Yves Klein Claude Parent Le MÊmorial, Projet d’architecture
Sommaire
I Le souffle de la création Rotraut Klein-Moquay
4
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre Audrey Jeanroy
6
Entretien avec Claude Parent par Philippe Ungar
20
Rocket pneumatique, 1959
44
L’Architecture de l’air, 1959-1961
56
Les Fontaines de Varsovie, 1961-1962
84
Mémorial, Saint-Paul de Vence, 1964-1965
98
Biographie d’Yves Klein
122
Biographie de Claude Parent
123
II
III
Le souffle de la création Rotraut Klein-Moquay Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre Audrey Jeanroy Entretien avec Claude Parent par Philippe Ungar
I
Peu de temps après la disparition d’Yves, sa mère Marie Raymond et moi-même avons proposé à Claude Parent de réaliser un projet architectural sur un petit terrain au-dessus de Saint-Paul de Vence. Je savais que Claude était le seul à même de pouvoir traduire toute la pensée d’Yves, sa force solaire, sa sensibilité intemporelle. Il s’agissait là d’expérimenter dans l’espace l’immatériel, le vide, le cosmos, et de rendre hommage à la mémoire d’Yves le monochrome. Claude a immédiatement su trouver les volumes purs, les plans ouverts à travers lesquels s’ouvrait un véritable parcours initiatique imprégné de mystère. Le temps y est comme suspendu. Seule règne l’imagination. Lorsque j’imaginais ce lieu, je ressentais toute la force créatrice d’Yves, sa liberté infinie. J’y voyais la douceur du béton, la sensualité des lignes, la découpe des ombres entre les cylindres et l’infini du ciel. Cinquante ans plus tard, nous désirons tout aussi intensément voir ce projet unique se concrétiser. Aussi magistral et lumineux qu’hier, il nous semble fondamental de bâtir ce mémorial afin d’y exprimer, comme le dit Claude, « la certitude de la survivance d’Yves Klein si ancrée dans le cœur de ses amis. » Aujourd’hui plus que jamais, nous désirons offrir en mémoire d’Yves cette demeure. « Quitter la Terre et rejoindre le vide cosmique, sans retour. » (Yves Klein). Ce projet architectural est aussi l’occasion de célébrer la rencontre d’Yves et de Claude, deux sensibilités pionnières et intenses, qui ont su dépasser largement la simple collaboration technique. L’architecte rationaliste et visionnaire voyait en l’artiste l’occasion de s’ouvrir à un univers métaphysique et fulgurant. Yves a su trouver en Claude un créateur sensible qui l’accompagna dans ses projets avec ce même désir d’étreindre tous les domaines de la création.
Rotraut Klein-Moquay, veuve d’Yves Klein
Le souffle de la création
4
Yves Klein et Rotraut dans leur appartement du 14 rue Campagne-Première, Paris, 1961
Le souffle de la crĂŠation
Rotraut Klein-Moquay
5
« Plus l’esprit est libre, plus on veut le laisser s’échapper jusque dans la folie, plus l’architecture doit exister, doit se révéler dans sa fixité 1. » Claude Parent Cet aphorisme de Claude Parent résume à lui seul une carrière d’engagement à défendre le droit de l’architecte à concevoir au-delà des limites fixées par sa profession. Il révèle la volonté d’un créateur, frondeur s’il en est, à traduire ses aspirations dans la réalité de la matière. Célèbre aujourd’hui pour ses recherches théoriques autour de la fonction oblique 2, Claude Parent (né en 1923) n’a cessé de rendre justice à l’influence qu’auront eue sur sa carrière l’œuvre et la personnalité d’Yves Klein. Ainsi confie-t-il à Hans Ulrich Obrist, en juin 2002 : « avec Klein, je ne discutais pas… Je ne discutais pas ses convictions, ses idées… Je les avalais. Il me montrait des choses et je disais juste : “ Oui, c’est vrai ” 3 ». L’ouvrage publié aujourd’hui est dès lors l’occasion de porter notre regard sur cette collaboration, entre le peintre de l’immatériel et l’architecte du béton brut, qui forgea des projets qui, pour utopiques qu’ils aient été, ont marqué durablement l’histoire de la création contemporaine.
Des idées en quête d’architecte Deux ans avant sa première entrevue avec Claude Parent, Yves Klein, qui a déjà imposé le bleu outremer comme seul moyen d’expression, fait, à la galerie Iris Clert (Paris, 1957), plusieurs rencontres déterminantes pour la suite de son évolution plastique. Elles vont notamment le conduire à participer à la construction du Musiktheater 4 de Gelsenkirchen (Allemagne). Dans le cadre de cette réalisation, il est amené à travailler au sein d’une équipe internationale et pluridisciplinaire d’artistes formée par Norbert Kricke, Paul Dierkes et Robert Adams 5. Yves Klein, qui a déjà eu l’occasion de travailler à une étude d’intégration architecturale 6 en 1955-1956 avec sa compagne, l’architecte Bernadette Allain, obtient ici une commande de grande ampleur. Il se voit confier la réalisation de quatre reliefs éponges et de deux monochromes ultramarins, la plupart étant installés sur les murs du foyer. Sur le chantier, plusieurs expériences 7 le mènent de la dématérialisation à l’immatériel. Le plasticien explicitera cette démarche quelque temps plus tard : « Voilà comment, à travers toutes ces recherches pour un art en chemin vers l’immatérialisation, Werner Ruhnau et moi, nous nous sommes rencontrés dans l’Architecture de l’air. Lui, embarrassé, gêné par le dernier obstacle qu’un Mies van der Rohe n’a pas su franchir encore, le toit, l’écran qui nous sépare
Yves Klein sur le chantier de l’Opéra-théâtre de Gelsenkirchen, 1959
du ciel, du bleu du ciel. Et moi, gêné par l’écran que constitue le bleu tangible sur la toile et qui prive l’homme de la vision constante de l’horizon 8. » De retour à Paris, Yves Klein dépose seul, le 14 avril 1959, auprès de l’Institut national de la propriété industrielle une enveloppe Soleau 9 protégeant le principe de l’Architecture de l’air. Quelques semaines plus tard, c’est à l’Université de la Sorbonne devant un amphithéâtre bondé que le peintre expose ses rêves d’immatérialité transposés dans le domaine de l’architecture, en marge de la présentation de la maquette de l’opéra de Gelsenkirchen 10. Dans l’assistance, parmi les rires et les applaudissements, Claude Parent écoute avec attention cette conférence qui ne manque certainement pas d’entrer en résonnance avec ses propres réflexions d’architecte. Il est venu pour entendre l’artiste qui a poussé, pour la première fois, la porte de son agence quelques jours auparavant 11. Cette rencontre est celle de deux créateurs chez qui le corps et l’esprit, en perpétuel combat, s’opposent pour mieux se comprendre. C’est aussi la convergence de deux ambitions.
