paraître à certains maussade sous un temps froid de pluie, elle est souvent beaucoup plus appréciée 1 Merlot-Ponty, 1945, 9 2 Merlot-Ponty, 1945, 14 < Photograohies personnelles, Huntly (Ecosse, Royaume Uni), datées de haut en bas :28 juin,27 juin et 2 juillet 2016
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«C’est bien l’intérêt, le contact ! » Claudette, 66 ans, 8 avril 2018
«Ben parce que toute seule, moi je vais pas aller me promener dans les bois. J’ai peur. Et on est en groupe c’est quand même mieux. Et puis pour avoir quand même du contact, quoi. » Nicole, 68 ans, 8 avril 2018
« Quand je vais marcher avec ma mère, c’est vrai qu’on a des zones qu’on a tendance à faire et à refaire. » Laurent, 62 ans, 8 avril 2018
au printemps, sous le soleil. De même, l’on va beaucoup plus apprécier Paris lorsque l’on est de bonne humeur, où l’on fait attention aux petits détails une fleur dans les pavés ou un rayon de soleil chanceux, alors qu’en période de stress, de fatigue, l’environnement urbain paraîtra beaucoup plus agressif, et les voitures, le bitume ou les gens pressés m’oppresseront de façon plus impactante. C’est ce que l’on a pu constater également auprès des marcheurs de l’AFACS. Lors de la seconde randonnée, le temps était magnifique, grand soleil et chaleur. Les randonneurs ont apprécié les paysages qui ressortaient sous ce temps de printemps : «L’époque où on voit sortir toutes les petits fleurs, les feuilles des arbres et tout, c’est vraiment un plaisir de la nature.» (Jacqueline, 8 avril 2018). En outre, le contexte des randonnées de l’AFACS, un grand groupe de personnes maintenant amies qui se retrouvent, et peuvent discuter tout en marchant, joue énormément sur leur appréciation de l’expérience, et de leur milieu. Aussi, les sensations prennent sens dans un contexte, les unes par rapport aux autres. Le philosophe parle de « projection de souvenirs », c’est-à-dire que notre vécu transforme nos perceptions. Ce qui signifie qu’il n’y a jamais une seule réalité, mais autant de réalités qu’il y a d’individualités. Chaque personne, avec son vécu, son état actuel, ses pensées et préoccupations, va interpréter son environnement différemment. A un même endroit, à un même instant, il n’y a donc pas un paysage, mais une infinité de potentiels paysages différents, soumis aux interprétations variées et inconscientes des personnes. Aussi lorsque la cinéaste Agnès Varda et le photographe JR parcourent la France pour discuter avec les habitants de leurs territoires, ils confrontent des points de vue très diversifiés à des endroits identiques.1 Le vécu des personnes transforme complètement leur vision de leur environnement. C’est selon l’attachement intime qu’on peut y apporter. Aussi, Monique nous a confié son ressenti : «En plus, moi je suis issue de la campagne, j’ai vécu longtemps à la campagne. Et je ne conçois pas ma vie en ville, donc je vais y revenir. Et donc 1 Varda, JR, 2017
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Partager une expĂŠrience collective, entre amis, dans un paysage fleuri sous un soleil intense et une douce chaleur, des conditions rĂŠuniers pour apprĂŠcier le moment et le milieu environnant.
