L’architecture carcérale, FACTEUR révélateur d’un système déshumanisé à réinventer Mathilde CARRER 2016
La thématique de cet article de recherche porte sur l’architecture carcérale, développée plus précisément à travers la problématique de la nécessité de faire varier un système resté quasiment immobile depuis le 19e siècle. Rares sont les architectes qui remettent en question le plan cellulaire appliqué depuis des siècles à l’architecture des prisons, mais pourtant certains mouvements visant à révolutionner ce système déshumanisé et ayant prouvé son inefficacité commencent à naître et à prendre une certaine ampleur, même s’ils restent relativement exceptionnels. Par la suite, il sera nécessaire de constater que la question ne relève pas de la seule compétence des architectes mais qu’elle doit être repensée à l’aune de la fonction que l’on attribue aux prisons dans notre société. Stagnation des modèles d’architecture carcérale inventés au 19èmesiècle Le monde des prisons constitue un monde différent de celui des autres architectures en cela que contrairement à celles-ci, on peut très bien ne jamais « expérimenter » le lieu, ne jamais y pénétrer (tandis que l’on passe forcément une fois dans un hôpital, dans une salle de concert ou bien dans une maison de retraite). Une grande partie de la population ne se sent pas concernée, ce qui fait de ces établissements des espaces véritablement en marge de la société. Cette mise à l’écart se reflète également dans la manière que l’on a depuis les années 1960 de placer les prisons loin des villes (en privant par la même occasion les prisonniers de relations sociales et de contact avec des proches de l’extérieur) et de ne jamais les intégrer au contexte environnant. Elles présentent la plupart du temps une sorte d’OVNI massif dans un paysage relativement désert situé à l’extérieur des villes, dans de lointaines banlieues ou dans des campagnes isolées. La distance prise par rapport à ces lieux et à ce qu’il se passe à l’intérieur peut en partie expliquer pourquoi on s’intéresse aussi peu aujourd’hui à renouveler un système si archaïque. Il est intéressant d’apprendre que l’architecture carcérale cesse complétement de se renouveler au tournant du 19e siècle. Depuis, les prisons ne se construisent plus que sur des adaptations des modèles de prisons idéales créées à cette époque. Pour se familiariser avec ces architectures imaginées autrefois et dont les principes de certaines sont toujours en vigueur aujourd’hui, il paraît nécessaire de commencer par un rapide historique de l’architecture carcérale, de faire un inventaire des différentes typologies qui se sont succédées, celles qui sont restées, les principaux bâtiments carcéraux qui ont « fait date », les idées qui sous-tendaient leur construction, etc… Le cachot constitue l’un des premiers modèles de prison, il ne possède pas d’ouverture et sa seule fonction est d’enfermer un individu de la manière la plus primitive possible. Au 18ème siècle, on protège la société des individus dangereux en
envoyant ces derniers dans des pays lointains, au bagne ; s’opère alors un double enfermement : celui d’être loin de son pays d’origine et celui, plus concret, d’avoir un boulet au pied. Au 19ème siècle se met en place la généralisation de l’enfermement cellulaire, imposant un isolement total. Un des grands modèles de ce siècle est celui du panoptique de Bentham : le principe étant que le surveillant situé dans une tour centrale puisse observer les prisonniers répartis dans des cellules sur un plan en anneau articulé autour de cette tour, sans que ceux-ci ne sachent s’ils sont observés ou non. Bentham prône l’amendement du prisonnier et l’effet de dissuasion procuré par le système. Il s’agit d’un des modèles de « prisons idéales » les plus fréquemment repris dans l’architecture du XXème siècle (c’est d’ailleurs sur ce principe que va se baser la prison de Fleury-Merogis inaugurée en 68 par Guillaume Gillet : elle constitue un hybride entre le panoptique et la recherche d’une articulation de formes géométriques et de standards). On constate alors un certain changement dans les mentalités, on commence à envisager le fait que la prison peut servir de moyen pour la transformation de l’individu : on cherche à « soigner » le criminel. La prison constitue alors plutôt un lieu d’amendement. Des philosophes prennent alors parti, Alexis de Tocqueville notamment dénonce « l’école du crime » qu’est la prison, et soulève l’idée que l’incarcération encourage la criminalité plutôt que ne la refreine. Des réformes concernant l’amélioration de l’insertion sociale des prisonniers sont alors adoptées, mais restent extrêmement pauvres sur le terrain : on commence à intégrer des programmes plus variés comme des lieux d’activités physiques et de travail au plan uniquement constitué par l’alignement de cellules. Depuis cette époque, aucun changement n’a été constaté dans l’organisation de l’architecture carcérale : au contraire, à l’inverse des initiatives guidées par une volonté de socialisation pour les prisonniers au 19ème siècle, on a développé une architecture au mode de fonctionnement extrêmement punitif : l’idée est plutôt axée sur le fait que le prisonnier doit se repentir dans sa cellule. Aujourd’hui, on relève clairement une contradiction entre une répression extrême qui s’opère aussi par l’architecture (des hauts murs, des barbelés, un environnement globalement hostile) et le fait que l’on prône la réhabilitation, ou du moins sa préparation durant la purge de la peine. On réduit par le fonctionnalisme de l’architecture le champ d’autonomie, les initiatives.
