CVRIOSITAS

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A nne & Pat r i ck P oir ie r



Anne & Patrick Poirier

C V RIO S IT A S 27 juin 2014

Textes de Anne et Patrick Poirier Blandine Chavanne Marc Augé et Jean-Louis Kerouanton François Puget Emmanuel Martini et Laurence Fanuel

Musée des Beaux-Arts de Nantes É d i t i o n s D i l e c ta


Fragments extraits des carnets de fouilles d’Anne et Patrick Poirier dans les réserves des musées des Beaux-Arts, d’Archéologie et d’Histoire naturelle, ainsi que dans les archives municipales et différents autres lieux de la ville de Nantes.


M E M ORI A

Lieu Unique


30 novembre 2013, Milano « … Mémoire des lieux… Première visite sur le terrain de fouilles de l’ancienne biscuiterie Lefèvre-Utile dite LU… Malgré les années passées depuis la fermeture de la fameuse biscuiterie qui inventa le Petit Beurre et la Paille d’Or, nous croyons y détecter, cachée dans un recoin de ce que nous appelons entre nous “espace n° 2”, une odeur de vanille… Est-ce bien cette odeur, cette même odeur délicieuse qui parfumait le quartier jusqu’à la fermeture de l’usine ?… et dont se souviennent encore certains habitants ?… » 1er décembre 2013, Paris « … Et le rôle de l’archéologue n’est-il pas d’exhumer, d’extirper de l’oubli les témoignages du passé et de modes de vie révolus ? Et celui du conservateur de veiller à ce que ces vestiges puissent survivre aux agressions du temps, à la violence de l’histoire et à la négligence humaine ? C’est pourquoi, lorsque nous avons découvert, dans cet ancien hangar voué à la démolition, cet enchevêtrement étrange et poussiéreux de grands objets de bois aux formes épurées, semblables à de grandes sculptures abstraites de Pevsner ou même de Brancusi, nous y avons reconnu une collection de formes ayant servi à la fabrication des hélices monumentales d’anciens navires transatlantiques (Patrick avait assisté, dans sa jeunesse, à la fusion des hélices du France à la Nantaise de Fonderie)… Rendre vie à ces objets occultés trop longtemps ?… Nous décidons de remplir tout un espace avec ces vestiges d’un passé industriel qui fit vivre la ville. Il faudra se glisser à travers une forêt de ces totems, semblables à des menhirs ou à des figures énigmatiques… » La fonderie et ses modèles La fonderie est un monde à part : l’odeur si particulière des chaleurs et des oxydes, le sable par terre, les poches de coulée soulevées, brutes et massives, le mouvement lent d’un pont roulant, l’inclinaison des masses suspendues et d’un seul coup, le liquide rougeoyant, presque blanc, qui coule à vif pour se perdre aussitôt dans ces caisses closes, bardées de fer, brutes elles aussi et massives tout autant. Il n’y pas d’âge semble-t-il ici, rien qui permette au premier coup d’œil de se raccrocher à un temps ou à un autre. On hésite un peu devant l’aspect des structures, si c’est sale ou si c’est rouillé ; c’est que les rouges et les noirs des sables foulés sont partout, on dirait bien qu’ici tout en est recouvert. Pourtant on y bouge,

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on s’y active, attentifs et précis. Et puis vient le démoulage, le travail des machines sur la forme, la découpe des parties inutiles : peu à peu surgissent du noir sale les fulgurances du métal brillant. Ce n’est pas de l’or bien sûr, mais un alliage de bronze, dont la subtilité des jaunes si vifs a peu à envier à quoi que ce soit qui serait précieux davantage. Et puis il y a la dimension, l’échelle : être debout juste là, mais à côté la pale te domine tout de même sur sa base. Quels sont donc les bateaux si grands qu’ils demandent ces hélices assemblées, parfois de plusieurs mètres de diamètre ? Ces objets fondus puis façonnés et doucement polis à la perfection par le meuleur, à sa main. Ces objets sortis du sable, encore chauds, à coups de marteau-piqueur parfois parce que ce sable est dur comme la pierre. Ces objets issus d’un tel savoir-faire et d’une telle compétence maîtrisée viennent d’une forme initiale. On nous explique la fonte au sable et les modèles, ces modèles que l’on stocke dans un magasin juste à côté. Une fois la cour traversée, on pénètre dans le hangar qui pourrait paraître en désordre si l’on ne comprenait vite la nécessité d’ordonnancement des pièces monumentales : il en faut de la place au sol pour les loger et y circuler malgré tout. C’est que le modèle fait la taille de l’objet fini, c’est lui qu’on place dans le châssis plein de sable pour y finaliser la forme précise. C’est lui qui est le résultat du projet de navire, du calcul au départ, de ces courbes desquelles on tire une forme pure, déliée et tendue