là, je vis complètement dans la campagne.» (8 avril 2018). De même, notre interprétation des sensations passe l’épreuve d’une correction, à travers les connaissances et croyances que nous avons sur notre milieu. Le sociologue Pierre Sansot nous explique. « Le paysage est encore le fruit d’un récit et parfois d’une mémoire collective »1. Un paysage fait l’objet d’une enveloppe commune, un ensemble de récits qui forment une première image d’un territoire. L’habitant, couvert de ces histoires et croyances, va alors percevoir ce qui l’entoure à travers ce prisme, trouvant parmi ses sensations celles auxquelles il s’attend, et comparant chaque sens entre eux, à une idée qui existent au préalable d’un territoire. On aura alors entendu, lors des entretiens, que les environnements urbains sont moins appréciables. Le géographe Olivier Lazzarotti appuie cette idée d’un paysage commun, défini par des codes partagés et assimilés. « Car, en tant que ce que l’on regarde du territoire soit aussi ce que l’on apprend à en voir, le paysage est, fondamentalement, un ordre »2. C’est aussi une des mises en garde du paysagiste Michel Corajoud, dans sa lettre aux étudiants de paysage. « Le premier écueil serait donc votre fascination pour un point de vue unique et pour l’imaginaire qui le prolongerait, fascination si forte qu’elle éclipserait toutes les autres données du paysage »3. Il faut attacher notre attention à se détacher de toute forme de cliché, de récit pré-établi, qui ne saurait se vérifier in-situ, et s’efforcer à porter sa curiosité au delà de ces images pré-conçues pour se former une image propre. On parle beaucoup d’observation du paysage au niveau de la vue. O. Lazzarotti y ajoute une nuance : « C’est que le paysage ne s’adresse pas à la simple capacité de voir, mais bien à celle de regarder elle-même liée à une capacité de mise à distance de ce qui est vu »4. Bien au-delà de la vision, le paysage se situe au 1 Sansot, 1983, 66 2 Lazzarotti, 2002, 300 3 Corajoud, 2000, 40 4 Lazzarotti, 2002, 300 < Photographie personnelle, 8 avril 2018
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niveau du regard, de l’attention. Le paysage est perçu par les sens, tous autant qu’ils soient. C’est notamment le conseil de Michel Corajoud, aux étudiants en paysage : « parcourez en tous sens ». « Cette deuxième manière vous conduira nécessairement, pour continuer d’avoir prise sur le paysage, à mobiliser successivement chacun de vos autres sens. Votre attention fuyante, latérale, parce qu’elle n’insistera jamais, sous-emploiera vos facultés visuelles. Et comme elle ne leur accordera plus ce droit de préséance auquel vous les aviez habituées, c’est toute votre acuité qui s’abaissera au seuil de votre conscience, là où, dans l’ombre et l’anonymat, vos autres facultés ébauchent en permanence des sensations qui avortent le plus souvent »1. Aller au delà de l’évidence de la vue, mobiliser l’ensemble des sens pour avoir une impression d’un territoire la plus complète possible. Se détacher de la vue, excessivement écrasante, permet de laisser place à des informations auxquelles on n’aurait pas nécessairement accès. C’est se rendre disponible dans l’intégralité de son corps. C’est créer le paysage, puisque faire paysage autour de soi. Et marcher, c’est faire corps dans le paysage.
1 Corajoud, 2000, 44 < Photographie personnelle, 8 avril 2018
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PAY S A G E ORDINAIRE, IMPERÇU, EFFACÉ
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1 A L’ O M B R E D U R E M A R Q U A B L E
A quel type de paysage est ce que l’on s’attache ? Qu’est ce qui va accrocher l’attention des gens, faire qu’ils vont retenir un territoire, l’apprécier et le chérir ? Une expérience très simple a été menée pour répondre à ces questions. Un message a été envoyé, çà et là, sans précision de contexte, avec une simple question : «Lorsque vous pensez à votre paysage préféré, qu’est ce que vous voyez ?».
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Sur Instagram, « #beach » regroupe des milliers de photographies de plages paradisiaques. Ici, «Lets start a magic day», photographie par @rondoble.r (2018)
Les peintres romantiques se sont beaucoup attachés à représenter le tiraillement entre terre, mer et ciel. Ici, «Mer orageuse», huile de Gustave Courbet (1869)
A l’image de l’homme face à la montagne de Friedriech, la question de l’homme confronté au sublime alimente la peinture romantique Ici, «Haute montagne», huile de Carl Gustav Carus (1824)
78 réponses ont été récoltées dans le cadre de cette expérience. Un panel principalement jeune y a répondu (87% des répondant. es ont moins de 30 ans). Parmi les réponses, 19% d’entre elles nous on parlé d’un paysage intime, quotidien ou ordinaire. Le reste des réponses se sont attachées à des paysages remarquables, souvent issus d’un imaginaire collectif et stéréotypés. Les réponses ont été classées en différentes thématiques : L’image la plus fréquemment apparue était celle de la « Plage paradisiaque ». En effet, 21% des réponses (soit 16 interrogé. es) ont évoqué les paysages littoraux de « sable fin », avec des « cocotiers », et une « mer turquoise », sous le soleil, évidemment. Ces descriptions correspondent à un imaginaire très ancré de paysages idylliques, de la carte postale de vacances à la plage. La mer est présente sous une autre image également, également stéréotypée. Cette catégorie a été nommée « Eau contre Roche » (10% des réponses). En effet, beaucoup d’images évoquées par les personnes interrogées contenaient une confrontation entre l’eau et la pierre. Une image récurrente est celle des falaises malmenées par les vagues, comme sur les côtes Bretonne ou Normande. La confrontation des échelles, la confrontation des forces, semblent sublimer les personnes interrogées. Le sublime est également présent à travers l’image de la « Montagne en hiver ». Les monts enneigés, sous le soleil le plus souvent, sont très présents dans l’esprit des interrogé.es, souvenir ou envie de vacances au ski en hiver. Enfin, le sublime s’exprime à travers les grands paysages « Grandioses » qui sont évoqués (9% des réponses). Des images très célèbres, unanimement considérées comme extraordinaires, qui sont présentes dans l’imaginaire de tous. On nous aura donc cité des paysages comme « le Grand Canyon », le « Mont Fuji », ou encore « La vue depuis le sommet d’une montagne ». Pour toutes ces images, on trouve une forte influence de l’art romantique et réaliste, les tableaux de Courbet ou de Friedrich par exemple.
