Les démocrates face au despote
Espagne
Melilla, labo pluriethnique
Mode
www.courrierinternational.com N° 1050 du 16 au 21 décembre 2010
Rick Owens, couturier radical
a commencé
Julian Assange, cofondateur de WikiLeaks.
WikiLeaks La cyberguerre
France 3,50 €
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M 03183 - 1050 - F: 3,50 E
Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € -Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK- Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP
Biélorussie
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Sommaire 4 6 9
Les sources cette semaine A suivre Les gens
n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010
Les opinions
Editorial
10 Moscou, les Izvestia. Italie, La Repubblica. Calderón, Proceso. Euro, Süddeutsche Zeitung
En couverture 14 WikiLeaks, la cyberguerre a commencé La communauté des hackers se mobilise et lance des opérations de représailles contre ceux qui veulent limiter la liberté d’expression sur la Toile.
D’un continent à l’autre
Dessin de Vlahovic, Serbie. En couverture : Julian Assange, fondateur de WikiLeaks. Photo d’Andrew Testa/PANOS-REA (photomontage).
Long courrier
lig ne
Mode Les coupes radicales de Rick Owens Modes de vie Le plaisir urbain de la cueillette Le livre Zakariya Amataya, poète thaï Littérature Une nouvelle de Jean-Pierre Haga Insolites Alien, mon amour
En
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60 64 66 68 72
La liberté d’expression n’est pas divisible E. LEGOUHY
20 France Société Les nounous sans papiers 23 Europe Biélorussie Rêves de grand soir Espagne Melilla, labo multiethnique Allemagne La colère des demandeurs d’asile Croatie Ivo Sanader, la corruption et nous 33 Amériques ChiliLa croissance économique se paie très cher Etats-Unis Les immigrants gardent leur nom Haïti Michel Martelly enflamme la rue 36 Asie Corée du Nord Un régime au bord de l’implosion Sri Lanka Bouddha fait peur aux Tamouls Chine Pékin fait toujours ce qui lui plaît 42 Moyen-Orient Iran Téhéran semble prêt à négocier Palestine Les menaces de Mahmoud Abbas Irak Non à la talibanisation du pays ! Koweït Pourquoi cette répression ? 46 Afrique Côte d’Ivoire Bras de fer médiatique Ghana L’empêcheur de magouiller en rond 52 Economie Budget L’austérité mène à l’échec Crise Islande qui rit, Irlande qui pleure 55 Médias Internet Pour les séries, passez sur la Toile 56 Ecologie Polémique Les bonzes, les tigres et les touristes 57 Sciences Zoologie Les mamies, battantes et batailleuses Physique L’Art de se cacher en pleine lumière
Un mandat d’arrêt européen lancé contre Julian Assange, un refus unanime des sociétés comme Visa, Mastercard et PayPal de procéder à tout transfert d’argent vers WikiLeaks, des exhortations adressées aux hébergeurs Internet pour qu’ils excluent le site “délinquant”, des pressions sur The New York Times pour qu’il arrête de publier les fuites, enfin des hommes politiques américains qui appellent ni plus ni moins à la peine capitale pour Assange… Arrêtez, la coupe est pleine ! Une aussi formidable offensive ne peut s’expliquer par les seules bribes publiées par les quatre journaux, dont Le Monde en France. Les autorités américaines craignent sans doute que d’autres secrets, autrement plus gênants, ne tombent ou, plus vraisemblablement, ne soient déjà tombés dans l’escarcelle de WikiLeaks. Face à ces représailles, on ne peut qu’être d’accord avec Wired, magazine phare de la révolution Internet, qui explique cette semaine que la liberté d’expression ne se divise pas. Lorsqu’on commence à vouloir contrôler, canaliser et réprimer, de fil en aiguille on perd le sens de la démocratie (voir l’article de Wired p. 15, en tête de notre dossier).
transparence est un bien commun qu’il faut défendre de pareille façon ? Ce n’est pas sûr. Courrier international avait consacré, le 25 février 2010, la couverture de son n° 1008 à “La tyrannie de la transparence”, et Wired montre bien les difficultés d’interprétation du mot transparence. L’écosystème médiatique, tout comme l’écosystème économique, ne vit pas de transparence. Il vit au contraire de secrets, de story telling (une technique aussi vieille que les récits et épopées de jadis), d’enquêtes toujours partielles sinon partiales, etc. Dans cette affaire WikiLeaks, les médias ont gagné une bataille (grâce à la mobilisation des hackers) et les pouvoirs publics l’ont perdue. Julian Assange a été libéré sous caution le 14 décembre. Mais la cyberguérilla ne fait que commencer. Philippe Thureau-Dangin
Retrouvez à tout moment sur notre site : L’actualité du monde au quotidien avec des articles inédits. Les blogs de la rédaction et le regard des journalistes de Courrier international. Les cartoons Plus de
4 000 dessins de presse à découvrir. Les archives Tous les articles publiés depuis 1997 par votre hebdomadaire préféré. Planète Presse Une base de données unique sur les journaux du monde entier. Et bien d’autres contenus…
On sait qu’aux Etats-Unis c’est le premier amendement à la Constitution qui défend cette liberté en des termes nets :
“Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts dont il a à se plaindre.” Cela posé, est-ce à dire que la
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 Courrier international n° 1050
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Les sources
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire Le Monde Publications internationales SA. Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication. Conseil de surveillance David Guiraud, président ; Eric Fottorino, vice-président. Dépôt légal décembre 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101. ISSN n° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France
Rédaction 6-8 , rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13
Parmi les sources de la semaine AlterNet (alternet.org) Etats-Unis. Créé en 1998 par Don Hazen, ancien rédacteur de Mother Jones, ce magazine en ligne alternatif, qui compte 1,5 million de visiteurs par mois, offre des articles de qualité et reproduit à l’occasion les textes d’autres publications de gauche.
Bangkok Post 55 000 ex., Thaïlande, quotidien. Fondé en 1946, ce journal indépendant en anglais, réalisé par une équipe internationale, s’adresse à l’élite urbaine et aux expatriés. Belorousskié Novosti (naviny.by), Biélorussie. Le webzine “Les Nouvelles biélorusses” est mis en ligne par l’agence BelaPAN, considérée comme l’une des principales sources d’informations indépendantes sur la Biélorussie. Il affiche ses valeurs : démocratie, droits de l’homme, économie de marché et indépendance du pays. Belorousski Partizan (belaruspartisan.org) Biélorussie. Le site d’information, fondé en novembre 2005, est animé par des journalistes vivant à Minsk ou à l’étranger, dont le credo est : “Nous ne sommes ni des politiciens, ni des révolutionnaires, ni des propagandistes. Nous voulons connaître la vérité sur ce qui se passe en Biélorussie et alentour.”
The Daily Star 15 000 ex., Liban, quotidien. “L’Etoile du jour” est le premier quotidien en langue étrangère au Liban. Indépendant et bien documenté, il publie régulièrement des articles de la presse anglo-saxonne. Information 41 600 ex., Danemark, quotidien. Fondé en 1943, le journal était, pendant l’Occupation, la source d’information clandestine des groupes de résistance. Aujourd’hui, il se vante d’être le seul quotidien à s’opposer au gouvernement et d’être indépendant de tout intérêt politique. IranEmrooz (iranemrooz.de) Allemagne. Quotidien en ligne créé en 1998, IranEmrooz s’adresse aux Iraniens du monde entier. Il soutient les réformateurs et les libéraux qui croient à la séparation du pouvoir et de la religion. Les républicains et les réformateurs y publient leurs articles. C’est une banque sûre d’informations iraniennes. Jutarnji List 100 000 ex., Croatie, quotidien. Créé après l’indépendance de la Croatie, le “Journal du matin”, d’orientation libérale, est le deuxième quotidien du pays. On y trouve des reportages et chroniques de qualité, le journal ayant ouvert ses colonnes à de nombreux écrivains croates. Mapo Albanie, hebdomadaire. Fondé en octobre 2006, ce magazine d’information ambitionne d’être différent de ses concurrents (le marché des hebdomadaires étant très fourni en Albanie) par son franc-parler. Chaque semaine, il s’attarde ainsi sur un fait marquant de l’histoire albanaise ou des Balkans en général. El Mostrador (elmostrador.cl) Chili. Ce quotidien en ligne indépendant a été lancé le 1er mars 2000 dans le but de concurrencer la presse traditionnelle chilienne acquise à la droite. Il couvre principalement l’actualité nationale.
Al-Mustaqbal 10 000 ex., Liban, quotidien. Fondé en 1999 et spécialisé dans la politique, “L’Avenir” appartient à l’empire médiatique de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri (assassiné le 14 février 2005). Le Pays 20 000 ex., Burkina Faso, quotidien. Fondé en octobre 1991, ce journal indépendant est rapidement devenu le titre le plus populaire du Burkina Faso. Proche de l’opposition, il multiplie les éditoriaux au vitriol. Polityka 230 000 ex., Pologne, hebdomadaire. Ancien organe des réformateurs du Parti ouvrier unifié polonais (POUP), lancé en 1957, “La Politique”, qui appartient aujourd’hui à ses journalistes, est devenu le plus grand hebdo sociopolitique de Pologne. Proceso 100 000 ex., Mexique, hebdomadaire. Créé en 1976 par Julio Scherer García, vieux routier du journalisme mexicain, le titre reste fidèle à son engagement
à gauche. Ses reportages et son analyse de l’actualité en font un magazine de qualité. Psychology Today 300 000 ex., Etats-Unis, bimestriel. Lancé à New York en 1967, ce magazine grand public se consacre à la vulgarisation de la psychologie, des neurosciences et du développement personnel. Al-Raï 55 000 ex., Koweït, quotidien. “L’Opinion”, publié à partir de 1961, est le plus vieux quotidien du Koweït. Avec le quotidien Al-Qabas, ils représentent l’ensemble de la presse écrite du pays. Avant novembre 2006, son titre était Al-Raï Al-Aam (L’Opinion publique). Sette, Italie, hebdomadaire. C’est l’un des nombreux suppléments du Corriere della Sera. Edité par le groupe de presse RCS Mediagroup, il propose des sujets d’actualité, culturels ou politiques signés par des journalistes renommés et offre une place de choix à la photographie.
The Atlantic Fondé il y a cent cinquante-trois ans, le magazine américain a connu de nombreuses vicissitudes au cours de son existence, mais il a toujours réussi à les surmonter. Petite entreprise comparée aux géants que sont Time Inc. ou Condé Nast, The Atlantic parvient tout de même à assurer une diffusion mensuelle de 470 000 exemplaires. Ces dernières années, ses comptes n’étaient pas au beau fixe, mais il annonce des résultats positifs pour la première fois depuis une décennie. Principale raison de cette évolution, une remise en cause de son fonctionnement. “Nous avons surtout cessé de penser que nous étions seulement un produit imprimé”, explique-t-on à la direction du titre qui a ainsi vu ses revenus doubler depuis 2005.
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel lecteurs@courrierinternational.com Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98) Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Raymond Clarinard (16 77) Chefs des informations Catherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Conception graphique Mark Porter Associates
The Times of India 2 200 000 ex., Inde, quotidien. Fondé en 1838 à Bombay, le titre est le premier quotidien en langue anglaise du monde, avec une diffusion qui le place devant USA Today, et reste le journal de référence à l’intérieur du pays comme auprès de la diaspora. Tokyo Shimbun 1 585 000 ex. (éd. du matin), Japon, quotidien. Né en 1942, en pleine guerre, d’une fusion du Miyako Shimbun et du Kokumin Shimbun, le “Journal de Tokyo” était alors conservateur. Depuis sa reprise, en 1963, par le groupe Chunichi Shimbun de Nagoya, il affirme une ligne éditoriale de centre gauche, mieux accueillie par les Tokyoïtes. Yazhou Zhoukan 95 000 ex., Chine (Hong Kong), hebdomadaire. Newsmagazine du groupe Ming Pao, “Semaine d’Asie” se dit le “journal des Chinois du monde entier”. Il se focalise intensément sur l’AsiePacifique, avec un fort penchant pour la Chine. 032c 40 000 ex., Allemagne, semestriel. Le titre de langue anglaise, fondé en l’an 2000, tire son nom du code de couleur Pantone utilisé pour le rouge de sa couverture. Il se veut une sorte de Vanity Fair avant-gardiste où la mode et l’art contemporain côtoient le journalisme littéraire.
Europe Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chef de service adjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Emilie King (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger (France, 16 59), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86), Daniel Matias (Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig Gram Jensen (Danemark), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse), Alexandre Lévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép. tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, BosnieHerzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32), Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du SudEst, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Anne Collet (Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), Chawki Amari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie Pascale Boyen (chef de service, 16 47) Médias Claude Leblanc (16 43) Sciences Eric Glover (16 40) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), Roman Schmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Béloeil (rédactrice, 17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre, 17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal (webmestre (16 61) Mathilde Melot (marketing, 16 87), Bastien Piot Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10) Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (directrice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg Ont participé à ce numéro Torunn Amiel, Edwige Benoit, Gilles Berton, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Valérie Brunissen, Sophie Courtois, Geneviève Deschamps, Valéria Dias de Abreu, Nicolas Gallet, Marion Gronier, Mona Kincaid, Valentine Morizot, Marina Niggli, Stéphanie Saindon, Darmesh Thankeshwaran, Emmanuel Tronquart, Zhang Zhulin, Anna Zyw Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Sophie Jan (16 99), Natacha Scheubel (16 52), Sophie Daniel. Directrice de la gestion Caroline Rostain-de Laubrière (16 05), Julie Delpech de Frayssinet (16 13). Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16). Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44). Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeur commercial : Patrick de Baecque. Responsable publications : Brigitte Billiard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusion internationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion : Christiane Montillet Marketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), Sophie Gerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89), Elodie Prost Publicité Publicat, 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75013 Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Brune Le Gall. Directeur de la publicité : Alexandre Scher <ascher@ publicat.fr> (13 97). Directrices de clientèle : Karine Lyautey (14 07), Claire Schmitt (13 47), Kenza Merzoug (13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : Ludovic Frémond (13 53). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annonces classées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97) Publicité site Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet <amillet@iregie.com> Modifications de services ventes au numéro, réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146 Service clients abonnements : Courrier international, Service abonnements, B1203 - 60732 Sainte-Geneviève Cedex. Tél. : 03 44 62 52 73 Fax : 03 44 12 55 34 Courriel : <abo@courrierinternational.com> Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78 Courrier International, USPS number 013-465, is published weekly 49 times per year (triple issue in Aug, double issue in Dec), by Courrier International SA c/o USACAN Media Dist. Srv. Corp. at 26 Power Dam Way Suite S1-S3, Plattsburgh, NY 12901. Periodicals Postage paid at Plattsburgh, NY and at additional mailing Offices. POSTMASTER : Send address changes to Courrier International c/o Express Mag, P.O. box 2769, Plattsburgh, NY 12901-0239.
Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour les exemplaires kiosques France métropolitaine.
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010
A suivre Espagne
La pollution dans la capitale iranienne a fait 3 651 victimes cette année, selon des chiffres révélés par le webzine iranien Tabnak. La polémique enfle en Iran, alors que, depuis le début du mois de décembre, Téhéran vit au ralenti. Les écoles et les institutions gouvernementales sont fermées, ainsi que la plupart des magasins et des bureaux, les autorités essayant vainement de faire disparaître l’épais brouillard jaune qui flotte sur la ville. Si le problème est chronique en raison du climat de la capitale et du manque de transports publics, la pollution a atteint des niveaux exceptionnels à Téhéran mais aussi dans d’autres grandes villes. L’essence de mauvaise qualité, produite localement depuis le durcissement des sanctions internationales, en juin, pourrait en être l’une des principales causes.
Laos
SIPA
L’or blanc s’exporte bien
Après cinq ans de chantier et 1 milliard de dollars investis, le barrage hydroélectrique Nam Theun 2, le plus imposant d’Asie du Sud-Est, avec une puissance de 1 070 MW, a été officiellement inauguré le 9 décembre, rapporte l’hebdomadaire Le Rénovateur. Il a été construit sur un affluent du Mékong, à 300 kilomètres au sud-est de Vientiane. L’électricité produite sera
REUTERS
Téhéran étouffe
391 kilomètres en une heure trente-cinq. La ligne de chemin de fer à grande vitesse Madrid-Valence va être mise en service le 18 décembre. Avec 2 556 kilomètres de voies dédiées, l’Espagne passe à la deuxième place des réseaux à grande vitesse, derrière la Chine, mais devant le Japon (2 452 kilomètres) et la France (1 896 kilomètres). pour plus de 80 % exportée vers la Thaïlande. Au cours des vingt-cinq ans de la concession octroyée à un consortium emmené par le français EDF, les autorités laotiennes tablent sur 1,5 milliard d’euros de revenus qu’elles disent vouloir allouer à la lutte contre la pauvreté. En dépit de ces bonnes intentions, certains s’inquiètent de l’impact social et environnemental de Nam Theun 2 qui pourrait en outre annoncer une myriade d’autres centrales hydroélectriques.
Kosovo
L’alliance obligée
du Kosovo (PDK) “ne possède pas de majorité suffisante et devra former des alliances pour gouverner”, souligne le quotidien Express, de Pristina. L’autre grande formation politique kosovare, la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) a obtenu 23,6 % des voix ; avec 12,2 % de suffrages, le mouvement radical Vetëvendosja [Autodétermination], qui demande le départ des forces internationales, fait aussi son entrée au futur Parlement. Les observateurs internationaux ont salué un scrutin sans incidents majeurs, boudé toutefois par les Serbes du Kosovo.
Climat
C’est la formation du Premier ministre sortant, Hashim Thaçi, qui est arrivée en tête (33,5 % des suffrages) des résultats provisoires des élections législatives du 11 décembre au Kosovo. Mais le Parti démocratique
Les pays émergents aux manettes L’Union européenne et les Etats-Unis ont marqué un recul sur leurs positions, tandis que le Japon a rejeté
tout processus contraignant pour l’avenir. Après l’échec de Copenhague, les pays développés ont posé leurs limites lors du sommet de Cancún sur le climat qui s’est achevé le 11 décembre. En revanche, Brésil, Inde et Chine se sont détachés comme acteurs majeurs des négociations. New Delhi a ainsi joué un rôle déterminant dans l’élaboration de l’accord final [voir “Les opinions” p. 10]. La Bolivie, elle, a manifesté son refus d’un accord trop peu ambitieux en annonçant la saisine de la Cour de justice de La Haye dans l’espoir de le faire casser. Si le sommet de Cancún accouche d’une souris, comme l’écrit Le Temps de Genève, il marque en tout cas l’avènement de nouveaux leaders planétaires dans le domaine de l’environnement.
Italie
Berlusconi repêché A l’issue d’un vote sous haute tension, Silvio Berlusconi a emporté de justesse la confiance des députés le 14 décembre. La motion de censure de l’opposition a en effet été rejetée par 314 voix contre 311 et 2 abstentions. Même si ce résultat offre un sursis au Cavaliere, la crise politique n’est pas réglée pour autant. “Ça ne change pas grand-chose. Avec 3 voix de majorité, le gouvernement n’ira pas très loin”, a déclaré un député du FLI (Futur et Liberté pour l’Italie, le parti de Gianfranco Fini). D’autant que les accusations d’achat de votes par le président du Conseil se multiplient. Quelques heures auparavant, celui-ci avait également obtenu, sans surprise, la confiance du Sénat.
RF-C. Abramowitz
PARTOUT AILLEURS Pierre Weill vendredi 19h20-20h en partenariat avec
franceinter.com
AFP
Iran
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010
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Les gens Rory Stewart
Le pouvoir en marchant
A
Westminster, le député conservateur de la circonscription rurale de Penrith and The Border, située dans le nord-est de l’Angleterre, détonne parmi ses pairs. Alors que la plupart d’entre eux ont passé les dernières décennies à gravir les échelons des institutions britanniques, Rory Stewart a parcouru le monde, multipliant les expériences exotiques. A 37 ans, ce nouveau venu en politique, qui parle neuf langues, a déjà été gouverneur de deux provinces irakiennes et a enseigné à la prestigieuse université américaine Harvard. Le mensuel Esquire l’a cité parmi les hommes les plus influents du XXIe siècle. Quant au magazine américain The New Yorker, il a consacré 14 pages au portrait de cet Ecossais aventureux que certains voient bientôt Premier ministre. Si l’acteur Brad Pitt a déjà acheté les droits pour tourner sa biographie, c’est que la vie de Stewart a tout, en effet, d’un roman d’aventures. Né à Hong Kong, ce fils de diplomate aux allures d’aristocrate a grandi entre la Malaisie, le Vietnam et le RoyaumeUni. Après avoir fait des études à l’université d’Oxford, Stewart effectue un bref séjour dans le bataillon Black Watch. Il rejoint ensuite le ministère des Affaires étrangères, pour le compte duquel il séjourne en Indonésie, au Monténégro et en Irak. Mais Stewart, qui compte Alexandre le Grand parmi ses héros, rêve d’aventure. En 2000, il quitte son poste pour parcourir pendant deux ans près de 10 000 kilomètres à pied entre l’Iran et le Népal. Il a raconté ce périple dans son ouvrage En Afghanistan (Albin Michel, 2009). Ces expériences lui valent d’être
nommé gouverneur de deux provinces du sud de l’Irak après l’invasion américaine, en 2003, qu’il regrettera rétrospectivement d’avoir soutenue. “Au fil du temps, il est devenu évident que la guerre en Irak était une erreur. C’était un pari impossible, nous ne pouvions pas faire le moindre progrès”, explique-t-il aujourd’hui. Stewart a retracé son expérience en Irak dans son second livre, Occupational Hazards: My Time Governing in Iraq [Les risques du métier : mon expérience de gouverneur en Irak]. Après avoir quitté le pays, il part enseigner à l’université Harvard aux Etats-Unis. En 2006, il repart pour Kaboul, où il crée une ONG à la demande du prince de Galles et d’Hamid Karzaï. Il revient à Harvard deux ans plus tard, mais quitte l’université en mars 2010 pour se présenter aux élections législatives britanniques. Aujourd’hui, Stewart dit vouloir se poser enfin. Mais son appartenance au Parti conservateur, qui partage le pouvoir avec les
Il est à peine élu député que certains voient en lui le successeur de Cameron libéraux-démocrates depuis le mois de mai, n’a rien d’une évidence, car il a été membre du Parti travailliste dans sa jeunesse. Et ses prises de positions sur l’Europe et l’Afghanistan contrastent avec celles du gouvernement Cameron. Interrogé récemment sur ses convictions politiques, Stewart a dit être “assez sûr” d’être un tory. Sa courte carrière politique n’a pas été sans embûches. Il y a quelques mois, il a dû s’excuser d’avoir dit que certaines parties de sa circonscription – où il n’a jamais vécu avant d’être élu – étaient des zones “primitives”. Il s’est ensuite efforcé de faire amende honorable en sillonnant la région – à pied, comme il se doit – afin de se familiariser avec ses paysages et ses habitants. Stewart marche pour comprendre le monde. Reste à savoir si l’aventurier possède l’endurance nécessaire pour gagner la course du pouvoir. (D’après The Daily Telegraph, Londres)
Rory Stewart. Dessin de Peter Schrank, Londres, pour Courrier international.
AFP, J. WARNAND/BELGA-AFP, ENAROCH/SIPA
Ils et elles ont dit Bart De Wever, nationaliste flamand “Après des querelles interminables, la Belgique est devenue le malade de l’Europe.” Le chef du parti nationaliste flamand (N-VA) est en grande partie responsable de l’échec des négociations avec les Wallons pour la formation du gouvernement. Les dernières législatives ont eu lieu le 13 juin. (Der Spiegel, Hambourg) Liu Jie, professeur à l’Académie des sciences
sociales de Shanghai “Certains attendent de la Chine un changement rapide sur le plan des droits de l’homme, mais je crois qu’ils manquent de réalisme. D’autres ont des projets sinistres.” (Agence Xinhua, Pékin) Antonio Di Pietro, député de l’Italie des valeurs (centre gauche) “Monsieur le président du Conseil, rendez-vous à la justice ou fuyez ! Allez aux Bahamas !” a lancé l’ancien juge anticorruption à l’adresse de Silvio Berlusconi, qui a finalement obtenu, le
Demain célèbre 14 décembre, la confiance de la Chambre des députés. (La Repubblica, Rome) Bar Rafaeli, mannequin israélien Avec son petit ami Leonardo DiCaprio, elle a visité l’Egypte. A-t-elle l’intention d’y retourner ? “C’est un endroit primitif”, a répondu la belle. (Yediot Aharonot, Tel-Aviv)
Jacob Zuma, président de l’Afrique du Sud En visite officielle à La Havane, il a fait l’éloge de l’internationalisme et du patriotisme du peuple cubain. Selon lui, c’est “un mélange étonnant dont beaucoup devraient s’inspirer et qui distingue Cuba du reste du monde”. (Granma, La Havane)
Décapitées au printemps dernier après la dispersion sanglante de leurs troupes rassemblées à Bangkok, les “chemises rouges” viennent de se doter d’une nouvelle tête en la personne de Thida Thavornseth. Epouse de Weng Tojirakarn, l’un des leaders du mouvement antigouvernemental, aujourd’hui derrière les barreaux, Thida, docteur en pharmacie et membre du Parti communiste thaïlandais dans les années 1970, entend donner un second souffle au combat contre les inégalités. “Les fusils empêchent sans doute les gens de redresser la tête, mais cela ne dure pas, a-t-elle confié au Bangkok Post. Essayez de comprendre que la société doit changer. Croyez-moi, peu importe le nombre de ceux que vous tuerez ou que vous jetterez en prison, cette fois-ci les gens ne renonceront pas.”
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Les opinions La violence aux portes du Kremlin
comme étant le leur pour de bon. C’est pour cela qu’il ne sortira rien de cet événement. On va arrêter le meneur des supporters, le condamner, discuter avec certains des jeunes, et la police va en ficher quelques-uns. Mais ça n’ira pas plus loin. L’Etat ne cherchera pas à comprendre les causes réelles de ce qui s’est produit. Il s’occupera des conséquences, mais pas de la cause. Je parle à la fois en tant qu’ancien commandant des forces spéciales et en tant que personne ayant longtemps eu une activité d’opposant et qui connaît bien les membres de ces mouvements d’extrême droite.
P
L’auteur Zakhar Prilepine, 35 ans, journaliste et écrivain, est une des figures de proue de la nouvelle littérature réaliste en Russie (traduit en français aux éditions des Syrtes et Actes Sud). Son parcours atypique (il a combattu en Tchétchénie en tant que commandant dans les forces spéciales, a codirigé une antenne régionale du Parti national-bolchevik) alimente son œuvre et ses chroniques journalistiques.
Contexte Le 11 décembre, plusieurs milliers de jeunes Russes déchaînés contre les immigrés du Caucase et d’Asie centrale ont violemment affronté la police sur la place du Manège, au pied du Kremlin. La manifestation avait été programmée par les supporters du Spartak de Moscou à la suite de la mort d’un des leurs, tué au cours d’une bagarre entre bandes russes et caucasiennes.
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areille foule de jeunes en colère, enragés, ne pouvait se former que dans un Etat ayant de graves problèmes de cohésion sociale, d’emploi et de cohabitation entre personnes d’origines ethniques différentes. C’est la rançon de la mégalopole moscovite et de la Russie en général. Autant que je sache, ce sont les diasporas du Caucase qui contrôlent le trafic de drogue et la prostitution. Des domaines d’activité qui sont “couverts” par la police. Et ce dont l’Etat s’occupe le moins, c’est de gérer toutes ces questions. Il serait stupide de faire endosser le problème des relations interethniques à quelques milliers de jeunes Russes, sans chercher ailleurs. Telle est la situation à ce jour. Les responsables, ce ne sont pas ceux qui viennent chercher du travail en Russie, ni les jeunes qui manifestent dans les rues, mais le pouvoir, qui laisse faire. Que nous révèlent les échauffourées du 11 décembre ? Qu’il existe en Russie un mouvement que l’on peut, en gros – très gros –, qualifier de mouvement de droite (ou nationaliste de droite) [c’est-à-dire xénophobe d’extrême droite], puissant, mais privé d’organisation. Si quelqu’un parvenait à capter cette force, à la canaliser, elle serait colossale, deviendrait véritablement immense. Contrairement à ce qui se passe avec l’opposition de gauche, le pouvoir risque de ne pas arriver à endiguer ce mouvement-là. Ses Nachis ou sa Jeune Garde [mouvements de jeunesse] ne lui seront d’aucun secours. Cette force est devenue incontrôlable. Ni les organisations de jeunes ni les forces de l’ordre ne sont en mesure de la maîtriser. Les jeunes qui ont déferlé sur la place du Manège savent manier les armes blanches. Et les autres. Si, en 1993, c’était l’intelligentsia qui descendait dans les rues, aujourd’hui ce sont des loups urbains, des hommes capables d’engager une guérilla si les autorités n’adoptent pas l’attitude adéquate à leur égard. Cette force n’est pas structurée, pas divisée en échelons, elle ne s’appuie pas sur une idéologie et personne n’a la capacité de la commander. Cela, c’est certain. Mais il faut faire attention. Toute émeute, toute révolution de rue mobilise instantanément des milliers de personnes. Si des violences se déclenchent, elles attireront des gens qui ne soupçonnaient même pas qu’ils étaient capables de tels actes. Je ne dis pas que tout cela est pour demain. Il est possible que la tension retombe et qu’il n’y ait pas de suites. Cela dépendra des circonstances. On a vu autrefois, dans Moscou, des défilés qui rassemblaient 150 000 personnes, alors qu’on a du mal, à l’heure actuelle, à en faire venir 1 500. Où passe donc toute cette énergie ? Pour moi, c’est un mystère. Elle peut se dissiper comme elle peut exploser. En Russie, difficile de se prononcer sur l’avenir. Le sentiment citoyen est de toute évidence en berne, les gens sont dans le chacun-pour-soi. En politique par exemple, personne n’a vraiment réussi à rassembler les forces de droite et les forces de gauche. Ailleurs, que ce soit en France ou en Grèce, on n’a pas des oppositions aussi inconciliables. Làbas, les gens de droite et de gauche ont le sentiment d’appartenir à un même pays. En Russie, les gens ne ressentent pas le sol qui est sous leurs pieds
DR
Zakhar Prilepine, Izvestia Moscou
EUROPE
franceinter.com
José-Manuel Lamarque et Emmanuel Moreau, les dimanches à 15h30 avec Gian Paolo Accardo de Courrier International. 19 décembre : Géopolitique européenne 26 décembre : L'arrivée de la Chine en Grèce
L’auteur Ilvo Diamanti, né en 1952, est politologue et essayiste. Il signe régulièrement des éditoriaux et des analyses sur la politique italienne dans La Repubblica.
Une démocratie irresponsable Ilvo Diamanti, La Repubblica Rome
E
n Italie, le rituel de la motion de confiance [a fait] son retour sur scène : annoncé depuis longtemps et chaque fois repoussé, incertain, puis finalement confirmé. Car la confiance est une chose sérieuse. C’est même une denrée rare, en politique comme dans la vie quotidienne. Au Parlement, elle permet de vérifier l’existence d’une majorité bien plus qu’un prétendu lien de confiance. Car, dans une démocratie représentative, on ne peut pas faire appel au “mandat impératif”, qui engage la fidélité de l’élu envers ses électeurs. C’est pourquoi les élus jouissent d’une certaine liberté d’action dans leurs décisions les plus simples comme les plus importantes. Jusqu’à pouvoir se désolidariser des positions du parti ou de la coalition au nom duquel ils ont été élus, voire le quitter pour aller vers un autre. Ces comportements ont toujours existé. Au cours de la législature présidée par Silvio Berlusconi, ce phénomène a atteint des proportions inattendues. Au point de plonger dans la crise la large majorité dont disposait le centre droit après les élections de 2008. Principale responsable : la fracture au sein du PDL, le parti de la majorité, entre Fini et ses fidèles d’un côté et Berlusconi et son “Peuple” (de la liberté) de l’autre. Ces dernières semaines en particulier, les “prises de distance” et les “changements d’avis” se sont alternés et multipliés de manière frénétique, inspirés par des logiques diverses, où les intérêts ont pris le pas sur les valeurs. Où les fins politiques et la morale ont emprunté des chemins divergents. Où la morale s’est perdue, à l’ombre des calculs les plus vénaux. On a même parlé d’un “marché” aux votes et aux parlementaires [le parquet de Rome a ouvert une enquête sur d’éventuels achats de voix par le camp Berlusconi en vue du vote de confiance au Parlement]. L’adéquation des principes avec les fins ultimes – dans le langage de Max Weber : “l’éthique de conviction” – n’a jamais connu une crédibilité aussi faible en politique. Les liens idéologiques se sont affaiblis et presque dissous. Aujourd’hui, au fond, à qui répondent les parlementaires ? Les partis n’existent pratiquement plus, à part la Ligue du Nord [parti populiste et anti-immigrés]. Et, de toute façon, ils sont tous centralisés et personnalisés, la Ligue du Nord incluse. Ainsi deviennent-ils des canaux de mobilisation individuelle. Berlusconi a divisé le monde en deux : lui ou les communistes. La liberté ou la barbarie. De cette manière, il est arrivé à donner à la politique un sens dont elle était dépourvue – bien qu’il soit permis de s’interroger sur le sens d’une politique fondée sur une telle alternative. Mais peu importe. Devant un spectacle politique aussi désolant (à une époque où la distance entre politique et spectacle a été abolie) se pose à nouveau la question de l’autonomie des élus et des parlementaires. Jusqu’où peut-elle aller ? Et lorsqu’elle engendre des comportements sans rapport avec la volonté des électeurs, comme c’est le cas actuellement, peut-on encore parler de démocratie, même participative ? Le fait est que, dans une démocratie représentative, le principe d’autonomie des élus doit être équilibré par celui de “responsabilité”. C’est la leçon de Max Weber : l’éthique de l’homme politique est “responsable” quant aux conséquences de ses choix sur le plan public. Mais aussi sur le plan électoral. En d’autres termes : les élus peuvent bien passer d’un groupe – et peut-être d’une coalition – à un(e) autre. Proclamer l’intérêt public tout en défendant leurs intérêts privés – et familiaux. Mais ils doivent ensuite en répondre devant leurs propres électeurs. Et devant les électeurs en général. A partir du 15 décembre, les députés qui auront “marchandé” leur 12
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Les opinions 10 confiance – une fois leur heure de gloire passée – retourneront probablement dans l’ombre. De leur côté, les électeurs ont perdu tout pouvoir de choix “personnel”, toute possibilité de contrôle direct. Ils ne peuvent pas s’exprimer “personnellement” sur les “personnes” qui les représentent. La faute en revient à notre système électoral : centralisé, à listes bloquées, qui récompense les coalitions. Qui attribue aux directions de partis personnalisés et oligarchiques le pouvoir de choisir et de décider qui faire élire et où. Quel candidat présenter, représenter ou bien exclure. Cette démocratie, toujours moins représentative, assurément “irresponsable”, et si peu démocratique, reproduit et promeut une éthique d’irresponsabilité : à la fois civile et personnelle.
Au Mexique, Calderón joue avec le feu
politique a faits dans tout l’Etat. On ne connaît pas encore le vrai bilan de la confrontation dans le Michoacán, qui a débuté le 8 décembre, mais, une chose est sûre, le président est décidé à jeter encore plus d’huile sur le feu dans les prochains jours, avec l’envoi de milliers de soldats et de policiers.
Contexte En position de force dans la crise actuelle, l’Allemagne espère imposer ce qu’elle n’avait pas obtenu dans les années 1990 : une union politique et non seulement monétaire.
José Carrasco Araizaga, Proceso Mexico
F
elipe Calderón est l’homme de la violence. Plus les morts voulus par le gouvernement sont nombreux, plus il se vante de succès dans sa “guerre contre le narcotrafic”. Depuis un an, le président a opté pour l’élimination systématique des principaux narcotrafiquants, ne craignant pas d’utiliser la force à outrance, tout en sachant que cette politique va coûter la vie à des civils innocents. Le “président courageux”, comme il s’est présenté au début de son mandat [le 1er décembre 2006], lorsqu’il a déclaré sa guerre [aux cartels le 11 décembre 2006], ne propose qu’une seule solution : la répression. C’est ce qu’il a affirmé dès le premier jour. Lors des trois premières années de son mandat, il a essayé de limiter les affrontements entre cartels. En vain. Il a ensuite décidé de faire sienne la politique des Etats-Unis consistant à éliminer certains chefs. Il a donc commencé il y a un an à Cuernavaca, avec Arturo Beltrán Leyva [chef du cartel des Beltrán Leyva, abattu le 16 décembre 2009]. Il a continué par Ignacio Nacho Coronel [un des leaders du cartel de Sinaloa, abattu le 31 juillet 2010], puis Antonio Ezequiel Cárdenas Guillén, dit Tony Tormenta [un des chefs du cartel du Golfe, abattu le 5 novembre 2010]. C’est maintenant au tour de Nazario Moreno González, alias El Chayo [le chef du cartel de La Familia du Michoacán, abattu le 11 décembre]. Cette politique tient plus de l’esbroufe que de l’efficacité. Elle permet à Calderón d’affirmer qu’il ne fait pas de quartier, qu’il ne protège aucune organisation, qu’il a frappé les Beltrán Leyva, le cartel de Sinaloa, le cartel du Golfe et La Familia du Michoacán. Suivant cette logique, il devrait maintenant poursuivre un chef des Zetas. Mais, dès qu’on élimine un leader, un autre lui succède. S’attendant à être trahis soit de l’intérieur, soit par leurs protecteurs institutionnels, les chefs du narcotrafic forment leurs successeurs. Personne n’est prêt à abandonner un commerce aussi florissant : ni les trafiquants de drogue, ni les autorités qui les couvrent, ni les prête-noms qui servent à blanchir l’argent de la drogue. Et c’est dans l’Etat même du Michoacán, la région natale du président, que la situation est la plus frappante, puisqu’on assiste à la fois à une absence de contrôle des autorités sur toute une partie du territoire et à des manifestations sociales de rejet des institutions. C’est dans l’Etat du président que l’élimination d’El Chayo, un des chefs de La Familia, a déclenché une mobilisation collective sans précédent, aux conséquences encore incertaines. Au lendemain de l’annonce officielle de la mort de Nazario Moreno, des centaines de personnes ont ainsi défilé à Apatzingán, défiant ouvertement la police fédérale qui l’avait abattu. Et, trois jours après, les manifestations [de soutien à La Familia] continuaient encore. A supposer même que ces rassemblements soient financés par La Familia, cela en dit long sur la pénétration du narcotrafic dans le tissu social. La situation est comparable dans les Etats de Sinaloa et Nuevo León, avec les cartels de Sinaloa et des Zetas. Mais, au Michoacán, Felipe Calderón a allumé un véritable incendie. Il tient à faire place nette pour que sa sœur, Luisa María, obtienne le poste de gouverneur qui lui a toujours échappé. Le coût que paie son Etat est trop élevé, non seulement à cause de l’instabilité politique provoquée par l’arrestation de fonctionnaires municipaux et de l’Etat, mais aussi en raison des nombreux morts civils que sa
Contexte Le 11 décembre 2006, le président Felipe Calderón, tout juste entré en fonctions, envoyait 5 000 militaires dans son Etat natal du Michoacán, déclarant officiellement la “guerre au trafic de drogue”. Quatre ans plus tard, l’hebdomdaire Proceso affirme que “l’échec est évident : l’Etat du Michoacán est en flammes, la population est terrorisée et les bandes de narcotrafiquants sont toujours là”. Le Michoacán n’est pas le seul Etat dans cette situation. L’envoi de troupes s’est généralisé, mais n’a pas empêché le trafic et la violence de prendre de l’ampleur. Le trafic de drogue a coûté la vie à plus de 28 000 personnes depuis décembre 2006.
