IN MOTION / STILL - Trajectoires en mouvement dans l'art contemporain

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Trajectoires en mouvement dans l’art contemporain

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Mémoire de Master 2 Théorie de l’Art Contemporain et Nouveaux Medias Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis UFR Arts, philosophie et esthétique Département Arts Plastiques

IN MOTION / STILL Trajectoires en mouvement dans l’art contemporain Martina Margini N° étudiant : 11293587 Session Juin 2013 Sous la direction de Patrick Nardin


Trajectoires en mouvement dans l’art contemporain

Eté 2013 Numéro 2

Contenu Publication, édition, mise en page par: Martina Margini Première édition: Juin 2013 Paris, France Cover: Gordon Matta-Clark - City Slivers (1976) video still

Avant propos 7

La structure des chapitres 12 A propos du format de ce document 14

1. Breaking Intimacy 18

voir à travers

- La découverte d’un monde cachée 19 - Perspectives ouvertes sur la ville 22 - Un univers indiscret 26 - L’intimité du quotidien 31

2. Inside / Out 37

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Limites et barrières

- Une architecture politique 39 - Le charme indiscret de la destruction 42 - La dissolution du bâtiment 46 - Sculpter le vide 51 - Une cathedrale de lumière 61 - Le kaléidoscope urbain 66


3. Gravity Works 73

Verticalité et vertige

- Vers une autre dimension 76 - Habiter l’immatériel 81 - L’art de la chute 89 - La fragmentation du regard 93 - Les abysses de la societé 97

4. Building Social Sculptures 104

L’esthétique du partage

- L’artiste est present? 106 - Construire solutions 110 - L’esprit de l’expérience 115 - La grande bouffe 121

5. Traiter l’éphémère 128

Entretiens sur l’art et sa trace, entre passé, futur et présent

- Marc Petitjean 130 cinéaste et photographe - Sambre 138 sculpteur et artiste visuel - Karl Philips 146 artiste et “architecte de l’espace”

6. Sources 155

Livres et catalogues, articles, sites internet, filmographie

Remerciments 165


Gordon Matta-Clark, Splitting, 1974

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Avant propos La caméra a été l’élément le plus constant dans le procès de création artistique de Gordon Matta Clark, au moins dans sa courte période d’activité de 1971 au 1977. Cet outil, qui au début avait le simple rôle de capturer ses performances, devient rapidement un dispositif pour contempler, explorer et expérimenter l’architecture, l’espace urbain et les enjeux sociaux dans lequel ses interventions s’installent. « Le films arrivent à capturer mieux le travail de l’artiste, ce qu’il fait, comment il le fait, où l’intervention à lieu et avec qui, ce système de captation permets à ses actions de vivre dans le présent »1 A partir des clichés de ses interventions jusqu’à ses extractions des espaces négatifs architecturaux, il entreprend une analyse passionnée de l’épaisseur de la texture urbaine ; il capture la désorientation spatiale et la perception altérée provoquée par ses building cuts. On pourrait énoncer que les vidéos de Matta Clark sont tout à fait conçues comme une sorte d’explication de ses performances et restent tout à fait reliées à l’expérience sensible. L’artiste actionne une révolution de la perception de l’œuvre, pour comprendre le travail de l’artiste je trouve donc fondamentales analyser d’abord quels sont les repères

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975

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à travers lesquels on peut recomposer aujourd’hui une image complète de son travail. Le chercheur qui fouille les traces déposées par l’artiste, entreprend une recherche qui dépasse les limites de l’art contemporain et va interpeller autres domaines : scientifique, politique et socioanthropologique, comme un réseau de sources multiforme (objets, individus, événements etc.). Les célèbres interventions architecturales de Gordon Matta-Clark ne peuvent être comprises que grace aux traces laissés par l’artiste à travers une combinaison des repères qu’il nous fait parvenir, des multiples prises de vue photographique aux mouvements dramatiques de sa camera. D’autres projets encore, mettent en cause une manipulation ultérieure de ces documents, facteurs qui nous aident à reconstituer sa pensée et son procédé artistique. On peut se rappeler ses collages photographiques, les incisions sur le papier, les morceaux de matériaux coupés et extraits des bâtiments. Tous ces documents, malgré la richesse des informations qu’ils peuvent nous donner sur l’activité de Matta-Clark, n’arriveront jamais à saisir l’harmonie de ses gestes en train de dessiner la lumière dans l’espace du temps, comme seules des images en mouvement (vidéo) peuvent faire. C’est notamment à travers la caméra que, à mon avis, Matta-Clark nous donne à voir son monde, sa vision intime de l’univers qu’il va creuser, son imaginaire contestataire et l’intensité

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physique de ses actions. L’appareil qu’il utilise, comme un prolongement du corps, s’actionne et raisonne comme outil de travail, non plus seulement pour documenter quelque chose d’inévitablement éphémère, mais comme instrument pour arriver à réaliser une œuvre complémentaire, qui nous aide à achever la lecture de ses actions. La caméra de l’artiste sillonne le mouvement et le volume, leur distribution par rapport à la verticalité des bâtiments. Elle saisit aussi l’incertitude déclenchée par le rapport entre intérieur et extérieur, la répartition de la lumière, la lecture déformée de la démarche - qui défie la loi de gravité -, la mesure du temps et la concentration d’une immense énergie (que Matta Clark appelle « points of energy concentration in space » ndr. points de concentration d’énergie dans l’espace). A travers la mise à l’épreuve de toutes les limites, le corps de l’artiste, dans un environnement pré constitué, perturbe l’ordre du monde, en produisant une nouvelle lecture de l’espace urbain. Matta-Clark sculpte la présence physique dans l’espace, la nature de l’être humain entre en contact avec le monde qui l’entoure et s’y projette, avec son bagage personnel d’émotions et souvenirs qui vont intervenir et modifier sa vision de la temporalité et de l’espace. L’homme ne pourra désormais plus voir le monde de façon neutre, mais il le regardera toujours à travers le filtre de sa propre histoire. Je considère Matta-Clark comme un artiste « populaire », dans le vrai sens

du terme : « qui est relatif au peuple, en tant que milieu social », « qui s’adresse au peuple », car il intervient dans une situation urbaine précise et vise à y intervenir en intégrant sa pratique au contexte (environnemental et social). Il ne cherche pas à donner au monde un nouvel objet d’art (en tant que créateur des pièces isolées), mais plutôt à changer la perception de la société, activer et promouvoir un regard critique sur la situation actuelle.


La documentation : son role et sa valeur dans l’art Pourquoi je me suis intéressé au médium vidéo comme fil rouge de mes recherches ? L’énigme qui entoure l’emploi de ce media dans l’art contemporain me fascine. Plusieurs questionnements s’ouvrent une fois qu’on voit apparaître la vidéo dans le cadre d’une activité artistique basée principalement sur des actions éphémères. Dans le cas de Gordon Matta Clark on pourrait dire que la quasi totalité de ses actions artistiques s’inscrit sous la catégorie de la performance. La chose plus intéressante c’est de voir comment la documentation souvent devient œuvre d’art, en absence d’autres témoignages de l’action en soi ou simplement car autrement ça aurait été impossible de faire perdurer ces actions dans le temps. 1

Joan Simons dans You are the mesure, Ed. Whitney Museum of American Art, Exhibition Catalogue, 2007, p. 127

Le vide est représenté donc par l’absence d’une pièce principale, comme on pourrait identifier un tableaux ou une sculpture. La densité est métaphore de la quantité de repères dont on dispose pour recomposer les pièces réalisées par un artiste qui travaille principalement avec des œuvres « à durée limitée » et nécessitant ainsi une documentation pour pouvoir les communiquer. « The performance is originary only insofar as it is documented »2 Les projets de Gordon Matta-Clark ne nous parviennent aujourd’hui qu’à travers des photographies documentaires, des textes, des index cards (petits textes sur cartes postales), des fragments d’objets, des pellicules super 8/16 mm, des bandes vidéo. Je trouve l’activité de l’artiste encore plus fascinante, et un vrai défi à étudier, en raison de cette matérialité perdue, cette nécessité de recomposer un cadre complet à partir d’une multiplicité d’indices dérivant de différentes sources et nature. L’activité de Matta Clark n’existe souvent que par un état imaginaire et immatériel, qui n’est pas fétichisé à travers des objets d’art.

Au cours de cette dernière année, lors de mes recherches de Master 1, je parlais d’une « Densité du vide » à propos de l’activité de l’artiste. Cela parce que, bien évidemment, les témoignages physiques de son travail n’existent aujourd’hui que à travers des documents où des sous produits (by-products) de ses performances (débris, morceaux de murs, objets, etc…).

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notre idée de l’objet observé et les qualités objectives de l’image projetée dans notre esprit. Je me sens de pouvoir affirmer qu’il n’y a pas vraiment une dégradation de l’objet artistique lors du passage entre le réel et sa représentation3. Forcement les deux seront conceptuellement le résultat d’une analyse d’un même sujet, mais leur forme se présente différemment, car on ne pourra jamais arriver à une congruence entre réel et représentation du réel.

Dans la pratique de réalisation et représentation de Gordon Matta Clark on fait face à une problématique qui renvoit à un grand débat, toujours d’actualité, à propos de l’objet réel et sa représentation à travers le filtre de la sensibilité humaine. Quel est le rapport entre l’objet, sa représentation et leur valeur ?

Le fruit de l’analyse du regard d’un artiste vis à vis à ses propres œuvres, ne pourra qu’être une explication ultérieure de ses idées par rapport à la réalité qu’il voit, finalement on se rapproche un peu de ce qui pourrait être son angle de vue sur le réel. C’est à travers sa camera, l’outil qui, parmi les autres, nous donne la vision la plus proche de la perception humaine du monde, que Matta-Clark nous donne à voir sa pensée. Sans utiliser de mots, l’artiste arrive à définir sa position et sa vision de la réalité qui l’entoure et on en peut profiter à travers l’œil cinématographique. La caméra est donc le filtre des émotions, des frissonnements, des mémoires que l’artiste, sans rien dire verbalement, nous transmet à travers des images en mouvement.

Mon état d’esprit par rapport à ce thème, c’est que la représentation d’objets appartenant à la réalité n’est pas du tout censé être le miroir de ce qu’on voit à travers nos yeux et qu’on appelle « le réel ». Qui a dit que ce qu’on voit c’est « le réel » ? Ce qu’on voit à travers nos yeux, sera forcement un mélange entre ce qui est

L’art vidéo, catalyseur des débats des années 60 à aujourd’hui, marque une étape fondamentale dans l’histoire de l’art contemporain en tant qu’outil nouveau et révolutionnaire pour l’expression de la créativité. Dans mes recherches je vais explorer la valeur esthétique et fonctionnelle de la camera dans le travail

Gordon Matta-Clark, Windows Blow-Out, 1976

La réalité et sa représentation

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des artistes, à partir de l’œuvre de Gordon Matta-Clark. Les références aux autres sources sont justement connectées au travail de l’artiste par similarité de contenus où influences des précurseurs où des successeurs. Pour comprendre l’explosion de l’utilisation de ce media dans la deuxième moitié du siècle dernier par les artistes visuels, il faut rappeler des fait historiques. L’avancement technologique qui se développe en parallèle aux tendances artistiques de l’époque a été fondamental ainsi que la façon dont ces deux chemins résonnent entre eux. Je vais revenir sur cette question dans les chapitres suivants. La vidéo comme méthode de capture des interventions n’a pas été d’ailleurs un choix arbitraire pour Matta-Clark. « Filmer », au début des années 1970, donnait plusieurs avantages à la fluidité des échanges entre les artistes et l’expérimentation d’un outil déjà connu (le film) qui se développait lentement et autrement vers une forme d’art moins connue et étrange, la vidéo. Un rôle important à l’époque était joué par le New York City Office of Film and Television, qui a donné largement de l’aide au développement de nouvelles formes de présentation de l’art contemporain. Alanna Heiss rappelle un épisode qui fait penser à comment les artistes vivaient à l’époque l’utilisation de ce nouveau media : « In 1971 I went out to the street and organized my first show in America, underneath the Brooklyn Bridge, in


collaboration with Gordon Matta-Clark. It was an outdoor show using the caves and the pylons underneath the bridge. It lasted only 3 days and it was destroyed, but its succes proved that the walls of a museum were unnecessary for exhibitions… « Urban Resources » was added to indicate the intention to use city locations. We had to find a way to make our work legal, and we did that, not through the city governement, but through the city’s film department. We described ourselves as film producers doing location work… I described people as actors instead of artists, and then submitted it to the film

department to get a permit to use a street, a building, or a site. That’s how we did it. The viewers were all extras »4 Ce petit extrait, nous renvoie à la situation des artistes de New York à l’époque, à leur initiative et leur désir de pousser au delà les limites de l’art, de le rendre public et le faire sortir des limites imposées par les musées et galeries. Et c’est justement à partir de ce type de paysage que je peux commencer mon discours à propos de l’ensemble des éléments qui documentent le travail de l’artiste Gordon Matta-Clark et comment cela se rapproche à plusieurs

événements appartenant au passé, mais aussi à notre contemporanéité. Martina Margini

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Joan Simons – You are the mesure, Ed. Whitney Museum of American Art, Exhibition Catalogue, 2007, 2 Philip Auslander, The Performativity of Performance Art Documentation, Performing Arts Journal n° 84, Septembre 2006, p. 2 3 Comme au contraire affirmait Platon dans sa théorie de la mimesis 4 Interview with Alanna Heiss. Executive director PS1 Contemporary Art Center, automne 1997

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Gordon Matta-Clark, Jacob’s Ladder, 1977

entre différentes épisodes, plus ou moins connus, qui se sont succédé tout au long de l’histoire de l’art contemporaine. A ce point de ma démarche, il me fallait trouver un fil conducteur pour guider mes analyses. Comment pouvoir organiser l’œuvre cinématographique de l’artiste, en vue d’en faire une traduction sur une matérialité bidimensionnelle comme celui du papier imprimé ? M’appuyer sur un travail de simple commentaire des ces pièces me semble-t-il très réductif et porteur d’aucun information valorisante.

Structure des chapitres La structure de cette recherche se base sur l’idée de réinterpréter de façon critique et transversale le regard de l’artiste Gordon Matta-Clark à partir de ses pièces vidéo. Chaque chapitre démarre avec l’analyse d’un où plusieurs films, qui nous permettront d’ouvrir vers un discours plus élargi et complexe qui prends en compte des acteurs et des situations différentes situés dans le passé, le présent et le futur par rapport à la date de réalisation de ces ouvres. Depuis l’analyse que j’ai accompli pendant deux années de recherche sur Matta-Clark, je mets en lumière des points d’intérêt qui représentent sa méthode, sa pratique et ses réalisations. Débuter mon discours critique à partir des pièces vidéo exécutées par cet artiste, me paraît une occasion pour déclencher un discours plus étendu et complexe, fait des contradictions mais aussi de similarités

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Ma recherche s’articule à partir des « scenarios » spécifiques, comme j’aime les appeler. Ma pratique de chercheuse fait fort appel à l’imaginaire visuel, on pourrait dire que sans un support visuel mes recherches perdraient une grande partie de leur signification. On trouvera, par conséquent, une grande quantité d’images à supporter mes intentions, des repères fondamentaux à intégrer à la lecture des textes. A travers ce parcours de recherche, je profite du corpus d’œuvre vidéo de l’artiste Gordon Matta-Clark, comme aussi des propriétés intrinsèques données par l’utilisation de ce médium spécifique, pour étudier le sujet. J’ai donc regroupé mes recherches en différents champs thématiques :


1. Breaking intimacy Voir à travers

Un étude autour du concept de voyeurisme et violation de l’intimité dans l’espace privé et public, le respect des limites éthiques et sociales et leur franchissement. Plusieurs films seront pris en compte dans l’articulation d’un discours qui touche à toutes échelles l’univers des « regardeurs ». A travers le regard des artistes, on brise les barrières domestiques et on creuse dans le tissu de la ville pour en découvrir son âme cachée.

2. Inside / Out Limites et libertés

On parle encore des limites et des barrières, mais cette fois architecturales. La dichotomie intérieur/extérieur est prise en cause dans les années 60 et 70, à fin d’être explosé dans son symbolisme. L’architecture devienne icône politique, explose, s’éclate, révèle sa vulnérabilité. L’art et le cinéma explorent la fissuration et la décomposition de l’espace urbain, en sillonnant ses vides et ses failles.

3. Gravity works Verticalité et vertige

Le corps des artistes envahit des territoires inexplorés, des non-lieux, dans une recherche libératoire des espaces pas assujettis au contrôle du système. Ce changement de perspective amène notre regard sur une inattendue verticalité qui perturbe notre sensibilité perceptive. Les artistes jouent avec leur corps et son rôle dans l’espace, ils se battent contre

les principes de la physique classique, en dansant entre gravité, suspension et danger.

4. Building social sculptures L’esthétique du partage

Dans ce chapitre je vais mettre en relation deux tendances différentes mais parfois conceptuellement similaires, en mettant en lumière les convergences et divergences entre l’art des artistes de Soho et l’esthétique relationnelle des années 90. Les sujets principaux de ma réflexion seront l’engagement des artistes dans le contexte social, son rôle dans la communauté et la création des plateformes communautaires. D’un coté on aura les problématiques de la ville comme point des départ pour l’élaboration des solutions à la vie quotidienne et de l’autre la construction des scenarios pour une potentielle partage actif entre spectateurs. Finalement, j’aborderais le thème de la nourriture comme déclencheur des relations et convivialité dans l’art.

5. Traiter l’éphémère

Entretiens sur l’art et sa trace, entre passé, futur et présent Pendant l’avancement de mes recherches, j’ai eu la possibilité de rencontrer trois artistes que m’ont aidé à contextualiser dans le présent des thématiques dont j’ai longuement parlé pendant mes analyses. Avec Marc Petitjean, cinéaste et photographe, j’aurais l’occasion de évoquer les souvenirs d’une œuvre

iconique de Matta-Clark, Conical Intersect de 1975. On voyagera dans le temps pour étudier le processus créatif, l’identité des lieux et le travail de la documentation de l’art “éphémère”. Travailler sur une durée déterminé du temps, dans des situations atypiques et dans des lieux que racontent une histoire, c’est au centre de l’activité mené entre Janvier et Avril 2013 aux Bains Douches à Paris. Ancien bain ouvert en 1885, cet espace a pu atteindre sa célébrité avec l’ouverture d’une boîte de nuit (années 80 et 90). Actuellement en état interstitiel entre les traces de son ancienne vie et les projets d’un proche renouvellement, les artistes s’approprient du lieu et l’interprètent. J’ai visité les Bains et interviewé Sambre, un des artistes résidents. Avec lui, on a pu discuter de l’évolution de sa pièce in situ, la communication avec l’architecture du lieu et le travail collaboratif. Une intéressante exploration à la découverte des nécessités et des contraintes des jeunes artistes aujourd’hui. Mon dernier entretien a lieu par Skype, avec l’artiste Belge Karl Philips. Dans ses interventions, Philips travaille avec la récupération des éléments de la réalité urbaine et des débris de la consommation, pour les transformer à la fois dans des solutions d’habitation éphémère. On parle de l’occupation de l’espace public, le travail qui naît d’un environnement particulier et du déplacement dans le territoire.

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Le format de ce document

Imaginez la culture underground qui anime Soho aux années 60 et 70. Les informations circulent souvent à travers une simple bouche-a-oreille, le quartier n’est pas encore surpeuplé et c’était facile de connaître tout le voisinage rapidement. Entre-temps, la vie culturelle du quartier commence à se développer de manière exponentielle et il se manifeste le besoin de documenter toutes ces importantes innovations et petites révolutions artistiques qui autrement tomberaient oubliées.

L’original du magazine Avalanche: couvertures et intérieur

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Le format et la mise en page de ma recherche fait directe référence à la plus célèbre revue artistique new yorkaise

Avalanche, qui raconte de manière très directe et passionnée les événements artistiques de Soho. Ce magazine, conçu par Willoughby Sharp et Liza Béar, se plonge totalement dans la communauté d’avant-garde de ce particulier moment historique, étant basé dans le quartier, juste au coin du 112 Greene Street. Avalanche représente la version imprimée du ferment d’une communauté jeune et dynamique, de 1970 jusqu’à 1976. A cette époque, où internet et les rapides réseaux d’échange d’informations n’existent pas encore, ce magazine se fait porte-parole d’une dense vague d’innovations menées par un communauté


fraîche et surtout motivé à entamer un vrai changement dans la pratique artistique de ces temps. La particularité d’Avalanche ne réside pas seulement dans le contenu de ses pages, mais aussi dans sa matérialité et sa présentation, reconnaissable par sa forme carrée, elle affiche toujours un portrait d’artiste en premier plan sur sa couverture. En traçant un compte rendu inédit et « non-institutionnel » des innovations dans le monde de l’art, du Land Art à la performance à New York.

Je vous souhaite une bonne lecture, en espérant que les choix stylistiques et esthétiques adoptées pour la présentation de ce mémoire, renforceront tel qu’elles se proposent la compréhension globale

N°2 / 2013 Trajectoires en mouvement dans l’art contemporain

de mes intentions. 1

Gerry Hovagimyan en conversation avec l’auteur, New York, 13 Février 2012 N°1 / 2012

Les contributeurs d’Avalanche suivent tous ces mouvements de l’intérieur, pas seulement comme simple reporters ponctuels, mais en participant eux-mêmes aux activités et événements. Comme Gerry Hovagimyan rappelle : « …Willoughby et Lisa étaient vraiment intéressées par ces mouvements underground, ils parlaient et interviewaient les artistes, en discutant de choses qui n’étaient pas du tout formelles d’une certaine façon. Ce magazine était une vraie alternative à tout ce système de critique institutionnalisée et qui ne communiquait essentiellement rien aux jeunes artistes, une information impossible renforcée par le fait qu’il n’y avait presque aucune galerie qui exposait les travaux issus de notre mouvement… ».1 L’année dernière, lors de la publication de mon Master 1, La densité du vide, j’ai utilisé pour la première fois ce format pour présenter mon travail. Suivant une cohérence conceptuelle, j’ai donc décidé de me réapproprier une deuxième fois de ce mise en page pour illustrer le chemin de mes recherches.

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Gordon Matta-Clark, A W-hole House, 1973

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“Alors c’est pour ça qu’on a tous ces trous... c’est pour faire, comment je dirais, une compensation avec l’absence, par tout ce qui manque.” Gordon Matta-Clark en conversaion avec Elisabeth Lubovici lors de la création de Conical Intersect, Paris, Septembre 1975

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Breaking Intimacy Voir à travers

Lee Friedlander – New York City, 1963

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La découverte d’un monde cachée

“Ces hommes, ils préféraient voir plutôt qu’avoir”

Une sale histoire, 1977 1

Un paysage métropolitain nocturne. A nuit tombée, la camera explore la vue d’une fenêtre d’un bâtiment newyorkais. On est à Chinatown. Des ombres de la fumée dense monte de la rue vers le ciel et colore l’atmosphère calme du soir. L’observateur est caché, mais quelle est son identité et qu’est ce qu’il cherche ? Il s’agit d’une des premières expérimentations vidéo du jeune Gordon Matta-Clark, datée 1971. L’artiste vient déménager à New York, après avoir terminé ses études d’architecture à la Cornell University à Ithaca, durant l’été 1969. La ville à cette époque est désormais épuisé, la densité chaotique des événements politiques et culturels semble avoir absorbé toutes les énergies positives de la communauté, lorsque son identité perd de plus en plus d’éclat et renommé à l’international. Les crimes se font progressivement plus fréquents, le gouvernement n’arrive plus à gérer l’anarchie généralisée qui se diffuse dans les rues et les habitants ont peur de sortir le soir.

Dans cette vidéo de 60 minutes, on peut contempler la ville du dessus, on oublie toutes les bagarres souterraines et on ne voit que la suprématie des hauts gratteciel qui fragmentent l’horizon avec leur lignes verticales, les réservoirs d’eau sur les toits des bâtiments s’elèvent comme des petits mausolées solitaires.

Gordon Matta Clark, Chinatown Voyeur, 1971

« Mon premier appartement à New York se trouvait à LaGuardia Place, avant que NYU s’empare de tout le quartier. Ce bâtiment était intéressant car mes premiers contacts avec les autres habitants ne se sont pas faits dans la rue, mais de fenêtre à fenêtre, selon cette habitude typiquement italienne de traîner à sa fenêtre. J’ai rencontré comme ça pas mal de monde. Bizarrement, je ne me souviens pas tant des planchers, des toits, des abris, que des ouvertures vers d’autres espaces, vers le royaume de parfaits inconnus. Un monde ponctué de fenêtres… Par exemple, la vue que j’ai de cet appartement, de l’autre coté de la rue, me fascine : c’est une des raisons qui m’a poussé à emménager ici. » 2 Le regard de Matta-Clark depuis sa fenêtre est celui d’un innocent, curieux du monde que l’entoure. Il cherche à creuser et explorer des mondes cachés derrière ces barrières domestiques. Pendant une heure, sa camera sillonne d’abord le paysage, saturée et fatiguée d’une longue journée de travail. Les habitants rentrent dans leur appartements et MattaClark saisit sa camera pour capter ce qui

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photographe enfermé dans sa maison après avoir eu un accident de cheval, en attendant sa guérison, commence une activité toute particulière afin de remplir ses journées, il regarde ses voisins depuis la fenêtre de son appartement. Il découvre ainsi des belles ou horribles histoires d’amour, de vie quotidienne, de hypotétiques tueries, des mystères…

se passe derrière les rideaux des intimités de son voisinage. C’est sa formule pour réussir à connaître son voisinage, une infinité de vies emboîtées dans ces petits appartements newyorkais, si proches entre eux et finalement si distants et solitaires. Matta-Clark, avec son travail, ne cherche pas à transgredir où à dévoiler des allusions sexuelles, dans ce cas le voyeurisme représente un désir de voir plus, pour satisfaire sa curiosité, la volonté d’explorer les limites qui décrivent l’intérieur et l’extérieur, l’espace privé et l’espace public. De la même façon où qu’il investigue les façades des bâtiments que l’entourent, il passe aux transparences des fenêtres et là il y découvre la vie, des scenarios improvisés et spontanés de vie quotidienne. Cette pellicule fait notamment écho à un film sorti moins de 20 ans avant, Rear Window (Fenêtre sur cour) 3. Le film traite d’une histoire beaucoup plus dramatique par rapport au clip de Matta-Clark : un

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Dans ce film on voit James Stewart qui joue le rôle de l’observateur/voyeur, le spectateur a une double vision sur le déroulement des faits : d’un coté on regarde le voyeur dans ses activités d’investigation et de l’autre coté on le suit dans ses regards vers la vie des autres. On est à la fois voyeur d’un voyeur et voyeur nous même. La pellicule interpelle le public sur la légitimité du voyeurisme, sur l’obsession/attraction que cette pratique suscite dans l’homme contemporain et la justesse de ses propos et moyens.

Rear Window pourrait nous rappeler une œuvre à mon avis très amusante, qui joue sur l’imaginaire de la « rêverie de l’intimité » 4, c’est le montage photographique de Robert Doisneau, La maison imaginaire, réalisé en 1947. Cette photographie de Doisneau précède de plus de 20 ans l’oeuvre que MattaClark Wallspaper, sur laquelle je vais revenir après. L’artiste américain adoptait d’autres principes pour arriver à une telle analyse du territoire, on pourrait dire que cette ambitieuse association entre le photographe et l’architecte/sculpteur est guidée par une même recherche esthétique sur le territoire de la ville.

Alfred Hitchcock, Rear Window, 1954


Robert Doisneau, La maison imaginaire, 1947

Les deux entreprennent une observation minutieuse du tissu urbain qu’ils traversent et essayent de voir à travers. Doisneau avec une inclinaison plus fictive et imaginaire (il essaye d’imaginer les histoires qui se passent à l’intérieur d’un bâtiment tranché verticalement dans la ville de Paris), Matta-Clark s’impose avec un esprit de dénonciation contre la situation de l’urbanisme newyorkaise et soulève une critique forte à la réglementation immobilière dans les quartiers délaissés de sa métropole. La photographie de Doisneau dévoile un espace caché et familial, on découvre un monde au dessous des lourds interstices architecturaux parisiens, sa structure pourrait nous rappeller des dessins qui accompagnent le projet de Georges Perec, qu’avec avec l’écriture de La vie mode d’emploi cherche à « épuiser » la vie au long de 100 ans (1875-1975) d’histoire d’un bâtiment dans le 17ème arrondissement de Paris.

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yeux des passants et comme il décrit « dès que je devenais invisible, j’ai commencé à voir des choses auparavant invisibles à mes propres yeux. » 7. Le fait à mon avis le plus intéressant du film, et qu’instaure un dialogue avec mes discussions précédentes sur la camera, observateur et l’observé, est la façon dont, à travers les mouvements de sa camera, Cohen nous raconte son histoire personnelle et en parallèle l’histoire de la ville qui entre-temps se transforme.

Ci dessous quelques images depuis une entrevue que l’artiste a accordée la télévision française, où il présente son livre et les contraintes dans le style et la narration du récit.

Perspectives ouvertes sur la ville Après ce petit détour vers une exploration de l’espace typiquement française, on retourne dans le territoire transatlantique propre aux interventions de Matta-Clark, avec une référence située plus dans notre époque, avec le travail de l’artiste Jem Cohen.

Georges Perec présente son projet de livre intitulé “La vie mode d’emploi”, 1976 : Section de la maison et division des espaces, représentation de la maison ouverte et schéma des mouvements des habitants à travers les différentes pièces 5

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Ses œuvres vidéo peuvent être, dans un premier temps, interprétées comme des portraits personnels et introspectifs des villes qu’il visite, les impressions des espaces et lieux qu’il a traversé et en particulier sa ville natale, New York. Son film Lost Book Found (1996) est d’une appropriation péripatéticienne de New York 6.. Filmé sur un laps de temps de quelques années, quand il menait une activité de marchand ambulant, il évoque le fait qu’après le temps passé à travailler au milieu de la rue, il devenait invisible aux

Dans le même esprit de Matta-Clark il cherche à explorer ce qui apparemment est invisible à notre regard distrait quotidien, mais qui effectivement se passe sous de nos yeux tous les jours. La façon dont sa camera voyage à travers les rues, accompagnée par une narration qui nous guide dans son monde personnel (entre réalité et fiction) nous permet d’entreprendre une lecture différentes de la ville, faite par des souvenirs, des bouts d’histoires des inconnus, les mouvements des gens qui, occasionnellement, on croise. La mobilité de sa camera devient mobilité de la pensée, le flux d’images marche en parallèle avec la progression de l’histoire. Souvent, afin des saisir des sujet s particulièrs dans son exploration, il utilise une technique de zoom. Il s’arrête sur un paysage spécifique et progressivement il agrandit les détails qu’il cherche à analyser. Comme une sorte de stop motion fait par des morceaux de vidéos qui nous fait rapprocher graduellement des objets, le spectateur voyage dans les rues avec Cohen, en passant du désordre des rues à la tranquillité des toits des gratte ciels.


élimine toutes les barrières qu’on avait sur notre vision vers l’extérieur, une vue dégagée sur la ville se dessine devant nos yeux et des petites scènes de vie à l’intérieur des cellules d’habitations.

Jem Cohen, Lost Book Found, 1996

Dans Lost Book Found on change constamment de perspective du regard, influencée par la façon distinctive de voir de l’auteur: centrée, discontinue, associative et guidée par ses intérêts visuels et personnels, qui s’expriment souvent avec la répétition ponctuelle de motifs en séries. 8 Une scène remarquable du film, qui peut nous faire rappeler directement des explorations par la fenêtre réalisé par Gordon Matta-Clark, est celle des scènes d’ouverture, et dure moins d’une minute : trois vues du skyline newyorkais sont présentées. La position de la camera suggère la localisation de l’auteur, le narrateur de l’histoire, et ses déplacements dans l’espace qui suivent à la fois les

mouvements de la réflexion personnelle. D’abord on est au milieu d’une pièce et l’œil est orienté vers une fenêtre, depuis laquelle on voit une vue nocturne de la ville. Cette ouverture crée un « double cadre » au cadrage de l’image filmée, qui occupe presque la moitié de l’écran. Tout ce qu’il y a à l’extérieur du panorama visible de la fenêtre reste noir. Une lumière s’allume dans une pièce à coté et crée un reflet sur les vitres de la fenêtre d’où l’on regarde. Deuxième prise de vue, on se rapproche des vitres qui nous séparent du paysage dans l’idée d’avoir une vue plus complète. La fenêtre et ses chambranles ne sont plus visibles, on ne voit que le paysage et le reflet d’un rideau depuis la pièce illuminée d’à coté. C’est grâce au troisième plan qu’on

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Jem Cohen, Lost Book Found, 1996

« High above the city, there are thousands of views like this. I’m looking down from an office building, a skyscraper. And 26 floors below almost all of the executives and secretaries have long since caught their taxis and commuter trains home. I look west, wondering how far over you can see, if it’s possible to find 9th avenue from many of these office windows. Far away, I hear a sound like the ocean, traffic I guess. I can’t see the west side of the city at all. » 9 On remarque la connexion entre la voix du narrateur et la succession des plans, on le suit comme si c’était une analyse à notre pratique quotidienne d’observer par une fenêtre, le tout désir naturel de découvrir un territoire et la boucle de notre pensée qui l’accompagne. L’encadrement n’est apparemment pas fixé à travers un trépied et ça souligne encore la nature corporelle du regard. Depuis la hauteur des hauts gratte-ciel on a l’impression d’avoir le contrôle sur le tissu complexe de la ville et ses enjeux, c’est à la camera de bouger et le paysage est analysé comme une œuvre fixe et stable. Une fois que l’observation se passe au niveau de la rue toute cette perspective change, la multiplicité de la ville est

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chaotique et impossible à saisir avec l’œil de la camera, qui ne peut que rester immobile et contempler ce qui se passe. Tout ce qui était saisissable du 26ème étage du bâtiment et apparaît compréhensible comme s’il était un plan de la ville, au niveau de la rue se colore des histoires personnels et ses souvenirs. Les espaces plongent dans une atmosphère spécifique faite d’odeurs, de matériaux, de sons et de mémoire. On pourrait dire que plus la camera se rapproche de la situation qu’elle explore, plus elle est contaminée par ce qu’il se passe autour d’elle. Dès que Cohen commence son tournage dans la rue, des histoires dessinées par ses plans, et annoncées brièvement à travers ses commentaires oraux, se succèdent. Il est apparemment plus intéressé par le fait d’avoir vu (et filmé) ces scènes, de le fait de retisser les histoires qu’elle pourraient révéler. Photographie et cinéma ont examiné constamment le territoire et les espaces urbains, alors qu’une transformation

décisive avait lieu et changeait le visage de la ville moderne, à travers les innovations dans les infrastructures, les technologies et le style de vie. Le XXème siècle offre aux artistes un paysage sans doute stimulant à capturer : les déplacements qui deviennent de plus en plus névrotiques, le rythme de travail monotone et répétitif, les mythes de la nouvelle modernité qui avance font place dans l’esprit de temps : la télévision et la communication de masse et populaire, la voiture et la représentation de son statut social, les grands magasins et le consumérisme, la densité des habitations en ville… Ce qu’était alors l’espace des atelier d’artistes, ne suffit plus pour capturer la fièvre de la ville contemporaine, pour réussir à saisir le dynamisme et le flux continu des événements. La figure de l’artiste se croise alors avec celle de l’explorateur, du reporter, parfois appelé flâneur. Charles Baudelaire, en 1863, donne une définition intéressante du flâneur « …voir le monde, être au centre du monde et


rester caché du monde, tels sont quelquesuns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. » 10 Plus de cent ans après, le film de Cohen, Lost Book Found, réinterprète le même esprit d’exploration cachée, du promeneur qui sillonne la ville à travers son regard. La différence entre les deux époques est dans le fait que désormais les flâneurs contemporains disposent de divers outils pour traduire et mémoriser leur découvertes. En 1800 le dandy observait et annotait sur un carnet où oralement ce qu’il voyait, aujourd’hui ces images ont la possibilité d’être capturées par des photos

où des vidéos, on peut même enregistrer les sons à travers des dictaphones. Susan Sontag, dans son essai Sur la photographie affirme, par rapport à la camera photographique : « Le photographe est une version armée d’un badaud solitaire qui explore, qui traque et qui parcours l’enfer urbain, le promeneur voyeur découvre la ville en tant que paysage aux extrêmes voluptueux. Adepte aux joies du regard, connaisseur d’empathie, le flâneur trouve le monde ‘pittoresque’ » 11 On peut finalement affirmer que l’esprit qui guide les deux chercheurs (artistes) – Matta-Clark et Cohen - est commun : celui d’explorer esthétiquement ce que la ville cachée, en cherchant à aller plus au fond de notre regard habituel distrait, mais leurs positions restent distinctes. Matta-Clark explore hors de sa fenêtre, à travers les ouvertures que la ville lui permet d’explorer, un peu comme Cohen se rapproche de plus en plus des détails du paysage pour aller à fond dans le décryptage des signaux de la ville. Le mouvement de la camera est une métaphore d’un voyage introspectif de l’observateur. Matta-Clark pendant ces observations reste immobile, il ne se fond pas avec le flux et le chaos de la ville. Cohen avec sa multiplicité de prises de vue et ses déplacements, nous fait parvenir deux visions de la métropole : la vue atmosphérique du haut des bâtiments ensuite ces grands immeubles vus depuis la rue, une perspective complétement différente des mêmes lieux, à travers une lecture complétement différente.

