Le territoire des abrazos - Mathilde Goronflot

Page 1

LE TERRITOIRE DES ABRAZOS MATHILDE GORONFLOT


2


LE TERRITOIRE DES ABRAZOS

MATHILDE GORONFLOT SOUS LA DIRECTION DE M. FITZSIMONS SEMINAIRE HABITAT MEMOIRE DE MASTER EN ARCHITECTURE / ENSAPBX 2016-2017

3


4


REMERCIEMENTS

A M. Fitzsimons, pour ses conseils et son suivi, A ma famille pour leur soutien, A mes amis pour m’avoir encouragé malgré les nombreux doutes, A Anna, éternelle coéquipière de charrette, A Maddie por el apoyo moral de siempre, A Chichi y Drew por la inspiración, A Diego Braude par su talento y sus fotos, A Gustavo Varela que me dio de su tiempo y su saber, A Blanche, Iris et Noélie pour leurs conseils, Aux personnes qui se sont intéressés de près ou de loin à ce travail, A mis amigos milongueros y a los otros que me inspiraron, A Gaby por ser parte de mi tango y de mi vida.

5


AVANT-PROPOS

A Buenos Aires, il y a un dicton populaire qui dit, Cuando el tango te agarra, no te suelta mas, comprendre, quand le tango t’attrape, il ne te lâche plus, lorsqu’il rentre dans ta vie, il est impossible de s’en défaire. C’est précisément ce qui a été l’impulsion première de ce travail de recherche. Peut-être aussi ce qui en constitue les limites, m’impliquant alors de manière profonde dans mon objet d’étude. Le tango a cette particularité de générer des sentiments qu’il se révèle complexe d’expliquer à qui ne connaît pas ce monde. Les connexions profondes qui peuvent se générer avec quelqu’un dont on ignore le nom et sur lequel il est impossible de mettre des mots qui puissent paraître cohérent dans notre société actuelle où il semble tant nécessaire de nommer le moindre soupir, le fait de pouvoir partager avec des gens, qui auraient dû rester des inconnus, des échanges plus intimes que ce que l’on pourrait expérimenter avec un proche, échange qui n’engage à rien d’autre que celui d’être là, ici et maintenant et de dessiner la musique avec nos corps pris dans une étreinte, la possibilité de vivre un moment en suspension dans le temps et pourtant ancré dans le présent, dans un monde où tout nous pousse à aller et penser toujours plus vite et plus loin. Le tango crée un espace de rencontre et d’écoute de l’autre et offre une possibilité de comprendre ce qui nous échappe, composer une unité grâce à la différence. Lorsque je touche un

6


corps, je touche également un esprit et tout un univers, différent du mien en tout point de vue, mais avec lequel je dois cependant m’accorder pour que ce moment fonctionne, sans un mot. Le tango est un monde à part, en périphérie de notre monde et de son sens commun qui nous semblent si cohérents, mais qui pourtant volent en éclats dans une étreinte. Il se fait sublimation de la diversité et du contraste produits par les grandes villes, en produisant une cohérence dans l’hétérogène. Il remet finalement en question tout ce qui fait l’ordre de notre monde. Il remet en jeu la manière dont on pensait le construire. Ce mémoire prend pour moi la forme d’un hommage pour quelque chose qui a profondément marqué ma vie et sans lequel je ne serai plus vraiment moi.

7


« L’HISTOIRE DU TANGO EST CELLE DE RENCONTRES ENTRE DES PERSONNES QUI N ’AURAIENT JAMAIS DU SE RENCONTRER OU QUI , S ’ETANT RENCONTREES , RESTERONT A JAMAIS DES INCONNUS .»

Marta Savigliano, Tango and the Political Economy of Passion, 1995, p. xv

8


©Diego Braude

9


SOMMAIRE

Remerciements………………………………………………………………………………5 Avant-propos………………………………………………………………………………….6 Sommaire……………………………………………………………………………………..10 Introduction générale……………………………………………………………………13 Problématique………………………………………………………………………………16 I. La production de soi dans l’entre-soi, les corps pris dans une étreinte………………………………………………………………………………….……..27 1. Le sujet et son corps, 1er lieu du lien au monde…………………………31 2. L’intimité dans l’abrazo, reconversion du réel et source de microrésistance………………………………………………………………………..34 La création d’une intimité dans la danse.....……………….…………….34 L’abrazo, d’où pourrait-il venir et à quoi cela renvoie.................36 L’entre-deux où l’ouverture d’un espace des possibles………….….38 3. Le corps comme outils politique de revendication et d’émancipation................................................................................41 II. Le groupe et le moment social de la milonga…………………………..51 1. Cadrage conceptuel de la milonga, espace ou moment…………….54 2. La milonga : moment social, lieu du lien social………………………….56 Structure métaphysique de la milonga……………………………………..58 Espace structurant…………………………………………………………………….58 Espace structuré……………………………………………………………………….62 Espace symbolique……………………………………………………………………69 Acteur et corps social ……………………………………………………………….73 3. La milonga, espace de suspension des lois de la polis……………….77 La dimension carnavalesque…………………………………………….……….79 Moment cathartique aux deux visages………………………………….….81

10


III. Les territoires du Tango, espace et lieu, territoire, du faubourg au monde…………………………………………………………………89 1. Faire d’un espace un lieu…………………………………………………………..91 rrrDéfinition des concepts……………………………………………………………..91 La milonga, un lieu incarné……………………………………………………….92 Le lieu par le tango ou le tango par le lieu………………………………100 2. D’une identité spatialisée à un territoire comme support de l’identité……………………………………………………………………………………....103 Le tango orillero, un phénomène spatialisé…………………………….103 Le Tango chanson de la Guardia Vieja, prémisse d’une géographie identitaire…………………………………………………………….108 Le Tango chanson de la Guardia Nueva, reconfiguration symbolique de la ville: production territoriale ou idéologique ?.....115 3. L’objet tango, produit national et enjeux identitaire dans un contexte de mondialisation…………………………………………………………127 Conclusion générale……………………………………………………………………136 Bibliographie……………………………………………………………………………….141 Glossaire des illustrations……………………………………………………………152

11


12


INTRODUCTION GENERALE

Comme le tango n’existe pas sans Buenos Aires, dans l’imaginaire collectif, Buenos Aires n’existe pas sans le tango. Symbole de l’Argentine et de sa capitale, il représente aujourd’hui un puissant outil touristique pour le gouvernement et les organismes qui se sont emparés du symbole : festivals à résonnance mondiale, circuits organisés autour des cafés et autres salons de thé estampillés typiquement tanguero 1, dîners-spectacles, quartiers vitrine de l’histoire du tango et de la ville 2 … C’est toute une nouvelle géographie qui se dessine alors aujourd’hui, faites de références esthétiques, d’édifices emblématiques, de quartiers historiques et de lieux mythiques. Le tango loin d’être simplement une musique ou une danse est en réalité un phénomène qui possède une dimension sociale complexe, souvent absente des représentations et autres spectacles pour un public néophyte. Il s’agit, au-delà de son objectivation à des fins touristiques, d’un phénomène culturel profondément enraciné dans l’identité

1

Parmi les plus célèbres, le café Las Violetas, le Café Tartoni, la Confiteria Ideal, Esquina Homero Manzi… 2 Notamment Caminito, dans le quartier populaire de la Boca, une rue musée à ciel ouvert d’une centaine de mètre de long, avec ses façades colorées masquant la misère des vielles bâtisses en taules et ses couples de danseurs enchainant les démonstrations de tango pour les touristes.

13


collective de tout un groupe humain, identité qui aujourd’hui, apparaît clairement comme l’une des images de marque de la ville. Si l’on se penche sur son histoire, et au plus loin des clichés, le tango n’a pas toujours été le symbole identitaire et culturel aujourd’hui affiché avec fierté par la capitale et perçu comme typiquement Argentin pour un public non averti. Le tango est né sur les rives du Rio de la Plata entre Buenos Aires –Argentine- et Montevideo –Uruguay- dans un contexte d’immigration massive, suite aux politiques misent en place par le gouvernement argentin à la fin du XIX° siècle, pour repeupler l’Argentine de manière générale et répondre à un besoin de mains d’œuvre que requiert l’industrialisation de Buenos Aires plus particulièrement. En 1880, Buenos Aires devient la capitale d’une république unifiée et dont les bases de l’organisation politique sont esquissées par un groupe d’intellectuel de la génération dite de 1837, guidée par la philosophie des Lumière et pour qui « l’Europe du Nord et les Etats-Unis incarnent un modèle de la civilisation et du progrès économique » là où les plaines argentines et ses habitants étaient synonymes de barbarie3. Loin de l’image brillante de l’immigrant européen auquel s’attendait la société argentine, du Français qui transporte sous son bras le Contrat Social de Rousseau ou l’Italien culte et amant de l’opéra, ce sont des milliers de familles et une majorité d’hommes seuls qui s’installent sur le territoire et se concentrent plus particulièrement dans les zones périphériques de la ville, las orillas4, où la trame orthogonale de la ville tend à se dissoudre et s’entremêle à l’immensité indéterminée de la campagne5. Cette population fait alors face au rejet de la classe 3

Dagfal, 2007 Le terme orrila désigne la rive, la limite, le bord, en référence à la proximité spatiale du Port de la ville, où arrivaient les immigrés par bateaux. 5 Apprill C. et Dorier Apprill, 1998, p1 4

14


dominante argentine et à une brutale dissolution identitaire dans une vaste masse humaine qui, culturellement parlant, ne partage rien d’autre que le fait d’être loin de son pays d’origine et dont la pluralité des langues parlées complexifie les relations sociales6. Par manque de place, ils viennent très vite se concentrer dans les conventillos, modèle architectural très courant de l’époque7, une série de petites chambres de quelques mètres carrés, disposées en enfilade et desservies par une coursive organisée autour d’un patio central ouvert et où se trouvent sanitaires et cuisines partagées. Dans ces chambres viennent s’entasser des familles entières ou des groupes d’hommes célibataires, rendant alors impossible une quelconque intimité. « LE TANGO EST NE QUELQUE PART AVANT DE NAITRE A UNE EPOQUE . C E PRIMAT DE L ’ESPACE SUR LE TEMPS , LE TANGO LE PORTE INSCRIT DANS SA CHAIR . »8 Ce quelque part dont il est question, nous renvoie à ce lieu pluriel aux contours troubles, un non-lieu supposé, espace de contraste constitué d’histoires, de langues, de cultures et de trajectoires hétérogènes, territoire de cette nouvelle population d’immigrés aux identités multiples : las orillas. C’est dans cette marge si particulière, cet anti-monde urbain que va émerger une création inaugurale, le tango. Longtemps considéré comme marginal et amoral selon l’élite du pays, cette invention inespérée 9, 6

Salas, 1999 Il s’agissait initialement de maison unifamiliale, adressées aux classes les plus aisées avant d’être abandonnées suite à l’épidémie de fièvre jaune de 1870, puis réadaptées lors des vagues d’immigration en logement collectifs pour migrants. De nouveaux logements pour immigrés seront construits sur la même typologie réadaptée car elle constitue une manière efficace de rentabiliser les lots. 8 Apprill C. et Dorier Apprill, 1998, p1 9 «L’histoire du tango est celle de rencontres entre des personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer […]» Savigliano, 1995, p. xv cité dans Joyal, 2009 7

15


a su exister et persister dans le contexte chaotique du Buenos Aires de la fin du XIX°, où rien ne présupposait son actuelle association à l’identité argentine. Dans cette vaste histoire du tango, de ses acteurs et de ses territoires qui se confrontent à son statut actuel de symbole identitaire, émerge alors la question des identités, à la fois spatiales, mais également collectives et individuelles et des processus d’identifications. Il peut être intéressant de comprendre alors, comment le fruit d’une population hétérogène sur tous les plans, produit de l’immigration, en marge de la société et confiné dans un espace comme soustrait symboliquement au territoire de la ville, dans un pays lui-même en construction et en quête identitaire, a su générer un autre, quelque chose dépassant le simple cadre artistique de ce qu’il semble être, un art de faire et de vivre 10, participant à la construction des identités, associé aujourd’hui à la ville de Buenos Aires et à ses habitants. Ces questionnements pourraient alors s’articuler autour de la problématique suivante. Comment, au travers de la création et l’évolution de nouvelles formes d’espaces -saisi à 3 échelles différentes, celle du corps, du groupe social et de la ville, dans sa dimension à la fois physique et symbolique-, le tango a su générer une nouvelle manière de vivre ensemble au travers de la pratique de ses espaces et comment entrent-ils en jeu dans la configuration de nouvelles identités ? Nous devons ici aborder le terme d’espace dans sa dimension la plus vaste, en parlant d’un espace géographique global11, d’un espace aussi social, mais également d’un espace 10

De Certeau, 1990 « […] qui produit des groupes humains qui l'organisent et le mettent en valeur pour répondre à des objectifs fondamentaux : appropriation, habitat, échanges et communication, exploitation. » http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/espace 11

16


intime propre au corps. La géographie du tango englobe alors tous ces lieux physiques et symboliques qu’il convoque -les espaces de la vie quotidienne (cadre qui a conditionné sa création), l’espace social et de représentation (espace des relations social généré par la pratique) et l’espace personnel (espace proche, propre, intime) qui entre en jeu dans la danse- et qui participent aux processus d’identification de cette population marginalisé. L’identité est une notion qui parait évidente quand on y fait référence, mais qui s’avère être profondément complexe lorsque l’on cherche à en donner une définition 12. La sociologie peut offrir une relecture intéressante du terme en considérant le concept, comme toute construction humaine, comme profondément social et culturel. Dans sa définition la plus globale, l’identité serait constituée par « l’ensemble des caractéristiques et des attributs qui font qu’un individu ou un groupe se perçoivent comme une entité spécifique et qu’ils sont perçus comme telle par les autres »13 mais également comme une « dynamique évolutive par laquelle l’acteur social, individuel ou collectif donne du sens à son être ». L’identité individuelle serait à la fois le fait d’être Soi et de se savoir Soi, donc qui renvoie à la capacité de s’identifier, mais également au fait d’être identifié et reconnue par autrui. Produit de la socialisation, elle est donc indissociable des identités collectives (ou sociales) qui elles, prennent naissance dans « des formes identitaires communautaires où les sentiments d’appartenance sont particulièrement fort ». Un groupe social se représentera et sera identifié comme tel, à la fois au travers de caractéristiques 12

Les dictionnaires de la langue française rendent compte notamment de la polysémie du terme qui renvoi tour à tour a des notions de similitude ou d’unicité parfaite, de données qui permettent l’individualisation de quelqu’un, ou caractère permanent et fondamental d’un être ou d’un groupe qui fait son individualité, sa spécificité. 13 Castra, 2012

17


particulières qui font sa spécificité par rapport à d’autres (caractéristiques ethniques, culturelles, linguistiques, mais également des systèmes de valeurs et de représentations, des pratiques…), des relations internes au groupe et des sentiments d’appartenance qu’il génère. L’identité enfin, comporterait une dimension spatiale, en s’appuyant sur des formes visibles de l’espace (matérielles ou symboliques) qui favoriseraient son ancrage et lui fournirait une assise, un territoire spécifique : la dimension spatiale participerait à la lisibilité et au renforcement des identités. La notion d’identité, se déclinerait alors selon un continuum : du sujet humain, vers le groupe social, jusqu’aux territoires de la ville. 14 Les lieux et les territoires seraient le référentiel identitaire et spatial des groupes, là où le corps serait celui des individus. Le corps comme point d’ancrage et premier support le plus direct d’expérience au monde, n’échapperait donc pas aux influences de son contexte social et spatial qui eux même entretiennent des rapports intimes et complexes 15. Une question cependant se pose quant à cette dialectique qui s’instaure alors entre identité et territoires à savoir : les identités construisent-elles des territoires, ou bien ce sont les territoires qui construisent des identités? L’hypothèse générale qui est présentée dans ce mémoire renvoi justement à un aller-retour entre l’un et l’autre, car là où l’espace nous construit ou nous conditionne, nous sommes également en mesure de reconstruire l’espace qui nous entoure en se le réappropriant, physiquement ou symboliquement par nos actions dans l’espace. Réinterrogé au travers du phénomène du tango, sous sa dimension, la plus globale, à la fois pratique 14 15

Di Méo, 2007 Ibid.

18


corporelle, sociale et spatiale et spatialisé – qui à la fois prend vie dans des espaces spécifiques, mais qui résulte également d’un certain contexte spatial et géographique à l’échelle de la ville- cet aller–retour entre identité et territoire nous permet de proposer l’hypothèse suivant : Le tango en tant que phénomène global, né dans un contexte social et spatial particulier a, par la réappropriation des contraintes de son espace d’émergence, redéfini le cadre de sa propre création. Par sa pratique, sa forme sociale, sa musique, sa poésie et les lieux et territoires qu’il occupe ou génère, il reconfigure symboliquement les contraintes spatiales et sociales générées par la ville et intervient à différentes échelles, comme producteur de sens, permettant les configurations de nouvelles identités, à la fois individuelles, collectives et spatiales. J’envisage ici le tango comme une tactique, opéré par l’Homme –plus particulièrement ici par ceux qui n’ont pas le pouvoir- pour maitriser son environnement, aussi bien physique que psychologique, s’appropriant les contraintes de son milieu pour recréer un nouvel environnement en jouant sur un terrain imposé 16. Loin d’être simplement l’affiliation d’un phénomène culturel à son aire d’extension, le rapport du tango a son espace serait alors celui d’un phénomène multi-scalaire (échelle individuelle, sociale, spatiale et symbolique), produit par une situation social et spatial, et qui pourrait se définir dans sa structure interne et ses manières de faire comme une réponse et une réappropriation et reconfiguration de ce même espace17. Produit de son territoire, il en devient également producteur, outil identitaire et d’identification 16

De Certeau, 1990 « […] la création artistique est un acte de fuite et de rébellion. On crée ce que l’on n’a pas, ce qui est objet de notre désir profond et de notre espérance […] » Salas, 1989 17

19


qui opère à chacune des échelles étudiés, celle du corps, du groupe social et de l’espace de la ville. En premier lieu, j’ai souhaité étudier la dimension corporelle du tango, là où la chorégraphie a subi des évolutions depuis sa création et continue encore aujourd’hui d’évoluer et de se complexifier, ce qui apparait alors comme inhérent à la pratique et le point d’ancrage le plus profond et mystérieuse du tango c’est l’acte de toucher l’autre dans l’étreinte particulière qu’il génère, l’abrazo. Ici, l’étreinte proche est alors envisagée comme une forme de réappropriation d’une contrainte générée par la ville et l’urbanisation. Forme corporelle créant un espace intime entre deux corps, l’étreinte serai une manière de se réapproprier son propre corps - la réappropriation du Soi- et de recréer une forme d’intimité dont ses populations, entassées dans les conventillos, seraient privées. Tactique de résistance face à sa condition, l’abrazo et l’intimité générée dans la danse serait également un puissant outil d’émancipation qui permettrait, outre le fait de créer un nouveau rapport à soi et à l’autre, de résister aux formes de domination faites au corps, physique et imaginaire en transgressant les limites des normes et de la morale18. La création d’un nouvel espace possible du corps, de négociation entre deux corps, serait alors à même de produire un écart avec le réel et d’échapper à l’ordre établi en revendiquant un besoin d’exister au-delà de la place qui nous est assignée. Le sujet –qui n’a pas le pouvoir de la paroledevient acteur de son propre corps dans l’espace, de sa spatialisation et producteur de sens par l’action direct du toucher et du mouvement improvisé avec autrui. La réappropriation de son 18

Dictionnaires de français Larousse, Moral : « Ensemble de règles de conduite, considérées comme bonnes de façon absolue ou découlant d’une certaine conception de la vie ». Historiquement ou culturellement construite, les corps, surtout ceux des femmes sont très fortement contrôlé et le contact physique intime en public est condamné selon la morale de l’époque.