Euro : Berlin revient dans la partie Cerstin Gammelin, Süddeutsche Zeitung Munich
L
e ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble, s’est clairement opposé à l’émission d’emprunts d’Etat communs aux pays de la zone euro [Jean-Claude Juncker, le ministre du Trésor luxembourgeois, et Giulio Tremonti, son homologue italien, avaient relancé, le 6 décembre, l’idée de créer des euro-obligations]. Mais il a ajouté quelques mots d’explication qui font mouche : pour cet Européen convaincu qu’est Wolfgang Schäuble, il est inacceptable que certains gouvernements européens se bornent à réclamer la mise en commun de toutes les dettes nationales et de leur financement. Quiconque défend une telle idée devrait également être prêt, selon lui, à céder une part de sa souveraineté nationale au profit de la communauté, et devrait sans équivoque exprimer cette volonté. L’un ne va pas sans l’autre, a-t-il fait valoir. Wolfgang Schäuble a toutefois indiqué que le gouvernement allemand était disposé à toute discussion. Il a ainsi ouvert la perspective d’une union politique de l’Europe – une énorme avancée. Pour inconcevable que cela puisse sembler à de nombreux responsables politiques, il est de plus en plus probable que les pays européens seront prochainement amenés à renforcer leurs liens politiques en raison de la gravité de la crise. L’Europe rattraperait ainsi l’occasion manquée des années 1990. Les questions de budget et de financement sont restées des prérogatives nationales, conformément aux souhaits français et britanniques. Il est vrai que personne ne pouvait alors anticiper le pouvoir que constitueraient des marchés financiers aujourd’hui incroyablement connectés. Mais même ces marchés semblent ne laisser aucune alternative aux gouvernements de la zone euro qui devront s’adapter et définir ensemble leurs politiques budgétaires. Schäuble est le premier responsable politique à passer outre aux querelles quotidiennes suscitées par le sauvetage des Etats en faillite pour proposer cette solution de sortie de crise. De plus, Wolfgang Schäuble est parvenu à sortir le gouvernement allemand de la posture défensive dans laquelle celui-ci s’était enfermé, à force de tout refuser catégoriquement. Angela Merkel persiste à rejeter l’idée d’obligations européennes, arguant que cela obligerait les Allemands à payer plus que leur dû et surtout qu’il incombe aux autres pays, ne leur en déplaise, de faire les efforts nécessaires pour renforcer leur compétitivité. C’est vrai, mais cela fait un peu égoïste et donneur de leçons aux yeux de ses homologues européens. L’Allemagne n’a jamais eu la partie facile en Europe. Ce pays est le seul à être doublement surveillé : par les décideurs financiers, d’une part – l’économie allemande est après tout la plus puissante d’Europe – ; par ses partenaires européens, d’autre part, qui décryptent minutieusement toute parole venant de Berlin, sachant que c’est là-bas que se délient les cordons de la bourse. Wolfgang Schäuble a su retourner aux pays européens, aussi clairement qu’élégamment, une part des responsabilités assumées par les Allemands. Quiconque veut garantir ses dettes, mais aussi profiter de l’argent et de la puissance des autres, doit être prêt à assumer les conséquences de cette décision. Dans le cas des euro-obligations, cela signifie que les partenaires ont le droit d’intervenir dans la politique budgétaire les uns des autres. Wolfgang Schäuble s’est déclaré décidé à ne pas laisser l’Allemagne faire échouer cette proposition. Un engagement qui ne lui coûte pas trop, car il sait que les principaux obstacles viendront des autres pays de la zone euro. Nous verrons dès les 16 et 17 décembre si les partisans des obligations communes restent sur leurs positions, à l’occasion du sommet des chefs d’Etat et de gouvernement à Bruxelles. Quand bien même ceux-ci se prononceraient pour l’union politique, la nouvelle Europe ne serait pas pour demain, car il resterait à convaincre les citoyens européens de sa nécessité. Pour cela, le gouvernement allemand semble encore chercher l’argument décisif.
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En couverture
WikiLeaks La cyberguerre a commencé Face à la publication d’une partie des 250 000 câbles diplomatiques américains détenus par WikiLeaks, plusieurs Etats et entreprises ont décidé de s’en prendre au site et à son fondateur, Julian Assange. Il n’en fallait pas plus pour que la communauté des hackers se mobilise et lance des opérations de représailles contre ceux qui veulent limiter la liberté d’expression sur la Toile.
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Il faut sauver la liberté d’expression pressions exercées par les gouvernements pour étouffer l’information, fait partie de ce que l’on pourrait appeler l’écosystème médiatique.
S’en prendre à WikiLeaks revient purement et simplement à remettre en cause le fonctionnement de la démocratie, estime le magazine de la culture Internet.
Dstributeur d’informations
Wired San Francisco
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ne presse authentiquement libre, affranchie de toute considération nationaliste, constitue manifestement un problème terrifiant aussi bien pour les gouvernements élus que pour les tyrannies. Cela ne devrait pourtant pas être le cas. Depuis le début du mois de décembre et la publication des premiers câbles secrets de la diplomatie américaine, WikiLeaks a été la cible d’attaques par déni de service lancées contre ses serveurs par des pirates non identifiés ; Amazon, vers lequel le site s’était tourné, a refusé de continuer à l’héberger et PayPal a suspendu le compte sur lequel le site recevait ses dons, mettant en péril sa capacité à lever des fonds. Dans le même temps, des personnalités politiques américaines se livrent à une véritable escalade rhétorique contre cette société à but non lucratif, appelant successivement à l’engagement de poursuites et à l’arrestation, voire à l’assassinat de Julian Assange, son porte-parole le plus médiatisé. Puisqu’il n’est pas certain que la législation actuelle permette de le poursuivre, certains parlementaires ont proposé un amendement à la loi sur l’espionnage afin de pouvoir le mettre au pas. WikiLeaks n’est pas parfait, et nous n’avons jamais hésité à pointer du doigt ses lacunes. Cependant, le temps est venu d’intervenir dans le débat et de prendre clairement position sur la valeur de ce site : WikiLeaks a pour but d’améliorer notre système démocratique, pas de l’affaiblir. La pire menace à laquelle nous sommes désormais confrontés par le développement de cette affaire ne tient pas à l’information que WikiLeaks a divulguée ou pourrait divulguer à l’avenir, mais aux réflexes réactionnaires qui montent contre lui aux Etats-Unis et qui, si l’on n’y prend garde, ne tarderont pas à menacer l’Etat de droit et notre attachement historique à la liberté d’expression. Le secret est régulièrement présenté comme une composante essentielle du bon gouvernement, et ce principe est si communément admis que des journalistes, dont le métier est pourtant de révéler le fonctionnement caché des Etats, estiment que le travail de WikiLeaks va trop loin.
Libre de toute pression La transparence et son importance ne sont pas considérées de la même façon dans les couloirs du pouvoir et en dehors. Pendant sa campagne, Barack Obama s’était engagé à revenir sur le culte du secret, que son prédécesseur avait considérablement étendu, mais son gouvernement a pour l’essentiel oublié ces promesses et redoublé de cachotteries. L’un des principaux reproches faits à WikiLeaks est l’absence de contrôle sur son action. Cette société est installée dans différents pays où la liberté d’expression est amplement protégée.
La justice a le bras long. Dessin de Bertrams paru dans Het Parool, Amsterdam.
La bataille de WikiLeaks. Dessin d’Oliver paru dans Der Standard, Vienne.
Elle ne dépend d’aucun Etat en particulier et ses intérêts ne s’alignent jamais complètement sur ceux des autorités. On peut comparer cette situation à ce qui s’est produit en 2004, lorsque le gouvernement américain fit pression sur The New York Times pour qu’il renonce à publier un article sur les écoutes effectuées sans autorisation de la justice au motif qu’il menaçait la sécurité nationale. Le journal avait dû repousser cette publication pendant un an et demi. WikiLeaks ne joue pas le même rôle que la presse et ne s’efforce pas toujours de vérifier soigneusement l’information avant de la publier. Il n’en reste pas moins que le site, fournissant des documents originaux exclusifs à des publications en préservant celles-ci des
Au lieu d’encourager les hébergeurs Internet à mettre des sites sur liste noire et de pondre de nouvelles lois anti-espionnage qui incriminent plus gravement la publication de secrets diplomatiques, nous devrions considérer que WikiLeaks bénéficie de la protection du premier amendement [interdisant au Congrès d’adopter des lois limitant la liberté d’expression] au même titre que The New York Times. En tant que société, nous devrions soutenir le site parce qu’il est l’expression d’une liberté fondamentale figurant au cœur de notre Déclaration des droits, au lieu de réagir comme les Chinois qui s’empressent de censurer l’information sur demande de leur gouvernement dans le souci de se faire bien voir. WikiLeaks n’est pas forcément synonyme de transparence radicale. Si des sites comme celuici fonctionnent, c’est grâce à des sources qui, travaillées par leur mauvaise conscience, viennent leur proposer de l’information au nom de l’intérêt public. WikiLeaks n’est qu’un distributeur d’informations. Il contribue à garantir que ces renseignements ne seront pas dissimulés par des journalistes redoutant des procès ou des représailles de la part des autorités. WikiLeaks réussit à contrer les attaques avec l’aide de centaines de sites-miroirs qui préserveront l’accès à son contenu quels que soient les efforts de ses adversaires. Bloquer Wikileaks, si tant est que cela soit possible, est irrémédiablement vain. La meilleure et la seule défense d’un Etat contre des révélations dévastatrices consiste à agir avec justice et équité. En cherchant à faire taire WikiLeaks, ses détracteurs sur la scène politique américaine ne font qu’amorcer la pompe qui ramènera à la surface toujours plus d’informations embarrassantes. Evan Hansen
Tendance
Les fuites sont loin d’être colmatées Souvenez-vous de Napster. En juillet 2001, un tribunal avait ordonné au site de bloquer l’accès aux fichiers musicaux protégés par les droits d’auteur. Pour autant, les internautes n’ont pas cessé d’échanger de la musique – et Napster s’est même transformé en service de téléchargement légal. De même, WikiLeaks peut bien mourir, les fuites n’en continueront pas moins. Un concurrent existe déjà. Il s’agit de Cryptome [http://cryptome.org], fondé en 1996 en tant qu’“activité amateur” à temps partiel, par John Young et Deborah Natsios, deux architectes new-yorkais ayant des sympathies libertaires. Un nouveau site, dont on ignore encore le nom, sera lancé en Allemagne ce mois-ci par Daniel Domscheit-Berg, qui a quitté WikiLeaks à la suite d’un différend
avec son fondateur, Julian Assange. Les concurrents se démarquent sur le plan tant technologique que méthodologique. WikiLeaks recherche les dons. John Young paie de sa poche les 200 dollars de frais d’hébergement de son site. Daniel Domscheit-Berg n’a pas précisé le financement du sien, mais il a écrit un livre sur son passage chez WikiLeaks, qui promet d’être un succès de librairie. Les deux sites feront preuve d’encore plus d’audace, semble-t-il. John Young, qui a d’ores et déjà mis en ligne plus de 58 000 fichiers, parmi lesquels des photographies interdites de soldats tués en Irak, rejette l’idée qu’en laissant les noms sur les documents divulgués on met en danger des vies. A l’en croire, supprimer les noms, c’est, de la part des sites donneurs d’alerte, se donner
trop d’importance. Le nouveau site allemand veut laisser aux auteurs des fuites la liberté de décider comment seront présentés leurs documents une fois publiés. Si l’on se fie à l’histoire des échanges de fichiers, les concurrents vont se multiplier. Le logiciel BitTorrent permet aux micro-ordinateurs de se connecter à un “essaim d’hébergeurs” [swarm], qui téléchargent de l’un à l’autre, sans autorité directrice. Cisco, un fabricant de matériel de réseau, estime que les échanges de données représentent désormais près de la moitié du trafic des particuliers sur Internet – preuve que les efforts fournis par les industries de la musique et du cinéma pour les combattre n’ont guère payé. Cet essaim-là peut faire très mal. The Economist, Londres
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En couverture WikiLeaks
La première guerre du Net est déclarée Une partie de la communauté des hackers se mobilise pour contrecarrer l’interventionnisme des autorités, qu’ils jugent dangereux. Et tous les coups sont permis. Information Copenhague
C
ible : www.visa.com : feu feu feu !!!” ordonnait Operation Payback [Opération représailles] sur Twitter le 8 décembre. Moins de trois minutes plus tard, le serveur de Visa était indisponible. Le même phénomène s’est reproduit pour les sites Internet de Mastercard et de PostFinance, la banque suisse qui avait gelé le compte du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange. Les sites du parquet suédois et du sénateur américain Joseph Liebermann ont également été attaqués. Cinquante minutes après l’offensive lancée contre Visa, l’Opération représailles était lancée sur Facebook. Ceux qui pensaient que le terme “cyberguerre” n’était qu’une métaphore inoffensive ont beaucoup appris au cours de la semaine passée. WikiLeaks ayant été quasiment fermé, les hackers ont répondu en attaquant les sociétés qui l’avaient mis hors service. Le terme de “guerre informatique” décrit bien la réalité. “La première guerre de l’information a maintenant commencé. WikiLeaks est le champ de bataille. Vous en êtes les troupes”, écrit le pionnier d’Internet John Perry Barlow sur Twitter. C’est lui qui, dans les années 1990, avait rédigé ce qui est désormais connu comme la déclaration d’indépendance d’Internet : “Gouvernements du monde industria-
“La vérité vous affranchira.” Jean 8, 32 Dessin de Peter Broelman, Australie.
lisé, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui appartenez au passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté là où nous nous rencontrons.” Le document est devenu le symbole d’une époque dans l’histoire anarchique d’Internet et la référence au droit de souveraineté n’était pas qu’un postulat. Si l’on veut comprendre ce que signifie la “liberté d’Internet”, il faut savoir que, par son architecture même, Internet est conçu de telle sorte que personne ne sait ce qui circule dans les câbles. Pourquoi, malgré des campagnes intenses, n’a-t-on pas pu faire cesser le piratage de musique et de films ? Pourquoi est-il si difficile d’arrêter WikiLeaks, alors que la volonté politique d’y parvenir est évidente ? La réponse se trouve dans la configuration technique du Net.
Deux poids, deux mesures L’acharnement des autorités à l’égard du site fondé par Julian Assange illustre leur volonté d’imposer des limites au droit à l’information, estime l’écrivain Chris Floyd. CounterPunch (extraits) Petrolia (Californie)
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ls l’ont finalement attrapé, ça y est ! Le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, cible de plusieurs des plus puissants gouvernements de la planète, s’est rendu le 7 décembre à la police britannique et se trouve désormais à la merci d’autorités qui ont déjà montré leur désir ardent – et bien peu respectueux de la légalité – de les détruire, lui et son organisation. Cela aura été, au regard de n’importe quel critère, une extraordinaire campagne de diffamation et de persécution, comparable aux traitements réservés aux dissidents en Chine ou en Birmanie. N’oublions pas quand même que
WikiLeaks est un organe de presse au même titre que The New York Times, The Guardian ou Der Spiegel, qui sont tous en train de publier exactement les mêmes matériaux – des documents confidentiels fuités – que ceux disponibles sur WikiLeaks. Et, dans cette persécution du simple témoin de la vérité, le rôle principal est tenu par l’administration du grand agent progressiste du changement et du progrès, l’héritier autoproclamé de Martin Luther King et du mahatma Gandhi, le lauréat du prix Nobel de la paix : Barack Obama. Son ministre de la Justice, Eric Holder, a annoncé avec fracas les “mesures” qu’il avait prises pour faire tomber WikiLeaks et criminaliser les fuites concernant des informations embarrassantes. Pendant ce temps, l’Amérique du business et ses alliés internationaux participent activement à l’isolement de WikiLeaks. Ce qui est sans doute le plus remarquable, c’est que cette action conjointe de l’élite mondiale pour obtenir la fermeture de WikiLeaks (qui opère depuis quatre ans) survient après la publication de câbles diplomatiques, et non après ses révélations précé-
Ce n’est ni par bienveillance ni par manque de sanctions que ces mesures n’ont pu être prises. L’argument décisif a toujours été la liberté d’Internet. D’autre part, Internet n’est pas organisé juridiquement comme d’autres secteurs essentiels de l’infrastructure mondiale. Sa structure n’est pas soumise à un contrôle international, mais dirigée par une société américaine qui gère le nom de domaine “.com”. Au cours des vingt dernières années, le dynamisme d’Internet a été tellement décisif pour l’évolution mondiale qu’on ne veut pas prendre le risque que l’ONU s’en mêle ou qu’on en arrive à une censure à la chinoise. Reste à savoir si l’événement WikiLeaks peut inverser la tendance et conforter le camp qui souhaite renforcer le contrôle. La guerre entre les défenseurs de la légitimité de WikiLeaks sur Internet et les partisans de sa fermeture se déroule de manière tout aussi anomique. Les politiques américains ne voulant pas attendre les tribunaux, ils ont laissé des entreprises privées comme Amazon, EveryDNS, PayPal et Visa prendre la décision de principe de fermer ou non WikiLeaks. Les deux camps opèrent sur un territoire non réglementé. Les politiques américains savent parfaitement faire pression, les hackers connaissent l’art de la guerre. Les Etats-Unis ont longtemps compté parmi les partisans les plus farouches de la liberté d’Internet. Après la réaction américaine vis-à-vis de WikiLeaks, on voit mal Barack Obama continuer à affirmer, comme il l’a fait en Chine, que plus le flux d’information est libre, plus la société est solide. A terme, la principale victime est donc la liberté d’Internet, son défenseur le plus ardent ayant perdu de son autorité. Nikolai Thyssen
dentes décrivant en détail les divers crimes et atrocités commis par les initiateurs et les exécutants de la guerre contre le terrorisme menée par Washington. Je suppose que la raison de tout cela, c’est que la publication de ces câbles diplomatiques bouleverse la marche bien huilée du mécanisme corrompu et cynique des opérations de bas étage qui gouverne en réalité les relations internationales. Il ne fait aucun doute que WikiLeaks fera tout pour survivre. Assange a expliqué qu’il avait confié la totalité de son coffre aux trésors diplomatiques à 100 000 personnes. Petit à petit, des bribes de vérité émergeront. Mais les journalistes du monde – et les personnes de conscience travaillant au sein des gouvernements – viennent de nous fournir une dure, sévère et inoubliable leçon sur les nouvelles réalités de notre époque dégradée. Faites état d’une vérité qui dérange le pouvoir, qui remet en cause sa domination sur nos existences, notre discours et jusqu’à nos pensées, et vous serez détruit. Aucune institution, qu’elle soit publique ou privée, ne se rangera à vos côtés ; les plus puissantes entités se déchaîneront contre vous, appuyées par une force et une violence écrasantes. Voilà où nous en sommes à présent. Voilà ce que nous sommes devenus. Chris Floyd* * Ecrivain américain. Il publie le blog “Empire Burlesque” à l’adresse <www.chris-floyd.com>.
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Prêt à tout pour rendre l’injustice Le gouvernement américain cherche l’argument juridique qui lui permettra d’inculper le fondateur de WikiLeaks. Pour cela, il ne recule devant rien. AlterNet (extraits) San Francisco
L
es spéculations auxquelles se livrent les médias au sujet des motivations qui animent WikiLeaks et son fondateur ont de quoi étonner dans la mesure où Julian Assange a exposé celles-ci en détail. Il se présente comme un anarchiste dont le but affiché est de provoquer une surréaction de la part de l’Etat, afin de démasquer la nature autoritaire de celuici, de l’obliger à se recroqueviller en un spasme paranoïaque et, au bout du compte, de l’empêcher de fonctionner. Dès lors, on ne s’étonne pas de lire dans une dépêche de Reuters que “les juristes du gouvernement participant à l’enquête du ministère de la Justice s’efforcent d’être ‘créatifs’ dans leur exploration des options juridiques” à l’encontre d’Assange et de WikiLeaks. Ils ont intérêt à se creuser la tête dans la mesure où, juridiquement parlant, il est pratiquement impossible d’opérer la distinction entre un site comme WikiLeaks et n’importe quel autre organe d’information en ligne. D’un point de vue juridique, il est virtuellement impossible de faire la différence entre quelqu’un comme Julian Assange et n’importe quel journaliste traînant dans la salle de rédaction de votre journal local. Chaque jour, les journalistes tentent d’amener les personnes en place à livrer des informations confidentielles et, chaque jour, ils publient ces informations. C’est le cœur même du métier de journaliste. WikiLeaks étant un organisme privé – et Assange une personne privée –, la question n’est absolument pas de savoir si vous, moi, les grands manitous ou la Maison-Blanche apprécient
“Vous avez le droit de garder le silence, et franchement, tout le monde serait ravi si vous le faisiez.” Dessin de Clement paru dans le National Post, Toronto.
ou non ce que font les journalistes. La seule question que l’on devrait se poser est la suivante : la divulgation des câbles diplomatiques confidentiels constitue-t-elle une infraction à la loi ? Le site d’information Politico et Reuters ont, chacun de leur côté, posé la question à des experts juridiques qui ont tous répondu qu’en toute probabilité la réponse était non. WikiLeaks aurait peut-être commis un crime s’il avait été lié à un gouvernement étranger, mais l’hypothèse n’a jamais été avancée. Certains, arguant comme toujours de la fameuse exception à la liberté d’expression, affirment que les fuites équivalent à crier “Au feu !” dans un cinéma bondé. C’est un argument qui tiendrait peut-être dans la page Courrier d’une publication de troisième ordre, mais qui ferait éclater de rire n’importe quel tribunal du pays, car la Cour suprême a strictement délimité ladite exception. Celle-ci ne s’applique qu’à “l’appel à la violence ou à l’infraction de la loi […] dans les cas
où cet appel vise à inciter ou à provoquer des actes illégaux imminents et est susceptible de susciter ou d’entraîner de tels actes”. Le fait qu’il puisse se trouver, dans les milliers de documents publiés, quelque chose qui pourrait éventuellement causer du tort à quelqu’un quelque part dans le monde ne change rien à l’affaire. Et les mesures gouvernementales visant à contrôler ce que la presse peut ou ne peut pas publier doivent être solidement étayées si elles veulent tenir la route face à l’“examen attentif” dont le droit est reconnu à la presse – un critère juridique extrêmement exigeant. Mais l’embarras causé à l’establishment par ces fuites est si grand que le ministère de la Justice fait l’objet de fortes pressions afin qu’il “se montre ‘créatif’ dans son exploration des options juridiques”. C’est à cette fin que l’on a créé une fausse distinction entre le journalisme traditionnel et ce que fait WikiLeaks. D’après Josh Gerstein, de Politico, “les responsables officiels, y compris le ministre de la Justice, Eric Holder, semblent eux aussi tenter de séparer Assange du troupeau journalistique – et s’efforcent de réduire la sympathie que certains membres de la presse pourraient avoir à l’égard d’Assange en suggérant que ses actes sont entièrement différents de ceux des reporters”. Eric Holder a évoqué un critère subjectif pour définir ce qui fait un journaliste : “Une des distinctions que j’établis entre […] certaines personnes et organisations impliquées dans cette affaire et d’autres, c’est que certains, de mon point de vue, ont agi de manière responsable.” En conséquence, ceux qui veulent punir WikiLeaks défendent en réalité la position selon laquelle tout organisme d’information qui, de l’avis du ministre de la Justice, publierait quelque chose de façon “irresponsable” pourrait faire l’objet de sanctions similaires. Il s’agit là, dans une démocratie, d’une pente extrêmement savonneuse. Mais, à en juger par le nombre de ceux qui hurlent que WikiLeaks est une sorte d’organisation terroriste, Assange pourrait bien avoir provoqué la surréaction qu’il recherchait. Joshua Holland
Appel
N’abattez pas le messager ! En 1958, Rupert Murdoch, alors jeune propriétaire et directeur du News d’Adelaïde, écrivait : “Dans le bras de fer entre le secret et la vérité, il semble inévitable que la vérité l’emporte toujours.” Il fallait peut-être y voir l’écho du travail de son père, Keith Murdoch, qui, en son temps, avait révélé que les soldats australiens étaient inutilement sacrifiés par les généraux britanniques sur les plages de Gallipoli. Les Britanniques tentèrent de le réduire au silence, mais Keith Murdoch refusa de se taire, et grâce à ses efforts un terme fut mis à la désastreuse campagne des Dardanelles. Près de un siècle plus tard, c’est avec le même courage que WikiLeaks diffuse des faits qui doivent être rendus publics. J’ai grandi dans une communauté rurale
du Queensland où les gens avaient coutume de dire sans détour ce qu’ils avaient sur le cœur. Ils se méfiaient d’un Etat interventionniste susceptible d’être corrompu si on le laissait à lui-même. Je ne l’ai jamais oublié. C’est en se fondant sur ces valeurs essentielles que WikiLeaks a été créé. Les sociétés démocratiques ont besoin de médias forts et WikiLeaks fait partie de ces médias. Ils contribuent à garantir l’honnêteté du pouvoir. WikiLeaks a dévoilé certaines vérités pénibles à propos des guerres en Irak et en Afghanistan, et publié des révélations sur la corruption des grandes entreprises. Si vous avez lu les carnets de guerre d’Afghanistan ou d’Irak, des dépêches d’ambassades américaines ou n’importe quel autre secret mis au jour par
WikiLeaks, réfléchissez sur l’importance pour tous les médias d’être en mesure de rapporter librement ces informations. WikiLeaks n’est pas le seul à publier les télégrammes diplomatiques américains. D’autres médias, notamment The Guardian au Royaume-Uni, The New York Times aux Etats-Unis, El País en Espagne et Der Spiegel en Allemagne ont publié les mêmes câbles édités. Le Premier ministre australien, Julia Gillard, et la secrétaire d’Etat Hillary Clinton n’ont pas émis la moindre critique à leur encontre. En effet, The Guardian, The New York Times et Der Spiegel sont de grands et vieux journaux, tandis que WikiLeaks est encore jeune et petit. Nous sommes des laissés-pour-compte. Le gouvernement Gillard essaie de tuer le messager, car il ne veut pas que la vérité
soit révélée, y compris l’information concernant ses propres manœuvres diplomatiques et politiques. Dans son jugement qui a fait jurisprudence dans l’affaire dite des “papiers du Pentagone” [en 1971, The New York Times a publié de larges extraits d’un rapport secret-défense sur l’implication politique et militaire des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam], la Cour suprême américaine avait déclaré : “Seule une presse complètement libre peut révéler efficacement les manipulations du gouvernement.” La tempête qui s’abat aujourd’hui sur WikiLeaks ne fait que renforcer cette nécessité de défendre le droit de tous les médias à révéler la vérité. Julian Assange, The Australian (extraits) Sydney
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En couverture WikiLeaks
Les hackers s’en vont en guerre Bien décidé à faire mordre la poussière aux ennemis de la liberté d’expression, le groupe Anonymous n’hésite pas à multiplier les attaques. Financial Times Londres
R
Progrès.
L a es
Dans son n° 1034, du 26 août 2010, Courrier international titrait “Cyberguerre. La menace qui vient du Net”, rappelant : “Jamais les sociétés modernes n’ont été aussi dépendantes des systèmes informatiques et d’Internet.” Un numéro à découvrir ou à relire au moment où l’affaire WikiLeaks transforme le cyberespace en terrain de guerre.
me concernant étaient rendues publiques, je considérerais que c’est ma faute.” “Internet est sacré. Il ne faut pas le foutre en l’air, mais le laisser en paix, insiste-t-il. Si [les autorités] veulent se débarrasser de WikiLeaks au grand jour, ils s’en prendront aussi à vous. Si vous nous rejoignez, vous aurez voix au chapitre. […] Personne ne pourra arrêter Anonymous sauf si l’on détruit Internet.” L’opération représailles a eu de multiples cibles. WikiLeaks n’a pas cautionné ces attaques. Pourtant, Anonymous a recueilli un soutien suffisant pour lancer une attaque simple mais efficace contre les sites de certaines des plus grandes sociétés du monde. Le groupe a invité des “hacktivistes” à télécharger un logiciel baptisé “Low orbit ion cannon” [canon à ions en orbite basse], qui leur permet de submerger de demandes les sites visés pour les paralyser. Anonymous assure que son objectif n’est pas de s’en prendre à des services publics, mais simplement à l’image publique des sociétés et des organisations mises en cause. Tim Bradshaw, Mary Watkins et Joseph Menn
Jester, le pirate qui n’aimait pas WikiLeaks Au lendemain de l’arrestation de Julian Assange, le 7 décembre, un hacker du nom de Jester a lancé une attaque contre le groupe de hackers Anonymous. Ce dernier avait notamment revendiqué la paralysie des systèmes informatiques de plusieurs sociétés comme MasterCard et Visa. De son côté, Jester s’est vanté de plusieurs attaques contre WikiLeaks. L’intéressé, qui se présente comme un hacker patriote et un ancien militaire, affirme que d’autres hackers partageant ses idées lui ont proposé leur aide. Compte tenu de l’habileté des hackers à brouiller les pistes, il est difficile de déterminer qui sont exactement les auteurs des cyberattaques. Mais, selon plusieurs spécialistes, celles-ci semblent être organisées par des groupes peu structurés n’ayant aucun lien avec des gouvernements. Jester, qui se présente comme un “hacktiviste au service du bien”, a utilisé Twitter pour mettre hors service le site WikiLeaks. Les experts de la sécurité informatique ont commencé à s’intéresser à lui cette année, lorsqu’il a lancé des attaques contre des sites islamistes. En janvier 2010, il a confié par courriel au spécialiste Richard Stiennon qu’il avait servi dans une “unité assez réputée” en Afghanistan. “C’est parce qu’il a été sous le feu de l’ennemi et a vu mourir des compatriotes qu’il a cette vision militariste du monde”, estime l’expert. Jester utilise une méthode jusqu’ici inconnue des experts du Net. Grâce à un logiciel baptisé XerXeS, qu’il a lui-même mis au point, il ordonne au site visé de lancer un flux continu de demandes d’informations, ce qui, en créant une surcharge, rend ce dernier indisponible. Bryan Bennett, Los Angeles Times (extraits) Etats-Unis
La Toile comme champ de bataille Attaques…
… et contre-attaques
18 novembre La Suède lance un mandat d’arrêt contre Julian Assange.
9 décembre Le site du gouvernement suédois (regeringen.se) est paralysé.
28 novembre Le hacker Jester attaque WikiLeaks avant la publication des câbles diplomatiques.
7 décembre Anonymous lance l’opération Avenge Assange (Vengeons Assange).
29 novembre Sarah Palin affirme qu’Assange a “du sang sur les mains”.
7 décembre Le site et le compte de Sarah Palin sont hackés.
1er décembre Joe Lieberman fait pression sur Amazon pour qu’il cesse d’héberger le site.
8 décembre Le site de Joe Lieberman est attaqué.
2 décembre Amazon décide de ne plus héberger le site sur son cloud EC2.
9 décembre Amazon est pris pour cible par les hackers d’Anonymous.
2 décembre EveryDNS n’assure plus la fourniture du domaine wikileaks.org.
7 décembre EveryDNS est victime d’une attaque.
4 décembre Le site de paiement en ligne PayPal suspend son compte.
5 décembre Le site PayPal est bloqué pendant huit heures.
7 décembre Visa et MasterCard suspendent les virements vers le site.
8 décembre Les sites de Visa et de MasterCard font l’objet de plusieurs attaques.
Courrier international
Dessin d’Oliver paru dans Der Standard, Vienne.
w r in ww ch te .c iv rn ou e at rr s io ie na r l.c om
arement les souscultures d’Internet font la une des journaux. Mais, quand les mystérieuses forces d’Anonymous ont entrepris d’attaquer les adversaires de WikiLeaks, leur succès a pris tout le monde par surprise, à commencer par certaines de leurs victimes, comme Visa, MasterCard et PayPal. Au cours de l’année écoulée, des experts militaires et sécuritaires ont lancé de nombreuses mises en garde contre la possibilité d’une cyberguerre. Mais peu d’entre eux s’attendaient à ce que les plus grandes attaques viennent d’un groupe épars d’anarchistes et d’idéalistes sans leader, affiliation et nationalité identifiables. Le groupe qui se fait appeler Anonymous est connu dans les milieux du Net depuis des années, en particulier pour des attaques apparemment aveugles contre l’industrie de la musique, le chanteur Gene Simmons, YouTube et les scientologues. Son mépris délibéré des règles grammaticales et son humour noir ont imprégné Internet bien au-delà du forum de discussion américain 4chan, où il a fait son apparition. Mais, avec son “opération représailles” (Operation Payback), le groupe a lancé sa plus grande croisade idéologique. “WikiLeaks est un fondement de la liberté d’expression et d’information”, estime un membre d’Anonymous. De l’extérieur, le mode opératoire du groupe peut paraître désinvolte et chaotique. Quand des questions comme le choix des prochaines cibles sont abordées dans les forums de discussion, tous les internautes connectés participent au vote. Il peut arriver que des administrateurs excluent des internautes de la discussion, mais en général c’est plutôt la pagaille. Ce qui, pour certains, apparaîtrait comme des querelles internes n’est, aux yeux des Anons, comme ils se surnomment, qu’une approche décentralisée qui leur permet de réagir rapidement. “Comme le groupe n’a pas de structure de commande, nous ne sommes pas à la merci d’une attaque contre notre état-major, rappelle un membre. Si quelqu’un essaie de prendre le dessus, tout le monde le remet à sa place. Si on se ralliait à un meneur et que celui-ci devienne la cible d’une attaque, tout le mouvement serait en danger.” Si le groupe est ouvert à tous ceux qui souscrivent à son engagement en faveur de la liberté d’expression, il est en revanche impitoyable avec ceux qui se font prendre, comme ce jeune Néerlandais de 16 ans arrêté le 8 décembre. “Ils connaissent les risques quand ils nous rejoignent”, poursuit le membre, en précisant que lui-même ne serait pas gêné si ses données bancaires apparaissaient sur WikiLeaks. “Si des informations
Réaction
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Ce que veut vraiment Julian Assange certains hommes politiques américains –, le mouvement risque de se rabattre sur des formes de résistance violentes. Et puisque la plupart de ses membres savent très bien se servir des technologies et que nos infrastructures publiques sont de plus en plus numériques, leurs actions pourraient avoir de graves conséquences sur la croissance de l’économie mondiale.
Pour Evgeny Morozov, observateur attentif d’Internet, le cas WikiLeaks pourrait permettre de relancer l’intérêt d’une partie de la population pour la politique. The Christian Science Monitor Boston La politique de transparence dont WikiLeaks se fait le champion devrait-elle avoir des limites ? Evgeny Morozov Plus j’en apprends sur la philosophie de Julian Assange, plus je suis convaincu qu’il ne cherche pas à éliminer tout semblant de secret ou à faire de la transparence la règle d’or des relations sociales. Bien qu’insolite, sa quête de “justice” est plutôt conventionnelle. D’après ce que je comprends de sa théorie – qui ne me semble pas particulièrement cohérente ni satisfaisante –, M. Assange estime qu’on peut rétablir la justice en limitant le pouvoir des Etats de poser en coulisse des gestes que les électeurs pourraient désapprouver. Rien dans cette théorie ne laisse néanmoins présager la “fin du secret”. Il ne faut pas non plus oublier que M. Assange s’est fait connaître dans les milieux informatiques en développant une application permettant à ses utilisateurs – notamment aux militants pour la défense des droits de l’homme dans les régimes autoritaires – de coder et de protéger des données pour les soustraire aux yeux des gouvernants. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il soit partisan d’une transparence absolue, mais il cherche plutôt à exercer un certain contrôle sur les gouvernements. A quel résultat peut-on s’attendre après le dernier épisode de WikiLeaks ? L’affaire ne risque-t-elle pas de créer des conflits non plus seulement entre les sociétés ouvertes et les sociétés closes, mais également entre les sociétés ouvertes qui ne divulguent pas tous leurs secrets et celles qui prônent la transparence absolue ? Doit-on s’attendre à ce que les sociétés closes s’ouvrent et que les sociétés ouvertes se ferment ? Il est intéressant de noter que, dans les dix jours qui ont suivi la divulgation des documents diplomatiques, plusieurs hommes politiques américains et européens ont tenté d’exercer des pressions sur les prestataires de services Internet qui comptaient WikiLeaks parmi leurs clients. Pour de nombreux hackers qui ont déjà tendance à se méfier des gouvernements, la situation est inquiétante. A mon avis, on peut s’attendre à ce que WikiLeaks et Julian Assange en particulier prennent la tête d’un nouveau mouvement politique, prônant la liberté absolue sur Internet, la transparence et l’assouplissement de la législation en matière de droits d’auteur. Le mouvement existe depuis quelque temps déjà, en particulier en Europe, où plusieurs cellules locales du Parti pirate ont eu l’occasion de prouver leur force et leur détermination. Ainsi, il est fort possible que la campagne menée contre WikiLeaks entraîne la radicalisation de ces individus et les incite à se
Julian Assange. Dessin de Garrincha paru dans Nuevo Herald, Miami.
joindre à la lutte en faveur de l’Internet libre tel qu’ils se l’imaginent. C’est là une bonne nouvelle, surtout si ces jeunes renoncent à la violence et décident de s’orienter plutôt vers la vie politique, créant ainsi une sorte d’équivalent numérique du mouvement vert européen. L’autre perspective est, hélas, beaucoup plus dangereuse. Si Assange est injustement traité par les autorités – ou même poursuivi pour terrorisme, comme l’ont suggéré
Quels liens peut-on établir entre la persécution dont est victime Assange de la part des Etats-Unis et le point de vue défendu il y a un an par Hillary Clinton selon lequel la liberté sur Internet fait partie de la “marque nationale” ? Il était tout simplement inconcevable qu’après seulement un an en poste, en janvier 2010, Hillary Clinton prononce un discours aussi pompeux et aussi enflammé en faveur de la liberté sur Internet. Je n’ai jamais cru que Mme Clinton ait véritablement réfléchi aux implications et aux idées qu’elle défendait implicitement dans son discours. Même avant l’épisode de WikiLeaks, les Américains semblaient plutôt réclamer un contrôle plus strict d’Internet afin de piéger les pirates informatiques, les cyberterroristes ou les cyberharceleurs. Dans un contexte de politique étrangère, toutefois, il est beaucoup plus à la mode de défendre la liberté sur Internet et de s’opposer au contrôle qu’exercent des pays comme la Chine et l’Iran dont les pratiques n’ont pas droit de cité aux Etats-Unis. Les Occidentaux ont en effet souvent tendance à idéaliser le rôle d’Internet et de ses usagers dans les régimes autoritaires. On les imagine naïvement ces derniers comme de nouveaux Andreï Sakharov, alors que la plupart d’entre eux sont des types ordinaires qui regardent des vidéos débiles sur YouTube. La saga WikiLeaks a ainsi permis de mettre en lumière des contradictions flagrantes. Si Assange était déjà entouré de techniciens très brillants avant de devenir célèbre, il compte désormais de nombreux admirateurs supplémentaires dans l’univers des technologies. Propos recueillis par Nathan Gardels
Mobilisation
Des soutiens à gauche comme à droite Plusieurs personnalités ont pris fait et cause pour le fondateur de WikiLeaks depuis son arrestation, le 7 décembre, à Londres. Julian Assange a notamment reçu le soutien du cinéaste britannique Ken Loach ou encore celui du journaliste et documentariste australien John Pilger, grand critique de la politique étrangère américaine. Mais dans ce chœur de soutien à Assange, une voix sort du lot, note The Christian Science Monitor, celle de l’animateur de télé américain ultraconservateur Glenn Beck. “L’animateur de la Fox est pourtant tout sauf un gauchiste, souligne
le quotidien en ligne de Boston, mais sa méfiance intrinsèque vis-àvis du gouvernement américain le rapproche du fondateur de WikiLeaks.” The Christian Science Monitor rapporte d’ailleurs que Glenn Beck a longuement pris la défense de Julian Assange dans son émission du 7 décembre. “Je ne soutiens pas ce type et je ne soutiens en aucun cas sa démarche”, a souligné l’animateur de la Fox en préambule, “mais il y a quelque chose qui me turlupine dans cette histoire. Assange ne cherche qu’à faire savoir le plus largement possible
que les gouvernements à travers le monde nous mentent. Notre propos est le même et nous sommes sans cesse attaqués pour cela. Je ne veux pas que ce type aille en prison ou soit réduit au silence pour quelque chose qu’il n’a pas fait.” Dans un final grandiloquent et représentatif de son style paranoïaque, Glenn Beck proclame que “le fondateur de WikiLeaks n’est pas l’homme de l’année ni même celui du siècle, mais peut-être bien l’homme du millénaire. Car il est peut-être celui qui nous aura précipités vers un profond bouleversement mondial.”
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 “Pauvre France ! A l’étranger, ton image se dégrade.” La politique du gouvernement à l’encontre des sans-papiers et des Roms n’a pas bonne presse hors de l’Hexagone. (CI n° 1037, du 16 septembre 2010)
France Société
Les nounous ne veulent plus s’en laisser conter Elles sont nombreuses, indispensables, et pourtant sans papiers. Gardes d’enfants ou dames de compagnie, elles ont décidé d’unir leurs forces pour obtenir leur régularisation. The New York Times New York
G
alina Dubenco a eu la peur de sa vie, il n’y a pas si longtemps, lorsqu’elle a voulu faire expédier une valise à des proches en Moldavie. Elle attendait de pouvoir mettre dans l’autocar le bagage rempli de vêtements et de cadeaux quand des policiers lui ont demandé ses papiers. C’est le moment que redoutent tous les immigrés clandestins de France. Mais Mme Dubenco a sorti sa carte maîtresse : une carte avec numéro d’immatriculation et photo d’identité, qui certifiait que sa demande de permis de travail était en cours d’examen [soit une autorisation provisoire de séjour permettant de travailler, ou APS-K, valable trois mois et renouvelable tant que la demande de régularisation n’a pas été traitée]. Surpris, les policiers sont repartis.