Le comportement de Cohen se rapproche définitivement des théories caractéristiques du flâneur. Le flâneur, en fait, se fond dans le spectacle, il est lui-même dans l’espace qu’il décrit. Cela signifie que le flâneur n’a pas un point de vue extérieur qui juge. La flânerie procède par sauts, de façon spasmodique. La trajectoire de la pensée est liée à une logique associative. Le flâneur est tout autant saisi par les objets qu’il rencontre au cours de sa déambulation, qu’il ne souhaite pas forcement connaître, mais juste observer.

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pense au phénomène de reality shows et la grande diffusion des réseaux sociaux où on peut chaque jour découvrir une sorte de journal intime personnel des gens qu’on connaît et qu’on ne connaît pas. Le voyeurisme est-il alors une pratique commune et licite ? Est-ce que la société contemporaine nous a transformé inconsciemment en voyeur ?

Michael Powell, Peeping Tom, 1960

un jeune protagoniste émotionnellement troublé qui trouve son plaisir à filmer avec sa camera les expressions de terreur sur les visages des jeunes femmes alors qu’elles sont assassinées. L’œil du réalisateur, et aussi du tueur et du spectateur (qui se retrouve voyeuriste à son tour) se transforme souvent dans celui de la camera portable avec laquelle il se promène pour rechercher ses victimes.

Un univers indiscret L’attraction par l’observation de l’autre, souvent des inconnus, est un thème souvent traité par le cinéma à partir des années 50. Juste après Hitchcock, et son Rear Window, ce fut l’époque du scandale de Peeping Tom 12, en 1960, quand le réalisateur Michael Powell détruit sa carrière à cause des critiques difficiles qui considéraient le film inapproprié, vulgaire et choquant. Dans Peeping Tom, aujourd’hui considéré comme film culte et chef d’œuvre du cinéma voyeuriste, on voit

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Dans les années suivantes on voit de plus en plus au cinéma l’émergence de la tendance au « scopophilia », du grec « l’amour pour le regard », qui incite le spectateur à se plonger dans l’univers du regard indiscret et l’observation cachée des inconnus. Le voyeur pratique ses activités souvent éloigné es de sa cible avec l’aide des peep holes, des doubles miroirs, cameras cachées et secrètes et téléobjectifs. Le thème du regard vers l’autre et la curiosité pour un univers qui ne nous appartient pas est aujourd’hui encore plus d’actualité, si on


La photographie, comme le cinéma, a aussi exploré à plusieurs reprises le phénomène du voyeurisme. Je cite un épisode exemplaire dans du voyeurisme en photographie, il s’agit du projet de Shizuka Yokomizo, Strangers (1998-2000). En effet, dans tous les exemples cinématographiques cités précédemment, on voit les observateurs / voyeurs nous donner à voir cette vision cachée du monde à travers une « fenêtre », soit elle est conceptualisée dans le cadre de la camera (dans Hitchcock où Michael Powell) où directement la fenêtre d’une habitation se transforme en un plateau pour le spectacle à venir. Sa fonction devient alors celle de relier notre espace intime et l’ouvrir à l’extérieur, vers la rue où d’autres bâtiments, et vice versa, dans le cas où on se trouve dans l’espace urbain à regarder à travers les fenêtres de nos voisins. Le photographe japonais Shizuka Yokomizo laisse des messages anonymes aux habitants des différents appartements dans situés à Londres, Berlin, New York et Tokyo pendant deux ans. Tous ces appartements choisis pour son enquête ont en commun le fait d’avoir une fenêtre qui donne sur la rue depuis le rez-de-chaussée. Le message est très direct et original : « Cher inconnu, je suis un artiste qui travaille sur un projet photographique qui concerne des gens que je ne connais pas. J’aimerais bien vous prendre une photo de vous quand vous êtes debout devant la fenêtre que donne sur la rue le soir. Une camera sera placé dans la rue devant votre chambre. Si vous êtes d’accord d’être photographié, je vous prie

de vous déplacer dans cette chambre et rester debout, en regardant la camera à travers la fenêtre pendant 10 minutes le __-__-__ (date et horaire) …je prendrais votre photo et je partirais… on restera étrangers l’un à l’autre. Si vous ne désirez pas participer, je vous invite à fermer vos rideaux en signe de refus. J’espère vivement vous voir à travers la fenêtre. » 13 Les photographies qu’il collectionne lors de ses recherches nous communiquent beaucoup sur l’actualité des relations humaines et les distances « sociales » entre les hommes contemporains. Les personnes qui acceptent positivement l’invitation de Yokomizo instaurent une confidence anormale avec lui, par leur accord à être vus et à faire une brèche dans leur intimité. Il n’y a aucun contact entre les deux parties, aucun lien où rapport. Strangers met en lumière

une « authorized privacy violation » 14 et souligne comme aujourd’hui nos conditions d’intimité et privacy ne sont plus des conditions essentiels et inviolables.

Shizuka Yokomizo, Strangers,1998-2000

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Après l’analyse de Chinatown Voyeur, qui reste pourtant une pure exploration esthétique du « voyeurisme spatiale » de Matta-Clark (comme celui de Lost Book Found), et l’analyse des films qui introduisent cette impulsion vers l’exploration des intimités qui ne nous appartiennent pas – Rear Window, Peeping Tom) on pourrait évoquer la pellicule Sauna View, qu’il réalise l’année suivante, en 1972. Sauna View présente aussi des références au travail photographique de Shizuka Yokomizo, dans son processus de création et la « conscience / accord d’être vu ». Cette vidéo de Matta-Clark manifeste déjà plus d’influences qui arrivent des ses nouvelles études sur la coupure des murs 15, à cette époque ses interventions se limitent encore aux espaces intérieurs des bâtiments et elles ne touchent pas encore à l’entière structure. En 1972, Matta-Clark décide de construire un sauna dans son appartement à Wooster Street. La position de la camera pendant toute la durée de la vidéo est fixe ; elle concède des zooms à la fois, en gardant toujours la même perspective qui se focalise sur une ouverture qui nous permet de voir à l’intérieur de la

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structure, comme une sorte de fenêtre. Ici le rapport avec le voyeurisme est plus marqué. Le regard de l’observateur, qui correspond à l’œil de la camera, est caché à l’extérieur de ce sauna, apparemment dans le noir, et on s’immerge dans l’atmosphère festive de l’événement, avec l’aide de sons enregistrés des conversations des gens et les bruits d’ambiance. Le sauna est rempli par des corps, l’identité des personnes est indéfinie, on voit rarement la partie haute de leur corps. Ce que Matta-Clark met à nu sont plutôt des détails de ces corps, découpés par la forme de l’ouverture que lui même a crée. Le clip est très long, on observe une heure et demi de passages d’amis qui rentrent, qui s’accumulent et qui sortent de cette structure en bois. Au même moment que les minutes découlent, on voit des parties intimes du sexe, mais on n’a pas l’impression d’être dans un peep show. Toutes les personnes présentes sont conscientes de leur nudité et du fait d’être observés,

même par une camera. On n’a pas l’idée de violer leur espace intime, vu que eux mêmes se montrent l’un a coté de l’autre sans habits. Le voyeurisme est innocent et purement esthétique.

Gordon Matta-Clark, Sauna View, 1972


Dans le cinéma, un exemple de voyeurisme que l’on pourrait, avec malice, rapprocher à l’esthétique de Sauna View, c’est Une sale histoire de Jean Eustache (1977). Le film est divisé en deux parties, une de fiction, où l’acteur Michael Lonsdale joue le rôle de narrateur, et l’autre plus documentaire, en présence de l’ami du réalisateur Jean-Noël Picq qui raconte l’histoire telle qu’il l’a vécue, en tant que témoin. Le récit qu’il raconte est le même et les deux interprètes jouent devant un public presque totalement féminin, dans le même salon bourgeois. Ici, c’est n’est pas l’esthétique du film qui nous communiquer le voyeurisme, c’est la narration qui capte l’attention. A confirmer cette démarche du réalisateur est l’utilisation d’un seul plan pour son montage, qui reste fixe sur les narrateurs, sans jamais tomber sur des reconstitutions fictives de l’histoire. C’est la narration donc qui prend de l’importance, on revoit l’histoire dans notre tête, en même temps que l’on entend leurs mots. On parle de voyeurisme mais on ne le voit pas du tout, on l’imagine seulement, et ça c’est le point fort du film. Eustache nous parle d’une histoire de trous, un trou dans les toilettes des dames dans un café parisien à La Motte Piquet où les habitués du lieu ont l’habitude d’attendre que les dames descendent aux toilettes pour aller profiter d’un « spectacle très particulier ». Ces locaux, spécifiquement celui aux femmes, sont assez particuliers car les connaisseurs savent qu’ils disposent d’un trou, à une hauteur très basse, à travers lequel ils peuvent regarder les dames lors qu’elles

occupent cet espace privé. Observer les femmes qui vont aux toilettes devient une sorte d’obsession pour le personnage, qui n’arrive plus à contempler les filles de la même façon. Ce regard qui exclut le visage, et du coup toute la personnalité d’une personne, est très sélectif ; il observe les sexes féminins comme des entités en soi, ne faisant plus partie d’un corps, discernés de leur contexte. Le geste qu’ils accomplissent est conceptuellement illicite et obsessionnel et cependant autant chaste, car ces hommes « ils préféraient voir plutôt qu’avoir » 16 Ils ne désirent rien d’autre que de bénéficier de ce moment d’intimité furtif avec une inconnue, sans prétendre rien d’autre que la possibilité de regarder. La pellicule met en question le désir de l’homme de briser les barrières de la pudeur imposée par la société actuelle, l’obsessioncompulsion à laquelle ces petites actions abritées mènent est symptôme d’une impossibilité d’achever un contact humain avec l’autre sexe, ces hommes qui regardent sont conscients de l’humiliation dessous de leur geste et se soulagent à penser qu’il peuvent poursuivre cette expérience sans être gêné par des contraintes émotionnelles et éthiques, prévues par une relation traditionnelle. Le voyeur, avec son activité, se situe dans un espace extérieur à toute structure relationnelle qui pourrait avoir lieu avec son « observé ». Il observe son monde, sans vouloir y rentrer, son regard est clandestin mais exempté de violence. L’illicite est conceptuel et dans l’esprit du voyeur, qui observe et qui ne touche pas, dans l’extrême célébration de la « scopophilia », l’amour pour le regard.

Michael Lonsdale et Jean-Noël Picq dans Une sale histoire, Jean Eustache,1977

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Le thème du voyeurisme, comme annoncé au début de ce texte, n’est pas une référence anodine. L’histoire de cette tendance a des racines très anciennes et qui justifient son application multidisciplinaire dans l’histoire de l’art. On peut retrouver des premières traces des contes qui narrent le voyeurisme depuis le Moyen Âge, avec la légende de Lady Godiva, plusieurs fois réinterprétée successivement. Lady Godiva, proteste contre la surtaxtion du gouvernement sur le village, en se baladant nue à cheval et la tradition veut que Tom, jeune homme du village anglo-saxon, était si fasciné par la noble fille que en la regardant tombe aveugle. C’est d’après son nom qu’est née l’appellation peeping Tom, qui a perduré jusqu’à aujourd’hui et reste encore synonyme de voyeur.

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Des siècles ont succédés cette histoire mythique et l’interprétation de cette légende a été adoptée par plusieurs pratiques artistiques. Dans Matta-Clark le voyeur regarde depuis l’espace intérieur vers d’autres espaces intérieurs sans malice, mais plutôt avec une posture d’explorateur, il essaye de voir « à travers ». Ce qu’on peut bien apercevoir dans l’œuvre de l’artiste c’est particulièrement le désir de briser les barrières des espaces communément déterminés comme « intimes », cachés par les murs domestiques. On peut retrouver des traces de cette tendance dans plusieurs pièces qu’il réalise juste après Chinatown Voyeur, où il se lance dans la destruction de l’espace « psychologique » et conceptuel attribué au privé et personnel.

Lors d’un entretien après l’accomplissement de la pièce Splitting (1974), Liza Béar questionne Matta-Clark sur son activité et l’interférence avec des tendances voyeuristes : Lisa Béar : Il y a un coté un peu voyeur (dans votre travail) ? Matta-Clark : Absolument. Quelquesuns de mes projets futurs ont un coté totalement voyeuriste. Scruter ses voisins, entrer en contact avec les cinq cent personnes qui vivent à coté… Il faut de temps en temps passer par le voyeurisme. Je ne l’ai pas pratiqué récemment parce que c’est une activité qui réclame un investissement et une patience remarquable. Mais comme pour un ready made, on travaille à combler les blancs, les actions silencieuses et incomplètes qui apparaissent aux fenêtres. Cela implique une attention constante, une forme illicite de médiation, une très bonne vue, un sens aigu du changement. Il faut être au bon endroit au bon moment, sinon tout est fini. 17

John Collier, Lady Godiva,1898


L’intimité du quotidien On laisse de coté l’exploration de la vie humaine et les comportements familiaux, pour aller creuser dans l’espace que ça représente : les murs qui définissent l’intérieur de la maison. Ces murs portent typiquement la trace de la vie qui se passe à l’intérieur. Imaginons les intérieurs qu’on aperçoit lors que l’on regarde Chinatown Voyeur, on se projette d’abord dans un paysage pollué de densité des cellules d’habitation, ensuite la camera se focalise sur différentes scènes de vie à l’intérieur de certains bâtiments. On observe les mouvements des gens, s’il y en a, leur dynamique intime, leur environnement personnel, leurs habitudes… MattaClark se rend compte qu’il ne suffit plus juste d’observer ces espaces et il décide se rapprocher encore plus du sujet. « Les terribles critiques que j’ai rencontré en Europe viennent de la part d’individus qui pensent que je viole la sainteté d’un certain type d’espace domestique. Ils pensent en terme de foyer, d’espace intérieur. (…) Des tabous complexes entourent la question de l’habitat, du bâtiment, de ce qu’on a le droit ou pas d’y faire. » 18 Une pièce très significative, produite dans la même période de ces premières explorations de l’espace domestique par l’artiste, est Wallspaper, réalisé en 1972 et exposé pour la première fois au 112 Greene Street qui venait d’ouvrir ses portes aux artistes de Soho . 19

Cette pièce naît des explorations de la ville et de son tissu urbain, Gordon se promenait souvent pour chercher les failles, le caché, les espaces interstitiels. Tous ces éléments délaissés de la ville étaient pour lui une riche source d’inspiration pour son travail en tant qu’artiste, car quand on vit dans une ville, tout, en un sens, est architectural. Il travaille sur le sens du vide métaphorique, des trous, de l’espace laissé à l’abandon, des endroits qui ne sont pas encore développés. 20 Ned Smyth, ami et collègue de l’artiste, l’accompagnait souvent lors de ses explorations des espaces délaissés, ici il raconte les expériences des introductions dans des bâtiments du South Bronx : « On rentrait illégalement dans des bâtiments abandonnés au South Bronx pour couper de gros morceaux aux formes géométriques à travers les murs et les planchers, en ouvrant des espaces .... Cela a toujours été effrayant, avec ces bâtiments entièrement vides, colmatés, occupés par des junkies qui auraient volé du cuivre et des tuyaux pour les revendre et obtenir de l’argent pour la drogue .... On transportait avec nous nos scies et d’autres outils, comme aussi un générateur de puissance, et on les montait jusqu’à ces coquilles d’appartements. Parfois ces appartements étaient abandonnés comme si les occupants étaient tout simplement sortis avec leur vie, en laissant tous leurs meubles, juste comme ils étaient, leurs vêtements encore pendus à des crochets derrière les portes. » 21

Gordon Matta-Clark, photos pour Wallspaper,1972

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Les papiers peints de Wallspaper représentent une recherche esthétique sur une exploration des murs mitoyens exposés des bâtiments newyorkais tranchés transversalement pour laisser un espace aux chantiers où au renouvellement de la ville. Quand on démoli un bâtiment, on laisse un espace vide, surtout dans une ville dense comme New York, on sectionne la ville et on dévoile une structure initialement cachée par béton et briques. Matta-Clark saisit cette occasion pour développer sa recherche sur le tissu urbain, encore plus d’à coté de ce qu’il avait réalisé pour Chinatown Voyeur et ses vues sur l’intimité des chambres familiales. Wallspaper est un jeu de mot que l’artiste crée autour de l’image du papier peint traditionnellement appliqué aux murs domestiques. L’artiste

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travaille sur l’idée de « couches » sur plusieurs coté dans son travail. L’architecture intérieure et extérieure des bâtiments est fabriquée à partir des couches, s’agit-il des couches des matériaux de constructions ou même les couches des différents passages des habitants qui sont demeurés dans ces lieux et qu’ont laissé leur trace. Wallspaper symbolise une représentation frontale des façades qu’à travers la dégradation ou à la démolition architecturale changent leur statut : d’abord ils étaient murs domestiques et maintenant s’exposent comme remparts publics. Le papier peint, symbole de foyer domestique et ambiance familiale, est exposé comme une œuvre plastique et bidimensionnelle, les répartitions des chambres et étages qui caractérisaient les lieux ne sont plus là à marquer les assemblages des habitations. On peut juste imaginer

ce qu’était la vie et les histoires que précédemment se passaient à l’intérieur de ces espaces non plus visibles… « De toute évidence, des gens avaient vécu là. Cela me plaisait beaucoup. J’aimais qu’il s’agisse d’un espace occupé, dont je ne pouvais qu’imaginer ce à quoi il ressemblait auparavant. » 22 Il réalise un collage de photos des façades qu’il décide de réimprimer sur du papier journal en utilisant des couleurs vivement acides, verts, jaunes et roses. Ensuite il utilisera ces papiers pour recouvrir la quasi totalité des murs dans la grande salle d’exposition du 112 Greene Street, en provoquant un effet étrange à travers ce chevauchement murs sur murs. Gordon Matta-Clark, prépare l’exposition au 112 Greene Street, Wallspaper,1972


Photo par Steve Siegel

Avec la réalisation de Wallspaper, MattaClark se rapproche déjà des idées clés qui l’accompagneront tout au long de sa carrière à venir. Avant de toucher à la structure des bâtiments avec ses incisions, il travaille avec l’esthétique de l’architecture dévoilée, que s’ouvre à un espace extérieur et respire l’air de la ville. Je trouve l’ensemble des pièces nées du projet Bronx Floors travail assez proche de la démarche de Wallspaper, les deux ont été réalisés pendant les mêmes années (1971-1972) et exposés la première fois au 112 Greene Street. Bronx Floors représente un dangereux défi de l’artiste qui décide finalement d’intervenir matériellement sur la structure des bâtiments délaissés et abandonnés (et par conséquent très périlleux à traverser) dans les quartiers les plus précaires du South Bronx.

Matta-Clark décide d’intervenir différemment dans ces édifices, à l’inverse des graffiteurs (qui commencent à se diffuser en ville), il se refuse de revêtir le lieu avec des décors et il marque son passage avec des soustractions de sols. Sa signature sur ces immeubles particuliers et difficilement accessibles aura un public principal de gangs, pompiers, junkies etc.... L’artiste, après avoir documenté son action de soustraction avec plusieurs photographies documentaires, transfère ses extractions dans son appartement où au Workshop de Greene Street. Tout au long de ce passage ces morceaux de bâtiment modifient leur statut d’objet : ils se transforment de simples bouts de matériaux de construction à des sculptures autonomes. Ces sculptures, réalisées à plusieurs reprises pendant la période 1971-72, seront exposées à coté

des sérigraphies de Wallspaper au 112 Greene Street. Les deux interventions présentent vraisemblablement un fil rouge qui les identifie : « L’accomplissement à travers l’enlèvement. L’abstraction des surfaces. Ne pas bâti - à ne pas bâtir, un espace à ne pas bâtir. La création d’une complexité d’espace, pour lire des nouvelles ouvertures façe à des surfaces anciennes. La lumière qui filtre dans un espace ou au delà des surfaces coupées. Violer et rentrer. Côtoyer l’effondrement structurale, séparer les morceaux jusqu’au point de leur effondrement. » 23

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« (avec mes interventions sur les bâtiments) j’ouvre des espace clos, conditionnés non seulement par une nécessité physique, mais aussi par l’industrie qui prodigue des ‘boîtes’ en ville et en banlieue et s’assure par la même clientèle passive et isolée, un public potentiellement prisonnier » 24 Les interventions de Matta-Clark présentent des défis personnels comme aussi sociaux, dans une contestation explicite contre l’architecture de la ville, la décadence de l’idéal du Rationalisme et le déclin de la splendeur newyorkaise à travers le dépérissement de l’espace urbain et ses immeubles. Comme l’affirme Christian Kravagna « Chinatown Voyeur a à voir avec le ‘containerisation’ de notre espace de vie au niveau purement visuel, à travers des structures architecturales cachées et des traces de son histoire ancienne » 25 La référence croisée des pièces vidéo et des œuvres plastiques de l’artiste est nécessaire pour arriver à comprendre les évolutions des idées qui mèneront l’artiste à développer une recherche particulière artistique autour des trous et des vides tout au long de sa carrière à venir.

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Les repères cités dans ce chapitre nous indiquent différentes étapes dans la conceptualisation des idées de Matta-Clark. L’exploration visuelle de l’espace qui l’entoure se traduit à la fois dans des expérimentations liées au voyeurisme, le rapprochement aux structures de l’identité domestique et leur violation et discernement, l’ouverture des creux pour voir à travers les espaces fermés mené par le désir de liquéfaction entre extérieur et intérieur.

Gordon Matta-Clark, Bronx Floor, 1972


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15 La premiere coupe qu’il réalisera dans un batiment sera à l’occasion de l’ouverture de son restaurant Food, en fin été 1971 16 Citation depuis le film “Une sale histoire” 17 Splitting the Humphrey Street Building, entretien avec Gordon Matta-Clark par Liza Béar, Décembre 1974, Avalanche, p. 34-37 18 Circus ou The Caribbean Orange, Musée d’art contemporain de Chicago, entretien avec Gordon Matta-Clark par Judith Russi Kirshner, Février 1978 – Gordon Matta-Clark, Entretiens, Editions Lutanie, p .133

Gordon Matta-Clark, réalisation de Bronx Floor, 1972 une résonnance comme l’océan, probablement le trafic. Je n’arrive pas de tout à voir la partie ouest de la ville. », voix du narrateur, Lost Book Found, 1996

1 Une sale histoire, par Jean Eustache, 1977 2 Splitting the Humphrey Street Building, entretien avec Gordon Matta-Clark par Liza Béar, Décembre 1974, Avalanche, p. 34-37 3 Par Alfred Hitchcock, 1954 4 Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Payot & Rivages, 2004, p. 453 5 http://www.ina.fr/video/I09365760 6 Fred Truniger, Filmic Mapping, Editions Landscript, 2013, p.153 7 http://sensesofcinema.com/2000/feature-articles/ cohen-2/ 8 Fred Truniger, Filmic Mapping, Editions Landscript, 2013, p.154 9 « Très haut, au dessous de la ville, il y a un million de vue comme cela. Je regarde en bas depuis un bâtiment des bureaux, un gratte-ciel. Et 26 étages en bas, presque tous les cadres et les secrétaires ont déjà monté sur leur taxis ou leurs train pour rentrer. Je regarde vers l’ouest, je me demande jusqu’à où on peut voir, si on peut voir 9th Avenue par ces nombreuses fenêtres des bureaux. Loin, j’entends

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10 Le peintre de la vie moderne, recueil d’essais de Charles Baudelaire parus dans Le Figaro en 3 épisondes, novembre / décembre 1863 11 « The photographer is an armed version of the solitary walker reconnoitering, stalking, cruising the urban inferno, the voyeuristic stroller who discovers the city as a landscape of voluptuous extremes. Adept of the joys of watching, connoisseur of empathy, the flâneur finds the world ‘picturesque.’ », Susan Sontag, On Photography, Penguin, London, 1977 12 Le mot “voyeurisme” derive du français “voyeur” = celui qui regarde. Un homme voyeur est communément appellé Peeping Tom, un terme qui provient originairiement de la legende de Lady Godiva 13 « Dear Stranger, I am an artist working on a photographic project which involves people I do not know. I would like to take a photograph of you standing in your front room from the street in the evening. A camera will be set outside the window on the street. If you do not mind being photographed, please stand in the room and look into the camera through the window for 10 minutes on __-__-__ (date and time)…I will take your picture and then leave… we will remain strangers to each other…If you do not want to get involved, please simply draw your curtains to show your refusal. I really hope to see you from the window. », Shizuka Yokomizo « Strangers » (1998-2000) 14 Ndr. Violation autorisée de l’espace privée

19 112 Greene Street, espace artistique qui prends son nom depuis sa localisation dans la ville de New York. Le workshop ouvre ses portes en 1970, après que Jeffrey Lew et sa femme Rachel achetent le lieu encore à son état brut, précedentement occupé par un entreprise de production de fringues. Lew, Matta-Clark et leurs amis travaillent ensemble pour redonner une vie à l’espace et le rendre un espace propice à la création artistique et son exposition, sans cacher pourtant son identité précedente. 20 Splitting the Humphrey Street Building, entretien avec Gordon Matta-Clark par Liza Béar, Décembre 1974, Avalanche, p. 34-37 21 Ned Smyth sur Gordon Matta-Clark: http://www. artnet.com/magazine/features/smyth/smyth6-4-04. asp; Ned Smyth est aujourd’hui connu pour ses sculptures dans l’espace public, il a connu MattaClark lors de son arrive à New York où il venait chercher un travail et il a été recruté par FOOD, le restaurant ouvert par Gordon en 1971. 22 Splitting the Humphrey Street Building, entretien avec Gordon Matta-Clark par Liza Béar, Décembre 1974, Avalanche, p. 34-37 23 Gordon Matta-Clark Archives, 1971 « Completion through removal. Abstraction of surfaces. Notbuilding, not-to-rebuild, not-built-space. Creating spatial complexity, reading new openings against old surfaces. Light admitted into space or beyond surfaces that are cut. Breaking and entering. Approaching structural collapse, separating the parts at the point of collapse. » 24 Les découpes de Gordon Matta-Clark, un entretien avec Gordon Matta-Clark par Donald Wall, Arts Magazine, p. 74-79, Mai 1976) 25 Christian Kravagna, « It’s nothing worth documenting if it’s not difficoult to get: on the documentary nature of photography and film in the work of Gordon Matta-Clark », Gordon Matta-Clark, ed. Phaidon, 2003, p. 134


Inside / Out Limites et libertĂŠs

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Michelangelo Antonioni, Zabriskie Point, 1970

« L’indistinction entre interieur et exterieur amene à la decouverte d’une nouvelle dimension »

G. Deleuze et F.Guettari, Kafka : toward a minor literature (1986) 1

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Le désert américain à l’ouest des Etats Unis, imprégné de désolation et de romantisme, est représenté comme un paysage fertile où la contemplation et la subversion deviennent symbole d’une époque des changements révolutionnaires. Dans Zabriskie Point, Michelangelo Antonioni met en scène une représentation cinématographique de l’utopie de la jeune Daria à travers une scène à la violence incisive et directe. L’explosion de la villa de son patron et ses objets, symboles d’une société aisée et bourgeoise mais aussi du consumérisme et du rêve américain, est une métaphore de la violation radicale des modèles imposés par la société actuelle et ses propres mythes. L’architecture (et son écrasement) devient


emblème d’une société en crise, où une nouvelle génération de jeunes n’arrive plus à trouver sa place. Ils désirent se libérer de ces règles et des conventions à travers des actes d’affranchissement très forts et symboliques. Dans le chapitre précèdant, j’ai exploré comment Matta-Clark propose d’ouvrir des axiomes qui règlent l’aménagement urbain et le sens commun de la domesticité, à travers ses pièces Wallspaper et Bronx Floors. A partir de la simple observation et mise en évidence des zones désaffectées de la ville, que nos yeux distraits se refusent d’évaluer comme signe de dégradation urbaine et faillite des programmes d’aménagement urbain, il rend visible l’échec de l’architecture moderne. L’architecture qui tout au long de l’histoire de l’homme a symbolisé sa prévalence sur la nature et s’est faite emblème de l’évolution des civilisations, maintenant devient bouc émissaire de la contestation de l’artiste.

Une architecture politique Les années 60 et 70 représentent une époque où le sentiment d’adversité vers la doctrine esthétique dominante se manifeste en explosant dans un grand débat social, qui arrive à influencer fortement les nouvelles tendances dans les arts plastiques. Les arts ne se limitent plus à s’inscrire dans un discours purement esthétique et leurs démarches ingèrent des fortes prises de position politiques. L’art devient un outil de communication privilégié pour exprimer la contestation. Les changements dans la façon de « faire de l’art » sont un signe incontestable d’une mutation radicale, qui conduit progressivement à un éloignement dès anciens formats de

production et exposition d’oeuvres. Les artistes commencent à manifester leur refus de la société actuelle à travers une destruction et démantèlement conceptuel et matériel de la réalité écrasante qui les entoure. Antonioni filme la scène finale de son Zabriskie Point au cours des années 1968 et 1969, très représentatif de cette époque de contestation : « L’acte anarchique de faire sauter cette architecture représente un geste de libération envers la suprématie d’une doctrine esthétique qui à la fin des années 60 était perçue comme répressive et dont les effets s’étendaient bien au delà du domaine de l’architecture elle-même. » 2

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Une œuvre réalisée par Robert Smithson en Janvier 1970, encore en pleine période de la guerre au Vietnam, est Partially Butied Woodshed. L’artiste est invité par l’Université de Kent State, Ohio, pour une résidence artistique d’une semaine afin de réaliser une installation dans le territoire, avec l’aide des étudiants locaux. Le travail consiste en un vieux hangar en bois partiellement enterré sur un de ses cotés à travers l’aide de camions qui transportent de la terre. Cette attaque à la structure du hangar a comme but de faire effondrer son architecture lentement dans le temps, il veut que les étudiants surveillent et prennent soin du processus entropique qu’accompagne la pièce. Le cycle naturel qui va débouter autour de l’oeuvre va détériorer les poutres et les piliers et fait fleurir une végétation tout autour de la structure. Partially Butied Woodshed acquière ainsi sa propre histoire. « ...il n’y a pas de manières pour réussir à remettre ses pièces ensemble une autre fois » 3 Robert Smithson, Partially Buried Woodshed pendant sa construction et finalisation (1970) En bas: l’œuvre en 2005, juste avant sa démolition définitive

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collégiens désarmés et ils en tueront quatre, juste près de l’œuvre de Smithson. Peu après, une inscription en grandes lettres blanches « May 4 Kent 70 » est réalisée sur le bûcher de Partially Butied Woodshed, le site devient le mémorial officieux de ce terrible événement. Certains voient dans l’œuvre de Smithson l’expression d’un malaise de la société contre le système politique américain ; on peut imaginer dans l’écrasement progressif de la poutre en bois une métaphore des désastres et ruptures provoqués à partir des décisions et des doctrines américaines corrompues de l’époque. Matta-Clark assiste Oppenheim à la réalisation de Beebe Lake Cut, 1969

Des événements vont arriver suite à la réalisation de cette pièce, que l’artiste ne pouvait pas encore imaginer lors de sa conception, et qui contribueront à rendre le site une sorte de monument aux victimes décédées lors des protestations contre la guerre au Vietnam. Le 30 Avril 1970 le président Nixon (qu’a été élu avec, entre autres, le propos de réduire l’engagement américain dans la guerre de Vietnam) annonce aux medias que les troupes américaines commenceront bientôt leur attaque aux bases Viêt-Cong en Cambodge, pays déclaré neutre depuis le début du conflit. Suite à quelques jours des fortes protestations de la part des étudiants de la Kent University en Ohio, les soldats américains tirent sur un groupe de

L’entropie des bâtiments et cette connexion inattendue avec des événements historiques controversés, nous fait nous rapprocher encore plus de l’atmosphère tendue de ces années. Avec Smithson on a une involontaire et pourtant forte association entre deux conceptualités différentes : la processualité entropique typique du Land Art va se fondre aux faits divers du moment, dans un dialogue crée autour des répercussions, à la fois dramatiques, entre art et vie. Dans Matta-Clark on retrouvera souvent l’interférence entre propos artistiques et sujets chauds d’engagement social et politique. Au delà de toute implication politique, on peut retrouver dans Smithson et Matta-Clark le même tension : entre la structure et sa désintégration, entre la forme et sa décomposition, entre la totalité et ses fragments, entre l’idée de centre et la marge où la limite de la même structure.

Les deux artistes avaient déjà eu l’occasion de se connaître par le passé, lors de l’exposition Earth Art en 1969, à l’époque où Gordon était encore étudiant en architecture à la Cornell University. Le curateur de l’événement était Willoughby Sharp, artiste, écrivain et entrepreneur qui lancera quelques mois plus tard la revue Avalanche en collaboration avec Liza Béar, document d’importance fondamentale pour comprendre les tendances artistiques américaines tout au long des années 70. Comme Robert Smithson, des autres grands exposants du Land Art de l’époque participent à Earth Art : Dennis Oppenheim, Jan Dibbets, Richard Long, Robert Morris, Hans Haake. Selon Pamela Lee 4, la participation en tant qu’assistant à Oppenheim dans la réalisation de Beebe Lake Cut et l’avoir pris contact avec ces artistes qui influeront beaucoup ses idées successives, ça lui a servi comme une véritable entrée dans le monde de l’art de New York. 5 « Le paysage (est) éxtension de la galerie. Je ne pense pas qu’on est en train d’avoir à faire avec une tendance de retour à la nature… (ou, dit inversement) le monde est un musée. » 6

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Le charme indiscret de la destruction Impressionné par le travail des artistes du Land Art, Matta-Clark en fut profondément influencé et dans les années suivantes, à son retour dans sa ville natale, New York, il démontrera de plus en plus d’attention à la dimension processuelle de son travail, l’intervention dans une situation déterminée du territoire et la mise à l’épreuve des capacités entropiques des bâtiments et des objets. Les problématiques plus d’actualité

dans la ville de New York à ce moment historique sont très ancrées sur le déclin de la qualité de la vie. Les yeux fermés d’un gouvernement insoucieux des droits des citoyens pour une équitable répartition des biens immobiliers dans la ville et l’inhospitalité du territoire urbain se traduisent dans les injustices quotidiennes auxquelles les individus doivent faire face. La question du domicile devient un sujet chaud dans les polémiques de ces années, le concept du chez-soi, les limites entre la propriété privé et publique sont attaquées par des actions de désespoir, telle que l’irruption dans des bâtiments inoccupés où abandonnés, alors que d’autres sont évacués et deviennent des espèces de ruines contemporaines. L’atmosphère de la ville est profondément corrompue par ces forces négatives qui agissent sur le déroulement de la vie quotidienne des citoyens. Pratiquer des

ouvertures dans des structures fermées et statiques pour leur redonner une nouvelle vie, leur faire profiter d’un souffle d’air frais, c’est un des propos de Matta-Clark quand il décide d’intervenir sur des bâtiments. On pourrait interpréter son geste comme une intention très romantique de détourner un paysage détérioré. A mon avis, le travail de l’artiste doit son extrême force communicative à cette coexistence entre une partie de critique socio-politique violente et un discours plutôt idéaliste et poétique, à travers cette articulation bilatérale il arrive à réaliser sa réflexion sur l’état des choses. L’image en mouvement sillonne tous ces changements dynamiques qui envahissent progressivement la métropole. Deux pellicules que je veux mettre en parallèle à ce propos sont Freshkill de Gordon Matta-Clark (1972) et les vidéos de Dominic Angerame (années 90 et 2000). Dans toutes les deux on peut retrouver les principes de détérioration de la matière qui composent la ville, en parallèle avec une subtile critique aux cycles de vie des organismes qui peuplent les métropoles modernes. Au tout début du film Deconstruction Sight, réalisé par Angerame en 1990, on voit une citation de László MoholyNagy: « Depuis l’époque de la révolution industrielle, notre civilisation a souffert d’un écart croissant entre la potentialité idéologique et sa réelle réalisation. » Angerame est fortement influencé par l’environnement urbain qu’il habite, qu’il aime et parfois déteste.

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Photo par Steven Siegel


Son père était un ouvrier dans le vrai sens du terme, un « blue collar », il travaille presque toute sa vie sur des sites de constructions en tant qu’électricien. Dans la série de film City Symphony, Angerame nous montre largement l’univers de ces travailleurs: d’un coté on voit la ville en changement continu où tout est démoli et après reconstruit, de l’autre coté le travail des ouvriers, avec une attention particulière sur la dynamique de leur machines. La force des contrastes de la pellicule en noir et blanc 7 contribue à donner aux cadrages un effet dramatique et plastique. La camera est presque toujours fixe sur ces sujets et le déroulement du film pourrait ressembler à une boucle de diapositives en mouvement qui se succèdent, comme une documentation fidèle des scénarios urbain qu’il voit. La matière filmée de cette série est généralement la même, l’auteur se concentre sur des paysages de la ville où on peut bien remarquer l’intervention humaine sur le territoire : des autoroutes, des ponts, des ports. Ensuite, son œil s’arrête sur des particuliers qui documentent le cycle de vie de cette ville. Ce sont surtout deux pellicules de l’auteur qui peuvent nous donner une idée (posthume à celle initiée par Matta-Clark) de l’entropie de la vie métropolitaine. Je cite les mots d’Angerame lors qu’il décrit son œuvre : « Cette déconstruction, toutefois primitive, représente une partie fondamentale du processus de régénération, que j’ai essayé de capturer avec ce film. Dans une société technologiquement avancée, on a une

vision très idéaliste de comment un changement dans notre monde physique est censé venir. Mais encore, il y a un énorme écart entre notre « vision » d’un futur meilleur et ce qui c’est réel. » 8 Tout au long du défilement des ces scènes métropolitaines, on voit d’un coté se matérialiser une recherche esthétique sur le tissu urbain qui dégénère, qui se plie à l’attaque de l’homme et ses machines, qui se renouvelle, mais aussi une conceptualisation de ce cycle tumultueux qui anime l’aménagement urbain. Les machines attaquent les bâtiments, qui symbolisent force et autorité, dans leur dégénération on voit la fragilité cachée de ces structures monumentales. Angerame explore les forces destructives en action comme une sorte de rituel moderne et il arrive à en trouver une beauté secrète, dans les formes, les mouvements, l’intensité du travail humain.