20


corps constitue alors la première étape de la reconstruction des identités individuelles et de la fabrication de mondes. En second lieu, j’ai souhaité m’attarder sur la dimension sociale de la pratique du tango, le groupe social, ses acteurs mais également le bal, étudié comme moment social et relationnel. De quelle manière, un groupe humain hétérogène, mélange d’ethnie, de culture et de langue a su générer un espace social cohérent, rassemblé autour d’une même pratique et de quelle manière il s’est reconfigurée comme une communauté alternative, organisée selon une logique interne fait de règles et de codes sociaux et spatiaux propres à la pratique du tango en société, et d’un langage corporel commun. Le moment social alors produit serait le moment de mise en réseau des résistances individuelles, étudiées précédemment et permettrait la configuration d’un espace social nouveau qui se soustrait à l’espace du quotidien et de la société diurne. Nouvel espace de visibilité et porteur de sens pour le groupe social qui le produit, qui y construit du lien social et où il s’y développe des sentiments d’appartenance, l’espace social crée par le bal devient le moment de configuration des identités collectives. J’ai enfin voulu m’intéresser à la dimension plus spatiale de la pratique, selon deux angles de vue, d’une part –même si très brièvement- les lieux physiques investies lors de la pratique du tango et d’autre part, les espaces, lieux et territoires associés symboliquement à son univers et leurs représentations. Dans cette partie j’ai cherché à traduire dans sa dimension spatiale, de quelle manière le tango, comme producteur de sens et d’identité à l’échelle des individus et des groupes sociaux, devient alors producteur de territoire et d’une identité spatiale 19 en transformant 19

Notion qui renvoi à la fois à l’identité propre de l’espace, ce qui le caractérise mais également comme réfèrent spatial de l’identité des individus qui y font référence.

21


l’espace indéterminé en un lieu personnifié et identifiable, dont la mise en réseau est à même de produire des territoires. Enfin, l’enjeu de cette partie est également de comprendre comment le phénomène s’ancre symboliquement dans un territoire, comment il fait monde et comment cette reconnaissance spatiale en parallèle de l’extension de son territoire nous renseigne sur le processus de sa diffusion à la fois physique et symbolique dans le territoire urbain de la ville. Pour le comprendre il nous faudra convoquer, à la fois les dimensions étudiées précédemment, du tango comme pratique corporelle et sociale, les lieux physiques et les territoires liés à sa pratique, mais également une dimension nouvelle qui est celle de la poésie, qui, nous le verrons possède sa propre langue et qui devient alors un puissant support et vecteur linguistique d’affirmation de l’identité des lieux et des appartenances qu’ils sont susceptible de générer. Cette partie pourrait se résumer par la question suivante: Comment un espace devient lieu, et comment le tango reconfiguret-il de nouveaux territoires comme support des identités individuelles et collectives? Car si le tango est né quelque part, c’est à son tour, chargé de l’histoire de ce quelque part qu’il va créer un autre part. Finalement, ce découpage triparti rend également compte d’une évolution dans le temps car les différentes échelles convoquées nous renvoient également à différentes temporalités de l’histoire du tango. Là où l’abrazo fait figure de point de départ et d’élément inhérent et indissociable de la danse, que l’on retrouve à la fois dans le tango des orrilas, de l’Arrabal de la fin du XIX° siècle-, comme dans celui qui est dansé de nos jours, la structuration des milongas en tant que tel, elle, nous renvoie au début du XX° siècle, à une version plus développée de la pratique et un groupe social élargit. Cette structuration rend possiblement compte d’une stabilisation de la pratique, voir peut être d’une

22


volonté de pérennisation de celle-ci au moyen de l’élaboration d’un cadre spécifique et déterminé. Enfin la poésie du tango qui apparait, certes sous une forme embryonnaire dès les débuts, se concrétise comme genre à part entier – plus officiellement reconnu et structuré- en 1917 en la figure de Carlos Gardel 20. Ce nouveau discours, dont la récurrence des références spatiales nous laisse supposer les relations qu’entretient le phénomène à son espace géographique, apparait alors intéressant en ce qu’il constitue un support documentaire nouveau, de dénomination et de symbolisation des lieux, des choses et des Hommes, et au-delà, pouvant également constituer le « promoteur d’une identité »21. En partie diachronique, ce découpage peut également nous renseigner sur la manière dont le phénomène se diffuse et se recompose, et sur la manière dont les sous- cultures urbaines finissent par se généraliser. Ce travail de recherche a été guidé par une intuition première qui impliquait l’espace comme étant un facteur influant sur le comportement, dans le but de comprendre la manière dont les Hommes font société, construisent et conçoivent leur monde. De mon envie d’aborder des thématiques qui me touchent et m’intéressent profondément, autours du tango, croisé au discours ambigu actuel duquel il est un élément central et à son objectivation comme bannière identitaire de la Nation ont émergés différentes orientations et questionnements : de la ville et ses espaces comme producteur des Hommes, des Hommes comme

20

L’un des premiers tango écrits serait El choclo, de Angel Villodo (1903) bien que les historiens voient, en la figure de Carlos Gardel et son interprétation du tango Mi noche triste composé par Pascual Contursi en 1917, le visage officiel et reconnu de ce nouveau genre musical dont les paroles ne font plus référence à la nuit prostibulaire, sinon qu’elles proposent une nouvelle narration de ce monde, fait de confession et de nostalgie. 21 Rutes, 2006

23


producteurs de phénomènes et de phénomène comme producteur d’identité, identité aujourd’hui revendiquée par la ville. Un processus passé au travers du prisme du tango où finalement, chacun des éléments se retrouverait à une place différente, comme un avant et un après tango. Partir d’un objet historiquement flou comme le tango et le corréler à des concepts vastes, discutables et discutés comme l’espace et l’identité, en parallèle des champs disciplinaires extérieurs à mon domaine convoqués pour cette étude, s’est avéré complexe mais, permettait également d’envisager le tango au-delà du cadre de simple danse ou de musique auquel il renvoie dans l’imaginaire d’un néophyte, comme un phénomène global et producteur de sens, pour tenter d’étudier comment se construisent les Hommes, ce qu’il font de leurs espaces -entendu au sens le plus vaste- et comment ils le font. La conceptualisation de l’identité comme celle faite par Guy Di méo -une spatialisation de l’identité selon trois échelles, où le corps le groupe social et l’espace se co-construisent en permanence- a permis de mettre en perspective la richesse de l’objet d’étude étudié également selon ces trois mêmes échelles, couplé à l’hypothèse de la ville et de ce qu’elle génère comme point de départ d’étude et d’interprétation des diverses formes crées par le tango et des univers qu’il convoque, dans le but de comprendre comment se construit possiblement l’identité à chacune de ces strates. Autour de cette base conceptuelle empruntée à la géographie sociale s’articulent différents ouvrages ou documentaires historiques -bien que la référence soit faite avec un certain recul aux vues des nombreux mythes qui se sont construit et reconstruit autour de ce phénomène- des articles, revues et études scientifiques au sens large, sciences humaines, psychologie sociale, sociologie, politique, philosophie, autours du tango et des concepts étudiés tout au long de ce mémoire.

24


Etant donné mon implication face à l’objet d’étude, j’ai conscience que mon jugement et mon avis critique sont altérés, c’est pourquoi ce mémoire, loin d’être une vérité absolue ou une recherche purement scientifique, sociologique ou autre, revêt d’avantage le caractère d’une recherche de réponses hypothétiques à des questionnements personnels.

« LES DIFFERENTES SUBSTANCES DONT LES MONDES SONT FAITS MATIERE , ENERGIE , ONDES , PHENOMENES - SONT FAITES EN MEME TEMPS QUE LES MONDES . M AIS FAITES A PARTIR DE QUOI ? EN DEFINITIVE PAS A PARTIR DE RIEN , MAIS A PARTIR D’AUTRES MONDES . P OUR CONSTRUIRE LE MONDE COMME NOUS SAVONS LE FAIRE , ON DEMARRE TOUJOURS AVEC DES MONDES DEJA A DISPOSITION ; FAIRE , C’EST REFAIRE . » 22

22

Goodman, 1992, p15

25


26


I.

LA PRODUCTION DE SOI DANS L’ENTRE-SOI, LES CORPS PRIS DANS UNE ETREINTE

Pour répondre au besoin de main-d’œuvre que requiert l’industrialisation du Buenos Aires de la fin du XIX° siècle, l’Etat nation, alors en pleine construction, lance une politique d’immigration massive. En 1880, près de 649 000 immigrants en provenance d’Europe arrivent en Argentine, chiffre qui ne cessera d’augmenter les années suivantes. La population de Buenos Aires passe de 270 000 en 1880, à 1 574 800 à 1914 et à 2 981 043 au recensement de 194723 dont plus de 50% sont étrangers, issus de cette immigration : un bouleversement démographique qui va profondément modifier la structure globale du pays. Devant l’incapacité de l’Etat à leur offrir les terres et le travail promis, on proposera à cette population nouvelle, des travaux subalternes et sans rapport avec les rêves et aspirations qui leur ont fait quitter leur pays d’origine, population qui, rapidement, viendra se condenser à la périphérie de la ville, dans les quartiers proches du port. Entassés dans les conventillos, initialement maisons unifamiliales bourgeoises désertées lors de l’épidémie de fièvre jaune de 1870 puis réadaptées en logements pour immigrés aux 23

http://www.larousse.fr/encyclopedie/ville/Buenos_Aires/110510

27


loyers abusifs, cette typologie architecturale rend compte de la phase la plus inhumaine du libéralisme et de la fragilité sociale de la classe ouvrière24. Les conventillos sont constitués d’une série de petites chambres d’environs 4x4 mètres, sans air ni lumière et dont la seule ouverture est la porte d’entrée, disposées en enfilade et desservies par une coursive organisée autour d’un patio central ouvert où se trouvent les installations sanitaires communes. En 1892 on en compte déjà environs 2200, environs 31000 chambres qui logeaient 121 000 personnes25. Atteinte à la dignité même du corps, l’assignation et l’accumulation déshumanisante de milliers d’immigrés dans ces taudis rendait alors impossible l’idée même d’une quelconque intimité. A la fin du XIX° siècle, l’Etat, l’Eglise Catholique, l’Ecole et le discourt hygiéniste du monde la médecine sont promoteur d’un double discours autour de la sexualité et la morale publique. Là où la prostitution est à la fois un mal nécessaire légal - visant à encadrer la sexualité débordante des hommes immigrés- mais moralement condamnable, où les relations de couple improductives et les couples informels sont contestables et la femme idéale, sous l’autorité patriarcale de son mari et de l’Etat, cantonnée aux espaces privés du foyer : le corps, et encore d’avantage celui de la femme, est strictement contrôlé26. En parallèle, les discours hygiénistes accablent ces populations immigrées de tous les mots, la figure de l’immigrant idéalisé se transforme en étranger envahisseur 27 et le système sanitaire et d’hygiène publique qui voit le jour à la fin du XIX° perçoivent dans le contrôle du corps social et la médicalisation des 24

Traduction libre. Ramos, 1999 Zamorano, 1964 26 Berhens, 2016 27 Ibid. 25

28


conduites déviantes la possibilité de faire face à l’ampleur du flux migratoire et de réguler la marginalité et la folie de cette nouvelle barbarie qui prend place aux périphéries même des villes civilisées28. Les théoriciens hygiénistes, prônant pour l’amélioration de la race, voit dans la figure de l’immigré, une menace de dissolution des mœurs dans la société urbaine et en parallèle, par l’inadaptabilité foncière qui a causé leur départ et leur propension à la folie lors de leur arrivée, la preuve de leur infériorité constitutionnelle.29 C’est dans ce contexte moral ambigu, de rejet face à l’étranger et de concentration d’individus en milieu périurbain que né le tango. Face à cette situation, s’offrent alors deux possibilités pour ces corps déshumanisés, se résigner ou résister.

28

Dagfal, 2007 Résonnement qui s’appuie avant tous sur des suppositions confirmés par des arguments tautologiques. 29

29


Fig.2 – RDC et R+1 Conventillos de Ituzaingó

Fig.3 – Patio de un conventillo. Calle Chile 1960

30


1. LE SUJET ET SON CORPS, PREMIER LIEU DU LIEN AU MONDE

L’homme n’est pas une victime passive de ses expériences et des forces qui dépassent son contrôle, en tant que « sujet libre »30 sur lequel s’exerce une forme de pouvoir, il aura toujours l’occasion de prendre des décisions conscientes pour résister à des systèmes qui vont contre ses intérêts. Capable de penser, l’Homme a donc par conséquent la possibilité de se créer lui-même, prendre ses propres décisions, créer ses propres valeurs et diriger sa propre histoire. L’Homme, produit de l’histoire, a donc aussi la possibilité d’en devenir acteur. Ce long voyage que représente la construction -peut-être même peut-on ici parler de reconstruction- d’un sujet, prend pour point de départ l’intimité même du corps, lieu de son identité profonde 31 , comme premier espace potentiel de reconquête de sa condition, à partir duquel vont pouvoir s’articuler d’autres espaces et se déployer d’autres lieux de son identité. C’est donc la question de la construction identitaire et du potentiel de résistance et d’émancipation face à sa propre condition qui émane de cette réflexion sur le corps et l’intimité. Le corps est à la base de tout mouvement, et il n’est rien de moins neutre qu’un corps dans l’espace. A la fois matière et esprit, il est autant substance que sensation, perception, représentation et symbolique et se confronte à des systèmes spatiaux et sociaux autant qu’il les construit. L’experience du corps dans l’espace est alors à la fois physique, sensoriel, sociale et politique et la manière d’être dans l’espace, de le pratiquer, l’habiter, de s’y revendiquer révèlent finalement la manière dont 30

Foucault, M., Dits et écrits 2001b, cité dans Rastooreh, 2016

31

Potel Baranes, 2008

31


les Hommes font société32, car le corps, à la fois frontière et point de contact entre l’intime et le public, est un espace personnel et individuel où « des normes collectives sont intégrées ou contestées » 33. C’est par l’intermédiaire du corps que l’Homme existe dans le monde, il en est le médiateur, à la fois des relations à l’espace, aux autres et à soi, et le lecteur privilégié des cultures et des identités. Pour Di Méo, l’être humain serait à la base d’un continuum majeur, une succession de figures enchaînées, voir confondus, allant de la conscience même du sujet, de l’individus et de son corps physique à l’acteur social d’un groupe ou d’une communauté, qui, situé spatialement et géographiquement, organisé en société, participerait activement à la production de lieu et de territoire par sa présence et ses parcourts et cheminements conscientisés34. Dans ce continuum, où chaque strate entre en jeu dans des processus de co-constructions, s’influençant mutuellement les unes avec les autres, le corps alors spatialisé, socialisé et subjectivé devient un lieu identitaire, qui, à la fois, rend compte du sujet, de ses caractéristiques, ou appartenances sociales autant qu’il incorpore les données spatiales et territoriales qui participent à sa construction 35 . C’est bien à l’échelle du corps dans toutes ses dimensions qu’a lieu l’experience immédiate de l’espace et de la vie, car c’est par notre corps que nous appréhendons et vivons le réel. Autrement dit, on pourrait également considérer notre monde comme un espace subjectif dont le corps du sujet qui l’appréhende et le construit avec autrui en est le centre, le point d’ancrage premier. La notion d’intimité est intéressante pour entendre la

32

Kahn, 2012 Ibid. 34 Di Méo, 2010 35 Ibid. 33

32


manière dont le corps, vécu comme lieu propre à soi, permet à un sujet de se sentir être lui face à un autre, « différentiation indispensable à l’estime de soi et au respect de l’autre »36. Le corps dans l’espace s’éprouve donc également dans sa confrontation avec celui de l’autre, la proximité ou la distance qui y est instaurée ou qui s’y installe naturellement, de manière souhaitée ou non, et l’intimité qui est construite sur son partage ou détruite par les limites de ce partage. Et c’est justement dans l’experience de notre corps et par la confrontation au corps de l’autre qu’existe le tango, un échange qui repose sur la proximité entre deux corps qui s’engagent37 dans un mouvement commun.

36

Potel Baranes, 2008

37

Manning, 2009

33


2. L’INTIMITE DANS L’ABRAZO38, RECONFIGURATION DU REEL ET SOURCE DE MICRO RESISTANCE

LA CREATION D’UNE INTIMITE DANS LA DANSE Le tango comme genre chorégraphique dorénavent institutionnalisé, est une danse sociale dansée lors de bals –aussi appellés milongas- et dont la caracteristique principale qui le définit au milieu de toutes les autres danses de couple est l’abrazo, une étreinte proche entre les corps des deux danseurs. L’abrazo tanguero -instauré par la valse dés 1830- est cependant unique « en ce qu’il invente les rôles et l’improvisation au grès de la musique » 39 , là où l’action de guider et de suivre, « requiert pour la communication entre les partenaires, une forme inédite de relation physique »40. C’est notamment cette intimité particulière générée par l’étreinte qui fait la spécificité et le charme mystérieux du tango, la proximité corporelle et la connexion que cela peut engendrer ou non entre deux corps inconnus, un secret entre les deux41, à la fois point de contact et frontière, une étreinte qui fait du lointain un proche et de l’étranger, un étrange intime durant les 3 minutes que durent un tango42. Dans le tango, l’autre est un prolongement de son mouvement, de son propre corps et donc de soi. Cette pratique corporelle implique alors une complémentarité des corps, 38

Terme désignant l’étreinte, enlacement des corps dans la danse La danse est base sur une série de pas codifies mais qui ne constitue pas de séquences qui doivent être répétées ou ordonnées comme pour certaines danses folkloriques 40 Mingalon, J-L. ; Denigot, G-H. ; Honorin, E., 2015 41 Parole du tango, Danza maligna par Claudio Frollo, cité dans Ibid. 39

42

Ibid.

34


complémentarité qui présuppose une présence consciente à son propre corps et une intention dans le mouvement que l’on produit pour qu’il puisse être entendu et interprété par l’autre et qu’une réponse soit rendue possible. De cet engagement corporel, le tango devient alors outil de conscientisation de son propre corps et de sa possible réappropriation. En tant que danse, le tango est une expérience à la fois corporelle, psychologique et émotionnelle qui a donc tout à voir avec le corps et l’esprit. L’idée est ici de comprendre, au travers de cette pratique analysée comme pure pratique corporelle en occultant volontairement ses protagonistes et ses lieux controversés, les liens qui s’articulent entre le corps dans l’espace de l’autre et ses potentialités micro politiques émancipatrices. Il est alors cette danse, pleine de paradoxes, qui expose l’intimité aux yeux d’un public, qui crée de l’espace dans une étreinte, qui crée ce moment fugace, à la fois violent et essentiel de proximité et de contact entre deux corps inconnu qui tente alors de construire un monde commun le temps d’un morceau. Dans l’étreinte, le couple partage un espace, corporel et émotionnel, un espace magnétique et non représentable, celui de l’intimité qui vient de se créer entre deux corps inconnus, intimité qui ne se cantonne pas aux lieux de la vie privée comme la logique le voudrait, mais qui vient exister dans les lieux public de visibilité du tango et, de ce fait, vient s’exposer aux yeux du monde. Dans cet agencement anormal des corps à la fois transgression des frontières et des distances, qui fait face à la morale publique et patriarcale et à sa logique d’utilité du couple monogame et indissoluble, l’étreinte intime faite publique de ces couples polygames bouleverse la topographie ordinaire des corps43 et pourrait finalement traduire un 43

De la configuration des lieux du corps et de leur agencement dans l’espace.

35


désir, celui de l’Homme et de sa capacité à créer –ou recréer- un espace nouveau au travers de son corps et de celui de sa partenaire, de s’approprier et de bouleverser le quotidien en créant une intimité spontanée mais calculée et en se rendant à travers cela ouvert et mais vulnérable à un autre.