Audrey Jeanroy
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre
6
Pour Klein, qui souhaite poursuivre le chemin de l’utopie en vue d’une possible adaptation, c’est entrer en confiance dans le cabinet d’un architecte qui a déjà expérimenté la collaboration artistique et qui connaît bien l’importance du support graphique quand il s’agit de séduire un commanditaire potentiel. Pour Parent, c’est une reconnaissance de la direction prise par son agence hors du réseau dans lequel il a l’habitude d’œuvrer. C’est aussi une aventure, qui, même si elle n’aboutit pas, le nourrira immanquablement de nouvelles perspectives. Claude Parent résume ainsi les conditions de cette entrevue :
Parent de forger une nouvelle identité visuelle pour le projet. À l’instar de l’enveloppe Soleau, ces dessins participent ainsi à la relecture d’un projet initié plusieurs mois auparavant. Des supports, quasi publicitaires 13, qui ont pour vocation de séduire avant même que d’expliciter. Bien qu’il se trouve dans le registre de l’image d’Épinal, Claude Parent ne s’empêche pas de réfléchir aux problèmes très concrets que soulève cette architecture, comme la libre circulation de l’individu au sein de son environnement et sa conséquence, l’abolition de l’architecture en tant qu’obstacle non praticable. Il met alors ses qualités d’architecte et de dessinateur au service du peintre comme il l’a déjà fait auparavant pour d’autres. Lorsqu’il côtoie pour la première fois Yves Klein, Claude Parent a trente-six ans. Architecte non diplômé 14, il a la volonté du « self-made-man » et la culture classique du jeune stagiaire des Monuments historiques et de l’étudiant, quoique rebelle, de l’École des beaux-arts de Toulouse (1942-1943) puis de Paris (1948-1949). Si, jeune, il se destine à Polytechnique – son père, passionné d’aviation, est ingénieur des Arts et Métiers –, les mathématiques et la physique lui échapperont toujours. Il est, par ailleurs, déjà bon dessinateur. Son frère Michel, futur inspecteur général des Monuments historiques, glisse alors l’idée d’en faire un architecte et lui fait lire très tôt Vers une architecture (1923) de Le Corbusier. Pour ou contre, la modernité ne le lâchera plus. Elle lui fait néanmoins défaut quand, jeune étudiant à l’École des beaux-arts de Paris, il se trouve en décalage par rapport à l’enseignement dogmatique qu’il reçoit. Il vit à ce moment-là de croquis de mode et de petites illustrations pour des campagnes publicitaires et des catalogues.
Jets d’eau et de feu, ca. 1959 Encre sur papier, 33 � 31 cm Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent
« Je sais qu’il y a eu une brouille [après Gelsenkirchen]. Klein a-t-il peut-être été mal considéré, il a sans doute souffert à cette occasion, je ne sais pas. Toujours est-il qu’il est devenu orphelin d’un architecte. Il lui fallait un architecte et c’est alors qu’il est venu me voir, il m’a montré des dessins – d’ailleurs impossibles pour les publications, c’était horrible, une espèce de gouache incroyable… On a donc travaillé ensemble, sur la rencontre de l’eau et du feu 12. » Soucieux de la qualité et de la justesse des représentations de l’Architecture de l’air, Klein demande à
1 Claude Parent, Claude Parent architecte, Paris, Éditions Robert Laffont, 1975, p. 364. 2 Souhaitant sortir des schémas conventionnels de l’urbanisme horizontal et vertical, Claude Parent et Paul Virilio (né en 1932) mettent en avant la « fonction oblique » comme seule capable de réinventer le rapport entre habitat et circulation. À travers une revue éponyme de neuf numéros (1966) et cinq projets – dont deux réalisés –, ils font de la rampe et de la dynamique des corps qu’elle implique le centre de leur investigation. 3 Hans Ulrich Obrist, Claude Parent, Paris, Manuella Éditions, 2012, p. 28.
4 Le projet est double puisqu’il comprend une salle pour l’opéra de mille cinquante places et, séparé par un foyer central, un théâtre de quatre cent cinquante places. Par convention, nous utiliserons le terme « opéra » dans la suite de ce texte. Mais le terme allemand désigne plus largement un lieu ouvert aux arts du spectacle : théâtraux et musicaux. 5 Jean Tinguely (1925-1991) sera intégré à l’équipe quelque temps plus tard, tout d’abord comme traducteur d’Yves Klein, qui ne parle pas allemand, puis comme artiste impliqué.
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre
Au milieu de l’année 1951, il fait une rencontre décisive, celle d’André Bloc 15, fondateur et directeur de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui. Claude Parent accompagné de Ionel Schein 16 (1927-2004), jeune étudiant roumain croisé sur les bancs de l’École, décide d’envoyer une lettre à l’ingénieur et sculpteur qui dirige la revue d’architecture la plus célèbre de l’hexagone. La démarche est inhabituelle mais retient l’attention de Bloc qui les invite, le 17 octobre 1951, à l’Assemblée générale de l’association qu’il vient de créer parallèlement à la revue. L’association prend le nom de Groupe Espace 17 et ambitionne de « préparer les conditions d’une collaboration effective des architectes, peintres, sculpteurs, plasticiens et d’organiser, par la plastique, l’harmonieux développement des activités humaines 18. » Il s’agit autant de promouvoir l’intégration des arts à l’architecture – qui passe par la notion de mise en couleur comme par la confrontation de la sculpture à l’urbanisme moderne – que de réformer les
6 Il s’agissait d’un projet (non réalisé) de cafétéria en aluminium et glace rehaussé de plans monochromes. 7 Cf. Annette Kahn, Yves Klein, le maître du bleu, Paris, Stock, 2000, p. 241. 8 Yves Klein, « Conférence à la Sorbonne » (3 juin 1959) publiée dans Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2003, p. 149.