Application du principe du panoptique décrit par Jeremy Bentham http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/06/05/prisons-du-panoptique-de-bentham-a-michelfoucault_4432900_3246.html
La prison de Fleury Merogis vue du ciel http://brunodesbaumettes.overblog.com/2015/03/fleury-merogis-l-usine-prison.html
Aujourd’hui, la situation ne s’est pas tellement éloignée du modèle du cachot : les prisonniers sont toujours enfermés et allongés dans leur cellule près de 22heures par jour. Le livre Construire l’abolition d’Augustin Rosenstiehl présente d’ailleurs la cellule actuelle comme un simple « cachot plus ou moins propre »1. D’autre part, 1
ROSENSTIEHL A., Construire l’abolition, éd. Urbsedition, 2005
l’approche architecturale de établissements pénitentiaires se résume soit à juxtaposer des éléments aux bâtiments existants soit à actualiser légèrement le design intérieur des cellules (à la manière d’Architecture Studio pour son projet de prison à Saint Denis, sur l’île de la Réunion). Cette dernière mesure ne semble pas avoir beaucoup d’effet : le taux de suicide dans ces cellules « confortables » s’avérant plus important que celui des cellules plus anciennes. On note que la plupart des plans de prison s’articulent sur une base d’un nœud central autour duquel se développent des ailes constituées d’un alignement de cellules. Les fenêtres (auparavant possibles à ouvrir) ne sont plus manipulables : les détenus doivent enclencher la ventilation par un simple bouton. L’isolation phonique est de piètre qualité et les prisonniers sont exposés à la vue du gardien à tout moment par l’œilleton de la porte. La question de la réhabilitation architecturale se pose : la majorité des prisons du 20e siècle sont aujourd’hui délabrées, et souvent plus que celles construites au 19e dans lesquelles on peut effectuer des modifications de plans (par exemple utiliser les coursives comme extension des cellules, en ouvrir certaines pour créer des cellules de regroupement, etc…). A l’instar de la prison de Fleury Merogis et de la prison des Baumettes construite en 1936 à Marseille (dont l’état de dégradation a fait l’objet d’un rapport rendu public en 2012 de Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté), la plupart des prisons construites au 20e siècle ne permettent aucune modification postérieure de l’édifice. Le constat que l’on peut porter actuellement est qu’aucun changement véritable dans le plan de l’architecture carcérale n’a été proposé depuis le 19ème siècle : il semble y avoir en France un manque de réflexion autour de véritables projets sociaux, on se contente d’appliquer simplement le plan cellulaire sans jamais véritablement remettre en question son efficacité. Dans ces « boîtes-prisons », les prisonniers sont plutôt considérés comme des objets que comme des humains, on bannit tout équilibre social (dont ils manquaient déjà pour la majorité d’entre eux à l’extérieur). Un milieu pourtant de plus en plus médiatisé Paradoxalement, la médiatisation des prisons aujourd’hui n’a jamais été aussi forte. Un mouvement de sensibilisation sur le monde carcéral s’est enclenché dans les années 70, notamment nourri par les réflexions d’un collectif d’intellectuels comme Gilles Deleuze, Félix Guattari, et Pierre Vidal-Naquet. Ce dernier a par ailleurs fait partie des signataires du manifeste du 8 février 1971 -avec Michel Foucault et Jean-Marie Domenach- ayant donné naissance au Groupe d’Information sur les Prisons. Il est impossible de ne pas mentionner l’ouvrage majeur de la lutte anti-
carcérale, Surveiller et Punir, paru en 1975, dans lequel Michel Foucault dénonce l’impossibilité de se reconstruire après la prison ainsi que l’inutilité de la conception punitive et culpabilisatrice de la peine. On constate que ces mouvements d’information, externes aux prisons, menés par des intellectuels, militants, associations et groupes politiques se forment en parallèle d’autres mouvements de réaction, internes au milieu carcéral, de révoltes de prisonniers. Plus tard, dans les années 1990, de nouvelles organisations font entendre leur voix par une mobilisation médiatique anti-carcérale comme le Comité d’action des prisonniers, l’Alliance des Prisonniers en Lutte (dont la diffusion des idées était notamment