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La voie SacrĂŠe, photographie de Philippe Manguin, 2014
Un grand dénominateur commun à toutes ces réponses, c’est l’ancrage de ces images dans un paysage ouvert. Aussi, une autre image très fréquemment citée par les personnes interrogées est celle de la « Campagne pittoresque et bucolique ». Des collines pâturées, de grands champs fleuris, dignes des tableaux impressionnistes de Cézanne, Pissarro ou Renoir. Des réponses plus variées ont été apportées, avec l’image de lacs, de plaines, ou de vues en hauteur, mais toujours sur des espaces ouverts à la vue au loin. L’espace ouvert donne à voir dans le lointain. Le regard peut embrasser la plus large partie de territoire. Il y a à la fois un sentiment d’aventure (« je vais aller là bas, dans cette direction ») ou de sécurité (« je vois loin, il ne peut rien m’arriver de surprenant »). L’observateur se projette dans ce lointain. Une partie des réponses est allée, justement, à contrepied de ce goût pour les espaces ouverts. En effet, pour 9% des personnes interrogées, leur paysage préféré est au contraire un paysage refermé : la « Forêt mystique ». Sombre, mystérieuse, pleine de dangers ou de contes magiques, la forêt excite l’imagination des personnes interrogées, qui l’ont citée à plusieurs reprises. En tout, ce sont seulement 15 réponses qui se sont attachées à parler d’un paysage du vécu intime. Souvent évoquant un chezsoi, un lieu très précis auquel seule la personne l’évoquant a accès dans son esprit. Paysages remarquables du quotidien, ou détails sensibles de l’ordinaire, ces réponses sont variées, et accrochent la personne directement dans son lieu, auquel elle est attachée. Les qualités de l’espace vont nous permettre de prendre appui et de s’approprier un territoire. Un paysage de valeur sera attrayant et attachant. Quitte à oublier le reste du monde, ces territoires plus ordinaires. C’est ce que déplore la géographe Eva Bigando: « A l’écart des paysages exceptionnels (sites jouissant d’une valeur symbolique forte admise à une large échelle), le paysage
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« J’ai plutôt envie de marcher ailleurs, après le paysage de Fontenay c’est urbain donc j’apprécie pas forcément.» Monique, 58 ans, 8 avril 2018
ordinaire prend racine dans les territoires du quotidien. »1. Trop souvent définis par défaut des paysages remarquables, les paysages ordinaires peinent à trouver leur place dans le regard de leurs habitants. « L’individu socialisé, marqué par son apprentissage socio-culturel et soumis à une incontestable manipulation médiatique, focalise encore trop souvent toute son attention sur la seule question de l’existence et du devenir des paysages remarquables »2. Cela rejoint en outre ce que disait Maurice Merlot-Ponty, à propos des prismes d’interprétation des sens : les paysages ordinaires, ancrés dans une habitude et des récits partagés, et généralement considérés comme peu intéressants, sont ainsi perçus de façon peu valorisée. Aller au delà des attendus et croyances, voir les qualités - parfois certes ténues - de ces espaces requiert un effort plus important que pour accéder aux qualités d’un haut lieu. En outre, lorsque l’on interroge les marcheuses et marcheurs de l’AFACS sur leurs lieux de randonnée, on se rend bien compte que leurs lieux propices de promenade les éloignent de l’ordinaire quotidien de Fontenay-le-Fleury. Ils profitent de la situation géographique avantageuse de la commune pour s’évader dans le parc du château de Versailles, dans le bois d’Arcy ou vers les étangs de la Minière.