Audrey Jeanroy
9 À ce sujet, voir notamment l’article de Didier Semin, « Yves Klein, la propriété intellectuelle en question », dans le catalogue d’exposition Yves Klein : Corps, couleur, immatériel, Paris, Centre Pompidou, 2006, p. 277-279. 10 À cette occasion, plusieurs manifestations sont organisées à la Sorbonne et à la galerie Iris Clert à l’initiative de l’ambassade d’Allemagne à Paris.
7
1
1 Yves Klein, Fontaines d’eau et de feu, ca. 1959 Aquarelle, gouache et encre sur papier marouflé sur toile, 52,5 � 75 cm 2 Fontaines d’eau et toit de feu, ca. 1959 Aquarelle et encre sur papier marouflé sur toile, 36 � 43,5 cm Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent Réalisé par Sargologo dans l’agence de Claude Parent
8
2
9
3
3 Les fontaines de feu d’Yves. Pour un crépuscule de dimanche, ca. 1960 Reproduit dans Dimanche 27 novembre 1960 (Le journal d’un seul jour), 1960 4 Yves Klein, Dimanche 27 novembre 1960 (Le journal d’un seul jour), 1960 Impression typographique recto verso en noir, feuillet double, 55,5 � 38 cm
10
4
modes de collaboration entre plasticiens et architectes. Suivant ces directives, le comité de direction de l’association se dote de grands noms de l’art et de l’architecture, parmi lesquels Fernand Léger, Félix Del Marle, Sonia Delaunay, Bernard Zehrfuss, Robert le Ricolais et Paul Nelson. Du point de vue esthétique, André Bloc a fait son choix, c’est l’abstraction géométrique qu’il défend avec Theo van Doesburg comme figure tutélaire. Observateur puis collaborateur, Claude Parent s’imprègne de ces idées qu’il défendra dans plusieurs de ses premières réalisations (maison Perdrizet, Champignysur-Marne, 1955-1957 ; maison de gardien atelier, Meudon, 1955-1956 ; aménagement du café du rond-point des Champs-Élysées, Paris, 1955-1957). L’esprit de l’association est alors sensiblement le même que celui qu’avaient connu Klein et Diekers à l’opéra de Gelsenkirchen, participant, en plus de leurs œuvres respectives, au choix des matériaux et de la composition chromatique de l’édifice. C’est d’ailleurs un des aspects fondamentaux de cette réalisation qui sera souligné dans les pages de L’Architecture d’Aujourd’hui, dans le numéro double de septembre-octobre-novembre 1960, près de huit mois après l’inauguration de l’opéra 19.
hommes va durer près de trois ans, entre 1959 et 1961. Trois années émaillées de plusieurs séances de travail tardives, de discours enflammés et de rencontres impromptues comme lorsqu’en 1960, à l’occasion de l’aménagement du hall d’entrée d’un immeuble d’habitation rue Paul Déroulède à Nice, Klein et Arman viennent examiner, en voisins, les œuvres imaginées par André Bloc que Claude Parent est en train de mettre en place.
L’exploitation de l’air pulsé
En marge des différentes propositions que lui fait André Bloc (aménagements intérieurs, projet de maison de vacances au Cap d’Antibes et projets de chapelle et d’église), Claude Parent est sollicité dès 1954 par le peintre brésilien, installé à Paris depuis 1937 et membre du Groupe Espace, Cícero Dias (1907-2003). Bien que le peintre ait lui-même suivi, durant quelques années, des cours d’architecture à l’École nationale des beaux-arts de Rio de Janeiro, il fait appel au jeune architecte pour l’aider sur son projet de Musée électronique. Une sorte d’anti-musée où les tableaux peuvent se déplacer devant un spectateur assis et faisant sa propre sélection. L’année suivante, Claude Parent entame une collaboration de plus d’une année avec le sculpteur Nicolas Schöffer (19121992). C’est alors la première fois que sa vision s’étend au-delà du cas d’un édifice unique puisque c’est une ville, « spatiodynamique », qu’est en train de mettre en place le sculpteur. Si Claude Parent n’est pas encore l’homme de la fonction oblique – théorie qui naît en 1963 de son association avec le maître-verrier, photographe et penseur de la ville, Paul Virilio – il est en 1959 un architecte à la pratique plutôt conventionnelle, dominée par la réalisation de maisons individuelles, mais qui a déjà la réputation d’être ouvert à l’utopie. Avec Yves Klein, il rencontre un maître à penser, selon son témoignage « le plus fulgurant d’entre tous 20 ». La collaboration entre les deux
11 Comme Claude Parent le confirme dans une lettre à François Perrin en avril 2002, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés avant la première visite d’Yves Klein à l’agence de Claude Parent, vers le mois de mai 1959. L’architecte connaît pourtant le travail d’« Yves le monochrome » et a visité l’exposition « Le vide » à la galerie Iris Clert l’année précédente. Voir Peter Noever et François Perrin, Yves Klein : Air Architecture, Ostfildern, Hatje Cantz, 2004, p. 103.
13 Il nous faut signaler que durant son association avec Yves Klein, Claude Parent confie plusieurs représentations à un jeune dessinateur nommé Sargologo, au sujet duquel nous ne possédons que très peu d’informations.
Fontaine de feu lors de l’exposition « Yves Klein Monochrome und Feuer », Museum Haus Lange, Krefeld, Allemagne, 14 janvier–26 février 1961
C’est la technique de l’air pulsé qui est à l’origine de leurs recherches et des deux premiers projets, d’inégale envergure, auxquels ils contribuent. Si le Rocket pneumatique tient plus de l’exercice de style, une « fantaisie à l’état pur 21 », l’Architecture de l’air est un projet critique, une remise en
12 H.U. Obrist, op. cit., p. 29-30.
15 Né à Alger en 1896, André Bloc est diplômé de l’École centrale des arts et manufactures en 1920. En collaboration avec Marcel Eugène Cahen, puis avec la veuve de ce dernier et l’architecte Pierre Vago, il crée en 1930 la célèbre revue L’Architecture d’Aujourd’hui. Sa propre activité de constructeur est plus tardive et davantage liée à son travail de sculpteur, qu’il débute, en 1940, au contact d’artistes réfugiés, comme lui, dans le Sud de la France. En 1949, il fonde une autre revue, intitulée Art d’aujourd’hui, qui sera rebaptisée en 1955 Aujourd’hui. Art et architecture.