L’ABRAZO, D’OU POURRAIT-IL VENIR ET A QUOI CELA RENVOIE ? Si toute activité physique suppose « une appropriation esthétique du réel »44, on peut alors s’interroger sur la valeur de cette étreinte et se demander si la spatialité propre de cette danse est en lien avec le contexte qui lui a permis de voir le jour : à la fois et paradoxalement, une proximité forcée et extrême, négation faite aux corps physique et altération faites au corps sensible, et un manque de contact physique désiré et salvateur 45 . L’abrazo tanguero existe-t-il pour rendre possible une communion des corps afin d’humaniser leur simple superposition ? Comme le souligne Manning, « il crie la douleur de la non-connexion ainsi que le désir de communiquer ». Après avoir réfléchi à ce qui a produit cette étreinte si particulière et en considérant que l’intimité générée dans l’abrazo dérègle la topographie quotidienne, on peut alors se diriger dans la direction contraire et se questionner sur le produit même de cette

44

Dufrenne, Mikel, 1975, Vers une esthétique sans entrave: mélanges offerts à Mikel Dufrenne cité dans Joyal, 2009 45 « On crée ce que l’on n’a pas ce qui est l’objet de notre désir et de notre espérance. […] Ce qui tourmentait l’homme de Buenos Aires était précisément le contraire [en se référant à la triste facilité avec laquelle l’immigrant solitaire résolvait son problème sexuel dans les bordels] la nostalgie de la communion et de l’amour, le souvenir d’une femme, et non la présence d’un objet de luxe ». Salas, 1989

36


étreinte et comment se positionne le geste et les corps dans la production de sens. Bien qu’elle puisse être située historiquement et géographiquement, la naissance du tango n’est pas un évènement fortuit, elle est le fruit d’un processus lent, de rencontres aléatoires dans un contexte historique, social et politique particulier, d’un syncrétisme musical, d’influences et de gestes similaires, et qui continue d’évoluer encore aujourd’hui en se nourrissant de son histoire passée et de ses contextes présents. Bien qu’il y ait eu des influences avec d’autres danses (Habanera Cubana, Candombé, Milonga…) le tango est un évènement inaugural, il n’est pas le pur produit d’une équation, mais l’invention d’une 3ème voie, c’est un commencement absolu : « Jamais personne jusqu’à maintenant ne s’était embrassé d’une telle manière pour danser »46 Comme toute création artistique, à la fois « acte de fuite et de rébellion » et dans ce cas particulier, satyre la plus profonde et géniale jamais inventée dans une danse contre la censure morale de l’époque47, la forme d’intimité particulière générée par l’abrazo nous laisserait donc supposer deux choses : d’une part, qu’elle répond de la manière la plus sincère à un besoin humain, de contact physique et de communion des corps48 et d’autre part, qu’elle est un acte de transgression et d’affranchissement face au discours hégémonique, contestant les construits bourgeois de l’érotisme, les normes morales de l’époque ainsi que la qualité émotive du contact49.

46

Varela, 2016

47

Mafud, 1966

48

Salas, 1989

49

Joyal, 2009

37


On découvre alors donc dans cette intimité, une tactique de résistance aux formes de domination, domination faite au corps à la fois physique et symbolique. Résistance aux idéologies absolues qui codifient les conduites et à la logique de l’ordre social et moral institué par les sociétés, une transgression de la corporalité dominante et des limites identitaires du corps. Le corps réapproprié fait lieu, territoire de l’affirmation du Soi par l’action corporelle consciente d’elle-même et engagée, voir support de revendication, il devient un puissant outil d’expression et d’action pour qui n’a pas la parole. C’est en cela que le tango est résistance, lorsqu’il offre la possibilité de s’inclure dans le corps d’un inconnu dans un espace public, de se rencontrer et se connaître au travers de gestes, de s’affirmer et d’affirmer l’existence de son propre corps et de celui de sa partenaire comme résistant à la place que l’on voudrait lui assigner.

L’INTIMITE, L’ENTRE-DEUX OU L’OUVERTURE D’UN ESPACE DES POSSIBLES J’envisage donc ici le tango dans sa dimension corporelle comme une tactique opérée par l’Homme pour maitriser son environnement, aussi bien physique qu’émotionnelle, se réappropriant son propre corps, en jouant sur un terrain imposé et en profitant des occasions 50 , une manière de transformer la faiblesse en force et le sentiment en art et en expressivité51 : une tactique de résistance. Le tango est donc à même de produire un écart avec le réel et le commun, de détourner voire d’échapper à l’ordre établi. En passant de l’ombre à la lumière, du domaine privé à l’espace public, 50 51

De Certeau, 1990 Traduction libre, Lavalle Cobo, 2008

38


l’abrazo pourrait être considéré comme un lieu symbolique de reconquête de l’intime, comme une brèche, un hiatus, un « espace pour élaborer d’autres possibles, voire des utopies », l’intimité n’étant ici pas comprise comme un repli sur soi, sinon comme « un retrait qui serait tout entier creusé dans l’enveloppe de ce monde commun et donc de fait y participerait »52. Vécu comme lieu propre à soi face à un autre, lorsqu’elle est partagée avec autrui, l’intimité rend possible la création d’un nous, instable, multiple, un nous qui se réactualise à chaque danse et avec chaque nouveau partenaire. Par ce nous instable qui se soustraie consciemment à la logique des corps, celui qui danse se veut acteur de sa propre spatialité et de sa spatialisation, en créant un territoire imaginaire et alternatif dans l’espace public oppressant et chaotique de sa vie quotidienne. L’intimité générée par l’abrazo fait alors intervenir le politique à toute petite échelle, car c’est justement dans cette « capacité des corps quelconques à s’emparer de leurs destins » que le tango passe de la tactique de résistance à l’outil de revendication politique qui peut être à l’origine de toute émancipation possible de la société53. L’hypothèse étant que la pratique du tango dans le contexte de sa création traduit, par l’abrazo et l’intimité du mouvement des corps dans l’espace, à la fois une volonté d’émancipation de la corporalité dominante et des corps qui cherchent à échapper au contrôle qui est exercés sur eux, mais également la restauration d’une intimité détruite dans les conventillos.

52

Baillet, 2011 Rancière, Aisthesis : scènes du régime esthétique de l’art ,2011 cité dans Lavoie, 2009 53

39


Fig.4 – “Los bailes de mi pago”, © Francisco Fortunay, 1899

Fig.5 – ©Diego Braude

40


3. LE CORPS COMME OUTILS POLITIQUE DE REVENDICATION ET D’EMANCIPATION

« LE TRAVAIL ESSENTIEL DE LA POLITIQUE EST LA CONFIGURATION DE SON PROPRE ESPACE . IL EST DE FAIRE VOIR LE MONDE DE SES SUJETS ET DE SES OPERATIONS . L’ESSENCE DE LA POLITIQUE EST LA MANIFESTATION DU DISSENSUS , COMME PRESENCE DE DEUX MONDES EN UN SEUL . » 54

En considérant le moment de la rencontre dans la danse, le moment où les corps s’embrassent dans une étreinte comme l’émergence d’un « milieu non lié à des contraintes pré ordonnées » hors d’une grille logique institutionnalisée qui définit où doivent se positionner les corps ou qui s’en soustraie, l’étreinte intime, mais de manière générale le contact physique entre deux corps, se transforme alors en geste politique en créant le cadre d’un possible dissensus55. Bien que dépendant d’une série de pas codifiés- il s’agit littéralement de pas et non d’enchainement de plusieurs pas sous forme d’une séquence- le tango est entièrement basé sur l’improvisation et l’étreinte, au-delà de générer une intimité particulière crée également des rôles dans la danse. L’un doit initier, guider un mouvement et l’autre va tenter de le traduire et répondre à ce qu’il va interpréter mais au même moment celui qui guide suit la réponse du suiveur et les rôles s’inversent. Danse de la rencontre et de l’exploration, de et avec l’autre, les pas dans le tango ne sont 54 55

Ibid. Manning, 2009

41


pas fait de gestes figés et idéaux, il n’existera jamais un seul tango tout comme, en tant que danse improvisée, un même partenaire et une même musique signifie malgré tout une infinité de possibilités de rencontre, et de geste découlant de cette rencontre56. Là où l’honnêteté inconsciemment spontanée du geste dépasse celle du mot, le corps devient le lecteur le plus intime de notre état physique et émotionnel, état qui transparait irrémédiablement dans la danse, lorsque l’échange se fait entre deux corps engagés consciemment et activement ; état qui participe à la construction ou à l’altération de la danse, à l’intention que l’on donne à notre corps, à sa présence et à ses limites. Le geste communique ce que les mots peuvent dire et ne pas dire ou ce qu’ils peuvent dire, mais ne peuvent être compris dans leur intégralité : « le geste agit comme une force qui rend palpable l’instabilité du langage »57. La politique du toucher généré par le tango évoquée par Manning qui s’énonce au moyen du déplacement, du mouvement et du toucher, est justement basée sur la potentialité du geste crée avec autrui, qui n’a rien de déterminé ou de contenu, et qui, improvisé et spontané, n’exclue jamais l’incertitude de l’inattendu. Meneur et suiveur co-construisent continuellement un espacetemps du mouvement, générant un mouvement de tendre vers58 où rien n’est jamais défini à l’avance ou accomplit, et c’est justement dans cette incertitude que peut se manifester une possible mésentente entre l’énonciation et l’interprétation, entre l’indication et la réponse, entre toi et moi. Cependant, l’incertitude ne doit jamais céder le pas au doute. Au moment où l’hésitation existe et se transmet entre les partenaires, la mésentente laisse place à une pure 56

Ibid. Ibid., p147 58 Ibid. 57

42


incompréhension, périclitant alors la construction d’un quelconque moment politique59. On retrouve chez Rancière -bien que pour lui, l’émancipation soit affaire d’évènement de paroles et d’arrachement des corps- cette même idée où la naissance d’un moment politique surgirait lorsqu’il y a dissensus, non pas dans l’idée d’une confrontation d’intérêt ou d’opinion mais comme une négociation au travers du langage -des corps- et dans la manifestation d’un engagement créatif avec autrui 60, là où l’enjeu du politique serait par excellence, le partage du sensible à travers les actes esthétique. Le politique n’est ici pas compris au sens traditionnel du terme comme l’organisation des êtres humains en société, et dont la place les corps est distribuée selon une hiérarchie ordonnée dépendant des propriétés et des fonctions de chacun, sinon « lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part » 61 et qui commence par l’existence et la présence de ce qui sont en excès au corps politique nationale62, sans-parts, sans-pouvoirs ou sans-voix, là où la force et la valeur des mots demeure fragile. C’est donc au travers du toucher, de ce geste de tendrevers qui produit un mouvement improvisé avec l’autre qui m’est inconnu et de la possibilité d’une mésentente qu’existe ce moment politique dans la danse. Ce dissensus, est l’élément productif qui nous pousse à agir et à partir duquel nous pouvons créer de l’espace avec l’autre et faire monde.63 Le processus politique, loin 59

« Ne doute jamais, trompe-toi avec conviction. » répété maintes fois par un de mes professeurs de tango qui, au-delà, est avant tout passionné et milonguero. 60 Manning, 2009 61 Rancière,La mésentente, 1995, p31, cité dans Bottello, 2010 62 Manning, 2009 63 “Le toucher est d’abord et avant tout une sensation, une manière d’incorporer le monde, d’incarner la réalité (et la virtualité) d’un(e) autre. » Manning, 2009

43


d’être figé et stable, existant dans la danse est alors sans cesse renégocié, réactualisé, à chaque nouvelle danse et à chaque nouveau partenaire, il est imprévisible et se traduit par l’existence d’une multiplicité de rapport aux corps et des corps eux même qui perturbent l’ordre commun des sociétés.

« L’ACTIVITE POLITIQUE EST CELLE QUI DEPLACE UN CORPS DU LIEU QUI LUI ETAIT ASSIGNE OU CHANGE LA DEFINITION D ’UN LIEU ; ELLE FAIT VOIR CE QUI N ’AVAIT PAS LIEU D ’ETRE VU , FAIT ENTENDRE UN DISCOURS LA OU SEUL LE BRUIT AVAIT SON LIEU , FAIT ENTENDRE COMME DISCOURS CE QUI N ’ETAIT ENTENDU QUE COMME BRUIT

»64

Manning, propose une vision du corps, entendu comme mouvement, « in-stable, en conflit avec l’ordre des places et des fonctions » et capable donc de « résister à une quelconque stabilisation, tant individuelle qu’identitaire dans les catégories préfaites d’un imaginaire national » 65, un corps résistant et qui déborde de lui-même possédant alors la possibilité de venir se substituer au corps stable moralement institué et normalisé, statique et assigné à une place définit par un autre, et à une manière de se mouvoir déterminé par la norme pour créer son propre langage –textuel ou corporel- qui va entrer en conflit et subvertir celui de l’Etat. En récusant la fixité des corps et en pensant le corps comme résistant, l’auteur développe l’idée de transgression corporelle des espaces qui sont tenus pour manifester des rapports inégalitaires -et en résistant, obligent à les déconstruire- et nous permet de nous questionner sur la valeur émancipatrice de tels gestes. On retrouve 64 65

Rancière, La mésentente, 1995, p31, cité dans Bottello, 2010 Manning, Manning, Politics of Touch, 2006, xv, cite dans Lavoie, 2009

44


dans ce discours ce que Rancière considère comme étant des mises en scènes d’égalité qui viennent opérer un redécoupage du sensible, brouiller l’ordre et la distribution des places et des fonctions - la police- mise en scène que l’on doit à ceux qui n’aurait pas la possibilité ou à qui l’on ne reconnait pas la capacité d’articuler un discours rationnel et cohérent, sinon celle de faire du bruit. D’un point de vue politique, voir micro politique, la pratique du tango entendue comme pure pratique corporelle – associant cependant le corps de l’esprit- et comme pratique démocratique 66 propose de nouvelles formes de découpage du monde commun ordinaire et rend possible la création d’un autre, d’une topographie des corps nouvelles. L’honnêteté du corps-àcorps et de la communication tactile, prend le pas sur l’échange purement textuel « en répondant à la solitude par une étreinte » 67 dans un mouvement synchronisé. En déconstruisant les rapports normés qu’entretiennent les sujets au travers de la transgression corporelle et identitaire par la danse et les manières de le manifester, il se crée la possibilité de créer un nouveau rapport à soi, à l’autre et au monde voir même de fabriquer des mondes, une fabrication qui s’appuie sur le corps mais qui convoque avant tout l’esprit et le réagencement des systèmes symboliques, générant de nouvelle manière de le percevoir et de le concevoir 68. On associe le tango à une lutte de pouvoir au travers des rapports de force qui s’instaure cependant d’un commun accord entre l’homme et la femme (le meneur et le mené). S’il est vrai que cette danse normée établi des rôles spécifiques pour chacune des deux parties, je préfère m’appuyer sur l’hypothèse d’une abolition 66

CNRTL : Qui appartient, est accessible à toutes les classes de la société Taylor, 2000, p19 68 Goodman, 1992 67

45


du pouvoir justement par le partage de cet espace qui ouvre à de nouveaux rapports avec l’autre, non pas basé sur la force et sur le pouvoir qu’exerce un corps sur un autre mais sur la négociation d’une possible domination, et sur le partage et l’émotion. Le rôle du meneur dépend étroitement de la fonction de suiveur et inversement, à l’opposé donc d’une position machiste ou d’une domination d’un corps sur un autre comme il l’est souvent décrit. Les danseurs abandonnent leur rôle d’homme et de femme pour incarner un même être.69 Le sujet qui, depuis son propre corps et la relation qu’il instaure consciemment avec le corps de l’autre déconstruit le pouvoir et rend possible les pratiques de liberté et d’auto affirmation. Cette puissance générée par le corps lui-même n’existe pas dans le but de se confronter directement au pouvoir de l’Etat ou des institutions dominantes –peut être éventuellement le contrarier -, il se donne comme objectif la libération et la transformation du sujet lui-même. Si bien, dans l’imaginaire collectif, l’idée d’émancipation renvoi à un mouvement général et puissant, il ne peut exister sans l’émancipation individuelle de chacune des parties qui constituent le tout, émancipation qui prend comme point de départ l’espace le plus intime de l’Homme, son corps, comme lieu de son identité profonde et de production, de construction ou de reconstruction de soi. Ce dispositif de production de soi, par la réappropriation et la réaffirmation de son corps propre et la construction de nouveaux types de relations à l’autre, par la redistribution du pouvoir dans un jeu de rôle qui s’actualise de manière permanente, favorise l'émergence d'un soi pluriel et intentionnellement fragmenté qui trouverait dans cette pratique, un lieu d'accomplissement privilégié70. La notion de performance étant l’un des facteurs qui 69 70

Traduction libre, Perez De Samper, 2010 Perez De Samper, 2010

46


permettraient de construire des figures de soi multiples, de se réécrire, voire d'incarner un autre que soi, alter égo théâtralisé et ponctuel, le temps d’une danse, il constitue une piste intéressante quant à la construction des identités multiples dans la danse qui mériterait d’être approfondie.

En plaçant le corps au centre de leurs actions, ces populations, en marge de la société et de la culture dominante, ces « sans-paroles » parviennent à imposer un discours contestataire inconsciemment spontané par la force du geste et cette contestation s’illustre donc au travers les diverses formes corporelles adoptés dans la danse qui bousculent l’ordre social et moral et la bien-pensance de l’époque. Le corps qui déborde de son contenant génère alors une micro puissance qui subvertis les normes en vigueur et se déplace de la place dans lequel il se situe pour tendre, de par l’énonciation d’un monde hypothétique rendu possible par le dissensus crée avec autrui dans la danse, à une reconversion de sa propre condition. Ce processus émancipatoire qui s’énonce à travers le tango, analysé comme pure pratique corporelle, vient reconfigurer le possible et renvoi à la possibilité d’une production de soi, dans l’entre soi, cette espace entre moi et un autre, intervalle invisible et magnétique contenu dans l’abrazo, espace du politique, intangible, qui s’actualise à chaque nouvelle danse et pour chaque nouveau couple. D’espace infirmé par l’oligarchie qui construit des conventillos pour y concentrer une masse informe de corps, à espace réinvesti consciemment pour la danse, qui s’émancipe d’une corporalité dominante dictée par la morale, le corps fait lieu. En

47


sortant de la place dans laquelle il devrait être, le corps rend possible la création d’un autre, un espace des possibles : il devient un puissant outil d’expression pour qui n’a pas la parole et de reconfiguration du réel pour qui se fait acteur de son propre monde.

« LE TANGO A QUELQUE CHOSE DE TRES PARTICULIER ET PRECIEUX, DE SALVATEUR MEME, QUI EST L’ABRAZO. QUE LES GENS SE PRENNENT DANS LES BRAS REND LE MONDE MEILLEUR JE CROIS. C’EST L’OBJECTIF NON ? »71

71

Fernando Bietti, organisateur de la milonga Zona Tango, interview pour Tango Mio and Co.

48


Fig.6 – ©Diego Braude

Fig.7 – ©Diego Braude

49


50


II. LE GROUPE ET LE MOMENT SOCIAL DE LA MILONGA

Le tango apparait comme résultat de la question sociale dû à l’augmentation brutale de la population qui a finalement échappé à un réel contrôle. L’arrivée massive de plusieurs dizaines de milliers d’immigrés modifie en quelques années la composition sociale et ethnique argentine et notamment dans la nouvelle capitale qu’incarne Buenos Aires où s’installe la grande majorité des immigrants. La politique d’immigration lancée par le gouvernement argentin qui projetait la construction d’un territoire national, « s’était fait sur le mythe de nation européenne transplantée et unifiée mais gardant mémoire des origines de ses membres »72. En parallèle de cette émigration européenne massive, les migrations internes au pays, notamment d’origines rurale (les Gaucho de la Pampa), viennent encore d’avantage diversifier la mosaïque ethnique et sociale alors constituée d’une oligarchie majoritairement criollas (descendant direct des colons espagnols, né sur le territoire argentin mais de pères européens), populations indigènes natives, populations d’origine africaines (dû à l’esclavage durant l’époque coloniale) et immigrants d’origines majoritairement espagnole et italienne (mais aussi anglaise, française, allemande, russe, polonaise…). Pluralité et diversité à tous point de vue qui s’oppose donc à l’identité nationale argentine qui voulait se représenter au travers d’une unité ethnique, linguistique et religieuse. Ce qui devait être homogène résulte être pour 72

Velut, 2004

51


l’oligarchie, une menace de dissolution sociale et l’étranger arrivant sur le territoire argentin s’avère être, en parallèle de sa force de travail et son potentiel productif pour l’expansion du pays, une source de conflits et une menace face à l’identité nationale alors en pleine construction73. C’est donc un groupe hétérogène qui ne partage rien, sinon le fait d’être loin de sa terre natale qui vient s’établir sur la périphérie de la ville dans les fameux conventillos décrie – ou décriés- précédemment. Population qui constitue rapidement dans l’imaginaire de l’oligarchie, l’antimonde du Buenos Aires de l’époque, une population plurielle concentrée dans un espace géographique et socialement poreux aux limites floues où la campagne s’entremêle à la ville et aux rives boueuses du Rio de la Plata74, les faubourgs, las orillas75. Aggloméra de langues et de cultures, ce groupe social hétérogène qui n’est ni accepté ni assimilé à la culture Argentine officielle fait alors face à une perte de référentiel identitaire. Pour Di Méo, cette perte va pousser un groupe social ou un individu en quête de sens et d’identité, à la recherche d’une nouvelle « cohérence spatiale et sociale » et, malgré la difficulté qu’entraine la pluralité des langues, de son propre espace de reconnaissance au travers de la construction d’un territoire propre. Là où l’expérience du tango comme pratique corporelle met en jeu le corps propre et la rencontre avec le corps de l’autre, le tango entendu comme pratique sociale, génère la possibilité d’articuler les corps dans le bal, en un seul et même corps social76.

