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À partir des concepts de subjectivation et de désubjectivation mobilisés par Michel Wieviorka et les sociologues de l’action, ce livre développe une réflexion sur les processus de subjectivation dans le contexte histo­ rique de la globalisation, du pluralisme culturel et identitaire, d’inégalités ­croissantes et de vulnérabilité. Cet ouvrage traite de ces enjeux contemporains en se basant sur l’analyse d’expériences et de débats aussi bien français qu’internationaux. Il sera ici question de violence, de l’État social, de multiculturalisme, des droits, d’émancipation ou encore de démocratie, en partant des dynamiques à travers lesquelles se construisent les acteurs. S’appuyant sur des études empi­riques portant sur des objets d’une grande dive­rsité, les auteurs ana­ lysent la capacité des individus à garder un rapport à soi et à rester acteurs malgré les tumultes sociaux, économiques, ­politiques et culturels parfois violents de la société globale.

Manuel Boucher est directeur scientifique au Laboratoire d’étude et de recherche sociales de l’Institut régional du travail social et du développement social de Normandie. Docteur en sociologie à l’École des hautes études en sciences socia­ les et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches soutenue à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV), il est également membre associé du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Geoffrey Pleyers est sociologue, chercheur au Fonds national de la recherche scientifique en Belgique au Centre de recherches interdisciplinaires ­Démocratie, Institution, Subjectivité et professeur à l’université catholique de Louvain, où il enseigne la sociologie des mouvements sociaux et de la globalisation. Il est ­également chercheur associé au CADIS. Paola Rebughini est professeur de sociologie, membre du département des sciences sociales et politiques de l’université de Milan où elle enseigne la socio­ logie, la théorie sociale et la communication interculturelle. Docteur en socio­ logie à l’École des hautes études en sciences sociales, elle est membre associé du CADIS.

Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers & Paola Rebughini

et désubjectivation

sous la direction de

Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers & Paola Rebughini

Subjectivation et désubjectivation Penser le sujet dans la globalisation

54

Subjectivation et désubjectivation

S ubjectivation

54/sociologie sous la direction de

collection

Autour de Michel Wieviorka 9 7 827 35 1 23506

Isbn : 978-2-7351-2350-6 19 ¤


Subjectivation et dĂŠsubjectivation


sous la direction de

Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers et Paola Rebughini

Subjectivation et désubjectivation Penser le sujet dans la globalisation

Préface de Michel Wieviorka

Éditions de la Maison des sciences de l’homme


54 Collection dirigée par Michel Wieviorka La collection « 54 » est un lieu de publication pour des auteurs de monographies dans les différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Elle offre une place aux ouvrages qui se distinguent par leur traitement, leur originalité, leur regard au sein du catalogue des Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Illustration de la couverture Boundlessness / La Transcendance © Tapiézo, 2014 Tapiézo, créateur peintre et sculpteur | www.tapiezo.fr Expérience Tapiézo sans contrainte culturelle | www.demarche-tapiezo.com Atelier galerie, rue Richard Casteau, 84220 Roussillon-en-Provence contact@tapiezo.fr

Suivi éditorial et relecture Héléna Bertrand Relecture d’épreuves Carole Landais © Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017 Isbn : 978-2-7351-2350-6


Sommaire

Préface (Michel Wieviorka). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Introduction générale (Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers et Paola Rebughini). . . . . . . . . . 13

première partie

Violence, souffrance, corporalité Introduction (Paola Rebughini) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 Chapitre 1 . Le sujet et la violence : ambivalences de la subjectivation (Paola Rebughini) . . . . . . . . . . . 33 Chapitre 2 . Du dévergondage et du moyen de le prévenir (Jean-Michel Chaumont). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Chapitre 3 . Mémoires de la guerre d’Algérie (Claude Juin). . . . . . 61 Chapitre 4 . Art et anthropologie. Créativité anthropologique et artistique pour un dépassement de la souffrance (Andrea Grieder) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Chapitre 5 . Autonomie performative et espace des subjectivités en oncologie : une perspective hors les murs de l’hôpital (Sandrine Bretonnière). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Chapitre 6 . Le sujet est-il soluble dans le handicap ? Mobilisations et participation sociale en faveur d’un modèle social du handicap (Sylvain Kerbourc’h). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101


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deuxième partie

Question sociale, État social, changement social Introduction (Geoffrey Pleyers). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Chapitre 7 . La précarité du sujet dans un monde global (Régis Pierret) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Chapitre 8 . Le sans-abri : un acteur faible, une figure instrumentalisée (Pascal Noblet). . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135 Chapitre 9 . Après l’État social aux Pays-Bas : l’entrepreneur social (Sandra Geelhoed). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145 Chapitre 10 . Désubjectivation et resubjectivation en situation frontalière (Olga Odgers Ortiz). . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Chapitre 11 . Le long chemin de l’affirmation identitaire : les Chicanos (Mario Constantino Toto). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

troisième partie

Différence, intégration, ethnicité Introduction (Manuel Boucher). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Chapitre 12 . Nationalisme et racisme en Corse (Marie Peretti-Ndiaye). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Chapitre 13 . Les défis presque intacts de l’action contre les discriminations liées à l’origine en France : une exploration à partir de l’expérience syndicale (Alexandra Poli). . . . . . . . . . . . . 211 Chapitre 14 . Ethnicité et régulation sociale des désordres urbains : entre subjectivation et désubjectivation (Manuel Boucher). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 Chapitre 15 . Processus d’intégration des migrants en Espagne (Antonio Álvarez-Benavides). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 Chapitre 16 . Traverser le miroir. Le devenir de soi des femmes migrantes à l’école des enfants (Lena de Botton) . . . . . . . . . . . . . . . 251


sommaire

Chapitre 17 . Transformer les perceptions de l’islam ? Le cas de l’intellectuel musulman laïque Abdelwahab Meddeb (Nadia Kiwan). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Chapitre 18 . Sens et saillance de l’altérité ethnoculturelle dans quelques systèmes éducatifs en Europe (Claire Schiff). . . . . . 275 Présentation des auteurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293