assurée par la publication d’un journal : Rebelles) et l'Association des Parents et Amis de Détenus. Autre moyen de faire entendre leur voix, le groupe Os Cangaceiros organisait des actions de sabotage et autres actes de vandalisme pour dénoncer l’inutilité des établissements pénitentiaires : ils iront jusqu’à dérober les plans de certaines prisons en construction pour les diffuser en masse. Dans les années 2000, la médiatisation du monde carcéral par ces organisations s’effectue principalement sous forme de manifestations comme celle du 4 novembre 2000 ou du 15 novembre 2003 en faveur de l’abolition des prisons ; et de radios ou de journaux comme L’Envolée, Parloir Libre ou Ras les murs. Plus récemment, fin avril 2016, une grève a été entamée par des gardiens de prisons belges. Un appel : « Des êtres humains traités comme des bêtes sauvages », notamment signé par des personnalités politiques françaises comme Luc Ferry et Jack Lang a été diffusé à la mi-mai dans le quotidien belge « Le Soir », et dénonce les conditions de détention indignes des détenus des établissements pénitentiaires du pays. Aujourd’hui, l’Observatoire International des prisons (OIP), association fondée en 1990 visant à briser la « loi du silence carcéral » est une des organisations des plus actives que l’on peut mentionner. Cependant, au-delà de l’action de ces organisations –dont la portée médiatique restera finalement assez limitée-, un ouvrage publié en 2000 rencontre une grande résonnance sur la scène médiatique et soulève l’opinion générale (les problèmes qui y sont mentionnés avaient pourtant déjà été dénoncés par l’OIP, et alors largement ignorés) : il s’agit du livre de Véronique Vasseur, Médecin-chef à la prison de la Santé. En 1999 Loïc Wacquant avait pourtant aussi accusé un système carcéral « hors-la loi »2 et sa politique de répression désastreuse agissant dans l’indifférence générale de la société avec son livre Les Prisons de la misère. Il parlait alors d’ « invisibilité et de silence consenti » pour qualifier l’omerta régnant autour du milieu pénitentiaire. Le livre de Véronique Vasseur, malgré le choc du 2
WACQUANT L., Les Prisons de la misère, éd. Raison D’agir, 2015
témoignage et l’indignation générale qu’il avait réussi à susciter de par la position particulière de son auteur, ne parvient pas à faire véritablement bouger les choses. Au contraire, la surpopulation carcérale et donc la promiscuité des détenus n’a pas cessé d’augmenter depuis, malgré la constitution d’une commission d’enquête que l’ouvrage avait permise. Sur un plan plus « administratif », l’ancien contrôleur des lieux de privation de liberté Jean-Marie Delarue parvient lui aussi, à alerter régulièrement l’opinion publique et les autorités par ses rapports annuels dans lesquels il dénonce la conception même des prisons : « On a multiplié le béton et les grilles de séparation. […] On a tout sacrifié à la sécurité dans ces prisons, on a oublié le reste.» déclare-t-il lors de la présentation devant la presse en 2010 de son deuxième rapport annuel. Le 19 septembre 2012 dans une circulaire de politique pénale, Christiane Taubira, alors Garde des Sceaux, semble vouloir engager de nouvelles réflexions sur un sujet alors délaissé depuis quelque temps par la communauté intellectuelle (en dehors de quelques sociologues et associations). Elle incite à trouver des alternatives à la prison, en la considérant comme ultime recours et non comme solution. En termes de philosophie politique, la question n’avait pas été abordée depuis longtemps. Au-delà de ces médiatisations écrites, les moyens de rendre compte visuellement de l’intérieur des prisons ont pris un essor particulier ces dernières années. D’une part sur le plan fictif, des films et séries comme Un Prophète, Dog Pound, ou Orange Is The New Black donnent un aperçu assez réaliste du monde carcéral. Le lieu est particulièrement prisé des réalisateurs qui y voient un terreau fertile à la création de situations dramatiques. Ces prises de vues, différentes de par le type de discours qu’elles tiennent, dénoncent alors de manière relativement indirecte (contrairement aux moyens évoqués plus haut), en rendant compte de l’atmosphère de ce lieu à l’architecture paradoxalement très photogénique : les longs