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre
Audrey Jeanroy
14 Il n’est inscrit à l’Ordre des architectes qu’en 1966, sous le numéro d’affiliation A13403. Avant cette date, il n’a pas légalement le droit de porter le titre d’architecte.
16 Claude Parent et Ionel Schein ouvrent leur première agence en 1953 à la suite de la réalisation de la maison Gosselin (Ville-d’Avray, 1952-1953) et d’un stage de quelques mois effectué à l’agence de Le Corbusier. Leur collaboration durera jusqu’en 1955. 17 Le groupe renouait avec les débats menés en 1947 lors du vie Congrès international d’architecture moderne et avec les intentions de l’Association pour une synthèse des arts plastiques (1949), à laquelle participèrent André Bloc et Le Corbusier.
12
cause profonde de l’art de bâtir. Dans les deux cas, l’équipe interdisciplinaire formée par Klein et Parent s’adjoint les compétences du designer industriel 22 Roger Tallon (19292011), ce dernier se chargeant des maquettes et de la conception technique 23. Membre du bureau d’études Technès, fondé en 1949 par Jacques Viénot, Roger Tallon est lui aussi ouvert à la collaboration avec des artistes, comme nous le montre son association avec le sculpteur César lors de l’exposition « Antagonismes 2 : L’Objet » (1962) durant laquelle ils exposent Ensemble de télévisions. Dans le contexte de la conquête spatiale, le Rocket pneumatique est nourri des exploits qui lui sont contemporains – mise en orbite du satellite Spoutnik en 1957 et premier vol dans l’espace de Youri Gagarine en 1961. Des premiers croquis sommaires d’Yves Klein, qui ont servi au dépôt du modèle à l’Institut national de la propriété industrielle en mai 1960, à la maquette réalisée par Roger Tallon, le principe de cette fusée sans passager ne varie guère. L’air est pulsé mécaniquement, par pression, hors des poumons du Rocket lui permettant ainsi d’avancer dans l’espace. Suivant un principe simple, qui présente une grande parenté formelle avec certains organismes sous-marins, cette fusée suit le chemin de l’aller sans retour que Klein avait déjà initié lors de l’envol de sa Sculpture aérostatique. Le 10 mai 1957, le jour du vernissage de l’exposition « Yves Klein : Propositions monochromes », il avait, en effet, laissé s’échapper devant la galerie Iris Clert mille et un ballons bleus inaugurant le premier temps fort de sa période dite « pneumatique » et auquel l’Architecture de l’air 24 répond. Avant toute considération philosophique, l’Architecture de l’air est au départ un système, un parti pris technique et conceptuel qui s’applique, comme nombre d’utopies architecturales, à la surface d’une terre neutre, vierge de toutes transformations antérieures. Un lieu sans temps ni histoire, dans lequel la nudité évoque un retour à l’Éden originel 25. Dans ce monde où les murs et les planchers ont disparu, l’expérience spirituelle (contemplation) et physique (lévitation) domine grâce à une architecture climatique faite de toit d’air pulsé. Cependant, comme nous le dévoile une coupe exécutée par Claude Parent, cette surface est trompeuse. Elle cache une machinerie souterraine conséquente avec tuyaux, réservoirs, turbines et salle de contrôle. Un système technique complexe, improbable dans la réalité, que l’architecte ne sait pas vraiment représenter à part comme des machines « à la Jules Verne ». Naïf, ce dessin ne gêne finalement pas Klein qui ne cherche pas ici l’exactitude scientifique 26. Ce qui l’intéresse, en revanche, c’est la représentation du renversement de
18 Cf. « Le Groupe Espace », in L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 37, octobre 1951, p. V.
22 En France, on parle alors plus volontiers d’esthéticien industriel.
19 Voir L’Architecture d’Aujourd’hui, n° 91-92, septembre-octobre-novembre 1960, p. 46-49. L’arrivée récente de Claude Parent au comité de rédaction de la revue ne semble pas avoir de lien avec la présentation de cette réalisation dans le numéro.
23 Roger Tallon profite également de ses relations au sein de Gaz de France pour introduire Yves Klein qui souhaite poursuivre ses expérimentations autour des peintures de feu. Tallon lui ouvre aussi les portes d’industriels travaillant dans l’air liquide et les turbines. Voir A. Kahn, op. cit., p. 257.
20 H.U. Obrist, op. cit., p. 28.
l’apesanteur permis par les lits d’air. Le corps n’ayant plus conscience de son poids, l’homme peut désormais se sentir disparaître pour n’être plus qu’un élément conscient ou une pure sensibilité. Depuis quelque temps déjà, la lévitation est au centre du travail de l’artiste 27. Un phénomène qu’il expérimente lui-même, par le biais de la photographie, en octobre 1960. Cette œuvre d’Yves Klein est intitulée Un homme dans l’espace ! Le peintre de l’espace se jette dans le vide ! (Harry Shunk et John Kender en réalisent le photomontage). Image iconique de l’artiste en suspension, ce cliché nous rappelle un antique plongeur, lui aussi figé pour l’éternité entre deux mondes, celui représenté sur la tombe dite « du Plongeur » (ve siècle av. J.-C.) et découvert en 1968 par l’archéologue Mario Napoli dans la nécropole de Tempa del Prete. L’idée d’une architecture pneumatique, qui se sert de l’air ou que l’on peut gonfler à l’air, sera reprise dans les années 1960-1970 par une nouvelle génération d’architectes. Loin de l’immatérialité des propositions d’Yves Klein, ils envisagent alors très sérieusement l’exploitation d’un nouveau matériau, utilisé durant la Seconde Guerre mondiale dans l’armement et l’aérospatial, le plastique. Architectes expérimentateurs 28, ils vont mettre au point des structures gonflables, légères et résistantes, applicables dans le domaine de l’architecture (Archigram, Event Structures Research Group, Graham Stevens, Ant Farm, Hans-Walter Müller) comme dans celui du design (Ronald-Cecil Sportes, AJS Aérolande, Quasar). Le plastique devient une surface transparente de protection face aux éléments de la nature en même temps qu’un élément autostable de renfort, de véritables coussins d’air qui épousent le corps de l’utilisateur. Chez Claude Parent, la notion de lévitation résonne différemment au début des années 1970. Avec les rampes de ses projets d’aménagement intérieur et de maisons à l’oblique, c’est davantage la dynamique des corps et l’idée d’une projection consciente qu’il tente d’insuffler.