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Mario Constantino Toto Université interculturelle de Veracruz (Mexique)

Chapitre 11 Le long chemin de l’affirmation identitaire : les Chicanos

Quand la différence culturelle cesse d’être hors des limites de l’État-­ nation et commence à être une question intrinsèque de la constitution de celui-ci ; quand cette même différence ne peut plus être traitée en termes de critères d’assimilation ou d’intégration tout court, les défis qu’elle lance atteignent les différents niveaux et les différentes sphères de la vie sociale. En effet, à l’époque où primait une organisation du monde état-centrique, la question de la différence culturelle était abordée depuis la perspective de l’étranger, de l’Autre, qui était extérieur à la communauté imaginée du « nous » national. En toute logique, ce raisonnement ne laissait pas de place pour penser que la différence pouvait faire partie intégrante de la nation, et il permettait encore moins d’explorer les formes d’articulation de la différence (un nous-autres) avec le modèle culturel prédominant (le nous national). Ainsi, sur les formes constitutives de la différence au sein des États nationaux comme modèles d’orientation de la multiculturalité, peu de travaux ont réussi à refléter le mélange entre le désir d’être un individu et la recherche d’un espace socioculturel d’appartenance ; le désir d’être sujet 1, en somme. En d’autres termes, à partir de cette question d’ordre théorique, on évoquera la problématique suivante : comment est-il possible d’affirmer une différence culturelle sans pour autant renoncer à la participation citoyenne et à l’inclusion dans la société ? La question centrale 1.

J’entends la notion de sujet comme la capacité qu’ont les individus à faire de leur vie et de leur biographie une histoire personnelle, comme un projet d’individuation, de singularité, de réflexivité sur eux-mêmes. Pour une discussion sur le thème du sujet, voir Alain Touraine et Farhad Khosrokhavar, La recherche de soi. Dialogue sur le Sujet, Paris, Fayard, 2000, p. 113-141.


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s­ ervant de point de départ à notre réflexion est de savoir si ces individus porteurs d’une différence culturelle, linguistique et même ethnique peuvent être considérés comme des membres de la société de façon intégrale ; c’est-à-dire sans qu’ils soient pour cette raison considérés comme des citoyens de seconde classe. Du point de vue sociologique, « mettre l­ ’accent sur l’analyse […] des différences culturelles devrait notamment permettre de mieux prendre en considération la manière dont les personnes singulières se réclament, en tant que sujets individuels, d’une identité particulière, voire bien souvent – et ce n’est pas un paradoxe – de plusieurs identités à la fois 2 ». En somme, il s’agit plutôt de problématiser les tensions résultant de l’enchevêtrement de la construction des processus de subjectivation et des contraintes de la société. Pour avancer dans cette réflexion, nous nous appuierons sur l’expérience de la population des États-Unis d’origine mexicaine qui vit dans divers États américains et que par économie langagière l’on nommera Chicanos, tout en sachant qu’il existe un débat sur le mode de dénomination de cette population. Après plusieurs années, les Chicanos ont créé un lien avec la société tendu entre deux pôles : –– celui de la production d’un ensemble imaginaire qui se nourrit d’un régime de signification chicano 3, inscrit dans un certain imaginaire mexicain et qui opère comme un horizon de sens dans les diverses formes à travers lesquelles l’affirmation identitaire de ce groupe ­s’exprime à différents niveaux de la vie publique des États-Unis ; et –– celui qui répond aux combinaisons entre leur appartenance identitaire – ou la forme dans laquelle ils énoncent un horizon d’observation du monde à partir duquel ils peuvent attribuer du sens et agir – et leur désir d’être considérés comme des individus, des sujets personnels. C’est-à-dire les formes dont l’identité traduit le processus de subjectivation, entendu comme « une capacité de se penser avec 2. 3.

Michel Wieviorka, La différence, Paris, Balland, 2001, p. 16. Je fais référence à un régime de signification chicano en tant que dispositif symbolique de savoirs, de mémoire, d’expérience, de valeurs et d’attentes. À mon avis, le mouvement chicano a condensé et articulé de façon cohérente l’ensemble des demandes et des revendications à caractère universel, que l’on continue encore aujourd’hui à brandir comme horizon de sens des luttes des Américains d’origine mexicaine aux États-Unis.


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une certaine réflexivité, de se définir dans un rapport de soi à soi, en même temps que la reconnaissance d’une telle capacité chez autrui 4 ». C’est à l’intérieur de cette tension originelle que s’est développé, aussi bien dans le cadre du domaine public que dans celui des pratiques quotidiennes, le processus de construction des Américains d’origine mexicaine comme une altérité affirmée en quête de reconnaissance. Un long chemin dont on pourrait trouver le commencement dans ce que l’on appellera la conversion du stigmate réservé aux Chicanos par la société des États-Unis, chemin qui passe par « la dispute des noms » et dont le point d’arrivée est le fait de produire et d’assumer une différence vécue par ses porteurs comme étant socioculturellement remarquable. Ce chapitre est divisé en trois parties : dans la première, nous présentons le processus de configuration de la notion de « chicano » comme un processus de conversion d’un stigmate. La seconde aborde la façon dont ces stigmates sont renversés pour ouvrir la voie à la résurgence de l’orgueil que les Chicanos ressentent pour leurs racines métisses « indo-mexicaines 5 » et la consécutive revendication de leurs droits. La troisième traite du thème de la différenciation au sein de la communauté « chicana », qui ouvre la voie à la configuration d’un ­nouveau métissage et d’un nouveau désir de communauté.