couloirs et les successions de grilles par exemple offrent de belles perspectives symétriques et rythmées. Il peut être aussi intéressant de soulever que, dans les années 1970, s’opère un tournant dans la nature des films mettant en scène les prisons : avant cette date, ils traitaient quasiment uniquement le sujet sous l’angle de l’évasion des prisonniers, à l’instar du film Le Trou de Jacques Becker sorti en 1960. Après 1970, ce sont plutôt les conditions inhumaines régnant dans ce milieu qui en constituent l’objet principal). D’autres nombreux témoignages imagés illustrent aussi - cette fois-ci réellement- l’intimité des prisons. Il peut s’agir de reportages photo : Prison Images de Harun Farocki (2000) ou plus récemment Prisons du photographe Sebastien Van Malleghem paru en 2014, qui a écumé les prisons belges durant trois ans. Le magazine Vice, qui jouit d’une forte popularité chez les jeunes adultes a aussi consacré un numéro entier au sujet en octobre 2015, dont l’article « Prison Without Punishment ». Sur France Culture, une série d’émissions radios documentaires Paroles de détenus a également été diffusée durant l’année 2015. Par ailleurs, les émissions
télévisées sur « l’enfer des prisons » se multiplient. Mais pourtant, on semble se complaire dans la diffusion de ces images-choc, qui font beaucoup parler mais ne produisent que peu de réactions concrètes.
Image tirée du film Un Prophète de Jacques Audiard http://www.lexpress.fr/culture/cinema/un-prophete-le-film_1615998.html
Au-delà de la simple question architecturale, une approche de la peine par la société à revoir en profondeur On aurait donc pu supposer que cette « nouvelle » médiatisation de l’intérieur allait constituer un des leviers pour engager une réflexion plus ouverte sur de véritables visions d’avenirs, par la sensibilisation du public. En réalité, le monde carcéral est aujourd’hui surmédiatisé : les films, émissions, reportages photo, compte-rendus écrits dénonciateurs se succèdent mais il reste paradoxalement un certain tabou quant à un changement, de fond, visant à faire véritablement évoluer ce système dont on semble se contenter malgré les alertes régulières. Dans l’émission de France Culture Du Grain à Moudre ayant pour problématique « Faut-il construire de nouvelles prisons ? » diffusée en 2013, Paul-Roger Gontard, rapporteur d’une étude sur la prison sans murs, explique que ce sont surtout les représentations de ce qu’est la prison qui posent problème aujourd’hui. Dans le monde politique, dans l’opinion publique et l’administration pénitentiaire, lorsque l’on parle prisons, on parle architecture avec murs, barreaux et miradors, soit une représentation fortement ancrée et donc difficile à faire évoluer. En effet, peu nombreuses sont les architectures qui dégagent une image extérieure présente dans l’imaginaire collectif aussi peu diversifiée, monolithique et conservatrice. Les architectes ne dérogent pas à la règle : à l’instar du reste de la population, peu
s’intéressent véritablement au défi que représenterait un changement significatif de la peine carcérale, tandis que beaucoup d’entre eux ont manifesté un grand intérêt pour des réflexions sur d’autres habitats en « environnement hostile » comme les camps de migrants, les bidonvilles, les habitations précaires des SDF, etc… Il s’agit toujours de la même manière punitive de voir les choses : pourquoi vouloir améliorer les conditions de vie d’un criminel ? Ne l’a-t-il pas bien mérité ? La médiatisation ne semble donc finalement pas avoir modifié l’opinion générale, qui continue de voir malgré les arguments des « lanceurs d’alerte » en une sanction extrêmement répressive et des conditions de vie indignes le moyen de s’assurer qu’un individu « expiera ses fautes ». La manière de traiter quelqu’un qui a commis un crime ou un délit dans l’avis collectif semble toujours devoir revêtir un caractère de souffrance : le détenu a fait du mal donc il doit souffrir à son tour. Au 21ème siècle, au pays des droits de l’Homme, est-il normal que la loi du talion continue à s’appliquer ? Le changement, plus profond, que représenterait une prise de recul de la société sur l’inefficacité d’un tel système semble s’avérer nécessaire : il faut bien voir que la prévention de la récidive, la