La rencontre des éléments En 1961, en parallèle des dessins pour l’Architecture de l’air, Yves Klein demande à Claude Parent de l’aider pour un projet de Fontaines d’eau et de feu qu’il imagine pouvoir être implanté dans un des lieux les plus touristiques de la capitale, place de Varsovie, entre la tour Eiffel et l’esplanade du Trocadéro. Dans la droite ligne des seize feux de Bengale installés dans le jardin de Colette Allendy en 1957 et des recherches menées avec Norbert Kricke en Allemagne, ce projet ambitieux fait se confronter deux éléments opposés et difficilement maîtrisables.
24 Sur l’Architecture de l’air, nous renvoyons particulièrement le lecteur au catalogue d’exposition « Yves Klein : Air Architecture », op. cit. et aux articles de Frédéric Migayrou, « Architectures du corps intensif. Yves Klein : jalons pour une généalogie », in Les Cahiers du Musée national d’Art moderne, n° 96, été 2006, p. 57-69 et d’Hélène Jannière, « De la mégastructure à l’environnement : Pierre Restany, critique de l’architecture et de l’urbanisme fonctionnalistes », in Le demisiècle de Pierre Restany, Paris, INHA, Éditions Des Cendres, 2009, p. 509-521.
25 Yves Klein, « Architecture de l’air (ANT 102), 1961. La climatisation de l’atmosphère à la surface de notre globe », in Le dépassement de la problématique de l’art et autres écrits, op. cit., p. 271. 26 Claude Parent, « Yves Klein et son architecture », in Art et Création, n° 1, janvier-février 1968, p. 51-52.
21 Pierre Restany, « Roger Tallon : le rêve au rationnel », Roger Tallon, itinéraires d’un designer industriel, Paris, Centre Georges Pompidou, 1993, p. 15.
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre
Audrey Jeanroy
13
Pourtant, Yves Klein cherche à le financer et c’est à cette fin que Claude Parent exécute plusieurs plans fixant la localisation des pompes-moteurs et des projecteurs nécessaires à cette installation qui se superpose à celle de l’Exposition internationale de 1937, toujours en place. L’autre problème posé à Claude Parent est celui de la rencontre de l’eau et du feu. Comment figurer de manière convaincante le choc de ces deux forces ? Il prend le parti de matérialiser une confrontation explosive donnant lieu à la création d’un nouvel élément fait de vapeur d’eau. Malgré les efforts d’Yves Klein pour s’assurer, auprès de la Société pour le Développement de l’industrie du Gaz de France, que le réseau de distribution dans la zone était capable d’alimenter le dispositif, le projet n’aboutit pas. Il reste néanmoins l’un des rares potentiellement réalisables, comme Claude Parent s’en assure à nouveau en février 1970 lorsqu’il envoie Jean Nouvel, alors jeune collaborateur de l’agence, rencontrer un représentant de Gaz de France 29. Jean Nouvel note que « techniquement le dispositif paraît simple à réaliser. Basé sur un phénomène de turbulence, le gaz doit arriver avec une pression quasiment nulle par un brûleur de fort diamètre. Le dispositif de sécurité serait réduit à sa plus simple expression : une vanne d’arrêt sur chaque tuyau. » Coïncidence, l’année suivante c’est l’artiste Yaacov Agam qui reprend l’idée avec sa Water and Fire Sculpture-Fountain 30.
L’EAU ET LE FEU (Fontaines de feu), ca. 1959 Encre et crayon sur papier, 19,8 � 30,4 cm Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent
Trois mois avant la mort prématurée d’Yves Klein, s’ouvre à Paris, le 7 mars 1962, l’exposition « Antagonismes 2 : L’Objet ». Réalisée sous la houlette de l’Union centrale des arts décoratifs, elle donne, pour la première et dernière fois,
27 Voir le travail d’Anne Bariteaud, historienne de l’art, qui a écrit en 2002 un mémoire sur la Question de la lévitation dans l’œuvre d’Yves Klein, et qui poursuit actuellement ses recherches en doctorat sur Les pratiques expérimentales avec / contre la peinture dans les années 1950-1960 en Europe. 28 Dans son ouvrage, Annette Kahn explique que Klein a également tenté de concevoir du mobilier gonflable en PVC, en collaboration avec Bernard Quentin. A. Kahn, op. cit., p. 257.
29 Ces informations sont tirées du compte rendu de l’entrevue, qui s’est tenue au 361, boulevard Président Wilson, Paris, le 16 février 1970, entre Jean Nouvel et Monsieur Douspis, conservé dans les archives privées Claude Parent. Le contexte de cette initiative reste encore pour le moment à déterminer. 30 Voir Günter Metken, Yaacov Agam, Londres, Thames and Hudson, 1977, p. 68.
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre
l’occasion à Klein, Parent et Tallon de présenter comme un ensemble cohérent les différents projets issus de leur collaboration. Pour la circonstance, le designer propose au visiteur de déclencher grâce à un robot une chute de pluie repoussée instantanément par le flux d’une soufflerie. L’Architecture de l’air trouve là son premier prototype.
Ci-gît La collaboration entre Yves Klein et Claude Parent se poursuit au-delà de l’année 1962, lorsque deux ans plus tard la mère du peintre (Marie Raymond) et sa femme (Rotraut KleinMoquay) proposent à l’architecte de concevoir un mémorial. Il ne s’agit pas de penser un lieu pour le repos du corps mais un monument commémoratif pour l’homme et son œuvre, comme un tout définitivement indissociable. C’est un exercice nouveau pour Claude Parent qui doit faire œuvre d’interprète. Le projet prend le nom de Ci-gît en référence au relief planétaire Ci-gît l’espace, (RP 3), de 1960 et sans doute également à la photographie du 30 mars 1962 où Yves Klein est fixé pour l’éternité couché sous cette même toile, sa tête seule dépassant du bord supérieur du châssis, posé à terre. Bien qu’engagé dans la fonction oblique, depuis la création du groupe Architecture Principe (1963-1968), Claude Parent propose un projet assez sobre fondé sur des figures géométriques simples. De plan carré, l’ensemble s’organise autour d’un podium central qui fait office de lieu d’observation multidirectionnelle. Deux cylindres, placés horizontalement et à l’oblique, sont accessibles, physiquement ou seulement par le regard, depuis ce point. Cet alignement est complété par un autre cylindre posé, celui-là, verticalement au-dessus d’un couloir à ciel ouvert. Pour l’architecte, ces trois orientations fondamentales évoquent aussi bien l’eau et le feu, l’action dynamique et le rapport entre terre et air, que l’immatériel, le monochrome et l’atmosphérique. En visant le ciel et le lointain, elles objectivent cette partie du monde que Klein avait revendiquée lors du fameux partage de l’univers avec Arman et Claude Pascal 31. La quatrième orientation proposée, celle concrétisée par les deux puits de longueur inégale, est alors la plus signifiante pour Parent qui l’envisage comme « l’exploration de l’espace cryptique ». Elle est celle qu’il a découverte aux côtés de Paul Virilio durant la réalisation de l’église SainteBernadette du Banlay (Nevers, 1963-1966) et qui réapparaît ici de manière moins provocante. Aujourd’hui, ce projet trouve une filiation dans plusieurs créations liées au Land Art, comme celles James Turrell ou de Nancy Holt. Avec ses Sun Tunnels (Utah, 1973-1976), la plasticienne américaine tente, en effet,
31 Nous faisons ici référence au moment, entre 1947 et 1948, où, baignés par les idées de la Rosicrucian Society of Oceanside, les trois amis se partagent l’univers : à Arman le règne animal, à Claude Pascal le monde végétal et à Yves Klein le monde minéral et le ciel.