De la honte de soi à la conversion des stigmates On peut établir, comme acte constitutif de l’existence de ce groupe socioculturel en tant que minorité aux États-Unis, la signature du traité de Guadalupe Hidalgo en 1848, par lequel le Mexique – après la défaite de l’armée mexicaine conduite par le général Antonio López de Santa Ana – « reconnaissait » l’indépendance du Texas et « acceptait » le Rio Bravo comme nouvelle frontière politique, perdant par ­conséquent plus 4. 5.

Michel Wieviorka, La différence, op. cit., p. 143. Je préfère l’usage du terme métissage indo-mexicain pour signaler l’existence d’une double condition : d’une part, la revendication d’un passé indigène qui se conjugue avec un premier métissage entre Indigènes et Espagnols qui donne lieu à ce qui est mexicain. D’autre part, un deuxième moment de métissage qui a à voir avec la rencontre du premier métissage (ce qui est mexicain) avec la société et la culture américaines. Cette double condition donnera lieu à la construction de la culture « chicana ».

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d’un million de kilomètres carrés de terre. Avec la perte du territoire, les habitants mexicains de ces latitudes devenaient aussi des citoyens américains auxquels le traité garantissait le respect de leurs propriétés, de leurs coutumes et de leur religion. Cependant, l’histoire de la colonisation du Sud-Ouest américain par les Anglo-Saxons allait rapidement invalider ces garanties pour développer une saga de dépouillements, d’abus et de haine raciale qui allait précéder de beaucoup les vagues migratoires en provenance de pays comme l’Italie et l’Irlande. En effet, le dépouillement du territoire mexicain par l’expansionnisme anglosaxon s’est accompagné d’une campagne non moins violente de discrimination et d’oppression d’un peuple converti en minorité nationale. Comme le signalent avec justesse Joan Moore et Carey McWilliam 6, ce que l’on appelle le « problème mexicain » a commencé à prendre de l’importance dès la signature du traité et il s’est ensuite accentué alors que grandissait l’abîme de non-reconnaissance des différences culturelles entre les Mexicains et les Anglo-Américains. En ce sens, on peut dire que l’identité des Mexico-Américains aux États-Unis est blessée dès le début ; les Anglo-Saxons, à travers leurs théories racialisantes, ont établi, comme critère taxinomique, que les différences culturelles propres aux Mexicains (attitudes, comportements et tempérament) avaient de solides bases génétiques. Par conséquent, il n’était pas question de fraterniser avec les Mexicains mais de les anéantir, de les soumettre et de les conformer aux exigences de la société anglo-américaine. Ce stigmate allait être continuellement nourri dans l’imaginaire populaire anglo-saxon par les continuelles vagues migratoires de Mexicains durant les premières décennies du xxe siècle. En effet, suite à la révolution mexicaine et parallèlement à la Première Guerre mondiale, le phénomène de fuite devant la violence s’est accompagné d’une hausse des demandes de main-d’œuvre dans l’agriculture et le textile aux États-Unis. De ce fait, la migration fut non seulement incontrôlée mais aussi encouragée par ceux qui redoutaient le problème mexicain. Indépendamment de cette promotion de la migration, le processus de stigmatisation raciale n’a fait que se renforcer, en attribuant aux ­immigrants – même aux Mexico-Américains qui devaient être assi6.

Joan Moore, Los mexicanos de los Estados Unidos y el movimiento chicano, Mexico, Fondo de cultura económica, 1972 ; Carey McWilliams, North from Mexico: The Spanish-Speaking People of the United States, Philadelphie, Lippincott, 1949.


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milés à cette condition – des traits de délinquance, des habitudes de logement et d’hygiène misérables, de l’analphabétisme et des tendances à chercher un travail facile. C’est donc dans un contexte de discrimination, d’oppression et d’insé­curité juridique continuelles que se configurent les axes constitutifs de l’identité chicana. En effet, si l’on considère la période de la première moitié du xxe siècle, l’histoire des Mexico-Américains dans le sud-ouest des États-Unis se caractérise par des processus d’exclusion socio-économique, de discrimination raciale et de dévalorisation culturelle 7. Ces trois éléments seront une constante dans la configuration des relations entre les immigrants mexicains, les Américains d’origine mexicaine et la société anglo-européenne. On peut alors dire que l’identité, dans cette première étape, se construit de manière négative, qu’elle est plus le résultat de l’acceptation de stéréotypes qu’une affirmation positive de soi. Ainsi, on assiste à la configuration de la dynamique sociale du mépris 8 qui sera une constante au moins jusqu’aux années 1960. Caractérisés par un ensemble d’images d’eux-mêmes dévalorisantes, pendant la première moitié du xxe siècle, la plupart des Américains d’origine mexicaine ne pourront pas construire de formes positives d’insertion dans la société des États-Unis. Bien au contraire, ils resteront en marge de la vie sociale en assumant presque l’absence d’espaces de participation à la vie publique, même quand certaines tentatives d’organisation syndicale et politique auront lieu. Il convient de préciser que la dynamique du mépris à laquelle nous avons fait référence se produira aussi du côté du pays imaginé, c’est-àdire du côté mexicain. En effet, que ce soit en termes institutionnels, intellectuels ou populaires, les Chicanos seront aussi l’objet de rejet, pour des raisons économiques (les émigrants pauvres), linguistiques (un espagnol américanisé), culturelles (ils n’étaient pas considérés comme Mexicains) et nationales (traîtres). En tout cas, les Américains d’origine mexicaine – qu’ils soient appelés « Pochos » ou « Chicanos » – seront situés dans un entre-deux, entre la logique de n’appartenir à aucun espace et celle de revendiquer (ou de se voir revendiquer) l’un des deux. 7. 8.