Du travail à foison Ce document [que les préfectures sont tenues de délivrer depuis juin 2010] représente une petite victoire pour les syndicats et les associations de défense des droits de l’homme, qui se battent pour la régularisation des sans-papiers occupant déjà un emploi. Leur campagne de mobilisation, qui relève du parcours du combattant, passe par une laborieuse étude au cas par cas. Elle a permis de régler avec succès plus de 2 000 dossiers, mais elle s’est ralentie jusqu’à s’interrompre pratiquement au cours des dernières semaines. Alors que la France tâtonne pour trouver une réponse à la question de l’intégration
Dessin d’Ernst Reyer paru dans Der Standard, Vienne. de ses immigrés, ces timides efforts prouvent une fois de plus que le pays ne peut pas se passer d’eux. Mme Dubenco, 32 ans, figure parmi les milliers d’étrangères, en situation régulière ou non, qui s’occupent en France d’enfants, de malades et de personnes âgées, sans parler des travaux domestiques qu’elles effectuent. Arrivée dans l’Hexagone il y a trois ans, la jeune femme a aujourd’hui cinq employeurs disséminés un peu partout en région parisienne, qui lui ont tous signé les documents attestant de leur volonté de continuer à faire appel à ses services. “Je n’ai jamais eu de problèmes pour trouver du travail”, confie pour sa part Fahra Itri, une Marocaine de 38 ans qui travaille depuis six ans en France. A l’instar de Mme Dubenco et d’autres femmes, Mme Itri a participé début septembre à une manifestation de sans-papiers devant le ministère de l’Immigration. “C’est ça qui est bizarre. Tout ce qui manque, c’est un bout de papier.” Il suffit de se promener dans n’importe quel quartier de Paris pour observer une tendance qui s’est déjà traduite dans les statistiques officielles. En effet, ce sont de plus en plus souvent des personnes d’origine étrangère qui poussent des poussettes d’enfants, s’occupent des personnes invalides, repassent les chemises. Avec une population vieillissante et l’un des taux de natalité les plus élevés de l’Union européenne, la France a besoin d’aides à domicile, surtout à l’heure actuelle, alors que les économies budgétaires rognent sur les services sociaux. De leur côté, en période de ralentissement économique, les immigrées sont plus nombreuses à vouloir travailler pour
compléter les revenus de leur famille. “Ce ne sont peut-être pas des emplois merveilleux, mais il y a une forte demande, et nous constatons qu’un nombre croissant de femmes sont disposées à les prendre”, rapporte JeanPierre Garson, chef de la Division des migrations internationales de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à Paris. Selon le dernier rapport de l’OCDE sur les migrations, le taux d’emploi des femmes d’origine étrangère en France a augmenté régulièrement depuis une décennie, passant de 44,2 % en 1995 à 52,3 % en 2008.
Des salariées vulnérables Mais il s’agit d’emplois précaires. Les femmes travaillent seules, dans l’isolement des domiciles privés, et leur statut illégal les rend vulnérables face à des employeurs aux exigences peu raisonnables. A la différence de leurs homologues masculins, qui pour la plupart travaillent dans des restaurants ou sur des chantiers de construction, elles ne peuvent pas se mettre en grève, parce que cela signifierait pour elles abandonner les personnes dont elles ont la charge. Soutenues par Femmes égalité, une combative organisation féministe qui défend depuis vingt-quatre ans les femmes en France et en Afrique, Mme Dubenco, Mme Itri et d’autres sont maintenant en mesure de faire une démonstration de force, de montrer qu’il faut désormais compter avec les gardes d’enfants. “C’est la première fois que les femmes unissent leurs forces pour réclamer leur régularisation en qualité de travailleuses et non en tant que femmes, mères ou sœurs”, se félicite
Françoise Nassoi, une responsable régionale de l’association. Car pour le reste, les troupes de choc du mouvement pour la régularisation des sans-papiers sont composées essentiellement d’hommes qui ont participé aux deux grandes grèves lancées depuis 2008 avec le soutien de la CGT et d’autres syndicats. La première vague, qui s’est prolongée jusqu’en 2009, a réuni 2 800 personnes et la deuxième, qui a démarré en octobre de la même année, environ 6 800 (2 200 rien qu’à Paris). Les grévistes ont cessé de laver la vaisselle, de creuser des tranchées pour les câbles et les tuyaux, de participer aux équipes de nuit chargées d’entretenir les quais du métro parisien. Les dernières mobilisations visent à faire pression sur les autorités pour qu’elles fassent respecter les critères nationaux en matière de régularisation, adoptés en juin dernier par le gouvernement en vue d’éviter toutes disparités entre les différentes professions et régions. Depuis lors, les services de l’immigration des préfectures de police traînent les pieds, en particulier à Paris. Face à ces atermoiements, les travailleurs étrangers en colère prennent confiance, si l’on en croit Francine Blanche, qui coordonne les efforts en faveur des sanspapiers à la CGT. “Ils sortent de l’ombre”, assure-t-elle. [Depuis le 7 octobre, ils occupent entre autres la Cité de l’histoire de l’immigration à Paris, un temps fermée au public.] Reste que les femmes s’en sortent toujours moins bien que les hommes. Les aides à domicile comme Mme Dubenco et Mme Itri ne possèdent aucune preuve attestant de leurs années de travail, ni bulletins de salaire, ni faux documents (comme ceux fréquemment distribués aux travailleurs clandestins dans la restauration ou le bâtiment). Contrairement aux grévistes hommes – qui sont originaires essentiellement d’Afrique de l’Ouest et d’Asie –, ces femmes viennent des quatre coins de la planète – Moldavie, Ukraine, Maghreb, Amérique latine et, de plus en plus souvent, Chine et Asie –, ce qui donne moins de cohésion à leur mouvement. Leur seule force est l’action collective. Celles qui ont essayé d’obtenir des papiers par leurs propres moyens n’ont essuyé que des refus et ont parfois reçu le redouté ordre d’expulsion. L’association Femmes égalité est parvenue à faire accepter environ 80 des 93 demandes déposées entre 2008 et début 2009. Depuis, plus d’une centaine d’autres dossiers ont été constitués et sont à présent examinés par l’administration française par groupe de trente environ. “Le plus important, c’est de faire comprendre à ces femmes qu’elles font partie d’un groupe, d’un collectif”, conclut Mme Nassoi. Celestine Bohlen
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010
Dossier Biélorussie
Selon un sondage indépendant, Alexandre Loukachenko (dessin ci-contre) pourrait avoir besoin d’un second tour pour s’imposer à la présidentielle du 19 décembre. Au premier tour, il obtiendrait 35 % des suffrages, Vladimir Nekliaev 18 %, Andreï Sannikov 10 %, Iaroslav
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Romantchouk 6 %, rapporte le site Belorousski Partizan. Mais selon les sondages officiels, le président sortant sera vainqueur dès le premier tour avec 73 % des voix. Dessin de Motchalov paru dans Novoié Vremia, Moscou.
Rêves de grand soir sur la place de la Gare Une militante de l’opposition témoigne de l’espoir qu’a suscité, à Minsk, une récente manifestation anti-Loukachenko. Pour elle, le temps du dictateur est compté. Belorousski Partizan Minsk
La situation change A un moment, des provocateurs ont garé leur camionnette et poussé leurs haut-parleurs à fond. Dans un même mouvement, la foule a repoussé le véhicule, quelqu’un s’est même ingénié à arracher les fils, faisant taire le tocsin. La camionnette a fait demi-tour. Puis un mouchard s’est glissé dans la foule, sans doute un type de BRSM [mouvement de jeunesse biélorusse, semblable à l’ancien Komsomol soviétique]. Il a tout de suite été repéré et éjecté de la manifestation. Au lieu d’une prime, le pauvre diable aura droit à un blâme, pour avoir failli à son importante mission. De l’autre côté de la place de la Gare, un piètre attroupement de supporters de Loukachenko comptait à peine vingt personnes. Il en aurait fallu plusieurs milliers pour espérer couvrir par des cris et des sifflements les voix d’Andreï Sannikov et de Vladimir Nekliaev [candidats de l’opposition].
VASILY FEDOSENKO/REUTERS
H
ier soir [le 6 décembre 2010], j’ai été comblée de bonheur. Je suis sûre que ce fut aussi le cas pour tous ceux qui sont venus manifester sur la place de la Gare, à Minsk. Car nous avions perdu l’habitude de voir autant de gens comme nous, parlant la même langue, partageant les mêmes idées, réunis dans un seul et même endroit. Nous étions près de 3 000. Et ce n’était qu’un avant-goût du rassemblement ultime. Une rencontre des candidats à la présidence avec leurs électeurs qui aurait pu n’être qu’un simple rendez-vous électoral. Ce fut en réalité un coup de tonnerre. Un pressentiment enivrant a fait bouillonner notre sang dans nos veines, celui de la grande manifestation sur la place d’Octobre. Et de la victoire. Hier, nous avons senti qu’elle était bien réelle, qu’elle n’était pas le fruit de nos douces rêveries matinales, ni de nos élucubrations venues du fin fond de la nuit. Nous foulions la rugosité glacée des pavés. Nous étions heureux, debout épaule contre épaule. Dans un espace réduit, l’impression d’unité est d’autant plus forte. Il n’y avait pas de place pour la solitude et la tristesse. Précautionneusement, comme on entre dans l’eau froide à petits pas, nous étions en train d’éprouver notre force et notre unité.
Le soir du 6 décembre, à Minsk, les supporters des candidats de l’opposition, Vladimir Nekliaev et Andreï Sannikov, demandent à Alexandre Loukachenko de partir. Mais la soumission de la jeunesse aux ordres de Loukachenko n’a pas suffi à rassembler les troupes en ce soir d’hiver. Ceux du petit groupe se serraient craintivement contre les mastards des forces de l’ordre, espérant que leurs visages virent au kaki afin de disparaître sur le fond des tenues de camouflage. Les miliciens, mal à l’aise, n’avaient pas l’air fiers d’assurer la sécurité de ces gens. Eux aussi commencent à comprendre que la situation est en train de changer. Et peut-être appellent-ils le changement de leurs vœux. Car ils aimeraient bien passer leurs soirées au chaud à la maison, au lieu de se coltiner ces manifestations. Nous n’avions aucune crainte à l’égard des porteurs d’uniformes. Nous sentions une force monter en nous comme des pas qui résonnent sur les pavés. Nous réalisions que jamais nous n’avions été aussi forts. Nous rêvions de pouvoir nous réunir librement dans une Biélorussie nouvelle. Le petit groupe qui se tenait de l’autre côté de la place devait sûrement le ressentir aussi. Les mêmes pensées devaient traverser leurs esprits, si invraisemblable que cela paraisse. Car dans la nouvelle Biélorussie, ils n’auront pas à
avoir peur. S’ils veulent se réunir pour chanter la gloire d’un régime politique révolu, aucun problème ! Personne ne les en empêchera.
“Saisissons notre chance” Au même moment, dans la salle de réception du palais de la République, les représentants du peuple venus de tout le pays faisaient bombance. Eux aussi étaient joyeux, mais pour des raisons différentes : la journée touchait à sa fin, les chefs étaient partis et ils pouvaient enfin boire un coup et tomber le masque, sur lequel se lisaient stupidité, ébahissement et torpeur, indispensables émotions dans ce genre de réunion. Ils serraient contre leur poitrine les fours à micro-ondes Gorizont qui leur avaient été offerts non pas dans un geste de générosité, mais parce que le pouvoir ne sait plus quoi faire de ces rebuts industriels. Si M. Loukachenko disposait de davantage de temps avant de quitter
“Nous rêvions de nous réunir librement dans une Biélorussie nouvelle”
ses fonctions, je lui conseillerais d’organiser ce genre de congrès toutes les semaines. Cela pourrait lui permettre de régler en l’espace de six mois le problème des stocks. Aujourd’hui, les micro-ondes Gorizont et les montres Loutch, la semaine prochaine, disons… un tracteur, sept jours plus tard, un camion MAZ. Un des plus gros problèmes de l’industrie biélorusse serait ainsi résolu. Mais M. Loukachenko ne dispose plus de six mois, il lui reste à peine deux semaines. Désolée pour mon conseil tardif, Alexandre Grigorievitch. Ce sera au nouveau pouvoir de nettoyer les écuries d’Augias. Il y arrivera bien. Du moment qu’Hugo Chávez n’est pas notre seul allié, tout paraît moins compliqué. Maintenant, le plus important est de descendre dans la rue le 19 décembre [pour contester les résultats d’un scrutin dénoncé à l’avance par l’opposition comme truqué]. Quand les gens qui partagent les mêmes idées seront réunis sur la place, la foule ne fera qu’un seul corps. Là-bas, les pavés gardent encore les traces de nos pas. Il ne faut pas qu’ils se recouvrent de poussière. Le temps presse. Cette fois-ci, ne laissons pas passer notre chance. Irina Khalip (charter97.org)
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Dossier Interview
Parcours
Louka Story
“On ne peut faire d’un dictateur un démocrate” Candidat à la présidentielle, Vladimir Nekliaev – poète et leader du mouvement civique “Dis la vérité” – est déterminé : c’est le moment ou jamais de renverser le régime.
de Moscou. Je ne reçois aucun fonds que l’on pourrait taxer de “politique”, “kremlinien” ou russe. De toute façon, la Russie ne va pas s’impliquer dans cette élection de manière décisive. Elle n’a pas besoin d’un Nekliaev dont on ignore de quel côté il se rangera une fois élu. Les Russes disposent d’autres moyens de pression, comme l’économie. Je sais juste une chose : si nous ne gagnons pas maintenant, nous serons écrasés.
Vous voulez parler de la situation intérieure en Biélorussie ? Pas seulement. Cette fois-ci, ce n’est pas uniquement l’Occident qui appuie les changements démocratiques en Biélorussie, c’est aussi la Russie. Nous en avons déjà tiré profit [les candidats indépendants ont pu s’exprimer pour la première fois à la télévision]. C’est la raison pour laquelle on m’a collé une étiquette de candidat prorusse, mais tant pis. Nous avons essayé, avec succès, d’occuper partiellement cette niche et de reprendre une partie de l’électorat de Loukachenko. Les pressions exercées par la Russie sur la Biélorussie [surtout au sujet du gaz ; voir la chrono] provoquent aujourd’hui dans la société un profond désespoir. Les gens ont compris que pour moderniser le pays, changer le système politique, obtenir des technologies modernes, et pas seulement des crédits nous permettant de manger, il nous faudrait faire un pas vers l’Occident. La Russie ne nous donnera pas tout cela. Il faut entamer une marche forcée vers l’Ouest. Je ne dis pas que l’adhésion à l’Union européenne soit un objectif immédiat – car je sais que ce sera long et que ça ne pourra pas se concrétiser pendant mon mandat présidentiel –, mais il faut lancer le mouvement. Bruxelles a promis d’aider Loukachenko si le scrutin est démocratique… Je ne dis pas que ce soit une mauvaise chose. Toutefois, je ne vois pas comment on peut transformer un dictateur en démocrate. Même Moscou a compris qu’avec cet homme c’était impossible. Avec n’importe qui, oui, mais pas avec lui.
Vladimir Nekliaev, candidat de l’opposition le mieux placé, en meeting à Minsk début décembre. Mais je comprends que les attentes de l’Europe soient grandes, que l’Occident ait besoin d’un changement en Biélorussie. Et qu’il faille renouveler les tentatives. L’Occident a soutenu Alexandre Milinkevitch, le candidat unique de l’opposition, lors de la présidentielle précédente, mais cela n’a rien donné. La situation était alors différente. L’image de Milinkevitch était celle d’un démocrate proeuropéen. Loukachenko avait besoin d’un tel adversaire. Car, à l’époque, la Russie était son amie et l’Occident son ennemi. Aujourd’hui, la situation s’est renversée, la Russie est son ennemie et l’Union européenne son amie. Le Kremlin vous soutient-il ? Je suis un candidat indépendant et je ne bénéficie d’aucun soutien réel de la part
Nous ? L’opposition démocratique biélorusse. S’agit-il d’une force réelle en Biélorussie ? Oui, pour la première fois, parce que le mouvement “Dis la vérité” s’est joint à elle. C’est un mouvement civique, nous sommes soutenus par les citoyens, mais nous avons aussi des appuis dans les structures du pouvoir [milice, armée]. A un mois du scrutin, j’étais déjà crédité de 16,8 % d’intentions de vote. Bien sûr, on pourrait espérer plus, mais c’est ce que Milinkevitch a à peu près obtenu en 2006. Le plus important est qu’on soit sorti du ghetto où l’opposition était enfermée. Qui sont vos électeurs ? Avant tout, la couche la plus dynamique de la société : des jeunes, des étudiants, des enseignants, des universitaires. Tous ceux qui veulent agir sans attendre d’être condamnés à une prise en charge par l’Etat. Un électorat urbain, alors ? Essentiellement. Loukachenko est surtout populaire dans les campagnes et les petites villes. Plus la ville est grande, moins on le soutient. A Minsk, il fait à peine 21 % des voix. Pensez-vous qu’un candidat soit capable de le battre ? Oui : moi ! Propos recueillis par Jagienka Wilczak
Entre deux sphères d’influence FINLANDE
BIÉLORUSSIE
Helsinki St-Pétersbourg Stockholm
ESTONIE FÉDÉRATION DE RUSSIE
SUÈDE
Enclave de Kaliningrad (Russie)
LETTONIE
Moscou
LITUANIE
Minsk ALLEM.
Berlin
POLOGNE
Varsovie UKRAINE
RÉP. TCH.
Superficie : 207 600 km2 (0,38 fois la France) Population : 9,5 millions. 81,2 % de Biélorusses, 11,4 % de Russes, 3,9 % de Polonais, 2,4 % d’Ukrainiens PIB-PPA/hab. : 13 135 dollars (France : 34 250) Indice de développement humain : 61e sur 169 Etats (France : 14e)
400 km
Tchernobyl Kiev
Principales communautés polonaises en Biélorussie 70 000 45 000 25 000
EN BLEU :
Etat membre de l’UE
Sources : PNUD, FMI, Recensement 2009
Pourquoi un homme issu du milieu de la création, un poète comme vous, a-t-il décidé d’entrer en politique et de se porter candidat à la présidence biélorusse ? VLADIMIR NEKLIAEV Lors de la présidentielle de 2006, j’ai travaillé dans l’équipe du candidat indépendant Alexandre Kazouline [emprisonné pour “hooliganisme” et libéré en 2008]. Puis la répression s’est aggravée et j’en suis arrivé à la conclusion que c’était une question de survie. J’ai compris qu’il fallait régler le problème de la présidence d’Alexandre Loukachenko cette année, car nous bénéficions de conditions exceptionnelles. Une occasion aussi favorable ne se représentera peut-être jamais.
VADIM RYMAKOV/ITAR-TASS
Polityka Varsovie
10 juillet 1994 Alexandre Loukachenko, ancien dirigeant de kolkhoze succède au président Stanislav Chouchkevitch. Trois ans après l’effondrement de l’URSS, il s’attelle à la réanimation de l’économie étatique du pays, qui est totalement dépendante des livraisons de gaz et de pétrole russe payés à prix préférentiels. Novembre 1996 Référendum constitutionnel qui étend les pouvoirs présidentiels ; dissolution du Parlement par la force ; interdiction des journaux et des partis d’opposition. Début de la dictature. Septembre 2001 Loukachenko est réélu à la présidence au premier tour. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ne valide pas le scrutin. Mars 2006 A nouveau réélu au premier tour. Election non validée par l’OSCE. 2010 1er janvier Entrée en vigueur de l’Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan. Janvier Divergences russo-biélorusses sur les tarifs de livraison et de transit du pétrole russe. 16 mars Le président vénézuélien promet à Loukachenko la livraison de 80 000 barils de pétrole par jour. 15 au 23 juin Conflit gazier russobiélorusse. Devant les menaces de réduction des livraisons de gaz russe, Minsk règle ses dettes. Eté 2010 Diffusion de la série documentaire Le Parrain par la chaîne russe NTV, qui fait porter à Loukachenko la responsabilité des disparitions d’opposants biélorusses. Nuit du 30 au 31 août Attentat contre l’ambassade de Russie à Minsk, revendiqué par un groupe d’anarchistes biélorusses. 3 octobre Dans son vidéoblog, le président russe Dmitri Medvedev tance vertement le président biélorusse à propos de sa campagne “antirusse” et le traite de “partenaire” indigne. 24 novembre A Minsk, l’opposition biélorusse organise la plus importante manifestation depuis 1999. Cinq mille personnes se préparent au grand rassemblement prévu le 19 décembre pour contester les résultats. 9 décembre La signature, à Moscou, d’accords tripartites biélo-russokazakhs dans le cadre du projet d’intégration au sein d’un espace économique commun, semble consacrer la réconciliation entre les présidents biélorusse et russe et est interprétée comme la caution ultime de Moscou finalement accordée à Loukachenko à la veille du scrutin présidentiel. 19 décembre Présidentielle : Loukachenko est donné gagnant pour un quatrième mandat.
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 Pavel Cheremet, 40 ans, est un journaliste biélorusse qui a fui la répression du régime Loukachenko. Rédacteur en chef du quotidien de Minsk Belorousskaïa Delovaïa Gazeta (“La Gazeta des affaires
Dossier Economie
Réconciliation in extremis Naviny.by (extraits) Minsk
D
ès le 1er janvier, la Biélorussie sera à nouveau livrée en pétrole et produits pétroliers russes détaxés. Il suffira pour cela que les deux pays ratifient au plus vite les accords portant sur l’Espace économique unifié qui ont été signés le 9 décembre à Moscou. Pourtant, ces cinq derniers mois, les experts, des deux côtés de la frontière, étaient pessimistes quant à l’issue de la crise entre les deux pays. On imaginait même que le Kremlin pourrait refuser de reconnaître la prochaine victoire de Loukachenko à la présidentielle et se mette ensuite à étouffer méthodiquement son régime sous des pressions économiques. Il faut convenir qu’il existait de très nombreuses raisons de croire à ce scénario. Pourquoi, sinon, les médias russes se seraient-ils autant appliqués à dresser le portrait de Loukachenko en dictateur sanguinaire et pas toujours sain d’esprit ? Et quelle absurde lubie aurait donc poussé la Russie à construire de coûteux oléoducs et gazoducs contournant notre pays afin de pouvoir fournir ses hydrocarbures à l’Europe occidentale ? Le Kremlin avait fait comprendre sans ambigüité qu’il ne considérait plus le dirigeant biélorusse comme un partenaire avec lequel on peut bâtir de grands projets à long terme. A Minsk, l’ensemble de l’équipe économique du gouvernement avait été mobilisée afin de trouver d’autres solutions pour s’approvisionner en hydrocarbures. L’ami Chávez avait donné un petit coup de main, et on espérait pouvoir acheter du pétrole d’Azerbaïdjan via l’oléoduc Odessa-Brody. Mais, pour l’économie biélorusse, la Russie, c’est aussi un gigantesque marché d’exportation, impossible à remplacer. L’Europe ne risque pas d’acheter nos produits. Mais Minsk avait trouvé autre chose à négocier avec elle. Puisque la Russie n’avait pas besoin de Loukachenko, ce serait l’Occident qui le consolerait. Et qui l’aiderait matériellement [début novembre, l’UE a promis 3 milliards d’euros si les élections se déroulaient démocratiquement]. “Ces derniers temps, Loukachenko a reçu des signaux très forts de la part de l’UE et des Etats-Unis”, note le politologue biélorusse Valeri Karbalevitch. “La Russie a eu peur que le pays bascule dans le camp de l’Occident.” Cela aurait mis en péril le projet de Moscou de rassembler sous son aile les débris de l’empire soviétique (sous la forme de la fameuse Union eurasiatique). La Russie reconnaît que, d’un point de vue purement économique, les livraisons de pétrole à la Biélorussie telles qu’elles sont définies dans les derniers accords ne sont pas du tout rentables à court terme. Mais son calcul porte sur l’avenir. Alexandre Zaïtsev
biélorusse”), il a été arrêté en 1997 pour “activités journalistiques illégales” et condamné. Il a effectué trois mois de prison avant de s’exiler en Russie, où il exerce sa profession depuis 1998.
Dictature
Loukachenko, le parrain de Minsk L’été dernier, alors que la tension entre Moscou et Minsk était à son comble, la chaîne de télévision russe NTV battait des records d’audience avec une série documentaire à charge contre Alexandre Loukachenko. Ogoniok (extraits) Moscou
L
orsque les amoureux se querellent, leur entourage se régale. Ces derniers mois, Biélorusses et Russes ont ainsi appris beaucoup de choses sur le chef de l’Etat coalisé [la Biélorussie est très étroitement associée à la Russie dans le cadre d’une Union à caractère fédéral, dont la construction est en cours depuis 1997]. La série documentaire de la chaîne russe NTV intitulée “Le parrain” est sans doute la production sur Loukachenko qui a fait le plus de bruit ces dernières années. Les deux premiers volets ont culminé en tête des audiences lors de leur diffusion en Russie, au mois de juillet. En Biélorussie, ils ont provoqué un regain d’intérêt pour la question des enlèvements d’opposants, qui était leur thème central.
Des “escadrons de la mort” Les auteurs du documentaire évoquaient une possible implication du président biélorusse dans l’enlèvement et l’assassinat du vice-président du Soviet suprême Viktor Gontchar, de l’ancien ministre de l’Intérieur Iouri Zakharenko, du caméraman de la chaîne ORT Dmitri Zavadski et de l’homme d’affaires Anatoli Krasovski. Même si elle ne présentait aucun fait nouveau sur ces affaires retentissantes, la série a été l’occasion pour certains hommes politiques et proches des disparus de réitérer leur plainte auprès du parquet et même devant l’ONU. Les leaders de l’opposition biélorusse, les défenseurs des droits de l’homme et diverses personnalités du pays ont ainsi demandé au Conseil de sécurité de l’ONU de lancer une enquête internationale sur ces enlèvements. Découvrir de nouveaux indices et de nouvelles preuves de l’existence d’“escadrons de la mort” en Biélorussie sera extrêmement difficile. Les recherches vont se heurter à un mur en béton armé érigé par les services secrets biélorusses et l’entourage du président. Mais ce système n’est pas sans failles, comme on le découvre dans le troisième volet du documentaire, consacré à la corruption au sein du premier cercle des proches de Loukachenko. En Russie, la plupart des gens croient encore au mythe d’un Alexandre Loukachenko indifférent aux richesses matérielles et avant tout soucieux du bonheur de son peuple, malgré quelques errements. Le documentaire de NTV s’attache à démonter cette légende. Les journalistes ont retrouvé, en France, le
MAXIM GUCHEK/POOL-AFP
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Le 6 décembre à Minsk, le président biélorusse a réuni le IVe Congrès national panbiélorusse. capitaine Viatcheslav Doudkine, un ancien du ministère des Affaires étrangères biélorusse qui a fui son pays. Autrefois bras droit du ministre, il était chargé des plus grosses affaires de corruption au sommet du pouvoir. La guerre entre l’Intérieur et le KGB a clos ces dossiers, et les agents chargés des enquêtes ont été arrêtés ou se sont réfugiés à l’étranger. Devant la caméra, Viatcheslav Doudkine évoque les affaires qui auraient dû aboutir à l’arrestation de Victor Sheiman, l’ancien chef du Conseil de sécurité biélorusse, et de Zenon Lomat, actuel président du Comité de contrôle de l’Etat, mais aussi de généraux du KGB et de gardes-frontières. Ce ne sont pas de simples conjectures ou soupçons d’opposants, c’est le témoignage d’un homme bien informé s’il en est. Son discours, dénué d’émotion, est truffé de faits précis, impitoyable envers un pouvoir démagogique. C’était aussi la première fois que la télévision russe abordait de front la santé mentale du président biélorusse. Les auteurs du documentaire ont réussi à mettre la main sur la vidéo de M. Chtchiguelski, psychiatre à Moguilev, qui avait réalisé il y a dix ans une analyse détaillée du comportement d’Alexandre Loukachenko et enregistré un message à l’attention des Biélorusses. Il livre, trente minutes durant, un diagnostic sur la santé du président et prévient du danger que présentent ses troubles, en cours d’aggravation. Le texte était connu, il circule sur Internet, mais c’était la première fois que la vidéo originale était montrée. Elle était considérée comme perdue depuis dix ans, depuis une série de perquisitions dans l’appartement du psychiatre et chez ses amis. Personne n’a jamais revu ce médecin. Il se cacherait quelque part aux Etats-Unis. Il n’est pas impossible qu’un de ces jours la télévision biélorusse diffuse une
riposte au “Parrain”. En tout cas, Iouri Azarenok, le cinéaste qui a réalisé des chefsd’œuvre de la propagande officielle, saurait comment s’y prendre : “Vous savez bien ce qui se passe en Russie… Cela dure depuis les privatisations, lorsque le peuple a été spolié de ses biens. C’est un pays où se côtoient deux univers, celui des Russes qui vivent dans la misère et celui des gens qui se sont emparés de la propriété constituée par le labeur de tous et qui s’achètent des yachts. Les voilà, les vrais parrains ! Venir chercher des parrains en Biélorussie, c’est ridicule ! L’ampleur de la corruption n’a rien à voir chez nous et en Russie, où les gens ont peur de sortir le soir. Le banditisme y est florissant. Ici, on peut flâner de nuit dans les parcs si ça nous chante.”
L’art de la démagogie politique Cette guerre obéit à de curieuses lois. Les révélations de NTV sur l’élite biélorusse n’ont pratiquement pas été vues en Biélorussie. Le film serait-il donc destiné aux téléspectateurs russes ? Longtemps conditionnés pour juger vitale l’amitié avec le président Loukachenko, ils seraient ainsi préparés à des changements imminents dans cette relation ou à un remaniement au sommet de l’Etat biélorusse. Les contreattaques de la machine de propagande biélorusse ne sont pas accessibles aux téléspectateurs russes. Toutefois, en province, la chaîne d’Etat Belarus TV, qui vante à longueur de temps le miracle biélorusse, est largement captée. Une fois par trimestre, le président invite chez lui de nombreux journalistes russes de province, 50 à 100 chaque fois, et leur parle de son amour pour la Russie et des ennemis qui l’empêchent de bâtir un véritable Etat unifié. Il faut bien reconnaître que le batka [le “petit père”, surnom d’Alexandre Loukachenko] n’a pas son pareil pour maîtriser l’art de l’hypocrisie politique et de la démagogie. Pavel Cheremet
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 1497 Conquête espagnole de Melilla. 1893 Première guerre du Rif, opposant les Rifains à la domination espagnole. 1921-1926 Deuxième guerre du Rif, opposant les Rifains aux Espagnols et aux Français.
Europe
1960 Le Maroc revendique pour la première fois à l’ONU sa souveraineté sur Ceuta et sur Melilla. 1986 Après les manifestations des musulmans de Melilla dénonçant la loi sur l’immigration et revendiquant leur caractère “mélillien”, la
Espagne
Melilla, où chrétiens et musulmans vivent – plus ou moins bien – ensemble Vers Malaga
ESPAGNE
Mer Méditerranée
M
elilla a 513 ans, mais elle est née il y a un quart de siècle, le 23 novembre 1985, quand des milliers de musulmans sont descendus dans la rue pour réclamer leurs droits de citoyens. Une première historique. Ils voulaient être espagnols. Melilla cessa ce jour-là d’être une caserne dotée de rues et l’on commença à y construire un vivreensemble. Un lieu où, en théorie, il n’y aurait plus jamais de citoyens de seconde zone. Où musulmans et chrétiens seraient égaux devant la loi et obligés de coexister en paix. Où ils devraient créer ensemble une société multiculturelle. La seule autre issue était le chaos. Aujourd’hui, tout cela va de soi. Mais, en novembre 1985, cette ville espagnole enclavée en Afrique s’est retrouvée au bord de l’explosion. Avec un gouvernement débordé. La police héritière du franquisme sur les dents. Les unités de l’armée prêtes à intervenir. Dans les quartiers musulmans, dans la Cañada de la Muerte [Chemin de la mort, “zone conflictuelle”], les jeunes exigeaient de passer à l’action. Dans les cafés de la vieille Avenida del Generalísimo [en hommage à Franco ; l’avenue porte aujourd’hui le nom Juan Carlos I Rey], des chrétiens préparaient leur propre nettoyage ethnique en brandissant le drapeau espagnol. Les pessimistes prédisaient un
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MAROC 2 km
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ENCLAVE DE Malaga GIBRALTAR (R-U) Détroit de Gibraltar Tanger ENCLAVE DE CEUTA (Espagne) R IF Rabat
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Beni Ensar
bain de sang. La répartition inégale des rôles entre Maures [musulmans] et chrétiens, héritée du colonialisme, ne fonctionnait plus. Il fallait la remettre en cause. Donner la nationalité espagnole aux musulmans. Et recommencer à zéro. C’est ce qui a été fait. Sans morts. Aujourd’hui, Melilla est une autre ville. Un embryon de vie en commun entre deux communautés très différentes. Et sans retour possible.
Rifains et Espagnols Respecter et accepter l’autre est la condition indispensable à la survie de cette ville, dont la moitié des 75 000 habitants est d’origine espagnole et l’autre marocaine, et qui compte également une petite communauté juive. Un simple calcul démographique (les musulmanes ont en moyenne un enfant de plus que les chrétiennes) permet de déduire que les anciens “serfs” seront bientôt majoritaires. Et ils gouverneront soit avec le parti musulman [Coalition pour Melilla, second parti d’opposition allié à la Gauche unie
100 km
ENCLAVE DE MELILLA (Espagne)
MAROC
ALGÉRIE
ENCLAVE DE MELILLA (Espagne)
Autres possessions espagnoles (îlots)
Courrier international
El País Madrid
Une ville espagnole en Afrique
Clô ture
Dans l’enclave espagnole, tapas et couscous voisinent dans une relative harmonie. Mais l’avenir de cette terre, revendiquée par le Maroc comme sa jumelle Ceuta, reste à écrire.
espagnole], soit avec le Parti populaire (droite), dont le chef de file, Juan José Imbroda, président (depuis 2000) de la ville autonome, affirme qu’un tiers de ses électeurs vient du côté musulman. Environ 60 % des Mélilliens d’âge scolaire, un tiers des soldats de la garnison et 10 % des membres des forces de l’ordre sont musulmans. La ville a devant elle un horizon social inédit. Un horizon que certains (les chrétiens) redoutent et que d’autres (les musulmans) ne semblent pas prêts à gérer. Que tout le monde prévoit, mais que personne ne semble capable d’assumer. Melilla est la patrie de l’euphémisme. On n’y parle pas de
“La fête du mouton, l’Aïd El-Kebir, a fini par être déclarée fête locale” contrebande, mais de “commerce atypique”, et le Maroc reste le “pays voisin”. Melilla doit apprendre à appeler les choses par leur nom. Les Mélilliens ont un avantage pour affronter le futur : ils sont déjà tous espagnols. Egaux devant la loi. Ils portent la cravate, la minijupe, le voile et le fez (le chapeau marocain traditionnel). Ils ont fêté ensemble le triomphe de l’Espagne à la Coupe du monde de football en juillet dernier. Ils ont acclamé, lors de leur première visite, en novembre 2007, Juan Carlos et la reine Sofia. Et ils se réunissent tous les 6 janvier pour le défilé des Rois mages [en Espagne, ce sont eux qui distribuent les cadeaux aux enfants]. Ils ont tous des droits constitutionnels, chose qui était inimaginable il y a vingt-cinq ans. Certains récalcitrants continuent à voir le Maure de Melilla comme un partisan “infiltré” prêt à ouvrir les portes de la forteresse au voisin malhonnête, le Maroc. Ils se trompent. Il est rifain [originaire de la région voisine, le Rif, autrement dit berbère] et espagnol.
Même s’il prie face à La Mecque et parle tamazight [la langue berbère] chez lui. Melilla est une ville silencieuse. Parfois inerte. Il s’y passe rarement quelque chose. “L’autre jour, des braqueurs ont attaqué une banque”, raconte le commandant de la Guardia civil [équivalent de la gendarmerie]. “On les a arrêtés quinze minutes plus tard.” Ce matin, la plage est déserte et le port montre son apathie habituelle. Il y a des années que les pêcheurs ont disparu du quai. A l’extérieur de la ville, le regard rencontre des soldats en manœuvre. Au poste-frontière du Quartier chinois, des milliers de Marocains attendent sur une esplanade sale comme un dépotoir que les douaniers ouvrent les barrières pour faire passer leurs pauvres paquets de contrebande achetée à Melilla. La majorité sont des femmes entre deux âges. Si la journée est bonne, elles gagneront 10 euros. L’une d’elles s’écroule sur le terre-plein, vaincue par un ballot énorme. Personne ne fait un geste pour l’aider. La bousculade menace. Une douzaine de douaniers tentent de mettre de l’ordre. En vain. La tension est à son comble. Ils sortent leur matraque. “Ils ne comprennent que le bâton.” Melilla est la ville espagnole la plus densément peuplée : 6 000 habitants au kilomètre carré. On vit au coude-à-coude avec le voisin. Qui, bien souvent, n’a pas la même religion. Il en a toujours été ainsi. Dans les quartiers les plus modestes, les enfants chrétiens et les enfants musulmans ont toujours joué ensemble au ballon. Mais une frontière invisible les séparait : chez les plus pauvres aussi, il y avait des classes. “Les pauvres chrétiens étaient nos pauvres, mais les musulmans étaient plus pauvres que nos pauvres, et ils passaient en dernier, raconte le commissaire Céspedes. Même la charité n’allait pas jusqu’à eux.” Ensemble, mais pas mélangés. C’est la métaphore de cette ville. Une ville où les mariages mixtes se font au compte-gouttes. Melilla est un village. Tout le monde se connaît. Tout se sait. L’étranger est tout de suite repéré. Et tout le monde sait avec qui il a parlé. Ici, il y a toujours quelqu’un qui vous colle aux basques. Si vous vous arrêtez devant la clôture qui sépare Melilla du Maroc, vous risquez de voir deux malabars de la police déguisés en loubards vous demander vos papiers, vous passer un savon et vous ordonner de circuler. “Ne restez pas là !” Si vous regardez un peu trop longtemps les porteuses marocaines s’éreinter à tirer leurs ballots, deux policiers marocains en civil viendront vous demander de décliner votre identité : “Ils donnent une mauvaise image de notre pays.” La rue est berbère. Toute de foulards et de djellabas. Selon les estimations, une
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citoyenneté espagnole leur est accordée. 1991 Traité d’amitié entre le Maroc et l’Espagne. 1997 Célébration des 500 ans de la présence espagnole à Melilla ; ni le roi ni le chef du gouvernement, José María Aznar, ne se déplacent.
population flottante de 30 000 Marocains vient chaque jour y gagner son pain, dans la domesticité ou le commerce, le bâtiment ou la magouille. On se croirait à certains moments en Andalousie. A d’autres, on est complètement plongé dans les rues du Maghreb. Le couscous et le thé à la menthe succèdent aux demis pression et aux fritures de poisson, le ramadan à la semaine sainte, les arènes aux dix-sept mosquées. La fête du mouton, l’Aïd El-Kebir, la plus importante du calendrier musulman, a fini par être déclarée fête locale. Et, en même temps, on peut assister à des scènes à la saveur coloniale, comme le commandant général de la place promenant son chien dans le parc Hernández, vêtu d’une élégante veste bleu marine et accompagné d’un aide en uniforme, avec moustache telle qu’on la portait au XIXe siècle. Beaucoup disent que cette ville est une poudrière. Mais on ne peut lui enlever le mérite d’être un laboratoire du vivreensemble. Un point de rencontre entre deux communautés différentes irréconciliables dans de nombreux endroits sur la planète. Le succès de l’intégration à Melilla pourrait montrer le chemin à une Europe confrontée au défi du multiculturalisme. Et à un président américain, Barack Obama, qui fait des clins d’œil à l’islam à Ankara, en Indonésie et au Caire. A Melilla, on coexiste plus qu’on ne vit ensemble. Mais en paix. Melilla n’est pas Beyrouth. Ni la banlieue de Paris. Elle n’a pas non plus l’extrême droite des Pays-Bas. Et, vu ce qui se passe dans le monde, ce n’est déjà pas mal.
Une ville-frontière Ce paysage humain complexe est enfermé dans un territoire qui craque aux entournures, sans industrie, ni tourisme, ni pêche, ni agriculture. Sans eau ni matières premières. Jusqu’en 1995, Melilla faisait partie de la province andalouse de Málaga et a vécu avec les subventions. Un habitant sur sept y est fonctionnaire, le taux le plus élevé d’Espagne. Le secteur public fournit la moitié des emplois. Les musulmans y accèdent rarement. C’est la première discrimination dont ils se plaignent. Quatrevingts pour cent des jeunes chômeurs sont musulmans. Quatre-vingts pour cent, c’est également le taux d’échec scolaire dans cette communauté. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que ces jeunes soient attirés par le trafic de drogue et l’extrémisme islamique. Leur seule issue, c’est l’armée. Mille trois cents euros par mois et des congés payés. Et ensuite la police ou la Guardia civil. Comme si cela ne suffisait pas, les habitants de Melilla vivent suspendus aux revendications du Maroc à propos de leur territoire. La moindre rumeur, la moindre crise au gouvernement de Madrid, le moindre changement dans la politique du Maroc leur fait dresser les cheveux sur la tête. Tout les affecte : le conflit du Sahara-Occidental, l’immigration clandestine, le trafic de drogue, les arrangements douaniers du Maroc avec l’Union européenne, la situation en Algérie 30
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1 Sur l’avenue Juan Carlos, artère commerçante de Melilla. 2 Jeunes pratiquant la break dance dans une ville “avare de mouvement”. 3 A proximité de la frontière. 4 Passage frontalier dans le Quartier chinois, où 30 000 Marocains entrent quotidiennement.