73

Varela, 2016 Apprill C. et Dorier Apprill E., 1998 75 Terme désignant les rives, associée au quartier proche du port et puis par extension, les quartiers périphériques où ce concentraient les populations immigrés 76 Hess, 1997 74

52


Fig.8 - Patio d’un conventillo, calle Independencia 356. Noviembre de 1907

53


1. CADRAGE CONCEPTUEL DE LA MILONGA77, ESPACE OU MOMENT78

L’enjeu est de tenter de comprendre la milonga, en tant que moment social, socialisant et spatialisé, car, bien que localisé selon les époques dans des territoires urbains spécifiques et dans des lieux différents, n’ayant donc pas la même histoire, ou encore les même caractéristiques architecturales, urbaines ou la même symbolique, la milonga comme moment social construit garde une identité et des spécificités continues, caractéristiques qui seraient presque immuables si elles n’étaient pas soumises à l’altération du temps, de l’espace et de l’évolution des sociétés et un enjeu implicite que l’on pourrait presque qualifier d’universel ou du moins de constant indépendamment de l’espace ou du lieu dans lequel elle s’installe. Analyser la milonga comme moment, dans sa configuration spatio-temporelle et sociale permet d’en saisir le potentiel socialisant et émancipateur et comprendre comment s’est organisé cette communauté alternative, la communauté tanguera, rassemblée autour d’une pratique commune, elle-même véhicule culturelle d’une nouvelle identité en cours de formation, au travers de la production d’un espace sociale propre, pur produit social qui n’existe pas en dehors de la société –ou de la communauté- qui le produit79. Etudier ce moment selon les caractéristiques spatiales et sociales dues à sa localisation et non selon l’organisation sociospatio-temporelle propre qu’il génère, reviendrait alors à l’analyse 77

Dans sa traduction française, le bal tango, la milonga est la soirée où l’on danse le tango, ce terme désigne par extension, le lieu où se déroule la soirée. La milonga est également une autre danse au rythme plus rapide dansé lors de ce même bal. 78 Hess, 1997 79 Lefebvre, La production de l’espace, 2000, cité dans Ripoll et Veschambre (article : l’espace social)

54


soit d’un espace presque statique, car arraché aux corps qui l’habitent et qui y font sens par leur présence, soit d’un phénomène spatialisé, dont l’identité est due au lieu qu’il parcourt, ce qui sera en partie l’objet de la dernière partie de cette recherche. Or dans cette longue recherche qui vise à comprendre comment la pratique du tango crée de l’ identité et du sens et comment cette pratique fait monde en altérant l’ordre, en déréglant le réel et en bouleversant la topographie sociale et spatiale de la ville, il parait pertinent de s’intéresser dans un premier temps aux mouvements et aux mécanismes internes à un tel système avant de s’intéresser aux lieux physiques ou à la géographie sensible générée puis, par la suite à la possible délimitation d’une aire territoriale propre au tango. En s’intéressant au groupe social, comme producteur de l’espace social et non à l’espace physique ou à sa localisation comme déterminant de cet espace socialisant, on remet au cœur de la démarche méthodologique, le corps –ou les corps- insoumis et les gestes qui bouleversent le quotidien, en appuyant leur potentialité comme producteur de sens. Cette méthode comporte cependant une faille, car en privant volontairement ce moment qu’est la milonga du contexte spatiale au sein duquel il se déroule, on omet l’importance des problématiques de ce même contexte qui seraient, selon l’hypothèse principale de ce mémoire, selon laquelle l’homme reconfigure son monde en se réappropriant les contraintes de son milieu, à la base de la logique d’organisation interne du tango, cela viendra par la suite. L’hypothèse de départ étant que les populations immigrés, rejetées par la société et sa logique humaine d’intégration sociale et écartés des stratégies politique, économiques et sociale de la société argentine moderne qui a conduit à leur arrivée ont, dans un

55


souci de réappropriation de leur propre condition, individuelle dans un premier puis par extension, comme le résultat de la somme de ces individualités, collective, générés un espace social et collectif alternatif, qui répond à ces propres logiques d’organisation, d’interactions sociales et spatiales et qui donne visibilité et permet de mettre en commun ces petites résistances individuelles qui prennent comme point de départ l’échelle intime du corps et des corps. Il est donc intéressant, après avoir analysé ces résistances individuelles -comme tactiques de résistances ponctuelles- de comprendre comment elles se collectivisent afin de s’approprier ou de recréer un espace de visibilité et de reconnaissance au travers d’un moment identitaire, support d’une identité cette fois partagé entre les acteurs de cette communauté qui se forme et se transforme.

2. LA MILONGA : MOMENT SOCIAL, LIEU DU LIEN SOCIAL

Malgré la distinction sémantique au travers de laquelle nous nous attachons à opposer espace, lieu et moment dans ce mémoire, l’emprunt de théories extérieures oblige à jouer sur les mots. Nous proposons donc, en s’appuyant sur la définition de ce qu’est un moment, comme un « espace de temps »80 d’opérer un glissement ponctuel, et de considérer que le moment du bal pourrait se transformer en espace ou en lieu, non pas comme un espace physique et construit, mais plutôt comme un lieu intangible défini par le temps. La milonga produirait donc un espace dans un autre

80

CNTRL : moment

56


espace. Nous considérons donc l’espace d’un instant, le moment comme producteur d’un espace impalpable qu’est l’espace social. Un lieu, dit anthropologique selon Marc Augé, serait celui où les sujets qui y vivent trouvent à s’y identifier, à y établir des relations durables de sociabilité et à y rattacher une histoire collective : « le lieu anthropologique est principe de sens pour ceux qui l’habitent » 81 , ce qui différencie le non-lieu du lieu étant également sa dimension relationnelle82. Un lieu peut également être considéré comme symbolique dans la mesure où il signifie quelque chose pour un ensemble d´individus, contribuant alors à donner son identité à ce groupe car rassemblé autour du partage de ces significations. Autrement dit, le lieu anthropologique fait partie de l’espace symbolisé, chargé de sens, à partir duquel il est possible de définir son appartenance et de reconnaître comme semblables les autres qui y circulent ou qui y habitent83. Evoquer un lieu, reviendrait à évoquer un monde, avec ses espaces, ses acteurs et ses manières de vivre et d’interagir spécifiques. Si l’on s’appuie sur l’idée du lieu anthropologique que tisse Marc Augé, comme espace, ici convertie en moment social et socialisant dans le sens où il offre l’opportunité spatio-temporelle de créer du lien social, il est intéressant d’ étudier les mécanismes qui permettent de définir le moment 84 dans l’espace du bal -la milonga- comme un moment déterminé et structuré, social et identitaire, dont la portée symbolique fait sens pour la communauté qui l’occupe, la manière dont se construit cet espace social, les règles qui organisent les rapports sociaux et spatiaux 81

Augé, 1992 : «Comme les lieux anthropologiques créent du social organique, les non-lieux créent de la contractualité solitaire » Augé, 1992, p.119 83 Ibid. 84 Hess, 1997 82

57


entre les gens, et les actions qui y font sens et qui bâtissent un territoire commun au travers duquel le groupe se constitue une identité, phénomène de reconnaissance sociale, d’abord individuelle puis par extension collective.

STRUCTURE METAPHYSIQUE DE LA MILONGA Le bal comme moment de rencontre des danseurs où la danse prend alors sa forme collective acquiert son statut social selon 3 facteurs : la structuration de cet espace, produit des rapports et de pratiques des agents sociaux -autrement dit, la définition de cet espace social comme un espace structuré- , l’existence d’un cadre relativement contraignant qui structure les actions et les situations qu’il supporte -espace structurant- et la fonction symbolique de l’espace -espace formant des communautés- 85.

ESPACE STRUCTURÉ Bien que structurée spatialement par la configuration du lieu, notamment dans les dimensions de l’espace, toute milonga entendue comme bal et non comme espace physique- est structurée autour de deux espaces fondamentaux. Tout d’abord, un vide central investi progressivement par les corps des danseurs et qui s’animent alors dans un mouvement collectif circulaire : la ronda – que l’on pourrait traduire par la ligne de danse- où les danseurs circulent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Autour de ce vide se trouve le plein, qui, par opposition, pourrait 85

Paschalis, 2003

58


être qualifié d’espace statique, qui est celui de l’attente, et qui à l’opposé, se désemplie au fur et à mesure de la formation des couples fictifs qui s’apprêtent à partager une danse. La milonga comme moment est également structurée par la musique, et donc par le temps. L’espace symbolique de la piste est structuré temporellement par un mouvement cyclique d’alternance de tanda 86 et d’une cortina 87 qui se traduit par l’emplissage et le dé-semplissage de la piste, par la constitution et la séparation des couples fictifs, par le plein et le vide. La structuration du bal par la musique a elle-même évolué en fonction des époques. Dans les années 40, au moins deux orchestres s’alternaient, une tipica et une caracteristica (pouvant jouer d’autres styles musicaux que le tango, afin que tout le monde danse). Les orchestres jouaient généralement deux morceaux d’affilée avant de faire une pause pour le changement de partenaire –l’ancêtre de la cortina- pour un total de huit morceaux88. Sous la forme actuelle reconstruite, la tanda est une suite de 3 ou 4 tangos d’un même orchestre ou d’une même époque, symboliquement associé à un espace de parole sans mot car il est mal vu de discuter le temps de la danse là où la discussion se fait au travers des gestes et du corps. Dès le premier morceau, moment de la constitution des couples pour la danse, la piste se rempli. Dans le cas où la musique est jouée par un orchestre, par respect ou comme hommage, la piste reste vide le temps d’un morceau, pour mettre en valeur les musiciens qui s’abandonnent alors au public. La cortina, ou rideau 86

On désigne par tanda une suite de tango, le temps de la danse La cortina, ou rideau dans sa traduction française est un morceau o d’une musique différente qui fait office de coupure et qui met fin à la tanda, le couple initialement formé dans la danse se sépare et chacun regagne sa place (dans les milongas qui accordent beaucoup d’importance aux codes, l’homme vient chercher et raccompagne la femme jusqu’à sa place) 88 Mingalon, J-L. ; Denigot, G-H. ; Honorin, E., 2015 87

59


dans sa traduction française est un morceau ou un extrait d’une musique différente et univoque qui fait office de coupure et qui met fin à la tanda : le couple initialement formé dans la danse se sépare et chacun regagne sa place89. Sous leur forme actuelle, la plupart des milongas sont structurées selon une alternance de 3 à 4 tandas de tango, entrecoupées chacune par une cortina, puis une tanda de valses ou de milonga -car le terme, désigne à la fois le moment du bal, par extension le lieu où se produit le bal mais également un genre musical plus rapide que le tango- les deux autres formes dansées dans les milongas.

89

Dans les milongas qui accordent beaucoup d’importance au respect des codes, l’homme vient chercher et raccompagne la femme jusqu’à sa place initiale, au début et à la fin de la tanda.

60


Fig.9 – Milonga dans un club de barrio

Fig.10 – ©Pedro Guridi. La escuela itinerante, milonga organisée en soutien à l’Education Publique, en face du Congrès de la Nation

61


ESPACE STRUCTURANT La milonga comme espace public –entendre, ouvert à tousidéalisé devient également un espace politique idéal lorsqu’il remplit toutes les conditions pour que le moment fonctionne. Il s’agirait d’un espace qui permettrait à la fois l’existence de la singularité, de l’art d’être à deux et celui d’être à plusieurs.

« L’ESPACE POLITIQUE DOIT SANS CESSE ETRE ORGANISE ET REORGANISE SELON DE NOUVEAUX CRITERES COLLECTIFS ET RATIONNELS AFIN DE REUNIR ET RASSEMBLER LES HOMMES AU DELA DE LEURS DIVISIONS ET DE LEURS DISSENSIONS

» 90

Bien que, comme vu précédemment, la politique soit dissension, il est entendu par cette référence aux critères – associé ici à la notion de règlement qui sera expliqué par la suite- un encadrement de la dissension, pour que cette dissension soit productive de sens et non « une guerre de tous contre tous »91. Le règlement qui se traduit par le Code de la milonga, serait envisagé ici comme l’ouverture d’un espace particulier d’expériences encadré et non comme un ensemble de contraintes visant à limiter strictement les comportements. La complexité de la milonga est qu’elle rend compte d’une articulation visible entre une espace profondément intime92 et un

90

Antonioli, 2012 Hobbes, Léviathan (1651) cité in : RIPOLL ; VESCHAMBRE 92 Comprendre, lorsque la danse se situe au-delà d’un engagement passif avec l’autre. Il n’est pas question d’une dimension sexuelle, sinon de la recherche d’une connexion profonde qui n’engage à rien sauf au plaisir de la danse improvisé à deux 91

62


espace social et public, en permettant une relation spécifique et nouvelle avec un autre, crée à partir des codes spécifiques au tango et c’est justement en fixant des limites précises, que la milonga crée un moment sécurisé, voire sécurisant, pour un contact physique et émotionnel riche et profond qui se veut exempt de toute ambiguïté sexuelle. Fondamentalement, on peut dire que les codes répondent à une nécessaire pacification des relations sociales rendant alors possible la pratique du tango, ils participent également d’un impératif de gestion de l’espace mais ils sont surtout une tentative d’organisation des rapports entre le particulier et le collectif structurés autour de ce qui constitue au sens de Megret les trois notions clefs du tango93. L’introduction des codes remonte approximativement au début du XX° siècle bien que, n’étant pas formellement écrit ou proclamé à l’entrée de la milonga, leur connaissance et leur diffusion est implicite, elle est de la responsabilité de tout le monde et de personne en même temps. Ces fameux codes de la milonga, plus ou moins explicites et précis, vont de la circulation sur la piste dans le sens inverse des aiguilles d’une montre- en passant par les techniques d’invitation 94 qui permettent aux membres de cette

93

« Une notion d’espace : le tango, comme toute danse, est une occupation (ce qui ne veut pas dire une conquête) particulière de l’espace ; en cela, les codes de la milonga visent à préserver cet espace, l’entretenir, l’étirer, etc. […] Une notion d’autonomie : le tango repose sur une affirmation de l’autonomie du danseur et du couple (ce n’est pas une danse en ligne!), contre les demandes de la collectivité ; […]. Une notion de respect : […] L’idée de respect est une notion plus riche que celle de l’obligation : les codes ne font pas qu’obliger, ils invitent à rejoindre une culture marquée par le respect d’autrui et transcendée par le respect de la milonga et du tango. » In Megret, 2008, p 48 94 « La mirada, littéralement regard, est le moment d’instauration du contact visuel entre les partenaires de danses visant à la constitution du couple. La mirada est ellemême une invitation, ou en tout cas sa première phase. Elle est effectuée dans un régime de réciprocité. Le cabeceo, petit geste de la tête effectué par le meneur, représente le moment de ratification de l’invitation heureuse ; au cabeceo suit en

63


communauté sociale, une meilleure cohésion en introduisant, une notion de respect, notion qui fournit la part de « lien social »95. Loin d’obliger, les codes invitent à rejoindre, car leur non-respect n’impliquant aucune sanction directe. L’acteur social est donc libre ou non d’y adhérer, mais par son respect des codes et des règles, l’acteur souligne sa reconnaissance et son inclusion au système de la milonga et à la communauté tout entière. En suivant l’idée qu’il n’y a pas de société sans règles96, l’existence de règles et de codes met alors en évidence l’existence d’un groupe social organisé en communauté ou en société alternative, et leur respect, souligne pour ses acteurs, une volonté d’adhésion à cette même communauté ou société.

« LES CODES , EN MEME TEMPS FACTEURS DE CLARTE INTERIEURE ET D ’OPACITE POUR L ’EXTERIEUR , CONFORTENT AINSI LE TANGO DANS LA CERTITUDE DE SON ALTERITE ET LA COMMUNAUTE TANGO DANS SON SENTIMENT D ’ETRE UNE SOCIETE DISTINCTE .

» 97

Finalement au-delà même de la construction sociale, ces codes et règles participent à la construction chorégraphique du tango en instaurant, un sens de déplacement collectif et des règles d’entrée et de circulation sur la piste, une distance minimum implicite entre les différents couples, une régulation de l’espace occupé par le couple et de ce fait, une régulation chorégraphique. Il est, par exemple, implicitement déconseillé d’occuper plus d’espace effet le déplacement du meneur vers la suiveuse ou le rapprochement des deux vers la piste de danse. » De Luca, 2016 95 Megret, 2008 96 Ibid. 97 Megret, 2008, p71

64


que celui qui nous soit octroyé par l’ensemble des couples qui sont sur la piste, de danser de manière expansive en effectuant des pas de grandes ampleurs ou des figures trop amples 98, ou du moins en dehors de l’espace direct crée dans l’abrazo, car le bon déroulement collectif prévaut sur la danse individuel du couple. En ce sens, le bal, comme espace politique idéal et collectif peut être contrarié lorsque la notion de technique entre en jeux et s’interpose entre la volonté de respect des codes et l’incapacité physique de le faire. Le respect des codes qui sont propres à la circulation sur la piste et à la danse elle-même sous-entend une certaine technicité et un contrôle de son corps, de celui de sa partenaire et de son guidage, technicité qui n’est, en aucun cas, innée. Il est intéressant de préciser pour la suite, que les premiers codes et les premières techniques de danse ont été édifiés et connu au travers du livre de Nicanor Lima, Le tango salon Argentin, technique de danse (1916). N’étant donc pas en vigueur à proprement parlé, aux origines du tango à la fin du XIX° siècle, où les danseuses étaient rétribuées à la danse ou à la nuit. L’invention de règles propres rend compte d’une évolution du tango sous sa forme dansée et ses modes relationnel particuliers et peut être d’une tentative de théorisation, régulation ou de transmission de ces caractéristiques spécifiques. En proposant un cadre plus officiel à la pratique, l’énonciation de ces codes renvoie donc à une volonté de structuration de la danse et des pratiques sociales qui l’entourent et à ce titre, les règles de la milonga seraient alors constitutives, plus que régulatrices, dans le sens où, les conditions de sa possibilité et son bon déroulement en dépendent 99 et 98

Certains pas, comme les boleos ou voleos, qui consistent en un changement vif de direction lors d’un pas de marche en rotation. Par l’énergie générée par le meneur, la jambe du suiveur, si elle est détendue, décrit alors une volute au sol ou en l’air suivant les styles, devant ou derrière. 99 Megret,2008

65


assurent la pérennité de ce modèle social alors constitué. Enfin, l’invention des règles serait également le résultat de l’incorporation progressive de nouvelles classes sociales dans le processus de constitution et du tango. En ce sens, la milonga peut être identifié comme un espace politique idéal, un espace qui permettrait à la fois l’agencement libres des corps individuels et la liberté d’expression et d’improvisation partagé par les couples mais qui existerait au sein d’un corps collectif, qui s’agencerait et se réorganiserait en permanence pour se préserver de lui-même. Si l’espace de liberté individuellement partagé -propre au couple- se termine là où commence celui des autres couples, on pourrait aussi, lire dans le mouvement du corps collectif qui constitue le bal, un processus de co-construction de ces espaces individuels. Loin d’être une limitation stricte de l’intérêt du particulier sur le groupe, la liberté individuelle serait elle-même une construction collective, dépendant à la fois du groupe et des couples, en un aller-retour constant où les uns et les autres interagissent spatialement afin de rassembler les conditions du bon fonctionnement de ce moment pour tous : un consensus collectif plus que des restrictions personnelles. « LE TANGO ET LA MILONGA SONT DES REFLETS DE CE QUE NOUS SOMMES, DE NOTRE SOCIETE. SI LA SOCIETE CHANGE, LA MILONGA CHANGE. »100 La forme actuelle de la milonga, que l’on pourrait qualifier de reconstruite -car elle emprunte les caractéristiques et les codes de la milonga du XX° siècle plus qu’elle ne les perpétue de manière stricte- selon la nature du lieu dans lequel elle se déroule et la

100

Mercelo Rojas, “musicalisauer” pour “la 2x4”, la radio de tango de Buenos Aires, interview pour Tango Mio and Co.