Dominic Angerame, Deconstruction Sight, 1990 et In the course of human events, 1997

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Avec In the course of human events (1997), l’auteur nous montre la destruction d’une autoroute après avoir été endommagée par un tremblement de terre. On ne voit jamais de personnes ici, c’est la destruction le sujet principal que le film prend en considération, la désintégration de cette structure massive est interprété comme une partie naturelle du renouvellement et évolution de la ville. On ne voit que des machines en action, qui s’occupent de discerner les différentes parties et membranes qui constituent l’autoroute, qui petit à petit se plie et s’enfonce au sol. La problématique qui entoure la vitesse dans la mutation de l‘environnement physique de la ville 9, du renouvellement et des déchets produit par ce processus inévitable, est examinée par Matta-Clark dans son court métrage Freshkill, une de ses premières pellicules tournées avec une équipe des professionnels et bénéficiant d’un équipement moins amateur que d’habitude.10 Le scénario du film est très simple et toutefois très direct : Matta-Clark amène son véhicule rouge vers un junkyard, afin de le détruire. L’avenir de cet objet est déjà déterminé et cela se retrouve dans un état métaphorique d’instabilité entre la vie et la mort. Sa “destin” ne va pas tarder à se rendre visible ; l’artiste, encore au volant, se lance contre un bulldozer et écrase la partie avant de la voiture, qui se plie et se chiffonne comme si elle était faite en papier.

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Au contraire des films d’Angerame, cette vidéo est une vraie mise en scène performative pour la camera.

Comme dans Deconstruction Sight, les images en mouvement se succèdent dans un montage qui alterne différentes perspectives du site, dans ce cas un ferrailleur à proximité de la ville de New York. Une attention particulière est porté vers la décomposition du fourgon de Matta-Clark, que l’artiste cite aussi dans les titres du film, comme si cela avait une personnalité en soi : Herman Meydag 11. Le personnage principal de ce film est donc Herman et le cœur du scénario c’est sa mort. Le car est vu comme un symbole dynamique du déplacement dans la vie moderne qui subi l’inévitabilité d’un cycle de vie qui veut voir l’obsolète disparaître pour faire place aux nouveaux modèles de modernité.


Michel de Certeau dans son livre The practice of everyday life, donne une définition de la ville de New York qui reflet l’état d’esprit du temps de Matta-Clark : « New York n’a jamais appris l’art de grandir et de jouer avec son passé. C’est son présent qui s’invente constamment, heure par heure, dans le geste d’écarter ses précédentes conquêtes et stimulant l’avenir. C’est une ville composée d’espaces exaspérée dans des reliefs monumentaux. Le spectateur pourrait le traduire comme un univers constamment en train d’exploser. » 12 La catastrophe, l’écrasement, la décomposition et la vulnérabilité de l’architecture sont aussi des thématiques clés autour desquelles le groupe Anarchitecture raisonne.

Gordon Matta-Clark, Freshkill, 1972

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La dissolution du bâtiment On voit apparaître une tendance à la considération des bâtiments et des infrastructures comme organismes faibles et démunis, eux même surmontés par les événements naturels, qui cèdent aux forces majeures et se baissent à leur destin. Anarchitecture est un groupe de recherche assez souterrain, né en 1973 et composé par une dizaine d’artistes issus de différentes pratiques 13, qui se donne rendez vous ponctuellement et informellement dans des lieux variés et élaborent une série de propositions collectives. Au dehors des spéculations architecturales, le groupe considérait des possibilités comme une sorte de jeu, explorant les vides métaphoriques, les écarts, les espaces abandonnés.

« Chacun d’entre nous discutait beaucoup et écrivait beaucoup. Le groupe d’Anarchitecture – si je le regarde maintenant avec une certaine distance – c’était une chose absolument littérale et n’avait pas vraiment de rapport avec les structures que l’on construisait éventuellement. La discussion était vraiment une méthode de travail et une façon de s’identifier entre nous. Il s’agissait d’un sorte d’état onirique où on se retrouve quand on est en train de réflechir à un projet conceptuellement. » 14 « L’architecture n’était pas le point de départ pour nous, même pour Gordon. Cependant, nous nous sommes vite rendus compte, que l’architecture pouvait être utilisée pour symboliser la réalité d’une culture adverse et fermée contre

laquelle on se battait, et pas seulement la construction d’une architecture dans le sens propre du terme. C’était dans ce contexte que Gordon est sorti avec le nom Anarchitecture. Et ça suggère probablement le sens que nous lui avons tous donné. » 15 Juste une semaine avant la réalisation du célèbre Splitting, par Gordon MattaClark, a eu lieu la mystérieuse et seule exposition du groupe Anarchitecture. Successivement, avec le temps on a découvert des images et des repères qui nous aident à comprendre cet événement, toutefois très obscure. 16 Selon les témoins, l’exposition se composait d’une longue ligne horizontale d’environ 64 photos (impérativement) pas signées. Toutes ces photos exposées au 112 Greene Street représentent une sorte de documentation issue des rendez vous préalables du groupe, jamais documentés par aucun compte rendu. L’unique trace diffusée au public à l’époque était l’invitation et une double page des photographies publiées sur l’édition de Juin du magazine Flash Art, revue Deux photos des archives d’Anarchitecture, 1974

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européenne, d’où la difficulté pour les lecteurs de se rendre vraisemblablement au lieu de l’exposition. Dans le petit texte qui accompagne ces images on peut lire : « Cette exposition montrera une collection d’impressions photographiques résultat d’un année de discussions du groupe autour des notions abstraites, personnelles et non structurelles ou architectoniques d’espace et de lieu. » « Le point n’était pas seulement de brouiller les limites mais aussi une vocation vers des nouvelles formes de clarté. » 17. Selon Mark Wigley, Anarchitecture était une machine théorique (« a theory machine »), un mécanisme autodéterminé et efficient pour le développement des positions. Les note cards (index cards) et les longues lettres et pages écrites par MattaClark et les autres membres du groupe étaient comme des enregistrements de l’incubation et stimulation des idées ayant lieu par voie oral. Le groupe a vu sa dissolution peu après, à partir du moment où Gordon commence physiquement sa recherche sur les vides architecturaux et les coupures.

Une des peux pages publiées sur Flash Art, June 1974 Invitation à l’exposition Anarchitecture, 1974

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Une lettre de Gordon à Carol Goddenn avec plusieurs propositions pour le groupe Anarchitecture, Décembre 1973 Une photo des archives Anarchitecture

Il y a une page de son carnet très énigmatique et intéressante pour comprendre les évolutions de sa pensée pendant ces années. Ses mots, qui font appel à travers un ton inhabituellement autobiographique à un étrange épisode, sont situés au milieu

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desspéculations qu’on pourrait rapprocher des recherches d’Anarchitecture : « Ce soir, 3 Août 1973, mon seul et unique cousin est mort de façon très singulière. Son appel de téléphone avec sa mère fut interrompu par un ‘plafond qui tombait’ … Lui et son épouse vivaient sur Broadway, le bâtiment fut rasé par une force inconnue qui l’a fait collapser instantanément sans préavis. Tout autour de l’accident, la ville a rassemblé les secours. La foule et l’hystérie s’est dissolue autour de la réaffirmation d’une désintégration immédiate. » « …donc je réagis à la déformation de la valeur (éthique), dissimulé dans le Modernisme, le renouvellement, l’urbanisme, tu peux l’appeler comme tu veux.

La ville et son rôle d’incubateur de mémoire, est un lieu historique qui réunit les destins êtres humains à un certain moment ; mais ça c’est nié, car la ville est devenue une ‘profitopolis’ » 18 Le désir de Matta-Clark de briser toutes barrière conceptuelle et matérielle du système où il vit se manifeste à travers plusieurs épisodes de sa carrière. La critique envers la tradition architecturale, les prises de position politiques contre le capitalisme américain et ses propos artistiques qui ne manquent pas de faire transparaître les références à cette bataille peuvent être retrouvées dans ses œuvres plastiques, ses films et ses performances/actions, qui allouent parfois une certaine dose de violence.


En Décembre 1976, Matta-Clark est invité à participer à l’exposition « Idea as model » 19 organisé par l’Institute for Architecture and Urban Studies de New York. Depuis les mots de Dennis Oppenheim ce qu’il décide de réaliser représente « un geste tellement radical, un énoncé-métaphore définitif à propos de l’architecture » 20 Sa proposition initiale était celle d’installer dans chaque cadre des fenêtres des photographies faisant partie d’une collection de nouveaux bâtiments du South Bronx aux fenêtres cassées où vandalisés. De cette façon, il pouvait donner son commentaire à propos du vandalisme comme réalité sociale de plusieurs propositions utopiques de renouvellement urbain. Matta-Clark lutte contre la cécité des urbanistes et avec Windows Blow-Out il mime le désespoir de la délinquance avec les mêmes

armes diffusées parmi les citoyens, le vandalisme endémique.

mis au courant de l’événement manifestaient une désapprobation généralisée.

La nuit avant l’ouverture de l’exposition, Gordon décide de réaliser un acte d’extrême protestation à travers une intervention agressive et émouvante. Il emprunte un pistolet à air à son ami Oppenheim et se rend à l’Institute for Architecture dans le cœur de la nuit ; le curateur Andrew Macnair témoigne de l’événement incrédule.21 Il exprime son désir de briser les vitres des fenêtres du bâtiment qui sont déjà condamnées. Avec l’accord du commissaire, il se rend en bas de l’édifice et commence à tirer sur les fenêtres, mais il ne se limite pas à certaines, il les démolit toutes. Le résultat de son intervention se différenciait largement de ce qui lui était accordé au tout début. Les critiques de la part des autres membres de la commission quand ils furent

Peter Eisenman comparaît même cette action à la Kristalnacht, où toutes les vitrines des boutiques juives furent détruites par l’intervention de l’armée nazi pendant la deuxième guerre mondiale. La mise en scène de cette action/ performance, qui a pourtant été visible un très court laps de temps la nuit même de sa réalisation 22, peut être vue comme une expressive démonstration de rejet envers la « machine du développement architecturale de la ville ». La critique de Matta-Clark avait fait bien communiquer son message: pourquoi cette détérioration mise en place lors de l’exposition était intolérable pour Eisenman et ses collègues, lorsqu’on la juge tolérable tous les jours dans le South Bronx et la Lower East Side ?

Gordon Matta-Clark, Windows Blow-Out, 1976

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Windows Blow-Out représente l’unique intervention de l’artiste sur un bâtiment en usage à l’époque et pas destiné à la démolition. Cette fois c’est le travail de l’artiste qui a été effacé et pas l’édifice qui a été démoli. Dans chacun de ces cas, ce qui reste aujourd’hui sont seulement des documents (écrits, photographiques où filmiques) qui témoignent de la réalisation effective des projets. Briser les barrières architecturales des institutions contemporaines au milieu du XX siècle signifiait violer les conformités établies par la société, qui peu à peu révélait ses failles et ses échecs. Les interventions de Matta-Clark, qui commence à travailler sur la ville de New York et son voisinage à partir des années 1970, se fait miroir de toutes ces implications politiques et de cette nécessité de changement. Le gouvernement de Richard Nixon et l’aménagement de la ville se révèle de plus en plus catastrophique et beaucoup d’artistes démontrent leur malaise à travers l’attaque de l’urbanité dans ces armatures : les bâtiments. Les immeubles qui envahissent la métropole et génèrent une densité hétérogène des structures emboîtées sont les symboles du consumérisme et sa détérioration, un système qui est avalé lentement par ses mêmes principes, provoquant un effet d’entropie de pouvoir. « Quand je détruis un bâtiment, je m’exprime contre de multiples aspects de la condition sociale : j’ouvre des espace clos, conditionnés pas seulement par une nécessité physique, mais aussi par l’industrie qui prodigue des ‘boîtes’

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en ville et en banlieue et s’assure par là même une clientèle passive et isolée – un public potentiellement captif. (…) Je m’élève contre une situation de moins en moins supportable, où triomphent le repli sur soi, la propriété privée et l’isolement. » 23

South Bronx vu par John Fekner Au dessous: Le président Jimmy Carter visite le quartier du South Bronx en 1977. Le président incitait les citoyens à : « Not producing, but cutting away »24 , dans le même esprit (appliqué aux matières différentes) de Matta-Clark, on peut dire que la tendance au « less is more » était dans l’esprit du temps, conscient des catastrophes du système capitaliste centré sur le consumérisme et l’exubérance des projets


On aperçoit alors le caractère considérablement engagé des interventions de Matta-Clark. L’artiste n’a jamais caché une coexistence entre ses interventions esthétiques et une démarche politique parallèle chaque fois qu’il investit un espace particulièrement sensible dans la ville. Matta-Clark profite de son statut d’artiste pour réaliser ce qu’un architecte ne pourrait jamais achever. Ses propos sont beaucoup plus utopiques que les réels plans d’aménagement du territoire et visent à constituer un ensemble des propositions livrées aux futurs constructeurs, qui pourront donner leur interprétation et transformer ces idées en propulseurs d’un changement dans la société, une mutation des comportements vis à vis des bâtiments. Avec un refus des principes de l’architecture moderne et des formes traditionnelles et obsolètes, il se bat contre l’enfermement de l’homme, métaphore de l’enfermement de la société dans ses règles étouffantes.

La crise économique force une énorme quantité d’activités à fermer ses portes et déclarer faillite, elles laissaient derrière eux des énormes espaces industriels vides et inoccupés. Les artistes ne tardaient pas à s’approprier ces lieux pour en faire de parfaits espaces de vie et travail, en profitant d’un marché immobilier favorable.

Sculpter le vide La carrière de Matta-Clark a vu une évolution progressive dans son approche à ses coupures architecturales inoubliables, qui représentent probablement le coté de son travail le plus célèbre à nos jours. Il faut cependant rappeler quelques faits historiques dans la vie de l’artiste pour pouvoir comprendre comment une telle recherche à pu se matérialiser, à creuser le matériel qui constitue la ville, dans une recherche esthétique qui matérialisera ses idéologies contestataires. Au passage entre les années 60 et 70, l’économie de New York n’était pas dans sa meilleure forme. Les effets du dépérissement de la ville comptent la stagnation économique, une augmentation des taxations, la perte de travail des petites entreprises des manufacturiers et artisans, les citoyens commencent à déménager hors de la ville, dans les périphéries. Au contraire, les artistes continuent à arriver à Manhattan, et joueront un rôle fondamental dans le développement de la scène culturelle de la ville pendant les décennies suivantes.

Lors de ma conversation avec un collègue et ami de Gordon, Gerry Hovagimyan 25 je l’ai interrogé sur les façons dont les artistes de Soho arrivaient à gagner leur vie entre-temps qu’ils essayaient de poursuivre leur carrière artistique. Il m’a raconté que presque tout le groupe était engagé dans des travaux de construction, sans vraiment une distinction entre hommes et femmes. Cela représentait le boulot le plus facile à apprendre et aussi le plus « nécessaire » à ce moment. Tous les jeunes habitants du quartier commencent à apprendre comment renouveler des lofts, soit pour la nécessité de se créer un espace pour y vivre, soit pour arriver à avoir un peu d’argent et survivre à New York. Matta-Clark et ses jeunes camarades acquièrent alors progressivement une confiance avec le travail manuel sur les bâtiments remarquable. Sans oublier que l’artiste avait déjà porté à terme ses études d’architecture à la Cornell University précédemment. A l’époque des renouvellements et restructurations des lofts et autres locaux, Matta-Clark commence, un peu comme un jeu, à expérimenter ses premières coupures de bâtiments. Dans certains

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cas, on pourrait dire que les pièces sont nées de façon hasardeuse, comme le Food Cut (1971), un bout de mur (A wallsandwich) extrait depuis son restaurant Food lors de son renouvellement avant l’ouverture au public. 26 Ensuite, en 1973, il poursuit ses recherches sur des tranches des murs, avec une exploration encore plus approfondie vers la création (à travers “l’enlèvent”) d’un espace négatif. On peut bien remarquer cette tendance dans sa pièce Pier In / Out. Il travaille déjà avec son matériel préféré, la structure d’un embarcadère abandonné sur l’Hudson, et il déplace ce morceau coupé dans l’espace d’une galerie afin de l’exposer à coté de la photo du trou crée par cette action. A coté de la collection des photos d’archives d’Anarchitecture (le groupe commence à se retrouver au long de cet année) on peut voir des bâtiments attaqués par des catastrophes naturelles où influencés par des phénomènes étranges, mais aussi des déclarations comme celle ci dessous, écrite sur une index card : « A RESPONSE TO COSMETIC DESIGN COMPLETION THROUGH REMOVAL COMPLETION THROUGH COLLAPSE COMPLETION THROUGH EMPTINESS » 27

Gordon Matta-Clark, Pier In / Out, 1973

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Ces phrases peuvent nous aider à comprendre l’évolution de la signification du vide dans son travail, le déplacement, la création d’une complexité interne à une structure sans la nécessité de construire quelque chose dans cet espace.

« Mon travail s’appuie directement sur la connaissance plus ou moins approfondie que je peux avoir d’un bâtiment. Plus je connais un lieu en particulier, ou une structure, plus je veux les tordre. » 28 C’est justement cette grande affinité qui s’établit entre l’artiste et la structure qui nous surprend. Matta-Clark rentre en contact avec les bâtiments comme s’il était en train de danser avec eux, une danse rituelle et magique où l’homme communique avec une structure beaucoup plus puissante et solide que lui. Dans une entrevue que l’artiste accorde à Liza Béar, rédactrice en chef du magazine Avalanche 29, il parle de la dimension physique de son travail. Mettre son épaule et la coincer contre un mur en cherchant à en retirer une partie lui fait rappeler les comédies muettes des années 20, avec leur genre d’humour et suspense. Cette conversation muette qu’il déclenche s’articule sous un autre niveau, celui de la perception physique. L’artiste déclare pouvoir entendre le bâtiment lui parler, à travers ses vibrations et frissonnements générés par ses « attaques » à la structure. Pour réussir à établir ce type d’empathie avec les édifices, cela nécessite une grande compréhension et un respect des structures, des répartitions de masses, de délicatesse des mouvements. Matta-Clark retire la matière et en même temps la façonne par le vide. Le vide créé par la coupure des morceaux depuis le dessin originel, est comblé par le contexte extérieur, ces


trous font rentrer la lumière et l’air, dans une sensation générale d’ouverture du bâtiment et d’intersection entre l’espace ouvert et fermé. Les marges qu’il crée à travers ses coupes ne sont plus le symbole de limite, mais ils reflètent l’anatomie du bâtiment et se laissent pénétrer par l’environnement. « Il avait un très intense relation avec la physicité de les objets réels, une connaissance du plan et des proportions, l’espace praticable… une architecture réelle » 30 Les cuttings de Matta-Clark se présentent comme une métaphore des couches des références du passé des bâtiments, qui correspondent aux disjonctions de l’individu au milieu de la société. L’abattement des murs symbolise l’écrasement, la rupture, les barrières sociales interpersonnelles et de groupes. Les typologies des bâtiments sont comme des archétypes, chacun fait référence à un certain statut de ses habitants. Les locataires des quartiers-ghetto qu’il analyse marquent l’emprisonnement des pauvres. Les maisons typiques de la périphérie (Splitting, Bingo) indiquent l’auto cloisonnement d’une classe socialeéconomique supérieure. La détérioration de ce bâtiments-type représente une recherche d’une société plus ouverte et libérale.

Gordon Matta-Clark pendant la réalisation de Splitting, 1974

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Les structures des bâtiments où MattaClark intervient semblent n’avoir plus de matérialité, elles se plient sous son marteau comme si elles étaient faites d’une fibre malléable, sculptable et pas bâtie pour persister au temps comme des temples grecs. Les architectures deviennent fragiles et dans le spectateur s’installe un sentiment de perturbation remarquable, provoqué par nos connaissances et mémoires liés à l’espace intouchable du domestique, une structure typiquement fixe et stable ou chacun peut retrouver ses repères. MattaClark balaie tous conforts, toutes les habitudes esthétiques rassurantes ; les repères architecturaux basiques deviennent obsolètes.

Gordon Matta-Clark pendant la réalisation de Splitting, 1974

A ce propos, une citation de Norbert Hillaire nous éclaircit sur l’interprétation des partitions dans une maison et leur rôle conceptuel, qui peut, à mon avis, être en cohérence avec le discours de MattaClark : « Le mur protège et réfléchit à la fois. Il est abri et reflet, il est séparation et union. Le mur est un agent double : il nous enseigne que toute séparation est liaison. Ainsi a-t-on raison de souligner que l’architecture, c’est l’invention du trou dans le mur, au moins autant que l’art de l’édification de celui-ci. » 31

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L’ensemble est mouvant, les perspectives sont perturbées et le vide attire le promeneur en mettant à l’épreuve sa propre intégrité physique. La structure, cette enveloppe protectrice et stable, devient le site d’une expérience inédite qui vient bouleverser toute logique architecturale. « Il est essentiel d’explorer le travail photographique et vidéo de Gordon Matta-Clark connecté à ses pièces architecturales, à fin de savoir s’ils arrivent à faire face à la tentative de véhiculer le plus possible la situation ‘originelle’ et l’expérience où s’ils parviennent à créer de nouvelles solutions qui ne répondent plus seulement à un besoin documentaire » 32 Seulement l’expérience physique de déambulation dans ce territoire altéré par la tronçonneuse de Matta-Clark

peut surmonter ce que les pellicules ont capturé avec le mouvement de la camera dans l’espace. Si les photographies et les collages ne sont que une déconstruction bidimensionnelle qui cherche à reproduire la déstructuration de l’environnement, le film qui montre la réalisation et l’achèvement de Splitting représente la preuve vivante de la survie de l’œuvre à aujourd’hui.

Gordon Matta-Clark, Photo montage pour Splitting, 1974


Holly Solomon, galeriste de Matta-Clark, organise une visite en bus pour un public newyorkais sélectionné pour visiter la maison, une fois le travail achevé. La sculptrice Alice Aycock rappelle sa première expérience d’intrusion dans ce bâtiment : « Dès qu’on montait plus haut, on continuait a croiser la fente. Et cela s’agrandissait de plus en plus à mesure qu’on s’élevait… au sommet de l’édifice cette fissure devenait une vraie ouverture qui mesurait environ 60 centimètres. On devait vraiment sauter pour arriver de l’autre coté. On pouvait percevoir un abysse de façon kinesthésique et psychologique. » ou aussi « Après que la maison a été coupé je me sentais nerveux en étant dedans, je pensais qu’elle pouvait s’effondrer à chaque seconde. Je n’aimais pas du tout rester dans la maison, quoique j’adorais à quoi elle ressemblait de l’extérieur, et rester là à l’observer de loin » 33 Il s’agissait d’une sorte de voyage à travers la désorientation physique, provoquée par le détournement des éléments de l’habitation et le danger transmis par cette structure instable et atypique. Dans Splitting, on voit une coexistence entre une partie du film plus documentaire, où on peut examiner le procès de création de la pièce, et une partie plus narrative et poétique où le caractère et identité du bâtiment modifié est révélé à travers un montage plus abstrait. Au tout début, la camera filme Matta-Clark et ses efforts pour pénétrer le bâtiment avec ses outils, l’enlèvement des portions supérieures

de l’édifice, les cordes desquelles il pend pour descendre tout au long de la façade et couper verticalement la hauteur de la maison… Le moment le plus intense est celui où l’on voit Gordon baisser les fondations de la maison et elle commence à se baisser sous son poids et à s’ouvrir au milieu. L’artiste alors pousse avec ses épaules contre les murs comme un sorte d’Atlas, faisant semblant d’en soutenir la masse. On se rend compte de la mise en scène pour la camera quand MattaClark regarde directement la camera et sourit, on n’est plus dans la neutralité de la simple documentation, mais dans un scénario esthétique et théâtral. Encore une fois on pourrait voir une grande influence des films muets des années 20 et leur sens de l’humour, que Matta-Clark avoue même aimer beaucoup. Dans le film Splitting on ne voit pas des personnes se balader dans l’espace, à travers l’œil de la camera c’est nous (ou mieux le porteur de l’appareil) qui tremblons et marchons dans l’espace incertain de l’œuvre. Il teste les capacités physiques du bâtiment, en analysant ses fissures et la filtration de lumière qui se reflete sur les murs et les sols. Le spectateur, conscient du travail qu’il y a eu derrière, voit le bâtiment comme résultat de cette danse et équilibre des masses, des soustractions et balancements.

La maison d’Humphrey Street avant et après l’intervention de Gordon Matta-Clark, 1974

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Le célèbre Buster Keaton, dans son film One Week (1920), est protagoniste de la construction d’une maison assez étrange. Après son mariage, il reçoit en don une maison « transportable » (portable house). Il essaie alors de construire cette petite maison de rêves, mais petit à petit il se rend compte que la structure n’est pas si stable comme elle devrait. Une fois que le bâtiment est complété, on peut voir que aucun élément structural n’est vraiment à sa place, que dans les partitions se cachent des ouvertures inattendues, que les sols ne sont pas vraiment solides mais élastiques. Les personnages jouent avec la distorsion de cette habitation, dans l’ironie de leurs mouvements accélérés et frénétiques.

Buster Keaton, One week, 1920

Pour faire un rappel ultérieure à l’esthétique An-architecturale, on peut citer aussi le moment final du film où la maison, déjà fortement instable, est attaquée par une tempête de vent inattendue. La structure en bois est complétement détruite par le courant d’air et les deux nouveaux mariés se retrouvent devant elle, impuissants. Le « cadavre » de cette structure précaire peut sembler celui de plusieurs photographies citées dans l’exposition Anarchitecture en 1974. La différence entre One week et la vidéo de Splitting est que les bâtiments de Matta-Clark, après son travail de soustraction, tiennent le coup et révèlent une complexité conceptuelle jamais montrée auparavant. Au contraire l’apparente facilité d’intervention sur une structure architecturale est la même, Buster Keaton et Matta-Clark

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sont les metteurs en scène d’une comédie de l’absurde que voit une dialogue muet entre les personnages et leur habitations. « J’étais fasciné par Matta-Clark. Je crois qu’il était en train de faire dans le monde réel ce que Lucio Fontana faisait dans ses toiles. A l’époque, l’aspect le plus choquant de son travail était probablement le charme de la violation. Aujourd’hui, je pense que sont travail était aussi une très forte et précoce illustration du pouvoir de l’absence, du vide, de l’évacuation, contre la création faite par addition et construction » 34


J’ouvre une parenthèse sur un épisode qui suit la réalisation de la coupure à Humphrey Street et qui peut représenter un lien entre l’humeur des années 20 (en étant une sorte de spectacle) et la conceptualité de l’action de sectionnement du bâtiment. Matta-Clark est invité par Jean Depuy en Novembre 1974 à participer à la soirée de performances organisée à The Kitchen, Soup and Tart. La soirée prévoit la participation d’une quarantaine d’artistes.

La performance montrée et est le résultat d’un compendium de plusieurs idées importantes : les spéculations sur les bâtiments « comestibles » d’Anarchitecture (la fragilité des structures, faites d’une matière organique imaginaire qui se plie sous la force d’un couteau), le lien fort avec la nourriture et sa symbolique développée avec l’activité du restaurant Food, l’acte de l’ouverture et de révélation d’une structure intérieure cachée.

Gordon Matta-Clark performance à Soup and Tart, The Kitchen, New York, 1974

Chaque artiste a deux minutes de temps pour s’exhiber entre temps que les spectateurs (environ 300 personnes entourent les artistes) reçoivent leur dîner à base des soupes et des tartes. 35 Gordon décide alors de réaliser une pièce culinaire, en lien avec l’esprit de la soirée, et faire un rappel aux projets qui ont signé son été : il cuisine un gâteau en forme de maison. Cette maison, une fois révélée au public, sera coupée d’abord en deux parties symétriques, comme dans une Splitting en miniature, et ensuite divisé en morceaux pour être servie aux spectateurs. Comme dans une comédie de l’absurde, l’artiste (Matta-Clark) joue avec son rôle d’instigateur de réactions du public, une habitude qu’il n’a jamais abandonnée pendant toute sa carrière. Splitting (du gâteau) n’est pas juste un spectacle pour stimuler l’amusement du public, on peut y retrouver une forte métaphore : dans un dépérissement encore plus fort des qualités structurales des bâtiments, les maisons deviennent pour Matta-Clark comestibles et se plient sous la force d’un couteau, en révélant leur intérieur.

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La suite du travail principal de Splitting (on retourne en arrière à l’été 1974) a lieu juste à la fin de la coupure en deux du bâtiment, et représente un vrai travail sur le concept du vide. Matta-Clark décide en fait d’enlever les quatre coins supérieurs du bâtiment (entre les murs et le toit) et de les extraire pour les déplacer dans l’espace de la galerie. L’œuvre sera appelée, en souvenir de son origine Splitting : Four Corners. Richard Nonas, qui soutenait l’irréfrénable désir de Matta-Clark de poursuivre ses pièces jusqu’à leur épuisement disait : « L’enlèvement des quatre coins de la maison n’a rien à voir avec la coupure en deux de cela » 36. En effet, une fois déplacés dans l’atmosphère de la galerie, ces quatre sculptures acquéraient une signification autre, par rapport aussi

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à des décisions d’exposition et leur emplacement au sol. En déplaçant ces quatre « sculptures » dans l’espace de la John Gibson Gallery, l’artiste produit un changement de statut de l’œuvre. Les quatre repères deviennent une sorte de relique sous la forme d’un fantôme de la maison d’Humphrey Street. La position des coins sur le sol, rappelle vraisemblablement l’ancienne structure du bâtiment, vidé de tous ses éléments, de son volume et sa masse. En examinant à coté ces traces on peut apercevoir encore la poussière et les débris du lieu d’où elles ont été extraites, signe du passage du temps et de la vie qui à eu lieu dans ces espaces qui ne sont pas vraiment des « espaces » au sens propre du terme, mais qui symbolisent leur passé. A travers les angles de l’édifice, on construit dans

Gordon Matta-Clark Splitting: Four Corners, 1974 En bas: Four Corners exposés au MoMa de San Francisco


notre cerveau l’ancienne structure qui les soutenait, sans avoir besoin d’aucune photo. Donald Wall, lors de son entretien avec l’artiste en 1976, lui pose des questions par rapport à l’exposition de ses pièces environnementales dans le contexte des galeries. L’artiste admet que la reproduction et le transfert de ses intervention dans ces contextes est un vrai dilemme et que les éléments de ses installations finissent par faire confusément référence à ce qui est absent. De plus en plus, il se rend compte que l’expérience essentielle se révèle ce qu’il n’expose pas. Ensuite il parle des ruine et souvenir : « J’espère que l’envie qu’ont les gens d’exposer les débris, les restes, va diminuer avec le temps. Cela pourrait être utile à ceux qui sont gouvernés par un désir de possession. C’est incroyable la façon dont les gens volent des pierres à l’Acropole. Même si ce sont des bonnes pierres, ce n’est pas l’Acropole » 37 La physicalité des œuvres de Gordon Matta-Clark est une question de fantômes. On pourrait dire qu’il pratique une sorte de « science des fantômes ». Gordon était obsédé par l’architecture, il déclare qu’aussi le plus forte attaque à une maison ne pourrait pas la blesser. Il soutenait « Aucune manipulation peut être faite, qui soit plus forte que l’identité même d’un objet, y compris un violent bulldozer. Même quand elle sera aplatie et effacée, sur sa cicatrice on pourra encore lire ‘maison’. Tout ça pour

dire, une maison survit aussi après sa démolition. » 38 Un exemple parallèle à cette attitude vers la reconstruction « des fantômes du passé », dans le milieu architecturale, est le travail réalisé dans les années 70 à Philadelphie par les architectes Robert Venturi & John Rauch. Au contraire de reconstruire la maison de Benjamin Franklin telle qu’elle était dans le passé, ils décident d’ériger une structure fantôme qui ne fait que rappeler le contour.

l’esplanade ils retranscrivent les lettres que Franklin envoyait à son épouse pendant sa période de diplomate en France, où il parlait de la structure de la maison qu’ils étaient en train de projeter. A travers toutes ces traces, ensemble avec la structure métallique, on arrive à recomposer une image de la maison de l’époque. L’ancienne résidence de Benjamin Franklin en 1780, Philadelphie et sa reconstruction par Robert Venturi et John Rauch Architects, Philadelphie, 1976-78

L’architecture moderne révèle sa défaite et le post modernisme fait son chemin vers une architecture qui respecte le passé et les traces historiques dans l’environnement, n’imposant pas ses règles, mais s’intégrant dans une situation donnée. Il se bat contre un urbanisme qui efface les bâtiments obsolètes pour construire les monuments modernistes inappropriés aux nécessités réelles des citoyens et qui ne correspondent pas à leurs besoins, il pense que le modernisme se base sur l’utopie. Venturi, lors du bicentenaire de la mort de Franklin, est invité à reconstruire une trace qui symbolise la mémoire de cette personnalité américaine. Il décide de construire une structure fantôme, comme une sorte de grille, un spectre historique. Sur le site de l’ancienne maison du penseur américain, les architectes excavent le sol et le montrent à travers des vitrines, pour arriver à comprendre quelle était la distribution du bâtiment à l’époque. Sur les pierres d’ardoise sur

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Chez Matta-Clark ce sentiment à la destruction poétique, qui laisse derrière soi des traces inévitables du passé et de l’identité du lieu, est à repérer dans le désir de destruction stimulé par la situation de la ville de New York dans cette période très particulière. Comme Dan Graham témoigne « C’est très destructif, mais nous, à New York, on veut détruire car on vit dans une situation destructive. C’est un peu comme la déesse indienne Kali, qui doit détruire pour créer. On sentait juste que c’était notre responsabilité de le faire. » 39 Ce que Matta-Clark vise à réaliser, c’est de révéler des informations cachées à la société, libérer les structures de leur condition d’enfermement avec des actes « libératoires » ciblés pour un public urbain et casuel. Il évoque, avec ses actions de découpe du tissu urbain, ce qu’étaient les interventions des Situationnistes français, surtout pendant les années plus politiquement engagées (mai 1968) avec ses mise en scène spectaculaires et inattendues dans l’espace public, ce spectacle de démolition pour des passants occasionnels. A travers ses extractions l’artiste crée de nouvelles perceptions de l’espace, il l’ouvre à un nouveau type de regard qui « passe à travers » et produit une communication entre différents univers (publics et privés / ouverts et fermés).

Gordon Matta-Clark, Bingo, 1974

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Une cathédrale de lumière Le choix d’intervenir dans des typologies de bâtiments spécifiques n’est pas totalement anodin. En tenant compte des possibilités réelles de l’artiste, qui ne manque pas de remarquer dans des entrevues l’impossibilité de travailler dans d’autres espaces sauf ceux là, les structures qu’il choisit représentent des ruines contemporaines.