réintégration d’un individu ne se fera pas en le privant de son humanité, ce que les taux élevés de récidive dans les prisons françaises ont pu démontrer. Par ailleurs, il faut savoir que les prisons françaises font partie des plus fermées. C’est Fabio Cavalli, scénariste du film italien Cesare deve morire, qui l’explique au micro de France Inter lors de la sortie du film en 2012 : ce metteur en scène a fait jouer une adaptation de la pièce de William Shakespeare par les détenus du pénitencier de Rebibbia à Rome. Le film a remporté un Ours d’Or au festival de Berlin en 2012. Sur les 500 anciens détenus-acteurs de la prison, seuls 15 ont récidivé. Fabio Cavalli évoque le fait qu’en Italie, seuls 6% des détenus qui font du théâtre en prison récidivent. Les expériences de théâtre en prisons sont assez nombreuses en Europe mais ne sont pas coordonnées : en Italie plus d’une centaine de prisons propose des activités théâtrales. Le scénariste explique que les prisons françaises sont très différentes des prisons italiennes : les expériences de théâtre y sont très rares, rien que le fait de pénétrer dans une prison française est très difficile tandis qu’entrer dans les prisons en tant que spectateur au théâtre de la prison de Rebibbia est encouragé. Cette difficulté d’accès, ce manque d’ouverture sur le monde extérieur fait d’ailleurs l’objet de la préconisation n°4 du Rapport sur l’encellulement individuel de Dominique Raimbourg, député socialiste de Loire-Atlantique, remis à la Garde des Sceaux de l’époque Christiane Taubira en 2014. Cette préconisation a pour titre Rendre la prison plus visible par tous les citoyens et tient en ces quelques lignes : « La peine prononcée au nom du peuple français, doit être comprise par lui. La prison doit
donc être plus visible. Il faut adopter une disposition législative qui permette au parlementaire qui visite une prison de se faire accompagner par un(e) journaliste. »3 Une des raisons pour lesquelles l’architecte ne peut véritablement appréhender un changement radical de la « boîte-prison »4 (dénomination de l’organisation du plan de l’enfermement cellulaire dans le livre « Construire l’Abolition ») est le cahier des charges extrêmement sécuritaire qui lui est imposé et qui l’empêche d’avoir une marge de manœuvre dans sa créativité. Cependant, rien n’empêcherait les architectes de nourrir des réflexions plus théoriques, sans application concrète pour le moment. Et pourtant elles sont presque inexistantes en France. On préfère construire une tour plutôt qu’une prison, alors qu’il s’agit d’un des types d’architectures qui vont le plus influencer leurs « pratiquants » puisqu’ils y sont cloitrés 24h/24. Il apparaît évident qu’une réforme efficace des prisons demandera des initiatives réunissant un panel plus large de professions que les seuls architectes. Elle dépendra principalement d’une volonté politique (dont on a pu observer les prémisses avec les propositions abordées plus loin de l’ancienne Garde des Sceaux Christiane Taubira) mais les architectes n’auraient-ils pas un rôle majeur à y tenir ? Nécessité de trouver des alternatives au système actuel Face à ce bilan, il semble alors intéressant d’aller chercher les rares tentatives de bouleversement du monde de l’architecture carcérale, qui sont pour la plupart simplement à l’état de projet et que l’on pourra trouver dans les pays d’Europe du Nord. Plus que de simples modifications apportées à la forme d’une enceinte, ces propositions cherchent à extirper l’architecte du schéma de la « boite-prison » pour s’engager dans de nouvelles voies comme celle du mouvement abolitionniste -assez radical- qui vise à libérer la prison de ses murs. Selon Lara Danguy Des Déserts, juge de l'application des peines au tribunal de Melun et secrétaire générale de l'association nationale des JAP, le principe même de la prison peut ainsi être remis en cause. Elle expose le fait que depuis 1789 et l’apparition de la prison comme sanction pénale, l’idée que la prison doit représenter un progrès a été perdue : aucune évolution n’a été constatée depuis. L’objectif de réhabilitation visé constitue un échec total : on semble aujourd’hui sortir d’une période de 10 ans d’incarcération de masse et de forte répression pendant laquelle la plupart des juges n’ont pas considéré d’autres manières de punir que d’emprisonner, y compris pour les petits délits : la peine d’emprisonnement est appliquée quasi-systématiquement. On peut alors se 3 4