Rodolpho Acuña, Occupied America: A History of Chicanos, 2e éd., New York, Harper & Row, 1980. Emmanuel Renault, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Bègles, Éd. du Passant, 2000.

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En ce sens, les Chicanos font l’objet d’un double mépris, aussi bien de la part du pays où ils sont supposés être citoyens que de celui qu’ils s’assignent dans leur imaginaire. Cette double exclusion sera probablement le fondement de leurs tentatives de se forger leur propre identité, une sorte de nouveau métissage qui nourrira la lutte que cette minorité entreprendra dans les années 1960 et 1970.

L’inversion du stigmate et la production d’un récit nationaliste orgueilleux Les conditions de vie précédemment décrites et un contexte historique favorable à la revendication des droits civils aux États-Unis, notamment du fait de la lutte des Afro-Américains, faciliteront la formation de ce qui sera ensuite connu comme le mouvement chicano. Mais que signifie être Chicano à cette époque-là ? Comme le signalent Tino Villanueva, Olga Odgers Ortiz et d’autres, le terme « chicano » fait référence aux travailleurs d’origine mexicaine qui occupaient les dernières marches de l’échelle du travail aux États-Unis, avec toute une stéréotypie recouvrant sa signification – pauvres, sales, « bons pour le travail dur et peu aptes aux travaux spécialisés », peu instruits, violents, noceurs, entre autres 9. Cette connotation stigmatisante et péjorative traduira pendant des décennies le sentiment ambivalent d’extranéité et d’étrangeté que vivaient les Mexico-Américains aux États-Unis. Nouveaux émigrés ou émigrés de longue date, ils étaient toujours exclus des circuits d’intégration de la société américaine et devaient même se maintenir hors des stratégies d’assimilation de la société. Postérieurement, cette même condition allait devenir un dispositif d’identification et de résistance culturelle dans les années 1960 et 1970, sous le commandement du mouvement chicano et des luttes pour les droits civils des Afro-Américains et d’autres minorités ethniques. Utiliser dans cette problématique le terme de « chicano » pour faire référence à la population américaine d’origine mexicaine a alors un sens particulier : il s’agit, comme nous le verrons plus tard, de la condensation sémantique d’un processus d’affirmation identitaire et d ­ ’inversion 9.

Tino Villanueva (éd.), Chicanos: Antología histórica y literaria, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1980 ; Olga Odgers Ortiz, Identités culturelles frontalières. Les Hispaniques de la région Tijuana/San Diego, thèse doctorale, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1998.


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d’un stigmate qui, par l’action de ses acteurs, de leur processus de subjectivation, va rendre possible la recherche de visibilité publique depuis la différence à partir de laquelle seront revendiqués des droits. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres identifications possibles : Latinos, Hispanos, Mexico-Américains ou Mexicains. Ce sont toutes des taxinomies formelles qui, étant construites de l’extérieur, soit par l’office du Recensement 10, soit par les médias, indiquent un estompement des frontières avec de fortes connotations idéologiques. Cependant, cela n’empêche pas que les acteurs fassent un usage circonstanciel des identités, selon le contexte et les interlocuteurs. Dans la construction de l’identité chicana l’on observe une constante : l’oscillation entre la dénonciation et la récupération de la mémoire, deux éléments clés dans la constitution de la particularité d’un groupe social donné. Dans la perspective indiquée, la mémoire historique chicana a été marquée par cette tension constitutive, par ce cadre ambivalent d’auto-positionnement et d’hétéro-perception qui traduit, par ailleurs, cette sensation d’appartenance et de rejet, d’acceptation et de distanciation, d’étrangeté et d’extranéité. Vue en perspective, la construction du mouvement chicano nous évoque surtout un processus de revendication positive d’une identité jusqu’alors méprisée et stigmatisée, qui se reflétera dans les productions écrites et dans la bibliographie produite dans les années 1950 et 1960. On peut distinguer deux tendances clés dans ces interprétations : la première insiste sur le caractère de peuple colonisé qui a été privé de toute possibilité de participation à la société américaine ; la seconde met surtout l’accent sur les conditions d’exclusion économique, sociale et culturelle d’une minorité ethnico-nationale dans le cadre d’un violent processus de développement capitaliste dans la région. Ces deux lectures jouent sur tout un imaginaire de la construction de l’identité chicana et expliquent les actions menées à bien par cet acteur pour se positionner dans la société émergente du sud-ouest des États-Unis. Ainsi, les études sur la population d’origine mexicaine aux États-Unis se sont caractérisées par l’emphase particulière nécessaire pour revendiquer des éléments constitutifs de son identité socioculturelle : territorialité, histoire, mémoire et différence. Il est clair que ce ­mouvement 10. Voir Clara E. Rodríguez, Changing Race: Latinos, The Census, and The History Of Ethnicity in the United States, New York, New York University Press, 2000.