PHOTOS ALFREDO CALIZ
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Europe 29 et les disputes concernant Gibraltar. D’où leur victimisme indécrottable. Et ce sentiment n’est pas facile à effacer. Melilla est une ville-frontière qui sépare deux mondes. L’Espagne du Maroc. Le 12e pays le plus riche de la planète du 117e. Mais aussi l’Europe de l’Afrique. La misère du “paradis”. Les espérances de milliers de Subsahariens viennent se briser contre la clôture de 12 kilomètres qui entoure la ville : un chef-d’œuvre d’ingénierie répressive qui fait paraître le mur de Berlin ridicule. La clôture de Melilla est une balafre, une cicatrice métallique qui transforme l’endroit en cage. On la trouve sans la chercher. L’officier de la Guardia Civil chargé de sa surveillance nous la montre : “Il y a trois clôtures. Celle qui se trouve du côté marocain mesure 6 mètres de haut. La partie supérieure est rabattable et tombe quand on s’y accroche. Si on réussit à la traverser, on se heurte à un cordage tridimensionnel, à un labyrinthe de câbles qui se soulèvent et descendent avec le poids des gens jusqu’à les emprisonner comme dans une toile d’araignée. Il y a ensuite une clôture intermédiaire de 3 mètres de haut, également rabattable. Puis une autre de 4,5 m. Elle est équipée de capteurs et, quand quelqu’un la touche, les alarmes et les systèmes de sécurité se déclenchent.” Melilla n’a jamais été une ville. Du moins, pas une ville classique. Pendant quatre siècles, elle a été un bagne. Un bout d’Espagne stratégiquement situé en Afrique. Ceint de fossés et de murailles crénelées. Assiégé par les pirates. Et se méfiant de ces voisins “maures” qui vivaient à l’extérieur Les “Maures” ont été interdits d’entrée à Melilla pendant plusieurs siècles. Le premier habitant marocain a été inscrit en 1887. Personne ne se souvient de son nom.
Melilla est née militaire Melilla a vécu sa belle époque*, son passage du statut de forteresse à celui de bourg, au début du XXe siècle, avec de beaux bâtiments modernistes dessinés par des disciples de Gaudí. Par décret, le colonialisme a transformé Melilla en capitale minière. La fièvre de l’or a pris ici la forme d’une “chimère du fer”, puis elle est retombée. Les Juifs ont créé un commerce florissant. Des travaux publics ont été lancés. La ville a attiré manœuvres, fonctionnaires et aventuriers, et beaucoup d’Andalous, qui ont donné à Melilla son accent et son goût pour les tapas. Un grand nombre sont restés, et sont devenus la souche dont sont issus les Mélilliens chrétiens d’aujourd’hui. On y recensait exactement 16 751 habitants en 1908. Plus de 9 000 d’entre eux (auxquels s’ajoutaient quelque 5 000 soldats) étaient d’origine espagnole, 2 000 étaient juifs et seulement 238 marocains. Eux, c’étaient les oubliés. Personne ne leur prêtait attention. Ils fournissaient pourtant une main-d’œuvre docile et bon marché, allant des servantes aux jardiniers et aux cireurs de chaussures. Melilla est née militaire. Son industrie, c’étaient les casernes. Les civils n’y ont jamais eu leur place. C’était un endroit stratégique. Une question d’Etat. Elle a conti-
Melilla est la dernière ville espagnole à posséder une statue publique représentant Franco (1892-1975). Le gouvernement local, aux mains du Parti populaire, maintient que cette statue n’est pas en infraction avec la loi sur la mémoire historique
[adoptée en 2007] dans la mesure où elle n’est pas consacrée au Franco dictateur, mais “au commandant de la légion” qui a sauvé la ville du siège en 1921, lors de la [deuxième] guerre du Rif (1921-1926).
nué à être militaire pendant les premières années de la démocratie. Après l’adoption de la Constitution [1978], Melilla a gardé ses baraquements. Les militaires contrôlaient la moitié de son territoire. Si on voulait acheter un appartement, il fallait faire valider son dossier à Madrid par le Conseil des ministres. Un musulman n’obtenait jamais le feu vert. Jusqu’en 1983, le commandant général de Melilla a exercé un pouvoir absolu sur la place. C’était un général de division en charge de la santé, de l’édu-
n’était pas contestée, tout le monde jouait son rôle sans rechigner. Celui des Maures était d’être humbles, et celui des chrétiens de commander. Il n’y avait pas d’apartheid formel, mais la moitié de la population était écartée de la vie sociale, économique et politique. Le Maure était un ‘bon sauvage’. Un mal nécessaire. On ne pouvait pas faire autrement que de l’avoir dans la ville. Mais on ne lui donnait pas de droits. Si le sang n’a pas coulé, c’est grâce à son naturel pacifique.” Ce n’était pas un apartheid réglementé comme en Afrique du Sud. Chacun savait quelle était sa place. Et personne ne franchissait la ligne rouge.
Etrangers sur leur terre PHOTO ALFREDO CALIZ
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Melilla n’a jamais été une ville. Pendant quatre siècles, elle a été un bagne. cation, des travaux publics, de la politique d’immigration et de l’ordre public. En 1985, dix ans après la mort de Franco, les musulmans nés à Melilla (un tiers de la population) ne bénéficiaient d’aucun droit civique. Soit environ 20 000 personnes originaires du Rif, portant un nom marocain et de confession musulmane, qui habitaient la ville depuis plusieurs générations et n’avaient pas de papiers. Ils étaient les plus pauvres, analphabètes et absents des postes décisionnaires. Ils pratiquaient un islam rural, traditionnel et accepté par le pouvoir. Seuls quelques-uns, environ un millier, des commerçants, avaient obtenu la nationalité espagnole. “Tout le monde acceptait cette situation”, explique Mohamed Busian, un avocat de 42 ans qui a été très actif dans le mouvement pour les droits civiques né à Melilla en 1985, “elle n’étonnait personne,
En 1956, avec l’indépendance du Maroc, la fin du protectorat français et la création d’une vraie frontière, un nouveau contingent de musulmans est venu s’installer dans la ville. D’autres quartiers de maisons couleur sable sont sortis du sol. Sept mille de ces nouveaux venus ont obtenu la “carte statistique”, un document inutile que les musulmans ont commencé en 1985 à appeler le “collier du chien”, et dont la seule fonction était de permettre à l’administration de connaître leur nombre. “Comme des livres dans une bibliothèque.” Cette carte ne leur donnait aucun droit. Le sort des 10 000 autres musulmans sans papiers était encore moins enviable. Ils devaient avoir recours aux œuvres de bienfaisance pour se faire soigner, n’avaient pas accès aux emplois publics ni aux logements sociaux, et n’avaient pas le droit de vote. Et ils devaient obtenir un sauf-conduit pour aller en métropole. La situation allait encore empirer. En 1985, après la promulgation en Espagne de la loi sur l’immigration, le délégué du gouvernement espagnol décréta que les musulmans devaient “régulariser leur situation sans délai” s’ils ne voulaient pas “être expulsés du territoire national”. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Les musulmans n’étaient plus seulement inférieurs, mais aussi étrangers. “Alors nous avons explosé”, raconte Abdelkader Mohamed Ali, l’un des meneurs du mouvement pour les droits civiques. “Nous avons refusé d’être des
étrangers sur notre propre terre. Nous nous sommes organisés. Nous avons réussi à donner un corps à la communauté musulmane. Il a fallu faire tout un travail de prise de conscience. Des comités de quartier ont été créés. Le délégué du gouvernement nous conseillait d’accepter la loi. Il disait qu’avec la carte d’étranger nous pourrions vivre légalement à Melilla. Mais c’était notre terre. Nous étions espagnols. Nous voulions des droits. Et pour cela nous devions obtenir la nationalité espagnole. Le 23 novembre 1985, 6 000 musulmans sont descendus dans la rue au cri de : ‘Pour les droits de l’homme, non à la loi sur l’immigration !’ C’était la première fois que nous sortions de notre silence. Le choc a été énorme.” Les chrétiens ont choisi le jour anniversaire de la Constitution (6 décembre), deux semaines plus tard, pour convoquer une contremanifestation. Leur slogan : “Pour les droits de l’homme, oui à la loi sur les étrangers.” Melilla était au bord du précipice. Le détonateur du mouvement musulman avait été un texte publié dans El País le 11 mai 1985 sous le titre “Légaliser Melilla” et signé par un économiste de 35 ans nommé Aomar Mohammedi Duddú. C’était le seul musulman de Melilla titulaire d’un diplôme d’université. Un homme fier, intelligent, charismatique et courageux. Qui avait été éduqué par les frères des écoles chrétiennes. Et qui était allé à l’université de Málaga grâce à une bourse du gouvernement marocain. Son article était un J’accuse de la communauté musulmane contre la discrimination d’Etat dont elle était victime. Il exigeait des papiers pour tous. Et il concluait par ces mots : “Il serait bon pour Melilla et pour l’Espagne qu’un débat national soit ouvert sur le présent et l’avenir de notre ville, sans pudeur ni condamnations. C’est le seul moyen de commencer à mettre en place à Melilla une structure sociale, économique, juridique, politique et urbaine propre à une ville espagnole normale, avec les problèmes d’une ville normale, régie par les lois qui s’appliquent au reste de l’Espagne.” La même chose pourrait être dite aujourd’hui à la virgule près. Jesús Rodríguez * En français dans le texte.
Vu du Maroc
Tensions autour d’une “ville occupée” Signe des tensions persistantes et répétées entre l’Espagne et le Maroc au sujet des enclaves espagnoles , la Chambre des députés a demandé début décembre au roi Mohammed VI de saisir les Nations unies pour obtenir que “les villes de Ceuta et de Melilla soient décolonisées”, rapporte Libération. Ce quotidien marocain rappelle qu’une marche pour “libérer” Ceuta devait être organisée le 11 décembre par des
associations marocaines (mais elle a été reportée sine die). La décision des députés marocains, adoptée à l’unanimité, a été votée en réponse à une motion des députés espagnols demandant à leur gouvernement de “condamner les incidents violents du 8 novembre”, survenus lors du démantèlement par les autorités marocaines d’un campement de contestataires
sahraouis au SaharaOccidental. Quelques semaines plus tôt, après des affrontements qui, le 26 octobre, avaient opposé des jeunes d’origine marocaine aux forces de l’ordre à Melilla, la MAP (l’agence de presse marocaine) avait publié une dépêche où elle affirmait que les autorités espagnoles avaient tué un jeune prénommé Younes. Il aurait succombé à l’impact d’une balle en caoutchouc
tirée par la Guardia civil. “L’information a été aussitôt reprise par les médias nationaux” marocains, rapporte Tel quel, et immédiatement démentie par le ministère de l’Intérieur espagnol. “Un jeune a bien été blessé par balle. Mais il est bien vivant. Pour les médias espagnols, ce ‘mort inventé par la MAP’ serait une preuve de la volonté du Maroc d’instrumentaliser les événements de Melilla.”
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Europe
Issa Ahmad, Kurde de 21 ans, fait partie des 19 réfugiés du centre de Denkendorf (Bavière) qui, depuis début novembre, boycottent leur colis alimentaire. Le quotidien Die Tageszeitung l’a rencontré. Issa,
qui a passé huit ans en Allemagne dans son enfance, devrait profiter du droit au retour. Mais des problèmes de passeport font que, depuis deux ans, il végète à Denkendorf.
Allemagne
Croatie
Le désespoir des demandeurs d’asile Les autorités ne savent plus où loger les réfugiés qui affluent par milliers. Impuissantes, elles voient la colère monter dans les centres d’accueil.
Ivo Sanader, la corruption et nous Non, la corruption ne va pas cesser avec l’arrestation de l’ancien Premier ministre, estime le quotidien Jutarnji List.
Der Spiegel Hambourg Jutarnji List (extraits) Zagreb
M
ême à Böbrach, en pleine forêt bavaroise, on souffre maintenant de la faim. C’est un camp de réfugiés, aux confins de la civilisation, auquel seul un chemin de terre permet d’accéder. La gare la plus proche est à 5 kilomètres de marche à travers la lande ; la République tchèque est à 14 kilomètres, Regen, le chef-lieu de l’arrondissement, à 12 kilomètres. Pas de réseau pour les téléphones portables. D’ici, les nouvelles filtrent rarement vers l’extérieur. Baptisé “le camp de la jungle” en raison de son isolement, ce centre est devenu récemment le cauchemar des autorités bavaroises. Depuis la mi-novembre, 26 demandeurs d’asile refusent de toucher au colis alimentaire que leur alloue le gouvernement. [Ils réclament le droit d’aller acheter eux-mêmes leur nourriture. Actuellement, ils doivent cocher sur des listes les aliments dont ils ont besoin, qui leur sont ensuite livrés.] Il aura fallu deux semaines pour que la nouvelle parvienne jusqu’à Munich, la capitale régionale. A présent, c’est la panique. Vu du ministère des Affaires so ciales du Land, Böbrach n’est qu’un cas parmi tant d’autres. Dans toute la Bavière, les réfugiés se révoltent et exigent de meilleures conditions de vie. Des mouvements de protestation ont éclaté à Denkendorf, à Schwabmünchen, à Hauzenberg, à Wallersdorf et à Mainburg. Cela fait plusieurs semaines que plus d’une centaine de personnes ne touchent plus à leur ration alimentaire. A Augsburg, plus de 200 immigrés ont entamé une grève de la faim. Le mouvement menace de s’étendre à tout le pays. Pour la première fois depuis des années, le nombre de demandeurs d’asile en Allemagne est en nette augmentation : plus 42,4 % par rapport à l’année dernière. Dans certains Länder, où un grand nombre de lieux d’hébergement ont été fermés ces dernières années, les autorités ont le plus grand mal à faire face à l’afflux de nouveaux arrivants. Les demandeurs d’asile, parfois parqués dans des conditions intolérables, expriment de plus en plus haut leur colère et leur frustration. Cette ruée sur les centres d’accueil allemands s’explique essentiellement par la levée, fin 2009, de l’obligation de visa imposée aux ressortissants serbes et macédoniens. Pour les spécialistes, la situation ne peut que s’aggraver. En effet, les Bosniens et les Albanais peuvent eux aussi,
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On recrute des immigrés pour construire des prisons pour immigrés. Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid. depuis le 15 décembre, entrer sans visa en Allemagne [et dans l’espace Schengen]. Le ministère de l’Intérieur a émis “des réserves” et redoute un afflux massif de réfugiés des Balkans. Les services fédéraux de l’immigration ont envoyé un courrier électronique aux autorités régionales afin de les prévenir d’une très probable “hausse du nombre d’entrées” sur le territoire. L’administration s’attend à enregistrer près de 40 000 nouvelles demandes d’asile cette année, contre 27 600 en 2009. Résultat : les Länder recherchent désespérément de nouvelles solutions d’hébergement ou rouvrent les anciennes. A Berlin, l’ancien centre d’accueil d’urgence du quartier de Marienfelde a rouvert ses portes. C’est par ce lieu [entre 1953 et 2008] que transitèrent 1,35 million de
“Les réfugiés qui ne sont pas contents des conditions d’accueil en Allemagne sont libres de repartir quand ils veulent” réfugiés de RDA, puis de Russes allemands. Et dans le quartier Mitte, à deux pas de la Potsdamer Platz, le Sénat a transformé tout un hôtel en centre d’accueil susceptible de recevoir jusqu’à 280 personnes. La Saxe, qui a enregistré une hausse de 47 % du nombre de réfugiés par rapport à 2009, loue désormais plusieurs anciennes casernes de chasseurs à pied dans le Schneeberg et les monts Métallifères pour accueillir, entre autres, des Roms et des Macédoniens. A Munich, les autorités sont déjà en quête de places dans
des gîtes et des pensions pour travailleurs. A Lerchenau, on a même temporairement rouvert un ancien entrepôt de conteneurs, fermé en 2009 pour des raisons de santé publique. En Bavière, les nerfs sont à vif, des deux côtés. Les réfugiés, coincés comme à Augsburg dans d’anciennes casernes aux cuisines crasseuses et aux salles de bains vétustes, veulent sortir des camps et loger dans des maisons. Ils veulent de l’argent liquide plutôt que des colis alimentaires, un permis de travail et le droit de sortir du secteur qui leur a été assigné. Certains vivent depuis plus de dix ans dans ces installations censément transitoires. Un apaisement du conflit n’est guère à prévoir. Les déclarations, entre autres, de Christine Haderthauer, ministre des Affaires sociales du gouvernement bavarois et membre influente de la CSU, ne vont pas en ce sens : “Ceux qui ne sont pas contents des conditions d’accueil en Allemagne sont libres de repartir quand ils veulent.” En Bavière, 0,6 % des demandeurs seulement remplissent les critères d’octroi du droit d’asile ; au niveau national, ils sont 1,4 %. Partout où ils le peuvent, les responsables politiques essaient de convaincre les réfugiés de bien peser leur décision avant de venir en Allemagne. L’aide au retour, d’un montant de 400 euros, a été supprimée pour les ressortissants de Serbie et de Macédoine, soupçonnés d’entrer en Allemagne essentiellement pour pouvoir la toucher. Christine Haderthauer n’est toutefois pas près de se débarrasser des grévistes de la faim aussi facilement. Leurs sympathisants ont en effet appelé dans toute la région à un rassemblement de protestation, trois jours avant Noël, devant la résidence officielle de la ministre. Steffen Winter
n Croatie, la corruption est née dans les dernières années du socialisme avec les enveloppes bleues que l’on donnait aux médecins, les pots-de-vin versés aux inspecteurs de police et les dessous-de-table qu’il fallait payer pour avoir une ligne téléphonique. Durant les années 1990, elle a explosé, contaminant la société tout entière dans la première décennie de ce siècle. Aucun parti politique n’est à l’abri de ce fléau, mais le HDZ [Union démocratique croate, le parti de feu le président Franjo Tudjman] en est le principal responsable, ayant eu la haute main sur les finances de l’Etat pendant la quasi-totalité des vingt années de démocratie croate [entre 1990 et 2010, le HDZ a été au pouvoir pendant seize ans]. Depuis quelques mois, ce système est incarné par Ivo Sanader, patron du HDZ et ex-Premier ministre, qui a fui le pays après avoir été déchu de son immunité parlementaire. Accusé d’abus de pouvoir par la justice croate, il a été interpellé le 10 décembre en Autriche, où il est détenu dans l’attente d’une extradition vers la Croatie. Depuis sa brusque sortie de la scène politique [Sanader avait démissionné de son poste de chef du gouvernement à l’été 2009 sans donner d’explications], il était devenu, dans l’imaginaire populaire, une sorte de pieuvre qui dirigeait de ses multiples tentacules l’orchestre national de la corruption. Oui, Ivo Sanader était devenu ce mannequin de carnaval que l’on s’empresse de brûler pour effacer les traces de ses propres péchés. Mais est-ce que la corruption va disparaître avec sa chute ? Je crains que la réponse soit négative. Si la corruption ne date pas de Sanader, il faut bien dire qu’elle a explosé sous sa gouvernance. Primo, parce qu’il a dû monnayer la transformation du HDZ, de parti nationaliste et rigide, en une formation plus moderne, proeuropéenne mais toujours conservatrice. Ensuite, il y a eu une conjoncture économique très favorable. Mais je ne peux partager l’enthousiasme de ceux qui annoncent avec son arrestation le début d’un monde sans corruption. Car la corruption quotidienne, celle qui détruit l’esprit d’entreprise, sape la confiance dans Etat, tue la concurrence et l’excellence, ravage les villes et l’environnement, cette corruption-là est une réalité pour tous les Croates. Et à ce jour, rien n’a été fait pour y mettre un terme. Jurica Pavicic
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Amériques
A Paris, après douze ans d’instruction et trente-cinq ans d’attente, le procès de la junte militaire lié à la disparition de 4 ressortissants français est en cours. Les 14 accusés (13 Chiliens, dont 12 anciens
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militaires, et 1 ancien militaire argentin) seront jugés sans être présents, car ni le Chili ni l’Argentine n’extradent leurs ressortissants. Verdict le 17 décembre.
Chili
La croissance économique se paie très cher L’année 2010 aura été celle des catastrophes pour le pays. L’incendie qui a fait plus de 80 morts dans une prison le 8 décembre est la dernière en date, illustrant l’incurie de l’Etat en matière sociale. El Mostrador Santiago
A
l’heure des célébrations du bicentenaire de l’indépendance du Chili, la réalité nous rappelle crûment combien les institutions de notre pays sont fragiles et la politique de l’Etat inexistante dans de nombreux domaines. L’année 2010 a commencé par un tremblement de terre qui, le 27 février, a détruit une bonne partie des infrastructures côtières bordant la zone centrale du pays, faisant des centaines de morts et paralysant le Chili pendant plus de vingt-quatre heures. Puis il y a eu, le 5 août, l’effondrement de la mine San José dans le désert d’Atacama, où 33 mineurs se sont retrouvés piégés, avant d’être sauvés deux mois et demi plus tard. Ce sauvetage, véritable exploit, a permis de faire oublier l’impunité et l’absence de tout contrôle – tant fiscal que social – qui règnent dans les entreprises minières, et plus généralement la précarité que subissent les travailleurs dans l’ensemble du pays. Enfin, le 8 décembre au matin, un terrible incendie a ravagé en quelques minutes l’une des tours de la prison San
Le Chili a l’une des populations carcérales les plus importantes au monde par rapport au nombre d’habitants Miguel, à Santiago : 81 détenus ont péri dans les flammes en raison de la vétusté de l’établissement et de l’absence de plan d’évacuation. Ces événements ne sont que les plus récents exemples d’un déni des droits fondamentaux du citoyen. Une fois encore, la preuve est faite que si le pays a fait le pari de la modernité, c’est en se limitant aux chiffres de la croissance économique, au détriment du bien-être et des droits des personnes, alors même que tous promettent de les garantir. La tragédie de la prison San Miguel, après tant d’autres sinistres, a mis en évidence des défauts de planification et de gestion. Or ces problèmes sont connus de tous et diagnostiqués depuis longtemps. Ce qu’il faudrait aussi diagnostiquer,
Dessin de Darío, Mexique. même si c’est plus difficile, c’est que cette incurie repose sur une idéologie qui crée les conditions institutionnelles pour de telles tragédies. La surpopulation carcérale est liée elle aussi à une attitude doctrinaire en matière pénale. Elle consiste à remplir les prisons de délinquants tout en défendant l’application de plus lourdes peines comme élément central de l’action contre le crime. En 2008, le Bureau d’information sur les droits des personnes privées de liberté dans les Amériques, de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), s’est rendu au Chili à l’invitation du gouvernement. Le rapport du commissaire Florentín Meléndez, président de la CIDH, est accablant. On y apprend que les centres de détention présentent un degré de surpopulation “rarement atteint dans la région”. Leurs équipements sont dans un état déplorable, l’insalubrité est extrême et les programmes de réinsertion sont quasi inexistants. Le rapport souligne aussi que tous les établissements pénitentiaires visités “font un usage excessif et inutile de la force et des sanctions” et pratiquent systématiquement “les mauvais traitements physiques”. Dans le centre de détention pour mineurs de San Bernardo, il constate “des dysfonctionnements particulièrement alarmants […], l’insuffisance des services de base […] en matière
d’éducation et de soins de santé, ainsi que celle des programmes de détente, de sport et de réinsertion sociale”. Au vu du délabrement du système pénitentiaire, le rapporteur estime que
l’Etat chilien n’est pas en mesure de garantir la dignité des détenus ni leur sécurité. L’incendie de la prison San Miguel en est la tragique illustration, et il est certain que l’Etat risque un recours des familles des victimes. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, notre pays a besoin d’un regard plus objectif et moins idéologique de son élite politique, capable d’engendrer des interventions publiques tendant à garantir les droits et la sécurité de tous les citoyens, y compris ceux qui sont condamnés à des peines de prison. Dans les prochains jours, le parti au pouvoir et l’opposition devront assumer leurs responsabilités après cette tragédie, à moins qu’elles ne l’exploitent médiatiquement. Mais, une chose est sûre, de tels événements trahissent la fragilité de nos institutions, la classe politique dans son ensemble étant prête à tout sacrifier sur l’autel de la popularité et de la croissance économique. Le Chili a l’une des populations carcérales les plus importantes au monde par rapport au nombre d’habitants. Si l’on poursuit cette politique d’incarcération systématique – certains parlent même d’abaisser la responsabilité pénale à 12 ans –, aucun système pénitentiaire ne pourra assurer des conditions acceptables à une telle masse humaine. La prison est la destination finale du système pénitentiaire. S’il ne fonctionne plus, ce n’est pas seulement en raison de mauvais investissements ou d’une augmentation de la délinquance, mais également parce que les mécanismes de prévention et le modèle pénal sont défaillants.
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Amériques Etats-Unis
Pourquoi les immigrants n’américanisent plus leur nom L’époque où porter un patronyme étranger était un frein à l’intégration est bien révolue. Les nouveaux arrivants préfèrent aujourd’hui mettre en avant leur identité plutôt que la taire.
et l’on peut en trouver la preuve (bien qu’aucun chiffre n’existe à ce sujet) dans les registres de presque n’importe quel tribunal américain. The New York Times a étudié les plus de 500 demandes de changement de nom déposées en juin 2010 auprès du tribunal civil de New York, la ville américaine qui abrite le plus de personnes nées à l’étranger. Seules une poignée d’entre elles semblent avoir clairement pour but d’angliciser ou d’abréger un patronyme ; elles émanent d’immigrants d’Amérique latine ou d’Asie. Quelques Russes et Européens de l’Est ont également fait cette demande, mais à peu près autant ont conservé leur nom d’origine.
The New York Times (extraits) New York
P
our beaucoup d’immigrants du XIXe et du XXe siècle, changer d’identité à leur arrivée aux Etats-Unis était un véritable rite de passage. En 1850, le fabricant de pianos d’origine allemande Charles Steinweg a ainsi décidé de changer de nom pour Steinway (entre autres parce qu’à l’époque les instruments de musique anglais avaient la réputation d’être de meilleure qualité). Le raisonnement de ces immigrants était simple : adopter un nom à consonance américaine pouvait faciliter leur intégration, leur éviter de se faire remarquer, leur permettre d’échapper à la discrimination. Ou bien ils estimaient que, pour leurs affaires, il valait mieux adopter une nouvelle identité.
Une évolution progressive Aujourd’hui, la plupart des observateurs s’accordent à dire que cette pratique a quasiment disparu. “La plupart des gens ne changent plus leur nom”, explique Cheryl R. David, ancienne présidente de la branche
La différence, un atout
Dessin de Sequeiros paru dans El Mundo, Madrid. new-yorkaise de l’Association des avocats spécialisés en droit de l’immigration. Il est difficile de trouver des statistiques comparatives détaillées concernant cette évolution, d’autant que la transition s’est opérée progressivement. Cette pratique a décliné au cours des dernières décennies
Cependant, la majorité des étrangers ayant demandé à changer de nom l’ont fait soit après un mariage, en prenant celui de leur époux ou en créant un nom composé, soit parce que les documents établis à leur naissance ne portaient pas de nom mais uniquement la mention “garçon” ou “fille”, soit parce qu’ils adoptaient le nom d’un de leurs parents. Iyata Ishimabet Maini Valdene Archibald, de Brooklyn, est ainsi devenue Ishimabet Malkini Valdene Bryce. Mère d’une petite fille de 5 ans dénommée Star Jing Garcia, Jing Qiu Wu, de Flushing (dans le Queens), a enlevé après son divorce le nom de son mari de celui de sa fille, qui s’appelle désormais Star Rain Wu. Certains ont abandonné le prénom Moham-
med pour le remplacer par Najmul ou Hayat. Et un couple de personnes âgées a adopté le nom de Khan à la place d’Islam, mais, selon leurs dires, plutôt pour être en phase avec les membres les plus jeunes de la famille que pour éviter les discriminations. Les sociologues y voient un effet du multiculturalisme croissant des EtatsUnis. De plus, changer son nom pour se fondre dans la foule n’est pas une stratégie efficace pour les Asiatiques et les Latinos, qui ne sont pas tous blancs comme l’étaient généralement les immigrants européens du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La discrimination positive et autres programmes similaires ont transformé la différence ethnique en un atout potentiel – dans certains cas, du moins. “En 1910, la pression sociale était plus importante, les immigrés devaient tout faire pour s’intégrer”, explique l’historienne Marian Smith, du Bureau américain de la citoyenneté et des services d’immigration. “Alors qu’aujourd’hui les immigrants arrivent munis de tous leurs papiers officiels et de documents d’identité, un permis de conduire et un passeport à leur nom en poche. Changer d’identité est devenu beaucoup plus compliqué.” Selon Douglas S. Massey, sociologue à l’université de Princeton, les étrangers et leurs enfants ne ressentent plus la nécessité de changer leur nom pour s’intégrer depuis “les années 1970 et 1980, époque à laquelle l’immigration a pris de l’importance dans la vie américaine et où le mouvement des droits civiques a fait de la fierté communautaire un atout à cultiver”. Sam Roberts
Haïti
Michel Martelly enflamme la rue En attendant la vérification des résultats controversés du premier tour de l’élection présidentielle, qui a eu lieu le 28 novembre, les partisans du chanteur défait lors du scrutin font monter la pression.
L
’annonce des résultats du premier tour de l’élection présidentielle du 28 novembre, donnant l’ancienne première dame Mirlande Manigat en tête, suivie du candidat du pouvoir Jude Célestin, a provoqué la colère des partisans du chanteur populaire Michel Martelly. Celui-ci a été évincé de justesse du second tour alors que tous les sondages pronostiquaient sa présence. Les manifestations violentes qui se sont déroulées dans plusieurs villes du pays ont fait au moins cinq morts. “Si le calme semble revenu, nul ne sait ce que nous réserve l’avenir dans
un pays où les leaders politiques traditionnels ne suscitent aucune sympathie particulière chez les jeunes. Or ce sont eux qui alimentent les manifestations spontanées et imprévisibles”, écrit Le Nouvelliste. Le phénomène Sweet Micky, surnom de Michel Martelly, prend plus d’ampleur que prévu. “Le rappeur Wyclef Jean [ancien membre du groupe The Fugees] avait été le premier à déclencher la passion cette année, en annonçant sa participation au scrutin. Dans un sondage resté confidentiel et dont Le Nouvelliste avait eu copie, il était crédité de 67 % des intentions de vote avant même de faire campagne. L’establishment a pris peur et, sous le prétexte qu’il n’avait pas résidé en Haïti ces cinq dernières années, l’Haïtien le plus connu au monde a été écarté de la course. Martelly, par stratégie ou par manque de bons conseils au début de sa campagne, a fait le dos rond. Heureusement. Il n’a inquiété personne. Il n’a pas montré sa force ni sa capacité à mobiliser les foules. Tout le monde s’est souvenu des
frasques du chanteur et a oublié ses grandes capacités à enflammer tous les publics”, rappelle le quotidien haïtien. L’ a n n o n c e d e s o n é v i c t i o n , l e 7 décembre, alors que tous les sondages le donnaient présent au second tour, a enflammé la rue. Face aux accusations de fraude électorale, le Conseil électoral provisoire (CEP) a finalement annoncé, le 10 décembre, la mise en place d’une procédure d’urgence de vérification des résultats. Celle-ci, approuvée du bout des lèvres par les instances internationales, et qui concerne uniquement les trois candidats arrivés en tête et ne prévoit que la vérification des procès-verbaux des bureaux de vote, a cependant été refusée par Michel Martelly et Mirlande Manigat, ainsi que par plusieurs organisations non gouvernementales. “Tout porte Martelly à la confrontation avec le pouvoir en particulier et avec ceux qui s’assimilent au passé en général. Le public y a
pris goût et s’est mis à aimer le politicien comme il avait aimé le chanteur aux attitudes controversées”, estime Le Nouvelliste. “Il ressemble de loin à un autre leader qui a fait la pluie et le beau temps ces dernières années : JeanBertrand Aristide. Les deux hommes se sont cordialement détestés, mais voilà que les méthodes de gestion de la pression populaire les rapprochent. Aristide aussi a détenu une bonne partie de son pouvoir grâce à la rue”, rappelle le quotidien. Pour l’instant, Mirlande Manigat, l’ancienne éphémère première dame d’Haïti (son mari fut président durant quatre mois, en 1988) et professeure de droit âgée de 70 ans, arrive en tête des sondages pour le second tour, prévu le 16 janvier 2011. “Mais Martelly, dans un second tour à deux, à trois ou dans de nouvelles élections, s’affirme comme un prétendant sérieux à la présidence d’Haïti. Aristide aussi avait laissé sa chaire pour la présidence : Sweet Micky ne ferait que troquer les podiums pour le palais”, conclut Le Nouvelliste.
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Asie Corée du Nord
Un régime au bord de l’implosion Selon les observateurs, le bombardement de l’île de Yeonpyeong, le 23 novembre, par les Nord-Coréens traduit l’impasse dans laquelle se trouvent les maîtres de Pyongyang. Tokyo Shimbun Tokyo
L
e 23 novembre, un journaliste nord-coréen travaillant clandestinement en Corée du Nord a appelé la rédaction du magazine Rimjingang, tout excité. “Des tirs d’obus ont commencé. Puisqu’on en est là, autant faire la guerre ! On verra bien ce qu’il en sortira…”, a-t-il déclaré au rédacteur en chef, Jiro Ishimaru. Pour justifier son régime de guerre, la Corée du Nord a instauré un système censé restituer sa souveraineté au peuple. Mais, avec l’effondrement de son allié, l’Union soviétique, l’échec de sa politique agricole et les grandes inondations qui ont dévasté le pays, la situation alimentaire s’est gravement détériorée au cours des années 1990. Le système de distribution a lâché et un grand nombre d’habitants sont morts de faim. Ces années de misère ont laissé le peuple exsangue. Une censure draconienne interdit toute critique à l’égard de Kim Jong-il, le numéro un du régime. Mais le mécontentement est grand et les gens, désespérés, laissent libre cours à leur colère. “Ils menacent sans cesse de faire la guerre, mais on ne voit rien venir. Vivement qu’ils la fassent, cette guerre !” peut-on parfois entendre. “Environ un mois avant les tirs d’obus, l’ordre avait été donné dans tout le pays
Corée du Nord. Dessin de Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris. de ‘se préparer à faire face à une situation d’urgence’”, rapporte Ko Young-ki, chef du bureau de Tokyo du Daily NK, un journal en ligne sur la Corée du Nord dont le siège se trouve à Séoul. Mais, habitué à un régime de guerre, le peuple nord-coréen ne s’est pas alarmé outre mesure. Selon Jiro Ishimaru, dans certains quartiers de Pyongyang les habitants ignoraient même que des tirs d’obus avaient eu lieu contre Yeonpyeong. “La centrale électrique du secteur était
en panne depuis un mois et il n’y avait pas d’électricité. Les gens ne pouvaient pas regarder la télévision et les émissions du réseau public n’étaient pas diffusées. La nuit, c’était l’obscurité totale. Les habitants du secteur n’étaient pas au courant des tirs d’obus”, rapporte Ko Young-ki. Le pays est au bord de la banqueroute. Comme les infrastructures de la capitale sont souvent victimes de pannes et que les réparations se font attendre, les autorités tentent de se conci-
lier les bonnes grâces de la population en procédant à des tirs d’obus et en publiant les résultats de leurs opérations. Pour beaucoup d’habitants, la dernière attaque visait à “inciter les Etats-Unis à ouvrir des négociations directes avec la Corée du Nord” et à “asseoir le pouvoir du successeur de Kim Jong-il, son fils cadet Kim Jong-un”. Le Daily NK rapporte que, “juste avant l’attaque, les deux hommes avaient passé en revue les troupes qui ont procédé aux tirs”. Il ajoute que, juste après l’attaque, les autorités ont fièrement affirmé qu’“en plaçant [leurs] forces armées révolutionnaires sous le commandement du jeune général [Kim Jong-un], [elles étaient sûres] de remporter la victoire”. Toutefois, “les Nord-Coréens tiennent désespérément à la vie. Ils ne peuvent pas l’exprimer clairement, mais ils éprouvent une forte réaction de rejet à l’encontre de ce Kim Jongun qui leur a été imposé si soudainement. Tout ce qu’ils veulent, c’est ne plus mener la même vie qu’aujourd’hui”, explique le journaliste clandestin de Rimjin-gang. Les visées du régime sont tout autres. Pour Jiro Ishimaru, les derniers événements sont préoccupants. “Si la récente attaque était liée aux négociations avec les Etats-Unis ou à la succession, il y avait d’autres manières de s’y prendre. Des civils ont été tués et une limite a manifestement été franchie dans les combats terrestres. Le Japon, les Etats-Unis et la Corée du Sud sont en train de renforcer leur politique d’endiguement et le régime de Kim Jong-il, vieillissant et malade, s’affaiblit. L’attaque doit être perçue comme la manifestation d’un régime qui a perdu toute marge de manœuvre. La situation est très critique”, assure-t-il. Nobuyuki Suzuki
Diplomatie
Comment amener Pyongyang à la raison ? “Il est temps d’être sérieux à propos de la Corée du Nord”, estime Joel Wit, expert américain de la Corée, dans le magazine Foreign Policy. Certes, les tirs d’artillerie nordcoréens sur le Sud demandent une réponse ferme de la part des Etats-Unis, de la Corée du Sud et du Japon, du moins aussi ferme que possible sans précipiter une nouvelle guerre de Corée. Début décembre, les Etats-Unis et leurs alliés se sont rencontrés à Washington et ont appelé au renforcement de leur coopération vis-à-vis de Pyongyang, tandis que Séoul et Washington menaient des manœuvres navales en mer Jaune, au grand dam de Pékin. Le 14 décembre,
James Steinberg, soussecrétaire d’Etat américain, était attendu à Pékin pour discuter de la situation. Une intense activité diplomatique s’est en effet déployée depuis les tirs nordcoréens du 23 novembre. La Chine ne les a pas condamnés, mais elle multiplie les contacts avec Séoul comme avec Pyongyang et continue à appeler à la reprise des pourparlers à six (qui rassemblent Etats-Unis, Japon, Russie, Chine et les deux Corées). De son côté, la Corée du Sud a envoyé le 14 décembre un émissaire à Moscou pour discuter des tirs nord-coréens et de la menace nucléaire dans la péninsule depuis la révélation par le Nord qu’il détenait une capacité considérable
d’enrichissement d’uranium. La veille, le ministre des Affaires étrangères de Russie Sergei Lavrov avait fait part à son homologue nord-coréen de sa “profonde préoccupation” concernant ce programme, rapporte le quotidien britannique The Guardian. Il a appelé à la reprise des pourparlers à six. Toute la question est de savoir quelle méthode peut amener Pyongyang à la modération. “Cinquante ans d’histoire, si ce n’est la logique, disent à Kim Jong-il que les Etats-Unis et la Corée du Sud ne risqueront pas l’escalade. Il est également peu crédible de penser que la Chine va amener la Corée du Nord à plier. La Chine travaille sans doute en coulisses à encourager
Pyongyang à la modération. Mais il est faux de penser que la Chine n’a qu’à claquer des doigts pour mettre la Corée du Nord au pas. Aucun dirigeant nord-coréen digne de ce nom ne va faire allégeance à Pékin”, affirme Joel Wit. “Une plus grande pression sur la Chine n’est pas non plus efficace. Les dirigeants chinois ne vont pas abandonner la stabilité nord-coréenne qui est d’un intérêt vital pour leur pays et jeter Pyongyang pardessus bord parce que les Américains disent qu’ils le devraient. Ces derniers ont pour leur part peu de moyens d’agir. La menace d’un renforcement de la coopération avec le Japon et la Corée du Sud ne va pas faire bouger Pékin. Elle peut
même être contre-productive et renforcer les arguments des tenants chinois de la ligne dure, selon lesquels le but de Washington n’est pas simplement de traiter fermement avec Pyongyang, mais aussi d’encercler et d’endiguer la Chine”, poursuit l’expert. Les signes de l’échec de la politique américaine dite de “patience stratégique”, consistant à refuser de parler à Pyongyang en se contentant de l’endiguer, sont patents, ajoute-t-il. La pression seule n’est pas efficace. “A moins que les Etats-Unis ne changent de position, les menaces contre leurs intérêts et ceux de leurs alliés vont augmenter dans les mois qui viennent.”