66


volonté des organisateurs, va adapter code et règles, style vestimentaire et public. Chaque milonga va ainsi pouvoir afficher ses spécificités, créer une ambiance différente, proposer un moment particulier et les fameux codes, qui « adapte à ce lieu de socialisation, les normes sociales et morales de l’époque »101 seront alors actualisé ou réajuster.

« LES MILONGAS SANS CODE POURRONT ALORS VITE CESSER D’ETRE DES LIEUX MAGIQUES POUR , FINALEMENT , RESSEMBLER BEAUCOUP A LA SOCIETE QUI LES ENTOURE . C OMPETITIVES , INDIVIDUALISTES , SOCIALEMENT ET GENERATIONNELLEMENT SEGREGUEES , LES MILONGAS PEUVENT SE VIDER DE LEUR SENS ET D ’UNE CERTAINE TRANSCENDANCE SOCIALE QUI EN FAIT , EN DEFINITIVE , DES HAVRES DE BEAUTE . »102

101 102

Mingalon, J-L. ; Denigot G-H. ; Honorin, E., 2015 Megret, 2008, p74

67


Fig.11 – ©Diego Braude

Fig.12 – Sens de circulation sur la piste, à faire / à ne pas faire

68


ESPACE SYMBOLIQUE

« LA DIMENSION SYMBOLIQUE EST UNE NECESSITE VITALE ET INCONTOURNABLE DE L ´ EXISTENCE HUMAINE , CAR ELLE PERMET DE CREER DES LIENS ET DE DONNER DU SENS A L´ ENVIRONNEMENT , DE RENDRE INTELLIGIBLE ET APPROPRIABLE LE REEL.

»103

Bien que la milonga génère un cadre, finalement relativement normé, afin d’encadrer cet autre rapport qui peut être crée avec autrui, elle offre également la possibilité d’une réorganisation du monde symbolique en fonction des conditions historiques. Pour qu’un espace soit reconnu comme symbolique, il doit être signifiant pour un ensemble d’individus et que ce signifiant soit partagé, il implique donc « une communion sociale autour d’un sens partagé et définit ainsi, le groupe qui communie et communique »104. L’élaboration ou l’identification d’un espace, en l’occurrence ici d’un moment, celui du bal, comme étant symbolique renvoie donc à la société et au contexte qui le crée ou l’identifie comme tel et contribue donc, pour le groupe qui partagent cette reconnaissance, à son identification comme société ou communauté particulière. Si un symbole est une réalité matérielle qui communique quelque chose d’immatériel, la milonga comme moment social

103 104

Monnet, 1998 Ibid.

69


spatialisé, maintenant envisagée dans sa dimension symbolique, apparait alors dans la continuité de ce qui a été expliqué précédemment -comme la mise en relation avec l’autre selon un certains règlement entendue par tous- et la réalité matérielle, voire même ici charnelle, des corps en mouvement et leur manière improbable -mais structurée- de s’agencer dans le temps et l’espace rend compte du tissus impalpable dans lequel ils s’insèrent. Il serait également intéressant d’envisager la danse en elle-même dans sa dimension symbolique, en revenant sur l’idée déjà introduite précédemment, de la danse comme langage corporelle105, qui, pour rendre possible la pratique du tango, se doit d’être connue et reconnue par ses acteurs. En tant que pratique fortement codifiée, que ce soit dans l’avant de la danse, le pendant ou l’après, le tango renvoi à une dimension rituelle, premièrement individuelle qui passe par des gestes et des attitudes -allant de la manière de se vêtir avant la milonga, de choisir sa table ou sa chaise, de mettre méthodiquement ses chaussures de danse- puis collective, dans la manière d’interagir avec les autres - le regard (la mirada), l’invitation (le cabeceo), puis, après la danse, le remerciement et le retour à sa table. Constitué comme une suite de séquences organisées selon un ordre précis, l’expression collective de ces rites acquiert un caractère répétitif, au cours de la milonga, puisqu’il va se renouveler à chaque nouvelle tanda, orchestré par la musique autour de l’espace symbolique de la piste de bal : la milonga serait alors l’espace symbolique de célébration du tango et de communion de ces couples aléatoires et improbables qui « soulignent par

105

L’une des caractéristiques du tango, l’improvisation, pourrait s’énoncer comme un langage, fait de mots (les pas, comme structure syntaxique de base de ce langage) que l’on va venir assembler en énoncé (dépendant d’un lieu, d’un sujet et d’un temps, celui dicté par la musique).

70


l’adhésion à un modèle de comportement, l’adhésion à la communauté»106. Ce processus de symbolisation affecte alors au moment social du bal et à l’espèce d’espace qu’il crée « un nom, une identité, une permanence, une raison d’être, une relation particulière avec certaines valeurs et signification »107 et permet à la milonga d’être reconnu comme telle pour ceux qui la fréquentent ou qui y font référence. La notion de symbole et sa définition- ou ceux à quoi il renvoi- prendra cependant une valeur différente selon l’individu que l’on interroge et l’époque à laquelle on fait référence. Aller à la milonga, n’est pas juste aller danser de manière isolé, cela revient à s’inclure dans un tout et participer à une communauté qui fonde son identité sur un ensemble de lois autres que celle de la société du quotidien. En ce sens, la milonga, renvoi alors symboliquement à l’identité et à la communauté qui la rend visible et l’exprime et son rôle identitaire tiens également en ce que les personnes qui y participent y trouvent des symboles communs : la milonga et son moment d’existence et de visibilité reste et demeure le symbole de la communauté qui la construit. Si depuis l’intimité du corps et à l’échelle du couple se met en place des mécanismes de résistance individuelle et des processus d’émancipation grâce au tango, les milongas seraient le moment idéal d’existence et de visibilité pour ces corps instables, en oppositions à la domination sociale et culturelle. Ce moment de résistance individuel-mais partagé- et la pratique de cette intimité dans l’étreinte, comme moment de revendication et d’exercice de la liberté est légitimé par le fait qu’il n’est pas un évènement ponctuel et isolé mais qu’il se fait au sein d’un espace où d’autres 106 107

Megret, 2008, p 95 Monnet, 1998

71


corps anonymes s’agencent et s’expriment dans ce même mouvement subversif. Il est assez étrange de constater que le tango, bien qu’il soit étudié ici comme une forme de résistance et qui « s’enorgueilli de son absence de règles » 108 ou de leur transgression soit aussi socialement normé lorsqu’il s’exprime sous sa forme collective, bien que, en tant que danse sociale, il n’existe pas comme pratique purement individuelle isolé de son moment collectif. La structure spatio-temporelle de la milonga et les règles qui visent à une médiation sociale et spatiale des rapports entre les individus, et donc à une structuration de l’espace social, permettent ainsi le maintien d’une stabilité pour le groupe qui l’occupe, voir même une pérennisation de celui-ci. Cette double structuration spatiale et sociale, facilite alors une certaine homogénéité relationnelle et comportementale du corps social hétérogène qui se constitue lors d’une milonga et permet d’encadrer cette mise en relation inhabituelle des corps que permet le tango, en désamorçant les tensions crées par l’abolition de l’espace entre les partenaires, espace intime et personnel, et en délimitant un avant et un après. Dans l’avant de l’espace statique de l’attente, des inconnus se cherchent du regard, et se forment petit à petit les couples temporaires, en suivant les codes implicites de la milonga, qui, après s’être retrouvés sur la piste pour engager leur corps dans le partage émotionnel d’une intimité dans l’étreinte et dans la danse, regagnent chacun leur places, sans aucun engagement l’un envers l’autre, pour réamorcer ce même cycle avec un(e) autre.

108

Megret, 2008

72


ACTEUR ET PERSONNAGES SOCIAUX Pratique qui s’étire dans le temps, communauté qui s’agrandit et se diversifie dans un contexte historique, politique, social, géographique même, lui-même en constante évolution, la milonga conserve cependant certaines qualités immuables, dont celle de créer un espace et un moment de rencontre et de mise en relation de tous avec tous. La milonga, sous sa forme embryonnaire, à la fin du XIX° siècle et indépendamment du lieu où elle s’établissait, agglomérait dans un espace unique, ce qui, par définition politique devait rester à distance : le garçon de bonne famille argentin et la prostituée française, le musicien et le politicien, l’homme cultivé ou riche et l’artisan immigré récemment109. Dans une société où une hiérarchie fortement marquée, la recherche d’une unicité et d’une identité nationale, couplé à un rejet de l’étranger se confrontait à la menace d’une multitude d’immigrés venant de toute l’Europe en amenant avec eux, langues, cultures et coutumes variées, la milonga offrait un espace et un moment propice de visibilité à cette mosaïque ethnique et sociale qui composait le Buenos Aires de la toute fin du XIX° siècle. Les garçons de bonnes familles venaient échapper à la réalité et aux responsabilités liées à leur classe sociale en flirtant avec le danger des faubourgs et la transgression morale auquel appelait le tango, les femmes –alors en minorité à l’époque110- qui se rapprochaient de ce monde, souvent associée au monde prostibulaire par les activités alternatives qui se déclinait dans les 109

Varela, 2016 Les immigrants qui arrivent sur le territoire Argentin sont en majorité des hommes, entraînant dans la ville une surpopulation masculine. Selon un recensement de 1887, Buenos Aires abritait déjà 500 000 hommes de plus que de femmes. Déséquilibre, qui produit une solitude masculine généralisée, qui entraîna le développement d'une prostitution massive, alimentée par la traite des blanches, provenant notamment de France et de Pologne. Gobello, 2004 110

73


lieux où l’on dansait, cherchaient à acquérir plus de prestige comme danseuse que ce que leur condition initiale ne leur permettait et de ce fait envisager une possible mobilité sociale 111 et les immigrés recherchaient des lieux de rencontre, où recréer du lien social et se sentir comme appartenant à un groupe cohérent au seins duquel il se partage des histoires semblables, des valeurs communes et où il se construit une identité de groupe, l’identité portena112 - des gens du port- justement marquée par l’hétérogénéité des cultures et des identités embrassées dans la milonga et par « l’expérience du partage du déracinement »113. Le tango devient pour chacun, une manière de se mettre en valeur et de s’immiscer dans une brèche laissée ouverte pour inconsciemment changer sa condition, ne serait-ce que le temps d’une nuit. La milonga, d’une certaine manière, participait au processus d’urbanisation de la ville de Buenos Aires, dans le sens où elle mettait en contact des groupes socialement et culturellement antagonistes114 et donc, des inconnus qui auraient dues le rester. Des liens se tissaient alors dans toute la ville en venant constituer une trame impalpable à l’échelle macro-sociale. La communauté en cours de construction à l’origine par cet entremêlement de trajectoires déviées, à l’échelle de toute la ville de Buenos Aires – bien que les membres de l’oligarchie ne se revendiquaient pas comme faisant partie de cette dernière, étant officiellement contre le tango, l’amoralité de sa danse et la marginalité de ces acteurss’est aujourd’hui étendu au monde entier et bien que ses

111

Perez De Samper, 2010 Le terme porteno désigne les gens du port, ou de la ville portuaire. Par extension et au cours du temps, le terme s’appliquera à tous les habitant de la ville de Buenos Aires. 113 Seguin, 2009, p 82 114 Seguin, 2009 112

74


personnages emblématiques 115 ne soit plus les mêmes, la communauté reconstruite rassemble et fonctionne de manière semblable à celle des origines : un ensemble hétérogène fait de fragments du monde, assemblé en un tout qui se veut cohérent. Dans sa forme actuelle, la milonga conserve cette caractéristique, d’être un lieu et un moment accessible à tous indépendamment de l’origine ethnique, de la classe sociale, des caractéristiques physiques ou de l’âge. Par expérience personnelle et au travers des auteurs étudiés, nous sommes en mesure d’affirmer que ces différences, loin d’être prisent en compte comme facteurs discriminants -ce qui important étant avant tout la dansesont, d’un certain point de vue, célébrées, en accordant par exemple à l’âge du milonguero116, une certaine expérience souvent dû à son ancienneté et à son habilité et sa technicité dans la danse qui s’est développée au cours du temps, bien que cela n’exclut pas les exceptions. Dans cette communauté du bal, la structure hiérarchique y est inexistence et il n’y a pas de maître, ce titre étant honorifique plus que réel. Fonctionnant comme une communauté anarchique auto régulé par ses participants, « le pouvoir, si pouvoir il y a, est un pouvoir d’influence fondé sur l’ancienneté, la reconnaissance et bien entendu avant tout sur le mérite artistique »117 des membres de la communauté. Enfin, il s’agit d’une communauté, comme il a

115

Certains auteurs ont tentés de dresser un répertoire des personnages pittoresques du monde du tango de l’époque dont notamment, Horacio Salas dans Le tango, 1989, Paris, Actes Sud 116 Initialement, le terme désigne le danseur qui pratique et qui va à la milonga, il caractérise aussi - à la différence du tanguero qui serait le danseur de tango au sens large ou du bailarin, comme danseur assidu des cours- une fidèle fréquentation des milongas et une riche expérience de celles-ci. Avant que les cours soit si répandus, les milongueros apprenaient sur le tas, lors des bals. 117 Megret, 2008, p 45

75


été expliqué précédemment au sujet des règles et de leur respect par exemple, qui est marqué par un haut degré de solidarité où, bien que l’enjeu soit celui d’un épanouissement personnel, l’expression individuelle s’harmonise et s’accorde en faveur et en fonction d’une idée collective. Même si le tango nait de l’expression de la douleur ou de mal-être, comme sentiment individuel –bien que partagé- et de tentatives ponctuelles d’y remédier, l’appropriation rapide par le peuple le convertie en expression collective. Face à l’abandon dont souffrent ces populations en marge, reléguées aux faubourgs de la ville, entassées dans les conventillos que l’on ne cesse d’évoquer comme le berceau du tango, l’expression artistique véhiculée par le tango joue finalement un rôle socialisant et la misère, l’isolement et les clivages sociaux engendrés par la mégalopole moderne que devient Buenos Aires sont finalement transcendés dans le partage de la douleur, de la musique et de la danse. Le moment et l’espace social ainsi crée et structuré lors de la milonga va permettre la rencontre et l’agencement aléatoire de corps et de trajectoires hétérogènes, que peu de chose auraient amenés à s’assembler dans la vie quotidienne. La milonga joue volontairement le rôle de l’incorporation ou de l’inclusion à un nouveau milieu social, en acceptant, en tant qu’espace démocratique et ouvert, toute personne disposée à s’inclure dans son système particulier en acceptant les règles et de ce fait, offre une plateforme d’échange social et culturelle et de dilution des enjeux individuelles en faveur du collectif. Cependant comme tout système social, la milonga, bien qu’elle soit ouverte à tous, fabrique de l’inclusion comme de l’exclusion, lié implicitement au respect ou non, des normes et des valeurs propres à ce système : « l’enjeu de survie pour la communauté est un enjeu identitaire, ou

76


d’autodéfinition, aussi soft soit-il, qui implique la formulation, même inconsciente d’un nous collectif. » 118

3. LA MILONGA, ESPACE DE SUSPENSION DES LOIS DE LA POLIS119

Le tango appartient à la catégorie de la culture qui produit, non pas des œuvres, mais des fêtes120. Le bal, en tant que fête, serait alors comme une enclave dans nos sociétés « où se jouent les deux faces d’un même comportement, à la fois rationnel et passionnel »121 en devenant le lieu d’expression d’une large gamme de comportements individuels, malgré l’importance que prennent, les comportements partagés dans un certain souci de mimétisme qui renvoyant au besoin de se sentir intégré à la communauté. Pour Di Meo122, la fête est un évènement localisé dans un espace-temps étroitement borné, chargé de significations symboliques, voir quelques fois sacrées, qui met en scène le lieu, le quartier, la ville, crée ou renforce l’identité des groupes ou des sociétés qui l’organisent et y participent. D’un point de vue individuel, la fête constitue un puissant facteur d’intégration, tant sociale que territoriale et en ce sens la milonga entretiens des rapports très étroits avec les sociétés en fête et l’esprit de Carnaval.

118

Mégret, 2008 Terme en grec ancien désignant la cité au sens politique, « une communauté indépendante, dotée d'un territoire politique ». Hartof, « Cité-Etat », Encyclopædia Universalis 120 Gaboriau, 2003, p.24 121 Hess, 2007 122 Di Méo, 2001, 119

77


Fig.13 – Milonga de Carnaval, 1952

Fig.14 – Milonga de carnaval, fevrier 2017

78


DIMENSION CARNAVALESQUE DE LA MILONGA

« LE CARNAVAL EN TANT QUE FETE PUBLIQUE , PROFANE ET COMMUNAUTAIRE EST LE LIEU D 'EXPRESSION DES DYNAMIQUES DE LA SOCIETE QUI LE CELEBRE . […] LE CARNAVAL EN TANT QUE FETE POPULAIRE SERAIT LE THEATRE D 'UNE DEUXIEME VIE DU PEUPLE OU LA LIBERTE ET L 'ABONDANCE SERAIENT ILLIMITEES DANS UN TEMPS LIMITE .

»123

Moment non-ordinaire partagé par divers secteurs sociaux, profane –malgré le caractère sacré qu’elle peut acquérir par la dimension symbolique de ces rituels - et qui met en suspens les lois de la polis124, la milonga comme le carnaval, est donc un espace qui invite à la transgression et a l’exorcisation du quotidien en transformant temporairement l’improbable voir même l’interdit en possible et acceptable, en allant même jusqu’à la célébration de celui-ci. Un chronotope 125 particulier d’expériences particulières, hors de l’espace et du temps pré ordonné, qui offre la possibilité de vivre une vie alternative grâce à une libération transitoire et temporaire, celle qu’offre la nuit, rendu possible par une abolition provisoire des relations hiérarchiques et des normes historiquement et culturellement établi. En revêtant les masques de la fête et de la nuit, les Hommes ont la possibilité temporaire de se

123

De La Rosa Solano, 2015, p144 Lavoie, 2009 125 Ce que Manning définie comme une indissociabilité du temps et de l’espace, Manning, 2009 124

79


libérer de la place qui leur est assignée en bouleversant les repères dans la société diurne de la vie quotidienne et d’en transgresser les règles126. Le masque de la fête et de la nuit auquel je fais référence renvoi également à la notion de performance et de genre dans le tango, souligné brièvement précédemment et rendu possible grâce à la distance que la milonga met entre elle et la réalité du quotidien : la milonga, moment de libération de soi, rend possible l’incarnation d’un autre le temps de la fête127, celle d’un alter-égo ou de son moi profond qui se donne la possibilité d’exister dans ce monde à part et de théâtraliser ou de performer son propre genre dans la danse en exagérant sa féminité ou sa masculinité. Tout comme le Carnaval, la milonga parle d’un moment de libération et d’émancipation, de subversion et de démystification des valeurs et des normes sociales établies128, tous les Hommes sont égaux et s’agencent librement, bien que dans notre cas, cela soit fait de manière consensuelle, en recréant une communauté utopique et égalitaire : sans chercher à changer le monde ou à imposer le leur, cette communauté alternative rend pourtant presque tangible, palpable, la fragilité de la base sur laquelle la hiérarchie et les normes en vigueur dans les sociétés sont instituées. La diversité des acteurs participant, indépendamment de l’époque et ma pratique personnelle en relation avec les auteurs étudiés, me permettent d’identifier la milonga sous sa forme idéale, comme un moment et un espace particulier qui permet d’exercer une sorte de liberté à disposer de son corps et à le mettre en relation à d’autres corps sans distinctions en ignorant volontairement ce qui normalement nous sépare et en célébrant le fait d’exister ensemble dans la différence. 126

Goerg, 1999 Perez De Samper, 2010 128 De La Rosa Solano, 2015 127

80


La peur de l’autre, l’individualisme, la compétitivité, tant de facteurs qui normalement divisent, pour mieux faire régner ceux qui dominent, se diluent dans une étreinte qui devient collective et où les barrières entre tous deviennent des ponts entre chacun.