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est accompagné d’un effort orienté aussi pour démonter les archétypes biologisants ou culturalistes qui, sous l’empreinte de l’Autre américain, ont attribué à la race ou à la mexicanité la responsabilité du manque de présence et de participation des Chicanos dans toutes les sphères de la vie sociale américaine. En résumé, nous pouvons affirmer que la construction de l’identité chicana est le produit de la combinaison de trois pôles entre lesquels les individus circulent en essayant de donner du sens à leur expérience de l’altérité dans la société. De tels pôles ou axes sont constitutifs de ce que l’on appellera la perception du manque et qui fait référence au fait que, au cours de la construction de la biographie personnelle et de celle du groupe, des actions et des attitudes tendant à combler le manque social et culturel perçu se consolident. Les trois pôles que nous avons soulignés sont : 1. le pôle de l’absence de sentiment d’appartenance de la part des individus dans le cadre de la société réceptrice ; 2. le pôle de l’ambivalence entre la croyance dans le fait de l’appartenance et le fait de l’exclusion par la perception de l’existence d’une distance culturelle pensée comme insurmontable et, dans certains cas, comme stigmate ; 3. le pôle de rejet social qui s’exprime à différents niveaux et à différents degrés dans la société nord-américaine et qui conduit les individus et le groupe concerné à la quête de nouvelles pratiques et de nouvelles stratégies d’inclusion avec lesquelles ils font face à cette circonstance.

Du récit nationaliste à la revendication de la différence Dans la typologie que nous avons construite à partir d’un ensemble d’entretiens réalisés durant cinq années dans la ville de Los Angeles, nous avons détecté au moins trois formes d’auto-dénomination qui sont régulièrement employées par les Américain-e-s d’origine mexicaine : Mexicain-e-s, Mexico-Américain-e-s et Chicanos-Chicanas ; de plus, mais dans une bien moindre mesure, les termes d’Hispano-Hispana et de Latino-Latina étaient aussi utilisés. Même en imaginant que chaque forme d’énonciation correspond à une gradation dans l’affirmation identitaire, une échelle qui va d’un


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faible niveau de production culturelle à des formes d’identité de plus en plus complètes et réflexives, il est vrai que chaque forme d’affirmation identitaire contient en elle les tensions et les principes généraux d’articulation de l’expérience de la différence et du désir de participer à la société comme un individu de plein droit. En ce sens, les formes d’énonciation traduisent la forme par laquelle une certaine appartenance est perçue dans le temps et dans l’espace. On peut caractériser les personnes interviewées qui ont opté pour s’énoncer comme Mexicain-e-s : –– par une expérience marquée par le fait d’être né-e au Mexique et d’avoir migré à un jeune âge aux États-Unis ; –– par le fait qu’ils sont né-e-s aux États-Unis et qu’ils ont vécu à un certain moment au Mexique durant les années de construction des référents de base de leur bagage culturel ; –– ou bien par le fait que, alors qu’ils sont Américain-e-s de naissance, la socialisation s’est toujours réalisée à l’abri d’une logique communautaire mexicaine refermée sur elle-même, comme mécanisme de survie. Dans les trois cas, le lien avec le passé tend invariablement à souligner des aspects positifs de l’héritage culturel mexicain tels que la solidarité, le respect, le sens du devoir et du travail. Cependant, l’expérience de s’assumer Mexicain-e dans le cadre de la société américaine n’a pas toujours conduit à valoriser la possession ou à revendiquer sa différence culturelle, surtout quand cet héritage est perçu de façon négative, comme une tare ou un désavantage, de la part de la société réceptrice. En effet, pour beaucoup de personnes interviewées, être Mexicain était une sorte d’auto-évidence passive, un destin en quelque sorte, une énonciation du Je suis où l’expérience passait par une gamme d’attitudes allant de la résignation à l’orgueil entendu comme une réaction à un milieu hostile et excluant. De cette façon, de multiples possibilités d’orientation de l’action résultent de la combinaison du lien avec le passé et de l’expérience vitale. Pour celles et ceux qui se revendiquent de façon inéquivoque comme Mexico-Américain-e-s, la relation avec le passé est double : il s’agit aussi bien d’un lien imaginaire avec un pays imaginé que d’une relation ­problématique de tension et de subordination avec la culture dominante, du fait qu’ils ne sont pas pleinement assimilés. Dans la plupart

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des cas, une affirmation de ce type repose non seulement sur la base du statut générationnel qu’ils s’assignent (premiers immigrants ou générations postérieures), mais aussi, et peut-être de façon plus significative, sur l’expérience de vivre dans l’espace de l’entre-deux, ce qui implique plus un horizon de possibilités de production culturelle qu’un horizon d’ambiguïté identitaire, comme le soulignent de nombreux travaux, en particulier ceux des Anglo-Américains 11. Du point de vue de ceux qui se sont assigné cette forme d’énonciation, le fait d’avoir une double attache culturelle – c’est-à-dire un lien d’expérience vitale qui se nourrit de deux formes culturelles qui se rétro-nourrissent et se superposent, sans que l’une ou l’autre ne parviennent à constituer un pôle dominant, une dyade d’imaginaires culturels qui se combinent et produisent de nouvelles orientations symboliques pour l’action – les rend particulièrement sensibles à la production et à la défense de leur différence culturelle, même quand nous avons détecté, comme pour le cas des Mexicains, une multiplicité de modalités d’acceptation et de façons de vivre une telle différence. Dans de nombreux cas, chez les Mexico-Américains, ce qui prévaut, c’est une affirmation identitaire qui se définit par une prise de distance par rapport au communautarisme refermé sur lui-même, qui a caractérisé plusieurs vagues migratoires provenant du Mexique et qui, à plusieurs occasions, a opéré comme un mécanisme de survie face à un milieu hostile. En tout cas, cet éloignement d’une certaine forme de communauté traduit le désir d’être sujets ; c’est-à-dire de faire de leur différence une valeur dans l’espace public sans que cela suppose de renoncer à leur qualité d’individus de plein droit ou de la démériter. Pour les personnes interviewées qui se sont revendiquées comme Chicanos-Chicanas, il apparaît qu’elles assument un horizon d’observation du monde dont la construction, en plus d’être identitaire (une subjectivation structurante), a un autre composant qui est d’ordre politique. Ce qui établit un lien avec le passé repose sur trois formes de mémoire : –– une mémoire socioculturelle structurée à partir de la récupération de la dimension négative de l’immigration – stigmatisation, racisme, manque de reconnaissance aussi bien dans le domaine matériel que dans le symbolique ; 11.