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à la fois, comme une sculpture véritable, presque toujours en bois pour celles-ci 1. Car avec cette élégance et cette force il s’agit bel et bien d’une sculpture. Sans doute n’est-elle dédiée qu’à la forme finale, qui n’est pas elle mais son écho parfait d’après la fusion. Il n’est question ici que de médiation entre les calculs de l’ingénieur et l’assemblage futur du mécanicien. Parfois les modèles sont symétriques, juste inversés pour assurer de concert la rotation à droite ou à gauche si les hélices vont par paire tribord et bâbord. On apprend à les reconnaître au sein même de l’accumulation de l’entrepôt. Car curieusement c’est ce médium qui reste, le modèle seul, celui qui commandé par l’industriel pour la propulsion lui appartient d’abord, celui qui peut resservir, non seulement pour toutes les pales de l’hélice complète mais pour les suivantes si le navire fait partie d’une série plus importante ou s’il faut en remplacer plus tard un élément défaillant. C’est l’ensemble de ces modèles, fort heureusement conservés, qui forme aujourd’hui une des plus belles collections patrimoniales de l’histoire de la métallurgie en France. Imaginons cette découverte sensible, une usine en fonctionnement qui fabriquait sur l’Île de Nantes, pour la construction navale, des hélices et des pales d’hélice monumentales. Pour tous les Nantais, c’est la Nantaise de Fonderie. Le site remonte à l’installation des frères Babin-Chevaye en 1908. En 2001, sous sa dernière appellation, Atlantic Industrie, l’usine s’apprêtait à déménager du centre de Nantes vers l’aval, dans les bâtiments de l’ancienne centrale électrique de Chantenay. Il nous a alors été donné d’établir un dossier documentaire pour le ministère de la Culture. L’opération a fait à l’époque l’objet d’une sensibilisation suffisante des acteurs pour arrêter partiellement les procédures de démolition de l’usine elle-même, tandis que la quasi-totalité des modèles de fonderie, pour la plupart en bois, était sauvegardée et déménagée. Parce qu’il s’intégrait au projet global de développement et de valorisation de l’Île de Nantes, nous avions pu alors convaincre l’aménageur public de l’intérêt de cet ensemble ; il accepta d’établir une mission supplémentaire d’étude des objets en vue de leur sauvegarde 2 tandis que démonstration fut faite rapidement auprès 1. Jean-Louis Kerouanton, « De la théorie au modèle : les hélices comme sculptures calculées, le cas des Fonderies de l’Atlantique à Nantes », in Patrimoine Scientifique, In Situ, Revue des patrimoines, n° 10, 2009, http://insitu.revues.org/4266. 2. Communauté urbaine de Nantes – Mission Île de Nantes, Catherine Kerouanton, Récolement des objets industriels des anciennes Fonderies de l’Atlantique, 13 boulevard Vincent Gâche. Synthèse technique et iconographique, rapport de recherche, octobre 2001. Voir également Catherine Kerouanton, « La collection des modèles d’hélice des anciennes Fonderies de l’Atlantique », in L’Archéologie industrielle en France, n° 41, décembre 2002, p. 66-69. Parallèlement, une mission de relevé des fours était commandée à l’architecte Pascal Filâtre en janvier 2002.

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de la maîtrise d’œuvre que la démolition totale n’était pas indispensable. Bien au contraire, ces fours de la fin des années 1930 qui s’avèrent exceptionnels, les fosses de coulée, une partie de la charpente métallique et le pont roulant monumental formaient un ensemble digne de considération, tout à fait cohérent avec l’ensemble des traces industrielles existant sur l’Île 3. Alexandre Chemetoff, urbaniste, responsable de la maîtrise d’œuvre pour l’aménagement des espaces publics, comprit immédiatement l’intérêt du site et imagina un jardin autour des ruines, dont l’achèvement confié à Doazan et Hirschberger était réalisé en 2009 4. Les bâtiments industriels du boulevard Vincent Gâche appartenaient déjà à la Ville de Nantes. Ils avaient été rachetés au cours d’une des périodes les plus difficiles de l’activité industrielle afin de maintenir l’outil industriel sur place, les repreneurs successifs n’étant depuis lors que locataires des murs. La propriété pure et simple des objets restant encore sur place étant naturellement dévolue à l’acquéreur, le déménagement des collections a pu se faire par un simple transfert. La valorisation de l’ancienne fonderie est désormais achevée, elle est aux yeux de tous une réussite véritable. Reste aujourd’hui à finaliser le devenir de la collection des objets de la fonderie récupérés lors du transfert industriel de 2002 et stockés dans les anciennes halles Alstom. La réhabilitation de ces halles au sein du quartier de la Création est aujourd’hui une opportunité parfaite pour y expliciter, sous une forme à définir, le sens et l’histoire en intégrant sur place la compréhension des fonderies à celle, plus générale, de l’ancienne activité de construction mécanique et navale. Jean-Louis Kerouanton, Université de Nantes, Centre François Viète Épistémologie, Histoire des Sciences et des Techniques