LA COMMUNAUTE TANGUERA EN FETE, MOMENT CATHARTIQUE AUX DEUX VISAGES

La milonga, comme moment de célébration et de fête, revêt un double rôle qui serait à la fois contre-hégémonique et en même temps profondément conservateur, ou du moins qui tenterait de l’être. Les populations qui n’ont pas le pouvoir, comme il a été expliqué précédemment reste des « sujets libres129 » qui auront toujours la possibilité de prendre des décisions conscientes pour résister contre des systèmes qui opèrent contre leurs intérêts et de ce fait, être eux même acteurs de leur propre condition en génèrent le moyen d’accéder à ce que les groupes dominants ne leur accordent pas. Il est question ici d’intégration sociale, de conditions de vie décentes et d’estime de soi, d’intimité, de divertissement, de solidarité et de socialité. Il serait alors pertinent de nuancer le terme de domination auquel il a été fait référence précédent, d’un groupe qui exercerait un contrôle total et entier sur un autre, et lui préférer un instant celui d’hégémonie130, qui, à la différence d’une domination sans limite et sans possibilité de s’en extraire, serai une forme de

129 130

Foucault, M., 2001b, Dits et écrits in : DASTOOREH, 2016 En accord avec la pensée de Gramsci, cité dans Benichou, 2008

81


domination qui s’exercerait « par la force et le consentement »131, par une acceptation gagnée dans le domaine politique mais surtout idéologique 132 face aux groupes dont la voix est ignorée, subordonnés et sans pouvoirs, qui finissent par adopter la vision du monde dominant comme allant de soi, cette forme de domination devenant alors une contrainte légitimée pour ceux qui la subissent133. A la différence de la domination, l’hégémonie accepte que les classes dominées développent des pratiques indépendantes et alternatives et cela pourrait s’illustrer notamment par la présence de cette classe dominante dans les milongas, qui, malgré son officiel rejet – qui sera alors d’avantage associé au rejet de l’Homme qui danse le tango, incarné par la figure de l’immigré et l’étranger – permet par son acceptation implicite, de poser les conditions de sa possible perdurance dans le temps. Envisager le tango comme pratique contre hégémonique, donc qui fait face à l’hégémonie de la classe dominante, et la milonga comme le moment social et collectif de construction de ce projet contre-hégémonique, réunissant tous les acteurs de la société qui veulent s’y inclure, nous permet de nous interroger sur la manière dont une pratique localisée dans un espace-temps précis, un moment de fête et de suspension des règles et des normes du quotidien - a réussit à altérer la société dans laquelle elle s’est développée justement en dépassant l’espace-temps dans lequel elle était bornée. Le tango affronte le sens commun, l’ordre naturel des choses, culturellement, historiquement et idéologiquement institué par les 131

Ibid. Par une diffusion massive au travers de différents foyers, notamment l’Eglise, l’Ecole, les médias ou moyen de communication, les partis politique et organisations de travailleurs. 133 Benichou, 2008 132

82


classes dominantes ou la Religion par le bon sens généré par sa pratique134 « qui se manifeste dans l’action et donc par moment, occasionnellement, c’est-à-dire dans les moments où « le groupe subalterne bouge comme un ensemble organique »135, moments que produisent les milongas. Le bon sens serait alors face au sens commun, une « compréhension du monde issue de l’activité productive et sociale et qui exprimerait même de manière embryonnaire, les intérêts réels des producteurs ». Dans nos sociétés, ce sont les intellectuels qui ont la capacité et les moyens de produire des idées et de les diffuser et pour qui n’a pas la parole ou la possibilité d’articuler un discours cohérent, la pratique devient un mode d’action et de production de sens et se fait également médiateur de ces idées, entre l’Homme, le nouveau rapport au monde qu’il construit et la société. C’est donc au travers de l’action des corps dans le chronotope tanguero de la milonga que ce bon sens surgit de manière ténue, embryonnaire et qu’elle prend le pas sur le sens commun, sens commun qui ne peut être renversé que dans l’unité de la spontanéité136. Cette pratique du bon sens, peut potentiellement permettre de produire une conception du monde qui soit cohérente avec les expériences vécues par ce groupe social, conception qui lui est propre et qui pourrait lui permettre de se libérer du sentiment d’impuissance qui est lié à son statut137. En donnant à la masse incohérente, une cohésion et une forme d’unité, la milonga crée donc les possibilités et les conditions de ce dépassement du sens commun, en ouvrant une brèche dans la société normée du 134

Une « conscience théorique contenue [...] implicitement dans son action et qui l’unit réellement à tous ses collaborateurs dans la transformation pratique de la réalité » Gramsci, Cahier de prison, 1978, (pp 184-185), cité dans Benichou, 2008 135 Benichou, 2008 136 Ibid. 137 Ibid.

83


quotidien, un moment particulier d’expériences propice à la construction d’une conception du monde autre et en adéquation avec les rapports et expériences particulières qui s’y déroulent. Dans l’histoire de l’évolution du tango même si dans les faits, aux origines, à la fin du XIX° siècle, il n’y a pas de discours cohérent ou d’idéologie articulé à la pratique, on peut supposer qu’il traduit de manière embryonnaire - le mouvement des corps se substituant aux mots- cette autre conception du monde qui se dessine lors de ce moment de remise en question de ce qui va de soi. En travaillant dans les interstices de la société et des esprits, les espaces alternatifs tenus à distance des grandes institutions et les sentiments et sensations qui peuvent potentiellement échapper à la raison et au sens commun au détriment de l’affect138 et du bon sens, on peut supposer que cette pratique contre-hégémonique s’est immiscée lentement, en altérant progressivement la vision dominante du monde pour mieux en laisser émerger une autre. Là où chaque groupe ou classe sociale génère un type de morale qui est en accord avec ses nécessités, ses intérêts et sa conception de la vie, le tango crée un moment de transcendance des concepts de bien et de mal, des normes et des règles de conduites culturellement et historiquement instituées, bien que à ce moment de l’étude, il s’agissent avant tout d’un conception, que l’on pourrait qualifier comme inconsciente d’elle-même, conception guidée par la pratique et l’action mais non véhiculé à un discours qui puisse la légitimer. Au-delà de son caractère éminemment subversif, la milonga, comme il a été expliqué précédemment reste un moment canalisé,

138

CNRTL : Disposition affective élémentaire (par opposition à intellect), que l'on peut décrire par l'observation du comportement, mais que l'on ne peut analyser.

84


voir canalisant, car cette subversion, ce moment cathartique139 et échappatoire de la vie quotidienne auquel il est fait référence est maintenu dans un chronotope spatialement borné et finalement, lui-même socialement normé. Si pour Gramsci il s’agira de « détruire une hégémonie et en créer une nouvelle »140, les concepts développés précédemment pourront par la suite, nous aider à avancer quelques hypothèses quant à l’évolution du phénomène et au dépassement de ses lieux et significations primitifs, hypothèses qui seront développées dans la suite de ce travail. Enfin, si toute hégémonie implique un accord, ou du moins une forme de négociation, entre dominants et dominés -à la différence d’une pure domination d’un groupe sur un autre- qui permettent aux groupes subordonnées de développer leur propre vision du monde, pratiques et valeurs, il n’est, en retour pas exclues que ses manifestations soient elle-même adoptées par la culture dominantes141. Ce moment social de fête, la milonga, qui a donc à voir avec l’absence de territoire social réservé aux discours de ces populations sans-pouvoirs, va générer, par la force de l’action, un bouleversement des repères de la société diurne en recréant une communauté utopique qui répond à ses propres règles et se faisant, va permettre de nouvelles formes de lien social. En diluant dans une étreinte collective, les normes et les valeurs –qui sont culturellement et historiquement construites- auxquelles les corps répondent en temps normal - les barrières sociales et ethniques sont transcendées là où seul compte le partage d’une émotion dans la danse.

139

Définition CNRTL : Qui produit une action purificatrice, libératrice Gramsci, Cahier de prison, 1978, (pp 184-185), cité dans Benichou, 2008 141 De La Rosa Solano, 2015 140

85


A la différence du carnaval, qui est évènementiel et ponctuel, cette communauté a possibilité de s’exprimer et d’exister de manière récurrente. A se faire plus prégnante et présente, on peut supposer qu’elle se complexifie, s’enrichit et, comme toute société qui se crée, il s’établit en parallèle un certain nombre de codes ou de règles, des coutumes, une dimension rituelle qui participent à sa légitimation et à sa pérennisation et qui traduit également l’incorporation de nouvelles classes sociales aux seins du processus de construction du tango comme on le connait aujourd’hui. La milonga, tout comme le Carnaval pourrait donc représenter une réponse des Hommes face à leur condition et une reconversion de cette condition, une libération momentanée des structures et de l’ordre établit. Au travers d’une profanation de ce qui correspondrait au bien ou au mal dans nos sociétés, par la pratique du bon sens au détriment du sens commun, de ce qu’il est bien vu de faire ou non, la milonga offre un espace de suspension momentanée des normes morales et sociales en s’affranchissant des règles et des contraintes du quotidien et se faisant, désacralisant les vérités pré construites de nos mondes et rend possible une forme de catharsis collective en canalisant les subversions dans un espace-temps définis et précis. La pratique du tango rend alors presque palpable un autre monde, une monde à l’envers, en transcendant les valeurs en vigueur dans un contexte socio-culturel et historiquement déterminées, une ouverture vers ce qui pourrait être en faisant abstraction de ce qui devrait être.

86


Fig.15 – ©Diego Braude

87


88


III. LES TERRITOIRES DU TANGO, ESPACE ET LIEU, TERRITOIRE ET AIRE D’EXPANSION, DU FAUBOURG AU MONDE.

On ne peut parler de territoire sans faire référence à ses acteurs et à leurs pratiques comme on ne peut pas parler de pratiques culturelles ou de création artistique sans faire référence aux milieux physiques dans lesquels elles se crées et se développent. Le tango, sous la forme primitive de sa création à sa forme actuelle a toujours était le phénomène d’un espace défini, ou indéfini selon le sens que l’on accorde au mot espace. Peu de villes renvoient à une identité culturelle aussi clairement revendiquée comme Buenos Aires peut le faire avec le tango. L’enjeu de cette partie est de tenter d’identifier et d’analyser, sur une période qui s’étend de la fin du XIX° siècle jusqu’à la moitié du XX° sièclepériodes sur lesquelles s’accordent les historiens quant aux évolutions du phénomène, de ses débuts polémiques jusqu’à son age d’or– et au vu des transformations à la fois sociales et urbaines, la symbolique des espaces, lieux et territoires spécifiques du tango, leurs migrations, jusqu’à l’extension de son aire territoriale, pour finalement cerner la géographie particulière dessinée par le tango dans la ville de Buenos Aires en parallèle des reconfigurations physiques et symboliques de sa pratique dues aux différents acteurs sociaux auxquelles il a été identifié et aux appropriations dont il a été l’objet. Identifier ses différentes spatialités et territoires peut permettre finalement de rendre compte d’un découpage de

89


l’espace de la ville et de son évolution ainsi que de l’enjeu de ce découpage particulier dans le processus identitaire de ce nouvel Argentin en cours de construction, initialement identifié sous la figure de l’immigré. Ce processus identitaire qu’il convient alors de rappeler serait celui qui vise, depuis l’échelle intime et individuelle du corps et l’échelle socialle et relationnelle du groupe, à donner un sens à son être, s’identifier et se reconnaitre autant que d’être identifié et reconnu, créer de l’appartenance, ainsi que de produire du territoire comme support visible de son identité. L’identité prend fréquemment appui sur des aires territoriales découpées et configurées pour la circonstance et pour Di Méo, cela s’explique de deux manières : l’identité permettant à la fois de légitimer socialement un groupe dans un territoire donné et identifié et de manière complémentaire, utilisant ce même territoire comme ciment dudit groupe social, en lui conférant une « véritable consistance matérielle faite de signes et de symboles enchâssés dans des objets, des choses, des paysages et des lieux » 142. Lien entre les individus, leurs communautés ou sociétés et leurs espaces, l’identité est donc liée intimement au lieu et produire de l’identité revient à fabriquer du territoire (juridiquement reconnu ou « plus purement social, lié à des communautés ou toute forme de groupes »143). La production de ces territoires reposerait alors selon notre hypothèse de départ sur une reconfiguration physique, mais surtout ici, symbolique, d’espaces existants et rendrait compte du processus qui fait d'un espace un lieu et de la manière dont les communautés en investissant et en s’appropriant ses lieux 142 143

Di Méo Di Méo

90


physiquement et symboliquement, comme support matériel et spatial de leurs identités, fabriquent des territoires. Finalement, l’emprise spatiale du phénomène, son aire de visibilité, nous renseignerait également sur son incorporation au sein de la société dans laquelle il évolue.

1. FAIRE D’UN ESPACE UN LIEU DEFINITION DES CONCEPTS L’espace et le temps sont les premières coordonnées de l’expérience humaine, là où le corps en est le support le plus direct. L’espace dans sa dimension globale, et, de ce fait, la plus indéterminée, serait celui qui nous entoure, extérieur au corps du sujet qui s’y meut, mais qui en même temps en absorbe le mouvement. Ici, l’espace est entendu comme une entité purement spatiale, un « Milieu idéal indéfini, dans lequel se situe l'ensemble de nos perceptions et qui contient tous les objets existants ou concevables »144. Dans cette idée que « L’espace n’existe que par ce qui le remplit »145, il convient de faire la distinction entre cette entité vaste aux contours flous qu’est l’espace et y opposer la notion de lieu, comme une « portion déterminée de l'espace, déterminé par sa situation dans un ensemble, par la chose qui s'y trouve ou l'événement qui s'y produit »146.

144

CNRTL : Espace Fischer, 1981, p 38 146 CNRTL : Lieu 145

91


L’espace serait celui où nous nous situons, l’endroit physique réel dans lequel nous nous trouvons, là où le lieu serait finalement une création de l’Homme, un endroit fictif, produit social des individus ou des groupes sociaux qui y font sens. Porteur de significations qui lui sont propres, il serait celui où les sujets trouvent à s’y identifier, à y établir des relations sociables durables et à y rattacher une histoire collective et il serait à la fois «principe de sens pour ceux qui l’habitent et principe d’intelligibilité pour qui y fait référence » 147 par des marques identitaires identifiables et reconnues. Ce qui différencie le non-lieu du lieu serait alors également sa dimension relationnelle. Le lieu reste cependant un espace subjectif qui peut redevenir espace pour qui ne saurait en identifier les codes –eux même révélateurs et permettant d’interpréter ces signes identitaires spécifiques- tout comme à l’inverse, un espace peut devenir lieu lorsque ledit espace est porteur de sens pour qui le pratique et entendue comme tel pour qui s’y réfère.

LA MILONGA, UN LIEU INCARNE Cette opposition entre espace et lieu met justement en relief une sorte d’opposition entre représentation et pratique, vision extérieure et vécu intérieur. La pratique, comme action productrice de sens traduit donc ce parallèle qu’il peut exister entre identifier de l’extérieur ou vivre de l’intérieur. Faire ou pratiquer un espace, renvoi à une action, à en faire l’expérience, à l’investir ou l’habiter 148 , qui s’oppose donc à s’en faire une idée, une représentation extérieure et subjective, ou à une simple 147

Augé, 1992 Pour Merleau-Ponty (1945), cité dans Stock, 2006, habiter renvoi à investir émotionnellement un lieu, définition qui me parait en adéquation avec le sujet traité 148

92


fréquentation occasionnelle où, bien que l’espace soit pratiqué il le sera d’une autre manière et l’investissement émotionnel sera autre149. Ainsi aller à la milonga n’aura pas la même signification pour tous. On ne se comportera pas de la même manière dans un lieu que l’on connait, que l’on fréquente régulièrement, que l’on considère même peut être comme identitaire et où les corps anonymes nous semblent familiers, et dans celui où l’on fait figure de touriste, que l’on découvre et auquel, on va éventuellement tenter de s’inclure par soucis de cohérence mais également de respect. Si l’identité du lieu renvoi à la subjectivité de chacun, cette subjectivité peut être mise en suspens, lorsque la pratique de cet espace est consciente et collectivisée, car, comme il l’a été expliqué précédemment, la milonga comme espace démocratique et pour tous, tend à englober les comportements individuels au profit du collectif. La milonga 150 est un monde en soi, un espace social, ritualisé et spatialisé qui ne cesse de se réinventer. A la fois lieu de visibilité d’une culture populaire, scène artistique, espace politique et lieu de rencontre, il est donc l’espace de représentation dans lequel la danse s’expose, prend sa forme collective et sa dimension sociale. La subtilité de cet espace réside dans le fait qu’il peut être physiquement sans exister en tant que tel. L’espace construit de la milonga n’existe pas sans l’espace relationnel du bal, bal qui peut s’établir n’importe où et n’importe quand, indépendamment d’un espace physiquement construit. Si le bal, la milonga, peut exister sans l’espace physique et défini entre 4 murs que l’on nomme aussi par extension milonga, l’espace physique, lui, ne peux exister sans le bal. L’histoire du tango ne permet pas d’assigner à la danse, un 149

Stock, 2006 La polysémie du terme milonga peut prêter à confusion et c’est dans ce but que ce terme a été nuancé et expliqué de deux manières, comment moment social, celui du bal et maintenant comme espace, lieu en tant que tel. 150

93


espace définitif : elle n’a pas imposé d’espace spécifique ni de standard architectural à son art151. Celui-ci s’est inséré dans des espaces existants, s’inscrivant dans des interstices laissés libres, les lieux de liberté de l’époque entre autres, les plus propices à accueillir la célébration qu’il convoque. C’est d’ailleurs pour cela que les maisons closes auront tant d’importance dans l’évolution et la diffusion du phénomène. Il n’y a pas de création d’espace physique ou matériel, à proprement parlé, mais la création d’un espace symbolique et incarné, crée par les corps, comme on l’était dans le cas de l’espace intime généré dans l’étreinte ou de l’espace relationnel du bal convoqué pour la pratique du tango. Ici, le bal investit le lieu, il le bâtit symboliquement plus qu’il ne le construit physiquement, en investissant un espace quelconque, que l’on pourrait parfois qualifier de non-lieu152 pour en faire un lieu qui offre la possibilité pour chacun d’y ancrer son identité et dans lequel on peut rencontrer d’autres personnes avec qui partager des références sociales153, rassemblé autour d’une pratique collective. La milonga comme l’espace de fête populaire, de mise en suspens des normes et des hiérarchies de la société diurne et de célébration de la diversité est tout sauf un espace passif. Sous sa forme idéale de mise en relation de tous avec tous, il s’agit d’un espace qui invite à l’action, à la rencontre, à la création artistique, à la reconfiguration sociale et politique, et où le sens qui lui est conféré est celui que produisent les corps qui s’y meuvent. En tant qu’espace de célébration collective, créant finalement une forme d’homogénéité dans la société hétérogène, la fête s’avère être un puissant outil dans la production des lieux et des territoires en donnant un sens collectif aux lieux dans lesquels elle intervient et 151

Perrin, 2006 « un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique » Augé, 1992 153 Ibid. 152