Voir notamment Peter Skerry, Mexicans Americans: The Ambivalent Minority, New York, The Free Press, 1993.


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–– une mémoire de « groupe primordial » où se combinent aussi bien des éléments d’ordre historique (avoir occupé le territoire avant la guerre de 1847, par exemple) que des éléments fictifs qui en fait réinventent le passé pour le rendre plus accessible au présent (l’idée la plus achevée est celle d’Aztlan) ; et –– une mémoire d’ordre politique qui achemine vers l’espace public et politique les deux mémoires antérieures et qui, en même temps, produit une méta-narration où s’opère l’inversion du stigmate 12 qui pesait sur le groupe d’Américains d’origine mexicaine. Parmi ceux qui se sont définis comme Chicanos-Chicanas, on trouve aussi des personnes qui ont une relation ambiguë avec ce type d’affirmation identitaire, surtout avec les contenus idéologiques (notamment le nationalisme territorial) que la notion de chicano peut impliquer, et qui rejettent de cette façon un communautarisme refermé sur luimême. Ils ont, cependant, une vision idéalisée de la communauté comme quelque chose d’homogène. Cela n’empêche pas, cependant, que l’on puisse considérer ce groupe comme un des plus actifs sur la scène publique, sans que ne déméritent pour autant les deux autres déjà mentionnés. Comme on peut l’observer, la relation avec la communauté est complexe. D’une part, on rejette le communautarisme refermé sur luimême ; de l’autre, on a recours à l’image idéalisée de la communauté comme dispositif symbolique – ce à quoi nous appartenons, ce qui nous unit, ce qui nous différencie. En ce qui concerne les catégories d’identification dites externes, c’est-à-dire produites comme méta-narrations tendant à réduire la complexité des multiples conglomérats d’individus qui forment la communauté latina aux États-Unis, commençons par le terme qui, de l’exté­ rieur, a été communément utilisé pour faire référence à la p ­ opulation 12.

L’inversion d’un stigmate fait partie d’un travail des acteurs sur eux-mêmes à travers lequel ils revalorisent ce qui, de leur culture ou de leur biographie, a été socialement disqualifié. En ce sens, c’est aussi un travail de valorisation sociale qui, du fait de son caractère, peut seulement se développer dans l’espace public. Les stigmates vont de la considération selon laquelle l’espagnol est linguistiquement inférieur à l’anglais à l’attribution des caractéristiques de violence et de paresse chez les gens d’origine mexicaine. Voir Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997 ; Michel Wieviorka, La différence, op. cit., p. 126-132.

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a­ méricaine d’origine mexicaine : Hispanos. Un référent pour les recensements qui, par commodité dans certains cas et par intérêt stratégique dans d’autres, a permis d’englober la diversité des communautés et des individus provenant de pays de langue hispanique dans une seule catégorie 13. S’agissant du terme latino, bien que sa production réponde, comme tient à le rappeler Arlene Dávila 14 et dans un autre registre Mike Davis 15, à une forme de catégorisation qui a des racines socioculturelles plus diffuses que la dénomination hispano, cela n’empêche pas qu’elle soit aussi vue comme une extériorité par laquelle il s’agit de diluer les particularités, réelles et imaginaires, de l’hétérogène communauté de 54 millions d’habitants recensés en 2013 16. Ce qui est latino est associé aussi bien à une production socioculturelle différenciée et visible qu’à un certain ensemble d’éléments dont le caractère typique rend accessible et aseptique ce qui, à un autre moment, aurait pu être associé à une migration incontrôlée de l’Amérique latine vers les États-Unis, avec toute la charge de peur que cela peut produire chez une population qui associe le Latino au désordre, au chaos, à la fête, à l’irresponsabilité et au crime 17. Par ailleurs, dans un registre plus proche des attentes de prise de pouvoir de la communauté latina, la notion de latino rattache, en tant que méta-identité, la possibilité de doter d’un ensemble de référents généraux une population fortement différenciée, soit par les origines nationales des premiers immigrants, soit par les caractéristiques du processus migratoire lui-même, ou encore par les origines sociales de la population. En résumé, le terme latino, même quand il évolue dans le registre de la réduction de complexité comme la notion d’hispano, est plus orienté à produire des contenus culturels et historiques communs en vue de générer un pôle d’action actif dans l’espace public américain. 13. Clara E. Rodríguez, Changing Race…, op. cit. 14. Arlene Dávila, Latinos, Inc.: The Marketing and Making of a People, Berkeley (CA), University of California Press, 2001. 15. Mike Davis, Magical Urbanism: Latinos Reinvent the U.S. City, Londres/New York, Verso, 2000. 16. D’après PEW Research Center. 17. Dans un sondage conçu pour établir les rangs de « visibilité » des différentes catégories d’énonciation, il convient de souligner qu’au moment de caractériser ce qui est latino, ce sont les références que d’autres groupes socioculturels ont constamment réalisées qui ont été signalées. Le sondage a été mené parmi des citoyens blancs, des Afro-Américains, des gens d’origine coréenne, chinoise ou iranienne.