Lisa Béar lors d’une entrevue successive à la réalisation de Splitting 40: LB : Pourquoi travailler sur un immeuble sur le point d’être démoli ? Il y a toujours une sorte de lyrisme illogique, retors. MC : À vrai dire, je trouve cette situation tout à fait opportune. Si je m’occupe de ce genre d’endroits, c’est que ce sont les seuls disponibles. LB : Donc c’est une décision purement pratique. MC : Je crois, oui. Dans un monde où l’ancien est constamment remplacé par les projets architecturaux nouveaux et utopiques, dans un cycle d’effacement dynamique et impitoyable de l’obsolète, on voit une déclaration de rejet envers la mémoire et le souvenir du passé. Les bâtiments anciens sont considérés comme « échecs réactionnaires », soit ils sont rasés pour faire place aux nouveaux projets

progressistes, soit ils sont abandonnés et deviennent des ruines en décomposition progressive. Deux projets faisant partie des œuvres majeures de l’artiste, pour leur échelle importante et l’intégration d’une conceptualité intense, sont Day’s End (1975) et Conical Intersection (1975), réalisés dans la même année respectivement à New York et à Paris. Les deux bâtiments qu’il décide d’investir évoquent chacun une histoire très symbolique. Le premier, le Pier 52 sur les quais de l’Hudson, représente une relique industrielle bâtie fin 1800. Le deuxième va s’installer dans deux résidences jumelles du XXVII siècle appartenant à l’ancienne bourgeoisie parisienne. Les sites de Day’s End (Pier 52 sur l’Hudson River, New York – photo du 1972) et Conical Intersect (27-29 rue Beaubourg, Paris – photo du 1966)

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« Il poursuit l’idée d’une architecture où rien n’est ajouté où ne remplace les anciennes structures des bâtiments, il s’installe dans la situation et s’intègre avec une infrastructure existante. » 41 Pendant les chaleureux mois de Juillet et Août 1975 Matta-Clark décide de travailler sur le lieu atypique du Pier 52 sur l’Hudson River, une structure désormais abandonnée aux proportions spectaculaires et avec des infiltration lumineuses qui la font ressembler à une ancienne basilique en ruine. Avec l’aide d’un couple d’amis, il commence ses interventions qui visent à ouvrir à nouveau l’espace vers l’extérieur et le libérer de son cloisonnement. Plus le projet avance, plus il arrive à s’approprier cet espace, en lui donnant toutes les attentions et le soin qu’il lui manquait. Gerry Hovagimyan, qui travaille avec Matta-Clark à la réalisation du projet, nous fait apercevoir la coté poétique de ce lieu : « A 60 mètres de l’entrée du bâtiment, face au fleuve, se tissait une large pénétration ovale à travers la façade de la structure. Le soleil brillant du mois d’Août s’infiltrait par les fissurations en créant une présence physique onirique. En haut sur le toit, où le revêtement supérieur s’entrecoupait avec deux murs à l’angle, une coupure circulaire révélait le ciel et aux marges de ce ‘canal intérieur’ une extraction enjouée semblait mimer les contours d’un navire déployé. Lumière, air, ciel et eau. Tout était vivant dans le mouvement et la lumière. » 42

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Gordon Matta-Clark, Day’s End (film et photos),1975

Il s’agissait d’un travail clandestin, Matta-Clark s’approprie de ce lieu symbolique qui représente une des traces qui survivent à la lente disparition du waterfront newyorkais. Le lieu était en fort état de décadence, fréquenté par une communauté homosexuelle souterraine qui l’occupe en lui donnant une identité peu respectable. Comme d’habitude, le travail de Matta-Clark explore des territoires « en crise », hantés et oubliés par les contrôles policiers, des no man’s land. Le fait de travailler dans l’illégalité, cette fois comme aussi il avait fait pour Bronx Floors (1971-72), est aussi un choix de liberté, qui en même temps prends compte toutes sortes de danger et risques possibles, surtout quand on travaille dans des bâtiments en état de ruine avancée.


« Je connais, à travers d’autres projets que j’avais fait par le passé, le type de paranoïa qui survient à s’installer dans un espace où tu ne sais pas qui est là au même temps que toi, qu’est ce qui se passe la bas où s’il y a des personnes cachés quelque part, ça te distrait. C’est vrai que j’aurais bien aimé avoir une atmosphère plus calme et détendue… » 43 Le fait de rentrer illégalement dans des espaces par contre donne à l’artiste une liberté illimitée, jusqu’à l’éventuel arrivée des policiers. Surtout dans le cadre de ses grandes et monumentales installations dans l’espace, le risque de prendre des accords avec les institutions aurait été celui de voir le projet presque entièrement modifié, en vue de respecter les lois de sûreté et toutes autres réglementations d’intervention.

« Je ne voulais pas que d’autres personnes me disent ce qui était possible ou pas, quoi faire ou quoi éviter de faire où quelque sorte de médiation… Je savais aussi qu’avec l’accord des institutions newyorkaises je n’aurais eu aucune chance de réaliser ce que j’ai fait au Pier 52. L’unique solution c’était donc de s’approprier l’espace et l’occuper. » 44

Barr rappelle que « le petit bateau était utilisé comme un chariot pour flotter et traverser les catacombes du Pier 52. Comme dans un parc d’amusement sur l’eau, le vaisseau passait dans le tunnel de l’amour. La lumière filtrait à travers les coupures de Gordon comme elle sort depuis les bâtiments qu’entourent les canaux de Venise. » 46

Les ouvertures créées par MattaClark dans la structure en fer et toile métallique représentent la transposition visuelle de ses calculs mathématiques sur le mouvement du soleil par rapport à la structure. Pour cette raison dans les ouvertures des façades, toit et sol on retrouve souvent la ligne courbe (l’arc). L’artiste venait de rentrer d’un voyage au Mexique et au Guatemala, l’influence de ces cultures ont laissé leur traces sur ce désir d’ouvrir au soleil cette grande et ténébreuse basilique industrielle. L’édifice s’érige juste a coté de deux grandes cheminés industriels, qui contribuent encore plus a rappeler visuellement l’image d’une grande cathédrale gothique, avec ses contrastes caverneux d’ombres et la hauteur des piliers.

Au contraire du film Splitting, où on a une division entre une partie plus documentaire sur le travail manuel et une partie plus poétique sur les fissures crées par la coupure, dans Day’s End le travail se révèle plus esthétique et abstrait. Les deux films racontent des histoires effectivement différentes. Dans la maison d’Humphrey Street on avait la possibilité d’expérimenter l’espace et se balader à l’intérieur ; avec la grande structure de Day’s End cela est impossible et l’observateur se limite à regarder ces ouvertures lumineuses depuis un point de vue décalé.

Plusieurs artistes, comme Matta-Clark, s’occupent de capturer le processus de réalisation de Day’s End, lors que Jack Kruger et Paula Barr demandent un permis pour filmer à la ville de New York. Le tournage se déroule à l’intérieur du hangar mais aussi depuis un petit bateau que l’équipe a illégalement transporté depuis Central Park, pour réussir à filmer les passages, les gorges, l’importante perspective depuis le fleuve de cette « Venice of the mind » 45

Day’s End (le film) ne capture pas l’expérience spatiale et processuelle du mouvement dans l’espace découpé, mais

Gordon Matta-Clark, Day’s End: dessin de préparation,1975

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il véhicule l’énergie du rapprochement de l’artiste au bâtiment, en filmant des longs morceaux de dance entre la toile métallique et Matta-Clark qui pend depuis des cordes, en équilibre précaire. Le film ne montre presque rien, sauf l’intense procès de coupure. Pendant les 23 minutes de la pellicule on s’attend voir le résultat final du projet, mais aucune vue du site en entier n’est présentée. C’est comme si Matta-Clark décidait de nous cacher quelque chose. En regardant seulement la vidéo Day’s End, on ne peut pas se rendre compte de l’entier processus du travail qui accompagne la Gordon Matta-Clark, Day’s End (film), 1975

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pièce, on ne voit pas vraiment le contexte dans sa totalité où d’autres personnes en dehors de l’artiste lui même. Ce qu’on voit, c’est la lutte de Matta-Clark contre la toile ondulée métallique, en ordre de la couper et sectionner le fragment nécessaire, une certaine attention est portée sur la filtration de lumières dans ces découpages. Les rayons du soleil brillent devant la camera et parfois aveuglent la vue, en blanchissant tout l’écran. La lumière joue un rôle fondamental, dans la conception des lignes de coupe et dans la réalisation du film qui documente l’œuvre éphémère. Les éclats du soleil assument une présence presque physique dans l’espace, ils dessinent des formes et des trajectoires dans le grand vide intérieur de la structure. On peut considérer Day’s End comme une incision sculpturale qui donne vie à une autre sculpture encore plus éphémère, faite de lumières projetées et de reflets. Dan Graham, dans ses spéculations, fait un parallèle à mon avis très approprié, il compare les ouvertures basilicales faites par Matta-Clark en 1975 aux bâtiments réalisés par l’architecte Louis Kahn à Dacca, capitale du Bangladesh. A son avis, Gordon était très conscient du travail de cet architecte aux idées politiquement très radicales. Le Parlement du Bangladesh est son dernier travail, probablement le plus symbolique et monumental. Les photos et surtout le film réalisé par son fils, My Architect, capturent les transparences géométriques et la puissance primitive des matériaux et des formes, en saisissant le charme du silence qui envahit ces grands espaces,

en laissant les courbes et les vides faire écho de la vie secrète du bâtiment. Art et architecture communiquent souvent entre eux, dans un dialogue fait de plasticités et élasticités sculpturales. Kahn et Matta-Clark partagent une recherche similaire vers une harmonie des formes, d’une perfection de géométries, d’une évocation spirituelle impalpable, faite d’air et de lumière qui filtre à travers les ouvertures de la matière. Les jeux de lumières qu’on peut voir dans ce monument, qui deviendra une sorte de temple visant à la renaissance du pays du Bangladesh, révèlent la volonté de l’artiste de « couper et enlever dans le but de faire rentrer la lumière, de créer des contrastes des ombres et exposer l’intérieur à la lumière naturelle. »


Images depuis le film My Architect par Nathaniel Kahn, 2003, où on peux voir le Parliement à Dacca de Louis Kahn, 1962-74

Le plan du bâtiment, par Kahn, doit respecter l’harmonie des espaces dans la lumière. Aussi un lieu censé être noir, devrait avoir juste assez de lumière, depuis une ouverture cachée, qui nous donne un indice sur l’idée de savoir à quel point l’espace est vraiment foncé. Chaque espace doit être défini par sa structure et par le caractère de sa lumière naturelle. Le fils de l’architecte, Nathaniel Kahn, en 2003 décide de partir en voyage sur les traces de son père. Si on regarde les dernières minutes du film on peut voir comment les deux œuvres analysées (le film de Day’s End et My Architect) peuvent arriver à se rassembler et créer des résonances. Sans aucun doute, Louis Kahn opérait sans faire référence à Matta-Clark (j’ai mes doutes aussi sur le fait que l’architecte le connaissait), mais l’artiste newyorkais était informé du travail de l’autre et il ne manque pas de nous déposer des signaux subtils de son affinité avec l’état d’esprit de Kahn. Clairement Kahn opérait dans un contexte très diffèrent, il était bâtisseur d’édifices, lors que Matta-Clark ne construisait rien et intervenait dans des situations déjà existantes. Ce qui rapproche les deux est le désir commun d’ouvrir les structures à l’espace extérieur, sans faire appel à des artifices complexes, mais juste en défaisant l’espace, faire glisser les surfaces afin de créer des disjonctions entre eux en laissant filtrer la lumière

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du jour. Le résultat esthétique de ces recherches a la même intensité spirituelle, soit dans un temple religieux musulman, soit dans une « basilique » industrielle hantée par des criminels. Un monument au silence où l’eau, l’air et la lumière se rencontrent dans un harmonieux mélange poétique.

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975 et le Parliement à Dacca par Louis Kahn, 1962-74

Le kaléidoscope urbain Day’s End n’est pas l’unique pièce de Matta-Clark à faire appel aux ouvertures géométriques et à l’infiltration de la lumière. Quelques mois plus tard, il part en Europe pour participer à la Biennale de Paris, en automne 1975, où réalisera la pièce Conical Intersect. A coté, vous pouvez voir une photo qui représente l’œuvre qu’il a conçu pour cette occasion et visiblement encore clin d’œil aux architectures de Louis Kahn et son Parlement à Dacca.

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Sur la droite; projection et dessins séquentiels pour Line describing a cone par Anthony McCall, 1973; dessins de Gordon Matta-Clark pour Conical Intersect, 1975

Cette fois la recherche de Matta-Clark sur la forme du cercle est encore plus évidente. Un élément constant dans les pièces monumentales qu’il réalise à partir de 1974, est le fait de représenter des exercices à travers lesquels l’artiste essaye de « centrer et recentrer » l’édifice. Par ses coupures géométriques et bien calculées, Gordon cherche à toucher au cœur de la constante spatiale et structurelle de l’architecture, ses interventions arrivent à mettre en relation les entités microscopiques et invisibles à l’entière structure, avec un geste très personnel et intime. Avec Splitting et sa symétrie plastique, il démontre déjà cette volonté ; si on regarde les dessins préparatoires de Day’s End et le successif Conical Intersect on peut voir comment la géométrie joue un rôle très important et chaque petit espace, mis en relation à travers des ouvertures, est calculé au détail près pour restituer une image complète à l’intervention.

Une importante source d’inspiration pour la réalisation de Conical Intersect était la projection avant-gardiste conçue par Anthony McCall en 1973, Line describing a cone. Dans un espace noir, un petit point de lumière se projette dans l’espace en tournant en rond et en recréant la géométrie d’un cône immatériel dans l’air. Les spectateurs peuvent interagir avec cette projection et rentrer dans le cercle qui change progressivement ses proportions, pénétrer cette surface de lumière avec leurs mains et tester sa matérialité. Line describing a cone est une pièce réalisée avec le minimum d’éléments de la celluloïd et de la lumière projetée – pourtant elle réclame la nécessité d’être vue et expérimentée en vrai, en tant qu’objet tridimensionnel, un peu comme les expériences de Matta-Clark et le dilemme qui entoure leur transposition dans le contexte des galeries. Cette matérialité géométrique et éphémère est celle qui va chercher MattaClark juste quelques ans après dans l’intervention Conical Intersect. Comme Anthony McCall a réussi à rendre visible une « sculpture de lumière », Matta-Clark élabore à son tour une « sculpture d’air », pour absurde que cette appellation peut apparaître. L’artiste comparaît l’opération d’excavation de Conical Intersect à un projectile lancé dans l’espace, qui érode le bâtiment et toutes ses membranes. Il rompt la régularité horizontale/verticale des partitions architecturales avec les

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courbes de cette sphère régulière, faisant partie de ce cône allongé. L’axe du cône se positionne à environ 45° avec la rue, les passants peuvent regarder à travers ce kaléidoscopique entrelacement de coupes pour apercevoir ce qui se cache derrière les façades de ce bâtiment. Juste derrière les deux anciennes maisons jumelles de la rue Beaubourg, se trouve le chantier du futur musée d’art national, le Centre Pompidou.

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Les géométries découpées de MattaClark font référence à la texture, la marge brute des murs, qui exposent les papiers peints abîmés, le gré et l’acier des structures, tous ces détails deviennent éventuellement plus importants que la surface propre et accomplie. Avec ces discernements des squelettes architecturaux on découvre la matière qui colle les structures et la société, dans une signification à la fois matérielle et à la fois métaphorique.

Ces coupures créent une sensation de désorientation visuelle et physique. Comme avec Day’s End, aussi cette fois les spectateurs n’ont pas la possibilité de vivre l’expérience de l’intérieur de la structure et de ressentir directement le déséquilibre et le détournement du bâtiment. Le public, depuis la rue, regarde l’intervention avec un œil curieux, l’action a lieu dans un espace de véritable transition : les anciens bâtiments du XVIII Gordon Matta-Clark, Photographie de Conical Intersect, 1975


siècle sont progressivement rasés et a coté s’érige le majestueux et imposant squelette en construction du futur centre d’art, un vrai signe de changement générationnel à travers le renouvellement architectural. Si dans Day’s End beaucoup d’informations par rapport à l’œuvre nous étaient cachées à travers un montage qui privilégiait le travail manuel de l’artiste, ici on voit bien le contexte dans lequel l’œuvre s’inscrit, comme aussi les réactions des gens qui s’arrêtent pour regarder la coupe insolite. C’est la première fois qu’une intervention de l’artiste a lieu dans un espace aussi accessible et visible. Comme dans les actions des Situationnistes de mai 1968, Matta-Clark réalise une sorte d’Agit-prop urbain 48, qui vise à attirer l’attention de citoyens distraits avec des interventions publiques dans le tissu de la ville. Malheureusement, toutes les autres contraintes caractéristiques des toutes les pièces de Matta-Clark restent : l’artiste a eu à disposition seulement deux semaines pour réaliser la pièce, sans avoir la possibilité d’utiliser de l’électricité (tout le travail d’abattement a été fait à la main). L’abattement des deux bâtiments jumeaux avait déjà été prévu et les bouteurs n’ont pas tardé à s’activer, une fois l’œuvre achevée, pour effacer toutes traces de l’intervention. Il y a des similarités entre le montage de Splitting et celui du parisien Conical Intersect. Chacun de ces films est arrangé comme une mise en scène, le désir des deux n’est pas seulement celui de documenter, mais on remarque

une ambition à raconter l’entreprise du travail manuel. Matta-Clark souligne finalement sa tendance à rendre toutes ses réalisation plastique une œuvre plus étendue, qui ne se limite pas au travail terminé et abouti, mais prends en compte aussi le processus de préparation, la scénographie de l’intervention qui change progressivement, les gestes qui ont réalisé la pièce. 48

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect (film), 1975

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Tout au long de l’exécution de Conical Intersect, Bruno Dewitt, et parfois MattaClark même, s’est occupé de réaliser un film qui nous aide à comprendre ces idées. On peut compter aussi un autre film fait par Marc Petitjean. Ce dernier se révèle très intéressant, car dans sa pellicule on voit des extraits d’entrevue entre l’artiste et une journaliste, tourné à l’intérieur des maisons découpés rue Beaubourg, mais aussi l’interaction entre l’artistes et l’œuvre avec d’éventuels spectateurs.

Matta-Clark explose les structures sans les faire effondrer. Sans avoir besoin de construire pour créer, il utilise ce qui existe déjà en créant une complexité inattendue qui altère nos perceptions typiques d’espaces. Avec ses gestes dramatiques et théâtrales, il brise toutes les barrières et s’aventure dans des territoires interstitiels et inexplorés, dans un croisement entre art, architecture, politique et philosophie.

« Les films m’intéressent davantage, parce qu’une camera permet de capter beaucoup plus précisément l’espace. En baladant un objectif dans un lieu, on peut au moins se rendre compte de sa complexité. Dans ma dernière œuvre (Conical Intersect), il y avait tout un jeu sur le haut et le bas, l’espace était distordu. Une fois à l’intérieur de l’œuvre, alors qu’on se déplace d’étage en étage, on perd le sens de la gravité : il se retrouve subverti par cette nouvelle expérience. » 49 Avec ces images qui montrent un bâtiment typique parisien haussmannien détourné et révélé on revient alors sur l’image que Robert Doisneau nous donnait en 1947 avec sa Maison Imaginaire et sa façade ouverte à révéler à la rue les habitants dans leurs cellules. On retrouve le concept du voyeurisme et l’idée de « regarder à travers », l’évolution du travail de Matta-Clark après qu’il démarre ses expérimentations avec les coupures architecturales est encore plus incisifve et direct, avec une attaque physique aux règles qui gèrent la stabilité et la conformité des structures.

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Gordon Matta-Clark, Photographies de Conical Intersect, 1975


Gilles Deleuze et Felix Guettari, Kafka : towards a minor literature, University of Minnesota Press, 1986 1

2 Friedemann Malsch “Gordon Matta-Clark” réimprimé depuis Kunstforum International, n. 117, Mars / Avril 1992, p. 172-183 3 “There’s no way you can really piece it back together again. », Robert Smithson, Entropy Made Visible, in Nancy Holt, The Writings of Robert Smithson, New York University Press, New York 1979., p.189 4 Pamela Lee, Object to be destroyed, The work of Gordon Matta-Clark, Cambridge, Massachussets, MIT Press, 2001, p. 38 5 En fait, juste quelque mois plus tard, lors de son arrivée a New York, John Gibson, le galeriste de Dennis Oppenheim, lui proposera de participer à l’exposition collective “Documentations” 6 Robert Smithson, cité lors d’un symposium à la Cornell University, Ithaca, en lien avec l’exposition Earth Art, 1970 7 Une pellicule 16mm a haut contraste noir et blanc, initialement produite pour l’impression 8 Dominic Angerame, The brutal reality of change, Left Curve n°35, 2011

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9 Pamela Lee, Other spaces: proleptic photography, dans Gordon Matta-Clark, moment to moment: space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013 10 Le film a été tourné par Burt Spielvogel et Rudy Burckhardt, produit par Holly Solomon. Il faisait partie d’une collection de film appellé 98.5 (comprehensive de films de Ed Baynard, George Schneeman and Charles Simons), ce film collectif a été montré lors de la Documenta 5 à Kassel en 1972. 11 Herman Meydag n’est rien d’autre que la marque de la voiture. On peut voir dans le film apparaître sur la coté du car cette inscription en grandes lettres. 12 Michel de Certau, The practice of everyday life, University of California Press, Berkeley, 1984, p. 91 13 Ils font partie de ce groupe, aux règles d’adhésion qui restent assez informels, Laurie Anderson, Tina Girouard, Suzanne Harris, Jene Highstein, Bernard Kirschenbaum, Richard Landry, Gordon Matta-Clark and Richard Nonas. 14 Laurie Anderson, depuis les entretiens de Joan Simon, réimprimé depuis le catalogue Gordon MattaClark, une rétrospective, Museum of Contemporary Art, Chicago, 1985 15 Richard Nonas, lettre au IVAM, Août 1992, Gordon Matta-Clark, catalogue de l’exposition, IVAM Centre Julio Gonzalez, Valencia 1993, p. 374 16 La pluspart des photos faisant partie de l’exposition Anarchitecture furent exposé à la Tate Modern de Londres lors de l’exposition Open Systems – Rethinking Art (1 Juin – 18 Septembre 2005) http:// www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/exhibition/ open-systems/open-systems-room-4 17 Mark Wigley, Anarchitectures, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013 18 Corinne Diserens, Gordon Matta-Clark: The reel world, transcription depuis une conference au Documenta X, Kassel, 1997 19 Une exposition collective qui prévoyait la présentation des maquettes comme évolution conceptuelles. Idea as Model présentait notamment le travail des « New York Fives » (Peter Eisenman, Michael Graves, Charles Gwathmey, John Hejduk et Richard Meier) 20 Joan Simon, Interviews (Dennis Oppenheim), reimprimée depuis le catalogue Gordon Matta-Clark, une retrospective, Museum of Contemporary Art, Chicago, 1985

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21 Andrew Macnair, Gordon Matta-Clark par Corinne Diserens, Phaidon, 2003

36 Richard Nonas, interviewé par Armstrong, en Diserens, Gordon Matta-Clark, p. 399

22 Les vitriers sont arrivés juste après avoir reçu l’appel en urgence des coordinateurs de l’exposition, pour faire sorte que cette intervention ne soit pas visible le lendemain, lors de l’arrivé du public

37 Les découpes de Gordon Matta-Clark, entretien par Donald Wall, publié sur Arts Magazine, mai 1976, p.74-79. Réimprimé par Editions Lutanie en 2011 dans Gordon Matta-Clark, Entretiens, p.71

23 Les découpes de Gordon Matta-Clark, un entretien avec Gordon Matta-Clark par Donald Wall, publié dans la revue Arts Magazine, mai 1976, p. 74-79

38 Gordon Matta-Clark archives, GMCA

24 Dan Graham, Matta-Clark’s inspiration and sources in architecture, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 48 25 Entrevue avec Gerry Hovagimyan par l’auteur, New York, 13 Février 2012 26 Ce premier « cut » a été exposé au 112 Greene Street a coté des autres parts des bâtiments retirés depuis des bâtiments de South Bronx (Bronx Floors), en 1972. 27 Note card 1146, sans date, Estate of Gordon Matta-Clark, archives du CCA, Montreal 28 Splitting the Humphrey Street Building, entretien avec Gordon Matta-Clark par Liza Béar, Décembre 1974, Avalanche, p. 34-37 29 Ibid. 30 Christo, Catalogue de Gordon Matta-Clark : une retrospective, Chicago, 1985, p. 41 31 Norbert Hillaire, L’Expérience esthétique des lieux, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 224 32 Christian Kravagna, « It’s nothing worth documenting if it’s not difficoult to get: on the documentary nature of photography and film in the work of Gordon Matta-Clark », Gordon Matta-Clark, ed. Phaidon, 2003, p. 134 33 Horace Solomon en conversation avec Joan Simon, dans Jacob, Gordon Matta-Clark, une rétrospective, p. 374 34 Rem Koolhaas cité par Stephen Walker, Gordon Matta-Clark. Art, architecture and the attack on modernism, London, New York, I. B. Tauris & Co., 2009, xii. 35 Jean Dupuy, Entretien avec Éric Mangion paru dans le catalogue de l’exposition À la bonne heure, Semiose éditions / Villa Tamaris Centre d’Art / Villa Arson Nice, 2008

39 Dan Graham, Matta-Clark’s inspiration and sources in architecture, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 52 40 Matta-Clark dans une entrevue avec Liza Béar, Splitting the Humphrey Street Building, 21 et 25 mai 1974, dans Gordon Matta-Clark : entretiens, editions Lutanie, Paris, 2011 41 Friedemann Malsch, Gordon Matta-Clark, réimprimé depuis Kunstforum International, n. 117, Mars / Avril 1992, p. 172-183 42 Gerry Hovagimyan, New York Underground 1975-85 43 Matta-Clark dans une entrevue avec Liza Béar, Gordon Matta-Clark: the making of Pier 52, 11 Mars 1976 (dans Corinne Diserens, Phaidon, 2003, p.178) 44 Ibid. 45 Thomas Crow, Gordon Matta-Clark par Corinne Diserens, Phaidon, 2003 46 Joan Simon, Motion pictures, You are the measure, The Whitney Museum of American Art, 2007, p. 131 47 Dan Graham, Matta-Clark’s inspiration and sources in architecture, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 48 48 Marc Glode, Slicing Space – Thinking space, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 138 49 Entretien radiophonique de Liza Béar avec MattaClark, diffusé sur WBAI-FM, New York en mars 1976


Gravity works VerticalitĂŠ et vertige

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Trisha Brown, Woman walking down the side of a building,1970

« Une action naturelle sous le stress d’un environnement non-naturel. Défi à la gravité. Grande échelle. Ordre clair. Vous démarrez du haut, marchez tout droit vers le bas, arrêtez en bas » Trisha Brown, Man walking down the side of a building , 1970 1

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Défier les lois de la gravité n’a jamais fait peur à Gordon Matta-Clark. Osciller entre le vide et le plein, entouré de surfaces instables et fragiles, c’était une activité recurante dans ses projets. L’acte libératoire de fluctuer dans l’air peut être interprété comme un désir de conquête d’un espace déshumanisé par la progressive artificialité des modernes interventions dans le territoire urbain. À la stabilité et la fixité plastique des bâtiments, il s’oppose avec le dynamisme de son corps, libre de tous enchaînements structurels, suspendu au seul soutien des cordes, en complète liberté.

L’exploration de la verticalité en tant que principe de construction et vecteur des énergies est un thème central pour plusieurs œuvres de l’artiste. Il ne se limite pas seulement à ses interventions structurelles, mais s’étends aussi au travail cinématographique et photographique. Matta-Clark ne se contente pas de rendre ses pièces des symboles de cette lutte, contre les traditionnels préconcepts de la perception humaine, il s’engage en première ligne en tant qu’acteur de cette révolution spatiale, avec sa présence physique et son travail manuel. « Les films de Matta-Clark travaillent sur une idée d’instabilité constante, jouent avec l’idée académique de système gravitationnel. Il existe un constant sentiment de chute, ce qui tombe et ce qui mute à tous instants, en contraste avec la réalité de la physique classique, dominée par les doctrines universelles de Newton. » 2 On ne peut pas éviter une certaine perturbation lors qu’on observe les photos qui documentent les interventions de coupure des bâtiments. A partir de Splitting (1974) pour arriver au grande embarcadère de Day’s End (1975), en passant par les européennes Conical Intersect (1975) et Office Baroque (1977). La passion de l’artiste vers un travail « en suspendu » n’a jamais été un secret.


Cette attraction vers une recherche esthétique qui vise à révolutionner la perception des espaces, intègre déjà dans son processus de création le désir de briser ces conventions physiques qui « emprisonnent » l’homme, notamment la loi de la gravité. Si l’être humain qui parcoure un espace modifié par l’intervention de Matta-Clark se trouve désorienté par le manque où l’altération de repères qui l’aident à familiariser avec l’espace, c’est l’artiste lui même qui, en premier, s’active à dépasser ce qu’on interprète comme les limites de l’action humaine dans l’espace. C’est MattaClark qui anticipe toutes répercussions successives et met en discussion sa présence dans l’environnement, à travers les mouvements de son corps et la façon dont il s’approprie d’un lieu.

bâtiment. J’ajoute aussi une interprétation libre du mouvement comme geste – geste métaphorique, sculptural et social – à ma conception du théâtre face à un public contingent : c’est une action en cours pour le passant, tout comme le chantier tient lieu de scène pour les piétons pressés quand y circulent.3

Pour cette raison, les critiques ont souvent remarqué la nécessité de considérer les building cuts de l’artiste pas seulement comme une entité fixe, mais comme l’ensemble de processus de conception, de réalisation et d’achèvement qui l’accompagne Pour reconstituer une image complète de toutes les facettes de chaque projet, le chercheur aura donc besoin de toutes typologies de documents, qui capturent le travail dans la fixité d’un cliché où qui montrent la dynamique de ses actions à travers des images en mouvement. DW : Que pensez-vous de l’art performance ? MC : J’ai l’impression que mon travail est intimement lié à la performance en tant que forme théâtrale dont font partie à la fois mon activité artistique et les changements apportés à la structure du

Gordon Matta-Clark dans les film: Office Baroque, 1977 Splitting, 1974 Day’s End, 1974 Office Baroque, 1977

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Vers une autre dimension La performance, la dance, la processualité et le dynamisme sont les mots clés qui peuvent carathériser le travail de Matta-Clark tout au long de sa carrière.

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Quand on regarde Matta-Clark pendre depuis les câbles qui lui permettent de s’accrocher aux façades des bâtiments on ne peut pas éviter d’évoquer la célèbre et pionnière performance Man walking down the side of a building de Trisha Brown. La danseuse, appartenant elle aussi au collectif d’artistes qui habitait Soho aux années 70, est une des premières artistes à introduire dans sa pratique la conception de renversement des perspectives de travail. La mise en scène publique de cette pièce a lieu en avril 1970. L’homme qui marche au long de la façade de ce bâtiment au 80 Wooster Street 4, en descendant du 8ème étage, semble vouloir témoigner son aisance dans cette pratique totalement naturelle mais qui du point de vue des spectateurs est particulièrement troublante. Le danseur descends avec des pas réguliers, sans se détacher de la surface verticale, et arrive finalement au sol.


La danse, avec Trisha Brawn, sort des limites conventionnelles pour s’approprier des lieux urbains : toits, lofts, façades, trottoirs, escaliers, galeries. Ces premières performances se jouent sur l’accomplissement de gestes simples, comme celui de marcher. L’intensité de cet acte réside dans la poursuite du rêve de ces corps de « visiter l’impossible » 5, à travers leur chemin qui passe au dessus de toutes les lois du monde physique. Brown fait exister les architectures qu’elle investis en tant que plateau pour ses performances à travers la danse et le mouvement, comme Matta-Clark façonne l’espace des immeubles qu’il envahit par ses creusages et ses incisions. Brown s’approprie l’espace avec son corp, comme Matta-Clark le fait à travers l’enlèvement et son marteau piqueur. Les perspectives sont transformées, inversées et assument une nouvelle complexité à travers des actions qui établissent une forme de communication non-verbale avec ces lieux et s’intègrent dans un territoire spécifique, sans rien devoir construire. Une performance qui fait un clin d’œil aux traditions des tarots, comme aussi au pérenne défi des lois de gravité, est celle que Matta-Clark prépare en 1971 après l’invitation de Willoughby Sharp, qui décide d’ouvrir l’espace de Pier 18 à New York à 27 artistes conceptuels. 6 La plupart des pièces proposées sont des actions où des performances, d’une durée maximale d’une heure. Matta-Clark à cette occasion accumule un tas d’ordures retrouvées sur place mélangées à des arbres morts. Ensuite

il se fait suspendre à l’aide d’une corde depuis une poutre du toit, avec son corps qui se trouve en parfaite perpendicularité à l’agglomérat de déchets. La tête de l’artiste arrive presque à toucher le sommet d’un conifère qui se trouve en hauteur de la masse à terre, une grande quantité de lumière s’infiltre depuis la grande ouverture de l’embarcadère, en créant des forts contrastes et donnant à cette connexion, entre humain renversé et ordures en décomposition, une allure électrique. Encore une fois on trouve l’artiste suspendu dans l’air, dans l’aspiration de conquête d’un espace autre, nouveau, à travers de nouveaux gestes et la subversion de comportements conventionnels.

Une photo de la danseuse Trisha Brown La performance de Gordon Matta-Clark au Pier 18, 1971, photographié par Shunk-Kender

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La mise en scène de gestes simples dans un environnement conditionné et symbolique est un thème très recourant dans les performances de Matta-Clark, comme aussi l’audace pour des entreprises qui comportent un fort danger et une mise en péril physique de ses acteurs. Lorsque dans la performance au Pier 18 on voit le corps de l’artiste renversé, osciller en créant une figure de tarot ayant la plasticité d’une icône religieuse, avec la performance Clockshower, réalisée en 1974, il parvient à faire un clin d’œil à son cinéma préféré, les slapstick comedies 7 des années 20. Il fait référence à la comédie, une fois au sommet de la Clocktower Gallery Tower, il commence à mettre en scène une morning toilette. La scénographie est tout à fait unique, la vidéo commence avec la dernière

Gordon Matta-Clark, Clockshower (film), 1974

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partie de l’escalade vers la grande horloge au sommet de la tour, on ne verra pas tout de suite le contexte du lieu. L’artiste a installé un système hydraulique sur la tour, qui lui permet de profiter d’un flux d’eau réglable au dessous de sa tête. Il commence alors sa représentation, il se brosse les dents, il se rase la barbe et se fait une douche pour se nettoyer. Il joue entre-temps avec l’espace vertical qu’il occupe, tout au long de la performance il reste accroché à l’horloge et ses aiguilles, il en modifie la position et l’utilise comme une sorte de lit et de chaise suspendues. On voit dans Clockshower une ultérieure dénonce et appropriation d’un lieu abandonné, l’horloge de la Clocktower Gallery 8 étant condamnée depuis une quinzaine d’années et n’étant pas été allumée la nuit pendant plus de vingt-cinq ans. Un lieu potentiellement inaccessible et pour cette raison totalement fascinant


pour Matta-Clark et propice pour son intervention. Le danger et le vertige ne manquent pas de nous faire nous souvenir d’une célèbre pellicule américaine, Safety Last ! et de l’acteur Harold Lloyd. « Voir Matta-Clark se confronter à la monumentale horloge dans son film, c’est se rappeler d’un diffèrent face-à-face mis en scène par Lloyd dans le fragment le plus célèbre de ce film. Matta-Clark écrit à propos de ‘dévorer le bâtiment’ - mangé management -, et Lloyd nous offre la même métaphore dans le nom De Vore Department Store. Le protagoniste de Safety Last !, un modeste employée, réalise une littérale ascension des sommets capitalistes – en escalant un gratte-ciel devant la confusion du public excité par ce human fly à fin promotionnelles et pour surprendre sa petite copine et son boss » 9

inconscients du spectacle qui se passe au dessus de leurs têtes. En rapprochant le bâtiment à une entité organique et « comestible », il déroute le rôle protecteur de l’édifice, en détournant la typique image de majesté architecturale des immeubles qui peuplent la ville. Dans son imagination, ces structures peuvent être sectionné en bouts pour combler la faim de l’homme, et digéré ensuite comme des plats gourmands.

« Mangé Management Les bâtiments sont faits pour manger Les anciennes crues poutres Sont servies copieusement Mieux c’est cohabités quand elles Tombent et ensuite elles sont amené à déjeuner » 10 Lloyd se lance à l’escalade de la façade de ce majestueux bâtiment, en rencontrant tous types d’obstacles possibles, il joue avec son vertige, l’hauteur et la situation extrême où il se retrouve involontairement. Matta-Clark, privée de tous types de sécurisations, porte à terme sa démarche comme si au lieu de se trouver à plusieurs mètres d’hauteurs, il était en toute tranquillité dans sa salle de bains. Au dessous de lui la ville continue sa vie, les employés frénétiques courent au travail,

L’acteur Harold Lloyd dans Safety Last!, par F.C. Newmeyer et Sam Taylor, 1923

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Charlie Chaplin dans One Night Out, 1915

Ce qui vient renforcer encore plus l’humour diffusé par l’entière performance de Matta-Clark, c’est la mise en scène de sa toilette personnelle dans un lieu autant atypique que bizarre, en nous faisant nous souvenir d’une scène comique du film muet A night Out, où Charlie Chaplin, ivre aprés une soirée à s’amuser avec un ami, se retrouve au milieu d’un restaurant à se laver les dents et le visage devant une fontaine. Au contraire de Lloyd et Chaplin, la situation qui mène Matta-Clark à performer ce geste n’est pas le résultat d’un accident ou une situation improviste, il joue avec sa personnalité comique et utilise son corps comme outil pour communiquer à son public (imaginaire). La verticalité des bâtiments n’est pas la seule perspective que les artistes prennent en considération pour exprimer la désorientation et le détournement des perceptions. Pour poursuivre ce parallèle entre Matta-Clark et Trisha Brown on utilise toujours comme fil rouge l’élément de la corde, objet récurrent dans différentes pièces de chacun, surtout pendant les expérimentations aux débuts des années 70.

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La corde est vue comme un outil qui nous permet de suspendre, comme on a pu observer dans plusieurs interventions de Matta-Clark et dans Man walking down the side of a building, mais elle symbolise aussi l’union entre deux parties : une trame où un filage qui peuvent se transformer en tissu. La corde est le matériel qui constitue le plateau de danse pour les performeurs de Floor of the forest, conçue en 1970 par Trisha Brown et ses collaborateurs comme une chorographie où les corps se déplacent parmi des entrelacements des tissus et cordes suspendus sur des barres perpendiculaires entre elles et surélevées du sol.

