Alain Jouffroy
Calder, l’impossible réalisé Éditions Dilecta
© Alain Jouffroy, 2009 pour le texte © Éditions Dilecta, Paris 2009 4, rue de Capri – 75012 Paris www.editions-dilecta.com ISBN 978-2-916275-52-9 Photo : Alexander Calder © Gjon Mili Coll. Time & Life Pictures/Getty Images 2009
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Il me semble avoir toujours connu Calder. Parmi tous les artistes que j’ai rencontrés dès mes débuts, il reste pour moi, avec Miró et Matta, le plus présent, le plus vivant, le plus familier aussi. J’allais souvent le voir en voiture dans sa maison de Saché, tout près de la rivière de l’Indre, avec Christine Gintz, une femme libre, très gaie, très enjouée, heureuse de vivre et qui admirait Calder autant que moi. Elle travaillait avec moi pour la revue XXe Siècle. Nous aimions ce prodigieux géant rieur, si ingénieusement habile de ses doigts, si spontanément inventif et si délicat. Nous nous asseyions à sa longue table de ferme et nous buvions avec lui du vin rosé de Chinon. Il nous déconcertait par sa gentillesse, son humour si « américain » – un mot qui ne signifie pas grandchose, car où commence, où finit l’Amérique, à Hawaï, aux îles Galapagos, au Japon ? – et à la fois si « français », si gouailleur, si gamin. Avec sa forte corpulence, sa belle tête oscillante, il
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avait toujours l’air, même assis, de dandiner sur place. Comme s’il cherchait à tout instant à se débarrasser de son poids, tel un boxeur qui voudrait devenir champion du monde de saut en hauteur. Tout en nous écoutant et tout en nous répondant, par borborygmes, rires, ou par bribes, il tordait entre ses doigts des fils de fer, de petits bouts de métal, et leur donnait soudain vie. C’était un plaisir de le voir s’agiter ainsi, continuer à travailler en se jouant, dessiner devant nous, infatigable, des projets de lithos, qu’il m’offrait pour les faire imprimer, les insérer dans XX e Siècle et pour un tirage limité avec marges, comme le faisait Miró, soutenir la revue, l’aider à survivre, manifester sa solidarité avec son fondateur, l’historien de l’art Gualtieri di San Lazzaro, qui m’avait confié le rôle et la tâche de rédacteur en chef, puis de directeur. Calder improvisait ainsi des sortes de médaillons en spirales, ou de petits personnages, plutôt burlesques, aussi plaisants qu’inattendus. Je ne dirai pas que Calder sculptait comme il respirait, mais ça en avait tout l’air. De temps en temps, nous sortions de son atelier pour
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regarder le ciel, les arbres, les herbes, où tout semblait étinceler, papilloter, scintiller aux abords de l’Indre, où je n’ai jamais vu autant de papillons voler, et puis, avec des claques sur mon dos, il me faisait revenir dans son antre de forgeron, pour continuer à boire du vin frais, faire de nouveaux dessins, concevoir de nouveaux projets de lithographies. Pour Calder, la vie était un pur et simple enchantement, une sorte de miracle permanent. J’entends derrière moi son rire et ses blagues. Il me remplit toujours le cœur et m’extrait des misères, du « catastrophisme » de notre temps. Nul besoin de parler d’optimisme pour autant. Mais rien ne lui était plus étranger que le nihilisme, le dégoût, l’amertume et la haine. Calder avait le culte de l’amitié et du bonheur. Il aimait la France, ces régions de la Loire où Balzac est né, ce Balzac qui avait même corpulence et même goût du travail que lui, ce pays dont il savait apprécier la nourriture, le charme de ses paysages, de ses fermes, de ses moulins, ses merles, ses hirondelles, ses rouges-gorges, ses marguerites et ses papillons. Sa seule présence dans ce pays renforçait ce charme et le chargeait d’une puissance rayonnante bénéfique et contagieuse.
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Revenant à Paris en voiture, nous nous amusions encore, Christine et moi, de ses blagues, de ses trouvailles, et c’était toujours moins gai de se retrouver dans un Paris morose. Je n’avais alors qu’une idée : revenir voir Calder à Saché, partager à nouveau quelques instants son art de vivre et d’aimer la vie. Un grand artiste redonne toujours du sens au fait même d’exister. Il n’y avait alors qu’un seul autre grand artiste états-unien installé en France (mais aussi en Suisse et au Japon) : Sam Francis, ex-aviateur, grand réinventeur du ciel et des nuages en peinture et grand ennemi de la guerre, qu’il avait pourtant faite avec courage. Calder et Sam Francis avaient ce formidable point commun : l’amour de l’air et du ciel, ce qu’on pourrait appeler le sens physique de la lévitation ou, pour être plus exact, de l’aération de la vie. Ni l’un ni l’autre n’étaient des voleurs de feu, mais des voleurs d’air, ou, si l’on préfère, des astrophysiciens terrestres. On pourrait approfondir cette connivence, mais ce n’est pas le lieu ici.