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Dans la logique de ce que nous avons appelé dans cette problématique la dispute pour les noms, quelques questions émergent, qui ne peuvent pas être éludées quand il s’agit d’analyser la production d’une différence, à savoir : 1. si cette différence revendiquée entre en conflit avec la possibilité de pouvoir se considérer et d’être considéré comme un individu avec des droits et des devoirs à caractère universel ; et 2. si la différence elle-même ne contient pas dans sa signification une structure de repli communautaire qui étouffe l’initiative individuelle. Chez les Chicanos, l’énonciation du Je suis est imprégnée de l’expérience de la présence dans une société qui est vécue de différentes façons, et que nous pourrions condenser comme un chemin qui va de la négation et de la stigmatisation de la culture dont ils sont porteurs – par la société dominante –, à l’acceptation réflexive de la différence, qui est socialement vécue comme enrichissante et qui se combine parfaitement avec la participation (ou le désir de faciliter la participation) complète à la vie publique et sociale de la société américaine.

De l’invisibilité à la visibilité Comme on peut l’observer, l’identité chicana est le résultat d’un long processus de construction dans un contexte où les définitions de soimême ont dû lutter à contre-courant. Ces définitions ont dû construire un sentiment d’appartenance, là où le vide était rempli par des stigmates négatifs de ce qu’impliquait appartenir à deux cultures et ne pas être assimilé à la culture dominante : d’après le lexique lui-même, employé pour définir les Américains d’origine mexicaine, parler d’eux comme Chicanos était faire référence à leur condition subordonnée, de travailleurs pauvres, sans racines, sans possibilités et, à la limite, sans futur. Cette caractérisation ne fut pas seulement le produit des conditions particulières des premiers émigrants – travailleurs ruraux ou paysans, en bonne partie analphabètes ou analphabètes fonctionnels complètement exclus de l’anglais –, mais aussi du rejet des Mexicains de l’autre côté, ceux qui les appelaient Pochos 18 à la deuxième ou ­troisième 18. Le Pocho était la forme par laquelle les Mexicains faisaient référence aux gens qui avaient émigré aux États-Unis ; cela traduit, autant que le terme de « chicano », l’image

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g­ énération d’Américains d’origine mexicaine, en manifestant ainsi qu’il existait une différence radicale entre le fait d’être Mexicain de souche et Mexicain par l’héritage ; comme si le fait de ne pas être né au Mexique mais d’être né et/ou d’avoir grandi aux États-Unis était un argument suffisant pour que ceux nés au Mexique puissent ôter de la valeur à l’assignation identitaire des Chicanos. Par ailleurs, dans le contexte de nos deuxième et troisième périodes, les formes d’affirmation identitaire que nous avons regroupées sous le signe de l’expérience et de l’acceptation positive de l’héritage culturel et de la mémoire correspondraient au désir de s’inscrire et de participer à la vie publique en tant qu’individus, sans que cela suppose de renoncer au bagage culturel qu’ils portent ; égaux et différents (Alain Touraine dixit) en même temps. C’est-à-dire qu’en même temps que l’expérience vitale des personnes interviewées traduit la production de la différence, elle implique également un ensemble de disputes pour les noms, qui n’est rien d’autre qu’une lutte contre l’expropriation de la capacité des acteurs à travailler sur eux-mêmes. Les trois grandes formes d’affirmation identitaire liées à l’expérience, Mexicains, Mexico-Américains et Chicanos, ainsi que les formes d’appropriation des dénominations de l’extérieur (Hispano et Latino) se voient traversées par ce que nous appelons le désir de communauté. Cela signifie qu’au-delà des formes d’énonciation du Je suis, il existe un régime de signification partagé qui se réfère à la possibilité d’un lieu partagé indépendamment des modalités que celui-ci acquiert à travers l’expérience. Nous avons vu que la notion et l’image même de communauté correspondent mieux à un ensemble homogène de valeurs et de formes de positionnement de soi dans le monde ; cependant, dans le cas des Chicanos, et c’est peut-être là que réside leur richesse, la notion de communauté renvoie à un ensemble de valeurs partagées qui permettent de se situer dans le monde, sans qu’elles soient pour autant structurelles de quelqu’un qui n’a pas de racines, qui se trouve dans un espace intermédiaire, qui n’a pas fini de se défaire de ce qu’il était et qui n’assume pas pleinement ce qu’il est. Ce terme, péjoratif et méprisant au Mexique pour faire allusion aux Chicanos reflète aussi un profond sentiment xénophobe, de peur et de rejet envers l’étranger qu’est devenu le Chicano. Le fait que les Chicanos soient également méprisés au Mexique et qu’ils vivent souvent un double lien est important : ils sont méprisés aux ÉtatsUnis et au Mexique, et eux-mêmes valorisent et méprisent à la fois le Mexique et les Mexicains.