Audrey Jeanroy
14
Feuilles d’or répandues sur Ci-gît l’Espace, (RP 3), dans l’appartement du 14 rue Campagne-Première, Paris, France, 1960
de capter les mouvements du soleil à travers quatre buses en béton, de 6 mètres de long et de 2,5 mètres de haut, posées au sol et orientés en fonction des solstices d’été et d’hiver. Après les tentatives menées à Saint-Paul de Vence (1964-1965) et à Nice (1985), ce mémorial pourrait aujourd’hui voir le jour. Mais qui peut savoir à priori ce que pourrait être cet édifice ? Si nous pouvons dire par qui et comment il a été pensé, nous ne pouvons pas présager de la force des émotions qu’il pourrait nous inspirer. L’imagination est ici notre seul recours. Alors projetons-nous par la pensée dans cette architecture de béton brut, rugueuse au toucher mais tendre
Le corps et l’esprit : métaphysique d’une rencontre
au regard, apprécions de déambuler sans crainte du qu’en-dirat-on, vivons une expérience, celle de l’état de perception. Architecture de la sensation – espace / temps, matériel / immatériel, obscurité / lumière, dureté / plasticité – elle assumera ses zones d’ombre et les déséquilibres inhérents à la pratique de la pente. Et peut-être que, regardant à l’intérieur de l’un de ses cylindres gris, nous verrons ce qu’Yves Klein cherchait à nous montrer et, qui sait, entendrons-nous à nouveau une Symphonie monoton-silence ?
Audrey Jeanroy
15
5 Photographie d’Yves Klein devant l’œuvre Ci-gît l’Espace, (RP 3), dans l’appartement du 14 rue Campagne-Première, Paris, France, ca. 1960
16
5
6
6 Yves Klein, Ô foudres…, (F 127), 1962 Carton brûlé, 11 � 17 cm Collection Centre International d’Art Contemporain de Carros 7 Yves Klein, Le Rêve du Feu, ca. 1961 Photographie Action artistique d’Yves Klein
18
7
— Philippe Ungar Quel est le premier mot qui vous vient à l’esprit à l’évocation du nom d’Yves Klein ? — Claude Parent Yves Klein, pour moi, c’est toute une partie brutale de ma vie. Je pense que si je n’avais pas rencontré Yves Klein, à un moment qu’on ne peut juger qu’opportun vu le retentissement que ça a eu sur moi, je n’aurais pas été le même architecte. Je crois que ça a été une des rencontres fondamentales – inattendue – dans ma vie d’architecte. C’est très important. — P. U. Alors, on va revenir sur l’importance de cette rencontre pour vous, mais parlez-moi des circonstances de votre première rencontre avec Yves Klein. — C. P. La première rencontre s’est faite presque de façon banale. Je vivais beaucoup dans le cadre des artistes, et dans le monde artistique en tant qu’architecte depuis des années parce que j’avais été intégré au Groupe Espace. J’avais connu tous les mouvements d’architecture sur l’abstraction géométrique. C’était mon monde, ma famille. Contrairement aux architectes du moment, ma vraie famille, elle n’était pas
Portrait de Claude Parent, ca. 1980
chez les architectes, elle était chez les artistes. Donc j’étais tout disposé à rencontrer des gens comme Yves Klein. Il fallait que ça se fasse. Je me souviens que les artistes, notamment de l’abstraction géométrique, venaient souvent me voir. On travaillait dans ce système de pensée qu’on appelait la synthèse des arts. Ils venaient me voir à la fois pour travailler avec moi sur des histoires d’architecture, ou quand ils avaient des idées architecturales et qu’ils voulaient les exprimer, pour que je leur mette ça en forme, que j’établisse le développement architectural de leurs idées. Et ça, ça se disait dans le monde. Tinguely est venu comme ça pour faire sa « Luna Tour ». On a fait ce projet ensemble. Et l’un d’entre eux a dit un jour à Klein : « Écoute, tu t’exprimes très très bien dans les conférences, tu t’exprimes très très bien dans tes discours, dans tes écrits, c’est extraordinaire, mais tes dessins n’ont pas la même force expressive. Et là, tu devrais aller voir Parent parce que lui est habitué à travailler avec les artistes. Il comprendra tes idées. Il comprendra peut-être tes besoins, et tu auras une illustration architecturale de tes propos, ce qui est un vecteur quand même différent, mais important. » Et il est venu me voir très simplement en disant : voilà quelles sont mes idées. Mais je connaissais déjà à la fois évidemment le personnage, que je n’avais jamais rencontré, et son travail. J’ai su qu’il avait travaillé avant avec un architecte qui était Ruhnau, mais je ne savais pas ce qu’il avait fait. C’était au moment de Gelsenkirchen. Il était en train de faire ses reliefs éponges là-bas, et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à avoir besoin d’illustrer la rencontre de l’eau et du feu. En réalité, le premier truc, c’est ça. Comment manifester à l’extérieur, par des illustrations qui puissent être convaincantes et expressives, une rencontre : celle de l’eau et du feu. C’est pas simple. C’est rien de le dire, mais enfin c’est presque infaisable. J’ai planché d’abord là-dessus, j’ai essayé de faire comprendre cette chose-là. Je lui demandais si ce que je faisais commençait à l’intéresser, si ça ne trahissait pas l’idée. Parce que la rencontre de l’eau et du feu, ce n’est pas rien. C’est tout un monde extraordinaire qui se présente, une ouverture à des mondes déraisonnables, c’est quelque chose de fou et ça correspond à la culture… Dans chaque société, dans chaque civilisation, il y a comme ça des paris extraordinaires. Donc, ce n’était pas facile. — P. U. Pour travailler avec Yves Klein, il fallait une grande complicité d’esprit avec les principes dans lesquels il s’était engagé. Comment compreniez-vous les principes de l’œuvre de Klein ?