94


« en favorisant des lieux même s’ils sont défavorisés physiquement en leur donnant un esprit » 154. La fête comme mode de pratique des lieux serait alors dans un certain sens, indépendante dudit lieu. De par son caractère évènementiel, elle parvient à aménager symboliquement le temps et l’espace en « créant volontairement une mémoire des lieux et des habitants » participant alors à la construction d’une histoire, d’un passé, d’un vécu collectif et au renforcement des identités collective155. De la même manière que la culture ou l’identité qui unis cette population hétérogène, elle-même reconfigurée par l’occasion, les lieux où l’on danse ne sont pas fait pour, sinon par le tango, rebâti symboliquement par les corps qui y font sens, des corps qui débordent d’eux même156 et qui s’agencent en suivant les règles et les normes qui sont propres à cette communauté imaginée qui fait avec en réinventant ce qu’il y a déjà. La fête donne vie au territoire, elle l’incarne, le matérialise, le rend palpable, là où par essence il serait de l’ordre du ressenti157. C’est pourquoi la milonga est difficile à réduire en un lieu, entendu comme une simple entité géométrique, indépendante des corps qui s’y meuvent. Là où l’architecture du lieu à proprement parlé ne semble en rien aider à la définition de la milonga –le bal, la fête- qui s’y produit, ce qui fait alors office de référence serait plutôt l’ambiance qui est générée et l’imaginaire qui est convoqué ; ambiance et imaginaire qui dépendent étroitement du public qui est présent, du degré de respect des codes et de règles, du code vestimentaire, du choix de la musique ou de l’orchestre qui y est présent. 154

La fête urbaine comme reconstruction de la ville contemporaine - Kyu-Won Kim Ibid. 156 Lavoie, 2009 157 Di Méo, 1998 155

95


Différentes milongas -comprendre de différents organisateurs- peuvent être organisées dans un même espace. La milonga -le lieu- El Beso 158 par exemple, propose le mardi, la milonga -le bal- Cachirulo de Norma y Hecto, une milonga traditionnelle avec un code vestimentaire chic, où les femmes et les hommes sont placés séparément dans la salle et les codes de la milonga respectés. Le vendredi, dans le même espace se tient la milonga Gay La Marshall, où il n’y a pas de règles ou de code vestimentaire spécifique, un public hétéroclite et adepte des changements de rôles dans la danse159. En fonction du jour, la milonga -le bal- convoquera un public diffèrent dans un but spécifique qui créera alors une ambiance particulière, et, si bien la milonga, l’espace architectural en tant que tel sera le même, la milonga, le bal, lui sera d’un tout autre visage. C’est la dimension sociale qui spatialise le lieu et qui définit une possible identité de ce lieu. La milonga acquiert alors son identité spécifique au travers de l’ambiance recherchée par les organisateurs mais également au travers de l’investissement émotionnel des individus ou des groupes sociaux qui y participent, de la manière dont ils vont se représenter dans le lieu, dont ils vont agir et interagir et de quelle manière ils vont s’engager avec le corps des autres. On est alors vite tenté de parler de cet espace de la milonga comme d’un lieu incarné, un espace spatialisé par le social et qui est construit symboliquement par le mouvement des corps qui porte en lui tout un potentiel de gestes, de rencontre et convoque l’imaginaire de celui qui le traverse. Au-delà même, d’un espace géométrique au sens littérale 160 . Là où beaucoup de 158

Voir Fig. 16 Le couple meneur/suiveur normalement associé au couple homme/femme peut s’inverser ou être constitué par un couple homme/homme ou femme/femme 160 Encore aujourd’hui un grand nombre de milongas sont organisées dans des endroits inattendus, sans aucun fil conducteur spatial à proprement parlé : une plage 159

96


milongas peuvent sembler similaires et se transformer par le mouvement des corps spécifiquement présents pour l’occasion, il existe cependant quelques exceptions. Certains espaces possèdent déjà une identité visuelle forte, de par leur configuration spatiale caractéristique ou leur décoration par exemple ; identité qui va malgré elle convoquer un certain type de public. C’est notamment le cas des milongas dites under, ZonaTango161, Domilonga, où la Catedral del Tango162, qui, loin des milongas traditionnelles, ouvrent à un nouveau genre de tango, plus libre, dans des espaces plus alternatifs où se mélangent les gens et les arts et parfois.

(milonga en plein air lors du Festival International de Tango de Sitges), une halle de marché (milongas du festival Tarbes en Tango), une salle de sport (milonga El trompito à Bordeaux) ou un gymnase (la Milonga Club Sunderland à Buenos Aires), une maison à patio (milonga Zona Tango) au pied de la colonne des Girondins (milonga Tango Bordeaux) ou encore sous un kiosque au milieu d’un parc (milonga La Glorieta de las Barrancas de Belgrano à Buenos Aires) 161 Voir Fig.17 162 Voir Fig. 18

97


Fig.16 – Milonga El Beso, Buenos Aires

Fig.17 – La Catedral del Tango, Buenos Aires

98


Fig.18 – Milonga El Chantecler, salle de bal et salons privés, Buenos Aires, 1925

Fig.19 – Salon Canning, Buenos Aires

99


LE LIEU PAR LE TANGO OU LE TANGO PAR LE LIEU

« LE LIEU INDUIT DES USAGES FACE AUXQUELS LE DANSEUR DOIT SE POSITIONNER, IL DIALOGUE AVEC UN CERTAIN NOMBRE D’ATTITUDES ET DE GESTES SUPPOSES PAR UN PAYSAGE OU UNE ARCHITECTURE, PORTANT ELLEMEME LES MARQUES D’UNE HISTOIRE CULTURELLE ET SOCIALE. »163

On peut alors supposer la diversité des formes chorégraphiques produites par le tango, au travers les temps et les espaces spécifiques de sa pratique et son évolution depuis les maisons closes, jusqu’aux clubs de barrios, en passant par les grandes scènes mondiales, bien que dans ce cas précis, il s’agisse d’un tango tout autre, dépossédé de sa dimension social et donc de ce qui constituerait son essence en tant que danse sociale. Tout au long de son histoire, la forme chorégraphique du tango a évolué. Lorsque le tango se fait plus clairement populaire dans les années 40 et que chaque quartier possède sa, ou ses milongas, la danse elle-même devient un nouveau territoire duquel s’approprier. Chaque quartier va développer son tango, notamment en passant par une forme particulière de marche, une position des corps différente, une cadence, un marquage du temps nouveau ou l’utilisation de la pause, comme respiration pour sublimer le reste de la danse. Ces nouveaux styles –ou variations stylistiques- du tango vont participer à la création d’identités singulières liées au quartier ou à la communauté 164 , reconnaissables et situables 163

Perrin, 2006 Dans les années 90 vont voir le jour de nouvelles formes dansées parmi elles, le style Tango Nuevo (dont l’appellation style est contestée par ses fondateur eux même, Gustavo Naveira et Fabian Salas) qui consiste en un abrazo plus ouvert et une 164

100


géographiquement. Parmi ces variations stylistiques, on peut par exemple, citer celle du quartier de Pompeya –position droite et larges pas- du quartier d’Avellaneda –pas courts et de nombreux tours- ou le tango estilo salon ou estilo del centro, dansé plus particulièrement dans le centre-ville, le plus connu étant le Style Villa Urquiza, associé au quartier du même nom, son quartier de naissance, comme lieu d’appartenance revendiqué. Le tango sous sa forme chorégraphique et les milongas de barrio, vont devenir un support autours duquel va transiter la formation sociale des identités de quartiers et de communautés165 : le style va être une manière de littéralement marquer le territoire, en rendant compte d’une appartenance territoriale par la spécificité de son tango. Si la danse est également une manière de se mettre en valeur, nous pouvons supposer que le style de danse développé, revendiqué consciemment ou subi mais, construit par l’apprentissage, le quotidien et l’histoire de l’individu, et de la communauté, est également affiché, comme renvoyant à son quartier et à sa communauté ?

danse plus libre et moins structurée ou codifiée ou le Tango Queer, dont le nom fait référence à la communauté LGBT mais qui proposent à tout danseur d’expérimenter les deux rôles du tango, guider et suiveur, indépendamment de son genre. 165 Phénomène dont la résurgence actuelle pourrait se traduire par la référence spatiale au quartier auquel les nouveaux orchestres du XXI° siècle veulent rendent hommage, parmi elle, la Orquesta Tipica Villa Crespo, la Orquesta Tipica Almagro, Orquesta Tipica Villa Urquiza…

101


Maintenant, à savoir si le lieu transforme la pratique ou si la pratique transforme le lieu, on peut être tenté de répondre à la fois l’un et l’autre, mais selon des angles d’interprétations différents. Pour Di Méo, la fête, délimitée dans l’espace et le temps, dans un chronotope spécifique, le plus souvent est en concordance avec ce territoire et joue un rôle de légitimation pour celui-ci166. Le tango en tant que pratique ayant sa propre inertie comme une micro monde en soi - il parait intéressant de parler de relations rétro actives entre le tango et le lieu, les deux s’influençant mutuellement : en somme, les danseurs adaptent leurs actions aux lieux de pratique dans une logique de cohérence collective et de respect, mais le tango transforme également l’espace dans sa dimension symbolique comme il l’a été expliqué précédemment en y faisant sens et en lui conférant une identité faite de significations et de valeurs communes, partagée par ceux qui s’incluent dans la communauté et dans le moment social généré. En opérant une reconversion du banal au sensationnel, ou du moins à l’évènementiel, en donnant une valeur et une identité au lieu investi pour et par la création d’une mémoire collective, la pratique du tango réactive l’espace quel qu’il soit par la présence et la mise en mouvement du corps social : l’espace vide devient lieu incarné, pratiqué et vivant. La milonga comme lieu physique, devient alors le support spatiale d’une forme sociale dont les pratiques, génèrent et multiplient des sous-espaces intimes dans l’étreinte des corps, comme une multitude de micros-mondes, espace du possible, où le partage du sensible est à même de créer la possibilité d’un autre en bouleversant les topographies existantes. Tout espace alors entendu dans sa dimension la plus large, qui peut 166

Di Méo, 1998

102


réellement être un espace indéterminé, celui de tous et de personne, peut devenir lieu pour l’occasion et une forme spatiale de la société. La fête portant une charge identitaire, elle participe à la territorialisation de lieux propres, dont la mise en réseau est à même de produire du territoire dans l’espace impersonnel de la ville167.

2. D’UNE IDENTITE SPATIALISEE A UN TERRITOIRE COMME SUPPORT DE L’IDENTITE LE TANGO ORILLERO, UN PHENOMENE SPATIALISE L’orilla - la rive - à la fin du XIX° siècle, désigne le quartier du port (d’où l’emploi du terme de rive) situé au sud-est de la ville et où arrivent les immigrés européens par milliers suite à l’appel à l’immigration lancé par le gouvernement afin de repeupler le pays et répondre au besoin de main d’œuvre que requiert l’industrialisation du Buenos Aires de la fin du XIX° siècle. Par extension, il désignera par la suite les quartiers périphériques de manière générale, espace liminaire où la trame urbaine orthogonale de Buenos Aires se dissout dans l’immensité de la Pampa168, la campagne. Le terme renvoie à différentes significations selon qui y fait référence, marge entre l’ordre et la décence du centre-ville et la barbarie de la campagne, elle est dans l’imaginaire collectif et urbain de l’époque169, un espace indéterminé fait de délinquance, 167

Ibid. Apprill C. et Dorier Apprill, 1998, p1 169 Ou du moins de ceux qui ont la capacité et les moyens de faire les idées et de les diffuser selon Gramsci, les intellectuels et les classes dominantes 168

103


de marginalité et d’amoralité – la mala vida ou mauvaise vie territoire des immigrés et de la menace face à une identité nationale alors en pleine construction qui se veut unitaire et cohérente. Le rejet de l’immigré et de la menace qu’il représente quand a la cohérence identitaire du pays, grandit en parallèle du rejet auquel fait face au tango, comme un mal à cacher et le confinement spatial aux faubourgs de la ville ne fait finalement que pérenniser ce sentiment d’exclusion et de non-appartenance. A la fin du XIX° siècle, la composition sociale de Buenos Aires est caractérisée par une grande majorité d’hommes seuls immigrés, « déracinés et instables sur le plan social en raison de conditions sur lesquelles ils n’exerçaient aucun contrôle »170. Selon un recensement de 1887, Buenos Aires abritait déjà 500 000 hommes de plus que de femmes et dans ce contexte de misère et de solitude, le développement d'une prostitution massive induit par la surpopulation masculine devient un « mal nécessaire »171. Là où la prostitution devient une entreprise florissante, légale et réglementée, les danses et bals publiques sont interdits, entre novembre 1881 et 1935, à l’exception du dimanche entre 21h et 00h172. Les maisons de tolérance - les maisons-closes - deviennent alors de formidables entreprises, lieux de liberté et d’absence de jugement moral, qui vont être les plus enclins à offrir à un grand nombre de personnes, la possibilité de découvrir le tango, sa danse et sa musique, et de le diffuser à travers toutes les couches sociales 173 . Les académies de danse –academias de baileperingundines et autres casa de baile, étaient les premiers lieux associés au tango, initialement, salles de bal avec buvette et salle de jeu, où la danseuse est rémunérée à la danse ou à la soirée et de 170

Manning, 2009 Lavalle, 2007, p. 74 172Barsky, 201 173 Lavalle, 2007 171

104


manière générale associées symboliquement à la prostitution par les activités annexes qui se déroulaient dans certaines174. Si bien, les lieux de danse, de divertissements nocturnes et les maisons closes, au nombre de 6000 -là où le nombre totale d’écoles et d’églises ne dépasse pas les 600 175- ont été les premiers lieux qui ont permis au tango de se développer et de se diffuser, il s’avère être compliqué de nommer ou décrire ces lieux sans s’appuyer sur les mythes, légendes, et clichés véhiculés à l’époque et qui font la géographie mythique du tango. Aux détails approximatifs des espaces localisés, il a été préféré la référence aux espaces plus généraux et aux aires géographiques, celles qui englobent tous ces micros espaces du tango. L’appellation même de la danse, tango orillero, renvoi à cet espace géographique incertain, marge entre la ville et la campagne, et rappelle l’importance qu’on les lieux où sont produites les œuvres, quant aux représentations qui y sont associées et aux conditions sociales de leur production176. Cette dénomination, fige symboliquement le phénomène dans les lieux dans lesquels il se situe : la géographie du tango de cette époque est alors hermétiquement confinée dans son espace primitif –las orillas- et l’identité et les valeurs qui lui sont associées sont intimement liées à l’identité géographique de cet espace, qui dépasse alors celle des individus ou des groupes sociaux qui s’y trouvent, généralisé sans aucune nuance comme espace de la marginalité. Car il faut rappeler, comme il l’a été mentionné précédemment que ces lieux de sociabilité, bien qu’il en ait existé de standings variables, étaient 174

« […] les espaces mi-privés mi-publics, tels que les maisons closes et autres lieux de sociabilité, offrent la possibilité de relations plurielles, non homogènes ou non normées. » » Rodriguez, 2011, p 126 175 Varela, 2016 176 Dufrenne, Mikel, 1975, Vers une esthétique sans entrave: mélanges offerts à Mikel Dufrenne, cité par Joyal, 2009

105


ouvert à toutes les classes sociales et bien que situés aux marges de la ville, ils étaient également les lieux de prédilection des garçons de bonnes familles, venu flirter avec le danger des bas-fonds, attiré par la transgression des mœurs associées à leur classe 177. Si bien, l’oligarchie condamne et rejette officiellement le tango et la marginalité apparente de ses acteurs et de ses lieux eux même englobés dans un espace poreux et marginal, elle se fait malgré elle complice du phénomène et de son expansion, en construisant elle-même cette marginalité, premièrement sociale, en parallèle de la construction des conventillos qui l’a produise178 mais aussi morale, en autorisant la prostitution, voir même en la promotionnant par la présence d’individus appartenant à cette même oligarchie dans les nombreuses maisons closes de la ville. A l’intérieur de cet espace perçu comme trouble de l’extérieur, il se construit - grâce à tous ces lieux de sociabilité où l’on danse, academias, peringundines, casas de baile et maisons closes qui mettent finalement en relation toutes les strates de la société, ceux qui par définition politique aurait dû rester séparés 179- une trame sociale invisible, interne au quartier mais qui se relie également au centre-ville, un réseau d’espace significatifs entrelacés par les trajectoires des corps qui y font sens. A la fin du XIX° siècle, le tango existe donc sous une forme embryonnaire, la milonga à proprement parlé comme elle a été décrite précédemment et les codes n’existent pas encore, et les academias proposent tango, polka et autres type de danses de 177

Seguin, 2009, « En 1880, on dénombre environs 1770 conventillos , avec 24 023 pièces pour 51 915 habitants En 1892 il y avait 2 200 conventillos, avec 31 000 chambres qui logeaient 121 000 personnes, c'est-à-dire, une proportion de 4 par chambre. En 1915, il existait 2 462 conventillos pour 140 000 personnes. » ZAMORANO (1964) 179 Varela, 2016 178

106


couple. La musique est avant tout instrumentale, et les quelques paroles qui viennent s’apposer sur le rythme sont avant tout faire d’exclamations ou de répétitions de quelques strophes, souvent à double sens et faisant référence au monde de la prostitution 180. Cette période correspondrait alors à une période d’émergence du phénomène, antérieur à sa stabilisation et à son institutionnalisation durant laquelle le tango s’avère être une pratique qui a trait au corps plus qu’à l’esprit - bien que la danse soit également une expérience psychologique et émotionnelle - et à cette étape embryonnaire, le contenu chorégraphique et lyrique bien qu’il ne puisse pas réellement être considéré comme un corpus poétique à part entière- renvoi à ce moment contre hégémonique où la pratique, comme mode d’action et de production de sens, n’est pas articulé à un discours cohérent qui puisse être identifiable ou compréhensible, sinon que le mouvement des corps se substitue aux mots. En effet, la transmission par tradition orale du tango - qui ne possède pas de réels textes écrits- en font un objet culturel instable, car potentiellement soumis à des détournements idéologiques181, notamment de la part de l’oligarchie qui le rejette. Et c’est d’ailleurs en accord avec ce qui a été étudié précédemment, que cette pratique, alors purement corporelle et sociale, bien qu’elle consiste en une stratégie de résistance et un moment d’émancipation de son propre corps, et de transgression des normes culturellement et historiquement formées, ne permet pas encore de traduire ou de se référer à une identité qui puisse

180

« La musique est accompagnée d’exclamations destinées à encourager les danseurs, elles font aussi référence aux prostituées et au bordel. Alors ces exclamations qui apparaissent comme des manifestations orales sont éphémères et souvent anonymes. Celles-ci ne constituent pas véritablement un corpus « poétique » ou encore des paroles formelles du tango, parce que leur caractère éphémère et anecdotique n’a permis de conserver que peu de traces. » Rodriguez, 2011, p35 181 Rodriguez, 2011

107


être reconnu comme telle sans impliquer un acte de langage 182, bien que l’on puisse considérer la danse comme un langage corporelle qui permet la communication entre ses acteurs au-delà de toute barrière linguistique. En l’absence de langage ou de discours cohérent qui puisse le formaliser ou le légitimer, ce phénomène est identifié par les espaces ou les lieux où il peut exister : il est spatialisé, situé dans un espace et son identité dépend de l’identité de celui-ci.