Le public est invité à se déplacer autour de cette structure métallique pendant que les performeurs jouent avec les tissus, en s’habillant et se déshabillant à travers les mailles des étoffes. Brown met encore en scène un geste du quotidien, celui de s’habiller, qui normalement a lieu dans un espace vertical. En renversant les perspectives, elle force les mouvements à avoir lieu dans l’horizontalité de ce tissu, en tenant compte de la force de gravité qui inévitablement modèle les formes.

Trisha Brown, Floor of the Forest (1970) au Documenta 12, Kassel en 2007


Habiter l’immatériel

Gordon Matta-Clark, Tree Dance (film et photos), 1971

Un an plus tard par rapport à la première mise en scène de Floor of the forest, en 1971, Matta-Clark est invité par la Vassar College Gallery à participer à l’exposition collective Twenty Six by Twenty Six. Il décide d’intervenir dans l’espace extérieur, précisément sur la structure d’un grand arbre dans les jardins de l’université. L’artiste élabore un entrelacement des cordes et abris en toiles fixés à différentes parties de l’arbre. A cette occasion Gordon appelle des danseurs et des amis de 112 Greene Street 11 pour l’aider à rendre ce tissage d’abris éphémères une œuvre vivante. A travers les captations photographiques et un vidéo qui documente la performance, on peut observer comme la structure érigée par Matta-Clark s’anime avec le mouvement des ses habitants temporaires, qui se déplacent d’une branche à l’autre et jouent et pendent dans ces cocoon. Tree Dance ne naît pas seulement du désir de mettre en scène une chorégraphie rituelle d’une dance entre corps et nature, mais aussi des besoins primordiaux de l’artiste. Etat donné que le bail de l’artiste venait de se terminer et qu’il se retrouvait véritablement sans domicile fixe, il propose à l’école de pouvoir habiter sa sculpture dans les arbres pendant

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Gordon Matta-Clark, Dessin pour Tree Dance, 1971

L’énergie de ces premières performances, plongées dans l’univers naturel des arbres, est transposée dans le grand nombre de dessins que l’artiste produit pour évacuer ses idées et révéler les vecteurs dynamiques qui animent ses pièces. Beaucoup des formes abstraites qu’il dessine font rappel au monde naturel, on peut apercevoir des arbres, des marées, les mouvements du vent et des feuilles. Un intéressant parallèle peut être retrouvé dans les peintures réalisées par son père, Roberto Matta, trente ans plus tôt. On y retrouve le même transport dynamique, l’assemblage des couleurs brillantes et des lignes qui semblent s’animer sous la force d’une énergie mystérieuse.

toute la durée de l’exposition, un mois entier. Malheureusement les autorités du Vassar College ne lui permettront pas un tel séjour et lui concéderont un seul jour pour réaliser sa pièce. 12 Le défi de la loi de la gravité et le sens du danger représente un aspect clé d’une telle performance. Tension et anxiété sont évoquées à travers une situation « architecturale » audacieuse et complexe, cette intensité accentue le lien que MattaClark révèle avec les propos du Land Art (Smithson, Oppenheim etc…) à travers l’instigation des activités dans le contexte d’une structure naturelle, dans ce cas un grand arbuste aux branches épaisses. « L’unité avec la nature est un pont extrêmement artificiel et fragile, un filet de jardin » 13

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La peinture The earth is a man est un lumineux paysage qui semble pulser et vibrer d’énergies. Les œuvres de Matta paraissent devenir des organismes vivants qui respirent d’un souffle intemporel. 14 Matta-Clark et son père n’arriveront jamais à avoir un rapport très profond, à cause des fréquentes périodes d’absence du peintre, qui quitte les Etats Unis quand son fils est encore très jeune et repart en Europe pour s’y remarier et continuer sa carrière. Même si les deux artistes ont entrepris des parcours assez différents, ils ont en commun une personnalitécatalyseur, une infatigable énergie créative et le fait d’avoir abandonné un possible insertion dans le monde de architecture pour se vouer à l’art. Cette difficile confrontation avec son père, marquera l’esprit de Gordon tout au long de sa vie, malheureusement avec des accents négatifs.

Gordon Matta-Clark, Energy Tree, 1972-73 Roberto Matta, The Earth Is a Man, 1942


Les dessins de Matta-Clark, avec leurs lignes dynamiques et courbes, suggèrent explicitement des notes chorégraphiques, ils constituent des diagrammes de mouvements, en soulignant les « points des concentrations énergétiques dans l’espace » et reflètent ses préoccupations spatiales et structurales. L’expérience de Tree dance (1971) ne représente pas l’unique moment où l’artiste travaille sur des projets d’espace d’habitation alternatif. Toujours en utilisant le même système de cordes et de filets, lors de sa participation à Documenta 6 en 1977, il propose une structure à l’échelle encore plus grande. Avec Jacob’s Ladder, Gordon continue l’expérience déboutée avec le travail au Vassar College, en créant un espace parcourable et presque immatériel dans le ciel. Ca représente une dernière tentative vers la conquête d’un espace, dans ce cas l’espace interstitiel entre des cheminées industrielles, un territoire potentiellement libéré et que personne ne pourrait généralement considérer comme habitable. Cette fois aussi, son but est celui de construire une structure où il pourra habiter tout au long de la durée du Documenta.

Selon les mots de Jane Crawford, cette structure était pensée comme une architecture « à vivre », où les visiteurs sont invités à rentrer dans cet entrelacement de cordes pour arriver jusqu’au sommet du cheminée et profiter du magnifique paysage depuis cette hauteur. « J’ai aidé Gordon à tisser les cordes ensemble, mais j’ai évité d’être présente lors de l’installation. J’étais terrifiée. Mais Gordon était très optimiste par rapport au fait que le public de Documenta aurait bien aimé monter là dessous pour expérimenter la sensation de flotter sur tout le paysage autour. Vraiment pas beaucoup des personnes l’ont fait au final, car c’était réellement effrayant. Moi, personnellement, j’étais de ceux qui ont tenté le sort (j’ai été obligé, car j’étais amoureuse de son créateur) et la vue au vol d’oiseau était simplement magnifique » 15

Gordon Matta-Clark, Préparation et photographie de Jacob’s Ladder, 1977

Malheureusement les autorités ne seront jamais capables de lui accorder cette permission et ils l’empêcheront aussi d’utiliser plusieurs cheminés dans son projet. Gordon devra en fait modifier ses intentions et se limiter à s’accrocher à une seule structure.

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Gordon Matta-Clark, Reality Proprieties / Fake Estates, 1971

L’entière pièce Jacob’s Ladder et son « starway to heaven » (escalier pour le paradis) sera dédiée à son frère mort prématurément à l’âge de 33 ans, le 14 Juin 1976. Enigmatiquement, la verticalité revient encore dans ce dramatique événement, Batan (abréviation pour Sebastian Matta) décide de mettre fin à sa vie en se lançant depuis la fenêtre de l’appartement de son frère. Cet épisode marquera un moment de radical changement dans les expérimentations de l’artiste Matta-Clark. A partir de 1976, il y aura un évident renversement dans ses études sur la verticalité : après avoir analysé une verticalité qui s’étale vers le ciel et qui agit dans un espace ouvert, il abordera une exploration d’un verticalité qui descend vers le sous sol. On y reviendras plus tard.

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S’approprier des espaces atypiques, en déroutant les comportements habituels et gestes quotidiens, c’était aux années 70 la représentation physique d’une contestation profonde.

Dans un environnement où les lois du marché et du capitalisme envahissent la réalité urbaine et proposent/ imposent de nouvelles formes de vies « containerisés », les artistes jouent avec les limites d’une telle dictature de la propriété privée. Ils vont explorer les espaces considérés comme encore affranchis, des espaces obsolètes où inhabitables, instables et interstitielles. Trisha Brown occupe les toits des bâtiments de New York en 1971 avec sa performance Roof Piece, Matta-Clark achète des bouts de terrain inhabitables et les appelle Fake Estates, pour témoigner de l’absurdité du marché immobilier, et finalement la surprenante intervention de Philippe Petit au World Trade Center symbolise un acte de réappropriation, à travers la performance, d’un territoire apparemment inaccessible. L’art s’approprie de l’espace urbain par le biais d’entreprises physiques extrêmes, parfois athlétiques, qui visent à changer le regard des spectateurs envers les postulats typiques de notre vie quotidienne. Le travail de Matta-Clark sur ses Fake Estates se joue comme une parodie de l’absurdité des lois de distribution des propriétés immobilières à New York et ses alentours. Ces îlots que l’artiste achète légalement (contacts et documents des transactions témoignent de la véridicité de l’opération) représentent des espaces qui peuvent être acheté, mais pas vraiment parcourus et qui certainement ne peuvent pas être occupés pour y vivre. Matta-Clark met en lumière le paradoxe de pouvoir


s’approprier ces morceaux de territoire pas utilisables et du fait de donner à des terrains une valeur monétaire quand ils n’ont pas une valeur utilitaire concrète. Au milieu des réservoirs d’eau et des cheminés, les danseurs de Trisha Brown 16 ouvrent un scénario insolite aux spectateurs et révèlent la majesté et la quiétude des toits de New York. Chaque objet sur cette scène devient sculpture et s’interpose aux mouvements des artistes dispersés sur l’envergure des plusieurs bâtiments. La danse se construit à partir des gestes improvisés par Brown, sur le modèle de la série de recherche Accumulation 17, qui sont envoyés aux autres danseurs, comme dans un enchaînement des réponses corporelles. Chaque performeur est positionné sur un diffèrent bâtiment, depuis West Broadway et Hudson Street jusqu’à White et Church Street. L’espace total occupé entre le premier et le dernier participant est de 7 blocks du nord au sud et de 3 blocks d’ouest en est. Roof Piece fonctionne comme un téléphone arabe de la danse, où les gestes du corps se répètent d’un individu à l’autre et qui s’approprie le message et le transfère en influençant sa signification finale. La performance est filmée par 3 différentes cameras et les danseurs sont habillés en rouge pour rendre possible leur visibilité dans l’environnement. Il n’y avait aucun lieu où le public avait une vision totale de la pièce et tous ses danseurs. On a précédemment parlé de comment les artistes s’approprient des espaces désuets (comme les lofts qu’ils rénovent),

s’infiltrent dans des territoires abandonnés (Matta-Clark et l’embarcadère du Pier 52, avec sa pièce Day’s End) pour réaliser leur travail, en risquant ensuite d’être poursuivi par la police. L’illégalité n’est pas un tabou à l’époque, les artistes ont bien moins de barrières morales que celles qu’on se pose aujourd’hui. Ils sont habitués à vivre dans une urbanité contaminée par le crime et l’abandon, ils se sentent en devoir d’agir contre ce système stagnant et qui ne semble pas viser à une amélioration du niveau de vie citoyen.

Trisha Brown, Roof Piece, 1971

« On acquérait une sorte de mentalité criminelle grâce à notre gouvernement » 18

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Anarchitecture,The Space Between / Untitled (Anarchitecture), 1973

Si on prend un scenario comme celui de Roof Piece, New York vue de haut, on y ajoute l’ingéniosité de l’élaboration d’astuces pour réussir à s’infiltrer dans des espaces prohibés et le symbolisme lyrique des bâtiments qui peuplent la ville, due à l’intervention de Philippe Petit. Tout le monde connaît l’histoire de l’homme qui a défié la hauteur et les autorités newyorkaises et qui en Août 1974 a réussi à traverser sur un fil l’espace interstitiel entre les deux tours du World Trade Center de New York. Les images issues de cette entreprise sont tout simplement fascinantes. Une pellicule réalisée en 2008 documente les différentes étapes de cette entreprise, toutes les difficultés rencontrées, le travail d’équipe, les déceptions et l’espoir. Philippe Petit n’est pas un artiste, au moins pas dans le sens typique du terme, pour cette raison cette comparaison avec les artistes newyorkaises de Soho m’intéresse encore plus.

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Le période de gestation du projet de Petit est très long, il communique son désir de vouloir « s’approprier » des nouvelles tours de New York déjà depuis la sortie des premiers articles parus dans la presse française, quand elles sont encore en construction, à la fin des années 60. Les tours ouvrent leurs portes en Avril 1973. Par coïncidence, ou pas, on retrouve une photo très symbolique du World Trade Center à l’exposition de Anarchitecture,


qui a eu lieu en mars 1974 au 112 Greene Street. La photo est anonyme et imprimée en 20 copies, elle s’appelle Anarchitecture: The Space Between ou aussi Untitled (Anarchitecture). Un titre très intéressant si on considère que juste quelque mois plus tard le funambule français décide d’aller envahir ce « space between » qu’on peut observer dans cette photo. Le groupe Anarchitecture se fait porte parole de la critique et la discussion autour des problématiques de l’espace et clairement l’arrivée de ces deux grands nouveaux, de plus de 400 mètres d’hauteur, sur le territoire newyorkais était prise en compte aussi. Le sujet principal de cette photographie est en fait l’espace entre les deux tours et pas la célébration de l’édifice. Le rapport entre le plein et le vide est au centre de l’analyse Anarchitecturale. En touchant encore à ses recherches précédentes, Matta-Clark renverse l’idée moderniste selon laquelle le bâtiment isolé représente l’élément positif et l’espace qui l’entoure est la contrepartie négative, considéré simplement comme un « vide » où un « cadre » pour le sujet représenté. Le regarde de l’artiste se dirige vers ce vide, les portions su ciel qui filtrent depuis ce labyrinthe architecturale, où l’horizon n’est plus celui reconnu comme horizontale (depuis l’origine du mot), mais plutôt une ligne verticale, une extension de cet espace « in between » Au dessous de la photographie MattaClark écrira : “Erase all the buildings for a clear horizon” (Effacer tous les bâtiments pour libérer l’horizon)

L’espace in between est aussi celui où se déroule le spectacle de Philippe Petit. Avec une planification très précise et des collaborateurs bien formés, Philippe Petit arrive finalement à réaliser l’entreprise du siècle. La résonnance de cet événement demeure dans la beauté effrayante du spectacle d’un homme qui se balade sur un câble à une hauteur impressionnante, mais aussi du défi dans l’intromission dans un espace interdit et la confrontation passionnante à la gravité.

Une photographie du 7 aout 1974 et une scène du film Man on Wire, 2008

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En regardant le film réalisé par James Marsh, Man on Wire, certaines phrases du funambule m’ont beaucoup marqué : « Le fait que marcher sur un câble soit une activité enveloppée par la mort c’est génial, car tu dois prendre cette pratique très sérieusement. Un millimètre d’erreur où une petite inattention peut signifier perdre la vie. » ou encore : « C’était une projet tellement hors de l’échelle humaine et impossible, mais quelque chose en moi me poussé à aller toucher ces tours » Avec son geste d’incroyable péril et courage, Philippe Petit marque son territoire dans cet espace virtuellement libéré des lois, où il est affranchi de tous constrictions et il peut littéralement voler sur la tête des newyorkais incrédules. Après les expérimentations artistiques où les artistes de Soho basculent les perspectives de représentation et se lancent dans l’exploration de la verticalité, Petit s’empare du territoire à encore plus grande échelle, en surpassant tous les limites imaginables. A travers cette « pièce » qui dispute les limites des facultés humaines avec un certain mépris du danger, j’introduis une autre tendance de l’art, qui fait toujours appel à une attraction vers la mort et la gravité, l’art de la chute.

Philippe Petit au sommet du World Trade Center, 1974

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L’art de la chute A travers le travail de trois artistes je vais analyser l’art de la chute et l’action performative de l’acte de tomber. Le premier exemple est français et il s’agit du Saut dans le vide de Yves Klein. La photo, unique témoignage de l’œuvre et qui pourrait être considérée comme une performance elle même, a été prise le 16 octobre 1960 au 5, rue Gentil-Bernard à Fontenay-auxRoses, en présence seulement du photographe et quelques amis de l’artiste. Une curiosité tout à fait intéressante : la photographie de cet événement a été prise par les mêmes photographes qui ont documenté les performances au Pier 18 de New York en 1971. Ils sont Harry Shunk et Jean Kender, duo hongroisallemand qui à partir des années 60 s’implique à témoigner plusieurs installations, expositions et performances aux Etats Unis et en Europe. Il y a une citation de Klein qui m’a stimulé encore plus à insérer son œuvre dans cette étude sur l’artiste Gordon MattaClark en tant que sculpteur de l’espace.

Dans un article paru sur une fausse édition du Journal de Dimanche en 27 Novembre 1960 (juste quelques semaines après le saut), il affirme : « Pour peindre l’espace, je dois me rendre sur place, dans cet espace même... sans trucs ni supercheries, ni non plus en avion ni en parachute ou en fusée : (le peintre de l’espace) doit y aller par lui-même, avec une force individuelle autonome, en un mot il doit être capable de léviter ».

Yves Klein, Le faux journal “Dimanche” et Le saut dans le vide, 1960

C’est une assertion tout à fait directe et claire sur ce que doit être le travail de l’artiste, dans le cas de Klein ce propos est respecté dans sa conceptualité et probablement pas honnêtement dans la pratique, vu que son travail fait souvent appel à des fausses mise en scène et des photos collages. De cette manière aussi, le Saut dans le vide représente un faux défi à la gravité, vu que Klein se lance sur une bâche tendue, habilement masqué dans la photographie officielle. L’expérience du saut reste, Klein se lance vraiment dans l’air pour souffler l’immatérialité du vide qu’occupe l’espace autour de lui et qui a longtemps fait l’objets de ses explorations. Klein remarque dans son texte que les artistes ont le devoir d’expérimenter directement l’espace où ils travaillent, avec leur propre corps, et il fait référence à la lévitation, comme si le développement d’un projet artistique pouvait ressembler une sorte de processus spirituel et magique où espace et artiste se fondent dans une empathie des sens.

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rien de stable sous ses pieds, tout le monde connaît cet état psychologique mais on ne l’a jamais ressenti physiquement. « On n’a pas besoin de tomber sur la terre depuis une autre planète pour le percevoir » il confirme. Un célèbre cascadeur dans l’art est Bas Jan Ader. Lui aussi, comme Li Wei, transfère dans ses performances physiques une inquiétude intérieure, son état d’instabilité psychologique et son difficile rapport avec sa situation dans l’espace. L’artiste hollandais n’est pas célèbre pour laisser beaucoup de déclarations publiques par rapport à son travail.

Li Wei falls to the Earth, 2002 et Li Wei falls to Hong Kong, 2006

En poursuivant mon argumentation sur l’« authenticité » des performances artistiques, on peut tout à fait explorer celles de Li Wei, en particulier sa série Falls, démarré en 2002.

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Cette collection de photos se présente presque comme le témoignage d’une série d’efforts athlétiques, on voit l’artiste avec sa tête enterrée dans le sol où dans d’autres surfaces rigides et hostiles. Li Wei confirme la véracité de ses images, que ne font aucun appel au montage digitale où trucages. Pour lui le centre de ses performances c’est l’effort physique, l’expérience – qu’elle soit brève où moins – de garder une posture et ressentir l’absurdité de la situation dans laquelle se trouve son corps, contre ses comportements habitudinaires. Avec ses mises en scènes, l’artiste veut rappeler le sentiment de tomber à tête en bas dans un espace inconnu et de ne ressentir

En expliquant brièvement la récurrence du geste de la chute dans ses pièces, il dit : « Je ne fais pas du body sculpture, où body art où body work. Quand je tombe depuis le toit de ma maison où dans le canal, c’est car la gravité m’accable » 19. Ses vidéos et ses photographies diffusent un sentiment de fragilité et vulnérabilité du corps humain. Dans un cycle des premiers travaux de l’artiste on trouve The Falls, où il filme sa chute depuis le toit de sa maison à Los Angeles, quand il tombe en vélo dans un canal à Amsterdam et la descente en chute dans un fleuve depuisune branche d’arbre à laquelle il était accroché et qui se brise. Toutes ces vidéos s’arrêtent brusquement une fois que la collision entre le corps et le sol / l’eau a lieu. Il y a, dans Bas Jan Ader, un rappel subtil aux slapstick comedies des années 20, dans le sens que le protagoniste s’inflige toujours des punitions physiques, mais dans son travail cet humour est


travaillé sous un aspect noir et bien plus introspectif, qui ne vise pas à stimuler le rire du public, mais plutôt une réflexion sur l’état d’un homme bouleversé par des sentiments de condamnation et d’impuissance. En ces temps modernes, on pourrait voir une certaine similarité dans les images des courts métrages de Jan Ader et les absurdes mise en scènes autodestructrices élaborées par la série Jackass, où ces acteurs s’infligent de la douleur à travers les plus extravaguant performances, pour divertir les téléspectateurs. Née aux Pays Bas, Jan Ader part très jeune à vivre aux Etats Unis à fin de poursuivre ses études en art. Il considérait toute la génération d’artistes californiens comme des sortes de machos de l’image, il voulait s’opposer à cette vision de l’artiste comme icône et super héro du show business. Pour faire cela, il entreprend un travail qui dévoile la sensibilité de l’être humain. Il pleure devant la camera dans I’m too sad to tell you et les investigations qu’il expérimente ensuite révèlent un complexe mélange d’ironie, romantisme et challenge physique. Sa dernière entreprise voulait réunir un triptyque, In search of the miraculous, débuté en 1974 à Los Angeles avec une série de photographies qui illustrent des paysages nocturnes américains où l’artiste est représenté en tout petit et éclaire sa vision avec l’aide d’une torche, comme dans un voyage d’introspection spirituelle dans un territoire troublant et obscur. Le triptyque ne verra jamais son achèvement, sa deuxième partie prévoyait la traversée de l’Ocean Atlantique à bord

d’un très petit bateau censé partir de Cape Cod pour arriver en Europe. L’artiste avait précédemment déclaré qu’il lui aurait fallu soixante jours pour porter à terme son voyage, ou quatre-vingt dix s’il décidait de ne pas « commander » le bateau. Neuf mois après son départ, le 9 Juillet 1975, son bateau a été retrouvé sur les cotes irlandaises, mais l’artiste avait disparu. Un film a été également tourné en 2008 pour relater cette aventure et la vie énigmatique de l’artiste, Here is always somewhere else par Rene Daalder.

Trois vidéos de Bas Jan Ader: Fall I Los Angeles, 1970 Fall II Amsterdam, 1970 Broken Fall (organic), 1971 Une scène de Jackass (la série), 2012

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« La performance dépend de sa documentation pour atteindre un statut symbolique dans la réalité culturelle » affirme Amelia Jones dans son essai Presence in Absentia 20. Dans cette citation on trouve deux mots très importants pour l’étude des artistes qui fondent leur travail sur des performances éphémères. Le souffle qui tient en vie des pièces qu’on n’a jamais pu avoir l’occasion de voir en vrai est représenté par la documentation dont elles disposent. Cet aspect est toujours emblématique. Dans le cas de certains artistes on se retrouve avec des interventions amplement documentés, on aura donc une vision très varié et approfondie de ce qui c’est passé, pour arriver à retracer l’expérience et reconstituer son développent dans l’espace-temps où elle se déroulait. D’autres cas, voient un fort manque de preuves qui portent la trace de ces événements, alors le mythe et la légende prendre parole sur ce vide de documentation, les pièces continueront à vivre dans l’imagination de chacun de ceux qui auront l’envie d’étudier de plus près le sujet et son univers. L’affirmation de Jones n’exclut pas à priori le fait que finalement une performance peut avoir une résonnance dans la réalité culturelle même sans être largement documentée, où meme sans documentation aucune. Le mystère qui entoure l’interprétation documentaire des ces œuvres « du moment » est à mon avis à accepter comme un livre ouvert offert à des lecteur posthumes et à leur libre déchiffrage.

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Le dernier travail de Bas Jan Ader, à mon avis, s’inscrit de plein pieds dans cette catégorie d’œuvres indéfinies et fluctuantes, entourées par une aura d’ambiguïté. L’énigme sur la mort de l’artiste disparu en mer, portant à terme son entreprise la plus courageuse et poétique se fait icône de l’être humain et de sa confrontation à la nature, dans un dialogue intime qu’on n’aura jamais la possibilité de reconstruire, sauf à travers notre imagination. La force de son geste réside dans sa conceptualité et son ingénue désinvolture. Cette photographie représente le dernier cliché de l’artiste avant sa disparition. L’image est très floue et très vague. Le navigateur ne semble déjà plus être là et disparaître. Un souvenir très approprié.

Bas Jan Ader: In search of the miraculous, 1975


Gordon Matta-Clark, City Slivers, 1976

fait qu’ajouter encore plus d’intensité et mystère aux démarches artistiques. « Gordon jouait avec tous les aspects de la vie – la dance, l’amour, le business, l’art. Constamment dans sa vie il jouait avec la mort » 21

Ce dernier exemple nous amène dans le territoire étrange de la fascination pour le sublime et la romantique attraction vers la tragédie, où l’artiste pousse toutes les limites possibles vers l’absurde pour dénoncer un malaise dans sa condition de vie. Un malaise qui peut se révéler introspectif où social.

On voyage encore sur le fil de la mort, en rappelant les expériences de danse dans les fils entrelacés de Jacob’s Ladder et l’hommage de Matta-Clark à la mort de son frère, qui s’est jeté dans le vide. Juste après le triste événement, Gordon décide de lui dédier un court poème, écrit à la fin d’un montage vidéo qu’il a réalisé à New York, City Slivers, qui date de 1976. Dans la pellicule on voit défiler des morceaux de vidéo coupés verticalement qui se superposent et se cachent les un derrière les autres, ils vont former un collage coupé irrégulièrement, d’aperçues de mouvements et de fragments de vie. L’espace que MattaClark représente dans City Slivers (slivers signifie éclat où fragment) est un locus virtuel, non géographique, où on perd nos coordonnées territoriales, dans l’inconsistance, la fluidité et le découpage du paysage montré.

Jusqu’où les artistes sont capables de pousser les limites de leur corps ? Où se trouve la limite entre l’art et la vie ? Le défi à la vie devient œuvre d’art, l’art devienne épreuve de résistance à une condition intolérable. Il me semble que les artistes jouent toujours plus avec le risque pour démontrer la valeur de sa propre idéologie, dans une revendication de leur crédibilité. Ils se disputent avec le danger et la mort. Une intrigue qui ne

Pendant les 15 minutes de pellicule on voit une intervention d’esprit similaire à ses coupures violentes aux bâtiments, cette fois transformées en un déchirement de rouleau filmique, qui se décompose en petites rayures et représente encore une fois la ville qui a perdu son horizontalité et la mise en lumière de ses espaces vides, la couleur noir domine l’écran où il n’est pas occupé par des images, comme une métaphore de l’espace négatif 22.

La fragmentation du regard

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A travers le collage des bouts des pellicules coupés dans la largeur, leur superposition et leur combinaison hasardeuse le spectateur perd ses repères dans l’espace et son sens de l’orientation. Les visions multiples ne permettent pas à l’œil de s’adapter à l’image et d’en compléter les parties manquantes, où l’espace noir se relaye aux autres images d’espaces composites et vibrent dans l’espace déconstruit.

Gordon Matta-Clark, Automation House, 1972 Lee Friedlander, The Little Screens, 1963 (en bas)

Matta-Clark n’est pas le premier à essayer ce type d’expérimentations. Dans un de ses premiers films, Automation House (réalisé en 1972), il met en scène une comédie du dépaysement, à travers des outils totalement analogiques et de très simples illusions d’optique. La décomposition de l’image et de la perspective architecturale est un thème très recourant dans toute la carrière de l’artiste. Je trouve comme un point fondamental de son travail le fait d’établir une recherche qui parcoure

toutes ces différentes techniques dont il se sert, le même désir de briser les barrières structurales qui composent la ville peut être retrouvé dans ses dessins, ses notes dans ses carnets, ses trous dans le papier, comme aussi sans sa recherche sculpturale, photographique et cinématographique. L’image en mouvement, en particulier, permet à Matta-Clark de rendre dynamiques ses efforts vers la création d’une complexité dans la fixité d’une structure existante. On a pu examiner cela, dans les pellicules qui documentent le travail de coupure de Splitting, comme dans Conical Intersect et Day’s End, mais aussi dans les exercices de style sur les images de la ville de City Slivers et Automation House, où l’artiste n’intervient pas dans la réalité avec la création du vide sculpturale, mais le travail de coupure s’effectue au niveau du matériel filmique, sur la nature de la pellicule elle même, le montage et l’assemblage des images. Matta-Clark à travers ses installations et leur représentation, fait percevoir « la puissance de l’espace qui nous entoure et comment on y interagit en tant qu’être humains actifs en constant mouvement » 23 Dans la documentation des coupes des bâtiments le spectateur perd son équilibre dans les oscillations de la camera dans un espace modifié et détourné, dans ces travaux cinématographiques le dépaysement a lieu dans l’espace même du film, qui trouble les points de vue et la perspective.

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Cette même recherche sur la décomposition des images et le cadrage coupé verticalement peut être retrouvé


dans l’intéressant travail photographique de Lee Friedlander. L’artiste travail lui aussi sur l’idée de miroir et vitrine qui reflètent et qui ouvrent le regard vers d’autres perspectives (comme dans Automation House, 1972), ces illusions d’optiques ne font appel à aucun trucage mais sont produites à l’aide d’déjà existants sur le territoire. Automation House représente un ultérieur exercice de style sur la place des corps dans l’espace, il transforme la logique de l’architecture à travers un stratégique jeu de mouvements et réflexions. La fragmentation de l’image présente dans Matta-Clark est visible dans les clichés de Friedlander comme si les deux cherchaient à documenter le chaos de la ville et ses intersections, la quantité des scènes de vie qui envahissent le paysage urbain se fondent alors entre elles pour créer un scénario où les points de vue explosent dans une désintégration du regard. On se sent perdus dans l’overdose des stimuli visuels et les artistes cherchent à capturer leur complexité et à la transférer sur l’écran. La verticalité du cadre est toujours le leitmotiv de ses cadrages, on revient à la verticalité de la chute et de l’espace négatif, la vectorisation d’un mouvement qui glisse en direction du ciel où du sol. Au milieu des filaments de pellicule coupée, on aperçoit une petite ligne de texte qui glisse verticalement sur l’écran vers la fin du film City Slivers « He just hit the pavement... face down. » (Il tombe juste sur le sol…face contre terre). Un poétique hommage à son frère et sa chute. Maintenant on descend vers l’exploration

du sous-sol et les méandres de l’inconnu avec Matta-Clark.

Gordon Matta-Clark, City Slivers, 1976 Lee Friedlander, The Little Screens, 1963 (en bas)

Le film City Slivers a été conçu pour être montré lors de l’exposition Arcades en 1976 à New York, au dessous des voûtes qui entouraient le passage public autour du bâtiment. L’œuvre a été récemment reproposée à l’exposition dans l’espace public par l’association High Line Channel, qui a montré la pellicule sur la façade d’un bâtiment visible depuis la rue et la passerelle de l’High Line newyorkaise.

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Le plus intense hommage à l’artiste a été réalisé en 1996 par Pierre Huyge. L’artiste français associe les propos de Line describing a cone par McCall et Conical Intersect de Matta-Clark pour obtenir un spectacle émouvant qui s’installe dans le même espace où, vingt ans plus tôt, on pouvait voir Gordon travailler sur l’enlèvement d’un cône depuis le bâtiment de rue 27-29 Beaubourg ; maintenant, dans ce même site, a été bâti le quartier de l’Horloge. A travers une coïncidence visuelle parfaite et symétrique, la structure architecturale se fond dans la matière du bâtiment et

se fait miroir d’un souvenir du passé en communiquant entre-temps avec la situation actuelle du lieu. Huyge génère une double perspective dans ce scénario baigné par son archéologie passionnante, la présence du trou de Matta-Clark ravive dans le tissu urbain comme un fantôme historique, en ouvrant une sorte de continuum espace-temporel avec son original. 24

aventures souterraines. Il veut découvrir la vulnérabilité du territoire de la ville qui se cache au dessous des couches historique qui la composent et qui symbolisent à la fois son histoire, mais aussi l’obsolète et tout ce monde oublié qui continue à vivre sous leurs pieds.

A partir du 1976 Matta-Clark s’intéresse à découvrir ce qui se trouve au dessous de notre paysage quotidien, il demande à plusieurs amis de l’accompagner dans ses Pierre Huyge, Light Conical Intersect, 1996

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Gordon Matta-Clark, Above and Below, 1977

Les abysses de la societé « Les gens sont fascinés par les activités qui mettent au jour de nouveaux espaces. Je suis sûr que c’est la fascination pour le sous sol qui captive le plus l’imagination de ce public contingent. Les gens ne peuvent pas s’empêcher de regarder les fondations d’un site en construction » 25 Une photo réalisée en 1977 résume le rapport de Matta-Clark à la ville et sa surface, qu’elle soit verticale où horizontale. Dans Above and Below, on peut observer la juxtaposition de la vie de la ville au niveau de la rue, avec la hauteur de ses bâtiments et l’occupation de l’espace vertical. Dans la deuxième image, il y a un négatif renversé de la photo précédente, où la profondeur du sous-sol est investigué dans sa verticalité qui descend vers les abysses du terrain.

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Si l’artiste recherche au début l’exploration de l’espace négatif qui entoure la jungle des bâtiments métropolitains, maintenant il se penche sur les fondations de ces espaces, à la chasse du non-visible et de l’espace, toujours négatif, que représentent leurs extensions dans les fondations de la ville. Il agit toujours dans le cadre d’une fascination par les non-lieux, les lieux oubliés et ambigus, les aventures dans les lieux suffocants et latents deviennent une poétique dispute vers la réappropriation de ces territoires cachés. L’attraction et le mystère qui entoure le territoire souterrain sont historiquement des thèmes très fascinants pour les artistes. Victor Hugo, dans Les Misérables 26 , écrit : « L’histoire de l’humanité se reflète dans l’histoire de la cloaque. L’égout… c’est le cimetière des toutes faillites et efforts. Pour l’économie politique c’est un détritus, pour la philosophie sociale un résidu… Chaque grossièreté de la civilisation, tombée dans l’obsolescence, s’enfonce dans ce fossé de vérité dans lequel descend une énorme spirale vers le bas, pour être avalé. Aucune fausse apparence, aucun mensonge n’est possible… C’est beaucoup plus d’une fraternité, c’est une intimité très proche… Un égout est cynique. Il révèle tout »

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Substrait : Underground Dailies, est un projet où l’artiste accumule nombreuses bobines qui représentent chacune un diffèrent voyage à la découverte de l’environnement souterrain de New York. Chaque film est tourné pour être montré le jour suivant dans le cadre d’une exposition organisée à la Holly Solomon

Gallery, en rajoutant un dimension performative au projet qui se révèle un sorte de work in progress où l’artiste devient reporter de la réalité de la ville. Matta-Clark explore la vie et les activités quotidiennes de la population qui chaque jour se rend dans les méandres des sous-sols de la ville pour travailler dans les tunnels et les égouts. Dans certain parties du film il interagit avec certaines personnes qu’il rencontre pour écouter leurs histoires, on a l’impression que ces hommes gardent avec eux une mémoire autre de celle du monde au dessous, en révélant des vérités parallèles et énigmatiques. Un exemple c’est quand les travailleurs conversent à propos d’un éventuel fantôme caché dans les entrailles de la Cathédrale de Saint John the Divine.

Gordon Matta-Clark, Substrait : Underground Dailies, 1976


Le tournage, qui se poursuit pour quelques semaines, est brusquement interrompu par le tragique événement qui voit la mort de son frère. Dorénavant, Gordon semble difficilement retrouver son énergie vitale qui caractérisait ses interventions, il commence à se laisser porter par ces explorations souterraines avec encore plus de transport, en se laissant guider par sa curiosité insatiable vers les territoires inconnus et ombreux. Ce n’était pas une coïncidence pour l’artiste de se retrouver dans cet espace qui se déploie sans fin au dessous de la ville, sa recherche ne s’arrêtait pas seulement au désir intime de creuser dans le sol dans le poétique geste de commémoration pour son frère, mais il constituait une suite très cohérente à ses précédentes recherches sur le territoire « above » et ses failles. Après avoir pénétré les surfaces structurelles et les containerisations architecturales en ville, il investi ces entités encore plus profondément, dans une subversive action à la recherche des limites de la propriété et vulnérabilité des bâtiments : « Avoir un ‘au dessous’ signifie aussi que la propriété commence quelque part. La partie de la ville qui m’intéresse en ce moment est celle souterraine : une recherche dans les territoires oubliés, enterrés sous la ville un peu comme réserve historique, mais aussi comme souvenirs des projets et fantaisies abandonnés, comme la Phantom Railroad. Cette activité comprendra le mappage et le creusement dans ces fondations perdues : un travail sur la société d’en dessous »

Le long documentaire est divisé en divers chapitres, qui explorent différentes partie de la ville souterraine : la gare ferroviaire de Grand Central, 13th Street Pump Station, Croton’s Aqueduct (entre 42nd Street et Central Park), la Cathédrale de St. John the Divine, l’extension du métro d’Archer Avenue, le New York City Water Tunnel n°3. Comme Bas Jan Ader était à la recherche de son « miracoulous », et pour le trouver il se rend dans des déserts californiens et au milieu de l’Océan, Matta-Clark affirme « A l’origine, j’envisageais des actions potentiellement subversives : désormais j’ai plutôt envie de partir à la découverte de ces lieux inconnus. Il s’agirait de faire sortir l’art des galeries et le conduire dans les égouts » 27

Les deux artistes, dans un lapse qui ne distancie pas trop dans le temps leurs opérations, examinent des territoires inconnus, on pourrait les identifier comme des non-lieux, des lieux de l’imaginaire et du mystère. Leur approche est très physique et profonde, pour activer leurs recherches ils sont prêts à laisser derrière eux toutes les peurs typiques de l’homme moderne et ses instincts primordiaux, ils se montrent vulnérables devant la nature et ses événements, qu’il soient dans la mer, dans les airs où sous la terre.