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Bigando, 2004, 206 Bigando, 2004, 209
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2 E F FA C E M E N T D E L’ O R D I N A I R E PA R L E QUOTIDIEN ET LA VITESSE
Ordinaire : Qui découle d’un ordre de choses ou appartient à un type présenté comme commun et normal. Qui présente des caractéristiques, une valeur, une qualité qui ne dépassent pas le niveau moyen par opposition à quelque chose d’autre pour lequel celles-ci sont supérieures. Banal : Qui est commun, qui est à la disposition de tout le monde. Qui ne présente aucun élément singulier, qui est conforme à des normes adaptées au plus grand nombre d’usagers. Qui manque d’originalité, de personnalité. Qui devient vulgaire, anonyme à force d’être utilisé, vécu, regardé. Quotidien : Qui a lieu ou qui se reproduit chaque jour; que l’on fait régulièrement, tous les jours. Dont on use ou dont on a besoin tous les jours. Vie d’une personne ou d’une communauté, considérée dans ce qu’elle a de répétitif, d’habituel, d’obligatoire.1
1 définitions tirées du CNRTL(centre national de ressources textuelles et lexicales), sur l’outil Ortolang du CNRS.
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S’approprier un territoire semble rapidement être un pléonasme. En effet, la notion de propriété, faire sien apparaît déjà dans la définition du territoire. Cela renvoie à une certaine animalité, celle qui veut qu’en s’appropriant un espace, on le fait sien, et il y a appartenance conjointe, devoir de défendre ce territoire. C’est une relation forte et intime.1 Aussi, on se penchera ici sur la relation qu’entretiennent les habitants avec leur territoire. Leur conception de cet espace, leur « chez-eux ». Ce sentiment d’appartenance permet d’investir les lieux, les utiliser dans toutes leurs aspérités. Olivier Lazzarotti, s’interroge sur le lien à la relation que l’on a avec son paysage maternel : « La conscience humaine de soi, la capacité à penser sa relation aux autres et à la mettre en oeuvre, mais aussi la capacité de se déplacer et d’être ailleurs aussi bien qu’ici, sont-elles déterminées par le premier apprentissage, souvent inconscient, des ‘paysages maternels’ de la vie d’un homme, ceux à travers lesquels il a découvert et intériorisé le monde au point de le naturaliser ? »2. Se sentir chez soi, cela permet de s’autoriser à modifier, transformer l’espace, s’emparer des éléments présents et composer avec. A un certain niveau, les paysages sont anthropisés et appropriés par les habitants de sorte qu’ils y laissent leur trace. « Voudrait-on réfréner cette donation de sens que les hommes, d’instinct, continueraient à ouvrir leurs chemins, à déplacer ce qui les incommode, à entretenir ce qui les touche. Ainsi, très souvent, les usagers empruntent des chemins qui ne sont pas ceux des urbanistes, se rencontrent en dehors des agoras qui semblaient avoir été judicieusement disposées »3. Enfin, s’attacher, y ancrer sa vie. Pour O. Lazzarotti, c’est même un besoin humain : « l’enracinement est peut être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine »4. Pourtant, on a pu constater que peu d’appropriation de leur 1 2 3 4
Claude Raffestin, 1977 Lazzarotti, 2002, 300 Sansot, 1983, 70 Lazzarotti, 2002, 3016
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territoire par les marcheurs, dans leur pratique régulière. Ils ne se déplacent au sein de leur commune que par les déplacements du quotidien, déplacements de l’utile. Cependant, au gré des entretiens, on a pu constater qu’un attachement existe néanmoins pour la commune. L’attention portée autour d’eux, de façon inconsciente, est présente et bienveillante. Monique reconnait ainsi que « la vie à Fontenay est quand même agréable» (8 avril 2018). De même, Serge va parcourir et déambuler dans sa commune par plaisir, jusqu’à chercher à partager les endroits qu’ils chérit : «Ben Maurepas est une ville récente, alors… Mais il n’empêche que je fais toutes les petits allées. J’aime bien faire, découvrir parce qu’il y a plein de petits passages entre les pavillons, je marche effectivement. Parce qu’on peut pas marcher tout le temps au même endroit, c’est un peu usant de faire tout le temps le même circuit.» (8 avril 2018). Souvent, l’habitant réalise son attachement à son territoire quotidien lorsqu’un bouleversement dans l’image installée vient réveiller la conscience de cet ancrage solide. « Quand le paysage se disloque, l’identité de ses habitants se trouve menacée, mais c’est bien parce que le paysage est pris lui-même dans un bouleversement plus général »1. C’est la théorie du bouleversement, évoquée également par Eva Bigando : « Nous émettons l’hypothèse que, pour émerger, ce paysage ordinaire nécessite parfois d’être révélé. La prise de conscience de son existence surviendrait alors à la suite d’un évènement bouleversant l’ordre établi du lieu, de son agencement, de son appréhension paysagère »2. C’est donc sous la menace de la disparition que les habitants se donnent les moyens de brandir l’étendard de leur territoire. Dans ces paysages ordinaires, communément considérés comme sans valeur, c’est l’image du banal, de sans intérêt ni saveur qui domine. Ces espaces semblent être tous les mêmes, se ressembler terriblement : « La reproduction en masse des centres urbains 1 2