ENTRETIEN PAR PHILIPPE UNGAR Entretien réalisé en octobre 2006, à Paris.
Claude Parent
20
— P. U. Une mutation de quel ordre ? — C. P. Une mutation de la pensée, de l’attitude par rapport au monde. Ce que la religion catholique avait fait par exemple pour moi quand j’avais douze-treize ans, la cérémonie de la communion privée, le fait d’être emporté dans un monde différent et d’accepter, de souhaiter en faire partie, je l’ai rencontré de façon tout à fait prosaïque en apparence et tout à fait rationnelle avec Yves Klein. Le discours, les échanges étaient rationnels ; le résultat de l’ambiance de travail dans laquelle je dessinais était irrationnel. — P. U. Je parlais de principes. Parce que l’architecte, l’arkhê, c’est un homme de principes. Comment décrire cet univers d’Yves Klein dans lequel vous vous engagiez spontanément avec lui ? Colonne de feu sur pièce d’eau, 1960 Crayon sur papier, 41 � 57 cm Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent
— C. P. Je trouve que vous avez raison. C’est la principale réponse à donner. Si on n’y croit pas, on ne peut pas dessiner. Ce n’est pas se mettre dans sa peau, on ne peut pas se mettre dans la peau d’Yves Klein, mais si vous ne croyez pas, au moment où il vous parle, si vous n’êtes pas plus que bon public, si vous n’êtes pas croyant, si vous n’êtes pas le fidèle, vous ne pouvez pas le faire. Et ceux qui ont dû rencontrer Yves Klein pour travailler ont dû faire comme moi. Ils pourraient dire que Klein était un merveilleux conteur, et un homme qui avait une audience exceptionnelle sur un tiers, et quand il me parlait je voyais le monde s’ouvrir. C’était un homme qui avait une force de conviction et une façon de présenter cette force de conviction dans son discours, dans sa voix, dans sa façon de présenter les choses, qui faisait que vous étiez entraîné comme dans une vague, vous étiez entraîné par le flux mental de Klein. Il ne faut pas se défendre non plus. Il faut faire un petit effort pour être avec lui, pour accepter le bain. Mais c’est toujours émouvant pour moi car l’ayant vécu comme ça, je le revis comme ça, et je me dis que j’ai rencontré peu d’hommes dans ma vie qui m’aient traduit, jeté un message, entraîné dans ce message au point d’oublier beaucoup de mes propres façons d’être, et de subir une mutation que j’ai bien sentie mais que j’ai acceptée avec grand plaisir. Ça a été une grande joie.
Entretien avec Claude Parent
— C. P. À première vue, il s’agissait quand même d’un déséquilibre de ce qu’on appelle pratiquement l’architecture. Les propositions dont on débattait avec Yves Klein étaient plutôt des propositions qui faisaient référence à quelque chose d’ancestral et d’oublié plutôt qu’à l’utopie du moment. Je crois qu’on ne peut pas dire qu’Yves Klein soit un tenant de l’utopie. Je crois que c’est un inventeur d’un monde différent qui a des relations aussi profondes avec le passé qu’avec ce qui va venir peut-être. — P. U. Alors, expliquez-moi ses relations avec le passé, et puis ses relations avec le futur. — C. P. L’image des choses du passé, c’est quand même l’âge d’or. Quand il vous racontait le projet de l’Architecture de l’air, il remettait en cause l’âge d’or, c’est-à-dire un âge que nous n’avons pas connu, et dont toutes les religions ont parlé à un moment ou à un autre. Le moment où l’homme était différent, le moment où l’homme n’était pas terre à terre, le moment où l’homme était engagé dans un dialogue cosmique permanent, et où l’homme n’avait peur de rien, n’avait pas à se protéger, mais avait à vivre avec le paysage environnant, la nature, toutes ces forces qui préexistaient à son apparition. On voit bien qu’à ce moment-là, le passé vient comme une espérance, pas comme un truc qui s’est passé et que vous avez perdu, pas
21
Esquisse pour le Rocket pneumatique, ca. 1960 Encre et crayon sur papier Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent Collection Claude Parent
comme un paradis perdu, mais comme quelque chose qui peut encore survivre et se remettre en force, en dynamique. Tout ce que vous avez connu dans les légendes, dans les mondes où les choses se passaient autrement. Moi je trouve ça naturel, normal d’avoir collé à ces choses, alors que je ne suis pas du tout spiritualiste, pas du tout attaché à aller à Katmandou. Tout ça ne m’a jamais effleuré. Je suis un homme qui pose ses pieds par terre pour voir si ça tient bien. Et là, tout d’un coup, cette espèce de mixage entre les plus belles légendes de ce que les hommes étaient peut-être un jour, avant de s’encanailler dans la vulgarité matérialiste, d’être le vainqueur, d’être le plus riche, le plus fort, le plus puissant, avec cet appétit de pouvoir. Je sentais qu’il y avait là un pari à tenir qui aurait été fabuleux. L’appétit du pouvoir, c’est quelque chose que j’ai toujours trouvé extrêmement négatif pour les hommes.
que les hommes qui ont l’appétit du pouvoir se fixent. Je crois que la pensée de Klein, c’est : j’agis sans savoir qu’il existe des contraintes, j’oublie, je ne veux pas savoir. Et moi j’étais content parce que grâce à lui, un moment dans ma vie, pendant trois ans environ – parce qu’il est mort assez vite après notre rencontre – je pensais que j’étais libéré, j’étais libre. Or, tout mon engagement d’architecte, je ne cesse de le dire même si personne ne me croit, est attaché à l’architecture parce que l’architecture est un outil merveilleux pour exprimer sa propre liberté, pour la forger, pour la montrer et pour être libre. Je suis venu au monde pour être libre. Le monde fait qu’il ne veut pas qu’on le soit, mais d’une certaine manière l’architecture m’a permis – en en payant le prix, lourdement par moments, par périodes entières – d’affirmer que j’étais encore un homme libre, et je le dois en grande partie à Yves Klein.