RAIMBOURG D., Encellulement Individuel, Mission auprès de la Garde des Sceaux Christiane Taubira, novembre 2014 ROSENSTIEHL A., Construire l’abolition, éd. Urbsedition, 2005
demander : quelle place donner aux alternatives à l’enfermement ? Et de manière plus générale, la prison survivra-t-elle au 21ème siècle? La question des alternatives se pose justement lors de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive tenue en 2013 à Paris à l’initiative de Christiane Taubira (alors que Les Républicains proposent la construction de 20 000 places de prison supplémentaires) : ne faut-il pas mettre la prison à une autre place ? D’autres modes d’exécution des peines existent (comme le sursis avec mise à l’épreuve, avec TIG), mais sont toujours reliés à l’idée de prison. L’idée qui ressort à la fin de cette convention est qu’il faudrait arriver à mettre en œuvre une peine dé-corrélée de la notion de prison (le sursis par exemple est clairement relié à cette notion), d’imaginer une nouvelle échelle de peines appliquée aux délits. Dans la proposition d’une peine sans murs on retrouve l’idée d’appliquer une sanction sans aucune référence à la prison. Par ailleurs, avec un coût moyen de 3700E par mois par détenu, la prison peut bien être remise en question. Aujourd’hui, la surpopulation carcérale fait des ravages : sur les 68 000 détenus répartis sur les 193 prisons françaises, 12 000 détenus sont en surnombre. Les matelas de ces personnes incarcérées pour lesquelles on ne trouve pas de place sont installés à même le sol dans les cellules de 8m² utilisées par d’autres : des conditions dégradantes et un manque de respect de la dignité de la personne sont ainsi causés par cet état de surpopulation. Aujourd’hui, un juge d’application des peines décide si quelqu’un peut justifier d’un aménagement de peine : les quatre moyens mis à sa disposition consistent alors en la mise sous bracelet électronique, la semi-liberté, la libération conditionnelle ou le placement à l’extérieur. Se pose donc à ce moment la question de l’encadrement social de ces individus : ils seront moins coupés de la société qu’en prison, mais il s’avère nécessaire de les suivre pour ne pas qu’ils se retrouvent dans les mêmes conditions, le même environnement dans lequel ils baignaient avant la peine. Le début d’une solution envisageable : la prison sans murs Apparaît alors l’alternative de la prison sans murs comme solution intermédiaire entre retour dans le milieu antérieur et enfermement dans une prison avec murs. Le qualificatif « intermédiaire » avait à l’époque été avancé par Sir Walter Crofton, inventeur de la libération conditionnelle au XIXème siècle. Paul-Roger Gontard explique qu’utilisée en complément d’autres outils d’exécution de peine, elle constitue un sas entre prison fermée et sortie à l’extérieur et permet d’amortir le choc de la sortie dû au désapprentissage de la socialisation effectué en prison : en effet, en maisons d’arrêt, on constate la perte des automatismes qui permettent
de vivre en société (absence de mobilité, incapacité à gérer son temps individuel, etc…). Avec l’impossibilité actuelle de se réinsérer facilement, il semble nécessaire de redonner du sens à cette « parenthèse » dans la vie de l’individu incarcéré. Chaque prison ouverte possède ses propres spécificités mais on y retrouve systématiquement trois caractéristiques : l’absence de moyens passifs de sécurité (certains éléments architecturaux comme les barreaux aux fenêtres et les miradors n’existent plus) ; une certaine discipline consentie, notamment par un contrat qui lie le détenu et l’établissement, il pourra avoir plus de liberté individuelle et de responsabilités (en cas de non-respect du contrat, le détenu pourra être renvoyé en prison fermée) ; et l’obligation d’organiser des activités pour les détenus. Autrefois, cette activité consistait à les faire travailler. Aujourd’hui, il peut s’agir de formation ou de soin (la visée n’est pas forcément économique) et consiste surtout à éviter une oisiveté néfaste, à suivre un parcours « utile ».