Sansot, 1983, 66 Bigando, 2004, 209
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« Je pense que je suis plus attentionné, je pense en toute modestie que j’en vois plus. Parce qu’il m’est arrivé de trouver des orchidées sur les pelouses à Maurepas, parce que je connais.» Serge, 73 ans, 8 avril 2018
et leurs périphéries les rends insignifiants et interchangeables »1. On détourne le regard. L’habitude aveuglante a effacé peu à peu les attraits du territoire : « l’ancienneté du ‘vécu paysager’ et l’effet d’accoutumance sont peut être à l’origine de cette prise de conscience de l’existence d’un paysage familier »2. Pour sortir de ce halo occultant d’habitudes, l’effort à fournir est supérieur, ou du moins il faudra observer le territoire de façon active. C’est en outre une des raisons qui fait apprécier aux randonneurs les territoires traversés lors des marches du club, partir à une distance raisonnable de Fontenay les sort de ce cadre ordinaire et sans saveur parce que épuisé par le quotidien pour sortir de l’ordinaire et gagner en intérêt relatif. C’est alors qu’avec la marche, un regard plus serein, plus détaché du quotidien intervient sur le paysage. « L’essentiel se joue et se jouera au niveau des pratiques vivantes, hasardeuses et qui dépendent du cours de la vie sociale dans sa globalité »3. En déconstruisant le regard ordonné et porté sur les paysages ordinaires, se mettre en mouvement et en corps dans l’espace permet de se saisir des qualités de l’environnement, mais aussi de faire corps avec la terre, de la faire sienne. Aussi au gré de leurs balades, ont développé une attention plus accrue aux choses. Au fil des années et des randonnées, au film des rencontres et des discussions, ils ont appris un peu, à reconnaitre quelques plantes, à se questionner sur la culture d’un champ ou sur l’architecture d’un bâtiment. Ceci dit, ce regard accru n’est peut être pas dû au fait de la randonnée. C’est une des marcheuses qui a fait cette analyse : « Non, ce n’est pas la marche qui m’a donné ce regard là. C’est parce que j’avais ce regard là que je fais de la marche.» (Jacqueline, 8 avril 2018). Avoir une curiosité, un regard tendre sur l’environnement leur permettrait alors d’apprécier d’autant plus les paysages, et donc d’apprécier la pratique-même de la randonnée. 1 2 3
Le Breton, 2012, 76 Bigando, 2004, 214 Sansot, 1983, 67
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Conclusion
Ainsi, les marcheurs s’échappent du quotidien par la randonnée vers des territoires proches mais différents. L’ordinaire laisse place au singulier. Accéder à des espaces de qualité n’est pas le premier critère d’appréciation d’une randonnée pour les marcheurs, qui participent principalement pour se retrouver, avoir un lien social avec les autres participant.es, mais aussi pour profiter d’être en extérieur pour pratiquer une activité physique douce pour leur santé. Cependant, sans s’en rendre compte, l’accès à des paysages influe sur l’expérience de marche. La présence de vues ouvertes, la succession d’ambiances différentes va rythmer la journée et participer au souvenir des randonneurs. Les randonneurs qui ont été interrogés dans le cadre de ce travail pratiquent tous une activité quotidienne de marche. Ils arpentent leur commune à pied, ressentent sans toujours s’en rendre compte les qualités de leur cadre de vie. Il est difficile de répondre à la question de l’accroissement de l’attention et de la bienveillance au paysage ordinaire par la marche, car il manque des éléments comparatifs. Le troisième temps de randonnée permettra justement d’éclaircir ce sujet, en amenant des sujets différents, pratiquant la marche et ne la pratiquant pas, sur leur territoire du quotidien. La comparaison pourra ainsi être faite. Ce travail pourrait s’étendre à un terrain plus large, s’appliquer à des espaces péri-urbains, travailler sur un panel d’étude plus large. Le développement du Grand Paris semble être une dynamique porteuse pour ce sujet, dans la question de l’appropriation, de la considération et de l’appréciation des territoires non remarquables. Comment faire dépasser le regard au travers du périph’ pour un simple ordinaire ?
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ENSP - 2018