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et déterminantes. Dans cette perspective, le désir de communauté est, dans les faits, la possibilité de partager un régime de signification qui soit une boussole et un horizon, un tracé de la route plus qu’une route en soi. Le désir de communauté se concentre alors dans un espace imaginaire qui est une fracture insurmontable, une blessure qui aura toujours un milieu d’énonciation mais qui n’atteindra jamais une dimension de complétude si ce n’est par la mise en public de ce que l’on croit être et de la forme dont ce « croire être » est perçu et pensé dès l’extérieur ; c’està-dire l’enjeu des miroirs de l’affirmation identitaire, de l’auto­référence par rapport à l’hétéro-nomination. Ce conflictuel désir de communauté suppose également un ensemble de lignes d’action partageables qui, sous les schémas de généralisation tels que Hispanos et Latinos, seraient impossibles à construire, surtout parce que, au niveau des dénominations du Je suis, on trouve des codes de référence communs, étant donné les relations avec la mémoire et les expériences vitales de ressemblance– d’ordre matériel, de classe d’origine, de socialisation secondaire. Dans ce contexte, le désir de communauté apparaît comme le mortier qui rend possible la construction des Chicanos comme groupe socioculturellement différencié par rapport à la culture hégémonique dans la société américaine, un désir de communauté ouverte sur l’altérité, moderne, respectueuse de son héritage culturel et en même temps orientée vers la possibilité de subjectivation de ses membres. Ainsi, les Chicanos n’ont jamais renoncé à chercher leur « place » dans la société américaine, en tant que citoyens de plein droit et non comme citoyens de seconde classe. La recherche de la réponse à la question « qui sommes-nous ? » a généré de nouvelles distinctions par rapport à ce qui les rapprochait et les distanciait des Mexicains et ce qui les rapprochait et les distanciait des Américains ; à cette croisée des chemins, ils ont construit un nouveau langage et un ensemble de formes d’être dans le monde qui se distanciaient autant de ce qui est mexicain que de ce qui est américain. Ils ont créé, en résumé, une culture de l’entredeux, un nouveau métissage où ni le ségrégationnisme communautaire ni la dissolution individualiste ne priment dans le modèle de citoyen, mais au contraire se combinent de façon originale pour donner lieu à la revendication de leur différence culturelle en cherchant à participer à la vie moderne de façon intégrale. À notre avis, ils ont généré une

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réponse pertinente et intéressante au modèle institutionnel du multiculturalisme des minorités, si répandu dans la société américaine. N’être ni complètement Mexicain ni complètement Américain, mais être une combinaison des deux qui donne lieu à une nouvelle culture, à un régime de signification qui résiste aussi bien à la logique traditionnelle de la communauté refermée sur elle-même qu’à l’image hypermoderne de l’individu consommateur sans référents sociétaux : c’est là selon nous que résident la leçon et la richesse de l’identité chicana.

Références bibliographiques Acuña Rodolpho, Occupied America: A History of Chicanos, 2e éd., New York, Harper & Row, 1980. Chaumont Jean-Michel, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997. Dávila Arlene, Latinos, Inc.: The Marketing and Making of a People, ­Berkeley (CA), University of California Press, 2001. Davis Mike, Magical Urbanism: Latinos Reinvent the U.S. City, Londres/ New York, Verso, 2000. McWilliams Carey, North from Mexico: The Spanish-Speaking People of the United States, Philadelphie, Lippincott, 1949. Moore Joan, Los mexicanos de los Estados Unidos y el movimiento chicano, Mexico, Fondo de cultura económica, 1972. Odgers Ortiz Olga, Identités culturelles frontalières. Les Hispaniques de la région Tijuana/San Diego, thèse doctorale, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1998. Renault Emmanuel, Mépris social. Éthique et politique de la reconnaissance, Bègles, Éd. du Passant, 2000. RodrÍguez Clara E., Changing Race: Latinos, The Census, and The History Of Ethnicity in the United States, New York, New York University Press, 2000. Skerry Peter, Mexicans Americans: The Ambivalent Minority, New York, The Free Press, 1993. Touraine Alain et Khosrokhavar Farhad, La recherche de soi. Dialogue sur le Sujet, Paris, Fayard, 2000. Villanueva Tino (éd.), Chicanos: Antología histórica y literaria, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1980. Wieviorka Michel, La différence, Paris, Balland, 2001.


À partir des concepts de subjectivation et de désubjectivation mobilisés par Michel Wieviorka et les sociologues de l’action, ce livre développe une réflexion sur les processus de subjectivation dans le contexte histo­ rique de la globalisation, du pluralisme culturel et identitaire, d’inégalités ­croissantes et de vulnérabilité. Cet ouvrage traite de ces enjeux contemporains en se basant sur l’analyse d’expériences et de débats aussi bien français qu’internationaux. Il sera ici question de violence, de l’État social, de multiculturalisme, des droits, d’émancipation ou encore de démocratie, en partant des dynamiques à travers lesquelles se construisent les acteurs. S’appuyant sur des études empi­riques portant sur des objets d’une grande dive­rsité, les auteurs ana­ lysent la capacité des individus à garder un rapport à soi et à rester acteurs malgré les tumultes sociaux, économiques, ­politiques et culturels parfois violents de la société globale.

Manuel Boucher est directeur scientifique au Laboratoire d’étude et de recherche sociales de l’Institut régional du travail social et du développement social de Normandie. Docteur en sociologie à l’École des hautes études en sciences socia­ les et titulaire d’une habilitation à diriger des recherches soutenue à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV), il est également membre associé du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS, EHESS-CNRS). Geoffrey Pleyers est sociologue, chercheur au Fonds national de la recherche scientifique en Belgique au Centre de recherches interdisciplinaires ­Démocratie, Institution, Subjectivité et professeur à l’université catholique de Louvain, où il enseigne la sociologie des mouvements sociaux et de la globalisation. Il est ­également chercheur associé au CADIS. Paola Rebughini est professeur de sociologie, membre du département des sciences sociales et politiques de l’université de Milan où elle enseigne la socio­ logie, la théorie sociale et la communication interculturelle. Docteur en socio­ logie à l’École des hautes études en sciences sociales, elle est membre associé du CADIS.

Manuel Boucher, Geoffrey Pleyers & Paola Rebughini

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