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Les recherches sur les sous sols se prolongent à Paris en 1977, juste deux ans après son intervention dans le quartier de Beaubourg, la ville a vécu un changement vers une modernité radicale. Le majestueux Centre Pompidou ouvre ses portes au public en Janvier de cette même année, en surprenant tout ses visiteurs par une architecture très atypique pour le standard parisien. Les scènes tournées dans le sous sol sont alternées par de courtes intromissions de morceaux prix à l’extérieur, l’artiste crée un dialogue entre l’ancienne et la nouvelle Paris, le visible et l’invisible, la lumière et l’ombre. Gordon fouille dans les zones obscures de la ville, en explorant les quartiers d’Opéra et les Halles, les Catacombes de Paris, les murs orné par des centaines des cranes et fragments des os se retrouvent en curieux parallèle avec les réserves de vin, stockées au froids dans ces souterrains. Le film se termine avec une dégustation de vin.

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Gordon Matta-Clark, Sous Sols de Paris, 1977


Réalisé un an plus tard suite à la mort de son frère Sebastian, l’œuvre ne cache pas un certain autobiographisme. Sans doute Paris rappelle à l’artiste les années où lui et Batan allaient visiter leur père dans la capitale et se baladaient dans les rues comme des touristes. Sous Sols de Paris peut être interprété comme un complément à la performance que Matta-Clark produit à la Galerie Yvon Lambert, exécuté en Avril 1977. Dans cette dernière œuvre, l’artiste retourne creuser les bâtiments, dans celle ci il va ouvrir un trou carré qui descend dans la profondeur de la cave de la Galerie parisienne, les visiteurs peuvent voir l’artiste au travail à travers une autre ouverture carré sur le sol du rez-de-chaussée de la Galerie. L’artiste arrivait chaque jour plus en profondeur, ça aurait pu représenter une œuvre sans fin, mais la pièce a été interrompue le jour de la fin de l’exposition. « C’était comme s’il était en train de fouiller dans le sous sol à la recherche de son frère perdu. » 28

Gordon Matta-Clark, Descending Steps for Batan, 1977

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Une ressemblance esthétique au creusement du sol de Matta-Clark peut être retrouvée dans l’œuvre Exposing the foundations, par l’artiste très subversif Chris Burden. L’artiste en 1986 investi une entière salle du Musée d’Art Moderne de Los Angeles pour réaliser trois grandes excavations dans le sol du musée, en révélant les fondations et la terre au dessous. Comme Matta-Clark, l’art de Burden soutien aussi une démarche vers la véridicité et l’authenticité dans la réalisation de ses projets. Aller révéler les dessous d’une institution c’est comme aller la blesser et mettre à nu sa vulnérabilité, ses parties cachées et négligées. La recherche de Chris Burden se développe autour de la conscience du corps et son rôle dans l’espace, la présence de l’auteur en tant qu’acteur central de ses performances se révèle fondamentale pour l’achèvement de son

défi artistique. On peut rappeler Burden en 1971 avec l’oeuvre Shoot, quand il se fait tirer dessus par un ami avec un fusil calibre 22 devant un groupe des personnes invitées. La performance représente aujourd’hui une icône de la violence auto-infligé dans l’art. Il soutenait en fait: « Pour comprendre à fond, vous devez l’essayer sur votre propre peau » L’œuvre de Burden, au final, suscitera un grand nombre de critiques et discussions autour de la figure de l’artiste. Quelle est la responsabilité éthique de l’artiste ? Quel est son rôle dans la société et quelles sont les limites de ses actions ? Ces questions représentent encore aujourd’hui une porte ouverte, sans de véritable réponse possible où totalement licite.

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Encore une fois on voit un artiste se confronter à la mort, avec un admirable sang-froid, Burden se trouve face à face à ses propres limites, il les défie. Surtout

aux années 70, la scène artistique révèle tout son caractère contestataire, à travers ces actes extrêmes. La vie et les problématiques quotidiennes de la société et de la politique se font espace dans l’art, il n’existe plus vraiment un contexte artistique dans lequel opérer, ses anciennes limites conventionnelles se sont ouvertes à la contamination des expériences extérieures, dans une interconnexion parfois dangereuse entre la réalité et sa représentation.

Chris Burden, Exposing the foundations, 1986 Chris Burden, Shoot, 1971 (gauche)


1 Les instructions de Trisha Brown pour la performance Man walking down the side of a building mise en scène au 80 Wooster Street, NY en 1970 2 Stephen Walker, Baffling archeology: the strange gravity of Matta-Clark’s experience-optics, publié dans le Journal of visual culture, vol. 2, n° 2, aout 2003, p. 161-185 3 Les découpes de Gordon Matta-Clark, un entretien avec Gordon Matta-Clark par Donald Wall, Arts Magazine, p. 74-79, Mai 1976 4 C’était le futur mari de Trisha Brown, Joesph Schlicter, le performer de Man walking down the side of a building, après la performance il a révélé des fortes contusions. 80 Wooster Street, à l’époque, était le quartier général de Jonas Mekas, qui occupait avec George Maciunas le rez-de-chaussée et le premier étage de ce bâtiment reconverti. Ici il établit en 1967 sa Film-maker’s Cinematheque et successivement, en 1970, les Anthology Film Archives. 5 Corinne Diserens, Gordon Matta-Clark, film and dance, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 125 6 Entre autres Vito Acconci, John Baldesarri, Dennis Oppenheim, Richard Serra, and William Wegman 7 Par définition le slapstick (de l’anglais slap-stick : “bâton claqueur”) est un genre d’humour impliquant une part de violence physique volontairement exagérée. 8 L’architecture du lieu a été dessinée par McKim, Mead et White 9 Joan Simon, Motion pictures, You are the measure, The Whitney Museum of American Art, 2007, p. 126 10 Depuis le carnet de Gordon Matta-Clark, déposé auprès du CCA Canadian Center for Architecture à Montréal 11 Ils étaient présents Tina Girouard, Rachel Lew, Suzanne Harris, Richard Nonas, Jene Highstein et Carol Goodden 12 Jane Crawford, Gordon Matta-Clark in context, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 155 13 « The unity with nature is an extremely artificial and fragile bridge, a garden net » T. E. Hulme cité par Robert Smithson, The quasi-infinities and the waning space, publié dans Arts Magazine, v. 41, no. 1, novembre 1966, p. 28-31

14 Elizabeth Smith, conservatrice du Musée d’Art Contemporain de Chicago 15 Jane Crowford, Gordon Matta-Clark in context, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 160 16 La première performance de Roof Piece a eu lieu au 53 Wooster Street at 381 Lafayette, New York, NY, May 11, 1971. Les danseurs: Carmen Beauchat, Trisha Brown, Douglas Dunn, Tina Girouard, Caroline Goodden, David Gordon, Nancy Green, Susan Harris, Elsi Miranda, Emmett Murray, Sylvia Palacios, Eve Poling, Sarah Rudner, Nanette Seivert, and Valda Setterfield 17 Accumulation a été décliné sous plusieurs formes tout au long de la carrière de Brown. Le coeur du projet est la répétition des mouvement du corps et l’addition progressive des nouveaux gestes à cette dance improvisé. La pièce est performé par un seul danseur où par un groupe de danseurs coordonnés. 18 Gordon Matta-Clark : in context, Jane Crawford, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 154 19 Bas Jan Ader, par James Roberts and Collier Schorr, Frieze Issue 17, June-aout 1994

21 Caroline Goodden, interviewé par Joan Simon, reimprimé dans le catalogue Gordon Matta-Clark – une retrospective, Museum of Contemporary Art of Chicago, 1985, p. 192 22 En tant qu’espace pas occupé par le “plein” architecturale 23 Michel de Certeau, The practice of everyday life, University of California Press, Berkeley, 1984 24 Conical Intersect, par Bruce Jenkins, Afterall Books, 2011, p. 78 25 Les découpes de Gordon Matta-Clark, entretien par Donald Wall, publié sur Arts Magazine, mai 1976, p.74-79. Réimprimé par Editions Lutanie en 2011 dans Gordon Matta-Clark, Entretiens, p.79 26 Victor Hugo, Les Miserables, traduit par N. Denny, Penguin Books, 1976, p. 1065 27 Les découpes de Gordon Matta-Clark, entretien par Donald Wall, publié sur Arts Magazine, mai 1976, p.74-79. Réimprimé par Editions Lutanie en 2011 dans Gordon Matta-Clark, Entretiens, p.80 28 Gerry Hovagimyan, Gordon Matta-Clark par Corinne Diserens, Phaidon, 2003, p. 197

20 Amelia Jones, Presence in absentia: Experiencing Performance as documentation, Art Journal, vol. 56, hiver 1997, p. 11-18

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Building social sculptures L’esthétique du partage

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Pig Roast Party, entre autres : Lee Jaffe, Dickie Landry, Phillip Glass, Lee Brewer, Robert Prado, Gordon Matta-Clark, photo par Caroline Goodden, 1971


« Il arrivait de façon incroyable à s’immerger dans ces pièces, capturant les conditions inédites et inconnues de sa personne dans les outils qu’il employait »

Dennis Oppenheim à propos du travail de Gordon Matta-Clark 1

L’année dernière, au moment où mes recherches se focalisaient sur les expositions qui ont vu la présence des œuvres de Matta-Clark après sa mort, j’ai découvert un épisode très particulier qui a éveillé mon regard critique par rapport à ce que j’identifie comme de mauvaises interprétations contemporaines du travail de l’artiste. En 2007, la Galerie David Zwirner à New York, qui représente l’œuvre de Matta-Clark aux Etats-Unis, ouvre ses portes à un nouveau Group Show. Le Group Show est une façon commune de

faire appel à des expositions à thèmes univoques apparemment privées, se basant sur un côte à côte de plusieurs artistes représentés par la galerie. Ce qu’on peut voir dans l’espace d’exposition représente un choix assez minimaliste, on compte seulement deux pièces : Untitled 1992 (Free) de Rirkrit Tiravanija et Open House de Gordon Matta-Clark. Dans cet espace assez vide et habité par deux grand modules différemment parcourables, une grande quantité des implications historiques qui communiquent/divergent remplissent le vide laissé par cet assemblage hasardeux.

d’art généralisée et étendue, en ouvrant les horizons artistiques classiques à une intercommunication élastique entre la vie sociale et l’accessibilité à la création. Pour Beuys, « seulement l’art est capable de révéler les effets répressifs d’un système social sénile qui continue à chanceler aux limites de sa propre mort : démanteler en ordre de construire un ORGANISME SOCIAL EN TANT QU’ŒUVRE D’ART… TOUT ETRE HUMAIN EST UN ARTISTE qui, par leur statut de liberté, apprend à déterminer les autres positions de l’ŒUVRE D’ART TOTALE D’UN FUTUR ORDRE SOCIAL » 2

Cette argumentation, qui s’inscrit dans la capacité contemporaine de proposer le travail de Gordon Matta-Clark comme toujours actuel, me permettra tout au long du chapitre d’approfondir un thème très porteur de l’entière pratique de Gordon : l’immersion de l’artiste dans le contexte dans lequel s’effectue la création et la vitalité de ses pièces au sein de la communauté. J’ai identifié ce chapitre sous le titre de « création de sculptures sociales ».

Dans l’univers social de Matta-Clark, on n’arrive pas à voir une matérialisation généralisée du propos beuyssien, mais plutôt une traduction de l’importance du contexte social et l’influence que cela véhicule sur le processus créatif de l’artiste. La présence, les besoins et les préoccupations des êtres humains apparaissent plus ou moins explicitement dans toutes les œuvres de l’artiste. L’art de Matta-Clark est à sa racine un art social; elle ne pourrait pas exister sans une expérience de vie communautaire préalable et profonde et une connaissance du complexe système social abritant les lieux qu’il investit.

En faisant référence au social sculpture de Joseph Beuys, je reprends la vision avancée par l’artiste durant les années 60, qui revendique une position très symbolique par rapport aux tendances de l’époque. Porteur d’une vision intensément démocratique et utopique vers un art pour tous et par tous, il affirme qu’une ouverture au monde réel et social de l’art permettrait à tout le monde de devenir partie intégrante d’un œuvre

« Il était un artiste qui s’immergeait toujours dans les systèmes extérieurs, il s’appropriait de son contenu pour en faire une forme d’art, bien que celui-ci conservait son état brut » 3

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L’artiste est present ? Le scénario où Matta-Clark inscrit son travail se révèle fondamental; ce paysage est souvent son propre contexte quotidien. La restitution artistique des recherches sur son territoire révèle un honnête surprenant, car elle provient d’une étude approfondie des problématiques communautaires vécues par son entourage et lui-même sur leur propre peau à l’époque. L’analyse se déroule de l’intérieur, l’artiste n’est pas parasite d’une situation qui ne lui appartient pas et il travaille avec les matériaux qui constituent sa propre réalité. Cet aspect de l’œuvre de Gordon, ne fait que renforcer encore plus les motivations qui poussent l’artiste à vivre sur son propre corps l’expérience de l’everyday life transposée sur un plan artistique, en dissimulant les limites entre sa vie et sa pratique artistique.

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Comme déjà argumenté dans les chapitres précédents, la ville de New York fournit aux citoyens un panorama très propice aux interventions de toutes sortes, en tant que réactions à la brutalité d’une ville laissée à l’abandon et martyrisée par une crise économique profonde. Le gouverneur de l’état de New York, Nelson Rockefeller, pour y faire face, décide de fermer plusieurs hôpitaux pour handicapés mentaux ainsi que de nombreux établissements en aide de la communauté. Une énorme quantité de personnes se retrouve tout d’un coup sans-abri et privée d’assistance aux soins; la population de sans domicile fixe à New York gonfle dès lors rapidement. Les artistes se font miroir d’une situation critique, en créant des pièces choquantes et originelles. Selon David Bradshaw « Les années 60 étaient une époque très chaude pour l’art. Les préoccupations décoratives n’étaient pas du tout à l’ordre du jour. L’art accomplissait son

travail, en arrachant sa chair morte, en déclarant son empoisonnement » 4 Sans négliger aussi la problématique des déchets, une véritable crise qui perdurera à travers toute la période des années 70. Le maire de New York, John Lindsay, déclare que la ville a dépensé plus d’argent pour résoudre ses complications dues aux ordures, qu’à nulle autre question administrative. « Les déchets étaient partout. Au sens plus inévitable, les déchets constituaient la ville » 5

Photo par John Fekner


Photos par John Fekner

La ville, qui oscille sur le bord de la banqueroute, n’a même plus d’argent pour prendre soin de l’environnement. Une grande partie des bâtiments autrefois bâtis en guise de gloire économique se retrouvent maintenant en état d’abandon et de décrépitude. L’argent ne suffira pas pour quelconque rénovation visant à restaurer cette situation. Les artistes qui ont entre-temps trouvé à Soho l’endroit idéal pour y développer leur pratique artistique (grâce au favorable marché immobilier) et de grandes surfaces à occuper, ne peuvent qu’eux-mêmes s’impliquer dans ce combat en dénonçant la situation qui les entoure et, surtout, en cherchant de proposer des solutions créatives et accessibles à tous. A renforcer sur cet esprit communautaire entre les habitants de Soho, est le fait que le quartier se révèle fortement inhabité par rapport aux standards de densité des autres parties de l’île de Manhattan. Soho est une « île dans une île », les personnes qui s’y installent acceptent d’être reconnus

comme faisant partie d’un groupe de fugitifs artistiques expérimentant des façons de vivre alternatives. Ces différentes méthodologies d’habiter le territoire sont essentiellement représentées par leur occupation illégale de grands lofts autrefois occupés par les usines locales; ceuxci requièrent de basiques travaux de menuiserie pour les rendre propices à y vivre. Les artistes essaient de survivre du mieux qu’ils peuvent. Soho, étant anciennement un quartier fortement industrialisé, ne dispose presque d’aucun bar, encore moins de restaurants et de tous types de locaux propices aux rencontres publiques. Les galeries sont beaucoup plus éloignés et tarderont à faire leur apparition dans ces quartiers downtown. Il n’y existe pas de collecteurs ou de potentiel public pour l’art non plus. Les artistes reposent sur eux mêmes pour survivre. Les amis et autres artistes représentent l’unique

public disponible et potentiellement captif pour d’éventuels échanges artistiques. « J’ai choisi de ne pas m’isoler des conditions sociales existantes, mais de travailler avec elles, soit en m’y impliquant physiquement – comme c’est le cas pour la plupart de mes interventions sur les bâtiments – soit en m’engageant plus directement pour une communauté. C’est d’ailleurs dans ce sens là que je souhaiterais poursuivre mon travail. Cette différence de contexte est ma plus grande préoccupation : c’est sans doute ce qui me distingue vraiment du Land Art, car je m’intéresse à des zones spécifiques occupées par une communauté » 6

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entre eux, les limites qu’identifient communément ces différentes disciplines deviennent élastiques et acceptent l’influence des autres domaines, dans un échange enrichissant et fécond. « Depuis le début, Gordon joue un rôle catalyseur dans la communauté inclusive des artistes et danseurs, guidé par son charme et son bon sens dans le milieu artistique. Etant donné que leur travail ne correspondait pas à des principes communs aux galeries d’art, ils se positionnaient en dehors du système par défaut. » 7

L’entrée du 112 Greene Street Workshop, 1971

En automne 1971, l’espace du 112 Greene Street vient d’ouvrir ses portes pour accueillir le travail des artistes locaux et pour enfin leur donner la possibilité d’exposer leurs recherches et avoir des retours. Ce workshop (comme les utilisateurs eux-mêmes ont l’habitude de l’appeler) se présente comme un lieu autogéré, où chacun peut demander la possibilité d’avoir un espace pour exposer simplement à travers la communication avec les artistes résidents. 112 Greene

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Street symbolise aussi une première forme d’incubateur pour les nouvelles tendances artistiques de cette collectivité d’artistes, ses portes sont toujours ouvertes. La rencontre et le partage des idées sont à l’ordre du jour et assument une importance fondamentale dans le développement des recherches de chacun. L’aide mutuelle entre les différents artistes devient pratique habituelle et fondamentale pour affronter les difficultés qu’ils rencontrent dans la compréhension de leur projets au niveau communautaire. De cette façon, les connaissances de chacun peuvent être mises en commun et l’on voit la conséquence dans la grande multidisciplinarité de nombreux projets qui fleurissent à l’époque. La danse se mélange aux arts plastiques, la sculpture à l’architecture, l’écriture et la performance dialoguent

Déjà depuis les temps de Tree Dance, Matta-Clark développe ses recherches sur des habitations alternatives. Caroline Goodden, danseuse, photographe et ancienne partenaire de l’artiste, témoigne : « Le lendemain d’une fête que j’avais tenue chez moi, il m’a amené dans son lieu préféré de Manhattan : au dessous du pont de Brooklyn. Il me disait être fortement fasciné par les voitures abandonnés et qu’il voulait construire un ‘lieu’ avec ces carcasses » 8. Et c’est justement ça qu’il créa lors de l’événement / exposition collective Under the Brooklyn Bridge, organisé par Alanna Heiss en 1971 (future directrice du PS1 à New York). Ce que Gordon propose à cette occasion, est le résultat de ses observations et une analyse du territoire où l’œuvre s’installe. Il explore les différentes solutions de vie qu’élaborent les sans abris avec une incroyable admiration. Il prend en photo les structures aux murs de carton et bois utilisées comme refuges, documentant les


astuces utilisées pour transformer objets/ déchets disponibles localement en outils de quotidienneté, pour cuisiner ou pour laver les vêtements. Il démontrait une immense compassion pour ces hommes. 9 Il se questionne sur les problématiques d’une vie dans laquelle on ne possède rien. Les projets qu’il développe sont interprétés comme une invitation ouverte à l’expérimentation de nouvelles techniques de survie et la mise au point de structures plus convenables pour ces personnes en difficulté.

L’affiche du festival Under the Brooklyn Bridge, 1971 Photos des interventions de Bill Bollinger, Jene Highstein et Tina Girouard, 1971

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Construire solutions Dans l’œuvre Jacks, il réunit un groupe de squelettes de vieilles voitures qu’il festonne avec des branches séchées, en cherchant de découvrir des structures habitables plus imperméables et solides. Insatisfait du résultat, dans la performance filmée Fire Child, il recréera une pièce conçue en 1970, réétudiée par rapport au territoire actuel. Au tout début du film, on peut observer un vieil homme et un enfant en train de feuilleter dans un tas des déchets dans ce no man’s land. Gordon essaye de filmer discrètement les gens qui habitent le lieu, en saisissant les mouvements de ce terrain vague pour en trouver inspiration. Ensuite, l’artiste commence à accumuler des objets depuis les piles d’ordures autour de lui, a coté d’un feu entamé par un petit garçon. Son idée est de concevoir un élément de construction, spécifiquement un mur, complétement constitué d’objets de récupération. Il le nomme Garbage Wall.

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« Gordon était fasciné par les déchets et il voulait leur donner une nouvelle vie. Il était fasciné par la vie dans la mort et vice-versa » 10 La participation de Matta-Clark au Under the Brooklyn Bridge culminait avec son intervention lors de la journée de clôture du festival, avec un Demolition Banquet. Dans une atmosphère festive, accompagné par un concert de Philip Glass, l’artiste rôti un porc entier sur un grand feu, pour ensuite distribuer à la foule cinq cents sandwich de porc, comme dans une mise en scène d’un rituel viscéral.

Gordon Matta-Clark, Garbage Wall et Fire Child (vidéo, à droite), 1971


Avec sa pratique de constante récupération et recyclage d’objets, l’artiste s’annonce comme pionnier de l’attention écologiste qui se développera quelques années plus tard. « Il a commencé à recycler fort avant l’arrivée du massif mouvement écologiste, il promouvait un art au service de la collectivité. Si on regarde son travail, ses pièces se développent en constante évolution, il revisitait beaucoup ses idées; certaines ne sont même pas abouties, mais c’était le processus, l’étape de la création la plus importante pour lui » 11 Un autre aspect à ne pas oublier quand on parle de l’œuvre de Matta-Clark, c’est la dimension ludique de ses actions. Comme on a pu remarquer, la récurrence de l’ironie dans le travail de l’artiste assume un rôle très important, tout en gardant derrière elle une réflexion très sérieuse. Gerry Hovagimyan rappelle avec sympathie un épisode très amusant. En juin 1973, lors d’une vente aux enchères, Gordon achète un ancien car de police, l’amène ensuite au South Bronx et appelle tout le voisinage pour l’aider dans son opération. Il procède à donner de la peinture et des bombes aérosol aux enfants, qui colorent toute la surface de la voiture. Une fois l’objet entièrement couvert dans l’amusement de l’entière communauté des enfants du South Bronx, il décide de conduire la « pièce » à Greenwich Village, où a lieu une grande foire de rue, la Washington Square Art Fair. Son objectif est d’exposer ce car dans cette foire; il remplit les dossiers nécessaires, mais l’œuvre est rejetée. Ce qu’il décide de faire alors, c’est d’instituer

une sorte d’« Anti-Salon » Street.

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sur Mercer

Il s’installe là-bas et écrit un cartel qui annonce : « Gordon Matta-Clark exhibition at the corner ». L’exposition se composait essentiellement de la grande voiture, qu’il a ensuite commencé à couper en carrés pour les vendre. La police a interrompu cette action à un moment car ils jugeaient l’utilisation de la lampe à souder très dangereuse. « Ça c’était le vrai cœur de son intervention, le fait de toujours pousser les situations à leur limites jusqu’à ce qu’elles s’épuisent ou soient interrompues par des empêchements extérieurs. La question étant toujours : ‘Et maintenant qu’est-ce qu’on va faire avec ça ?’ comme dans un cycle continu » 13

Gordon Matta-Clark, Demolition Banquet (Pig Roast), 1971 et la préparation de Graffiti Truck, 1973

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Matta-Clark se sert des composantes de la ville, premiers témoins de la dégradation et du délaissement de son territoire; ces derniers offrent stimulation créative pour l’artiste et plusieurs autres, tous investis dans ce processus de réévaluation de la matière. MattaClark réanime des objets perdus et abandonnés dans un esprit d’écologie et recyclage perpétuel et constructif. Dans l’esprit d’amener un souffle d’air frais aux travailleurs de Wall Street, en Septembre 1972, Gordon construit un drôle d’hybride entre un chariot à glaces, un fauteuil roulant et un véhicule lunaire. Ce cart est équipé avec un grand cylindre

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d’oxygène connecté à un masque. Les passants sont invités à s’asseoir sur ce chariot et éprouver une exaltante inhalation d’oxygène, pour les soulager après une dure journée de travail à la bourse. L’aspect le plus comique de tout le projet, c’est l’échange de lettres que l’artiste a eu avec son médecin, à qui il avait demandé conseil pour l’utilisation d’oxygène pour l’installation. Le médecin

lui avait fortement déconseillé de distribuer de l’oxygène pur, car ce dernier aurait l’effet d’un vrai médicament et le geste serait donc légalement punissable. Il l’a aussi mis en garde sur les maladies transmissibles et lui recommanda de plutôt « oublier ce projet et chercher plutôt de purifier l’air qui nous entoure déjà » 14 L’ironie occupe encore un espace prioritaire dans cette intervention aux limites entre art et activisme environnemental. Ses pièces pourtant sont très bien planifiées dans leur conception, exécution et documentation, prévoyant toujours une documentation cinématographique et photographique très complète et soigné, dans l’esprit de pouvoir transmettre dans le futur toutes ces idées à de spectateurs potentiels et éviter de disperser toute l’énergie de ces initiatives une fois la performance terminée.

Gordon Matta-Clark, Graffiti Truck, 1973 et Fresh Air Cart (film par Juan Downey), 1972


Les études de l’artiste/architecte sur la construction des structures de plus en plus importantes continues, suite à l’expérience du pont de Brooklyn, avec une intervention qui s’installe directement dans la rue du 112 Greene Street, Open House, réalisée en mai 1972. L’œuvre est accessible à tous et se compose de matériaux repérés dans le quartier; l’entièreté des objets qui le constitue est récupérée. Ce Dumpster Duplex (duplex-poubelle) est sculpté depuis une grande benne à ordures, comme celles qu’on peut facilement trouver sur les chantiers. L’idée de Gordon c’est de créer « a throw away house for throw away people » (une maison à jeter pour des personnes à jeter). 15 À l’intérieur cette grande benne est articulée avec l’installation de portes et fragments structuraux extraits suite aux fréquentes irruptions de l’artiste dans des bâtiments abandonnés. Il complète la morphologie de cet espace à l’intérieur reproduisant des couloirs articulés par des portes, permettant des circulations labyrinthiques, à ciel ouvert. Caroline Goodden défini Open House comme une « maison transportable pour une vie transmutable ». « Il poursuivait l’idée d’une architecture qui n’ajoute rien de nouveau à la place de l’ancien tissu des bâtiments, il crée des maisons depuis une infrastructure déjà existante » 16

Gordon Matta-Clark, Open House, 1972

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Dans le film qui documente l’installation d’Open House, on peut voir quelques scènes du processus de construction de la pièce, le montage et la fixation des éléments structurels, des personnes curieuses que s’arrêtent à regarder ce que l’artiste est en train de faire. Le jour de l’ouverture de la pièce au public, il pleut sans interruption; pour réparer l’absence d’un toit pour la maison, Gordon trouve solution en appelant Tina

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Girouard et lui demandent de ramener la plus grande quantité de parapluies possible. En compagnie d’amis et des danseurs, le groupe improvise une performance autour de la maison-benne, en transformant cette sculpture dans une pièce vivante et participative. La caméra participe elle aussi à la performance, en passant dans les mains de plusieurs personnes présentes; les perspectives et le cadrage changent en permanence et nous permettent d’avoir une vision globale de l’œuvre et son contexte. Les danseurs envahissent la pièce dans tous

ses espaces, sur le toit, les couloirs, les escaliers, en mettant en scène des chants et en invitant le public à participer à cette chorégraphie libératoire, comme dans une sorte de théâtre de rue non-organisé. Les couleurs intenses des parapluies et leurs trajectoires dans l’espace contribuent à donner encore plus de dynamisme à l’entière performance. L’artiste reproduira cette pièce une deuxième fois, toujours dans la même rue (Greene Street), quelques mois plus tard. Cette fois le soleil permet aux visiteurs et curieux de s’aventurer dans l’espace et monter sur son toit pour bronzer au soleil et s’amuser. Gordon décide d’animer encore plus son installation, en organisant un grand barbecue, avec l’intention de capturer l’attention des passants à travers l’escamotage de la nourriture. Il désirait fortement voir la participation de la communauté lors de ces événements; cela représente un facteur fondamental pour la satisfaction personnelle de l’artiste. Les interventions de Matta-Clark ne pourraient pas vivre sans l’apport physique des personnes impliquées dans ces pièces : s’agit-il des traces laissées par d’anciens usagers, des gens qui s’arrêtent à contempler l’espace, des jeunes qui se réunissent autour d’un repas. En premier plan on ne voit plus seulement l’œuvre en soi même, mais plutôt l’art comme catalyseur d’expériences collectives et participatives.

Gordon Matta-Clark, Open House (film), 1972


Vidéo de présentation de Group Show, David Zwirner Gallery, 2007 (Gordon Matta-Clark, Open House - reconstruction, 1972)

L’esprit de l’experience Pourquoi alors, quand on rentre dans la reconstruction de Open House montrée à la David Zwirner Gallery, ne ressent-on pas les mêmes sensations d’implication et de chaleur humaine intégrales à l’intervention publique de Matta-Clark ? « En se baladant à travers les couloirs et les portes bâties à l’intérieur de la benne de Gordon Matta-Clark, tout le radicalisme originel de la pièce est perdu. » affirme le critique Jerry Saltz. 17 Il suffirait d’analyser sommairement la vidéo de présentation de l’exposition pour se rendre compte de la dégradation des potentialités que la pièce subie une fois exposée dans un tel contexte. Une jeune fille nous guide à la découverte des deux pièces. L’entière salle d’exposition semble avoir été transformée en un café, des personnes se baladent dans l’espace et s’installent dans une structure en bois conçue pour reproduire l’emplacement originel de la performance lors de sa première représentation, au 89 Greene Street, New York.

S’il y a un lien à créer entre les deux pièces, c’est le fait qu’elles soient toutes deux une reconstruction d’installations mises en scène plus ou moins dans la même zone géographique de New York. D’un autre coté, les différences entre les deux réalisations sont multiples, à compter les vingt ans de décalage entre leurs dates de conception, à signifier un grand changement de contexte socioculturel dans ce temps écoulé. En 1972 Matta-Clark crée des situations, souvent improvisées, qui stimulent une surprenante socialité avec des pièces nées depuis le contexte urbain où elles s’installent et faites pour être vécues et assimilées par les personnes qui habitent un tel espace. Ces interventions sont fortement interconnectées avec le territoire, en symbolisant une recherche et étude DANS le territoire et pas SUR le territoire. Déraciner une pièce comme Open House (comme n’importe quelle autre réalisation de

l’artiste), de son territoire et de son époque originale signifie annuler la quasi totalité de son message. Cela est aussi témoigné par le film tourné lors de la réalisation de la benne à ordure/ maison, car Matta-Clark choisit de non seulement montrer l’achèvement de la pièce et sa mise en scène, mais aussi son processus de réalisation. Sans oublier que Matta-Clark est le premier à évoquer la qualité reproduisible des propositions comme Open House et Garbage Wall. Comme Jane Crawford m’a confirmé lors de notre rencontre, Open House a été reproduite entre 12 et 15 fois, après la mort de l’artiste. Mais ce que Gordon donne aux prochains, c’est l’idée d’améliorer des situations critiques de la ville, ces propositions sont adressées aux personnes qui ont un besoin réel d’exploiter ces types de structures et qui peuvent vraiment en extraire des avantages en les reproduisant.

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Merrily Kerr présente Group Show à la David Zwirner Gallery, New York, 2007 (Rirkrit Tiravanija, Untitled 1992 (Free) - reconstruction, Gordon Matta-Clark, Open House - reconstruction, 1972)

Le problème qui concerne la reproductibilité de cette pièce réside aussi dans le choix de son emplacement dans l’espace. Le fait de clôturer une telle opération à l’intérieur des murs d’une galerie, fait perdre à tout le travail de gestation collective de la pièce et du regard public son importance. La pièce se transforme dans un simple objet produit en série auquel sont rajoutés quelques graffiti - question de lui donner un look plus rebelle, mais la vraie âme

de l’intervention ne réside plus ici et on ne peut pas la ressentir non plus à travers un truquage forcé. A mon avis, à nos jours, l’unique façon pour réveiller de leur sommeil les œuvres éphémères de cet artiste, c’est à travers l’analyse des supports photographiques et cinématographiques. Ils représentent le témoignage le plus objectif et honnête de l’expérience et arrivent à transmettre le dynamisme et l’énergie de la pièce grâce au soin démontré par Gordon pour la conservation de ces documents lors de l’accomplissement de chaque pièce temporaire. D’autant plus, si à coté d’Open House on recrée une oeuvre à mon avis « atypiquement relationnelle » par Rirkrit Tiravanija. Les œuvres de Tiravanija, comme j’ai pu moi-même l’expérimenter lors de Soup/No Soup au Grand Palais au printemps 2012, représentent pour moi une volonté de partage dissimulée mais hypocrite.

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La critique d’art Merrily Kerr, pendant la visite (virtuelle) à la David Zwirner Gallery fait cette remarque : « La pièce de MattaClark ne peut pas être comparée de façon équitable à celle de Tiravanija; il est difficile de rivaliser avec cette scène sociale et de la nourriture gratuite avec de ridicules graffiti. Pour la réalisation de cette pièce il adopte de manière non conventionnelle des matériaux de récupération. Nous fatiguons à assimiler la pensée révolutionnaire de MattaClark qui apparemment attire l’attention de plusieurs jeunes artistes. D’autre part, cet accouplement démontre une tendance, de plus en plus évidente,


vers une réévaluation contemporaine des artistes des années 70. Il témoigne également de la pertinence de l’art interactif de Tiravanija, même si le monde de l’art a profondément changé de ce qu’il était en 1992 ou même en 1972. » Effectivement, plusieurs des aspects ont changé depuis l’époque où Gordon MattaClark se retrouvait à danser au milieu de la rue en attirant le public des passants et où il grillait un porc en dessous du pont de Brooklyn. Nicolas Bourriaud, principal porte-parole de l’esthétique relationnelle de nos jours, théorise largement sur le travail de Rirkrit Tiravanija et les propos de cette tendance dans l’art contemporain, en relevant certains points clés. Bourriaud défend l’idée que « l’esthétique relationnelle des années 90 a comme idée principale d’étudier le domaine des interactions humaines et leur contexte social, plutôt que de prendre en cause des espaces indépendants et symboliquement privés. En d’autres mots, l’art relationnel cherche à établir des rencontres intersubjectives (littérales ou potentiels) et leur signification est élaborée collectivement. L’art relationnel est entièrement redevable aux contingences du contexte dans lequel il s’installe et son public. Ces spectateurs sont envisagés comme une communauté, plutôt que dans une relation univoque entre œuvre d’art et observateur; l’art relationnelle configure des situations où les spectateurs ne sont pas pris en cause seulement en tant qu’entité sociale, mais sont censés également fournir les

bases pour constituer une communauté, qu’elle soit temporaire ou utopique » 18 Les propos de l’esthétique relationnelle se basent sur l’activation d’un processus d’empathie entre l’œuvre et le spectateur, dans une interaction active et consciente, qui stimule la relation humaine et l’échange. Dans sa conceptualité bien structurée, l’art relationnel pourrait à plein titre être considéré comme parfaite héritière du bagage culturel laissé par l’influence des artistes américains des années 60 et 70, parmi lesquels Matta-Clark et son entourage. On y voit certaines similarités quant à l’aspect communautaire; comme Lucy Lippard nous le souligne : « Ce qui est nécessité est un art qui surgisse depuis l’expérience de la communauté. Si l’art publique est conçue pour être publique, si elle est censée accomplir les besoins sociaux d’un

environnement spécifique; elle doit être capable d’engager au moins une portion du public cible de cette expérience. L’art doit être en relation avec le contexte dans lequel il s’installe, en termes d’ambiance, d’esprit, de signification de cet espace pour ses habitants » 19

Performance de Richard Peck, Nancy Lewis et Barbara Dilly au 112 Greene Street, New York

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Pourtant, ma recherche ne se contente pas seulement d’une analyse théorique de ce parallélisme entre l’art communautaire/ relationnelle aux années 70 et 90. En faisant référence aux exemples de mise en pratique des œuvres relationnelles, j’ai pu constater des aspects qui divergent de la vision utopiste de Bourriaud et qui s’éloignent aussi de tous types de référence aux tendances de Soho. On se retourne encore dans l’espace d’exposition de la David Zwirner et son Group Show, pour analyser de plus près la juxtaposition des deux pièces et leur justesse. A côté d’Open House par MattaClark (notamment une reconstruction) on retrouve Untitled 1992, une œuvre qui s’impose comme modèle des nouvelles formes inattendues de socialités travaillées en champ artistique. Cette installation est considérée aujourd’hui comme une manifestation iconique de l’esthétique relationnelle. Afin de réaliser Untitled 1992, Tiravanija vide les bureaux de la galerie newyorkaise et y installe une cuisine bien équipée, avec frigos, vaisselle, poêles, tables et autres outils de nécessité. Du Thai Curry sera cuisiné et servi gratuitement à tous les visiteurs qui pénètrent la galerie. Ces personnes sont invitées à partager ce plat et s’asseoir sur de grandes et longues tables, comme dans une grande cantine communautaire. Tout le monde profite d’un même repas dans un espace commun qui « force » les participants à s’installer côte à côte. Tiravanija crée une situation qui cherche à encourager l’interaction sociale et, éventuellement, une conversation.