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Asie
Sri Lanka : composition ethnique Cinghalais Tamouls “sri lankais” Tamouls “indiens” Musulmans Autres (Malais, Burghers, Veddas)
73,7 %
Répartition des religions Bouddhistes Hindouistes Musulmans Chrétiens
12,6 % 5,4 % 7,3 % 1%
Sri Lanka
69 %
15 % 8% 8%
Source : Recensement 1981
Bouddha fait peur aux Tamouls
Asia Times Online (extraits) Hong Kong, Bangkok
T
rente ans après l’incendie de la bibliothèque publique de Jaffna, dans le nord du Sri Lanka, perpétré par une foule de Cinghalais, les lieux ont une nouvelle fois été vandalisés. Le 24 octobre, des touristes cinghalais venus du sud de l’île par cars entiers ont voulu visiter la bibliothèque, mais n’ont pas obtenu l’autorisation d’y entrer en raison de la tenue d’un séminaire médical à l’intérieur. Furieux, ils ont forcé le passage avant de saccager la bibliothèque en jetant livres et documents sur le sol. Pour de nombreux Tamouls sri-lankais, cet acte de vandalisme rappelle de bien mauvais souvenirs. En effet, en 1981, la bibliothèque avait été méthodiquement dévastée – au moins deux ministres de l’époque, Cyril Mathew et Gamini Dissanayake, seraient impliqués. Environ 97 000 documents et ouvrages auraient été détruits. Parmi eux se trouvait notamment la seule copie existante du Yalpanam Vaipavamalai, un ouvrage d’histoire sur la ville de Jaffna, écrit au XVIIIe siècle.
La stratégie du fait accompli La nouvelle attaque contre la bibliothèque rouvre de vieilles blessures et fait remonter la colère du peuple tamoul. C’est d’ailleurs ce qui, à l’époque de la première attaque, avait fait naître le militantisme tamoul et ouvert la voie à une guerre civile brutale qui éclata deux ans plus tard et dura vingt-six longues années [l’armée sri-lankaise a vaincu les indépendantistes tamouls en mai 2009]. D’après un professeur de l’université de Jaffna, en dépit de l’apparente spontanéité de cette violence, ce dernier événement “est inquiétant parce qu’il s’est produit dans un contexte où le gouvernement tente de transformer les régions à majorité tamoule en zones cinghalaises bouddhistes”. Depuis la fin de la guerre et la réouverture de l’autoroute A9, qui relie la péninsule de Jaffna au reste de l’île, des centaines de milliers de Cinghalais venus du Sud ont afflué vers la province du Nord, à majorité tamoule, et plus particulièrement à Jaffna. Le centre névralgique politique et culturel des Tamouls, ancien bastion des indépendantistes, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, leur était inaccessible depuis près de trente ans. Jusqu’à présent, les soldats déployés dans le nord du pays vivaient dans des
Dans le nord, un lent retour à la normale... ÉTAT DU TAMIL NADU
Péninsule de Jaffna
63 009
INDE
367 1 228
Détroit de Palk
Jaffna
Colombo
SRI LANKA
11 637 Kilinochchi 51 578 Mullaittivu
Pon t d'Ad Nombre de am personnes déplacées à la suite de la guerre civile Mannar qui sont retournées 50 367 dans leur région d'origine (303 206 au total) qui sont encore dans des camps 25 051 de transit (26 644 au total)
Répartition ethnique Zone majoritairement tamoule Zone majoritairement cinghalaise
RÉGION NORD 27 615 Vavuniya
Camp de Manic Farm
60 km
logements provisoires. Aujourd’hui, le gouvernement construirait des logements permanents non seulement pour eux, mais aussi pour les membres de leurs familles. “Et, une fois le Nord tamoul émaillé de quartiers cinghalais, d’autres équipements verront le jour pour satisfaire les besoins des nouveaux arrivants, comme des magasins cinghalais ou des écoles cinghalaises”, s’alarme l’analyste sri-lankais Tisaranee Gunasekara. “C’est une stratégie similaire à la ‘stratégie du fait accompli’ employée par les Israéliens pour annexer les territoires palestiniens en implantant des colonies juives subventionnées par l’Etat.” Au Sri Lanka, l’altération délibérée de la démographie dans les régions à majorité tamoule n’est pas chose nouvelle. Ainsi, la province de l’Est était autrefois une région à majorité tamoule. Selon le recensement de 1921, les Cinghalais représentaient moins de 5 % de la province, à peine 4,4 % de la population dans le district de Trincomalee et 4,5 % dans les districts
OCÉAN INDIEN
Trincomalee Autoroute A9
de Batticaloa et d’Amparai. Soutenue par l’Etat, l’implantation de Cinghalais dans l’Est a radicalement modifié l’équilibre de la région. D’après les estimations de 2007, les Cinghalais représentent maintenant 21,64 % de la population de la province de l’Est. La proportion de Tamouls dans le district de Trincomalee a chuté, passant de 81,76 % en 1887 à 28,27 % en 2007. Dans le Nord, le gouvernement entreprend la construction de nouveaux lieux de culte bouddhistes. Ces derniers mois, on a assisté à “une prolifération soudaine de temples bouddhistes dans des régions où ne vit aucun bouddhiste”, a témoigné Dharmalingam Siddharthan, leader de l’Organisation populaire de libération de l’Eelam tamoul, devant la Commission pour la réconciliation nationale [Lessons Learnt and Reconciliation Commission, instituée par le gouvernement du président Rajapaksa]. Les Cinghalais sont en majorité bouddhistes, alors que les Tamouls sont pour la
Source : UNHCR (Joint Humanitarian Update n°28, septembre 2010)
Dans le nord de l’île, région peuplée de Tamouls hindouistes, le gouvernement construit de nouveaux lieux de culte bouddhistes pour attirer les Cinghalais. De quoi raviver les tensions ethniques.
plupart hindouistes ou chrétiens. “Il existe sans doute un plan de l’Etat pour installer des bouddhistes dans cette zone”, a déclaré Siddhartan à propos des plans du gouvernement visant à construire un temple bouddhiste à Vadduvahal, dans le Mullaithivu. En effet, les Tamouls déplacés rentrent chez eux et trouvent leurs terres occupées par des Cinghalais ou réservées pour un temple bouddhiste. Et des statues de Bouddha ont surgi le long des routes. “Se débattre avec le souvenir de décennies d’exclusion et les effets d’une guerre sanglante est déjà suffisamment compliqué, observe le professeur de Jaffna. En jetant de l’huile sur le feu, les Cinghalais font preuve de triomphalisme, et, pis encore, envahissent culturellement et religieusement notre terre natale.”
Etroitesse d’esprit Les nationalistes tamouls et cinghalais les plus irréductibles soutiennent fermement que ce sont leurs ancêtres qui sont arrivés les premiers sur l’île et qu’elle est donc à eux. Leurs revendications semblent cependant creuses, puisque les premiers habitants sont les Veddas [ces aborigènes seraient arrivés sur l’île il y a 35 000 ans]. Les partisans de la suprématie cinghalaise bouddhiste brandissent le Mahavamsa, ouvrage écrit au VIe siècle de notre ère, puis mis à jour aux XVI e , XVII e et XVIIIe siècles, pour justifier la domination bouddhiste au Sri Lanka. Le Mahavamsa est principalement constitué de mythes, mais, pour de nombreux Cinghalais, c’est une vérité historique irréfutable. La guerre civile a été marquée par une étroitesse d’esprit qui a refait surface ces derniers mois, alimentant les vieilles craintes des Tamouls. Le gouvernement vient d’ailleurs d’interdire la version tamoule de l’hymne national. C’est à croire que le Sri Lanka ne veut pas tirer les leçons de ses erreurs passées. Sudha Ramachandran
Enquête
Cinq minutes de vidéo qui accusent l'armée La chaîne de télévision britannique Channel 4 a diffusé le 30 novembre un film très choquant de cinq minutes trente. On y voyait plusieurs soldats sri-lankais exécuter des hommes et des femmes nus, désarmés et attachés. Environ une douzaine de cadavres étaient visibles sur la vidéo. D’après Channel 4, le film a été tourné peu de temps après la victoire de l’armée sur les indépendantistes tamouls (les Tigres de
libération de l’Eelam tamoul, LTTE), en mai 2009. Le site Internet pro-LTTE Tamilnet a identifié l’une des victimes, attachée et dénudée, comme étant une journaliste de 27 ans du nom d’Isaippiriya, qui travaillait pour une chaîne pro-indépendantiste. “Nous avons reçu des centaines de photographies et de vidéos montrant d’autres exécutions sommaires, ainsi que des viols”, a déclaré Jonathan Miller,
correspondant de Channel 4. Le président du Sri Lanka, Mahinda Rajapaksa, a aussitôt estimé que la vidéo était un trucage et répété que l’armée sri-lankaise n’avait jamais exécuté de civils, précise le quotidien indien Daily and Analysis. Après qu’un fonctionnaire de l’ONU a certifié l’authenticité de la vidéo, l’ONU et les organisations des droits de l’homme ont demandé une enquête indépendante sur
les abus commis à la fois par l’armée gouvernementale et par les rebelles indépendantistes. L’ONU estime que 7 000 civils tamouls ont été tués au cours des cinq derniers mois de combat, mais Louise Arbour, ex-hautcommissaire des Nations unies aux droits de l’homme, désormais présidente de l’ONG International Crisis Group, a déclaré qu’il n’était “pas impossible” que 30 000 civils aient été tués.
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Asie
Lors de la remise du prix Nobel de la paix, le 10 décembre à Oslo, une chaise vide représentait le lauréat absent, Liu Xiaobo, dont la libération a été demandée. Pendant la cérémonie, qui s’est achevée par une standing ovation,
le diplôme et la médaille ont été déposés sur le siège. Le terme “chaise vide” ayant été censuré sur Internet en Chine, les internautes ont mis en ligne des images de sièges vides.
Chine
Pékin fait toujours ce qui lui plaît Ni Liu Xiaobo ni les membres de sa famille n’ont été autorisés à se rendre à Oslo pour recevoir le prix Nobel de la paix. Une première depuis 1936, rappelle un chroniqueur chinois, qui souligne l’insolence des autorités sur le plan extérieur. Yazhou Zhoukan Hong Kong
I
l y a deux ans et demi, un chroniqueur britannique a comparé le Pékin de 2008 au Berlin de 1936. Dans les deux cas, l’horreur du pouvoir était masquée par le faste d’une grande fête sportive. La comparaison avait toutefois paru infondée à beaucoup, car Pékin n’avait pas l’ambition de créer un nouvel ordre mondial et le pays ne connaissait rien de comparable à la question juive. Le voyageur de passage pouvait facilement être touché par l’impression de splendeur et d’ouverture dégagée par la Chine, et la comparaison avec l’Allemagne pouvait lui paraître outrancière. On pouvait estimer que l’expression “pouvoir totalitaire” était dépassée, pleine de relents de guerre froide, et qu’elle ne pouvait plus s’appliquer à cette Chine qui avait si vite embrassé le capitalisme mondial. Aujourd’hui, force est de reconnaître que cette comparaison n’est pas complètement absurde. Liu Xiaobo est le premier lauréat du prix Nobel de la paix depuis 1936 que l’on a empêché, ainsi que sa famille, de venir recevoir sa distinction. La dernière fois que cela s’est produit, c’était pour Carl von Ossietzky, que l’Allemagne nazie avait autorisé à se rendre en Norvège, mais sans lui délivrer de passeport. Ce journaliste pacifiste était mort à Berlin deux ans après. Comparée à la brochette de dictatures de la seconde moitié du siècle dernier, la Chine d’aujourd’hui semble encore moins tolérante. En 1975, Andreï Sakharov n’avait pu quitter l’Union soviétique pour aller recevoir son prix lui-même, mais sa femme avait été autorisée à le faire. En Pologne, la junte au pouvoir avait tout de même permis à l’épouse de Lech Walesa de recevoir le prix Nobel, en 1983, à la place de son mari. En 1991, c’est le fils d’Aung San Suu Kyi qui avait prononcé un discours et reçu le prix à la place de sa mère.
L’arrogance d’une dictature Alors que, ces dernières années, Pékin n’a pas cessé de vanter “l’émergence pacifique” de la Chine, elle n’a actuellement pas de mots assez durs pour dénoncer ce prix Nobel de la paix, pourtant d’une importance extrême à l’échelle mondiale. Encore un bel exemple d’incohérence ! Après que les termes “démocratie”, “droits de l’homme” et “liberté” ont été épinglés comme des notions “occiden-
tales”, c’est au tour de la “paix” de ne pas être épargnée. Les commentaires officiels présentent le prix Nobel de la paix comme un complot perfide des forces occidentales antichinoises visant à endiguer l’essor de la Chine. Les tentatives d’intimidation ne sont pas restées verbales : Pékin a exercé ouvertement des pressions sur le gouvernement norvégien. Si l’on ajoute à cela les frictions croissantes de la Chine avec les pays voisins et sa montée en puissance au cours de l’année écoulée, une conclusion s’impose : la Chine est un Etat qui exerce une pression dictatoriale sur le plan intérieur et qui se montre très agressif sur le plan extérieur.
Dessin de Taylor Jones paru dans El Nuevo Día, Puerto Rico. Le pouvoir du Parti communiste chinois allait s’assouplir avec le développement économique ; la Chine allait devenir un “grand pays responsable” avec son intégration au processus mondial. Toutes ces belles idées soutenues par certains depuis une vingtaine d’années sont restées lettre morte. Tant que la structure du pouvoir actuel n’aura pas changé, tout nouvel enrichissement ou progrès technologique ne fera que renforcer la logique intrinsèque du régime. Tel un babouin perché au sommet d’un arbre qui montre son rutilant postérieur, la Chine, qui souhaite accéder au statut de nouveau leader mondial, affiche également son vrai visage dans une escalade verbale dans les médias. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle soit en passe de devenir une autre Allemagne ou une autre URSS, capable de changer l’ordre mondial. Le gouvernement chinois actuel n’a pas de préconisation idéologique. Il est purement et strictement pragmatique. Son régime bureaucratique fermé ne recherche que les intérêts immédiats et ne réagit aux changements du monde extérieur qu’à retardement et de façon maladroite. Sa préoccupation première est ce qui se passe sur le plan intérieur, et non exté-
rieur. Comme les principes sont le cadet de ses soucis, il peut aussi se montrer très réactif. Cette réactivité se manifeste à la fois sur le plan extérieur, lorsqu’il change brusquement de position juste avant que des relations tendues ne dégénèrent, et aussi sur le plan intérieur, lorsque le mécontentement populaire éclate et qu’il fait quelques concessions et tentatives d’apaisement. N’était-ce pas déjà le cas il y a vingt ans ? Sur le plan extérieur, de très isolée la Chine a évolué. Elle est devenue l’usine du monde et un marché de consommateurs attrayant. Sur le plan intérieur, elle a relâché un peu son contrôle et s’est servie de la production et de la consommation de biens matériels pour séduire toute une génération et la pousser à se contenter de son sort. La Chine actuelle paraît confrontée à une multitude de crises, tout comme le pouvoir communiste. L’environnement international, relativement amical à son égard, est en train de changer. Les illusions que la Chine avait créées sont également en train de se dissiper. A l’intérieur, le mécontentement éclate sous forme de manifestations parfois violentes (plus de 90 000 chaque année). Il ne faut pas croire pour autant que des changements pourraient survenir très rapidement. La réactivité du pouvoir communiste chinois est bien supérieure à celle de l’Union soviétique et des pays de l’Est en 1989. Le régime peut très vite se montrer encore amical et faire croire aux autres, qui ont la mémoire courte, qu’il se réforme.
Un pays en crise mais puissant De plus, la capacité d’endurance de la société chinoise est supérieure à ce que l’on peut imaginer. Les troubles de 1989 [manifestations prodémocratiques écrasées dans le sang à Pékin] ont surtout été le fait d’intellectuels et de citadins, mais n’ont pas touché la plus grande partie de la société. Vingt et un ans après, le gouvernement communiste a réussi à détourner à son profit et à corrompre l’ensemble de la société, détruisant toutes les forces susceptibles de lui créer de sérieux problèmes, ce qui met dans l’embarras la grande majorité des Chinois. En effet, bien que mécontents de la situation actuelle, ils ne parviennent pas à concevoir d’issue et redoutent les remous que pourraient entraîner de brusques changements. Cela signifie que la Chine restera encore très longtemps un pays puissant, riche mais mauvais, qui maltraite ses citoyens, méprise les valeurs universelles et fait montre d’une totale absence de principes et d’une franche brutalité sur la scène internationale. Xu Zhiyuan
Le mot de la semaine
“jiaofeng” Croiser le fer Lors de la remise du prix Nobel de la paix, le monde a assisté à un moment historique. Il n’est pas exagéré de dire qu’à propos de la chaise vide réservée à Liu Xiaobo et de la présence ou de l’absence de certains représentants étrangers à Oslo s’est engagé un bras de fer entre l’Occident et la Chine. Cet événement cristallise la confrontation entre les deux mondes. Le mot jiaofeng, où les deux caractères signifient respectivement “croisement” et “lame”, désigne le moment décisif d’une lutte de longue haleine. De nombreux analystes chinois et occidentaux s’accordent à dire que, depuis 2008, la diplomatie chinoise a durci le ton et est passée à l’offensive. Après la politique du profil bas et de l’émergence pacifique, voici l’heure de l’affirmation et du combat frontal contre l’Occident ! Arrogance au sommet du climat de Copenhague, refus de condamner l’agression de la Corée du Sud par son voisin du Nord, modèle chinois contre valeurs universelles, autant de questions qui montrent que le revirement gagne tous les fronts. Héritiers du stratège Sun Zi, les dirigeants chinois savent qu’il ne faut jamais attaquer l’ennemi de front, sauf quand ”on est cinq fois plus fort que lui”. La Chine est-elle cinq fois plus forte que l’Occident ? Oui, si l’on considère son rang de deuxième puissance économique du monde, atteint en 2010, et sa croissance étourdissante à l’heure de la crise mondiale. Mais la faiblesse de Pékin réside davantage dans l’évaluation de sa propre force. L’existence de Liu Xiaobo et des dizaines de milliers de signataires de la Charte 08 révèle l’adhésion des Chinois eux-mêmes aux valeurs universelles. De ce fait, le bras de fer entre Chine et Occident devient tripartite : pouvoir d’un côté, démocrates chinois et Occident de l’autre. Chen Yan Calligraphie d’Hélène Ho
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Moyen-Orient
Mahmoud Ahmadinejad a renvoyé le 13 décembre le ministre des Affaires étrangères, Manouchehr Mottaki, qui occupait ce poste depuis août 2005. Le président a décidé de le remplacer par un de ses alliés, Ali Akbar Salehi, responsable
de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. Cette décision doit encore être validée par le Parlement. Mottaki, un proche d’Ali Larijani, le président du Parlement, n’a pas toujours été d’accord avec la stratégie suivie par Ahmadinejad.
Iran
Téhéran semble prêt à négocier Assassinats de scientifiques, cyberattaques et sanctions économiques poussent les dirigeants à reconsidérer leur stratégie. Iran Emrooz (extraits) Francfort
L
es attentats du 29 novembre dernier ont visé deux scientifiques iraniens, Majid Shahriari et Fereydoun Abbassi Davani, en raison de leur implication dans le programme nucléaire. Ces attentats se sont produits juste avant la discussion du groupe des Six [les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne] avec les Iraniens [les 6 et 7 décembre à Genève]. Quatorze mois ont passé depuis le dernier tour de discussions entre les pays occidentaux et la République islamique. Dans ce laps de temps, les Occidentaux ont pris des sanctions plus sévères contre l’Iran, surtout contre les entreprises et les personnes qui ont un rôle dans le programme nucléaire. Le guide suprême Ali Khamenei et le président Mahmoud Ahmadinejad cherchent à faire croire que ces sanctions n’ont pas et n’auront pas de conséquences sur l’économie et sur le quotidien des Iraniens. La réalité dit autre chose, et des voix influentes s’élèvent pour le dire. Les députés et les religieux de la ville sainte de Qom n’ont cessé de pointer l’impact réel des sanctions et d’évoquer publiquement les problèmes économiques, comme l’infla-
“Bien, discutons.” Dessin de Clement paru dans le National Post, Toronto. tion ou le chômage. Plus important, les sanctions provoquent une inquiétude générale avant la mise en place des réformes sur les subventions [Ahmadinejad veut abolir le système qui fait baisser les prix des biens de consommation courante, car cela creuse le déficit]. L’isolement politique de l’Iran s’est accentué sur la scène internationale. Les documents de WikiLeaks montrent l’étendue de l’inimitié des voisins de l’Iran à son encontre. L’Arabie Saoudite souhaite même une attaque directe de l’Iran par les Etats-Unis. Aux Nations unies, les amis de la République islamique diminuent radicalement. A la mi-novembre, une résolu-
tion contre les atteintes aux droits de l’homme en Iran a été acceptée avec une majorité beaucoup plus importante que l’an dernier. Le régime rencontre aussi des difficultés techniques dans son programme nucléaire et balistique. Il exagère largement ses capacités, à la fois dans le domaine de l’enrichissement nucléaire et dans celui des missiles. Il subit en outre des agressions extérieures. La cyberattaque du virus Stuxnet [en juin 2010], qui a visé des installations nucléaires, est une des offensives les plus élaborées de l’histoire d’Internet. Avec les attentats contre des scientifiques, un nouveau front s’est
ouvert. Ceux-ci n’auraient pas pu être organisés autrement que par des services secrets. En janvier dernier, après l’attentat contre le scientifique Massoud Ali Mohammadi, on pouvait penser qu’il s’agissait d’une action du régime luimême, à cause de la sympathie de Mohammadi pour l’opposition. Ce n’est pas le cas cette fois-ci, et les faits pointent directement les services secrets étrangers. Entre tous ces services, le plus visé est le Mossad israélien, en raison de la nature de l’objectif (le programme nucléaire) et de la méthode utilisée (assassinats ciblés). C’est l’ensemble de ces difficultés qui a amené les dirigeants à s’asseoir à la table des discussions avec les Occidentaux. La présence des représentants iraniens à cette table est un succès en soi. Une page s’est tournée, et dorénavant le temps ne joue plus en faveur du régime mais contre lui. La République islamique a pris l’habitude de rater les bonnes occasions de négocier lorsqu’elle est forte et d’accepter des compromis lorsqu’elle est affaiblie. Les dirigeants iraniens, bien qu’ils aient accusé les services secrets occidentaux d’être complices de l’attentat contre les scientifiques, se sont assis à la table des négociations avec eux quelques jours plus tard. Par le passé, ils refusaient de discuter pour des raisons bien moins graves. Il semble que le régime soit en passe de boire une autre coupe de poison [en acceptant le cessez-le-feu de la guerre Iran-Irak en 1988, le guide suprême Ruhollah Khomeyni avait déclaré qu’il buvait “une coupe de poison”]. Hossein Bagher Zadeh
Palestine
Les menaces risibles de Mahmoud Abbas Dissoudre l’Autorité palestinienne pour contraindre les Israéliens au compromis est une idée stupide, estime l’intellectuel palestinien Rami Khouri. The Daily Star (extraits) Beyrouth
M
ahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne (AP), a déclaré récemment qu’il dissoudrait cette institution si les négociations avec Israël, actuellement au point mort, n’avançaient pas. On peut comprendre qu’il soit frustré et prêt à se raccrocher à n’importe quelle alternative, mais cette proposition est tout simplement stupide et regrettable. Premièrement, la décision de dissoudre ou non l’AP ne lui appartient pas. C’est une
décision qui devrait être du ressort du peuple palestinien. Si Abbas et son équipe n’ont pas avancé dans leur engagement diplomatique avec les Israéliens et les Américains, c’est entre autres parce qu’ils livrent bataille seuls. Ce sont des généraux vieillissants qui ont repris la méthode du gouvernement arabe ordinaire : un petit groupe d’hommes qui demeurent au pouvoir pendant trente ou quarante ans, sans consulter le peuple. Deuxièmement, la dissolution de l’AP serait mauvaise sur le plan politique : elle laisserait le [mouvement islamiste] Hamas contrôler la bande de Gaza et créerait un vide dans lequel les Palestiniens se retrouveraient dirigés par le Hamas, alors qu’il ne représente pas la majorité d’entre eux. Dissoudre l’AP, ce serait offrir au Hamas le gouvernement par défaut. Troisièmement, dissoudre l’AP, ce serait comme reprendre son ballon et ren-
trer chez soi quand on n’aime pas la façon dont le match se déroule. Ce ne serait pas un acte particulièrement impressionnant et il ne provoquerait que des moqueries. Abbas serait considéré non seulement comme un président raté, mais en plus comme un dégonflé. Quatrièmement, la dissolution ne forcerait pas les Israéliens à revenir gouverner la Cisjordanie et à fournir les services que les habitants sont en droit d’attendre d’une autorité occupante. Les Israéliens se retireraient unilatéralement – comme ils l’ont fait de Gaza en 2005 – et exigeraient que les Nations unies, la Ligue arabe, la Jordanie ou une association de pays se chargent d’assurer l’ordre et les services de base. Celui qui croit qu’on pourra pousser, par le charme, la force ou la ruse, les Israéliens à se charger des villes palestiniennes de Cisjordanie est un idiot ou un rêveur. Abbas n’est ni l’un ni l’autre, c’est
simplement un dirigeant arabe classique qui a perdu la capacité de gouverner avec talent, équité et efficacité. Il a décidé il y a longtemps d’ancrer son mandat dans le soutien superficiel qu’il obtient des Américains et des Israéliens. Abbas et les dirigeants palestiniens ont à leur disposition d’autres solutions que la dissolution de l’AP. Abbas peut faire quelque chose de spectaculaire et d’utile à la fois : se rendre à Gaza, s’entendre avec le Hamas pour organiser des élections nationales et annoncer qu’il remettra les rênes du pouvoir à une nouvelle autorité exécutive dont les pouvoirs et la politique refléteront la volonté exprimée par la majorité des Palestiniens. Rajeunir et redonner une légitimité au gouvernement national sont aujourd’hui les deux priorités des Palestiniens, et Abbas a le pouvoir de lancer un processus allant dans cette direction. Rami G. Khouri
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Moyen-Orient Irak
Koweït
Non à la talibanisation du pays !
Pourquoi cette répression ?
Journalistes, écrivains et hommes politiques se mobilisent contre les nouvelles mesures prises par les gouvernements régionaux, notamment à Bagdad, pour islamiser la société.
Les Koweïtiens, qui se targuaient d’avoir le régime le plus libéral de la région, ont été bien surpris par la violence des services de l’ordre.
Al-Mustaqbal (extraits) Beyrouth
Al-Raï Koweït
B
endant que la chaîne Al-Jazira montrait des images de violence autour de la maison du député Jumaan Al-Herbech, où les forces de l’ordre ont agressé élus et citoyens [venus pour un rassemblement politique], un téléspectateur irakien a laissé un commentaire qui appuie là où ça fait mal, en nous balançant via le petit écran : “Chacun son tour !” En effet, quel est cet avenir irakien que ce gouvernement promet à son peuple en envoyant les forces spéciales contre ses propres députés ? Nous sommes le seul peuple de la région dont toutes les composantes ont toujours été fidèles à la famille régnante. Notre pays a été occupé pendant sept mois [par l’Irak en 1990] sans que personne ne se détache d’elle. Depuis l’invasion irakienne et la période qui a suivi la libération, nous pensions que certaines pratiques [répressives] appartenaient au passé. En tout cas, nous ne méritons pas qu’on nous tape dessus comme cela s’est produit le 8 décembre. Après cette première faute, le ministère de l’Intérieur en a commis une autre, lors d’ une conférence de presse déplorable, où les chefs des forces de l’ordre ont tordu le coup à la vérité. En tant que témoin direct des événements, je peux affirmer que leurs affirmations sont fausses. Comment peuvent-ils prétendre que les députés ont été blessés en chutant sur le trottoir ou que ce sont les participants qui ont cassé les vitres de la maison où ils étaient réunis ? Les chefs de la police ont certes été mis dans une situation inconfortable par celui qui leur a donné l’ordre de frapper les citoyens. Ils se justifient comme ils peuvent. Mais il ne faut pas prendre les gens pour des idiots. Autant nous sommes atterrés de ce qui vient de se passer, autant nous sommes admiratifs devant les actes et les paroles d’Oubaid Al-Wasmi. [Ce docteur en droit constitutionnel a rappelé que l’exécutif était tenu de respecter la loi. Il a été extrait de la foule par les forces spéciales, tabassé, puis transporté, inconscient, à l’hôpital. Le lendemain, il a été convoqué par la police et placé en détention provisoire.] Son appel à la défense de la Constitution et des libertés restera comme un texte de référence pour les générations futures, bien après que ceux qui ont donné l’ordre de cette attaque contre les citoyens auront quitté la scène. Saoud Abdelaziz Al-Asfour
agdad n’est pas Kandahar !” C’était le slogan d’une manifestation, début décembre, contre le gouvernement régional de la province de Bagdad, qui vient de décider la fermeture des établissements servant de l’alcool. Prenant la parole, plusieurs orateurs ont rejeté le “khomeynisme” et le “talibanisme” que les partis chiites au pouvoir cherchent à répandre. Ce rassemblement a eu lieu dans un lieu symbolique : la rue Moutanabbi, qui est connue pour ses librairies et ses cafés littéraires. La foule était composée de centaines d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels, ainsi que de députés et de personnes préoccupées par les atteintes aux principes démocratiques. Il y avait là le président de l’Union des écrivains, Ismaïl Zayer, le juriste Tarek Harb, le rédacteur en chef du quotidien Al-Sabah Al-Jadid et des journalistes du quotidien Al-Mada, qui en a été l’initiateur, de même que le critique Fadel Thamer, qui a dénoncé les tentatives des forces pseudomusulmanes de répandre une culture monolithique à l’afghane, au moment même où la société a été débarrassée du parti unique et de l’omnipotence de Saddam Hussein. Le club des écrivains irakiens est directement concerné par la décision, puisque la police l’avait pris d’assaut et avait demandé à son secrétaire général, le poète Alfred Samaan, de signer une déclaration de fermeture. Le lendemain, des centaines d’écrivains se sont rassemblés dans ses locaux pour protester contre l’idée de voir le ministère de la Culture soumis à son tour [aux quotas confessionnels qui régissent la répartition des postes gouvernementaux]. En lieu et place, ils proposent que les intellectuels élisent eux-mêmes leur ministre. Leurs protestations contre les violations des libertés individuelles ont été répercutées dans la presse irakienne et arabe, ainsi que sur les chaînes satellitaires, via des commentaires, enquêtes et caricatures s’élevant contre les restrictions des libertés. Toutefois, cette lutte reste pour l’instant confinée aux intellectuels et ne trouve guère d’écho dans la population, qui souffre pourtant de l’absence totale d’espace pour la détente et les plaisirs, ainsi que de l’inconfort provoqué par les restrictions des jours fériés religieux, sans parler des dégâts causés par le terrorisme.
P
Bagdad aujourd’hui. Dessin de Haddad paru dans Al-Hayat, Londres. Des dizaines de bars, cabarets, clubs, cafés et restaurants ont été fermés à travers toute la ville sous prétexte d’absence d’autorisation ou au motif que leurs propriétaires étaient musulmans. Selon les manifestants, cela n’est qu’un prélude à d’autres interdictions à venir. Car le discours du gouvernement régional est marqué par une volonté féroce de restreindre les libertés, d’appliquer la loi religieuse pour séparer filles et garçons à l’école, de renforcer les pratiques religieuses, de combattre le chant et la danse, etc. Ainsi, la liberté est devenue une obsession pour les intellectuels et artistes, et une lutte sévère les oppose aux partis qui ont levé la bannière de la religion pour définir leur programme et ne cachent pas leur admiration pour le modèle iranien. Le journal Al-Mada, qui a appelé à la manifestation plusieurs jours durant, est à la pointe de ce combat. Son éditorialiste Ali Hussein a promis au gouvernement
Le gouvernement régional a profité du chaos ambiant régional une lutte ouverte et l’a menacé de dévoiler des dossiers de corruption et de détournement de fonds publics. Il a également publié les protestations de députés, d’intellectuels et d’hommes politiques selon lesquels ces décisions sont anticonstitutionnelles et arbitraires. En effet, la Constitution irakienne interdit les entraves aux libertés et aux droits de l’homme tels que définis par les Nations unies. Afin de contourner la Constitution, le gouverneur régional Kamel Al-Zeydi, membre d’un des partis islamistes qui règnent sur Bagdad, a eu recours à une loi qui remonte aux années 1990, lorsque
Saddam Hussein [en perte de vitesse] avait lancé sa campagne de la foi, obligeant bars et lieux de sortie nocturnes à fermer leurs portes. Pour le gouverneur, cette décision est conforme aux souhaits de la majorité de la population. Il ne peut en être autrement, selon lui, puisque l’Irak est un pays musulman. Cet argument est généralement avancé par les pays qui appliquent la loi religieuse, tels que l’Iran et l’Afghanistan. Il ressemble beaucoup à celui qui avait été énoncé par le gouvernement de Bassorah il y a quelques mois, lorsqu’il a interdit au cirque Monte Carlo, venu de Paris, de poursuivre ses représentations. Ou encore à celui du gouvernement de Babel, qui avait invoqué les massacres et la présence de charniers pour déclarer qu’il serait inconvenant de programmer du chant au festival de la ville, ce qui s’est soldé par une véritable débâcle artistique. D’un autre côté, on assiste à une vague de tourisme religieux de la part de pèlerins chiites en provenance de l’Iran et du Golfe. L’ouverture des portes du pays à ces visiteurs a provoqué l’afflux d’énormes quantités de devises, faisant vivre hôtels, entreprises de transports et autres entreprises touristiques. Normalement, les régions ne peuvent prendre des décisions aussi fondamentales sans l’accord du Parlement national. Au sein de celui-ci, la proportion de libéraux et de laïcs n’est pas négligeable : une majorité se serait peut-être dégagée pour s’opposer aux mesures des gouverneurs. Mais les députés étaient trop occupés par la formation du nouveau gouvernement pour s’y intéresser. Ce qui fait dire à certains que le gouvernement régional a délibérément profité du chaos ambiant au niveau de l’administration, de la justice et du législatif, pour violer délibérément la Constitution. Chaker Al-Anbari
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 Le 13 décembre, des soldats de la garde républicaine, proche de Laurent Gbagbo, identifiables à leurs bérets rouges, ont tenté de prendre d’assaut l’Hôtel du Golf,
Afrique
dans la baie de Cocody, où est implanté le QG d’Alassane Ouattara depuis le 2 décembre. Ils auraient été mis en déroute par des soldats fidèles à Ouattara.
Côte d’Ivoire
Le bras de fer prend un tour médiatique Face au camp du président Gbagbo, qui transforme la télévision nationale en un instrument de propagande, les partisans d’Alassane Ouattara ont lancé leur propre radio. Des joutes verbales à l’affrontement physique, avertit Le Pays, il n’y a qu’un pas . Le Pays Ouagadougou
L
a guerre des médias fait rage en Côte d’Ivoire. Les démons de la presse partisane refont surface avec plus de violence, à la faveur de la crise politique qui secoue durement le pays. En effet, dans la bataille des deux camps pour le pouvoir, les médias sont, compte tenu de leur grande influence sur l’opinion, fortement courtisés – voire manipulés. Nul n’ignore la propension des pouvoirs, un peu partout dans le monde, à maîtriser les médias ou, au moins, à ne pas perdre tout contrôle en la matière. C’est d’ailleurs, et malheureusement, à ces fins que les institutions de régulation des médias, elles-mêmes en coupe réglée, sont souvent créées. Le comportement des médias publics au pays de feu Houphouët-Boigny [au pouvoir de 1960 à 1993] avait été salué pendant la campagne, surtout au premier tour. De même, le face-à-face télévisé à la Radio télévision ivoirienne (RTI) fut un bel exemple et l’on s’était pris à rêver d’une fin en apothéose du processus électoral au regard de la maturité dont faisaient preuve les acteurs politiques, mais aussi les professionnels des médias ivoiriens. C’est désormais fini. A l’heure actuelle, le camp Gbagbo a la haute main sur les médias d’Etat, en particulier sur la RTI. Ce sont, entre autres, les experts défendant la position du candidat de la majorité présidentielle qui ont accès aux différents plateaux de la télévision nationale. Cela n’est pas anodin quand on sait que la télévision est un des outils les plus familiers des Ivoiriens en ce qui concerne l’accès à l’information. Par le truchement de ce canal, le camp Gbagbo informe (ou désinforme) ses militants et partisans situés aux quatre coins de la Côte d’Ivoire. En tout cas, depuis un certain temps, les médias publics ne distillent que des messages favorables au président sortant. Pas d’autre son de cloche. C’est de bonne guerre, diront certains. Seulement, il y a lieu de reconnaître que, dans un tel climat, le risque d’évoluer vers une pensée unique, un endoctrinement dangereux des populations, n’est pas à écarter. Le camp d’Alassane Ouattara vient de décider de lancer sa propre radio. C’est
sûrement dans l’optique de combler son retard en matière d’information et de communication avec les Ivoiriens de l’intérieur que cette décision a été prise. Une façon de faire contrepoids à ces médias pu blics, surtout audiovisuels. La fracture qui divise le pays s’aggrave d o n c . L a te n s i o n entre les deux camps est même montée d’un cran le 13 décembre aux alentours de l’Hôtel du Golf où se trouvent Alassane Ouattara et son équipe de gouvernement. Pendant ce temps, la pression de la communauté internationale sur le camp Gbagbo reste de mise. L’Union européenne vient de décréter des sanctions à l’encontre de ceux qui bloquent le processus. Outre les médias d’Etat, les médias proches des deux parties, surtout la presse écrite, font montre d’un certain zèle dans la défense de la position de leur mentor, et ce souvent envers et contre les règles les plus élémentaires de la
déontologie. Rien de ce qui peut faire mal à l’adversaire n’est négligé dans cette bataille fratricide. Des documentaires brûlants aux relents xénophobes sont diffusés, et des informations explosives publiées. Des horreurs qui ont heurté les consciences à travers le monde comme le génocide rwandais interviennent dangereusement dans la campagne de propagande de certains médias. Au regard de cela, on est fondé à penser que ces médias jouent un jeu vraiment dangereux. Il est vrai qu’on se trouve dans un contexte difficile, éprouvant pour les professionnels des médias. Face à ceux qui sont acquis à la cause de tel ou tel leader et qui prennent part, de ce fait, de façon active à la propagande, et à ceux qui, pour une raison ou pour une autre, collaborent, il y a ceux qui, pour des raisons d’éthique, refusent de faire telle ou telle chose et sont prêts à démissionner de leur poste en guise de protestation. Certes, les hommes de médias n’échappent pas aux réalités de l’environnement dans lequel ils évoluent. Ce sont des êtres humains avec leurs faiblesses, leurs choix pas toujours désintéressés, leurs calculs
Dessin de Boligán paru dans El Universal, Mexico.
égoïstes. Pour telle ou telle raison, les uns et les autres ne réagissent pas de la même façon, n’ont pas la même lecture des événements. Cela n’est pas une mauvaise chose en soi. Loin s’en faut. Ce principe de la pluralité des opinions est une valeur essentielle et salutaire en démocratie. Cependant, il faut savoir contenir ce pluralisme dans des proportions responsables, surtout lorsqu’on se trouve dans une situation aussi critique que celle qui prévaut en Côte d’Ivoire.
Ouattara va lancer sa station de radio. Reste à espérer qu’elle sera moins biaisée que les médias contrôlés par l’Etat En d’autres termes, il serait judicieux que les hommes de médias fassent preuve de grandeur d’esprit, de professionnalisme, même dans ce contexte d’adversité. Reste à espérer que les médias audiovisuels publics que Ouattara et les siens sont en train de mettre en place ne tombent pas, eux aussi, dans les mêmes travers que la RTI notamment. Toujours est-il que cette guerre des médias risque d’envenimer la situation et de conduire tout droit à un affrontement physique entre les protagonistes. Conscients de cela, les médias ivoiriens dans leur ensemble, et surtout ceux d’Etat, doivent faire preuve d’une hauteur de vue, de modération, bref, de responsabilité en ces heures graves que traverse le pays. Ils doivent faire œuvre utile en contribuant à apaiser les esprits et à trouver une issue pacifique et rapide à la crise.
Médias
Le chef rebelle et la radio pirate Alassane Ouattara, “président de la République du golf” [il a installé son gouvernement dans des locaux de l’Hôtel du Golf, à Abidjan], a décidé de pousser sa défiance à l’égard de l’Etat jusqu’à créer une radio pirate. Une radio qui émettait encore jusqu’au 12 décembre sur la bande 105.1 FM. Une radio pour faire la propagande du candidat malheureux à l’élection présidentielle, celui que Nicolas Sarkozy a décidé d’imposer à la Côte d’Ivoire
grâce à la complicité des Nations unies. D’ailleurs, la radio de ce “machin” [les Nations unies, selon le qualificatif du général de Gaulle] en Côte d’Ivoire s’est résolument mise à sa disposition pour faire sa propagande. La radio de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) devient ainsi une radio de guerre au lieu d’être une radio de paix. Non content de cette tribune que lui offre l’ONU, qui
l’a proclamé président de la République de l’hôtel des putschistes (RHDP) alors que le Conseil constitutionnel a investi Laurent Gbagbo président de la Côte d’Ivoire, Ouattara veut s’offrir une radio et bientôt une télé pour faire passer coûte que coûte ses messages. Il se raconte même qu’il veut faire brouiller les images de la télévision nationale avec l’aide de techniciens français et de l’ONUCI. Les autorités légales vont-elles le laisser faire ?