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Calder a commencé sa vie comme ingénieur. Jusqu’où a-t-il poussé ses études dans ce domaine, peu artistique a priori ? Il a suivi des études au Steveens Institut of Technology pendant au moins quatre ans, de 1915 à 1919. Puis, contrairement aux vœux de son père, il s’inscrivit en 1923 à l’Art League of New York. Que se passa-t-il pour lui entre 1919 et 1923 ? On n’en sait rien. Il a dit qu’il dessinait ses voisins dans le métro et un peu partout dans les rues et qu’il avait publié ces dessins dans divers journaux ou magazines. En arrivant à Paris en 1926, Calder n’a pas cherché, le moins du monde, à travailler en tant qu’ingénieur. Qu’a-t-il fait, en effet, aussitôt arrivé ? Il a inventé ce qu’il a appelé Le Cirque miniature : de minuscules petits personnages faits de fils de fer, de bouts de bois et de bouchons, qu’il a d’abord exposés dans son atelier, puis au Salon des Humoristes de Paris en 1927. Un ingénieur humoriste, qui se moque de son savoir ? Non. En octobre 1930, un de ses amis américains, l’architecte Frederick Kiesler, a eu l’idée de faire venir dans son atelier Fernand Léger, Le Corbusier, Théo Van Doesburg et quelques autres. Un autre ami de Calder est
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allé voir Mondrian en Hollande, lui en a fait l’éloge à son retour, ce qui a incité Calder à y aller voir lui-même. Il a alors remarqué que Mondrian avait punaisé des papiers de différentes couleurs (pures) à son mur et lui a suggéré de les faire tourner et voleter dans l’espace. Mondrian n’y songeait même pas. Calder retint l’idée pour lui. Le trop grand sérieux de Mondrian ne lui convenait guère. Calder aimait amuser ses amis. De l’humour, certes, mais pas au sens habituel du mot. Il s’agissait plutôt de dérision. Ou d’un humour allègre, contraire au sens très particulier qu’André Breton, qu’il n’avait pas encore rencontré, donnait à ce mot, en parlant d’« humour noir ». L’humour de Calder était plutôt rose ou rouge, ou même jaune, si l’on tient à lui donner des couleurs : ce sont celles de Mondrian, qu’il rêvait de « faire bouger ». Les œuvres de Calder n’ont jamais été, toute sa vie durant, sinistres, pas plus que celles de Miró. Rien à voir avec Kafka. Rien à voir non plus avec la sculpture tragique d’un Bourdelle, ou de Rodin. C’en est même l’antipode.
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Intervint alors, en 1931, un homme surprenant, qui a joué un rôle-clé dans l’histoire de l’art : Jean Hélion, qui faisait alors partie du groupe « Abstraction-Création ». Hélion, enthousiaste, a présenté Calder à ses amis, qui l’ont adopté. Abstrait pour autant, Calder ? Il n’aimait pas ce mot, l’ex-ingénieur. Comment une forme serait-elle purement « abstraite » ? Le cercle correspond à la pleine lune et au soleil, le triangle à la pyramide, l’ovale à l’orbite terrestre. Une feuille d’arbre peut être ronde, ovale, triangulaire. Sa forme n’est ni abstraite, ni concrète. Elle existe. Elle est. Les Mobiles sont des constellations d’existants, que cela rappelle les étoiles, les atomes, ils participent de l’univers matériel et de ses lois. La démarche de Calder est à la fois, comme celle de Novalis, scientifique et poétique. Calder invente des « machines » (inutiles), mais ne veut pas faire l’éloge du machinisme : il l’a même écrit, parce qu’il voyait bien la menace d’une double machination du monde. Humour, malgré tout. Ce n’est pas le fait du hasard si Marcel Duchamp a trouvé le terme de « mobiles » pour distinguer ces sculptures flottantes des millions ou milliards de celles
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qui ont été réalisées avant lui depuis l’Égypte ancienne. Trouvaille simple et géniale, hors catégor ie. Elles sont mobiles pour une raison qui appartient à la nécessité naturelle, parce qu’elles sont sensibles à l’air libre : mouvements autonomes, comme ceux des œuvres des sculpteurs cinétiques, qui se multiplieront beaucoup plus tard, avec ces vigoureux travailleurs que furent aussi Jean Tinguely et Takis. Miró, qui a précédé Calder dans l’invention de ses formes et a intitulé certaines de ses peintures Constellations, n’a jamais songé à les faire bouger dans l’espace. Tandis que les constellations artisanales de Calder ressemblent un peu à certaines constellations réelles (La Grande et la Petite Ourses, par exemple) et, d’autre part, à ce que Pierre Lévy appelle des « idéographies dynamiques ». Mais les mobiles participent de la vie concrète, non des modèles mentaux correspondant aux concepts de la logique intellectuelle. Ce sont des « étoiles qui dansent », suspendues à des « fils » qui ne sont pas d’or, mais qui sont destinés à « la lumière Nature », comme disait
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Rimbaud. Ces œuvres s’accordent à toutes les formes de la vie matérielle, telles qu’elles se manifestent dans le règne animal comme dans le végétal. Ce qui veut aussi dire qu’elles relèvent de ce qu’on appelle, à juste titre, le sans-précédent. On n’avait jamais vu ça et il a fallu attendre les Signaux de Takis et surtout les Fontaines de feu d’Yves Klein pour relever un tel défi dans l’histoire des avant-gardes. Personne, au début, n’en a vraiment rien dit, pas même André Breton, qui s’est contenté – en tout et pour tout, dans Le Surréalisme et la Peinture – de parler à son propos des « pures joies de l’équilibre », ce qui reste nettement insuffisant. Sans doute Breton pensait-il, avec de bonnes raisons, que Calder n’adhérait pas vraiment à la pensée, ni même au rêve surréaliste. Penser dans et pour l’espace ? À peu près inimaginable pour Breton, qui n’a pas compris non plus les ultimes recherches du peintre et sculpteur Giacometti, cet autre grand créateur d’espaces.
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