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Rirkrit Tiravanija, Untitled 1992 (Free) à la David Zwirner Gallery, 2007 et la pièce originelle présenté à la 303 Gallery, New York en 1992


Déjà à partir de cette installation on peut retracer les principes de base sur lesquels se développe l’esthétique relationnelle théorisée par Bourriaud 20 (et plus tard remise en question par Claire Bishop) : des oeuvres ouvertes, interactives, résistantes à la clôture et interprétés comme des work in progress plutôt que comme des objets achevés. Comme Bishop le souligne, ces espaces qui commencent à apparaître au long des années 1990 et 2000 peuvent représenter des métaphores d’espaces de loisir, des laboratoires, des sites en construction ou des art factories, si on pense au Palais de Tokyo, au Baltic de Gateshead, au Kunstverein à Munich. 21 Si on retourne à l’idée du 112 Greene Street, on peut voir que le contexte dans lequel les institutions citées cidessus travaillent actuellement a complétement changé. Elles subissent d’une organisation différente du marché de l’art et des changements sociaux, mais à la base l’idée d’ouvrir des lieux à l’expérimentation ludique et participatifs est très commune aux deux époques. Aujourd’hui on valorise à nouveau les concepts de communauté et du partage, mais les objectifs des artistes de nouvelle génération se réorientent vers des opérations moins ambitieuses et (potentiellement) plus efficaces. Bourriaud soutient que l’art relationnel, plutôt que d’avoir des désirs utopiques, cherche à trouver des solutions provisoires dans l’ici et le maintenant (here and now), plutôt que de chercher de changer l’environnement. Il apprend à habiter plus consciencieusement celui dans lequel il s’installe, et ne suit donc

plus des utopies ambitieuses, mais plutôt des micro-utopies, qui peuvent amener à des changements dans l’immédiat. 22 « L’art relationnel est interprété comme une réponse directe au passage d’une économie des biens à une économie basée sur les services. Elle représente aussi une réponse aux relations virtuelles et à la globalisation conséquente de l’ère Internet, qui, d’un côté, a poussé les gens à reconsidérer des relations plus physiques et une interaction face à face et de l’autre, a inspiré les artistes à adopter des méthodes plus do it yourself afin de moduler leur propre univers » 23 Ce dernier point est probablement le plus enthousiaste de la théorie de Bourriaud, mais à mon avis aussi celui plus risqué. On voit en fait dans l’utopie de Tiravanija un manque d’éradication dans le territoire où elle s’installe, les opérations qu’il stimule sont très ancrées sur la création d’un « spectacle » autour d’un public captif plutôt que d’envisager un réel changement des habitudes de la communauté. Comme une intervention sociale ponctuelle et « improvisée », il transporte autour du monde ses concepts et les fait devenir des trends. On ne peut que relativement considéré son architecture comme étant sociale car ses pièces ne naissent pas de besoins réels d’un public réel qui profitera de l’expérience, constitué en majorité des habitués des galeries, de la jeune bourgeoise parisienne ou newyorkaise. « L’art devient un spectacle pour attirer le public. Ces événements réunissent le capital culturel où le directeurcommissaire devient une star » 24

La mise en relation d’artistes qui travaillent sur un art relationnel avec des espaces potentiellement dédiés à la socialité, est une ultérieure dérive d’un tendance au déplacement de l’art hors des son contexte habituel. On verra plusieurs artistes invités par les musées et les institutions en guise de véritables décorateurs de l’espace. Ces « plates-formes de partage » finissent par présenter un scénario pour un spectacle diffèrent, qui a peu à faire avec un certain esprit artistique. A citer les interventions ponctuelles des artistes invités par le Palais de Tokyo, pour décorer la cafétéria/restaurant Tokyo Eat (entre autres Michael Lin), comme aussi Liam Gillick à la Whitechapel Gallery ou Jorge Pardo au K21 à Düsseldorf.

Michael Lin au Tokyo Eat (Paris) et Jorge Pardo au K21 (Düsseldorf)

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En laissant à coté toute cette tendance à la commercialisation des artistes et l’interférence des propos artistiques avec un business de plus grand ampleur, je vais me concentrer à nouveau sur le travail Tiravanija/Matta-Clark, à qui on réserve encore certains parallèles. La connexion entre socialité et nourriture n’est pas un thème touché occasionnellement par l’artiste, il le réexploite souvent - et ce en différentes déclinaisons - lors des expositions et grands événements. Souvent dans sa carrière, Tiravanija fait appel à ce « mélange magique » avec le propos d’établir une relation pas seulement entre public-œuvre, mais aussi entre public-public. La participation du public incarne alors la démarche de ses projets artistiques, la nourriture dans ce cadre ne représente qu’un escamotage pour arriver à établir l’atmosphère conviviale qu’il recherche.

au final qu’une mise en scène, avec des ambiances préconçues et non forcément réelles, mais qui donnent pourtant l’impression d’un dépaysement entre espace public et privé.

Son travail sur la mise à disposition des plates-formes pour la socialité évolue avec Untitled (Tomorrow is another day) en 1996, réalisé au Kölnischer Kunstverein à Cologne. Ici, il reconstruit entièrement son appartement new-yorkais à l’intérieur des murs de l’institution; le public est invité à participer et profiter au mieux de l’espace, à utiliser les toilettes et les espaces conviviaux, à cuisiner et à dormir comme s’ils étaient chez eux. La presse définit cela comme une occasion inédite d’expérience de solidarité et communauté, et « togetherness ». L’artiste amplifie encore plus l’idée de la fusion entre l’art et la vie avec ses pièces, qui ne représentent

Une autre œuvre symbolique de ces expériences est Pad Thai, exposé au De Appel à Amsterdam toujours en 1996. Toujours en travaillant en reconstruction, cette fois l’ambiance constituée est celle d’une salle de répétitions musicales, équipée avec tous les instruments nécessaires, où le public est invité à jouer. L’œuvre inclut aussi une projection de Sleep par Andy Warhol et la vidéo de Marcel Broodthaears au Speaker’s Corner à Londres, où à un certain moment l’artiste écrit sur son tableau « You are all artists » (vous êtes tous des artistes), en plein accord avec la « sculpture sociale » de Beuys dont j’ai parlé au début de chapitre.

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Comme on peut le remarquer, plusieurs concepts hérédités de la culture des années 60 et 70 sont très présents et sont remis en question dans l’œuvre de Tiravanija, qui est certainement influencé par le passage du temps et par les changements de contexte existants entre ces générations différentes d’artistes.

Rirkrit Tiravanija, Untitled (Tomorrow is another day) au Kölnischer Kunstverein, Cologne, 1996


Une photo du groupe (Tina Girouard, Caroline Goodden et Gordon Matta-Clark) devant l’entrée de Food, 1971

La grande bouffe Art et nourriture sont aussi les deux piliers qui ont mené Gordon Matta-Clark et Caroline Goodden en 1971. Goodden rappelle un épisode très curieux où, lors d’une fête chez elle où participants étaient requis d’arriver avec des fleurs, Gordon se présenta avec une fleur comestible. « On a commencé à discuter de nourriture et de cuisine et à un certain moment il m’a suggéré d’ouvrir un restaurant. C’était la naissance de Food » 25 Caroline Goodden est donc le premier investisseur dans ce projet, avec l’aide des autres membres du 112 Greene Street, comme notamment MattaClark, Tina Girouard, Suzanne Harris et Rachel Lew. Ils achètent un vieux local alimentaire créole au 127 Prince Street (juste au carrefour avec Wooster Street) et organisent le personnel du futur restaurant avec un esprit coopératif inhabituel.

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La construction de Food et Caroline Goodden dans la cuisine du restaurant, 1971 Gordon Matta-Clark pendant le tournage de Un jour dans la vie de Food, 1972 (à droite)

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Food représente une union riche et indissociable entre nourriture, architecture et socialité, une combinaison entre art et vie dans l’esprit de faire vivre cet espace dans la communauté. L’architecture revient dans ce cas aussi, car les travaux de rénovation du lieu, pendant l’été 1971, verront Matta-Clark réaliser ses premières expérimentations dans la coupure des bâtiments, avec la création de la pièce Food cut ou, comme il l’a nommé, « a wall sandwich » (un mur-sandwich). Gordon considère le restaurant comme une grande sculpture unique, animée par l’art et la cuisine, dans une danse perpétuelle et participative. A la base de la création de Food il y a un désir de développer un lieu de rencontre dans l’encore assez déserte Soho. Finalement les artistes et la communauté trouvent un espace original et ouvert où la rencontre avec festivité et convivialité est de mise, enveloppé par l’art et la créativité de sa clientèle et ses organisateurs. La mise en valeur des qualités de la cuisine en tant qu’opportunité de rencontre et de partage est une tradition octroyée par le contingent des artistes du collectif originaire du sud. La découverte des potentialités de la mise à disposition d’un espace pour profiter des moments fédérateurs autour d’un bon repas surprennent la plupart des clients et Gordon en premier. La participation des artistes à la vie quotidienne du restaurant est à l’ordre du jour et ils ne manquent pas de manifestations improvisées dans l’espace par ses clients, telles que pièces théâtrales, performances, danse, etc.

« Food représente un espace de performance. On mettra en scène des spectacles en créant un théâtre de nourriture » L’attraction principale du restaurant est la Sunday Night Guest Chef Dinner, où un artiste chaque fois différent devient chef pour une soirée en proposant des plats au choix. Entre autres, ils ont été cuisiniers à Food Robert Rauchensberg, Keith Sonnier, Richerd Landry et Donald Judd. Food ne fait qu’ajouter une preuve ultérieure de support mutuel que le groupe d’artistes de Soho cherchait promouvoir et diffuser; chacun s’engage dans l’amélioration des conditions de la société au niveau local à travers la création de lieux de rencontre et de


partage réels. Un film tourné par MattaClark témoigne de cette aventure. En appelant ce vidéo Un jour dans la vie de Food, l’artiste nous montre les différentes parties de la vie du restaurant, à partir des courses au marché, jusqu’à la cuisine et ses travailleurs, les soirées en compagnie des amis et l’ambiance du local. A la fin de toutes ces constatations sur les « sculptures sociales » proposées par l’effervescente créativité de Matta-Clark et mises en relation avec les tendances récentes de l’art relationnel, je peux en tirer mes conclusions. Certainement les temps ont maintenant beaucoup changé depuis l’époque où les artistes cherchaient à s’approprier des espaces de la ville, soi-disant dans une ambiance plus hostile, - par le biais d’opérations à la fois artistiques et communautaires. Ces artistes ne raisonnaient pas selon les contraintes du marché de l’art et vivaient leurs expériences artistiques avec beaucoup plus de liberté que dans les conditions d’aujourd’hui. L’art relationnel arrive aussi, avec l’ambition utopique de remettre à jour les doctrines de partage et de participation des procédés fédérateurs, à forcer la discussion et créer des plates-formes qui ne proposent plus un « art de la production » mais plutôt les qualités éphémères et immédiates d’une expérience. Etant donné la génération dont je fais partie, et l’impossibilité de pouvoir assister aux manifestations new-yorkaises pendant leurs années révolutionnaires, je

dois me limiter à donner un compte-rendu personnel sur mon expérience avec l’art relationnel de Tiravanija. Lors de Soup / No Soup installée dans la nef du Grand Palais (pour l’inauguration de la Triennale d’art 2012 à Paris), j’ai pu expérimenter cette situation de partage et j’en suis sortie assez perplexe. Dès mon entrée dans l’énorme halle du Palais, une sensation de grande aliénation, plutôt que de véritable rencontre et partage, est survenue en moi. Le visiteur ne peut que se demander : dans quelle situation je me retrouve ? La construction d’un espace ouvert (au partage et à la convivialité) arrangé à l’intérieur d’une plus grande structure très présente (l’institution) produit une artificialité étrange. L’artiste n’est même pas présent, et je me demande quelle pourrait être la réelle définition de son rôle dans le cadre de cet événement. Est-ce qu’on peut le considérer comme un promoteur des idées (incluant celle

Des images de Un jour dans la vie de Food, 1972

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de nous réunir dans ce lieu et à cette occasion) ? Etant donné que ce n’est pas à lui de cuisiner sa soupe et encore moins à la servir au public, je pense de bien pouvoir assimiler conceptuellement les propos de cet artiste, mais pas vraiment de les ressentir sur ma propre peau. Vu que je me retrouve dans cet espace déjà accompagné, il n’y a rien qui me pousse réellement à prendre parole et initier une discussion avec mes voisins de table. Vers quel type de public Tiravanija cible-t-il donc son intervention ? La réponse à cette question n’est pas présente dans les lignes du petit dépliant

descriptif du projet que je reçois à l’entrée. Je peux en définitive affirmer que l’art relationnel ne stimule en moi aucun vrai sentiment de collectivité ou de partage, sauf l’interprétation de cela comme une occasion, d’ordre essentiellement événementiel, où un public sélectionné peut se retrouver témoin d’avoir avalé cette célèbre « soupe d’auteur ». Ont-ils vraiment besoin de cette soupe ? Je trouve, au final, très juste la décision de la part de la David Zwirner Gallery de juxtaposer deux œuvres autant similaires dans leur conception que terriblement

distantes dans la communication effective de leurs propos et dans leur aboutissement concret. D’autant plus si l’on décide de redonner vie à des installations alors qu’un des deux créateurs est décédé, et l’autre voit un décalage de 15 ans avec sa première représentation. Le contexte social et l’engagement du public sont toujours des éléments qui ne peuvent pas être négligés quand on expose de telles performances participatives, conçues au profit et au sein d’une situation sociohistorique déterminé.

Food’s Family Fiscal Facts publié sur le magazine Avalanche, 1972 Rirkrit Tiravanija, Soup / No Soup au Grand Palais, 2012 (en bas)

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Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 156 10 Caroline Goodden, interviewé par Joan Simon, réimprimé dans le catalogue Gordon Matta-Clark – une rétrospective, Museum of Contemporary Art of Chicago, 1985, p. 194 11 Jane Crawford en conversation avec l’auteur, Westport, Connecticut, 17 Février 2012 12 Pamela Lee, Object to be destroyed, The MIT Presse, Cambridge, Massachussets, 2001, p. 164 13 Gerry Hovagimyan en conversation avec l’auteur, New York, 13 Février 2012 14 Philip Ursprung, Gordon Matta-Clark and the limits of architecture, Gordon Matta-Clark moment to moment : space, edited by Hubertus von Amelunxen, Angela Lammert, Philp Ursprung. 2013, p. 32 1 Dennis Oppenheim interviewé par Joan Simon, réimprimé dans le catalogue Gordon Matta-Clark – une rétrospective, Museum of Contemporary Art of Chicago, 1985, p. 193 2 Citation de Beuys datée 1973, pour la première fois publié en anglais par Caroline Tisdall: Art into Society, Society into Art (ICA, London, 1974), p.48 (lettres en majuscule dans le texte originel) 3 Dennis Oppenheim interviewé par Joan Simon, réimprimé dans le catalogue Gordon Matta-Clark – une rétrospective, Museum of Contemporary Art of Chicago, 1985, p. 192 4 David Bradshaw, Document, dans Contact Quarterly, VII, n°2 (hiver), 1982, p. 17 5 Craig R. Whitney, Garbage collection poses mounting political problem for Lindsay, New York Times, 26 Juin 1970, p. 48 6 Les découpes de Gordon Matta-Clark, entretien par Donald Wall, publié sur Arts Magazine, mai 1976, p.74-79. Réimprimé par Editions Lutanie en 2011 dans Gordon Matta-Clark, Entretiens, p.80 7 Judith Russi Kirshner: the idea of community in the work of Gordon Matta-Clark, dans Diserens, Gordon Matta-Clark, 2003, p. 152 8 Caroline Goodden, interviewé par Joan Simon, réimprimé dans le catalogue Gordon Matta-Clark – une rétrospective, Museum of Contemporary Art of Chicago, 1985, p. 194

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9 Jane Crawford, Gordon Matta-Clark in context,

15 Entretien de l’auteur avec Jane Crawford, Westport, Connecticut, 17 Février 2012 16 Friedmann Malsch, Gordon Matta-Clark, réimprimé depuis Kunstforum International, n°117, mars/ avril 1992, p. 172-183 17 Jerry Saltz, New York Magazine, 2007 (artnet. com) 18 Claire Bishop, Antagonism and Relational Aesthetics, October n°110, 2004, p. 52-53 19 Lucy Lippard, Community and Outreach: Art Outdoors, in the public domain, cité par Pamela Lee, Object to be destroyed, The MIT Presse, Cambridge, Massachussets, 2001 20 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les Presses du Réel, 1998 21 Claire Bishop, Antagonism and Relational Aesthetics, October n°110, 2004, p. 52 22 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les Presses du Réel, 1998 23 Claire Bishop, Antagonism and Relational Aesthetics, October n°110, 2004, p. 54 24 Hal Foster, The Artist as Ethnographer, dans The Return of the Real. Cambridge, The MIT Press, 1996 25 Caroline Goodden, interviewé par Joan Simon, réimprimé dans le catalogue Gordon Matta-Clark – une rétrospective, Museum of Contemporary Art of Chicago, 1985, p. 194


Gordon Matta-Clark chez Food, 1972

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Traiter l’éphémère Entretiens sur l’art et sa trace, entre passé, present et futur

L’intervention de Sambre aux Bains Douches, 2013

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Mes recherches ont pu se contextualiser dans un univers plus large, à travers le rencontre avec trois differentes artistes. Leur travail a des liens très differets, et pourtant intéressants, avec tout ce qui a été étudié dans les précedentes chapitres de ce livre. Dans le pages qui suivent vous trouverez trois conversations avec:

- Marc Petitjean cinéaste et photographe

- Sambre sculpteur et artiste visuel

- Karl Philips artiste et “architecte de l’espace”

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Entretien avec Marc Petitjean, cinéaste et photographe, réalisateur de Intersection Conique (1975) toutes les photos qui apparaissent dans ces pages ont été gracieusement fournies par Marc Petitjean Paris, 16 mai 2013

Je dois admettre que j’ai eu des difficultés à retrouver vos vidéos en version complète en ligne ou ailleurs. Je connais donc votre travail qu’à partir de textes où de petits extraits et photos. C’était un défi pour moi de réussir à retracer votre intervention… Oui en effet je n’ai pas encore prévu d’insérer mes vidéos sur internet. Par rapport à la vidéo Intersection Conique, elle a commencé à circuler en Janvier 1976, quand elle a été montrée pour la première fois comme premier témoignage de l’œuvre de Matta-Clark en format vidéo, lors d’une exposition au Centre Culturel Américain. J’ai encore une invitation qui témoigne de ça. Gordon, vu qu’il n’avait

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pas encore terminé son film, m’a demandé si je pouvais exposer le mien à la place et c’est ce que j’ai fait. Beaucoup d’années après, je pensais d’avoir perdu tout le matériel que j’avais tourné sur la bande vidéo. Ensuite, un jour je suis passé au Centre Pompidou, à l’époque où je travaillais sur un documentaire à propos de Renzo Piano, et j’ai découvert que là bas ils conservaient encore les machines avec lesquelles j’avais réalisé mon film, donc on a décidé de sauvegarder la pellicule et la faire survivre au passage du temps.

Je crois avoir lu qu’il existe deux versions de la vidéo d’Intersection Conique… Oui car récemment j’ai pensé que ça aurait été intéressant de revoir cette vidéo et son montage pour l’interpréter à travers mon histoire et à travers le regard des gens qui habitaient le quartier, comme moi. Il s’agit d’une vidéo un peu plus courte, où j’ai inséré aussi pas mal de photos que j’avais prises à l’époque. J’ai cherché à rendre plus compréhensible ce que Gordon avait fait. Quel est votre rapport avec le territoire de la ville de Paris ? Je suis arrivé à Paris en 1970, j’avais environ 18 ans, et j’ai déménagé précisément dans un endroit où la ville était en profonde transformation. Le marché des Halles, par exemple, commence à voir son déménagement en 1969. La rue Beaubourg révélait encore des traces qui nous faisaient comprendre l’ancienne identité de ce lieu. Il y avait encore des emplacements pour stocker des chariots et un petit restaurant appelé Le rendez-vous des routiers, un endroit où les camionneurs allaient manger après avoir déposé leurs marchandises. Au lieu de l’actuel Centre Pompidou on pouvait


voir un énorme parking, avec une grande quantité de voitures et camions. Ensuite il y a eu la décision de renouveler le quartier avec la construction d’un centre d’art et la destruction de certains îlots. Le travail de Gordon s’inscrit dans un travail que j’ai abordé de façon plus large, avec mes recherches photographiques. Comment s’est développé votre travail sur le quartier de Beaubourg ? J’ai commencé à documenter les changements du territoire quand j’étais encore étudiant. A l’époque j’étais beaucoup à l’étranger, à Haïti spécifiquement. Chaque fois que je

revenais de ces absences je voyais le quartier transformé. Je me suis dit qu’il fallait documenter tout ça avec des photos, et à la fin mon travail sur ce quartier a duré 15 ans. Toutes ces photos, j’en ai collectés environ 3000, pourraient aujourd’hui être ressemblées différemment et raconter encore d’autres histoires (de celle que j’ai présenté dans mon livre Métro Rambuteau), en ajoutant des éléments plus personnels de ma vie, peut être des moments en compagnie d’amis, les gens qu’on voyait à l’époque, pour tisser quelque chose de plus subtil sur ce que ces changements signifiaient pour nous et comment on vivait ce territoire hybride.

Marc Petitjean avec sa caméra (en haut), les bâtiments de 27-29 rue Beaubourg (on peut voir le Centre Pompidou en construction et l’emplacement du restaurant Le Rendez vous des routiers sur la droite en bas)

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Conical Intersection dans son contexte, rue Beaubourg

Mes études sont au croisement entre les modifications du territoire et les mutations dans les habitudes des gens. Comment le projet de Gordon est rentré en contact avec vos études du quartier ? Quand j’ai rencontré Gordon j’étais toujours étudiant en arts plastiques à Paris I. En même temps, je travaillais pour la Biennale de Paris, il y avait beaucoup d’interventions dans la ville et des performances qui nécessitaient d’une documentation. Donc j’ai rencontré Gordon, dans un moment où il se promenait dans la ville un peu perdu parce qu’il n’avait pas encore trouvé un lieu où travailler. En fait c’est moi qui, ensuite, l’ai amené là à la rue Beaubourg. C’était parce que je trouvais Gordon intéressant comme personne et je pensais qu’il pourrait véhiculer une autre façon de voir ce quartier, que j’étais en même temps en train d’explorer et documenter. Tout l’îlot de 27-29 rue Beaubourg a été évacué en 1974, y compris le restaurant que j’avais photographié pendant longtemps (Le rendez-vous des routiers).

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Comment avez vous fait pour obtenir les autorisations pour accéder au lieu ? Je ne sais pas trop, car pour travailler là bas forcement Gordon a du demander une autorisation. Par rapport à moi, je savais très bien comment rentrer dans ce chantier, sans avoir besoin des permis. Vous connaissez déjà le travail de Matta-Clark avant de le rencontrer ? Non, pas du tout. Le jour où je l’ai rencontré, il m’a un peu expliqué ce qu’il faisait, avec son caractère très convaincant. Au tout début, je n’avais pas trop compris ce qu’il voulait faire. Mais je crois que même lui au principe il ne savait pas trop ce qu’il allait faire ici. Je crois que la connexion avec cette intervention et la forme du cône est arrivée après avoir vu le lieu, et tout le reste s’est passé assez vite, c’est une concrétisation d’une idée qu’il avait.

Peut être que beaucoup de personnes vous ont demandé ce que vous avez ressenti en vous baladant dans ce bâtiment, une fois que le sculpteur à commencé a en modifier l’espace… Pour moi c’était vraiment rapide ce qui s’est passé là, je pense avoir connu Gordon juste une semaine avant le début des travaux, je ne le voyais pas très souvent non plus, car je devais porter à terme mon Master en arts plastiques. La “matière” des murs de Paris et les choses en train de se détruire étaient des aspects que je connaissais très bien, car depuis des années j’étais entouré par des chantiers. Cette révélation c’est aussi impressionnant au niveau psychologique, car c’est assez rare de voir que le centre historique d’une ville soit détruit, j’étais assez sensible à ça, mais d’une façon pas intellectualisée.


Gordon Matta-Clark travaille avec ses collaborateurs à l’extraction des murs

Ce qui, dans l’opération de MattaClark, m’a vraiment impressionné c’est la méthode avec laquelle il a tracé ces lignes à couper, avec des câbles. Essentiellement, ce qu’il faisait c’était de positionner ces câbles à l’origine du cône, pour après traverser les murs avec, je ne sais pas exactement comment il faisait. Pour faire ça, il devait faire des petits trous dans le mur, mais je me demande encore aujourd’hui comment il pouvait imaginer l’axe précis que cette ligne devait parcourir. Une fois dessiné le diamètre à extraire, il commence à détruire ces murs à l’intérieur de ces lignes courbes. J’étais très bien quand je me promenais dans cet espace. J’aimais bien pouvoir explorer de plus près cette structure cachée du bâtiment, ses poutres, ses planchers. C’était assez émouvant d’imaginer comment les gens vivaient dans ce lieu auparavant, c’est un travail très poétique. Un autre aspect très intéressant était la possibilité de voir la ville comme elle était encadrée dans cette coupe circulaire.

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Combien de temps ça vous a pris pour réaliser le tournage ? C’était, comme j’ai dit, assez rapide car je n’avais même pas de lumière pour filmer, donc je ne pouvais pas tourner en fin de journée, car il n’y avait pas assez de lumière là dedans. J’ai aussi vu qu’un jour il y avait une chaîne de télévision qui était venue interviewer Gordon, mais je n’ai jamais su qui c’était précisément. Ils avaient de l’éclairage et j’ai pu profiter de leur lumière pour filmer tout autour. En effet Gordon n’était pas toujours là, moi même je n’étais pas souvent là. Je crois qu’il avait beaucoup de choses à faire et à organiser. Ensuite, j’ai fait une série de photos, et dans ce groupe de photos bizarrement il pose, je pense qu’il faisait ça car il y avait les gens de la télévision, comme pour représenter « l’artiste dans son œuvre », ça n’était pas trop son genre de poser.

Le tournage d’une interview par la télévision américaine (en haut) Gordon et sa scie, dans la poussière

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Elisabeth Lubovici, la fille qui a fait l’entrevue pendant Intersection Conique, était aussi très jeune et une débutante, comme moi. Elle ne connaissait pas trop le travail de Gordon, c’est pour ça que, au final, leur rencontre semble assez bizarre et rigolote. Il y a des concepts intéressants qui apparaissent lors de l’interview, car Gordon n’est pas trop sérieux et il


se rappelle des images : l’histoire des fantômes, la blague autour de « poudrer » et « pousser », il essaye de faire des jeux de mots, c’est presque surréaliste comme méthode d’expression de sa pensée. Accéder au lieu c’était très facile pour moi, en plus je connaissais bien le monsieur qui s’occupait de la destruction de l’îlot Saint Martin, Monsieur Gaston, qui apparaît aussi dans quelques unes de mes photos. Dans mon film Metro Rambuteau (1980) je l’ai aussi interviewé. Quand je parlais avec lui, j’ai découvert une incroyable sensibilité de cet homme envers son travail, il avait des méthodes très sophistiquées. Il me disait que quand il détruisait des bâtiments il pouvait ressentir tout, comme s’il touchait avec ses doigts à la structure, il avait une sorte d’amour pour ces bâtiments. Je trouve que Gordon était sensible à ça aussi et qu’ils partageaient un amour pour ces bâtiments où ils intervenaient.

et ensuite le présent et un hypothétique futur, mais ça, c’est un passé qui n’est pas interprété comme triste seulement parce qu’il est “passé”. Par contre, le souvenir est très important, ça nous permet de comprendre d’où on vient.

C’est très sentimental, aussi si on ne dirait pas au premier regard… Je cherche toujours, pendant mes recherches sur les changements de la ville, à raconter les choses sans nostalgie. Clairement je fais transparaître le passé

Le site de l’intervention et sa démolition (en haut) Monsieur Gaston et Gerry Hovagimyan (assistant de Gordon)

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Pourquoi choisissez-vous la camera pour documenter vos sujets ? A l’origine, je dessinais. Je voulais devenir architecte; je peignais aussi, mais c’était un travail assez individuel. Je me suis dit qu’il me fallait travailler avec les gens, c’est pour cette raison que j’ai décidé de faire du cinéma. Et au final, aujourd’hui, je me retrouve encore tout seul à travailler, je m’occupe de la camera, du montage, de trouver de l’argent. J’aime m’occuper de tout ça personnellement plutôt que le faire réaliser par quelqu’un d’autre à ma place. Mais j’avoue que j’aimerais bien aussi faire des collaborations sur des projets plus importants avec des autres réalisateurs. Est ce que vous considérez vos œuvres cinématographiques comme des documentaires ? Oui, on pourrait dire ça. C’est vrai que après il y a certains de mes films qui sont moins dans l’esprit “documentaire”, dans Zones Grises, par exemple, il y a un peu de fiction.

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Comment naissent vos documentaires sur les artistes ? C’est à partir de votre intérêt personnel sur leur travail ? Je pense qu’il s’agit d’une vraie interrogation sur la création, mais aussi ma curiosité envers le monde, car parfois je substitue les artistes avec les voyages. Quand on rencontre un artiste, on se plonge littéralement dans son monde et son univers, c’est une sorte de voyage.

Des autres images de l’intervention au 27-29 rue Beaubourg, avec Conical Intersect en construction

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Entretien avec Sambre, sculpteur et artiste visuel,

Bains Douches, Paris, 16 mai 2013

En février 2013, j’ai lu sur un journal de l’existence d’un lieu fort intéressant à Paris, les Bains Douches, et leur prochain destin. Ce batiment, anciennement lieu de rencontre de la jeunesse parisienne aux années 80 et 90 (il était une boite de nuit dessinée par Philippe Starck), a été investi pendant quatre mois par un grand nombre d’artistes internationaux à fin de faire vivre une dernière vie au bâtiment, avant sa demolition. Entre ces artistes, celui que m’as plus marqué, lors de ma première visite aux

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Bains Douches, c’était Sambre. J’ai cherché de rentrer en contact avec lui pour avoir plus d’informations sur son travail et il m’a invité à le découvrir dans le lieu même de sa création… Est-ce que tu pourrais te décrire à travers : - un son : J’aime beaucoup Thom Yorke, et j’aime beaucoup ce qu’il a fait avec Modelselektor J’écoute pas mal de musique pendant que je travaille.

- une ville : c’est Prague, car j’ai vécu la bas et il y a une dimension humaine comme celle d’un grand village et aussi un coté citadin avec plusieurs choses à faire et une masse en mouvement perpétuel. - un personne qui t’a influencé : Jiří Beránek, un sculpteur tchèque d’environ 70 ans. Je l’ai rencontré pendant le temps où j’ai habité en République Tchèque (3 ans), il m’a permis de ressortir du contexte très directif de l’école, même si au débout c’était dans un contexte scolaire il me poussait beaucoup à présenter les choses intuitivement, avec une base évidemment laborieuse de travail et recherche, mais de se laisser guider par l’intuition et par l’identité d’un lieu. Ca a énormément changé ma manière de voir les choses. Il travaille le bois et la pierre, dans un rapport assez noble à la matière.

Sambre et son intervention aux Bains Douches, work in progress


Twister, installation dans une gare ferroviaire désafectée de Plzen (CZ), 2009 et des autres pièces dans des anciennes usines et dans le paysage

En quelle année est né Sambre ? Pourquoi ce nom et pourquoi tu marquez souvent le territoire avec cette inscription ? Sambre est né en 2004, tout est parti d’une association de lettres et de sons, il n’y a pas un sens directement lié à ça, c’est plusieurs concepts regroupés en même temps, il y a différents mots qu’on peut y retrouver : son, sombre, ombre, sabre etc… Avec la connotation de chacun de ces mots il y a quelque chose de moi. C’est assez réducteur quand on parle de marquer le territoire, le tag est souvent assimilé au chien qui pisse sur son territoire, après c’est plus à propos de s’approprier un espace à travers l’interaction avec celui-çi, retrouver une liberté à travers la création. Comment t’a influencé le fait de vivre à l’étranger ? Déjà le fait de quitter son pays fait prendre du recul sur notre condition, sur ce qu’on fait dans la vie, c’est un choix quand même à faire. Pour moi c’était une poursuite d’études, au début je suis parti en Erasmus, c’était une opportunité et ensuite c’était un vrai choix de rester et de continuer en République Tchèque. Après je suis allé au Belgique encore dans le

contexte scolaire pour avoir mon atelier, ça aussi c’est du à une rencontre avec un belge avec qui on a développé une amitié, lui il travaille l’architecture, on avait un échange très intéressant au niveau artistique et humain tout simplement. Toutes ces occasions ça contribue à mener des réflexions artistiques et conceptuelles sur ce qui nous entoure. Ca m’a permis de garder des libertés par rapport à l’implantation géographique, je n’ai pas de mal à bouger d’un endroit à l’autre sans que ça soit compliqué, j’ai plus de mal à trouver un endroit fixe d’ailleurs. Je suis revenu à Paris juste en Septembre dernier. J’ai d’abord cherché un appartement, en me disant que je travaillerais à droite et à gauche et ensuite je n’ai pas trouvé beucoup des projets et j’en ai profité pour partir au Kosovo sur une production de théâtre où j’ai fait du décor et la scénographie et à mon retour, en Janvier, quand je ne l’attendais plus ils m’ont proposé de travailler aux Bains Douches, donc ca tombait bien.

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Quelle part donnes tu à la collaboration dans ton travail ? Quand tu en a besoin et quand tu la cherche ? Sambre aux Bains Douches, les étapes de construction de l’installation

Pour la réalisation des pièces je commence à intérioriser l’idée qu’on puisse m’aider. Là pour cette pièce j’avais un assistant à toutes épreuves, il s‘appelle Martin, qui m’a beaucoup aidé et qui était là depuis le début et il a contribué à l’ambition du projet, parce que tout évoluait de jour en jour, progressivement, on n’avait pas déterminé techniquement jusqu’où je serais allé. C’est vrai que pour des pièces conséquentes c’est vraiment pas du luxe de se faire aider et c’est vrai que avant ça j’étais beaucoup plus « solo » dans ma création, en tous cas pour les sculptures. Après j’ai fait des partenariats pour des installations avec Teurk et avec d’autres artistes. C’est vrai que maintenant je suis plus ouvert à l’idée de déléguer une partie technique et de la création aussi à des autres personnes et accepter que ça prenne une autre direction de ce que j’imaginais au debout. En peinture j’aime bien me confronter aux autres parce que ça fait évoluer et ça fait partir dans des directions qu’on n’imaginait pas et ça fait quelque chose de surprenant, de nouveau, qui permet de se remettre en question.

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Tu peux m’expliquer qu’est ce qu’était le Musée Imaginaire ? Pour le Musée Imaginaire j’avais fait toute une allée remplie par des bandes de cassettes vidéo, comme une grande toile d’araignée. Je cherchais un moyen efficace pour envahir l’espace, silencieux et avec un matériau possiblement léger. Vu qu’on était contraint à travailler la nuit et à ne par faire trop de bruits car on n’avait pas le droit d’être là bas, il fallait trouver des moyens adaptés. J’ai expérimenté en fonction des circonstances un matériau que je n’avais jamais utilisé jusqu’à ce moment là, je ne suis pas 100% convaincu de l’installation, mais c’était une super expérience et ça fonctionnait quand même pas mal. Comme je donne beaucoup d’importance au processus au delà du résultat, l’étape de réalisation de l’exposition était vraiment magique, peu importe ce que j’aurais pu faire de mieux, c’est vraiment dans l’acte de création qui repose la beauté du projet. Le fait de circuler et voir tous les autres artistes en train de créer leur installation pour ouvrir au public le lendemain (avec les complications qu’il y a eu) et le fait que ça soit finalement possible, a rendu l’entier projet une très belle expérience. Le bâtiment était un ancien bloc EDF, appartenant à la Mairie de Paris ; il fait partie des bâtiments inoccupés, comme il y en a beaucoup en ville.