Ce n’est pas sûr. Selon nos informations, le Conseil national de la communication et de l’audiovisuel (CNCA) est en train de prendre toutes les dispositions pour interrompre cette radio pirate digne d’un chef rebelle. Exactement ce que Ouattara a fait dans les zones sous son contrôle, dans le nord du pays, où il a créé des télés pirates. Enfin il assume son rôle de chef rebelle. Coulibaly Zié Oumar Notre Voie Abidjan
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Le président du Ghana, John Evans Atta Mills, a donné le 15 décembre le coup d’envoi officiel de la production pétrolière du pays. Cette extraction offshore
Afrique
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devrait permettre au Ghana de renforcer une économie qui est déjà l’une des plus performantes du continent.
Ghana
Le journaliste est devenu l’un des hommes les plus célèbres du pays. Prenant modèle sur Günter Wallraff, il n’hésite pas à se mettre dans la peau des autres pour dénoncer les dysfonctionnements et amener des changements dans la société. The Atlantic Washington
L
’hôpital psychiatrique d’Accra occupe un grand terrain au cœur de la capitale ghanéenne. Il est entouré de murs jaunis surmontés de fil barbelé qui le font ressembler plus à un camp de travail qu’à une structure d’accueil pour des malades. En 2009, Anas Aremeyaw Anas a passé sept mois à surveiller l’endroit, déguisé d’abord en chauffeur de taxi, puis en boulanger. Le 20 novembre 2009 au matin, il s’est mis dans la peau de quelqu’un d’autre encore. Il s’est fait des dreadlocks et a mis une chemise noire avec des boutons. Trois de ces boutons, ainsi que sa montre, dissimulaient des caméras. Accompagné par un ami qui a prétendu être son oncle, Anas a passé la grille d’entrée en fer noir. Il a fait semblant d’être fou pour se faire interner. Aucun médecin, aucune infirmière ne se doutaient que ce nouveau patient, qui disait s’appeler Musa Akolgo, était en réalité le journaliste d’investigation le plus réputé du Ghana. Depuis dix ans, Anas a infiltré des dizaines de milieux et joué tous les rôles, de l’imam au policier véreux. Personne ou presque dans le pays ne connaît son visage. Sur Internet, les photos où il apparaît le montrent flouté ou masqué. Pour les besoins d’un article sur la prostitution infantile, il s’est fait embaucher comme concierge dans une maison close. Il a lavé les sols, changé les draps et ramassé les préservatifs usagés. Pour un autre reportage sur un réseau de proxénétisme chinois, il a revêtu un smoking et a joué les garçons d’étage dans un hôtel chic où le souteneur descendait avec ses prostituées. Les méthodes d’Anas sont plus que des astuces de professionnel de la plume. Il obtient des résultats. Les proxénètes chinois ont été arrêtés, jugés et condamnés à quarante et un ans de prison au total. Après ces deux articles, le département d’Etat américain l’a complimenté pour avoir “démantelé deux importants réseaux de traite d’êtres humains” et lui a décerné en juin 2008 le prix Heroes Acting to End Modern-Day Slavery [Héros qui agissent pour mettre fin à l’esclavage moderne]. Il
MAWULI KELLY TOFAH POUR COURRIER INTERNATIONAL
Anas Aremeyaw Anas, l’empêcheur de magouiller en rond
Anas Aremeyaw Anas se fait toujours photographier de dos. a ensuite reçu le prix Kurt Schork, de l’Institute for War and Peace Reporting, pour “un journalisme qui a contribué à faire changer les choses et à les améliorer”. Un peu plus tard, un comité comprenant Jimmy Carter, Kofi Annan et Desmond Tutu lui a remis le prix Every Human Has Rights [Chaque être humain a des droits]. Lorsque Barack Obama est venu au Ghana, en juillet 2009, pour sa première visite en Afrique subsaharienne, il a loué Anas, qui “risque sa vie pour faire connaître la vérité”, lors de son discours devant le Parlement ghanéen.
“Un visage très innocent” Les journalistes s’introduisent depuis longtemps dans des milieux interdits. En 1887, pour The World, de Joseph Pulitzer, Nellie Bly a prétendu être folle et a passé dix jours dans l’asile d’aliénés pour femmes de Blackwell Island, à New York. Elle a mangé de la nourriture avariée et s’est lavée avec des seaux d’eau glacée. “Je ne vois pas ce qui, à part la torture, peut rendre fou plus vite que ce traitement”, avait-elle alors écrit. Ses articles avaient entraîné une forte augmentation du budget alloué par New York aux prisons et aux hôpitaux psychiatriques. Mais à cause de la pression des restrictions financières et de la déontologie qui s’est développée au cours du XXe siècle, le journalisme d’investigation sérieux a presque disparu aux Etats-Unis. En 2007, Harper’s Magazine a publié un article intitulé Their Men in Washington: Undercover With DC’s Lobbyists for Hire
[Leurs hommes à Washington : infiltré chez les lobbyistes à gages du district de Columbia], pour lequel l’auteur, Ken Silverstein, s’était fait passer pour un conseiller du Congrès prêt à redorer l’image sinistre du Turkménistan. Ses méthodes ont fait couler beaucoup d’encre. “Quelle que soit la valeur du reportage, mentir pour le réaliser suscite autant d’interrogations sur les journalistes que sur leur sujet”, avait objecté Howard Kurtz, alors chroniqueur au Washington Post. Il s’en était suivi un débat entre des experts, des blogueurs et l’American Journalism Review sur l’endroit où se trouve la frontière entre écrire un article dans l’intérêt du public et conserver la confiance du public. Pour passionnantes qu’elles soient, Anas ne laisse pas ce genre de considérations intellectuelles le ralentir. Comme il me l’a dit sans rougir dans son bureau d’Accra au début de l’année, il n’avait jamais entendu parler de Nellie Bly ni de Howard Kurtz. Lorsque je lui ai demandé qui étaient ses modèles, il n’en a cité qu’un : Günter Wallraff. Le journaliste d’investigation allemand compte à son actif plus de quarante ans d’expérience dans la mise au jour de scandales [il a notamment publié Tête de Turc (éd. La Découverte, 1986) : il s’était fait passer pour un immigré turc]. Mais Anas a beau admirer Wallraff, il estime que le journalisme d’infiltration est plus difficile à Accra. “Je ne peux pas me contenter de faire mon reportage et aller dormir alors que je sais
que les institutions de mon pays ne vont pas s’occuper du problème”, déclare-t-il. Il parle d’une voix très douce, au point qu’on ne l’entend parfois presque pas. “Je ne peux pas donner au gouvernement l’occasion de dire que telle ou telle chose est un mensonge, poursuit-il. Ils adorent se défiler et réclamer des preuves. Alors je les leur apporte. Si je vous dis : ‘Cet homme a volé l’argent’, je vous donne la photo du jour où il l’a volé et je vous montre ce qu’il portait lorsqu’il l’a volé. Et, comme je connais le droit, je suis l’affaire pour m’assurer qu’il y a des poursuites.” Anas a en effet terminé ses études de droit en 2008, mais il n’a pas voulu passer l’examen d’avocat. Au cours d’un déjeuner au restaurant d’un hôtel de luxe à Accra, j’ai demandé à David Asante-Apeatu, un ancien chef de la police criminelle ghanéenne détaché au siège d’Interpol à Lyon, si Anas n’avait jamais interféré avec le travail de la police. Il a fait non de la tête. Anas préfère souvent agir seul, m’a-t-il dit, parce que, à l’instar de nombreux Ghanéens, il ne fait pas confiance à la police. “Je ne le lui
“Le séjour en psychiatrie, c’est une expérience que je n’avais jamais faite. Vous finissez par penser que vous êtes vraiment cinglé” reproche pas, a-t-il ajouté. C’est un héros.” Anas Aremeyaw Anas est né en 1978 à Accra, une ville côtière d’environ 2 millions d’habitants. Son père était militaire de carrière et sa mère infirmière. Il est grand avec des coudes osseux et il a l’air plutôt mou. Il se vante d’avoir “un visage très innocent”. Il affirme que, quand il n’a pas ses lunettes, personne ne se méfie de lui. Dès son plus jeune âge, il a montré un don certain pour le théâtre et les déguisements. Kojo Asante, président de la National Association of Pan-African Clubs, se souvient qu’Anas avait mis en scène des épisodes importants de l’histoire de l’Afrique lorsqu’il présidait le club de son école. “C’étaient des pièces sans chichi, mais Anas prenait les choses très au sérieux, raconte-t-il. Si vous lui donniez le rôle du rebelle, il allait chercher un costume et revenait transformé, prêt à jouer son personnage.” Le jeune homme a ensuite décidé d’entrer au Ghana Institute of Journalism. Il a choisi de faire son stage dans un journal d’Accra, The Crusading Guide (devenu The New Crusading Guide début 2009), et n’en est jamais parti (il est aujourd’hui 50
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 BURKINA FASO
Afrique
BÉNIN CÔTE D'IVOIRE
GHANA
T O G O
NIGERIA
Accra 400 km
Golfe de Guinée
Obolo (“le gros” en langue twi) est un patient et un trafiquant de drogue.
Francis, un patient de l’hôpital, à la fois consommateur et trafiquant de drogue.
Lors de ce reportage à l’hôpital, Anas Aremeyaw Anas a filmé des consommateurs d’herbe.
49 copropriétaire du périodique). Il devait effectuer des tâches administratives et de petits reportages. “Il était étudiant, nous ne voulions pas le stresser”, raconte Kweku Baaku, rédacteur en chef et deuxième copropriétaire du journal. A l’insu de Baaku et de tous les membres de la rédaction, Anas passait son temps libre avec les vendeurs ambulants d’Accra. Il arpentait un bout de route nationale à la périphérie de la ville pour vendre des cacahuètes aux automobilistes pris dans les embouteillages. La vente ambulante était interdite. Mais Anas a découvert que la police ne sévissait qu’au passage des voitures de VIP et de leur escorte. Lorsque Baaku a lu l’article, il n’en est pas revenu. “J’étais stupéfait qu’un garçon aussi jeune soit capable de mettre en place une stratégie journalistique de ce type, dit-il. Après cela, je l’ai encouragé à se charger de la rubrique Investigation du journal.” En 2006, Anas a écrit deux articles qui ont assis sa réputation de “croisé social”, comme l’a appelé un Ghanéen employé dans une ambassade étrangère à Accra. Pour le premier, il s’est fait embaucher à la chaîne dans une fabrique de gâteaux et a pris l’entreprise en flagrant délit d’utilisation de farine infestée de termites et d’asticots. Après la parution du reportage,
de commandement, avec des tables d’ordinateurs le long d’un mur et au milieu une grande table où l’équipe élabore ses stratégies, et le bureau d’Anas, décoré avec ses récompenses encadrées, des chèques géants (dont un de 11 700 dollars qui allait avec le prix de journaliste de l’année), et des photos de lui déguisé. Il a eu l’air embarrassé lorsque je lui ai parlé de Tiger Eye, en partie parce qu’il a conscience que le côté commercial de son activité le met sur un terrain dangereux du point de vue déontologique. Mais l’agence est aussi une importante source de revenus, sur lesquels il compte pour ses reportages au long cours pour la presse. Pendant les deux semaines que j’ai passées avec lui en janvier, il a été contacté par la BBC, l’émission 60 Minutes et des sociétés de surveil lance privées lui demandant s’il acceptait de mener des enquêtes pour eux. Une rémunération généreuse était offerte chaque fois. Trois jours après être entré à l’hôpital psychiatrique, Anas a repéré un agent de service du nom de Carter qui arrondissait ses fins de mois en vendant de la cocaïne, de l’héroïne et du cannabis aux patients. Ils se sont parlé en secret derrière le réfectoire. Carter débordait d’assurance et affirmait à Anas que, alors que les autres
EXTRAITS DU REPORTAGE D’ANAS AREMEYAW ANAS
L’hôpital psychiatrique d’Accra (la capitale du Ghana), où Anas Aremeyaw Anas s’est fait passer pour un malade mental.
la fabrique a été fermée. Pour le deuxième, il avait décidé d’exposer la corruption régnant dans le service des passeports, et il est allé jusqu’à fabriquer de faux papiers au nom du président et du chef de police. “Ces révélations ont plongé le pays dans le chaos”, raconte-t-il avec un sourire satisfait. Peu après, la Ghana Journalists Association le nommait “journaliste de l’année” (il a décroché trois fois le prix du meilleur journaliste d’investigation décerné par cette organisation). Parallèlement, le gouvernement se mettait aux passeports biométriques. Les appels à ses services n’ont pas tardé à dépasser ses capacités.
Agence d’investigation privée Certaines des missions qui lui étaient proposées ne relevaient pas du journalisme. Alors, l’année dernière, Anas a créé une agence d’investigation privée, qu’il a appelée Tiger Eye. Il a loué un local anonyme au troisième et dernier étage d’un immeuble situé de l’autre côté de la ville, où une poignée de ses meilleurs reporters travaillent avec des employés de Tiger Eye. Il est difficile de savoir où se termine une opération et où commence l’autre. Mais elles font toutes partie du champ d’investigation d’Anas. L’espace de travail est divisé en deux sections : une sorte de salle
dealers pouvaient se faire prendre à tout instant, il ne risquait rien avec lui. Si les clients payaient plus cher avec lui, disaitil, c’était à cause de sa “personnalité”. Anas lui a acheté un peu de cocaïne. Il a enregistré la transaction avec sa caméra bouton. Il a recommencé plusieurs fois, mais s’est dit que Carter allait finir par se méfier s’il achetait de la drogue et ne la consommait jamais. Alors, pour le bien de son enquête, Anas, qui ne boit jamais d’alcool, a commencé à se shooter. Mais il y avait un problème. Il savait que, s’il se faisait interner, on allait lui prescrire des calmants, alors il a demandé à quatre médecins coopératifs comment neutraliser leurs effets. “Si j’entre là-dedans et que je passe mon temps à dormir, je n’aurai pas de reportage”, leur at-il expliqué. L’un des médecins lui a dit qu’une dose régulière de caféine sous forme de pilule pouvait marcher, mais pour un temps limité. Il n’avait pas pensé qu’il devait aussi demander comment le hasch, le smack et la coke interféreraient dans ce mélange. Cinq jours après son arrivée à l’hôpital, Anas a envoyé un SMS de détresse à ses médecins. Son corps commençait à avoir des ratés : il ne sentait plus sa langue et restait assis immobile pendant des heures. “J’ai fait des reportages où il y avait des armes,
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 Le Ghana est l’une des démocraties les plus solides d’Afrique subsaharienne. John Atta Mills a été élu à la présidence en décembre 2008
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lors d’un scrutin très serré. Son rival, Nana Akufo-Addo, le candidat du parti au pouvoir, avait reconnu publiquement sa défaite.
La fausse identité d’Anas Aremeyaw Anas lors de son hospitalisation pour troubles psychiatriques.
L’usage de drogue n’est pas limité aux patients. Les infirmiers sont eux aussi très impliqués dans le trafic et la consommation.
raconte-t-il, mais là j’ai senti la menace dans mon corps. C’était une expérience que je n’avais jamais faite. Plus rien de ce que vous voyez ne vous paraît normal. Vous finissez par penser que vous êtes vraiment cinglé.” Il a demandé une autorisation de sortie, prétextant un enterrement auquel il devait se rendre dans le nord du pays. Il a passé le portail en fer noir en titubant. Une voiture l’attendait, conduite par l’un des médecins. Il l’a emmené sur-le-champ dans un endroit sûr et on l’a mis sous intraveineuse. Anas a repris des forces pendant trois jours, puis il est retourné à l’hôpital. Son reportage a été publié le 21 décembre dans The New Crusading sous le titre “Undercover Inside Ghana’s Mad House” [Infiltré dans un asile d’aliénés du Ghana]. A midi, il ne restait plus un seul exemplaire en vente (il en sort en moyenne 8 000 par
son rédacteur en chef, pour le complimenter. Un conseiller du président lui a adressé un mot avec 1 000 cedis [un peu plus de 500 euros] glissés à l’intérieur. Certaines réactions ont été plus tièdes. George Sarpong, directeur exécutif de la National Media Commission [une instance de régulation ghanéenne], m’a confié que son organisation et lui-même applaudissaient généralement le travail d’Anas, mais nourrissaient néanmoins quelques “réserves sur ses méthodes”. Kwesi Pratt, rédacteur en chef d’Insight, un quotidien plutôt de gauche, se demande si Anas ne préfère pas être un superhéros, avec tout ce qui va avec, plutôt qu’un simple homme de plume. “Nous ne sommes pas des enquêteurs de police, ni des agents secrets, insiste-t-il. Nous sommes des journalistes. Nous consignons le premier brouillon de l’Histoire. Notre travail comporte
jour du lundi au vendredi). Un documentaire de trente minutes a été diffusé par la suite sur TV3, une chaîne privée ghanéenne. Les images ont fait scandale : elles montraient des agents de service vendant de la drogue à l’intérieur de l’hôpital, des malades livrés à eux-mêmes qui récupéraient de quoi manger dans les poubelles et un patient mort qui est resté étendu dans un caniveau pendant plusieurs jours. Les employés ont fini par enlever le cadavre et l’évacuer dans la camionnette qui servait à transporter les provisions.
Des réserves sur ses méthodes Anas a participé sous un déguisement à plusieurs émissions de télévision et de radio. Le président de la Cour suprême du Ghana lui a envoyé une lettre de félicitations, et le vice-président a appelé Baaku,
un peu d’investigation, mais à partir d’un certain point cela devient de l’aventure imprudente. Le journalisme n’est pas une mission à la James Bond.” Je suis retourné au bureau d’Anas et lui ai demandé si son but était d’attraper les criminels ou de mettre fin à la criminalité. Certes, Carter allait perdre son emploi d’agent de service. Mais le directeur de l’hôpital, voire le ministre de la Santé, n’étaient-ils pas responsables ? “La décision de faire tomber ceux qui sont tout en haut ne m’appartient pas”, a-t-il répondu. Notre conversation a glissé vers le scandale de la prison d’Abou Ghraib. “Personne n’allait surprendre Rumsfeld en train de tabasser un prisonnier, a-t-il expliqué. Alors, dans ces caslà, on montre ceux qui sont en bas. Puis on laisse l’opinion publique désigner les ultimes responsables.” Nicholas Schmidle
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 “La zone euro a une chance sur cinq de survivre”, s’inquiète le Centre for Economics and Business Research. Selon cet institut britannique de conjoncture, “le maintien de l’euro imposerait aux pays les plus faibles de la zone une baisse du niveau de vie
Economie
d’une ampleur jamais vue en période de paix dans l’histoire moderne”. De leur côté, 55 économistes interrogés par The Wall Street Journal estiment qu’il y a une chance sur trois pour qu’un pays sorte de la zone euro d’ici trois ans.
Budget
“Les politiques d’austérité sont vouées à l’échec” Si l’on veut redresser à terme les finances publiques, il vaut mieux miser sur des plans de relance que sur des coupes budgétaires, affirme un économiste australien.
Dessin
an permettent de rembourser un emprunt de 20 milliards de dollars. Suivant la même logique, une réduction durable du déficit budgétaire équivalant à 0,5 % du PIB a la même valeur actuelle qu’une forte diminution des dépenses équivalant à 10 % du PIB sur un an. L’écart est encore plus net quand les effets multiplicateurs négatifs des importantes réductions budgétaires sont pris en compte [car elles entraînent une baisse du revenu des ménages, donc de leurs dépenses, ce qui ralentit la croissance du PIB].
de Vlahovic, Serbie.
Primes de risque
Financial Times (extraits) Londres
A
près un bref épisode de relance keynésienne au début de la crise financière, les pays développés tentent désormais de réduire au plus vite leur déficit, malgré un chômage élevé et une économie déprimée. “Austérité” est désormais leur mot d’ordre. Cela semble marquer un retour au statu quo antérieur, de l’époque où le soutien de l’économie par les dépenses publiques était méprisé et où les agences de notation financière exhortaient les gouvernements à rééquilibrer les comptes publics. Pourtant, les idées qui ont inspiré les politiques en vigueur avant la crise sont totalement discréditées, même si elles survivent aujourd’hui sous forme de zombies incarnés par les hypothèses de travail des responsables et des commentateurs. Parmi celles-ci, l’une des principales et des plus manifestement erronées est la prétendue “grande modération”. Selon cette thèse, nous étions depuis le milieu des années 1980 [et jusqu’à la crise, qui n’était qu’un accident], dans une période de stabilité permanente de la production, du chômage et d’autres variables économiques. De ce fait, la politique monétaire à elle seule permettait d’assurer un niveau optimal de stabilité macroéconomique, et la politique budgétaire devait se concentrer sur l’équilibre des finances publiques. La grande modération s’appuie sur l’hypothèse de l’efficacité des marchés
financiers, selon laquelle les prix fixés par ces marchés représentent la meilleure estimation possible d’un actif. Par conséquent, les bulles financières sont impossibles, et la déréglementation contribue à stabiliser l’économie réelle.
Un cas de force majeure Ces idées ont été à l’évidence battues en brèche tant par la crise que par le succès des vigoureux plans de relance mis en œuvre très tôt en Australie, au Canada et en Chine. Même aux Etats-Unis, les quelques mesures prises par le gouvernement Obama ont prévenu une récession encore pire.
Au lieu de présenter des arguments cohérents, les tenants de l’austérité invoquent un cas de force majeure*. A l’évidence, affirment-ils, un pays comme l’Irlande n’a pas le choix : il ne peut pas remettre à plus tard la réduction de son déficit et encore moins adopter un plan de relance. Pour les faucons de la rigueur, ce raisonnement s’applique en fait à tous les Etats. Mais en réalité, pour l’Irlande, il est déjà trop tard. Si ses sauveteurs [Fonds monétaire international et Fonds européen de stabilité financière] sont raisonnables, ils s’attacheront avant tout à améliorer de manière structurelle [et progressive] la situation budgétaire du pays au lieu d’exiger des économies immédiates. Il est possible de comparer précisément le redressement à court et à long terme du solde budgétaire en utilisant la notion de valeur actualisée. Celle-ci reflète le montant de la dette, à un taux d’intérêt donné, dont le service peut être assuré avec un flux de revenus donné [les impôts]. Ainsi, avec un taux d’intérêt à 5 %, 1 milliard de dollars de recettes par
Pour les pays dont l’économie est déprimée mais dont l’endettement reste gérable, et qui peuvent emprunter à de faibles taux d’intérêt, la rigueur n’a aucun sens. Elle ne peut que dans de rares cas faire la différence entre solvabilité et défaut de paiement (ou sauvetage) : l’endettement doit être suffisamment important pour justifier des coupes budgétaires immédiates, mais suffisamment faible pour que celles-ci puissent, à elles seules, redresser les comptes publics. L’incapacité des politiques d’austérité à rétablir la confiance des marchés – ce qu’elles étaient pourtant censées faire – traduit cette logique intrinsèque. Les primes de risque imposées aux Etats lourdement endettés qui émettent de nouveaux emprunts resteront élevées aussi longtemps que la rigueur demeurera leur priorité. Les politiques d’austérité et les idées zombies qui les inspirent sont vouées à l’échec. Nul ne sait encore ce qui les remplacera. John Quiggin** * En français dans le texte. ** Ce professeur d’économie de l’université du Queensland, en Australie, vient de publier Zombie Economics: How Dead Ideas still Walk Among Us [Zombies économiques : comment les idées mortes errent toujours parmi nous], Princeton University Press.
Divergences
Les Etats-Unis et l’Europe adoptent des stratégies opposées Alors que le président Obama vient de négocier avec les républicains un compromis sur les réductions d’impôts qui va encore gonfler la dette nationale de plusieurs centaines de milliards de dollars, les dirigeants européens appliquent de leur côté des politiques d’austérité parfois draconiennes, avec réduction des dépenses publiques et hausses d’impôts. Ces deux stratégies sont menées au nom de la croissance. L’une et l’autre peuvent-elles être efficaces ? Si les critiques à l’égard des Etats-Unis sont modérées
– l’Allemagne reproche simplement à Washington de sous-estimer le coût à long terme de son laxisme monétaire et de son endettement croissant –, la politique européenne soulève en revanche de nombreux doutes. Selon les spécialistes, le plan de sauvetage de l’Irlande pourrait se retourner contre les pays européens, qui risquent d’être affectés par une croissance faible pendant plusieurs années et d’avoir à faire des choix difficiles en matière sociale. L’économie européenne dans son ensemble pourrait entrer
dans une nouvelle période de crises successives. Les dirigeants américains, inquiets à l’idée qu’une Europe affaiblie puisse mettre en péril la santé de l’économie mondiale, ont invité à plusieurs reprises l’Europe à réagir plus rapidement afin de lutter contre la menace d’insolvabilité pesant sur les pays les plus fragiles. Le directeur du FMI, Dominique Strauss-Kahn, s’est joint au chœur des critiques. Jugeant trop “fragmentaires” les efforts européens, il a appelé les gouvernements de l’Union à s’accorder sur un véritable plan
de relance. A l’inverse, même les plus méfiants à l’égard de la politique de Washington reconnaissent que la reprise américaine est indispensable à la bonne santé de l’économie mondiale et doit être préservée, même s’il faut pour cela creuser les déficits. Comme il s’agit de la plus grande économie au monde, il est peu probable, à court terme, que les Etats-Unis échouent à emprunter ce dont ils ont besoin. Ainsi, tout en exprimant leur scepticisme quant à l’efficacité de l’injection par la Réserve fédérale (Fed) de liquidités dans l’économie
américaine, des économistes européens de l’OCDE viennent d’estimer que cela valait quand même la peine d’essayer. De son côté, la Banque centrale européenne (BCE), quoique indépendante, est néanmoins influencée par la peur de l’inflation en Europe. Surtout, à la différence de la Fed, la BCE n’a pas pour mandat explicite de stimuler l’emploi et il lui est plus difficile d’injecter des centaines de milliards d’euros dans l’économie. Howard Schneider, The Washington Post (extraits), Etats-Unis
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010
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Economie Crise
Islande qui rit, Irlande qui pleure Les deux îles ont été entraînées dans la récession par les excès de leurs banques. Mais l’une est dans la zone euro, l’autre pas. Et cela fait toute la différence. The Daily Telegraph (extraits) Londres
L
’économie islandaise a progressé de 1,2 % au troisième trimestre et la reprise devrait se confirmer en 2011. Le pays sort ainsi d’une profonde récession imputable aux “nouveaux vikings”, les dirigeants des banques Landsbanki, Glitnir et Kaupthing, qui ont provoqué l’effondrement du système financier islandais en septembre 2008. A l’instar de l’Irlande, dont les banques se sont également livrées aux pires excès, l’Islande a vu son PIB reculer d’environ 11 % [en deux ans], mais dans un contexte d’inflation qui entraîne une dévaluation
de ses emprunts. L’Irlande, elle, est soumise au régime déflationniste de l’Union monétaire européenne qui alourdit le poids de sa dette. Le déficit budgétaire islandais atteindra 6,3 % en 2010, avant de laisser place à un excédent. Celui de l’Irlande s’établira à 13 % (32 % avec le renflouement des banques) et ne devrait guère s’améliorer en 2011. La crise n’a pas non plus frappé partout avec une égale brutalité. En Irlande, le taux de chômage atteint 14,1 %, tandis que dans le pays nordique, après un pic de 9,7 %, il est retombé à 7,3 %. Les Islandais sont sortis de l’ornière, estime le Fonds monétaire international (FMI), en saluant la capacité de leur gouvernement à préserver “le précieux modèle nordique de protection sociale”. “La récession s’est révélée moins profonde que prévu”, constate Mark Flanigan, chef de mission du FMI. L’endettement culminera à 115 % du PIB avant de descendre à 80 % en 2015, tandis que celui de l’Irlande s’aggravera durant les trois prochaines années, jusqu’à 120 %.
Ólafur Grímsson, le président islandais, a fait grincer des dents à Bruxelles en mettant le redressement plus rapide de son pays sur le compte de son refus de rembourser ses créanciers, pour la plupart étrangers. “La différence est qu’en Islande nous avons laissé les banques faire faillite, a-t-il expliqué. C’étaient des institutions privées ; nous n’y avons pas injecté de l’argent pour les maintenir à flot. L’Etat n’a pas à assumer cette responsabilité.” Un peu plus tôt, l’Union européenne avait exclu qu’une décote soit imposée aux investisseurs en Irlande – c’était l’une des conditions posées au prêt de 85 milliards d’euros octroyé à Dublin. Il faut néanmoins faire attention lorsque l’on compare les banques irlandaises et islandaises. L’Islande est un pays minuscule, qui pourrait fort bien refuser d’honorer des dettes équivalant à 900 % de son PIB sans provoquer une crise mondiale. L’économie irlandaise est douze fois plus importante. Ses banques entretiennent avec leurs homologues allemandes, néerlandaises, belges et bri-
tanniques des liens étroits, ce qui rend ce réseau très vulnérable. Mais les banques ne sont pas tout. Selon le Prix Nobel d’économie Paul Krugman, l’Islande s’est relevée plus vite parce qu’elle n’a jamais adopté l’euro. “Elle a fortement dévalué sa monnaie et imposé un contrôle des capitaux. Il s’est alors passé quelque chose d’étrange : bien qu’elle ait traversé la pire crise financière de l’Histoire, elle a été bien moins lourdement sanctionnée que d’autres nations.” Deux ans plus tard, la couronne islandaise a perdu 30 %, les fonderies d’aluminium tournent à plein régime pour satisfaire la demande étrangère, tandis que les produits locaux ont remplacé les légumes exotiques et autres tomates de serre importés. Morale de l’histoire : si le choc d’une dévaluation peut déclencher une crise violente – et sur le coup très douloureuse –, une politique de rigueur et de déflation par la dette finit par causer plus de dégâts. Ambrose Evans-Pritchard
Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 Diffusée depuis le 15 novembre 2010 sur le site d’Arte, Addicts est une série française réalisée spécialement pour la Toile. Elle a été imaginée par l’écrivain Vincent Ravalec. Dans un quartier
Médias
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de la banlieue de Bordeaux, quatre jeunes au passé difficile sont contactés pour participer à un coup monté qui leur permettra de toucher 15 millions d’euros. http://addicts.arte.tv/fr
Internet
Pour les séries, passez sur la Toile Grâce à l’amélioration des techniques de distribution, les films réalisés pour le Net connaissent un engouement croissant. The New York Times New York
DR
S
i vous êtes amateur de séries, vous pouvez regarder La Guilde, une parodie des jeux de rôle en ligne avec Felicia Day, dont la quatrième saison vient de s’achever, ou encore Web Therapy, de et avec Lisa Kudrow [actrice connue pour son rôle dans Friends], qui en est à sa troisième saison. Mais vous n’avez probablement rien lu ni rien entendu sur ces séries ailleurs que sur la Toile. Et pourtant tous les jours des séries apparaissent sur Internet, des centaines de titres, des milliers d’épisodes : fictions, comédies, “webisodes” qui accompagnent les séries télé, dessins animés, talk-shows, realityshows, magazines d’information, documentaires – un univers parallèle avec moins de moyens mais plus réactif que la télévision et les films. La série de Lisa Kudrow en est déjà à son 48e épisode et c’est une vraie réussite. Elle y incarne le personnage de Fiona Wallace, une psychothérapeute en ligne aussi déjantée qu’incapable. Le principe de la série est de diviser l’écran en deux parties pour nous permettre de voir ses conversations sur iChat. On la voit ainsi discuter de la sexualité de son mari avec sa psy, interprétée par une Meryl Streep au mieux de sa forme. “On ne peut pas vraiment parler de sexualité déviante”, lâche-t-elle avant de
Fiona Wallace alias Lisa Kudrow (à gauche) expose ses problèmes de couple à sa psy interprétée par Meryl Streep (à droite). révéler que le mari de Fiona s’est montré plus enthousiaste devant une photo de David Hasselhoff que devant une photo de Fiona nue. Ensuite, elle doit faire une pause parce que son soutien-gorge a lâché. La production canadienne Riese n’est pas une nouvelle série. Cinq des dix épisodes ont été diffusés l’année dernière sur KoldCast.tv. Chose intéressante, sa nouvelle diffusion sur Syfy.com est de toute évidence un test pour la télévision. Syfy veut voir si Riese peut suivre le chemin tracé par Sanctuary, passé d’Internet aux chaînes câblées en 2008 (dix épisodes de neuf minutes, avec des publicités, représentent un pilote de deux heures) et au cas où vous en douteriez encore, Amanda Tapping, la star de Sanctuary, est la narratrice de Riese. Cette série marque la résurgence
actuelle de l’esthétique steampunk issue de la science-fiction occidentale et qui est ensuite passée à l’animation japonaise et aux mangas pour revenir en force dans la culture de masse occidentale “technoïde”. Ce mélange visuel d’époque victorienne et de révolution industrielle avec un univers de science-fiction ou de fantaisie à la Tolkien est représenté dans Riese par des énormes lunettes et des coiffes délirantes, et quelques bateaux semblables à des ballons dirigeables qui flottent dans les airs. Christine Chatelain, une beauté gracile qui a également joué dans Sanctuary est un peu morose, à l’instar du personnage qu’elle incarne. Elle est somme toute assez convaincante dans ce rôle d’action où une princesse en exil est contrainte à se battre pour survivre. Sanctuary avait réussi à
pousser jusqu’à une troisième saison malgré sa médiocrité et son côté légèrement addictif. Cela signifie que la barre n’est pas trop haute pour Riese. La chaîne Showtime continue d’offrir une série de webisodes animés pour accompagner la série Dexter [diffusée en France sur Canal+ et TF1]. Les six épisodes de deux ou trois minutes de Dark Echo racontent chaque fois une histoire complète, qui commence avec l’enterrement du père adoptif de Dexter, Harry. La narration, qui était déjà une des faiblesses de la série télévisée, est ici mortelle. Compensation : les trois premiers épisodes sont dessinés par l’artiste Bill Sienkiewicz, à qui l’on doit notamment Elektra: Assassin. Il y a de véritables perles dans les épisodes de Real Housewives et de Cops sur le site de diffusion Hulu.com. Sa chaîne Criterion Collection a été lancée en février avec Zatoichi, la série de films de sabre, mais ils viennent d’ajouter à leur offre Salesman, le célèbre documentaire datant de 1968 [sur des vendeurs de bibles] d’Albert et David Maysles et Charlotte Zwerin (hulu.com/salesman). Dans un style complètement différent, Hulu met en ligne des épisodes de la série d’animation Princess Jellyfish (Kurage Hime), d’après un shojo (manga pour filles) qui a raflé plusieurs récompenses et raconte la vie d’un groupe de jeunes filles introverties partageant un appartement avec un travesti [diffusé en France sur Kaze Play]. Ces épisodes sont diffusés plus ou moins en même temps que sur la chaîne Fuji TV au Japon. De nouveaux épisodes sont disponibles tous les jeudis sur hulu.com/princess-jellyfish. Mike Hale
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Courrier international | n° 1050 | du 16 au 21 décembre 2010 L’exploitation des animaux ne se limite malheureusement pas à la Thaïlande et au Laos dans la région. Le 1er avril 2010, sous le titre “La bile d’ours, un business très rentable”, le numéro 1013 de Courrier
Ecologie
international consacrait une page tirée du quotidien vietnamien Thanh Niên au martyr des ours noirs dans les fermes vietnamiennes pour alimenter le commerce des remèdes traditionnels sud-coréens.
Polémique
Les bonzes, les tigres et les touristes Le rapport d’une ONG pose des questions inquiétantes sur le sort des félins qui vivent en captivité dans un temple thaïlandais très fréquenté par les visiteurs étrangers. South China Morning Post Hong Kong ux yeux de nombreux touristes, le temple du Tigre, à trois heures de route à l’ouest de Bangkok, en Thaïlande, est un sanctuaire. Les grands félins sauvés des mains des trafiquants et des taxidermistes se dorent au soleil, apparemment heureux. Ils sont unis par un lien spirituel aux bonzes, qui tentent vaillamment de préserver leur espèce, en grand danger d’extinction. D’autres, notamment les organisations de protection de l’environnement et de défense des animaux, considèrent le temple, où les religieux promènent les félins en laisse et où les touristes sont encouragés à caresser les bébés tigres, comme un simple cirque. A les en croire, les bêtes, maltraitées, exploitées, entassées les unes sur les autres, se reproduisent de manière incontrôlée, dans un but lucratif et non de préservation. “Le temple est bâti sur des mensonges”, dénonce Sybelle Foxcroft qui, après avoir travaillé un temps sur le site comme bénévole, a cosigné un rapport publié en 2008 par l’organisation non gouvernementale Care for the Wild International (CWI). Le temple du Tigre – Wat Pha Luang Ta Bua en thaï – se trouve dans la province de Kanchanaburi, à une demi-heure en voiture d’une autre attraction touristique, le pont de la rivière Kwaï. Les billets d’entrée sont vendus à l’intérieur d’un bâtiment délabré, situé près de l’entrée principale. D’un prix de 500 bahts [environ 12 euros], ils comportent une déclaration à caractère légal : “Je suis conscient du fait que de nombreux animaux se trouvent dans l’enceinte du temple, qu’ils ont vécu à l’état sauvage et qu’ils peuvent ne pas être apprivoisés.” Une dizaine de tigres adultes marchent lentement sous les arbres, attachés à de grosses et courtes chaînes, chacun sous la conduite de deux ou trois gardiens thaïs. Le bonze supérieur fait son apparition. Phra Acharn Phusit Chan Khantitharo est un petit homme âgé de 59 ans au crâne rasé, le nez chaussé d’épaisses lunettes. Son arrivée donne le signal des “promenades”. Des groupes de 15 touristes se mettent en marche, chacun sous la houlette d’un moine tenant un tigre en laisse. Chacun peut toucher le dos de la bête pendant qu’un membre du personnel prend la scène en photo. Au “canyon”, une carrière abandonnée qu’on a dotée d’une cascade artificielle et de quelques arbres,
PATRICK BROWN/PANOS-RÉA
A
Au temple du Tigre, les félins servent d’animaux familiers pour le plaisir des touristes. Richie Stevenson, électricien de 37 ans originaire du Queensland, en Australie, prend les choses en mains. “OK, messieurs dames, asseyez-vous”, lance t-il. Les tigres, enchaînés au sol, paraissent apathiques, somnolents. Stevenson a le plus grand mal à dissiper les soupçons de sédation. “Nos animaux viennent de manger, ils ont fait un peu d’exercice, leur métabolisme s’est ralenti et ils vont faire une bonne sieste.” Chacun a le droit, sans supplément, de prendre la pose à leur côté. Mais il est également possible d’opter pour ce que Stevenson appelle une “photo spéciale”. Contre une contribution de 1 000 bahts, les touristes peuvent se faire photographier avec un tigre étendu, la tête posée sur leurs genoux.
Brutalités quotidiennes Dans son rapport, CWI soutient que les félins subissent “de graves sévices destinés à les rendre plus dociles, afin qu’ils puissent faire leur numéro devant les visiteurs”. Les mauvais traitements consistent en coups de toutes sortes – pied, poing, fouet, bâton – voire jets de pierres. Athithat Srimanee, directeur de la fondation chapeautant le temple, reproche aux enquêteurs de l’ONG leur manque d’objectivité et nie en bloc les actes de maltraitance. “Tirer la queue et donner des coups sur la tête sont des moyens classiques de faire obéir un tigre”, a-t-il expliqué au journal thaïlandais The Nation. “C’est exactement la même chose que pour le dressage des chiens ou des éléphants. Il faut qu’ils subissent une certaine douleur physique pour apprendre à poser
pour les photos.” Sam et Alex (ce sont des pseudonymes), des Occidentaux qui, à eux deux, possèdent trois ans d’expérience dans le temple, comptent parmi la dizaine de bénévoles étrangers recrutés par la méthode du bouche-à-oreille ou après une visite en tant que touristes. “Notre présence est un gage de respectabilité pour le temple”, reconnaît Sam. Les bénévoles sont des amis des bêtes qui adorent s’occuper des tigres, mais le traitement subi par les félins les met mal à l’aise. “Les brutalités sont quotidiennes, rapporte Sam. Il y a un an, les violences étaient moins flagrantes. Maintenant, ils ne se gênent plus devant les touristes.” Le personnel positionne les tigres pour les photos souvenir en les tirant par la queue, ce qui, dénonce le rapport du CWI, entraîne des lésions vertébrales, voire la paralysie. Lorsqu’on lui parle de cela, Somchai Visasmongkolchai, le vétérinaire maison, éclate de rire. “Regardez-les”, rétorque-t-il en montrant les animaux enchaînés au sol de la carrière. “En voyezvous un seul qui soit paralysé ?” Mais d’autres accusations – par exemple, que l’argent donné par les visiteurs pour soigner les animaux sert en réalité à d’autres fins – sont plus difficilement réfutables. Stevenson annonce aux visiteurs que les recettes des “photos spéciales” sont destinées à Tiger Island, l’île aux Tigres. “C’est un nouvel habitat que nous créons pour tous nos félins, explique-t-il. Sa construction est à 90 % réalisée.” Mais le projet laisse certains sceptiques. Le chantier de cinq hectares a été lancé en 2003. Selon le site Internet du temple, le prix
d’entrée au temple du Tigre est passé de 300 à 500 bahts en 2005 pour “accélérer les travaux”. En 2008, une brochure officielle du temple les annonçait déjà comme à 90 % achevés, pour un montant de 60 millions de bahts [1,5 million d’euros]. A ce jour, 65 millions de bahts ont été dépensés, au dire même de Somchai. Cela avance ? “C’est terminé à 90 %.”