Capture d’écran de l’émission d’Arte Prisons ouvertes : un pas vers la réinsertion dans laquelle Robert Badinter explique le principe « pavillonnaire » d’une des premières prisons ouvertes (celle de Mauzac ouverte en 1985) sur une maquette datée de 1982 https://www.youtube.com/watch?v=QSDUVUUDVE4
En matière de prisons ouvertes, la France est définitivement en retard par rapport à ses voisins d’Europe du Nord. Les établissements ouverts de taille relativement importante (soit plus d’une centaine de détenus) se situent au Danemark, en Suède, aux Pays-Bas. Ils constituent 16% des prisons en Suisse et 8% en Angleterre contre 0.3% en France (la prison de Taihoae aux Iles Marquises de seulement 5 places et celle de Casabianda en Corse, destinée aux pédophiles). Pourtant la France a connu depuis la fin du 19ème jusqu’à la fin du 20ème siècle une succession de lois qui ont modifié l’emprisonnement : en 1885 apparaît la liberté conditionnelle, en 1891 le sursis simple, en 1945 la semi-liberté, en 1983 les Travaux d’Intérêt Général, et enfin en 1997 le placement sous surveillance électronique. On peut se poser la question : pourquoi la prison ouverte ne s’est-elle pas développée en France ? Dans sa thèse L’utilisation européenne des prisons
ouvertes : l’exemple de la France, Paul-Roger Gontard explique que la répartition de ce type de prisons en Europe s’organise selon une césure entre pays de culture catholique et pays de culture protestante. Les prisons fermées se situent majoritairement dans les premiers, et sont envisagées comme un mimétisme de la passion christique : « le chemin le plus favorable pour trouver la rédemption pouvant être l’endurance de souffrances, la pénitence, comme imitation plus ou moins métaphorique de celles subies par Jésus Christ lors de son chemin de croix. »5 : le condamné doit souffrir pour obtenir son salut. Dans les seconds, on ne recherche pas ce rapport à la souffrance : le condamné doit trouver une place utile dans la société pour retrouver son pardon. Comme on a pu le constater, les effets de ces traditions sont encore ressentis aujourd’hui dans la manière d’appréhender la nature de la peine. Seulement, il faut aussi relativiser les effets de ces prisons ouvertes, qui semblent n’être utiles qu’en complément, qu’en tant que mode d’aménagement de peine. Il s’agit plutôt d’une étape de « détention-réinsertion » durant laquelle les détenus travaillent et dégagent un revenu réintégré dans le budget global de l’établissement pénitentiaire. Le directeur de la prison ouverte de Witzwil en Suisse, Hans-Rudolf Schwarz, explique à Libération dans l’article « A Witzwil, la prison met la charrue avant les barreaux » : « A Witzwil, les barreaux sont remplacés par un contrat social»6. Dans cette prison –la plus ancienne d’Europe-, les détenus sont agriculteurs et cuisiniers, entretiennent eux-mêmes les locaux, et les surveillants sont remplacés par d’anciens agriculteurs de la région qui travaillent avec les détenus au lieu de les contrôler. Ainsi, la moitié des finances sont couvertes par les recettes de cette grande exploitation agricole. D’autre part, les économies se font aussi au niveau de la construction architecturale : plus d’enceintes massives de béton, de miradors ou glacis pour éviter les évasions. Un mirador par exemple entraîne la mobilisation de 7 équivalent-temps plein : soit du personnel qui pourrait être destiné à un encadrement plus humain des détenus. En Angleterre, au Danemark ou en Suède, les prisons se trouvent à proximité des centres urbains, et leurs architectes sont sommés de leur donner un aspect « non-institutionnel »7 (à l’instar de la prison de Halden en Norvège décrite dans un article du Time Magazine, « Sentenced to Serving the Good Life in Norway »). Elles obtiennent de très bons résultats en manière de lutte contre la récidive (en Angleterre, un détenu passé par une prison ouverte récidivera deux fois moins).