Est-ce que c’est la première fois que vous allez si à fond avec votre travail sur un bâtiment (creuser et modifier structurellement un bâtiment)? Oui, c’est la première fois que j’interviens de façon si tenace et aboutie. Je n’avais pas encore pris la matière elle même sur place, il s’agissait souvent de matière déplacée, qui avait toute une histoire aussi, mais ce n’était pas directement issue du lieu, et c’est ça que m’intéressait ici, parce qu’il y avait le temps, les moyens techniques, le marteau piqueur par exemple (ils me l’ont prétés car il y avait le chantier après), c’est aussi grâce à ca que ça a été possible. C’est vrai que dans tous les endroits abandonnés où on va faire des installations éphémères qui sont spontanées c’est rare que tu aies de l’électricité et que tu puisses rester autant de temps sans avoir des soucis où qu’il soit facile d’accès. Ici il y avait beaucoup de bonnes conditions réunîtes qui m’ont

Sambre lors de notre conversation aux Bains Douches, à coté de sa création

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Sambre lors de notre rencontre aux Bains Douches, à coté de sa création

permis d’envisager une pièce un peu plus aboutie. Tu avais déjà assez de confiance avec la construction pour te rapprocher autant au bâtiment ? Non, mais ça ne m’inquiétait pas, il y avait plus d’excitation que d’inquiétude. Aussi parce qu’il y avait l’architecte qui m’a dit que je pouvais tout casser sauf les poutres métalliques, à partir de là je me suis dit : « si je meurs c’est sa faute » en plus on a signé un papier comme quoi si on allait mourir on ne devait pas porter plainte. J’étais vraiment excité de faire finalement un travail pareil, car ça faisait longtemps que ça me trottait dans la tête, une intervention plus dans le cadre de la

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sculpture in situ. Le début de la sculpture, le fait d’enlever de la matière, c’est arrivé seulement quand j’ai ouvert le sol où le plancher en haut. Donc c’est bien, car j’avais besoin depuis longtemps de me confronter plus sérieusement avec la matière. Vous avez donné un titre à cette pièce ? Non, j’ai du mal à donner des titres car je trouve que ça enferme, ça dirige le jugement qu’on peut avoir sur une création. Après il y avait des évocation de boule à facette, c’est vrai que c’est un clin d’œil aux Bains Douches et à la boîte de nuit, à ce qu’elle a été, mais c’est aussi tout le reste, chacun peut en voir ce qu’il veut. Tu avais déjà en tête de travailler sur une forme circulaire ? Le cercle c’est une forme que j’explore depuis un an, du coup c’était l’occasion de la faire bouger. Après c’est aussi l’espace qui m’a inspiré ça, je me suis dit que c’était bien. Je ne me rappelle plus à quel moment ça c’est défini, mais j’ai vu cette pièce qui m’a beaucoup parlé et j’ai imaginé quelque chose sur deux étages et j’ai pensé à une sphère assez vite. J’ai suggéré l’idée à la Galerie et vu que j’étais un des premiers à m’installer ici cet espace n’était pas encore attribué,


Installation réalisée avec LEK dans la galerie “Frichez nous la paix” à Belleville, Paris, 2011 En bas: Stairway, escalier de 27 marches, Plzen, 2010 (bois de récupération, comprenant le bois utilisé pour Twister, 2009)

ils m’ont dit « pourquoi pas ». Après la création a eu un rythme assez soutenu. Ce local appartenait à un ancien couturier chinois, qui louait ces salles. Dans quelle direction tu vois aller ton travail dans le futur ? Moi je suis ouvert à tout, ce n’est pas facile car c’est aussi ça qui me nourrit, donc je peut pas dire « maintenant je vais faire que ça » parce que j’ai besoin d’aller là où il y a des propositions ou où j’ai des inspirations spontanées. C’est vraiment en fonction des projets et des lieux, ce qui me paraît plus censé par rapport à ma démarche, de réagir à un contexte, plus que tracer une ligne et me donner les moyens de nourrir cette réflexion. Après je pense qu’il y a quand même une homogénéité qui est crée par tous mes travaux. Travailler sur le volume c’est laborieux, donc pendant le temps que ça prend, j’ai besoin à coté de faire une peinture où du dessin.

d’une dimension artistique donc je me suis retourné vers différentes choses. J’ai fait une mise à niveau arts appliqués (où on touche à tout design, architecture, dessin…) après à Paris j’ai fréquenté l’école Boulle, et je suis resté là bas 4 ans, dont 3 ans de sculpture sur bois. Ensuite en République Tchèque c’était plus avec les moyens du bord, si tu veux faire une installation il n’y a pas de budget donc tu fais avec ce que tu peux, j’utilisais beaucoup de matériaux de récupération de bois et du métal. Le bois c’est un matériaux qu’on trouve partout, tu peux

C’est après ton voyage en République Tchèque que tu t’es rapproché du travail sur le bois ? Oui, mais j’avais déjà fait de la menuiserie et j’ai commencé à travailler le bois de façon très fonctionnelle, après c’était vraiment trop fonctionnel et ça manquait

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Pendanttoutescesannéesd’expérimentation avec la sculpture du bois tu a continué en tous cas à peindre et surtout peindre dans l’espace public ?

Des autres oeuvres réalisées aux Bains Douches: JF Julian et L’atlas (galerie Magda Danysz, photo par Jerome Coton)

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facilement en récupérer et qui a beaucoup des caractéristiques intéressantes pour la construction. Autant plus, le bois de récupération qui a une patine, qui raconte une histoire, qu’on va réadapter à un autre contexte, je trouve qu’il y a quelque chose de très poétique. Dans ce type de bois il y a des contraintes. Car dans un bois qu’y a vécu il y a une partie qui va être abîmée, il y aura des clous et tu ne pourras pas utiliser donc il va falloir trouver un autre système pour le travailler et pour l’assembler. Si je commandais mon propre bois, il y aurait moins de remise en question et le processus serait moins palpitant, mais j’aime bien en fait avoir une direction assez définie et que le processus de création soit sans cesse à se renouveler. Ça n’est pas très reposant parce qu’il y a le travail physique plus la remise en question, la prise de recul, tout peut changer à n’importe quel moment, mais c’est ce qui me plait.

Oui, après l’espace urbain c’est un peu par la force des choses, parce que c’est ici que les choses se passent pour l’instant, mais je ne revendique pas particulièrement un attachement à la ville où un besoin de dire quelque chose à travers les graffiti, c’est plus un besoin de ma part, je l’utilise comme un outil de communication. Mais ça me nourris beaucoup plus d’être tout seul dans un lieu, dans un contexte incroyable, dans une vieille usine, où je me retrouve face à moi et à ma création, ça me comble bien plus. Ca ne te gène pas le fait que dans ces types d’espaces personne va pouvoir le voir ? Avec les outils actuels on peut faire circuler un travail, avec des photos et des images, c’est ce qu’il reste. Je pense que j’ai des choses à prouver comme tous les artistes et j’ai besoin d’un retour sur mon travail mais ce n’est pas seulement par le graffiti que j’ai envie de montrer mon identité, et pas forcement dans la rue avec des grands œuvres. Le graffiti pour moi ça reste de la peinture et ça peut être faire partout.


Quel était le travail qui a suivi la création de cette pièce aux Bains Douches ? Il y a un autre graffeur, Romi, spécialisé en video mapping, qui a crée une installation de lumières un soir. Ensuite on a réalisé une autre ambiance avec des bougies, c’était quand j’ai décidé de peindre en bas, je ne considère pas que cette partie de peinture fait partie de la création, c’est arrivé après la création, c’est une façon d’utiliser l’espace et profiter d’une autre ambiance pour faire d’autres choses. Et donc c’est un ami photographe qui est venu et m’a proposé ça, la peinture c’est vraiment la dernière chose que j’ai fait. Je me suis dit que l’installation était finie, mais j’avais quand même envie de profiter du lieu.

Des autres oeuvres réalisées aux Bains Douches: Space Invader, Thomas Canto, Skki (galerie Magda Danysz, photo par Jerome Coton et Stéphane Bisseuil)

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Entretien avec Karl Philips, artiste, “architecte de l’espace”

Skype (Paris-Hasselt),16 mai 2013

Karl Philips est un jeune artiste de 28 ans de Hasselt, Belgique. J’ai pu découvrir son travail lors de mes recherches « virtuelles » sur l’artiste Gordon Matta-Clark. Les deux artistes sont présentés lors d’une exposition ayant lieu au Zuivelmarkt 33 à Hasselt pendant l’été 2012. Fascinée par son projet « Renault Trafic », et curieuse d’en découvrir plus sur son travail, je l’ai contacté en vue d’obtenir un rendez vous Skype avec lui. Pendant notre conversation, nous avons pu aborder des importants aspects de sa démarche, qui reflètent plusieurs tendances que j’ai précédemment analysées lors de mes études sur MattaClark et la communauté artistique de Soho aux années 70, en clé contemporaine. Le travail collectif, la construction des structures éphémères issues d’un contexte réel qu’il habite et l’influence de la collectivité dans le développement de sa pratique sont, entre autres, des thèmes très importants dans l’œuvre de Karl Philips. J’ai été agréablement surprise par la découverte de son travail… à propos duquel il est difficile de trouver de la documentation sur internet (la plupart est en flamand).

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Bonsoir Karl, pour toi c’est mieux parler anglais où français ? Non, anglais c’est parfait, car je viens de la Belgique flamande… Je suis curieux de savoir comment tu as trouvé mon travail. J’étais en train de faire des recherches à propos de l’artiste que j’analyse dans mes études, Gordon Matta-Clark et par hasard j’ai trouvé cette exposition, Mind the system, find the gap. Ton travail était présenté à cette expo et je l’ai trouvé fascinant, donc je voulais en savoir plus. Je suis enthousiaste à l’idée d’insérer dans mes recherches les influences que la periode que j’étude à eu entre de jeunes artistes, encore peu connus dans le monde de l’art, mais qui on un portfolio tout a fait intéressant. Peux tu me parler un peu de ton background artistique ? D’où vient ton intérêt pour le monde de l’art ? J’ai débuté l’école d’art quand j’avais 13 ans, mais déjà avec l’idée de construire plutôt que juste « dessiner ». J’ai commencé avec un travail plus dans la scénographie et le décor. Je faisais les constructions pour des foires, des stands commerciaux et à 18 ans j’ai eu

la possibilité de travailler à La Monnaie à Brussels, une grande salle d’opéra. J’étais très fasciné, pas par l’opéra vraiment, mais par l’idée qu’il y avait une partie plus intéressante derrière tout ce spectacle. Je suis ensuite devenu l’assistant d’enseignant pour des séminaires, j’ai étudié les « mixed medias ». Tout en poursuivant mes études d’arts.. Tout est né de mon intérêt pour l’approche pratique de projet plutôt que le seul aspect théorique

Karl Philips explique ses projets...


Tu es donc défenseur du « learning by doing » Oui, toutes mes idées démarrent de la pratique quotidienne. La plupart de mes travaux ont été inspirés par l’auto-stop. J’adore cette façon de voyager, tu te retrouves dans une certain endroit à un certain moment, tu ne peux pas forcer ton parcours, tu restes juste là, tu vois plein de personnes passer… Je peux dire que le vrai début de mon travail artistique a été possible à travers l’auto-stop. Je n’avais rien, pas d’argent de tout, j’étais étudiant, et je devais aller d’un lieu à un autre. Mon professeur à l’école m’a poussé à poursuivre cette pratique d’auto-stop. Donc j’ai commencé à prendre cette pratique de l’autostop plus sérieusement, à prendre des photos etc… Après un peu de temps, je me suis demandé si j’arriverais à créer une mobilité depuis l’auto-stop, si je pouvais

créer une vie dans un espace de parking, et c’est ainsi que je me suis donc posé ces questions. Comment est née l’idée de Renault Trafic ? Renault Trafic se base sur l’auto-stop et sur une idée très poétique des limites (par rapport à sa localisation dans l’espace de Paris), mais d’un autre coté ça contraste avec un aspect totalement antipoétique. Un clin d’œil à ce qu’a fait Gordon Matta-Clark avec Jacks, où il empile six remorques sans les « murs habituels » dans un parking sous un pont. Avant de réaliser ce travail, j’ai fait beaucoup de voyages en auto-stop vers Paris, parce que c’est seulement à juste 3 heures de Brussels. Une fois, on était encore très jeunes, je devais trouver des campings à Paris pour y mettre ma tente, mais je ne l’ai jamais trouvé. Par contre

j’ai trouvé beaucoup d’autres choses. J’ai était très marqué par cela, j’avais environ 18 ans. En Belgique on n’avait pas à l’époque une « scène » aussi étendue et organisée. En tous cas je n’ai jamais trouvé ce camping que je cherchais. Je voyais les prostituées attendre dans la rue, elles se montraient de façon très peu pudique. Petit à petit, avec les années, je continuais mes pèlerinages, et j’ai découvert que tout le commerce commençait à se cacher dans des grands cars, au milieu des buissons. Ces grands cars étaient pour la plupart des Renault Traffic, le van plus économique que tu peux trouver, un équivalent du Ford Transit au Belgique (qui est aussi la voiture plus utilisée par les criminels). Avant on les utilisait surtout pour voyager, maintenant tu peux même les acheter pour 300 euros. L’utilisation faites de ces Renault Trafic était très étrange, car ils restent essentiellement garés. Notre idée c’était de créer quelque chose à partir de cette situation, sans forcement y participer bien entendu. Donc on a soudé les portes du van et enlevé le moteur (comme ça c’était plus pratique de les bouger).

Une voiture Renault Trafic déplacé pour le projet de Karl Philips

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Renault Trafic exposé à Mind the system, find the gap, Zuivelmarkt 33 à Hasselt, 2012

Comment tu as documenté observations sur le terrain?

tes

J’ai pris quelques photos pendant la nuit et le jour, des voitures. Pendant le jour ce qu’y était intéressant c’était ces subtils détails qui suggéraient ce qui était en train de ce passer, comme par exemple ils avaient les vitres légèrement ouvertes, quelques traces des vêtements qui sortaient. C’était très étonnant de voir comment les gens qui travaillent pour la ville de Paris circulaient autour de ces voitures comme si tout était normal, comme s’ils se connaissaient depuis des années. J’ai aussi eu l’occasion de développer ma vision par rapport à ce business, le fait qu’il pourrait difficilement être éradiqué, qu’il trouvera toujours des façons pour

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s’approprier d’autres espaces… La chose qui m’effrayait le plus c’était de savoir qu’il y avait un énorme business et organisation derrière tout ce que je voyait. Beaucoup des filles conduisent ces cars elles mêmes jusqu’au parc. La dernière fois qu’on est venus à Paris on a constaté que le business c’était étendu sur la route Nationale, une grande artère qui relie Paris à Bruxelles, où il y avait aussi beaucoup de Renault Trafic. J’étais curieux et effrayé au même temps pendant mes observations. Comment tu as développé l’idée d’exposer le résultat de ton travail ? La première fois que j’ai exposé ces pièces c’était lors de mon diplôme à Genk. A l’époque les sculptures étaient encore ouvertes devant et derrière, donc les personnes pouvaient voir à travers, et ce n’était pas ce que je voulais. Lors de l’exposition Mind the system, find the gap j’ai eu l’opportunité de mieux développer mon travail, en laissant fermées les cotés de la voiture et en remplissant avec du polyester la structure, qui représentent une sculpture des « négatifs » de ces bus. Avant d’appliquer le polyester, on a mis une couche d’une substance pour ne pas faire de contact avec le métal, pour pouvoir le détacher après. Le design des ces Renault Trafic a aussi aidé au rendu final, avec ces lignes vraiment old school et 90s, c’était vraiment intéressant.


Le livret d’instructions modifié par Karl Philips pour Renault Trafic

J’ai vu que vous avez crée aussi un faux livret d’instructions à la voiture… Oui, c’était aussi une méthode pour expliquer aux gens comment le projet marchait, quel était son histoire, comme une sorte de guide. C’était difficile à expliquer et ce livre nous aidait à tout simplifier, avec un collage entre les vrais livret et nos photos et textes. Tu as reproduit un tableau de Manet sur un grande affiche à coté de tes sculptures, pourquoi ce choix ? C’était toujours une question très pratique, j’avais l’idée de présenter une pièce en action à mon diplôme, c’était un moment très important pour moi et je désirais trouver quelque chose de provocateur. J’avais cette idée de créer un « trailer » de mon projet. Je suis allé à Brussels trois fois pour aller chercher des panneaux d’affichages, à K-channel. J’insistais pour en avoir un et eux ils ne voulaient pas me le donner, après j’ai eu de la chance car à un certain moment ils devaient en installer un nouveau, au lieu d’un ancien, en Belgique pas loin de Genk, où il y avait mon école. J’ai juste demandé s’ils pouvaient laisser le panneau à mon école, comme ça ils n’étaient pas forcés de le jeter. Le panneau c’était juste parfait pour redonner une image très abstraite de ce que je voulais faire, une façon très directe et rapide pour mettre en lien les choses

sur lesquelles je travaille. Donc j‘ai fini par penser à ’alterner ces trois vues l’une sur l’autre dans un loop continuum. C’était un peu comme un trailer pour un film, en donnant quelques informations, mais pas trop. Finalement je suis arrivé à attacher ce panneau au mur à l’exposition à Hasselt, je n’avais pas encore eu l’espace pour le faire avant. Accroché au mur ça devenait une sorte de monument, avec son format énorme. Ce n’est pas la première fois que tu travailles avec des panneaux publicitaires, non ? Oui en 2009 avec Concierge j’avais développé des structure modulables qui se cachent derrière des grands panneaux de publicité, j’ai crée un hôtel toujours derrière des panneaux à Kreuzberg à Berlin. Après j’ai pu constater que dans

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les livres d’urbanisme et architectures qui parlent de mobile architecture il y avait déjà une infinité des projets qui prennent en compte des panneaux publicitaires. Vu que Renault Trafic représentait un peu un symbole de Paris et de ses vices, on a décidé de créer The good, the bad and the ugly, car on voulait faire un projet plus local, qui était miroir d’une problématique de Hasselt. A Hasselt on a trouvé très intéressant un curieux trafique d’affiches publicitaires clandestin. Ils attaquent la ville pendant la nuit, car ils agissent illégalement. Ils éparpillent ces affiches un peu partout aussi dans des champs. De là j’ai commencé à réfléchir à l’idée de considérer ces cartons comme des structures, comme des tentes. On a vérifié combien ça coûtait d’obtenir un panneau de 4 m pour 3,50 m et c’était 1000 euros par mois, donc on a construit

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des panneaux de la même taille et on les vendait pour 500 euros. On a commencé une organisation sans but lucratif, et tout l’argent qu’on gagnait allait dans l’organisation, et j’appelais des compagnies commerciales pour trouver des clients. Au tout debout on avait cette idée de créer une sorte de communauté qui habiterait dans ces structures faites par des panneaux, une idée super naïve. On se cachait derrière ces maisons faites par ces posters, mais en tous cas on pouvait se défendre de la police car on avait un avocat qui nous aidait tout le temps. Il nous trouve toutes les informations pratiques pour savoir où on peut aller, ou on ne peux pas, quelles sont les limites pour rester dans certains lieux, il y a des règles très précises en Belgique par rapport au squat et ce qui est considéré comme squatter. Si tu « squatte » une maison tu a besoin d’un lit et de rester là bas pour plus de 24 heures, ça c’est considéré squatter. Il y a eu pas mal des débats avec la police par rapport à nos droits et possibilités de maintenir cette maison en mouvement et d’occuper les espaces.

A gauche: le “trailer” de Renault Trafic


C’était vraiment l’intérieur ?

une

maison

à

Oui, on avait même le wifi pour internet pour communiquer avec un centre d‘exposition et charger les photos et vidéos sur internet, une cuisine équipée avec les outils pour cuisiner, on avait l’accès à l’eau, des toilettes, des placards, un table, des chaises et un canapé. La structure était vraiment construite aux limites possibles (légales) : 3,95 hauteur et 2,45 largeur. On a pu constater seulement après qu’elles étaient vraiment très grandes et lourdes pour les bouger. Il y avait la possibilité de loger maximum 2 personnes. Pour Mind the system, find the gap on a gardé la structure pour 3 mois, après on a bougé à Mechelen où il y avait un autre festival et la maison a continué à exister pour 7 mois.

The good, the bad and the ugly dans ses differents emplacements, 2012

Qui étaient les personnes qu’y on séjournés dans ces « hôtels » ? Il s’agissait plutôt de personnes engagés dans le projet, un groupe a commencé à se former depuis 2009, c’est a dire que certaines fois ils sont payé pour m’aider, d’autres fois non et il travaillent avec moi. C’est pour cette raison que j’utilise toujours le « on » pour décrire nos opérations. Car je ne fais pas tout ça tout seul. La plupart de ces personnes sont des vieux amis, ils sont tous issus de mondes différentes, on n’est pas un groupe homogène. C’est ça qu’y est intéressant. Il fallait aussi que les personnes qui résidaient dans ces maisons soient formées pour savoir parler des pièces aux personnes curieuses de savoir ce que c’était.

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Vos projets prévoient un déplacement constant, est ce que pourtant vous avez un studio ? Oui, on a des ateliers très particuliers. Il s’agit d’une ancienne structure d’un luna park, qu’on a acheté et reconverti en bureaux. Cette sorte de cirque bouge avec nous chaque fois qu’on voyage, on le monte et le démonte en un jour, c’est une structure provisoire. Est ce que tu signes encore tout seul, tout en ayant beaucoup des collaborateurs et gens qui travaillent avec toi ? Non, finalement mon travail reste quand même très individuel, mais c’est aussi agréable d’avoir des gens qui passent au studio pendant la journée pour passer un peu du temps, ou pour m’aider avec leur compétences. Ils ne travaillent pas vraiment avec moi pour créer de l’art à leur nom, ce n’est pas vraiment leur but. C’est pour cette raison que je ne travaille pas avec des artistes la plupart du temps, car sinon on s’annulerait à discuter des questions esthétiques tout le temps. Au contraire, en travaillant avec des gens qui s’occupent de construction où de menuiserie, ils pensent de façon très pragmatique et objective, très précise. Leur aide me permet de me concentrer plus sur la partie artistique car je ne dois plus penser vraiment à la faisabilité matérielle. Ils connaissent toutes les règles de la construction, les mesures… Ces personnes, si j’ai un appel pour aller travailler au Danemark, ils acceptent de venir avec moi car ils n’ont jamais visité

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le pays, et ça c’est déjà une bonne raison pour venir pour eux. Et surtout vu que la plupart entre eux travaillent, ils apprécient aussi de sortir un peu des rythmes quotidiens et de s’amuser, car au final chaque fois qu’on bouge c’est beaucoup de travail mais on s’éclate aussi, c’est une façon pour se sentir encore jeunes. On ne travaille pas vraiment avec des squatters, car ils n’ont pas trop envie de travailler où s’impliquer dans des projets si bizarres, mais en même temps ce travail n’est même pas vraiment commercial. Tout est née dans une atmosphère un peu hardcore, de faire des choses parce que c’est possible. Créer des projets qui s’installent dans l’espace public représente-t-il une prise de position socialement engagée ? Je ne crois pas. Ce qu’on réalise est profondément inspiré par le contexte qui m’entoure et que j’expérimente chaque jour. C’est plus une situation d’ « adoratie » (ndr. Hollandais pour adoration) pour des choses qu’y ont une façon très transparent de se révéler et de se construire dans la société. La dimension dynamique de notre travail est fondamentale, on travaille sur l’idée de construire des structures qui métaphoriquement ne touchent pas le sol et qui sont conçues pour pouvoir être déplacées où on veut, dans l’espace collectif et en respectant au maximum les lois d’occupation du territoire. D’ autant plus, ce qui est intéressant dans ces structures, c’est qu’une fois qu’elles sont montrés au public, leur construction peut être déchiffrée facilement, tu peux vraiment comprendre le procès de

Le studio-mobile de Karl Philips et le deplacement de la pièce The good, the bad and the ugly, 2012


construction du projet seulement en le voyant. Les petites stratégies des petites communautés sont au final les mêmes concepts transportés à une grande échelle dans le travail des grandes entreprises. La crise économique nous fait réfléchir, mais j’essaye le plus possible de garder ce travail pas excessivement dans la dénonce politique et sociale, mais le voir plutôt comme une façon ludique et d’un certain coté infantile de voir la réalité et de l’interpréter. Car je ne suis pas un assistant sociale, je suis avant tout un

artiste. Le fait de travailler dans l’espace public m’a amené à devoir communiquer avec les personnes, nos « sculptures » sont parcourables, à vivre, elles disposent des grandes portes qui nous permettent de communiquer aisément avec les personnes intéressées par un dialogue. Ca crée un contact avec l’environnement où on décide de s’installer, ça c’est l’aspect intéressant et enrichissant du fait d’avoir crée ces structures ouvertes. Pour cette raison aussi on a décidé de construire notre studio comme une

architecture préfabriquée qui peut être transportée partout, on ne pense pas dans la logique d’un groupe post-hippy où d’un cirque mais plutôt on pense à la communication, à l’influence, et bien entendu on prend une position dans le cadre socio-politique car notre structure s’installe librement dans l’espace, on ne paye pas de loyers et on échappe aux lois du marché immobilier. Est ce que les personnes interagissent vraiment avec ces structures mobiles ? Oui, bien sur, les personnes sont attirées par ça. Il y a deux différents types de personnes, les premières sont celles qui vivent dans le quartier et s’interrogent sur le fait que maintenant il y a quelque chose dans un espace où auparavant il n’y avait rien, ils vivent dans le coin et ils sont contents que quelque chose se passe. Ces personnes communiquent avec les personnes qui habitent la structure, c’est à dire avec moi où mes collaborateurs. De l’autre coté on peut aussi avoir des personnes qui se manifestent car ils sont intéressés par le travail, ces personnes demandent plus d’informations et c’est pour cette raison que le fait d’avoir le studio à coté de nous est très intéressant, car je peux les inviter à y jeter un coup d’œil, leur faire voir nos publications et les maquettes des projets.

Des panneaux publicitaires “habitables” : Concierge, 2009

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Tu as mentionné le fait d’avoir des maquettes dans ton studio. Comment s’articule le procès création qui vous amène à l’aboutissement d’un projet ? Une fois que je reçoit une « commande artistique », au tout debout j’essaye de réfléchir à des idées que j’ai déjà en tête depuis un moment et que j’ai envie de réaliser, dans un très large brainstorming de rêveries et désirs créatifs. Après on fait des calculs avec le budget, puis on passe au dessin avec Sketch Up et on oublie souvent les contraintes budgétaires, en élaborant des formes et structures souvent pas possibles. Mais ça aide et ça donne de bonnes idées. Ensuite on les envois au client et on en discute ensemble, la plupart du temps ça marche et on passe à l’étape de la construction matérielle du projet. Après tout ça, certaines fois on élabore des maquettes à partir du projet. Car dans ces maquettes on a la possibilité de mettre en lumière l’aspect plus sculpturale de l’architecture en ignorant la partie plus « sociale ». C’est un processus très étrange en comparaison à la pratique architecturale traditionnelle, vous construisez des maquettes après la réalisation réelle du projet ? Oui, on ne crée jamais de maquettes avant la construction du projet. C’est parce je crois que le travail subi beaucoup de changements pendant le processus de réalisation, il change par rapport aux contraintes qu’on découvre seulement une fois qu’on est vraiment avec nos mains à la pate, et ça influence le résultat

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final du projet, certaines fois ces influences sont positives et d’autres fois elles sont plus négatives. La maquette est plus le reflet honnête de nos idées, et pas la transposition des désirs des commissaires d’expositions ou les requêtes des personnes qu’y nous accorde le projet. Avec les maquettes on peut se permettre de changer tous les aspects négatifs, que dans la réalité on ne peut pas changer, on peut vraiment être les « Berlusconi de notre propre univers », et jouer avec tout ce qui à ton avis ne marche pas comme tu le désire. S’il y a un bâtiment à coté qui te gène, tu peux l’oublier, changer l’échelle du contexte pour mettre en valeur certaines parties de la structure. Il y a des personnes qui aiment plus les maquettes du projet final, elles sont sûrement plus simples et abstraites, ça représente des utopies de notre travail. Il y a un de mes collaborateur qui me pousse à développer encore plus ce côté de mon travail plus immatériel et conceptuel, des idées qui ne pourraient jamais vraiment être réalisées telles quelles, mis qui survivent dans des croquis et des maquettes. C’est vrais que pour moi souvent c’est difficile, surtout maintenant qu’on voit l’été arriver et qu’on on a programmé beaucoup d’interventions, je suis toujours très attaché au travail sur le terrain, celui physique et matériel de la construction. Comment tu penses ça pourrait évoluer dans le futur ce projet communautaire ? Il y a différents aspects qui ’influencent l’évolution de notre projet. Quand on était étudiants on pouvait toujours compter sur l’aide des uns et des autres, tout le monde

était plus ou moins disponible et plus « libre ». En même temps les contrainte étaient plus du coté budgétaire, donc on faisait vraiment des projets avec le minimum de budget possible, mais avec une participation absolue et constante. Maintenant les choses ont un peu changé, car les personnes avec qui je travaille ont certainement grandis, les responsabilités sont différentes, certaines ont des travails où ils se sont mariés, on ne peut pas toujours être disponibles. Pour maîtriser ça il nous faut plus de structuration dans nos actions, et c’est ce qu’on est en train de réaliser. On est aussi en train de chercher à faire évoluer le projet dans ses opportunités, par exemple en rajoutant des outils à notre studio, pour être de plus en plus indépendants. C’est clair que le projet marche mieux qu’il y a trois ans et c’est encore un intense travail, mais on voit beaucoup des possibilités. On garde toujours pourtant l’idée de s’amuser en travaillant, pour nous s’engager dans un projet c’est aussi savoir qu’on va travailler beaucoup et se fatiguer, mais en même temps en passant du temps agréablement avec des personnes qui sont motivées autant que toi dans l’aboutissement de cette démarche. Les personnes engagées dans le projet se sentent comme dans une grande famille et voient notre studio comme le studio de tous, ce qui est effectivement le cas. Mais on travaille toujours dans l’esprit le plus professionnel possible.


Sources

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1 - Breaking Intimacy Gordon Matta Clark, Chinatown Voyeur, 1971, 60 min, n&b, son

Filmographie par chapitre

Alfred Hitchcock, Rear Window, 1954, 112 min, couleur, son Documentaire sur Georges Perec où il présente son projet de livre intitulé “La vie mode d’emploi”, 1976 (http://www.ina.fr/video/I09365760), 2:57 min, couleur, son Jem Cohen, Lost Book Found, 1996, 37 min, n&b et couleur, son (http://www.youtube. com/watch?v=3eNBY4-cG18) Peeping Tom, Michael Powell, 1960, 101 min, couleur, son Gordon Matta Clark, Sauna View, 1972, 61:30 min, n&b, son Jean Eustache, Une sale histoire, 1977, Volet document : 22 min. et volet fiction : 28 min, couleur, son

2 - Inside / Out Michelangelo Antonioni, Zabriskie Point, 1970, 110 min, couleur, son (35 mm) Dominic Angerame, Deconstruction sight, 1990, 12 min, n&b, son (16 mm) Dominic Angerame, In the course of humane vents, 1997, 25 min, n&b, son (16 mm) Gordon Matta-Clark, Fresh kill, 1972, 12:56 min, couleur, son (16 mm) Gordon Matta-Clark, Splitting (avec Bingo Ninths), 1974, 24 min, couleur, silent (16 mm) Buster Keaton, One week, 1920, 19 min, n&b, silent (35 mm) Jean Dupuy, Soup and tart, 1974-75, 55 :45 min, n&b, son Gordon Matta-Clark, Day’s End, 1975, 23:10 min, color, silent (8 mm) Nathaniel Kahn, My architect, 2003, 116 min, couleur, son (35 mm) Anthony McCall, Line Describing a Cone, 1973, 30 min, n&b, silent (16 mm) Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975, 19 min, couleur, silent (16 mm) Marc Petitjean, Intersection Conique, 1975-2006, 17 min, n&b, son

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3 - Gravity Works Walter Gutman, Trisha Brown at the Whitney Museum - The Rehearsal, 1971, 8:30 min, couleur, silent (16 mm) Gordon Matta-Clark, Clockshower, 1973, 13:50 min, couleur, silent (16 mm) F.C. Newmeyer et Sam Taylor, Safety Last !, 1923, 73 min, n&b, silent (35 mm) Charlie Chaplin, A night out, 1915, 34 min, n&b, silent (35 mm) (https://www.youtube. com/watch?v=owZWbnkVbcw) Gordon Matta-Clark, Tree dance, 1971, 9:32 min, n&b, silent (8 mm et 16 mm) Cherica Convents, A Jacob’s Ladder, remembering Gordon Matta-Clark, 2012-13, 35 min, coluleur, son (16 mm) (https://www.youtube.com/watch?v=PC6WzIgXlBI) James Marsh, Man on wire, 2008, 94 min, couleur, son (35 mm) (http://www.youtube.com/watch?v=fEoRbkyjzYo) Bas Jan Ader, Fall I, Los Angeles, 1970, 24 sec, n&b, silent (16mm) Bas Jan Ader, Fall II, Amsterdam, 1970, 19 sec, n&b, silent (16mm) Bas Jan Ader, Broken fall (organic), 1971, 1:44 min, n&b, silent (16mm) Bas Jan Ader, I’m too sad to tell you, 1971, 3:21 min, n&b, silent (16mm) Here is always somewhere else, Rene Daalder, 2008 https://www.youtube.com/watch?v=aqJTellOG3I Gordon Matta-Clark, City Slivers, 1976 http://www.dailymotion.com/video/x3ugdh_city-slivers-matta-clark_shortfilms#.UZYGI4LOdVs Gordon Matta-Clark, Automation House, 1972, 32 min, n&b, son (16 mm) Gordon Matta-Clark, Substrait : Underground Dailies, 1976, 30 min, couleur, son (16 mm) Gordon Matta-Clark, Sous sols de Paris, 1977, 25:20 min, n&b, son (16 mm) Chris Burden, Shoot, 1971, n&b, son (16 mm) http://www.youtube.com/watch?v=26R9KFdt5aY

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4 - Building Social Sculptures Gordon Matta-Clark, Fire Child, 1971, 9:47 min, couleur, silent (8 mm) Juan Downey, Fresh Air Cart, 1972, 16:50 min, n&b, son (16 mm) Vidéo de présentation de Group Show, David Zwirner Gallery, 2007 (http://newyorkarttours.com) Gordon Matta-Clark, Open House, 1972, 41 min, couleur, son (8 mm) Robert Frank et Gordon Matta-Clark, Food, 1972, 43 min, n&b, son (16 mm) (http:// www.ubu.com/film/gmc_food.html)

Plusieurs vidéos cités sont disponibles auprès de: - Light Cone, 157, rue de Crimée, Atelier 105, 75019 Paris, France - Electronic Arts Intermix (E.A.I.), 535 West 22nd Street, 5th Floor, New York, NY 10011, Etats Unis

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Remerciements Une expérience tellement intense durée deux ans, et son achèvement avec ce « dernier chapitre », n’auraient jamais été possibles sans l’aide indispensable de plusieurs personnes. Cette année, comme d’habitude, je voudrais remercier infiniment toutes les personnes qui ont répondu favorablement à ma demande de les interviewer. Merci à Marc Petitjean pour avoir partagé avec moi ses souvenirs de l’époque de ses recherches sur le quartier de Beaubourg et pour m’avoir aidée à trouver la documentation nécessaire (et unique) pour mes études. Je remercie Sylvain Ristori pour nous avoir permis d’accéder au monde magique des Bains Douches, une découverte très surprenante, comme l’est aussi son travail. Merci ensuite à Karl Philips, sa réactivité à mes propositions et le fait d’avoir passé une soirée entière sur Skype avec moi. Tous ces rencontres m’ont enrichie énormément. Je veux encore une fois démontrer ma gratitude envers toutes les personnes que j’ai eu l’occasion de connaître l’année dernier aux Etats Unis et qu’ont été mentionnés dans ce livre : Jessamyn Fiore, Jane Crawford, Gerry Hovagimyan, Susan Ensley, Christian Scheidemann et Marco Pierini. L’attention que vous avez portée à mon travail m’a motivée encore plus à poursuivre cette année mes recherches sur l’artiste Gordon Matta-Clark, un sujet que pour moi ne sera jamais vraiment « épuisée ». Merci à toutes les personnes qui m’ont aidée dans ma recherche de sources chez Light Cone, Paris et Electronic Art Intermix, New York. Finalement, je remercie tous mes professeurs qui m’ont permis de développer énormément mes connaissances dans le secteur de l’art contemporain pendant ces deux années. Je tiens à remercier en premier Patrick Nardin pour m’avoir soutenu tout au long de mon chemin, avec ses constructives remarques et critiques. Merci à Tania Ruiz qui m’a poussée à explorer le terrain urbain et à développer la capacité de transformer des idées dans une réalité concrète. Grâce à Gwenola Wagon j’ai eu l’occasion de me rapprocher à l’art vidéo, cette découverte m’a profondément stimulé à étudier de plus proche ce media, merci aussi m’avoir donné accès à une expérience hors-universitaire très intéressante comme celle du Festival Hors Pistes. Un énorme MERCI à toutes mes amies que, depuis différents pays, m’ont aidé à corriger mes textes et à les rendre compréhensibles : Jennifer Tu-Anh Phan au Canada, Yasmine Tashk en France et Alice Tenaguillo aux Pays Bas. Merci infiniment de votre patience. Je remercie aussi Ayan Bihi et Marta Polenghi pour m’avoir aidé à réaliser un de mes premiers reportages vidéo aux Bains Douches et encore plus pour leur soutien constant à mes activités. Merci à ma famille, leur soutien et l’admiration qu’ils ne manquent jamais de démontrer envers mon travail ; merci à mes amis aussi, ceux qui sont toujours à coté de moi à Paris, mais aussi à ceux qui se trouvent un peu partout dans le monde pour porter à terme leur projets, ils représenteront toujours une incroyable inspiration pour moi. Martina

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Richard Nonas, Get Out Stay Away Come Back, 1982

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