2 décembre 2013, Paris « … Les fouilles entreprises au cœur de ces réserves, de ces réserves à trésors, réserves du musée des Beaux-Arts, du musée d’Histoire naturelle, du musée Dobrée, dévoilent notre souci depuis plus de quarante-cinq ans de faire se rencontrer les temps, le Temps… Confrontation d’œuvres, d’objets non destinés à une quelconque confrontation… » 3. Alexandre Chemetoff, Jean-Louis Kerouanton, « Patrimoines de l’Île de Nantes : visite commentée du 2 juillet 2011 au 21 septembre 2011 », Actes du colloque international « Le patrimoine industriel : nouvelles politiques urbaines et sens de la reconversion », Belfort, septembre 2011, UTBM-CILAC, in L’Archéologie industrielle en France, n° 60, juin 2012, p. 32-39. 4. Frédérique de Gravelaine, À Nantes, la mutation d’une île. Les chroniques de l’île #1, Place publique / Samoa, 2009.

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… nous y avons reconnu une collection de formes ayant servi à la fabrication des hélices monumentales d’anciens navires transatlantiques…

3 décembre 2013, Paris « … Recherche de traces, de traces lointaines, oubliées, loin, au creux sombre de notre mémoire… » 4 décembre 2013, Nantes « … Fascination de la recherche dans les recoins cachés d’une mémoire, ces recoins qui ont nourri, construit… Recomposer par fragments, par rencontres, cette matière des découvertes… » 5 décembre 2013, Nantes « … L’oubli total et définitif est-il possible ?… L’effacement total des choses dans le néant existe-t-il ?… L’Oubli ne serait-il que provisoire ?… » 6 décembre 2013, Lourmarin « … Les choses, les événements sont occultés mais existent encore quelque part, dans une région inaccessible de notre conscience… Dans la région 10


inaccessible que nous fouillons, là, dans ces réserves protégées et scientifiquement classées… » 7 décembre 2013, Lourmarin « … Nos choix, les choix issus de ces fouilles, voudraient faire sauter les divisions qui maintiennent séparées les œuvres d’art du reste des créations, des inventions de la culture, des cultures… » 8 décembre 2013, Lourmarin « … Se sentir étrangers à un monde qui glisse devant nos yeux de témoins, témoins impuissants, qui ne peuvent que constater, témoins dépassés par un temps hors normes, dépassés… » 9 décembre 2013, Lourmarin « … Une confrontation qui aide à surmonter nos craintes, à réfléchir, à regarder, à se servir au choix parmi tant de différents univers, pour enfin construire, reconstruire… » 10 décembre 2013, Marseille « … Oui, finalement c’est bien cela : l’OUBLI. C’est bien l’Oubli qui a hanté nos travaux depuis le début de notre collaboration… l’OUBLI, l’OUBLI, la peur obsessive d’oublier, de tout oublier, d’oublier qu’on oublie, l’OUBLI implacable… constant tout au long de nos travaux, de nos recherches qui creuse, à la fois l’intérieur de nos corps, l’intérieur de nos mémoires, c’est-à-dire l’intérieur de nos cerveaux, moteurs de l’oubli… moteurs de cet OUBLI qui, en fait, est l’unique guide de tout être humain… » … C V RIOSIT A S …

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LU + LU C’est une odeur puissante et envahissante, telle qu’elle devait régner dans le quartier de la Madeleine à Nantes ; une odeur qui fait saliver, où la vanille, exaltée par les effluves de la pâte en train de cuire, rencontre la texture friable du biscuit naissant. C’est doux et sucré comme un souvenir d’une époque révolue. Cette odeur rend hommage à cette gourmandise nantaise, le « Petit Beurre », à la forme moulée caractéristique, dont la pâte cuite craque sous les dents. Elle nous emmène sur les lieux de fabrication de ce petit biscuit, que plusieurs générations d’enfants nantais ont en mémoire. Emmanuel Martini DC et Laurence Fanuel

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Anne et Patrick Poirier, Parfum DE L’OUBLI, 2014

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John Baldessari, Four splashed men (with robot and flamingos), 1991

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Bernd et Hilla Becher, Châteaux d’eau new-yorkais, 1985 – Nantaise de Fonderie, quelques modèles de pales d’hélice de navire, 2de moitié du xxe siècle

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Pierre Roy, La Rue du port ou Doux souvenir, 1943 – Nantaise de Fonderie, quelques modèles de pales d’hélice de navire, 2de moitié du xxe siècle

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Nantaise de Fonderie, quelques modèles de pales d’hélice de navire, 2de moitié du xxe siècle

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Nantaise de Fonderie, quelques modèles de pales d’hélice de navire, 2de moitié du xxe siècle

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