— P. U. Ce qui est en jeu là, n’est-ce pas le rapport de l’homme à la contrainte, au fond ?
— P. U. Le monde tel que l’envisageait Yves Klein n’est-il pas aussi lié à une utilisation de la technique, justement pour dépasser la contrainte ? Je pense notamment à la gravité.
— C. P. Peut-être. Encore faut-il définir si… Parce que ce qui m’a inquiété, moi, c’est quand mes confrères me disaient : s’il n’y a pas de contrainte à surmonter, je ne ferais pas une bonne architecture. Ou ils me disaient : cette architecture, tu vois, elle est aboutie parce qu’il y avait des contraintes et que j’ai su les dominer. Comme si la contrainte était l’aliment essentiel de l’architecture de qualité. Et moi je ne crois pas à cela. Je crois qu’on perd trop de temps, on dépense trop d’énergie à justement se libérer des contraintes de toute nature que la société actuelle, pour je ne sais quelles raisons, emmagasine sans jamais les faire disparaître depuis des siècles et des siècles et des millénaires, et que c’est sur ces contraintes
Entretien avec Claude Parent
— C. P. C’est ce qui m’a le plus épaté, parce qu’il a toujours dit que l’hypertechnologie était la base de la réalisation d’un monde libéré. Quand je faisais des dessins, ce qui m’a beaucoup surpris, d’ailleurs je l’ai dit déjà à d’autres qui ne comprenaient pas bien, et moi-même je ne comprenais pas bien au début je lui demandais : « Mais pourquoi tu veux que je dessine des technologies, des dessins où il y a de la technologie ? » Il répondait : « parce que c’est très important. » Et je lui faisais des dessins en lui disant : « tu vois, ces dessins que je fais de la technologie, l’illustration technologique que je donne dans ces dessins, c’est quelque chose qui est déjà daté. C’est
22
l’homme peut redevenir nu, vivre en communauté, sans cloisonnement. Ils sont à la surface du sol où ils ont, dans la surface qui leur est consacrée, la possibilité de s’abstraire de leur propre poids d’une façon évidemment technique, et d’avoir une liberté de l’évolution de la personne dans les lieux qui seront reconnus comme les lieux d’habitation. — P. U. L’homme d’Yves Klein, au fond, c’est un homme innocent, ou qui a retrouvé son innocence ?
Cité climatisée, ca. 1961. Crayon sur papier, 26,5 � 36 cm Yves Klein avec la collaboration de Claude Parent Réalisé par Sargologo dans l’agence de Claude Parent
déjà comme si je te dessinais du Jules Verne. » Il me répondait : « moi, ces dessins me plaisent, tu as fait ça pour moi comme je te l’ai demandé, et ça me plaît, et ça me convient, et c’est très important pour moi d’avoir cet appui. Si je n’ai pas cet appui, comment je ferais croire au toit d’air ? à la liberté par rapport à la pesanteur d’objets d’air qui se transforment en sièges ? si je n’ai pas au moins une image d’hypertechnologie en démonstration de ma puissance. » Et il voulait que ce soit un rêve. Or, quand on regarde la technologie mondiale, on s’aperçoit qu’elle est sans limite. C’est l’usage qu’on en fait. Mais quand on voit tout ce qu’on fait avec notre technologie, les vols intersidéraux, tout ce qu’on a accumulé en un siècle ou deux, on voit bien qu’on pourrait, si on les orientait vers un mode de vie, faire des choses fabuleuses dont on n’a aucune idée. — P. U. Claude Parent, derrière cet investissement dans la technologie, quelle idée Yves Klein avait-il de l’homme ? — C. P. Les dessins que j’ai faits ont reçu l’imprimatur, c’était comme ça qu’il les voyait et qu’il les a diffusés, parce que Klein voulait une image parfois très naïve dans mes dessins, naïveté notamment avec l’Architecture de l’air. C’était ça qui lui plaisait, c’était ça qu’il voulait atteindre, ce truc où tout d’un coup
Entretien avec Claude Parent
— C. P. Si l’on en juge encore une fois par les discours et par les dessins qui étaient destinés à illustrer, avec son accord total, ses discours, on voit bien que ce retour à l’âge d’or, c’est un retour à l’art naturel, sans barrières et sans vêtements. Le monde contemporain n’est fait que de barrières. On crée des murs autour de soi, on fait des barrières mentales, des barrières physiologiques. On arrive à une chose incroyable qui est de séparer deux pays par un mur. Les Allemands et les Russes l’ont fait avec le mur de Berlin. Quelques années après, on le refait en Israël. C’est curieux, c’est quand même un symbole. J’ai écrit un article sur le mur et sur la réhabilitation du mur. C’est vrai que le mur, c’est là-dessus qu’on a bâti notre monde moderne. — P. U. Ça dépend de sa hauteur ! — C. P. Oui (sourire). Je crois que dans le message de Klein, si on pouvait citer le message le plus pratique, le plus fort, le plus vrai, applicable tout de suite, c’est : essayer de faire disparaître les clôtures, faire disparaître l’enfermement. Nous vivons depuis la naissance dans un monde cloisonné, dans un monde de fermeture permanente. Et cette image, qui n’est pas une image, qui est une réalité de la partition du sol, c’est quelque chose d’effrayant qui nous empêche d’évoluer. — P. U. S’il est sans clôtures, est-ce que pour autant le monde d’Yves Klein est sans limites ? — C. P. Je ne crois pas. Parce que, après des années où j’ai travaillé sur la continuité des espaces, j’ai été obligé d’écrire que plus la continuité spatiale se ferait, plus il faudrait apprendre à l’interrompre. C’est à ce moment-là que j’ai fait un petit livre
23
8
24
9
25
8—9 Yves Klein, Monochrome bleu sans titre, (IKB 219 A), 1959 Pigment pur et résine synthétique, gaze montée sur panneau, 92 � 73 cm Dédicacé au dos : « Yves 59 / à Naad et Claude Parent / Yves Klein le monochrome » 10 Yves Klein, Peinture de feu sans titre, (F 118), 1961 Carton brûlé monté sur panneau, 40,5 � 56 cm Œuvre ayant appartenu à Naad et Claude Parent
26