Marketing du bébé tigre Les recettes des billets d’entrée servent à payer la nourriture des animaux, les salaires et l’entretien des lieux, ainsi que les impôts, énumère Somchai. Mais les revenus tirés des photos spéciales ont été consacrés à diverses causes, dont beaucoup n’ont rien à voir avec le bien-être des tigres. De l’aveu de Somchai, le temple a récemment fait un don de 1 million de bahts à un moine thaï vénéré, versé une aide de 100 000 bahts aux victimes du séisme en Haïti et acheté, pour 700 000 bahts, du café, des sous-vêtements et, pour reprendre les termes du temple, “d’autres produits indispensables pour équiper” les policiers et les soldats qui combattent les insurgés musulmans dans le sud du pays. Pendant ce temps, Stevenson se lamente devant les touristes sur ses difficultés à réunir les fonds nécessaires pour s’occuper des tigres vivant sur le site, dont la population a triplé en quatre ans… Selon Sam, 27 animaux adultes vivent dans 18 cages d’environ trois mètres sur six chacune. “Ils y sont enfermés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.” De nouvelles cages sont en cours de
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Sciences Zoologie construction, mais elles sont encore plus petites. Mme Foxcroft pense que le bonze supérieur a créé un élevage de tigres. Je lui ai donc posé la question durant notre bref entretien. Il m’a répondu que le temple laissait faire la nature, tous les animaux étant libres de se reproduire. “Lorsqu’une femelle est en chaleur, que voulez-vous que je fasse ?” demande-t-il en riant. Ce laxisme aggrave la surpopulation, et donc les conditions de vie des tigres. Mais il génère également la plus grosse source de revenus : les bébés tigres. Quatre fois par jour, par groupes de dix personnes au maximum, les touristes peuvent les caresser, jouer avec eux. Ces séances rapportent chaque jour l’équivalent d’environ 1 000 euros, estime Sam. Le matin, les visiteurs peuvent également nourrir au biberon les petits, au cours d’un programme qui dure quatre heures. Il leur en coûte 5 000 bahts [125 euros].
Des autorités complaisantes Une autre accusation portée par CWI – le trafic illégal de tigres – est difficile à prouver. Les religieux démentent catégoriquement. Les militants prétendent aussi qu’un mâle de 10 ans nommé Mek a disparu il y a environ cinq ans. Où se trouve-t-il ? Par deux fois, Somchai refuse de répondre lorsque je lui pose la question, avant que finalement je lui demande : “Mek est-il mort ?” “Oui”, finit-il par me dire. “Les autorités ont été prévenues.” Mais Fiona Patchett, une élève vétérinaire néo-zélandaise, n’a jamais entendu parler de ce prétendu décès. Elle travaillait comme bénévole, alors que le site ne comptait encore que douze tigres, quand Mek a disparu. “Il s’est volatilisé du jour au lendemain. Je voulais le voir avant qu’il parte, mais le bonze supérieur m’a dit : ‘Non, on l’a chargé dans un camion et il est parti. On l’a envoyé dans un élevage de tigres au Laos.’ A l’époque je croyais qu’il s’agissait d’un commerce légal”, se rappelle la jeune femme. Ce n’est que plus tard qu’elle a appris que faire franchir les frontières à un tigre constitue une infraction au droit aussi bien thaïlandais qu’international. Mek ne serait qu’un tigre parmi d’autres au cœur d’un trafic clandestin entre le temple et un élevage laotien, accuse CWI. Il ne sera pas facile de réduire au silence les détracteurs du temple. Mais cela n’a finalement aucune importance tant que les autorités thaïlandaises donnent tacitement leur bénédiction au site et que les touristes continuent à venir. Il en est de même pour les agences de voyages, qui ferment les yeux. Ainsi, Expedia.co.uk propose à ses clients de “rencontrer face à face des tigres vivant en harmonie avec les moines” moyennant 110 livres [130 euros]. “Toucher un tigre constitue une expérience extraordinaire, mais les touristes devraient prendre conscience de ce que l’animal subit pour leur procurer ce plaisir, plaide Fiona Patchett. La plupart des gens qui se rendent au temple n’en ont que faire. Tout ce qui les intéresse, c’est la photo souvenir.” Andrew Marshall
Les mamies, battantes et batailleuses La ménopause s’explique a priori mal dans une perspective évolutionniste. Pourtant, elles n’est pas circonscrite au genre humain. Pour le plus grand bien de certaines espèces. The Economist Londres
A
u sens évolutionniste le plus strict, la reproduction est la seule vraie mesure de la réussite. La ménopause, en ce sens, constitue une authentique énigme : chez de nombreuses espèces, y compris l’humaine, les femelles cessent de procréer des dizaines d’années avant de mourir. C’est incompréhensible en termes de théorie de l’évolution puisque cela limite le nombre de descendants qu’elles peuvent générer. Une explication proposée est qu’une telle période d’infertilité peut permettre à une femelle de s’occuper d’un plus grand nombre de petits. Si cette hypothèse est populaire, il est difficile de l’étayer avec précision, d’autant que, parmi les mammifères, la ménopause ne concerne guère que les humains et certains cétacés à dents. Rufus Johnstone, de l’université de Cambridge, s’est penché sur la question à l’aide d’un modèle informatique. Chez de nombreuses espèces, les mâles quittent le groupe lorsqu’ils arrivent à maturité, tandis que les femelles, elles, restent. Avec pour conséquence qu’à chaque nouvelle génération des mâles externes apportent de nouveaux gènes. En moyenne donc, sur le plan génétique, plus les femelles sont vieilles, moins elles ont de liens avec le groupe. Ce qui réduit l’intérêt d’aider d’autres femelles à élever leur progéniture. En revanche, lorsque des femelles sexuellement matures quittent leur groupe pour rejoindre un clan de mâles (comme nos ancêtres l’ont sans doute fait), elles sont de plus en plus liées à ce nouveau groupe car leurs descendants représentent une proportion de plus en plus importante de la communauté. Enfin, lorsque les deux sexes cherchent des partenaires à l’extérieur mais qu’ils retournent les élever au sein de leur groupe d’origine (comme le font les baleines), plus les femelles sont vieilles, plus le bénéfice qu’elles obtiennent en proposant leur aide est important au sens de la théorie de l’évolution. Les données de M. Johnstone montrent donc que, en dépit des différences entre les deux espèces, la stérilité des grands-mères présente un intérêt chez les humains comme chez les baleines. Dans l’humanité, les femelles âgées apportent de la nourriture supplémentaire et des compétences pour élever les petits. Chez les cétacés, les matriarches peuvent guider la famille vers
des zones riches en nourriture le long des routes migratoires. Selon une récente étude sur les pucerons menée par Keigo Uematsu, de l’université de Tokyo, et publiée dans Current Biology, les bréhaignes se font aussi parfois guerrières. Les colonies de pucerons se développent dans des galles, excroissances anormales des plantes. Lorsqu’une galle mûrit, un pore s’ouvre, permettant aux pucerons fertiles d’en sortir et de se disperser. Et aux prédateurs d’y entrer. Les chercheurs ont remarqué que les intrus étaient souvent pris d’assaut par des pucerons plus âgés, dépourvus d’ailes. Ces défenseurs
se sont avérés être des femelles stériles, dont les organes reproducteurs étaient remplacés par une réserve abdominale de cire gluante. Ces femelles défendent la galle en se collant aux envahisseurs et en bloquant l’entrée du pore. Elles protègent ainsi les insectes plus jeunes, fertiles, confinés à l’intérieur. Pour se rendre compte de l’importance de ces matrones guerrières, Keigo Uematsu et ses collègues ont déposé sur les plantes des larves de coccinelles, friandes de pucerons. Lorsqu’ils ont retiré les sentinelles, plus de 63 % des larves sont parvenues à entrer dans les galles. Mais lorsqu’ils les ont laissées en place, 23 % des larves seulement ont pu entrer.
Dessin de Stephen Savage paru dans The New York Times Book Review, Etats-Unis.
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Sciences Physique
L’art de se cacher en pleine lumière A l’intérieur d’une fibre optique en silice, la vitesse de la lumière varie en fonction de la luminosité. Dans un flux lumineux, les ondes de même luminosité vont donc à la même vitesse (1).
1
Onde A
Onde B
Fibre optique en silice
Si, ensuite, on élimine l’impulsion laser avec un filtre, l’espace est stabilisé (4).
4
Filtre
Espace stabilisé
Pour détruire l’espace d’invisibilité il suffit d’injecter à nouveau une impulsion laser, cette fois au tout début de l’espace vide (7).
7
Impulsion laser
Une même hauteur correspond à une même luminosité
En injectant une impulsion lumineuse avec un laser (2), on augmente la luminosité des ondes de même fréquence que ce laser et, donc, on les ralentit.
2
Un signal lumineux injecté dans cet espace (5) devient alors invisible (6). Il sera supprimé lorsqu’il sera lu.
5
Signal lumineux
Cela ralentit le flux de devant (8), qui est donc progressivement rattrapé par celui de derrière.
8
Impulsion laser
Le trou se referme et on revient à un état équivalent à l'état initial (9).
Les autres rayons maintiennent leur vitesse et un espace se crée (3). Onde A ralentie
L’onde A est distancée par l’onde B : un espace se crée.
6
Signal lumineux masqué
9 Courrier international
3
L’onde A rattrape l’onde B : Onde B l’espace se réduit jusqu’à disparaître. ralentie
En jouant sur la vitesse et l’intensité de la lumière dans des fibres optiques, il est possible de rendre des objets invisibles. Du moins, en théorie. New Scientist Londres
S
i Danny Ocean voulait recruter un quatorzième membre pour son équipe, il choisirait probablement un physicien, pour profiter de la cape spatio-temporelle imaginée par l’équipe de Martin McCall à l’Imperial College de Londres. A la différence des capes qui rendent invisible – en déviant la lumière autour d’un objet –, une cape spatio-temporelle serait capable d’ouvrir un espace-temps dans la lumière en contrôlant sa vitesse par le biais de fibres optiques, pour ensuite le refermer afin de cacher toute trace d’activité au sein de cet espacetemps. Ce qui, en théorie, pourrait permettre à un cambrioleur de percer un coffre-fort alors que la caméra de sécurité continue de filmer une pièce vide. Alberto Favaro, collègue de Martin McCall, utilise l’analogie suivante pour expliquer le fonctionnement de cette cape : imaginez une route très passante
où les voitures roulent vite mais laissent malgré tout passer les piétons ; pour cela, des véhicules ralentissent et créent ainsi un espace libre sans voitures avant de reprendre leur vitesse initiale et de recréer un flot continu. Dans le projet de l’équipe de l’Imperial College, la fibre optique correspond à la route, et les photons qui passent dans la fibre sont les voitures. L’approche des scientifiques repose sur une propriété rare des fibres optiques en silice : leur indice de réfraction, qui correspond à la vitesse de la lumière à travers le matériau, varie en fonction de la luminosité. Pour déployer une cape spatio-temporelle dans le rayon de lumière passant dans la fibre, un laser contrôlé par ordinateur injecte une impulsion lumineuse supplémentaire. Cette plus grande luminosité ralentit le flux, explique Paul Kinsler, l’un des membres de l’équipe. Les rayons plus lumineux guidés par la fibre sont donc peu à peu distancés par les rayons moins lumineux, plus rapides, ce qui crée un espace. L’impulsion laser qui a généré le surcroît de luminosité est alors éliminée par un filtre et tous les rayons lumineux redeviennent similaires, se déplaçant alors à la même vitesse, ce qui préserve la dimension de l’espace, du trou créé précédemment. Pour obtenir l’invisibilité, il
ne reste plus qu’à injecter dans ce trou le signal lumineux que l’on veut “faire disparaître”, le tout étant alors acheminé par la fibre optique. Une fois le signal lu, il peut être enlevé pour laisser une fois de plus un espace. Pour refermer cette poche d’invisibilité, une impulsion laser est injectée dans le flux lumineux juste avant le début de l’espace vide, ce qui ralentit suffisamment ce flux pour permettre à la lumière qui est derrière ledit espace de rattraper son retard… et donc de combler le vide qui avait été créé. Pour que ces changements dans le flux lumineux soient complètement indétectables, il faudrait un dispositif plus complexe où les espaces vides seraient créés en accélérant certaines parties du faisceau lumineux et en en ralentissant d’autres. Et, pour cela, il faudrait utiliser des métamatériaux. Comme la cape spatio-temporelle ouvre une brèche dans le flux de lumière, toute personne voulant exploiter cet espace devra travailler dans l’obscurité.
Toute personne voulant être invisible devra travailler dans le noir
Ce n’est pourtant pas là encore le plus gros obstacle à surmonter pour un éventuel perceur de coffre-fort voulant se rendre invisible. Car plus vous souhaitez être dissimulé longtemps, plus la longueur de fibre optique nécessaire pour manipuler la lumière est grande. Or “la vitesse de la lumière est telle que même une très courte période de temps correspond à une longueur gigantesque”, explique Alberto Favaro. Avec neuf kilomètres de fibre optique, McCall et son équipe pourraient ouvrir et fermer un espace-temps de cinq nanosecondes – le temps qu’il faut pour permettre à un signal prioritaire de passer à travers une fibre optique utilisée en mode standard. Alexander Gaeta, de l’université Cornell, à Ithaca, dans l’Etat de New York, a construit ce qu’il appelle un télescope temporel, qui agit également sur la vitesse de la lumière au moyen de fibres optiques. S’il trouve l’idée de la cape spatio-temporelle intéressante, il n’est pas vraiment convaincu qu’elle puisse être mise en pratique. Selon lui, l’intensité de la lumière nécessaire pour modifier l’indice de réfraction de la fibre optique pourrait en effet entraîner l’apparition de photons dispersés qui viendraient interférer avec le laser. Kaye McAlpine
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Mode
Les coupes radicales de Rick Owens Le styliste américain allie glamour et grunge avec talent. Rencontre avec l’un des créateurs les plus singuliers du moment.
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de mannequins et d’assistants, tous vêtus des créations si reconnaissables d’Owens : drapés sombres, gazes floues et pans asymétriques – des vêtements de tous les jours qui conviennent bien à ceux qui trouvent du glamour dans les asymétries et les imperfections de la vie. Rien ne reste en place, tout bouge. Rick Owens est un homme baraqué de taille moyenne à la peau hâlée, il a un petit air d’Iggy Pop avec un nez plus fort et des cheveux noir de jais. Il est conscient du côté cliché de son parcours personnel : un enfant de l’école catholique, élevé par des parents conservateurs, qui, tout juste sorti du lycée, avale les 250 kilomètres qui le séparent de Los Angeles, pour vivre pendant une décennie dans les brumes de l’alcool et des drogues, avant de dessoûler suffisamment au milieu des années 1990 pour donner libre cours à son talent pour la création de vêtements troublants et décadents. Des vêtements qui lui vaudront en 2007 le Prix national de la création du Cooper Hewitt National Design Museum et qui s’imposeront sur les podiums à Paris, où il réside depuis 2003. Je me suis laissé dire que vous vous intéressez beaucoup à l’architecture et au design d’intérieur. RICK OWENS C’est vrai, mais en dilettante. Je ne suis pas un connaisseur, et je n’ai pas la mémoire des noms et des dates. Les gens me demandent souvent si le design de mobilier est très différent de celui des vêtements, et la réponse pour moi est non. Tout créateur ne rêvet-il pas de redessiner tout son environnement, d’appliquer son esthétique à tout ce qui l’entoure ? Je ne sais pas si j’en ai le talent, mais j’en ai l’envie en tout cas. En ce sens, l’architecture surpasse la mode : c’est une pratique totalisante. Quand on arrive à ce stade, on n’a même plus envie de faire quoi que ce soit dans la mode. Concevoir des vêtements, c’est une première étape, un tout petit pas vers l’architecture. Vous avez travaillé pour une marque de prêt-à-porter à Hollywood qui faisait de la contrefaçon de vêtements de créateurs. J’imagine que cela vous a donné une bonne formation de base dans le dessin de patrons. Au début, je bricolais, parce que je ne disposais pas des moyens de fabrication que j’ai aujourd’hui. J’avais dans mon atelier une couturière mexicaine, c’est tout. Personne pour la maille. Pas de répertoire de fournisseurs. Tout était improvisé. Cela dit, on ne peut pas vraiment improviser si on ne possède pas déjà quelques compétences de base. Un artiste ne peut pas faire de l’abstraction s’il n’a pas de formation classique – mais je ne veux pas dire par là que je sois un artiste.
032c (extraits) Berlin
eux jours après la présentation de sa collection automne-hiver à Paris, en mars dernier, j’ai rencontré le styliste Rick Owens pour une conversation qui a débuté dans son studio pour s’achever le lendemain dans sa salle de gym. Ce studio – qui est aussi son bureau, son showroom, son atelier de fabrication de mobilier et l’appartement qu’il partage avec Michèle Lamy, sa compagne depuis dix-huit ans – occupe plusieurs étages d’un hôtel particulier haussmannien du VIIe arrondissement, à Paris, qui abrita en leur temps les bureaux de François Mitterrand et de ses collaborateurs. Je débarque en pleine ruée d’achats post-défilé. Les lieux grouillent de vendeurs, de clients, d’interprètes, d’attachés de presse,
Pourquoi pas ? Je pourrai peut-être dire ça quand je serai sur mon lit de mort. Ces derniers temps, j’ai réfléchi aux différences entre art et mode. J’avais commencé par faire les beaux-arts, je voulais être peintre, mais j’étais intimidé par l’intensité intellectuelle que cela représentait à mes yeux. Je ne m’en sentais pas capable. Ça ressemblait à un sacerdoce – ou alors je prenais les choses trop au sérieux. Cela dit, je pense que la mode a surpassé l’art comme façon de communiquer. Le domaine de la mode est mieux défini aujourd’hui, parce que la concurrence y fait rage. Parallèlement, son public s’est élargi et s’y connaît beaucoup mieux que quand j’ai débuté. La mode, c’est quelque chose qui doit vous parler immédiatement, vous prendre aux tripes. C’est une forme qui doit être actuelle en permanence pour provoquer ce type de réaction. Les œuvres d’art
que je vois aujourd’hui sont très souvent ironiques, sur le mode du sarcasme ou du commentaire condescendant sur la société – l’artiste se débat parfois toute une année avec des concepts avant d’oser exposer. C’est très complaisant. Je ne suis pas d’accord avec l’art actuel, et du coup cela me fait apprécier la mode davantage qu’avant. Diriez-vous de la mode qu’elle est une discipline légère ? J’avais envie de me consacrer à quelque chose de plutôt frivole, superficiel et léger. Je ne voulais pas être un artiste intello. Cela dit, certains créateurs de mode ne sont pas loin d’être des artistes. La collection automne 2010 de Nicolas Ghesquière pour Balenciaga était presque de l’art, et je dirais que de nombreuses créations de Comme des Garçons sont des œuvres d’art. Je ne pense pas que chacune de mes collections prise individuellement soit de l’art, mais on peut considérer l’ensemble de ma production comme mon œuvre artistique. La mode a une longueur d’avance sur l’art en tant que forme de communication parce que le vêtement engage toujours physiquement celui qui le porte. Vous êtes bien plus proche de votre public qu’un peintre, par exemple. En choisissant un tissu plutôt qu’un autre, vous communiquez avec votre public comme ne peuvent pas le faire la plupart des artistes. L’intimité est très forte. C’est la façon la plus immédiate et sans doute la plus authentique de communiquer. Les gens intègrent littéralement l’œuvre dans leur vie, il faut qu’ils se sentent bien avec. Est-ce difficile de parler de processus si instinctifs, si charnels ? La plupart du temps, quand je donne une interview à des journalistes de mode, ils m’interrogent sur mes sources d’inspiration. Il n’y a rien de plus ennuyeux qu’un créateur parlant de son inspiration. En revanche, il est facile de décrire le processus de création. Au départ, je drape un mannequin de couture de tissu, je m’éloigne, je reviens, je m’éloigne à nouveau. Cela me prend du temps, et je ne suis pas assez rapide pour le faire sur un mannequin. Arrivé à un certain stade, je transforme ça en patron, qui est ensuite manipulé sur une table. Qu’est-ce qu’une bonne forme, en définitive ? Une bonne forme, c’est une ligne rationnelle reliant un point A à un point B. Une ligne suffisamment rationnelle et gracieuse produira une bonne forme. Cela vaut aussi bien pour le mobilier que pour les vêtements. Les vêtements féminins tolèrent un peu plus de frivolité et de coquetterie. Pour les hommes, je m’efforce de rester assez austère. Grâce à l’histoire des uniformes, nous savons ce qui donne à l’homme l’apparence la plus digne, tout ce que l’on peut faire pour mettre en valeur son honorabilité, sa noblesse. Les uniformes font cela très bien, alors pourquoi réinventer la roue ? Cette distinction que vous faites entre la création pour hommes et la création pour femmes est intéressante dans la mesure où, par le passé, vous avez tenu à plusieurs reprises à vous définir comme bisexuel. J’ai l’impression que par “bi” il faut entendre dédoublement de l’être. J’aime cette photo où vous portez des talons. J’ai toujours été partisan des talons pour les hommes. Je ne les conçois pas comme un 62
ANA NANCE/REDUS-RÉA
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Scénographie Une statue en cire grandeur nature de Rick Owens trône dans plusieurs de ses boutiques, comme ici dans celle de Séoul, inaugurée début 2010.
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Défilés Présentation à Paris des collections prêt-à-porter homme et femme printemps-été 2011.
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ter soi-même, cela touche aussi à un mysticisme de pacotille, comme les chansons de Led Zeppelin, qui sont mystiques sans vouloir rien dire. Cette dévotion mystique nous ramène à ce que je disais sur les religieuses. L’idée que les gens se rassemblent autour d’un idéal, plus ou moins bien compris (plus souvent mal compris, d’ailleurs), cette idée de mouvement collectif est émouvante. D’autant plus que cela tourne souvent à la catastrophe. Comment résister à des histoires comme celle de la secte de Jonestown [en Guyana] dont les adeptes se sont suicidés collectivement en absorbant une boisson empoisonnée ? C’est fascinant de voir tant de gens aller si loin dans l’erreur, collectivement. Cela a quelque chose de merveilleusement terrifiant.
Vous décrivez et montrez souvent les femmes sous l’apparence de religieuses ou de prêtresses. Pensez-vous que les femmes qui achètent ces vêtements correspondent à ces archétypes ? Je crée des caricatures. Je veux suggérer la discipline, la rigueur, la discrétion, la décence, donc je crée des caricatures pour exagérer l’idée. Il
Est-ce pour cela que vous faites beaucoup de sport ? J’adore l’idée de s’inventer soi-même, parce que ce que l’on voit n’est jamais complètement réel. J’ai pris des stéroïdes dans ma jeunesse, parce que je n’aimais pas beaucoup mon corps, mon allure. Il faut de la discipline pour se sculpter soi-même et j’aime exprimer ces valeurs-là. Contrôle et perte de contrôle, tout se résume à cela. J’ai eu une vie très cliché. Des parents très stricts et une enfance très solitaire, en tant qu’enfant unique. Mais, dès que j’ai pu, je me suis déchaîné et j’ai essayé de voir jusqu’où je pouvais aller. J’ai fini par aller un peu trop loin ; alors, j’ai un peu trop redressé la barre, j’ai fréquenté les salles de sport et j’ai eu une vie hypersaine, j’ai arrêté les drogues, l’alcool – mais je fume toujours, nouvelle forme de contradiction contemporaine. Aujourd’hui, je suis dans la discipline. C’est cliché, non ? C’est l’histoire de Madonna. S’inven-
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La façon qu’ont les créateurs gays de faire des femmes des objets, des poupées, m’agace prodigieusement”
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Mais la question de la sexualité touche à quelque chose de plus fondamental, à ce qui se passe quand un homme dessine des vêtements, des signifiants visuels, pour femmes, ou bien quand il le fait pour d’autres hommes. Est-ce toujours une affaire de projection ? C’est délicat. A propos des femmes, je dois dire que la façon qu’ont les créateurs gays d’en faire des objets, des poupées, m’agace prodigieusement. Je n’ai pas envie qu’elles aient l’air de pièces montées. Alors elles se disent : “Rick Owens est un homme qui m’apprécie vraiment”. Pour mes mannequins masculins, mon choix se porte souvent sur des créatures blanches, maigres, translucides, fines comme du papier à cigarette. Je finis par en faire des objets et je ne sais pas quelle conclusion en tirer [rires]. Avec le recul, je me rends compte que mes mannequins masculins préférés sont à l’opposé de moi. Je me suis façonné un corps tout en muscles pour correspondre à un certain stéréotype, mais je conçois mon mannequin masculin comme une sorte d’homme-méduse translucide totalement imbaisable.
ne s’agit pas de statut ni de sexualité, mais de quelque chose de sain plutôt qu’excitant. Je fais beaucoup de pagnes actuellement. J’ai commencé il y a deux ou trois saisons parce que je déteste la minijupe, mais j’aime montrer les jambes : le pagne donne une idée de dynamisme et de liberté. Le côté sainte-nitouche qui va avec le port de la minijupe (croiser les jambes, tirer sur la jupe quand elle remonte, s’asseoir bizarrement) rend le sexe de la femme d’autant plus présent. Je trouve ça ridicule. Cela dit, un entrejambe correctement souligné, par exemple dans un jean bien coupé, peut être très séduisant. C’est le côté sainte-nitouche qui m’ennuie, pas la sexualité. Je voulais que mes pagnes expriment la pudeur, pas la vulnérabilité. Dans ce cas, la pudeur reste une affaire d’organes génitaux, mais elle n’est pas provocante. Sensuelle, mais pudique. Le pagne évoque aussi le bum-flap [rabat sur les fesses] de la panoplie punk, ce qui a toujours un certain attrait. Avoir quelque chose qui ballotte entre les jambes, c’est toujours séduisant, comme le sporran écossais [“escarcelle”, petit sac qui pallie l’absence de poches du kilt]. Je ne prends presque jamais d’œuvres d’art comme référence, mais il y a ce tableau de Degas représentant de jeunes Spartiates, de beaux athlètes nus en pleine santé. Cette nudité très athlétique est superbe.
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accessoire féminisant, mais plutôt comme un truc heavy metal, à la Kiss. On est dans l’androgynie, mais c’est comme Marlene Dietrich portant des costumes d’homme pour mettre en valeur sa féminité. Quand les membres de Kiss portaient des talons, c’était par provocation : “T’avise pas de me traiter de femme, espèce d’enfoiré, ou je te botte le cul.” Je vais vous dire : au départ, si j’ai tenu à évoquer la question de ma sexualité, c’est parce que je ne voulais pas que quelqu’un d’autre le fasse avant moi. J’étais avec Michèle [Lamy] et je n’avais pas du tout envie que quelqu’un aille lui murmurer à l’oreille : “Tu sais, je crois que ton mari est homo.” Je ne voulais pas que quelqu’un imagine qu’il pouvait nous mettre dans l’embarras, Michèle ou moi.
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créateurs qui font défiler des femmes décorées comme des chars de carnaval viennent saluer à la fin en jean et tee-shirt. Ces créateurs refusent d’endosser leur propre esthétique, et cela m’agace chaque fois. Ils font une proposition mais sous-entendent qu’elle est impossible à concrétiser. Moi, je suis convaincu qu’on peut vivre en permanence sous acide. Que pensez-vous de tous ces créateurs de mode qui ont été contaminés par votre esthétique ? Je sais qu’on parle beaucoup de ces stylistes qui me copient, et c’est très flatteur, mais je n’existerais pas non plus sans Yohji Yamamoto ou Ann Demeulemeester. Nous avons tous eu notre période Kurt Cobain [leader du groupe grunge Nirvana, décédé en 1994]. La mode est une combinaison de références que tout le monde identifie. Je les assemble simplement à ma manière, mais ces références sont communes à toute une génération. D’autres créateurs le font aussi, à leur façon. Récemment, chez COS (la marque haut de gamme de H&M), j’ai vu des tops en jersey ultrafin avec une seule couture verticale dans le milieu du dos, reprenant ce que je crois être une coupe Rick Owens emblématique.… Je crois que c’est inévitable. Une fois que c’est dans l’air, je ne peux pas prétendre conserver quelque chose éternellement. Cette esthétique ne m’appartient pas, et cela ne me dérange pas qu’on se l’approprie.
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Vous auriez une attirance particulière pour Salomé, l’opéra de Richard Strauss. Cette musique a servi de bande-son au portrait vidéo qu’a fait de vous Nick Knight, et une tête sans corps (la vôtre !) trône dans votre boutique de Londres. La boutique de Londres est très largement inspirée de Salomé. C’est mon préféré parmi les opéras de Strauss. Et comme le livret s’appuie sur l’interprétation d’Oscar Wilde de cet épisode biblique, cela avait du sens d’avoir cette référence en tête pour la boutique de Londres.
Vous avez dit que vos vêtements sont votre autobiographie. Exprimer la résistance par une esthétique punk et des coupes asymétriques était logique quand vous étiez un petit créateur de mode indépendant vivant sur Hollywood Boulevard. Pourtant, l’imagerie du blouson en cuir usé perdure dans votre travail alors même que vous avez du succès. Il s’agit plus de rébellion que d’autre chose. J’épouse ma part adolescente. On se rebelle quand la vie est dure, mais aussi quand elle devient trop douillette. On se sent toujours contraint, d’une manière ou d’une autre. Qu’est-ce qui se passerait si on lâchait prise et si on faisait ce qui nous passe par la tête ? On a tous envie de savoir, cela nous intrigue quand nous voyons d’autres le faire. Contre quoi vous rebellez-vous aujourd’hui ? Je réagis contre les conventions, notamment dans la mode. Cela m’a toujours agacé que le radicalisme soit réservé aux défilés et que les
Parcours
Rick Owens est né en 1962 à Porterville, en Californie. C’est à Hollywood, dans un atelier qui copie les vêtements de marque, qu’il apprend les bases de la couture avant de lancer, en 1994, sa propre griffe. En 2002, son premier défilé à New York, fait sensation avec son style glunge (glamour et grunge). Il est embauché comme directeur artistique de la vénérable maison de fourrure française Révillon et s’installe à Paris avec sa compagne, la Française Michèle Lamy. Il ouvre sa première boutique au PalaisRoyal, à Paris, en 2006 et lance la même année une ligne de mobilier. Parmi ses clientes célèbres figurent les chanteuses Madonna et Courtney Love et l’actrice Helena Bonham Carter. Plus d’informations sur son site, rickowens.eu.
La scène centrale de Salomé, la Danse des sept voiles, est une scène de déshabillage, de strip-tease. D’une certaine façon, le vêtement semble encore plus puissant quand on le retire. De plus, nous avons beaucoup parlé tous les deux du nu et de la nudité, et vos centres d’intérêt semblent dériver de cet état premier. Le décapité, dans Salomé, c’était le prophète. Je ne me conçois certainement pas comme un prophète ! J’ai beaucoup de choses à dire, des choses pas toujours exactes, sans doute. Je suis un être imparfait qui essaie de traverser les choses le plus dignement possible, comme tout le monde. Ce que je préfère dans cet opéra, c’est qu’il défie les conventions, aujourd’hui encore. Quel acte suprême d’anticonformisme ! Ce qui m’enchante, c’est le côté débilement scabreux de l’histoire. Il n’y a pas un seul élément rédempteur : il n’y a que du sexe, du sang et de la luxure, et j’adore ça. La scène où elle embrasse la tête coupée me fait pleurer à chaque fois : elle est d’une beauté quasi surnaturelle. C’est essentiellement l’histoire scabreuse d’une gamine de 15 ans qui se déshabille devant son père pour qu’il la laisse faire ce qu’elle veut avec le prophète, satisfaire son désir bestial pour lui, pour ensuite le faire décapiter et embrasser sa tête coupée – c’est tellement délicieux ! Propos recueillis par Carson Chan
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Modes de vie
Le plaisir urbain de la cueillette sauvage Au Royaume-Uni, la mode est au scrumping, une activité qui consiste à récolter les fruits sur des arbres négligés par leurs propriétaires. Reportage à Londres.
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The Wall Street Journal New York
Il y a quelques semaines, mon amie Sarah Cruz m’appelle un samedi matin à 9 heures et me dit : “On a trouvé un verger secret dans une propriété abandonnée, tu peux prendre mon matériel de cueillette dans ta voiture, j’arrive à vélo, on se retrouve à midi.” J’installe mes filles de 3 et 5 ans dans la voiture et appelle mon mari pour lui dire d’aller chercher notre fils de 7 ans après son entraînement de foot et
tout le pays pour ramasser des fruits non récoltés. A Londres, Abundance est officiellement reconnue comme une association caritative. Difficile de savoir si ces ramasseurs indépendants sont dans l’illégalité. La porte-parole de la police municipale de Londres n’avait officiellement aucun commentaire à faire sur le sujet et s’est contentée de déclarer qu’il n’y avait récemment eu aucune plainte ni interpellation liée au scrumping et que ces pratiques n’étaient pas suivies officiellement, laissant ainsi entendre qu’elles étaient tolérées tant qu’aucun propriétaire ne déposait plainte. Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi. Les archives criminelles d’Angleterre et du pays de Galles montrent qu’entre 1791 et 1892 plusieurs centaines de personnes ont été déportées en Australie pour vol à l’étalage, fraude ou scrumping. Techniquement, le scrumping est toujours considéré comme un délit, indiquent les archives nationales, mais la dernière plainte remonte à 1829.
de nous rejoindre à vélo sur le lieu de la cueillette, dans un quartier vert de l’ouest de Londres. Il était impossible d’apercevoir le verger de la rue. Karen Liebreich, une autre cueilleuse venue avec Sarah, est donc venue nous chercher et nous a guidés à travers un jardin envahi de ronces et jonché de débris jusqu’à cinq arbres chargés de pommes Bramley à maturité.
Aventure clandestine Enfants comme adultes avions tous l’impression de vivre une grande aventure clandestine alors que nous ne faisions que ramasser des pommes à dix minutes de chez nous. Plus précisément, nous faisions ce que les Britanniques appellent du scrumping, c’est-à-dire que nous récoltions les fruits d’arbres qui ne nous appartenaient pas, un phénomène très en vogue en ce moment à Londres et dans tout le Royaume-Uni. Les informations sur les lieux de cueillette possibles circulent entre ramasseurs, de bouche à oreille. Au printemps dernier, Sarah Cruz a ramassé des cerises dans un parc des environs. “Les gens me regardaient comme si j’étais une voleuse”, se rappelle cette coordinatrice de ramasseurs volontaires. “En réalité, nous aidons la municipalité en ramassant des fruits qui, autrement, auraient pourri. Nous évitons le gâchis.” De fait, les autorités du district londonien de Hounslow, où est située cette zone de cueillette, se montrent très compréhensives. “Nous sommes plus qu’heureux, nous a-t-on déclaré, de voir des gens profiter de nos arbres et de leurs fruits dans le quartier le plus vert de Londres.” Sarah et Karen font partie d’un tout nouveau bataillon de ramasseurs de fruits qui n’hésitent pas à escalader les barrières et à affronter toutes sortes de dangers – des tessons de bouteille aux buissons d’orties, en passant par les chiens méchants et les rats défendant leur territoire – pour ramasser des fruits de saison dans des endroits improbables. Les adeptes du scrumping possèdent même leur propre organisation, Abundance, qui rassemble des bénévoles dans
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C’est idiot de laisser des fruits pourrir sur un arbre et aller dépenser une fortune chez l’épicier.”
Plus d’une tonne de fruits “Le ramassage de fruits a littéralement explosé cette année”, explique Anne-Marie Culhane, cofondatrice d’Abundance à Sheffield. Son réseau de bénévoles est passé de seulement 30 personnes avant la récession à près de 200 aujourd’hui. “Nous avons donné une légitimité au scrumping.” Certains propriétaires qui ne peuvent pas récolter les fruits de leur jardin font d’ailleurs maintenant appel à Abundance pour faire ce travail. Avec ses groupes d’écoliers et d’adultes bénévoles, Sarah Cruz a récolté plus d’une tonne de fruits cette saison. Elle les revend généralement à des restaurateurs locaux et reverse l’argent aux écoles. De son côté, Karen Liebreich, coauteur du livre The Family Kitchen Garden, s’efforce de convertir les enfants à la cueillette et a été invitée dans plusieurs écoles du quartier. Ma fille de 5 ans m’a raconté que des “ramasseurs de pommes” étaient venus dans son école pour leur 66
Londres Chapardage de pommes dans le parc de Hampstead Heath.
TERI PENGILLEY
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Souvent, les ramasseurs évoquent également de nobles motivations de principe. “Le scrumping est une façon de reprendre la part de liberté que la société de consommation nous a fait perdre”, explique Simon O’Grady, professeur des écoles, qui a récemment découvert le scrumping avec ses enfants sur un terrain abandonné. “Nous payons des gens pour garder nos enfants pendant que nous allons au supermarché, là c’est gratuit et on s’amuse.” Il reconnaît toutefois que l’exercice n’est pas entièrement dépourvu de mauvaises surprises. Comme lorsqu’un rat lui a passé sur les pieds et qu’il n’a pas bronché. “Je ne voulais pas que les enfants interrompent leur cueillette.” Certains poussent le concept encore plus loin. Richard Reynolds, baptisé le “Guerrilla Gardener”, plante ses fruits et légumes – choux, salades, haricots et oignons – sur des parcelles qui ne lui appartiennent pas. Il a ainsi fait une très bonne récolte de fraises sur un îlot entourant un des pieds du Blackfriars Bridge, tout près de la City. “Pendant et après la guerre, les gens cultivaient leur jardin pour avoir assez à manger, se souvient-il. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux banquiers, à la crise économique mondiale et au réchauffement climatique. Les gens ont besoin de voir ce qu’ils peuvent faire face à cela.” Le dimanche soir, après avoir ramassé des fruits en famille, je racontai notre escapade à une mère assise à côté de moi pendant le cours de natation de nos enfants. Lorsqu’elle me répondit combien elle regrettait de ne pas avoir le temps de faire la cueillette – payante – dans une de ces fermes des environs de Londres, notre expédition sauvage en famille m’apparut encore plus délicieuse. Sara Calian
AGNES DHERBEYS/VII MENTOR PROGRAM
“C’est gratuit et on s’amuse”
Un poème de Zakariya Amataya traduit en français : Quelque part dans la péninsule malaise.
Biographie Zakariya Amataya est né en 1975 dans la province de Narathiwat, dans le Sud musulman de la Thaïlande, au sein d’une famille de planteurs d’hévéas. Après six ans passés à Lucknow, en Inde, à étudier l’arabe et la culture islamique, il retourne dans son pays en 2000 et commence à publier des poèmes sur des sites et dans des magazines littéraires thaïlandais. En 2004, il édite à compte d’auteur son premier recueil, Is there any bomb under my playground ? (Y a-t-il une bombe dans ma cour de récréation ?) En parallèle, il traduit des poètes arabophones et anglophones pour la presse. Mai Mee Yingsao Nai Bot Kawee est son premier livre publié par un éditeur. Le prix SEA Write qu’il a reçu a été créé en 1979 à l’initiative de la Thaïlande et récompense chaque année un romancier ou un poète de chacun des pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN).
Le livre
Zakariya Amataya libère la poésie thaïe Un jeune poète thaïlandais originaire du Sud musulman fait sensation en remportant le prestigieux prix SEA Write avec un recueil qui bouscule la versification classique.
