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Bruits de Couloirs

Mais c’est accompagné d’une poignée de costauds descendus de la Giettaz que Jean-Louis démonta, stocka, numérota et consigna la moindre pièce vouée à parfaire mon ossature. Le but demeurait flou, mais l’obstination bien nette : démanteler une cinquantaine de propriétés. Je le clame sans rougir, un tantinet espiègle, mon raffinement s’est érigé sur des trocs de troquet. Des mètres cubes de planches pour des palettes de parpaings, une quantité de taule abandonnée pour une tape dans la main, et toujours un verre de gnôle pour réchauffer les corps et sceller les accords. Ma construction fut épique et menée par une équipe de furieux prête à augmenter mon échelle lorsque je n’étais qu’une maquette en carton. Tandis qu’émergeait ici la toiture de l’une de mes maisons, on coulait là les fondations d’une autre. Et bientôt, la famille Sibuet au complet put poser en ma compagnie pour un premier cliché à la connotation fermière, où je me dressai fièrement en un chalet épousé par une pelouse flamboyante. Je peux maintenant vous le confier : hors champ, bétonnières et pelleteuses s’activaient encore sur le chantier pour qu’éclose enfin mon hospitalité.

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Alors que l’époque voulait que l’hôtellerie se borne à des nuitées sommaires, je fus pensé pour que mes invités savourent chez moi des journées entières. Le nez creux de Jean-Louis et la tête bien remplie de Jocelyne me permirent de grandir à bon train, explorant par ma tour emblématique et mes corridors souterrains de nouveaux confins. Fallait-il encore emplir mon écrin de ce cachet qui concilie les avis, fallait-il encore y insuffler le tumulte de ce qu’on appelle la vraie vie ! Durant plus d’une décennie, celle de Nicolas et Marie consistait à traverser mon hameau de part en part, au gré d’intérieurs embellis par ces trésors d’un autre âge que leurs parents rapportaient de lointains chinages. Ma maîtresse de maison, quant à elle, façonna mes chambres une à une, de sorte qu’elles ne ressemblent à aucune. En exprimant ses instincts d’apprentie styliste, Jocelyne habilla mes murs de ses peintures naïves à la Douanier Rousseau, et vêtit mes luminaires d’abatjours tissés de laine et de subtilité. Des parures qui affinèrent mon élégance par laquelle coffres, armoires, et étagères d’une autre ère se sont harmonisés. Une manière de jouer avec les tons et les étoffes, de tamiser ma rusticité sans jamais l’étouffer. Voilà comment le panache de mon art de vivre s’imprima dans les rétines et sur papier glacé, de l’Europe à l’Amérique.

Fait du même bois

J’ai une solide réputation d’hédoniste, et mon grand restaurant, comme ses déclinaisons, ne cessent de cuisiner le quartet couronné de mon terroir : des crozets et du fromage, je suis l’apologiste ! Des champignons et de la polenta, je suis le spécialiste ! Je ne saurais me formaliser quand il s’agit de s’adonner aux joyeusetés gastronomiques. Place sera toujours faite pour un couvert supplémentaire, l’occasion sera toujours de mise pour une sortie décontractée ou pour se parer de sa plus belle robe de soirée. Outre le savoir de la bombance, je me suis initié à celui de la jouvence. Si mon spa devint aussi renommé que mes repas, c’est que je fus l’un des pionniers en la matière. Au chambardement des garnements, aux sessions éreintantes de ski et autres randonnées en dénivelé, on répondit en m’édifiant un temple du silence, du bien-être et de l’anti-stress, où se devine le parfum de l’edelweiss. La volupté du bouleau s’est liguée au granit magnétique dans mon alcôve dédiée à la Pure cosmétique. Mon énergie est semblable à celle de ces équipes qui, depuis des décennies, ne se ménagent pas pour m’entretenir. Ensemble, on plaisante et on aime se dire que certains font presque partie des meubles ! Et je me sens d’ores et déjà redevable de ces talents à venir qui me permettront de prendre en âge, sans jamais vieillir. Les Sibuet savent aussi m’apporter un soin tout particulier. À mes débuts, ils s’installèrent même aux étages de mon principal bâtiment, avant de prendre de la distance dans l’un de mes chalets attenants. Mais ils pourront attester que quitter le nid n’est pas synonyme de répit. Mes alarmes avaient l’habitude d’extirper du lit toute la maisonnée alors vouée au rôle de vigie, et auquel ne rechignaient pas Nicolas et Marie. Je me souviens d’ailleurs que ces deuxlà aidaient aux préparatifs des échéances qui cadencent mes années comme une ritournelle. À Noël, chacun s’échinait à muer les oranges en pommes d’ambre par quelques clous de girofle savamment plantés, et qui suffisaient à me charger des effluves de la fête. Je confesse avoir subtilisé à cette famille bien des réunions, et cela pour permettre à d’autres de connaître des moments d’exception. Afin de me faire pardonner cette enfance passée entre deux portes, la fratrie faisait de mes buffets du matin et du goûter le prolongement de leur cellier. Il en allait ainsi, lorsque j’étais à la fois office et foyer. De cette jeunesse mouvementée, je puise le bouillonnement qui continue de m’animer. Quel plaisir j’ai à abriter les songes de nouveaux occupants éphémères ! Quel plaisir j’ai à observer un personnel soigner mes allées et mon atmosphère ! Ils sont plus d’une centaine à porter ma voix d’affable savoyard, à incarner la diligence de mon accueil auprès des clients franchissant mon seuil. Avec eux, j’ai connu l’émotion de voir s’élargir des généalogies qui me sont restées fidèles, celle de voir Marie et Nicolas prendre trente ans et gagner en responsabilités, jusqu’à saisir les rênes de ma destinée. Certains qu’il est plus aisé de construire que de maintenir, leurs parents m’ont avoué la fierté qu’ils ont à leur égard. C’est vrai que je vieillis, mais avec les pieds solidement ancrés dans le terreau qui m’a vu croître. Ainsi la sœur, qui s’amusait à napper de sucre les rebords des verres, est désormais garante du bon fonctionnement de mes affaires. Son palais s’assure que mes gratins soient pareils à ceux de mamie Fernande, et que mes tartes aux pommes épaisses continuent d’être gourmandes. Je me remémore aussi l’intrépidité du frère qui sautait de mes toits enneigés, puis de poste en poste, acceptant tout le travail que j’avais à lui proposer. Lui qui apprit à faire deux avec un, conduit des travaux opportuns dans le seul but de me réhabiliter en conservant les tenants de mon identité. Un équilibre auquel je dois assurément ma longévité.

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