5
GONTARD P., L’utilisation européenne des prisons ouvertes : l’exemple de la France, Thèse, Université d’Avignon, 2013
6
FAURE Sonya, « A Witzwil, la prison met la charrue avant les barreaux » dans Libération, 27 mars 2010
7
ADAMS William, « Sentenced to Serving the Good Life in Norway » in Time magazine, juillet 2010
Une délibération de l’ONU en 1949 proposait déjà de construire des prisons ouvertes de par le monde. La Cour européenne des Droits de l’Homme condamne régulièrement la France sur les conditions de vie de ses prisonniers, et l’incite à trouver d’autres modalités d’exécution de peine. Dans une commune du Jura a été lancé en 2012 un projet de prison expérimentale, sortant de l’ordinaire, portée par l’association Prisons du cœur : elle aurait accueilli 120 condamnés à des peines de moins de 5 ans qui auraient eu la clé de leur cellule et auraient effectué un travail rémunéré au SMIC dans un magasin ouvert sur l’extérieur. Les protestations et oppositions au projet ont été telles que ce dernier a finalement été abandonné. On peut donc se demander en conclusion: comment innover dans le domaine pénitentiaire sans se heurter à l’opinion générale qui, malgré la médiatisation croissante de ce système déshumanisé, continue de se montrer extrêmement réticente même à de légères innovations dans un milieu carcéral auquel elle semble indifférente?
Bibliographie ADAMS William., « Sentenced to Serving the Good Life in Norway » in Time magazine, juillet 2010 DELARUE J., Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Rapport d'activité, 2010 E.N.A.P., L’architecture carcérale, des mots et des murs, éd.Privat, 2011 FAURE Sonya, « A Witzwil, la prison met la charrue avant les barreaux » dans Libération, 27 mars 2010 FOUCAULT M., Surveiller et Punir, Paris, éd. Gallimard, coll. « Tel », 1975 GONTARD P., L’utilisation européenne des prisons ouvertes : l’exemple de la France, Thèse, Université d’Avignon, 2013 RAIMBOURG D., Encellulement Individuel, Mission auprès de la Garde des Sceaux Christiane Taubira, novembre 2014 ROSENSTIEHL A., Construire l’abolition, éd. Urbsedition, 2005 TAUBIRA C., Circulaire de politique pénale, 19 septembre 2012 VAN MALLEGHEM S., Prisons, éd. André Frère, 2014 VASSEUR V., Médecin-chef à la prison de la Santé, éd. Le Cherche Midi, 2000 WACQUANT L., Les Prisons de la misère, éd. Raison D’agir, 2015 « The Prison Issue », Vice Magazine, n°22, octobre 2015
Filmographie / Emissions radiophoniques Cesare deve morire, F. Cavalli, Italie, 2012, Drame, 76 min Dog Pound, K. Chapiron, Canada, 2010, Drame, 91 min Le Trou, J. Becker, France, 1960, Drame, 132 min Orange Is The New Black, J. Kohan, Etats-Unis, 2013-en production, 60 min Prison Images, H. Farocki, Allemagne, 2000, Documentaire, 60 min Un Prophète, J.Audiard, France, 2009, Drame, 149 min « Faut-il construire de nouvelles prisons ? », Du Grain à Moudre, France Culture, 2013, 44 min