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Bangkok Post (extraits) Bangkok
algré son titre, Mai Mee Yingsao Nai Bot Kawee* [Poésie sans femmes] fait défiler une série de figures féminines – une vieille dame attendant son amant qui n’arrive jamais, des prostituées et des secrétaires en minijupe qui se disputent une place assise dans le métro de Bangkok, la princesse de Palestine en exil perpétuel. Alors pourquoi ce titre trompeur ? Le poète Zakariya Amataya, lauréat avec ce recueil du prix des Ecrivains d’Asie du Sud-Est (SEA Write Award) 2010, veut-il laisser entendre que son œuvre est empreinte d’une tristesse ironique ? Que les lecteurs ne doivent pas s’attendre à y trouver des courbes suggestives ou la tendresse de la beauté féminine ? Ou bien cet écrivain, avec son bouc et son béret de cuir, serait-il un incurable esclave de l’amour, qui dissimule sa peine derrière un chapelet de mots ? Ou bien le Che – comme on surnomme Zakariya Amataya – serait-il tout bonnement misogyne ? “Le titre ? Oh, c’est juste un jeu de mots. J’avais l’intuition que ce livre serait lu par beaucoup de gens, et nous avons choisi ce titre parce qu’il avait quelque chose de mystérieux”, confie l’auteur. Zakariya est la dernière surprise en date de la part du jury thaïlandais du prix des Ecrivains d’Asie du Sud-Est, un groupe de spécialistes de la littérature réputé pour ses choix inattendus. Mais au-delà de l’effet surprise, la récompense attribuée à Zakariya Amataya ébranle bel et bien la scène poétique thaïlandaise. C’est la première fois que le jury récompense de la poésie en vers libres au lieu des formes classiques, qui, avec leurs règles rigides de versification, prévalent depuis l’avènement de la poésie thaïe, il y a environ sept siècles. Cette année, les jurés ont voté à l’unanimité pour l’œuvre de Zaka-
riya Amataya. Ce choix inédit annonce-t-il un grand changement dans le monde assoupi de la poésie thaïe ? Le peuple thaïlandais a longtemps entretenu une relation étroite avec sa poésie. Avant même d’apprendre à lire et à écrire, les enfants s’endormaient au son des berceuses empreintes de poésie que leur chantaient leurs mères. Plus tard, les amoureux transis courtisaient leur belle avec des madrigaux improvisés. La musique populaire thaïe n’est qu’une déclinaison de vers harmonieux. Et il n’est pas exagéré de dire que les Thaïlandais sont poétiques, qu’ils soient ou non conscients de leur talent. “Pourtant, lorsqu’on parle aujourd’hui de littérature thaïe, on pense essentiellement à la prose. Les gens ne lisent plus de poésie, et en écrivent encore moins, regrette Zakariya. Les Thaïlandais sont très, très conservateurs en matière de poésie. Nous sommes fiers… trop fiers de notre poésie classique. C’est pourquoi nous résistons au changement et nous sommes sur la défensive dès que quelqu’un tente d’écrire des poèmes différents.” Zakariya Amataya s’est mis à la poésie par hasard, alors qu’il suivait des cours d’arabe et de culture islamique dans une université indienne. Contrairement à beaucoup d’auteurs primés, il reconnaît ne pas avoir été un grand lecteur durant son enfance. Qui plus est, le thaï est sa deuxième langue, après le yawi, dialecte malais parlé par la majorité des musulmans de l’extrême sud de la Thaïlande, dont il est originaire.
Humour insolent En Inde, il a dû apprendre une troisième langue, l’arabe. Au début, comme il ne comprenait rien aux cours en arabe, il passait son temps à griffonner ses pensées en thaï sur des feuilles de papier. Il a réalisé plus tard que ce qu’il écrivait était des vers libres. Depuis lors, il n’a cessé d’écrire dans ce style, d’abord pour des sites Internet et, plus récemment, pour des magazines littéraires et des quotidiens. Les trente-six poèmes qui composent Mai Mee Yingsao Nai Bot Kawee abordent des sujets aussi variés que la violence dans les provinces du sud de la Thaïlande [en proie à une sanglante insurrection depuis 2004] et dans les pays du Moyen-Orient, l’amour universel, la religion, la philosophie et Dieu. Mais certains laissent également transparaître un sens de l’humour insolent. Curieusement, Zakariya Amataya compte parmi ses sources d’inspiration des poètes de pays lointains comme le Français Charles Baudelaire, le Bosniaque Ilija Ladin et le Mexicain Octavio Paz, dont il insère des vers dans ses poèmes, sous forme de citations. Zakariya ne se sépare jamais de son carnet, dans lequel il consigne ce qu’il voit, ce qui l’inspire, des détails précis comme la couleur d’une chemise, des objets, l’heure, la couleur du ciel, le temps qu’il fait. Le poète transcrit ensuite ses sentiments en vers incohérents ou en une simple phrase. Il conserve ces notes pendant des jours, des semaines, des années parfois. Et puis, la nuit, lorsque l’humeur et la muse sont au rendez-vous, il relit ces griffonnages et les transforme en poèmes. Pour lui, la poésie n’admet pas d’échéances, de plan ou de restrictions. La seule chose qu’il y a à faire, c’est se préparer à l’arrivée de la poésie. Zakariya Amataya est-il venu à la poésie ou bien est-ce la poésie qui est venue à lui ? Mais cette question a-t-elle une importance après tout ? Sans doute pas, surtout quand on lit le premier poème de son premier livre : Je voyage dans la poésie, La poésie voyage en moi, Nous avons la même destination. Anchalee Kongrut
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64 montrer d’où venaient les pommes, comment les ramasser et comment en faire du jus. Par une belle journée d’octobre, Debra Morall, mère de deux enfants, se tenait debout sur une chaise à un arrêt de bus. Pendant qu’une file ininterrompue de voitures passait à côté sur Chiswick Lane, Debra, armée d’un long cueille-fruits, ramassait les poires dépassant d’un arbre audessus de la rue. “Les prix des produits alimentaires augmentent et la récession oblige tout le monde à surveiller ses finances, explique-t-elle. C’est idiot de laisser des fruits pourrir sur un arbre pour aller dépenser une fortune chez l’épicier. Et puis, je veux que mes enfants sachent d’où vient la nourriture.”
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* Ed. 1001 Ratree, Bangkok, 2010. Pas encore traduit en français.
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Destins Une nouvelle de Jean-Pierre Haga Les éditions Magellan & Cie viennent de publier dans la collection “Miniatures”, dont Courrier international est partenaire, un recueil de six nouvelles d’auteurs malgaches. Voici l’une d’entre elles.
L’auteur Né en 1961 à Paris, JeanPierre Haga, Jean-Pierre Andriamampandry de son vrai nom, a grandi entre la France métropolitaine, Madagascar et l’île de La Réunion. Il se consacre pleinement à l’écriture depuis le début des années 2000, après plusieurs expériences professionnelles dans le marketing. Il est aussi auteur, compositeur et interprète. En 2004, il reçoit le prix de l’océan Indien et le prix du roman du conseil général de La Réunion pour son manuscrit L’Œil du cyclone, qui sera publié en 2009 aux éditions Orphie. Il s’illustre ensuite dans la littérature jeunesse avec Vert de peur (Magnard, coll. “Tipik Cadet”, 2005), puis Sitarane Blues (Orphie, coll. “Canne à sucre”, 2008). En 2005, il rentre à Madagascar et construit avec son épouse une école privée à Antsirabé, une ville thermale située sur les Hautes Terres, à 170 kilomètres au sud de la capitale, Antananarivo.
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e destin est imprévisible. Normal, car sans cela, il ne s’appellerait pas Le Destin. Ainsi, il réservait à Bera un coup des plus fumants.
Mais pour l’instant, ce dernier était roulé en chien de fusil afin d’être tout entier recouvert par le tissu trop mince et un peu trop sale qui lui servait tout à la fois de drap et de couverture. Malgré cela, il grelottait. Cette nuit, il faisait un froid de canard alors que l’on n’en était encore qu’à la fin de l’été. Le froid était peut-être dû à la pluie fine qui avait commencé à tomber en début de soirée et qui n’arrêtait pas, alors qu’il était quatre heures du matin. Ou alors, c’était parce que depuis la veille Bera n’avait pas bu une goutte d’alcool (événement rare entre tous). Si ça se trouve, le froid venait aussi du macadam sur lequel il était roulé. Depuis le début des manifestations en février, il avait été obligé de quitter son abri sous les arcades de l’avenue de l’Indépendance. Il ne faisait pas bon se réveiller au bruit des bottes des militaires, qui venaient occuper les lieux dès l’aube pour empêcher que des manifestants ne s’y réunissent. D’impasses sombres en coins sales, il avait fini par se trouver un nouvel abri dans le sud d’Antananarivo. Coincé entre une voie ferrée et un canal aux eaux plus ou moins nauséabondes et glauques, il y avait un pan de mur contre lequel il avait pu caler de vieilles planches et des cartons. C’était la nouvelle adresse de Bera. En vérité, il s’appelait Robert. Robert tout court, sans nom de famille. Il s’en fichait totalement. Un nom de famille, pour quoi faire ? Personne ne l’appelait “Monsieur” (rien que d’y penser, ça le faisait sourire intérieurement et amèrement). Et depuis tout le temps qu’il dormait au pied des murs, un prénom lui avait suffi, voire un surnom. Comme un second baptême, celui de la rue. Bera.
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ne demi-heure plus tard, la pluie cessa, mais sans le soleil, le froid était toujours là. Bera décida que ce n’était plus la peine d’essayer de trouver le sommeil. Au lieu de quoi, il ferait mieux d’essayer de trouver de l’argent. Son souci permanent. Il rampa de sous son abri et s’étira. D’un pas encore incertain, il prit la direction du marché d’Analakely, où il pourrait proposer ses services et aider les commerçants qui préparaient leurs étalages. A force de cageots et de sacs transportés, il gagnerait assez de petits billets pour se payer son riz du matin. Pour le moment, c’était ce qu’il avait de plus important à faire : chercher de l’argent. Avant, il avait eu une vie, une enfance, des choses importantes à penser, mais des années à oublier ses vérités dans les brumes du rhum lui avaient fait perdre ses souvenirs d’antan. Après tout, il s’en fichait. Il se fichait de pas mal de choses, en fait. Cela valait mieux, pensait-il souvent. Oui, il se fichait de tout… Enfin, de presque tout.
Presque, car il y avait une chose, une seule, qui comptait à ses yeux jaunes : le rhum. Clandestin, en bouteille, en vrac, blanc, blond, quarante-cinq, cinquante ou soixante degrés : le rhum sous toutes ses formes. Il en voulait toujours plus, jusqu’à en délirer, jusqu’à s’écrouler, se vomir dessus et perdre connaissance. Les bonnes gens qui le voyaient dans cet état secouaient la tête avec commisération, avant de la détourner tout en priant le Doux Jésus de débarrasser leur vue d’un spectacle aussi révoltant. Pourtant, ils avaient tort, car cet affreux vice allait entraîner Bera vers son destin. Un destin glorieux et étonnant.
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epuis le couvre-feu, les gens avaient peur de sortir tôt le matin. C’est que ça tape fort, un militaire. Aussi, lorsque Bera arriva au marché d’Analakely, il n’y avait que les commerçants qui s’activaient. Le gros mais rusé Lanto n’était pas là. Dex non plus ne promenait pas ses petits yeux rouges dans le secteur. Bera n’arrivait pas à y croire. Sans la concurrence habituelle, il allait se faire un maximum de fric, ce matin-là. De sacs en soubiques et de stand en stand, il se démena tant et si bien que, lorsqu’il s’arrêta enfin pour compter ses gains, il fut étonné de constater qu’il avait gagné de quoi se payer à manger pour la journée et, en prime, il pourrait se payer un litre – oui, un bon vieux gros litre tout entier – de rhum de contrebande : du taoka gasy. Malgré l’ingratitude de son travail occasionnel, Bera était quand même content. Son boulot était facile et ne rapportait pas gros, mais il lui suffisait pour boire et, accessoirement, pour manger. Ce matin, grâce à l’absence de ses copains, c’était carrément le jackpot, le paradis ! Ouais, vive le couvre-feu ! Pourvu que ça dure ! Après avoir pris du riz dans une gargote, il traîna lentement dans les rues en attendant que Dada Naivo veuille bien ouvrir son épicerie. Il ne le faisait que sur les coups de huit heures. Ça faisait encore un bout de temps à attendre et d’autres bars, déjà ouverts, vendaient aussi du rhum. Mais Bera ne voulait pas se presser : le taoka gasy de Dada Naivo était exceptionnel. Il le recevait directement d’Ambositra, et c’était le meilleur. Il n’était que sept heures. Pour tuer le temps, Bera se dirigea vers un vendeur de journaux. Pas un de ceux qui portent leurs journaux sur le bras et qui déambulent en interpellant les passants et les automobilistes. Non, un de ceux qui ont une petite table et qui disposent d’un panneau pour exposer les “unes”. Bera ne comptait pas dépenser un ariary pour un journal. De toute façon, il ne savait pas lire. Mais il aimait bien regarder les photos étalées et écouter les commentaires des gens qui faisaient cercle autour du panneau. Avec ce système, il ne comprenait pas tout, mais assez quand même pour reconnaître certaines têtes. Par exemple, le type en photo, là, celui avec un gros bide et l’air satisfait, c’était un ministre d’il ne savait pas trop quoi. En tout
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Antananarivo
WALTER ASTRADA/AFP
Le 16 février 2009, lors d’une manifestation des partisans de l’opposant Andry Rajoelina. Cette photo a reçu le prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre 2009.
cas, c’était un faux-cul, ça il le savait. L’essentiel des informations de Bera venaient de Radio Trottoir ou des discussions avec les potes. C’était Dex qui lui avait parlé un jour du ministre : “Tu vois ce mec ? avait dit Dex en montrant la photo du gros type sur un vieux journal détrempé. Il paraît qu’il s’est fait construire une maison où on pourrait habiter à vingt. — Ben quoi, il veut peut-être y habiter à vingt ? avait hasardé Bera qui s’en fichait royalement. — Mais non ! Et puis d’abord, c’est pas ça qui compte. Ce qui compte c’est : où il a trouvé le fric ? — Ben, tu sais, un ministre, ça doit en gagner plus que nous. — Pas assez pour se construire ça. Il a dû le voler son fric ou alors il s’est fait acheter. — Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? — Ben toi, t’en as à foutre que plus ces types volent de l’argent, moins tu boiras de rhum. Voilà. C’est comme ça. C’est de la haute politique, tu ne comprendrais pas.” Après cette discussion, Bera avait admis qu’en effet le ministre ventru était un pourri potentiel. Un vendu qui pourrait lui enlever le goulot de la bouche. Devant le kiosque à journaux, les gens ne parlaient que des manifestations et du président. Ce dernier était, d’après certains, un dictateur, un vrai de vrai. Bera ne savait pas exactement ce qu’était un dictateur, mais, d’après le ton des personnes qui faisaient des commentaires, ça ne devait pas être bien beau. C’était fou le
nombre de gens qui pensaient ça. Si ça se trouve, se disait Bera, c’était vrai. Il faudrait qu’il demande l’avis de Dex l’intello, le seul qui savait à peu près lire parmi ses copains.
L
“
’épicerie de Dada Naivo se trouvait derrière le marché. Avant de s’y rendre, il s’arrêta devant un étalage de bouteilles vides et en acheta une en plastique, d’un litre et demi. Le plastique était mieux que le verre pour transporter de l’alcool. Aucun risque de casse, et ça, c’était important quand on avait l’intention de s’affaler un peu partout. Bera était un ivrogne total mais il n’était pas dénué de prudence. D’où le plastique. Le fait que cette bouteille soit en plastique allait aussi contribuer à mener Bera vers son destin.
A force de cageots et de sacs transportés, il gagnerait assez de petits billets pour se payer son riz du matin
Un destin, rappelons-le encore une fois, glorieux et étonnant. Pour l’instant, il était dans le petit magasin de Dada Naivo. Debout devant le comptoir, il fronçait les sourcils et calculait qu’en faisant l’impasse sur le dîner il pourrait prendre non pas un litre mais un litre et demi de rhum. Puisqu’il avait une bouteille pouvant contenir un litre et demi, ce serait bête de ne pas la remplir. Non ? Jugeant que si, Bera fit remplir sa bouteille à ras bord et s’en alla chercher un endroit tranquille pour boire. Pour lui, un endroit tranquille était un endroit où il ne risquait pas de rencontrer un de ses compagnons d’infortune. A tous les coups, ils allaient lui taper quelques gorgées. Et quelques gorgées multipliées par plusieurs copains, ça pouvait entamer sérieusement une bouteille, fût-elle d’un litre et demi. Il évita les escaliers montant vers la ville haute car c’était l’endroit favori de ses amis. Un endroit où lui-même aimait aller lorsqu’il n’avait pas une thune en poche et la gorge sèche. Avisant un coin de rue désert à la lisière du marché, il s’y planqua, sortit la bouteille de la vieille besace où il l’avait fourrée et but à même le goulot. Ah, ce que c’était bon ! Chaud, parfumé et fort. Ah ! Encore un peu… encore un dernier coup pour la route. Lorsque Bera émergea de son recoin, il avait bu le tiers de la bouteille. Un demi-litre ! En sortant de la petite rue, il se cogna à un panneau de signalisation mais, baignant dans une anesthésiante euphorie, il fit comme si de rien n’était et reprit son chemin vers nulle 70
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Contexte
Antananarivo, 7 février 2009 La nouvelle Destins se situe en 2009, au plus fort de la crise politique malgache qui opposait le régime du président Marc Ravalomanana (au pouvoir depuis 2002, réélu en 2006), un grand industriel de l’agroalimentaire conspué pour ses dérives autocratiques, et le jeune maire de la capitale, Antananarivo, Andry Rajoelina, entrepreneur reconnu dans le secteur de l’affichage, ancien DJ et novice en politique. A la tête d’une opposition insurrectionnelle déterminée à en finir avec le régime en place, Rajoelina en vient à bout en trois mois grâce au soutien décisif de l’armée, gagnée par une mutinerie. Le dos au mur, Ravalomanana transmet ses pouvoirs le 17 mars 2009 à un directoire militaire qui, soumis à de fortes pressions,les remet directement à Rajoelina. Celui-ci dissout immédiatement l’Assemblée nationale et le Sénat, et prend officiellement les rênes du pouvoir en tant que président de la Haute Autorité de transition (HAT). Mais la montée en puissance d’Andry Rajoelina s’est faite dans le sang, après de nombreuses manifestations dans la capitale malgache, dominées par la couleur orange, en référence à la révolution de 2004 en Ukraine. Le 7 février 2009, au cœur d’Antananarivo, la foule menée par l’opposition tente d’investir le palais présidentiel. La garde présidentielle ouvre le feu contre les manifestants sans armes, faisant une trentaine de morts. Andry Rajoelina fera ériger une stèle sur le lieu avec les noms de vingt-sept victimes devenues des héros. Aucune enquête indépendante n’a été diligentée jusqu’à présent pour faire la lumière sur cet épisode tragique. Néanmoins, le président évincé Marc Ravalomanana – aujourd’hui en exil en Afrique du Sud – a été condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité par la Cour criminelle ordinaire d’Antananarivo le 28 août 2010 pour son rôle dans le drame du 7 février. Non reconnu par la communauté internationale, le régime de la HAT refuse de négocier et impose son agenda politique qui devrait aboutir à des élections législatives et présidentielle en mars et mai 2011. Une nouvelle Constitution adoptée par référendum le 17 novembre 2010 a abaissé à 35 ans l’âge d’éligibilité à la présidence, ce qui rend possible une candidature d’Andry Rajoelina.
Lo cou ng rri er
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69 part. La route de Nulle Part menant partout, il fut tout surpris de se retrouver sur la place du 13-Mai. Ce n’était pas l’endroit vers lequel on pouvait se diriger sans s’en apercevoir mais, le demi-litre de taoka gasy aidant, ce fut ce qui lui arriva. Il y avait un monde fou sur la place. Pourquoi ? Ah oui, se souvint Bera, la manif. Malgré les militaires, ils étaient venus. Amusé par l’air sérieux des gens présents, il s’installa à l’ombre d’un arbre de l’avenue afin de mieux les observer. Ils attendaient patiemment le chef de la contestation qui allait faire un discours. Au bout d’une heure d’attente, il y avait encore plus de monde mais toujours pas de discours. Quelle patience ! Bera se dit que cette foule devait être vraiment motivée pour attendre comme ça, juste en discutant. Sans même boire ! Rien que d’y penser, il eut soif et sortit discrètement sa bouteille pour prendre une gorgée. Pas plus, car ce qui se passait sur la place commençait à l’intéresser et il fallait qu’il reste lucide pour la suite. La suite, c’était que, parmi tant de monde, il y en aurait forcément un ou deux qui allait laisser tomber quelque chose. De l’argent, une cigarette encore récupérable… n’importe quoi. Il suffisait de regarder par terre pendant que tout le monde regarderait le gars qui parlerait à la tribune. Il fallait vraiment que, ce soir-là, Bera parle à Dex pour en savoir plus sur ce qui se passait. Il voulait savoir pourquoi tant de personnes manifestaient. C’est qu’ils étaient vraiment beaucoup, maintenant. Tout à l’heure, pendant qu’il regardait les journaux, Bera avait entendu quelqu’un parler de la majorité silencieuse. C’était quoi ? D’après les discussions, c’étaient ceux qui, en silence, soutenaient le président. Ils allaient faire une contre-manifestation la semaine prochaine pour bien montrer à quel point ils étaient nombreux… et silencieux ! Ha, ha, ha ! Bera rigolait intérieurement. La vraie majorité silencieuse, c’était lui ! Ben oui, quoi, qu’est-ce qu’il avait dit depuis ce matin à part : “Un litre et demi de rhum, s’il vous plaît” ? Et ils devaient être beaucoup comme lui, à ne rien dire. Enfin, bon, ça ne l’empêchait pas de penser. Et ce qu’il pensait en voyant les gens réunis sur la place du 13-Mai, c’était qu’il était quand même étonnant de voir tant de personnes manifester. Gratuitement en plus ! La place était orange de monde car la majorité d’entre eux portaient des vêtements de cette couleur ou exhibaient des drapeaux orange.
V
ers onze heures, le leader de la contestation montra enfin le bout de son nez (qu’il avait pointu), place du 13-Mai, sous des salves d’applaudissements. Bera, déçu, ne vit encore rien tomber par terre. Mais patience, se disait-il, ça finira par arriver. Même s’il devait rester là jusqu’à ce que le dernier manifestant soit parti, il trouverait bien quelque chose
“
La vraie majorité silencieuse, c’était lui ! Ben oui, qu’estce qu’il avait dit depuis ce matin à part : “Un litre et demi de rhum, s’il vous plaît” ?
d’intéressant à ramasser. Et si ces gens voulaient aller ailleurs, eh bien il les suivrait. Il n’allait pas rentrer sous son carton bredouille, ce soir, alors qu’il avait déjà attendu toute la matinée ! Cette opiniâtreté allait elle aussi directement contribuer à mener Bera vers son destin. Un destin glorieux et étonnant. Il y eut des discours, des cris et des ovations pendant ce qui lui sembla des heures. Ça l’énervait. D’autant plus que, durant ce laps de temps, il n’avait rien trouvé par terre, hormis trois mégots encore corrects. Pour entendre ce que disait le leader, il fallait être attentif car la place était trop grande pour la sonorisation. Bera était si concentré par son observation du sol qu’il n’entendit ni ne comprit rien à ce qui se passait. De toute façon, se disait-il, pourquoi ce type haranguait la foule ? Ces gens paraissaient déjà suffisamment résolus. Ce qu’ils voulaient était simple : que le président parte. Ouais, ils avaient raison, se dit tout à coup Bera. C’était, paraît-il, sous les ordres de celuilà que, lors des Jeux des Iles, lui et ses amis s’étaient fait virer de l’avenue de l’Indépendance. Hormis ça, il n’avait rien d’autre à reprocher au président mais en même temps, comme nous l’avons dit, il ne s’intéressait pas à grandchose. Du moment que les pots-de-vin, détournements de deniers publics et autres actes courants en ce temps-là ne changeaient pas le goût de son rhum, il s’en balançait.
A
u bout d’une ou deux heures, il y eut une ovation plus forte que les précédentes et la foule se mit en mouvement. C’était là qu’il y avait le plus de chances que quelque menue monnaie tombe d’une poche trop lâche. Ravi, Bera se mit à suivre le mouvement de la masse tout en gardant les yeux fixés au sol. Sur le grand escalier de pierre menant vers le quartier des bureaux de la présidence, il fit sa première récolte intéressante : un téléphone portable. Du tout bon car facile à revendre. Ah, ça le faisait ! Encouragé, il continua à monter les marches. Arrivé en haut, il ne s’aperçut pas que tous s’étaient arrêtés et il continua à fendre la foule, les yeux rivés au sol. Il s’arrêta quand même lorsque son regard buta sur des brodequins bien alignés sur le goudron. Dans les brodequins il y avait des pieds, lesquels appartenaient à des policiers cagoulés, absolument effrayants. Malgré les cris de la foule excitée, Bera sentait que les gens avaient peur. Il y avait de quoi. Mais cette peur devait être surpassée par un sentiment d’indignation plus fort encore puisqu’ils restaient tous là. Motivés. Ces gens étaient motivés et passablement en colère contre le président et son gouvernement. Faut-il être pénible pour se faire détester à ce point… Mais Bera avait plus peur qu’il n’était indigné ou fâché. Aussi, la situation lui semblant malsaine au-delà du raisonnable, il songea à quitter urgemment les lieux. Tournant le dos aux policiers, il voulut s’enfoncer dans la foule et s’éloigner. Hélas, titubant sous l’effet de l’alcool qu’il avait ingurgité depuis le matin, il trébucha. Le premier coup de feu éclata à ce moment précis. Suivi d’une rafale de fusil automatique. Il y eut des cris de douleur et de panique, puis la foule reflua d’un seul coup. Bera s’accrocha à un homme pour retrouver son équilibre et put fuir avec les autres. Arrivé cinquante mètres plus loin, il s’arrêta pour regarder l’endroit qu’il venait de quitter. Des blessés et certainement des morts étaient allongés dans la rue qui fait face au palais présidentiel. Quelques hommes faisaient demi-tour pour, au mépris des balles
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ais le destin ne s’embarrasse pas de détails comme la mort pour s’accomplir. Bera n’était plus. Un ivrogne de moins, diraient certains, mais, parmi ces mauvaises langues, aucun n’aurait jamais un destin plus glorieux que lui. Oh ! non. A l’instar d’autres victimes tombées lors de ce jour funeste, le corps de Bera ne fut jamais retrouvé. Les militaires, qui sont connus pour leur amour du travail bien fait, ramassèrent les corps afin de les faire disparaître. Ils sont comme les cuisiniers, les militaires : toujours à bien nettoyer leurs ustensiles après usage et à débarrasser leur lieu de travail ensuite. Epluchures de pommes de terre ou cadavres fraîchement tombés, tout doit disparaître. Le jour du massacre, il y avait eu de vrais héros, des personnes convaincues de l’utilité de leur sacrifice ou tout simplement en colère. Mais, plutôt qu’à ceux-là, le destin préféra offrir la célébrité à Bera. Les photographies et les images le montrant en train de sauver un blessé firent le tour d’Internet et la une des journaux. Les titres rivalisèrent d’éloges pour cet inconnu, et le qualificatif qui revenait le plus souvent était celui de héros. Des chansons furent écrites pour lui, son courage fut cité en exemple et, comble d’honneur, dans leurs prières, les gens chantèrent ses louanges. Une plaque commémorative fut posée en son honneur et il fut même envisagé de donner son nom à une rue de la capitale. Mais, personne ne connaissant ledit nom, le projet fut abandonné. Il n’y aurait donc jamais de rue Bera, encore moins d’avenue Robert, mais, quand même, quel destin glorieux, encore qu’étonnant. Non ?
Miniatures
Lancée en 2007, la collection “Miniatures”, publiée aux éditions Magellan & Cie en partenariat avec Courrier international est une invitation à découvrir des littératures peu connues ou méconnues par le biais de recueils de nouvelles. A ce jour, la collection compte dix-sept volumes, les derniers en date étant consacrés à Madagascar et à l’Argentine. Au programme en 2011 : l’Islande et le Cameroun, notamment. Vendus en librairie, les “Miniatures” sont également disponibles sur notre boutique en ligne (boutique.courrier international.com).
©Christophe Abramowitz/RadioFrance
qui sifflaient, porter assistance à ceux qui étaient tombés. D’autres coups de feu, et les sauveurs tombèrent aussi. Effaré par ce qu’il voyait, Bera, muet d’horreur, avait la main devant la bouche. Les faits divers les plus sordides et les plus sanglants alimentaient les conversations avec ses amis de beuverie, mais jamais, au grand jamais, il n’aurait cru possible que l’on puisse assassiner autant de personnes d’un seul coup. Et avec autant de sang-froid. Soudain, il eut soif et porta la main à sa besace. Plus de bouteille. “Merde, mon rhum ! MON PUTAIN DE RHUM !” Là-bas, à l’endroit où il se trouvait plus tôt, il voyait sa bouteille, par terre. Elle ne s’était pas cassée. (Vive le plastique !) A côté, un jeune homme blessé remuait faiblement. Les gens le voyaient et criaient, mais personne n’osait lui porter secours, de peur de se prendre une balle. “Saloperie de putain de merde à la con ! Mon rhum ! MON RHUM !” Ce cri intérieur secoua Bera jusqu’aux tripes, submergea sa peur et le fit s’élancer. Il entendit vaguement quelqu’un lui crier que c’était inutile d’aller sauver le jeune homme allongé par terre et qu’il allait luimême perdre la vie. Mais c’était trop tard. Bera ne pensait plus qu’à une chose : récupérer sa bouteille chèrement acquise. Des photographes eurent le réflexe de prendre des clichés de cet homme qui, penché par-dessus le blessé, essayait de le soulever. Ni eux ni leurs objectifs ne pouvaient voir qu’une bouteille en plastique avait roulé sous la victime. Bera essayait de récupérer son bien. Des coups de feu éclatèrent. Et il mourut sans même s’en apercevoir, touché par une balle en plein visage.
Musique Matin Lundi / vendredi 7h - 9h
L’Europe dans tous ses états Chaque jour à 7h10
france musique francemusique.com
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Le guide
Jusqu’au 22 janvier, rétrospective au Centre Georges-Pompidou, à Paris, du cinéaste allemand Werner Schroeter (1945-2010). De nombreux films inédits sont au programme. (centrepompidou.fr)
Théâtre
Cinéma
Un ouragan de folie !
Un rebelle à l’honneur
Après une longue tournée internationale, l’adaptation allemande du Hamlet de Shakespeare est reprise à Reims. “Ce Hamlet a quelque chose de colossal”, estime le quotidien suisse Le Temps en évoquant la mise en scène de Thomas Ostermeier. Le journaliste bruxellois du Soir marque également son enthousiasme : “Ostermeier prend la pièce à bras-le-corps, la secoue dans tous les sens, et la folie sera creusée jusqu’à l’os.” Ils sont six à se partager les vingt-quatre rôles de la pièce. Au programme, vidéo, schizophrénie, immense rideau de perles, cimetière de terre. 17 et 18 décembre 2010, festival Reims Scènes d’Europe. Du 20 au 22 avril 2011 au TNB de Rennes (scenesdeurope. eu)
Le cinéma Reflet Médicis consacre une rétrospective au cinéaste britannique Peter Watkins. Cinéaste social, libre et anticonformiste, victime à plusieurs reprises de la censure, il dénonce dans ses films la “monoforme” (uniformisation des formes télévisuelle et cinématographique) par des auto-interviews, un mélange de fiction et de documentaire au style visuel atypique. La plupart de ses œuvres sont une charge contre les illusions de la démocratie et la manipulation médiatique, à l’image de The Gladiators (1969), Punishment Park (1971), ou encore Force de frappe (1977). Paris, jusqu’au 21 décembre (reflet.cine. allocine.fr)
Depuis le 13 décembre, La Plage de Pourville de Claude Monet est de nouveau présenté au musée national de Poznan, en Pologne. Ce tableau, le seul Monet des collections publiques polonaises, avait été volé en 2000, puis retrouvé début 2010. (mnp.art.pl) Cinéma
La guerre sans artifices
Drôle de rédemption
«Une des grandes forces d’Armadillo est qu’il montre la guerre telle qu’elle est. On suit les soldats sur le champ de bataille puis lors de moments plus calmes, quand ils réalisent la situation dans laquelle ils se trouvent”, explique
Après les succès de La Fiancée syrienne (2004) et des Citronniers (2008), le réalisateur israélien Eran Riklis revient avec Le Voyage du directeur des ressources humaines. Le point de départ de cette tragi-comédie est la mort accidentelle d’une employée immigrée. Pour éviter le scandale, le DRH est contraint de rapatrier le corps dans son pays d’origine. “Riklis a réalisé l’un des meilleurs films récents sur les questions de migration et d’immigration. Il a su ajouter de l’humour dans une histoire dramatique et éviter le pathos”, écrit Ha’Aretz. En 2010, le film a raflé trois Ophir Awards, l’équivalent des Césars en Israël. Le Voyage du directeur des ressources humaines, d’Eran Riklis, avec Mark Ivanir et Noah Silver
Exposition
Amsterdam accueille la collection Khalili le quotidien danois Information. Comme tous les autres journaux du royaume, il ne tarit pas d’éloges sur le documentaire Armadillo du réalisateur danois Janus Metz, qui a suivi un contingent de soldats de son pays en Afghanistan. Après sa diffusion à Cannes, l’état-major danois a ouvert une enquête sur d’éventuels crimes de guerre. Dans le film, des soldats danois évoquent l’“exécution” de talibans blessés, ce qui constituerait une violation du droit de la guerre. Armadillo, un documentaire de Janus Metz (armadillothemovie. com)
Lo cou ng rr ier
Admiratif, The Art Newspaper rappelle qu’“on ne connaît pas l’étendue de la collection Khalili d’art islamique, pour la simple et bonne raison que son catalogue raisonné n’est toujours pas terminé. Depuis plusieurs années cependant, 400 des pièces les plus remarquables voyagent à travers le monde, et elles ont déjà visité Sydney, Abu Dhabi et Paris.” C’était à l’Institut du monde arabe jusqu’au 16 mars dernier. Pour tous ceux qui ont raté cette magnifique exposition, il reste à prendre le train pour Amsterdam, avec le plaisir de pouvoir y découvrir une centaine d’œuvres supplémentaires. De Nieuwe Kerk, Amsterdam, jusqu’au 17 avril 2011 (nieuwekerk. nl)
Cinéma
Danse
Le centaure et l’animal
Pour Bartabas, “le cheval, par le dressage, accède à la ‘connaissance’. Inversement, l’homme cherche à faire ressurgir son instinct animal.” Pour son nouveau spectacle, l’artiste dresseur collabore avec le Japonais Kô Murobushi, un chorégraphe radical de butô. Littéralement “danse des ténèbres”, le butô est un état de l’être entre le vivant et le mort, l’un donnant corps à l’autre. Cette rencontre inédite s’appuiera sur des textes de Lautréamont. The Independent est impatient de voir arriver le spectacle en mars prochain en Grande-Bretagne : “Zingaro, sa compagnie, a tourné aussi bien à New York qu’à Tokyo, mais son passage à Londres sera une première britannique !” Jusqu’au 23 décembre 2010, Théâtre national de Chaillot à Paris. Puis à La Rochelle et à Londres en 2011 (theatre-chaillot. fr)
DR, SIPA, WIKISPECTACLES
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Insolites Esprit de corps
DR
L’armée canadienne reconnaît désormais les transsexuels. Les soldats et soldates concernés devront porter l’uniforme du sexe auquel ils s’identifient, statue un nouveau document de l’armée canadienne cité par le National Post. Le nom sous lequel ils auraient reçu une médaille avant leur changement de sexe ne peut toutefois être modifié, car “la loi ne permet pas de réécrire l’Histoire”. Au sein des Forces canadiennes, d’aucuns ont été choqués de voir apparaître cette directive dans leur messagerie juste après un rapport fustigeant le manque de considération du ministère de la Défense pour les familles des soldats morts en Afghanistan. “On n’aurait pu trouver pire timing”, note le rédacteur en chef d’Esprit de corps, un magazine consacré aux affaires militaires.
Wanted
Alien, mon amour international de Hangzhou fut bloqué pendant une heure à cause d’un ovni. L’objet a perturbé 18 vols et 2 000 passagers ont dû patienter. Depuis, il y a eu 8 observations de masse. La dernière a eu lieu le 11 septembre, en Mongolie-Intérieure. Selon ABC News, elle a causé la fermeture de l’aéroport de la ville de Baotou pendant une heure. Les phénomènes inexpliqués signalés à l’Organisation pour la recherche sur les ovnis de Pékin sont passés de 100 en 2008 à plus de 200 cette année, indique Zhou Xiaoqiang, 62 ans, secrétaire général de l’organisation, qui a participé à l’enquête sur le phénomène de l’aéroport de Hangzhou. “Avec l’amélioration de la vie matérielle et culturelle en Chine, de plus en plus de gens peuvent photographier et filmer les choses étranges qu’ils voient. Les médias font connaître les ovnis au grand public, et avec Internet il est plus facile de collecter des témoignages”, indique Wang Sichao, chercheur à l’Observatoire de la montagne Pourpre, qui dépend de l’Académie des sciences. Les récits d’enlèvement comme celui de Meng laissent sceptiques nombre d’ufologues chinois. Mais Zhang Jingping, le responsable du service des observations de l’Association sino-internationale d’ufologie, estime qu’il faut garder l’esprit ouvert : “Nous avons inventé l’avion et nous sommes allés sur la Lune. Pourquoi les extraterrestres ne pourraient-ils pas nous rendre visite ?” Zhang a dirigé les investigations dans l’affaire Meng. Il a entre autres fait passer l’intéressé au détecteur de mensonges par la police. Le paysan a selon lui réussi le test.
Pas de bakchich pour Noël Souhaiter un joyeux Noël ? Interdit ! Dans les aéroports philippins, les employés devront se borner à sourire pour éviter de donner l’impression de quémander des cadeaux en liquide ou en nature. “Même sincère, cette formule pourrait être interprétée comme une sollicitation, et il est donc préférable de s’abstenir”, a décrété le responsable des services d’immigration, Ronaldo Ledesma. L’interdiction durera jusqu’à la fin de la saison, période où de nombreux balikbayan (anciens Philippins) et travailleurs expatriés rentrent passer les vacances auprès de leur famille, indique le site philippin Inquirer.net.
Enfantez en silence, SVP !
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Meng Zhaoghuo, ici soumis au détecteur de mensonges, a-t-il été séduit par une extraterrestre ?
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AFP
Accoucher dans la douleur, c’est franchement pénible – surtout pour les sages-femmes. Les praticiennes de l’hôpital Kärnsjukhuset de Skövde, en Suède, se sont plaintes des cris des parturientes auprès de la médecine du travail. Des mesures de bruit ont été effectuées pendant quinze jours en salle d’accouchement : dans 25 % des cas, le niveau sonore dépassait la limite d’exposition professionnelle, fixée à 115 décibels. Le seuil de la douleur se situe à 120 décibels ; à deux reprises, les hurlements atteignaient 122 décibels. “Une adulte devrait pouvoir maîtriser sa douleur. Il y a d’autres stratégies que hurler – se mordre les lèvres ou se dire que ça va passer”, lit-on dans un commentaire posté anonymement sur le site du Dagens Sjuksköterska (“Le quotidien des infirmières”). Les autorités saisies, elles, préconisent l’emploi de boules Quies.
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REUTERS
L’extraterrestre faisait trois mètres de haut, avait douze doigts et les poils des jambes tressés – et elle voulait faire l’amour avec lui. Meng Zhaoghuo s’est exécuté. Il assure avoir passé quarante minutes d’intimité – en lévitation – avec la robuste séductrice. Le récit de ce paysan, sur lequel revient le China Daily, est sans doute l’un des plus célèbres rapports d’enlèvement extraterrestre en Chine. C’était en 1994. Meng Zhaoghuo travaillait dehors quand il a vu un éclair métallique sur le flanc d’une montagne. Pensant qu’un hélicoptère s’était écrasé, il est allé voir ce qui se passait et s’est évanoui. Quand il est revenu à lui, il était désorienté, incapable de communiquer et terrifié par tout ce qui était en fer. Le soir, l’humanoïde femelle est venue le voir, écrivent Zhang Zixuan et Erik Nilsson dans le quotidien chinois. “Je ne croyais pas aux extraterrestres avant d’en rencontrer”, confie Meng au China Daily. “Voir, c’est croire.” Le paysan assure avoir rencontré d’autres aliens, qui parlaient chinois. “Ils m’ont montré un morceau de cristal à travers lequel j’ai vu les forêts, les icebergs et les carburants fossiles de la Terre. Ils m’ont parlé de la situation actuelle des ressources de la Terre et m’ont dit qu’il était important de protéger l’environnement.” Mais ce n’est pas tout. “Ils m’ont dit que d’ici soixante ans naîtrait un extraterrestre qui aurait les gènes d’un paysan terrien et que je pourrais le ou la rencontrer.” La Chine s’intéresse de plus en plus aux extraterrestres et aux objets volants non identifiés. En juin, l’aéroport
A Bangkok, pendant que les filles flirtent avec eux sur le zinc, les clients peuvent contempler les avis de recherche qui ont fleuri sur les récipients en polystyrène destinés à conserver leurs bouteilles de bière au frais. Ces conteneurs isolants, distribués dans les bars chauds de la capitale thaïlandaise, arborent la photo de Wei Hsueh Kang, chef de guérilla et baron de la drogue. Une récompense de 2 millions de dollars est offerte pour tout renseignement pouvant mener à sa capture, rapporte le Bangkok Post. L’opération, baptisée “Hot Spot” (Point chaud), émane de la DEA, l’agence antidrogues américaine, et de la police antinarcotiques thaïe. Il fallait au moins ça. Selon le quotidien thaïlandais, M. Wei commande 30 000 rebelles dotés de missiles sol-air et d’armes antichars – pas de la petite bière, donc.