LE POESIE183 DU TANGO DE LA GUARDIA VIEJA184, PREMISSE D’UNE GEOGRAPHIE IDENTITAIRE

Si l’acte de langage représente l’un des enjeux dans les processus d’identification 185 , à la fois dans l’énonciation et la compréhension de ces identités, mais également car il rend possible l’association et l’appartenance d’une identité à une culture, alors la poésie du tango et le langage particulier qui se développe dans les marges de la ville, le lunfardo186, peuvent constituer des supports linguistiques intéressants, en cela qu’ils énoncent un discours nouveau à propos du tango, de son monde et de ces individus qu’ils vont ainsi permettre de légitimer et de revendiquer, ou du moins en ouvrir les possibilités. Bien que les auteurs cités s’accordent sur le 182

Ménissier, 2007 Les tangos cités sont issus des études de Rutes, 2006 et Rodriguez, 2011 184 Période musicale qui correspond à la première du tango chanson, de ses débuts en 1880 à 1917 185 « […] des communautés de taille et de nature différentes constituent des “ centres d’identification ” à la fois collectifs et particuliers, à partir du partage d’un langage commun. », Ménissier, 2007 186 Autrefois langage propre de l’Arrabal, le lunfardo a progressivement été incorporé au langage courant des natifs, puis institutionnalisé par la fondation de l’Academia Portena del Lunfardo en décembre 1962 183

108


fait que la poésie du tango soit liée à la réalité socio-historique, politique et économique du pays à cette époque, en tant que construction littéraire, elle n’en constitue cependant qu’un reflet, parfois théâtralisé, plus qu’une réalité indiscutable, cependant, elle offre un regard interne et nouveau sur cette réalité sociale qui se détache d’un possible détournement idéologique véhiculé par l’oligarchie. Le lunfardo, manifestation linguistique, propre à cette même portion de la population, possède la même structure que l’Espagnol mais s’en différencie en y incorporant un vocable nouveau, issus d’un mélange de mot d’origine Italiens, Français, Anglais en plus des vocables d’origine gauchesco et, propre à ce groupe social et culturel de l’Arrabal, elle peut également être entendu comme « encrage d’une identité linguistique dans et par le tango »187. Les historiens s’accordent sur l’année 1917, comme étant la date des débuts du tango-chanson notamment au travers de la figure canonique de Carlos Gardel et de son interprétation du tango de Contursi, Mi noche triste (1917), cependant dès la toute fin du XIX° siècle, une nouvelle vague de tango écrit et dont les partitions sont publiées voit le jour, et qu’il est intéressant de mentionner quant à sa participation -même embryonnaire- dans les processus d’identification et de construction des identités auxquelles il est fait référence dans ce travail.

YO ME LLAMO FORTUNATO , MI APELLIDO ES P ENAFLOR ,

187

Rodriguez, 2011

109


CONOCIDO EN TODO EL BARRIO […]

El Pechador - Angel Villoldo (1909)

YO SOY DEL BARRIO DEL NORTE , YO SOY DEL BARRIO DEL RETIRO [...] YO SOY DEL BARRIO DE MONSERRAT [...] YO VIVO POR SAN CRISTOBAL ME LLAMO DON JUAN CABELLO ... Don Juan - Ricardo Podesta (1910)

On retrouve dans ces premiers tangos, des éléments récurrents dans la présentation -ou la représentation- de soi et de la revendication de son appartenance, tels que le surnom, employé ici comme signe de distinction particulière et symbole de l’insertion – du narrateur ou de l’individu présenté dans la chanson- dans une communauté, la référence à un lieu spécifique ou au barrio et l’emploi récurrent de la locution yo soy -je suis- qui renseigne en partie sur la manière dont lui-même se définie. Au même titre que le nom ou le surnom, la référence au quartier fait figure d’élément identitaire qui lui permet de se situer socialement et spatialement, de se revendiquer fièrement comme appartenant à une communauté précise et d’affirmer haut et fort son appartenance à une certaine aire géographique, territoire d’une portion de la société188.

188

Rutes, 2006

110


YO HE NACIDO EN BUENOS AIRES Y MI TECHO HA SIDO EL CIELO . FUE UN ÚNICO CONSUELO LA MADRE QUE ME DIO EL SER. Matasano- Pascual Contursi (1914)

SOY HIJO DE BUENOS AIRES, PAR APODO "E L PORTEÑITO ", EL CRIOLLO MÁS COMPADRITO QUE EN ESTA TIERRA NACIÓ .

El portenito- Angel Villoldo (1903)

Dans El portenito par exemple, l’auteur revendique son appartenance à la terre de Buenos aires où il a vu le jour, en revendiquant également au travers de son surnom –el apodol’affiliation à celle-ci189, el porteñito désignant de forme affectueuse, le petit habitant de port, en référence au port de Buenos Aires- et las orillas qui l’entourent. En mettant en évidence sa filiation à la terre, il tente d’affirmer sa légitimité en tant qu’habitant originaire et autochtone, là où la filiation équivaut à un des premiers critères d’identification revendiqué pour le narrateur ou le personnage narré190.

189

« […] il reconduit dans son discours la notion de légitimité et de droit du sol dont le nœud est la légitimation des droits des habitants par rapports aux natifs dans un territoire donné. » Rodriguez, 2011, p115 190 Ibid.

111


Dans cette première phase, les thèmes explorés dans la poésie du tango s’éloignent des allusions grivoises à la vie prostibulaire pour incorporer parmi les thématiques récurrentes, l’auto-présentation et l’appartenance spécifique à un lieu, comme manière de se revendiquer dans la société argentine et le territoire urbain. Les discours de cette poésie naissante invitent à une revendication nationaliste d’une part, ou à l’affirmation de cette identité orillera191 contre la dissolution identitaire d’autre part. La notion de territoire 192 transcende finalement même celle du lieu qui a été énoncé précédemment en y ajoutant cette dimension nouvelle, de l’appropriation. Car un lieu, bien qu’il puisse être identifié comme tel par un individu ou un groupe n’implique pas obligatoirement qu’ils le reconnaissent ou le considèrent comme sien. Le territoire quant à lui devient un espace appropriable qui peut être un support visible pour y encrer sa propre identité ou des identités collectives et au sein duquel la pensée du groupe pourrait « naitre, survivre et devenir consciente d’elle-même »193. La revendication de l’appartenance au quartier ou à la ville – par la référence à la filiation, à la terre ou au quartier, comme matière spatiale identitaire - permet au narrateur d’asseoir géographiquement son identité au travers de laquelle il se définit. Il se dessine alors progressivement grâce aux discours véhiculés par la poésie, un espace cette fois identifiable et dont les évocations d’appartenance et d’appropriation, notamment au travers la récurrence de l’emploi des locutions qui désignent l’appartenance territoriales - je suis, je suis né, je vie - associées à la manière dont il 191

Rutes, 2006 "Le territoire est une appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l'espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d'eux-mêmes, de leur histoire." Di Méo, 1996, p.40 193 Halbwachs.M , (1938) cité par Di Méo, 1998 192

112


se présente et se défini, confère à l’espace imprécis de l’Arrabal, la valeur naissante d’un territoire identitaire et personnifié : le quartier. De la même manière, encore aujourd’hui, les habitants de Buenos Aires font référence à leur quartier de résidence ou de naissance lorsqu’il se présentent, revendiquant leur appartenance à ce morceau de ville spécifique, plus qu’à la capitale dans sa globalité (plus spécialement dans cette ville tentaculaire où chaque quartier possède une identité particulière du fait de son histoire ou de ses formes urbaines, on pourrait presque parler d’identité visuelle dans certains cas précis tant ils tendent à représenter un monde à part entière). Cette forme territorialisé de l’identité traduit notamment ce sentiment d’appartenance auquel il est fait référence et l’appropriation d’une portion de territoire comme l’un des supports de son identité, mon quartier, face à l’immensité du territoire urbain de Buenos Aires.

113


Fig.20– Ricardo Tanturi et Alberto Castillo (1942)

Fig.21 – Walter « El Chino » Laborde, milonga de Carnaval en l’hommage à Castillo, mai 2017

114


LE TANGO CHANSON DE LA GUARDIA NUEVA194RECONFIGURATION SYMBOLIQUE DE LA VILLE : PRODUCTION TERRITORIALE OU IDEOLOGIQUE ? L’extension de l’aire géographique du tango, la dispersion de ces espaces de pratique dans toute la ville conjointement à la complexification des idées véhiculées dans les paroles des chansons sont intimement lié à différents évènements qui apparaissent progressivement et parallèlement et dont la référence partiel s’avère compliquée car elle ne permet pas d’en comprendre l’évolution dans sa globalité, ces différents évènements étant significatifs quant aux problématiques sur les processus de création des identités dont il est question dans ce travail de recherche. L’évolution du tango, chanson s’est faites conjointement à l’urbanisation de la ville, à la fois la dispersion de sa tache urbaine et donc irrémédiablement l’incorporation progressive des marges de la ville, orrilas, dans le territoire urbain de la ville dont elles ne constituent plus les limites, en cela las orillas, deviennent l’Arrabal, un faubourg inclus géographiquement dans le territoire urbainmais également des travaux d’hygienisation et la restructuration de quartiers anciennement appartenant à l’Arrabal. En parallèle, le tango se popularise et traverse progressivement toutes les couches sociales, il sera accepté par les classes aisées de la société Argentine, lorsqu’il le sera en Europe et notamment en France au début du XX° siècle 195 . La société parisienne de la Belle Epoque, friande de l’exotisme de ce qu’il considère comme étant un symbole culturel de l’identité argentine confère alors au monde qu’il convoque, de nouvelles significations et la consolidation de l’identité tanguera est alors renforcée par un 194

Période musicale suivant la Guardia Vieja, depuis 1917 jusqu’au milieu du XX° siècle 195Ibid.

115


regard valorisant porté depuis l’étranger. C’est en partie après cette reconnaissance, cette approbation extérieure, que le tango est accepté par l’élite et c’est plus particulièrement après son exportation à Paris qu’il est qualifié de tango Argentin196. Cette déterritorialisation outre Atlantique a été rendu possible notamment par certains artistes qui profitent d’une certaines mobilité sociale, en voyage pour l’enregistrement de leur musique et par ces fameux garçons de bonne famille appartenant aux classes moyennes voire hautes, qui, au-delà de leur présence dans les lieux du tango et leur incorporation à ce monde, ont exporté la danse audelà de ses limites géographiques197.

196

Apprill, 2011 Notamment par la neutralisation de ses éléments chorégraphiques comme le corte et la quebrada alors jugé obscène et vu –par la moral de la classe dominantecomme une esthétisation de l’acte sexuel. 197

116


Fig.22 – Evolution de la tache urbaine de Buenos Aires, les faubourgs s’incluent dans le territoire urbain

117


Dans la seconde phase d’évolution du tango chanson, les thématiques abordées vont se complexifier et s’enrichir, et aborder de nouvelles situations – la misère, la passion amoureuse, les inégalités sociales, la solitude ou la nostalgie dû à l’exil, la communauté - tout en participant à la construction des personnages archétypaux du tango, les premiers présents dans l’Arrabal – la mère, la femme, el guapo, el compadre, la milonguitaet à la narration des relations qu’ils développent dans une micro société tanguera nouvelle en parallèle de leur évolution dans la ville, de l’univers de la maison close ou de la casa de baile : les histoires contées sont transposées dans les nouveaux lieux du tango qui se dispersent alors sur tout le territoire urbain de Buenos Aires198. Tout au cours de son évolution mythique, le tango se décrira donc au travers de noms de lieux, s’étalant à différentes échelles, de la ville ou plutôt d’une ville fragmentée ou polarisée, à l’image de la configuration spatiale et sociale de Buenos Aires de l’époque -el Arrabal, las orillas, el puerto (le port), el barrio viennent s’opposer au centre-ville et à ses cabarets - de références spatiales à des portions de ville ou des lieux ponctuels -la esquina (le coin de la rue), el conventillo, el patio, el café, la milonga, el burdel (la maison close)- mais dont la vision interne, celle des auteurs et compositeurs issus en majorité de ces quartiers, apportera une nouvelle lecture et de nouvelles interprétations quant à la symbolique associée à ses espaces et lieux. La rénovation de zones, anciennement appartenant à l’Arrabal, parallèlement à une gentrification du tango lui-même - un embellissement pour le rendre plus moralement acceptable en Europe- a amené à la création de nouveau lieux pour la pratique 198

Rodriguez, 2011

118


destinés à d’autres classes sociales- à la régulation et à la structuration de l’espace social du bal, cette fois-ci dentifié plus clairement comme la milonga que l’on connait aujourd’hui, notamment au travers des codes étudiés précédemment. Le tango alors jusqu’ici cantonné aux espaces périphériques de la ville s’intègre progressivement dans de nouveaux hauts lieux du centreville : les cabarets, en référence aux cabarets parisiens 199 . Sa croissante acceptation sociale et sa dispersion dans tous les lieux de divertissements nocturnes de la ville (en parallèle sa diffusion qui se fait également plus massive par la radio, le cinéma muet, le théâtre, le cirque et le carnaval…) se fait conjointement aux reconfigurations symboliques dont il a été l’objet. Il n’est alors plus associé à la marginalité, sinon à l’Homme commun du Buenos Aires du début du siècle appartenant à une vaste classe moyenne. Cette nouvelle aire géographique qui s’étend sur tout le territoire de la ville est cependant marquée par une polarité NordSud, opposant justement les luxueux cabarets du centre-ville et des nouveaux quartiers urbanisés aux plus modestes peringundines des quartiers périphériques, qui retranscrit à une autre échelle, la polarité déjà existence, l’opposition entre la civilisation et la barbarie, du centre urbain et de l’Arrabal. Bien qu’antagonique, ces deux milieux se révèlent être des plateformes qui continuent de mettre en relation les différentes composantes de la mosaïque ethnique et sociale du début du siècle 200 . Les peringundines conservent leur aspect festif et populaire là où les cabarets 199

Pour les auteurs étudiés, notamment Blas Matamaro, repris par Horacio Salas, les cabarets ne seraient que la version publique et socialement acceptable des anciennes maisons-closes, décorées à la mode européenne et divisée à l’étage en boudoirs privés Parmi ses cabarets du centre-ville : Arménonville, les Ambassadeurs, le Royal Pigall, le Moulin Rouge, le Chanteclair… Lieux qui symbolisent la réunion communautaire en occultant où en mettant discrètement en scène la prostitution qui y est orchestrée. 200 Seguin, 2009

119


deviennent de nouveaux axes de la vie tanguera, où les musiciens ainsi que les figures archétypales du tango orillero –la milonguita ou le gigolo par exemple - décrits précédemment s’y rendent en quête d’une ascension sociale que peut leur permettre leur dextérité pour la danse ou la musique. La poésie qui évoque la ville dans toute sa diversité et ses contrastes, se fait d’une certaine manière témoin, porte-parole de ses situations spatiales et sociales particulière, de ses territoires et de la symbolique qui y est associée. Cette opposition déjà existence entre le Nord et le Sud sera repris dans certaines chansons, notamment lors des narrations autours du personnage de la milonguita201 - qui abandonne le barrio natal pour se rendre au centre -ville grâce au tango - et participera notamment à la reconfiguration symbolique de ces espaces. Cette reconfiguration symbolique dont il est question est, par exemple, évoquée au travers de la fréquence des descriptions du barrio, comme d’un refuge, notamment par les corrélations qui sont faites, entre le barrio, le hogar -la maison, le foyer qui traduit un attachement ou un ancrage identitaire- la mère, l’enfance autour duquel il va se créer une image de bonté suburbaine202, qui s’oppose alors à la marginalité et la barbarie auquel il est fait référence dans l’image véhiculé par la classe dominante. La chanson confère alors au barrio, une dimension symbolique, qui renvoie à la pureté d’un espace sacré et idéalisé et qui fait face à la perdition du centre-ville. De la même manière, le centre-ville, non plus vu comme un espace civilisé, symbole de l’ordre et de la modernité est, en renversant la dichotomie déjà existence, reconfiguré selon une autre morale propre à cette population, comme l’espace de l’aliénation, de 201

Parmi les exemples cités par l’auteur étudié : Milonga fina par Celedonio Flores (1924), De tardecita par Álvarez Pintos (1927), Cocot de lujo par Manuel Romero 202 Dalbosco, 2010

120


l’ascension sociale en parallèle de la détérioration morale203. A ces nouvelles lectures et descriptions symboliques des espaces de la ville, s’ajoutent également une dimension nostalgique, qui apparait comme une manière de valoriser ce qui n’est plus.

DONDE ESTA MI ARRABAL QUIEN SE ROBO MI NINEZ ? […]

Tinta Roja – Catulo Castillo (1941)

Dans le tango de Castillo, l’auteur se désole de la disparition de son Arrabal qu’il associe avec nostalgie à son enfance et la référence au vol de son enfance, renvoi également à un sentiment d’impuissance de l’auteur face à la situation. La référence à l’urbanisation des quartiers anciennement arrabaleros, aujourd’hui embellit et s’offrant un nouveau visage et un nouveau type de population, devient alors prétexte pour mettre en avant ses caractéristiques qui faisaient la valeur sentimentale et la beauté de ces lieux maudit par l’oligarchie et qui ont disparu aujourd’hui, englobée dans cette ville qui se restructure204.

VILLA CRESPO ¡ […] BARIO REO […]! QUE ERAS LINDO POR LO FEO […] TE ENGRUPIO LA ARQUITECTURA DEL PLANO MUNICIPAL

203 204

Ibid. Rodriguez, 2011

121


El conventillo de la Paloma-A. Vacarezza (1929)

Dans le tango de Vacarezza cité précédemment, c’est la laideur qui fait la beauté et la valeur du lieu. Il fait notamment référence à l’étroitesse des ruelles et aux maisons en ruine, l’ennemi à l’origine de la disparition de ces valeurs étant symbolisé par le Plan Municipal en opposition à l’habitant qui l’a construit symboliquement par son attachement et la valeur identitaire qu’il lui confère au travers de son évocation nostalgique205. Le barrio, mais de manière plus générale, les lieux, portions de territoire, comme la rue, la esquina –le coin de rue- ou autre seront des thèmes reçurent dans la poésie du tango, dont notamment Homero Manzi ou Castillo se feront les peintres pittoresques les plus emblématiques, évoquant avec nostalgie ou désolation la géographie de leurs souvenirs. En construisant de nouvelles significations, de nouvelles relations sont rendues visibles entre les personnages, les lieux et les symboles, et la poésie du tango permet la composition une géographie sociale et symbolique nouvelle en laissant entrevoir une alternative à celle décrite par la pensée dominante, une réalité parallèle faite d’espaces identifiables, identifiés et identitaires. Ce que la ville génère de plus miséreux et condamnable, le faubourg, l’Arrabal, se transpose finalement dans un univers sémantique tout autre, érigé au rang d’espace sacré par la poésie et la chanson.

205

Parmi les tangos qui traitent du quartier comme sujet central, Caseron de tejas de Cátulo Castillo (1941), Almagro de Iván Diez (1930), Bajo Belgrano de Francisco García Jiménez (1926), Puente Alsina de Benjamín Tagle Lara, Orgullo Tanguero de Enrique Cadícamo, Yo soy de San Telmo de Victorino Velázquez, Barrio de Tango de Homero Manzi (1942) …

122


A ce sujet, Borges argue que la poésie commune et traditionnelle « peut influer sur les sentiments et dicter les conduites » et affirme que loin, d’être simplement le témoin musical de la formation et de l’évolution d’une société ou d’une socialité particulière, elle peut s’avérer être « à la fois miroir de la société et en même temps mentor et modèle » 206 , ce qui présuppose alors une certaine philosophie ou idéologie sur laquelle s’appuyer, véhiculée au travers de ses vers. Dans le tango, la récurrence d’un même mode de narration et de présentation, les représentations qui sont faites de ses personnages mythiques comme figures archétypales de la communauté, les relations qu’ils entretiennent dans cette micro société tanguera et les modèles de comportement et les valeurs qui y sont édifiés convertissent finalement la poésie en « promoteur d’une identité et d’une organisation sociale nouvelle »207. En permettant à la fois de donner visibilité à cette communauté, à ces personnages atypiques, aux modes de comportement et aux valeurs propres, et à leur assise géographique en les mettant en scène, en musique et en paroles, dans un espace urbain idéal -ou idéalisé ?- leur mise en lumière décris alors une autre réalité, un autre vivre ensemble. C’est toute une idéologie de vie –ou une philosophie de vie- qui est décrite, et associée à une morale particulière208 et dont les paroles de tango se font alors porte-parole. Associées à l’amour maternel et à la fidélité, l’amitié entre hommes, la solidarité et la compassion, l’opposition entre la richesse et la pauvreté où la pauvreté rend heureux là où l’argent ne fait pas le bonheur, dans cette seconde période d’évolution la poésie du tango va participer à la construction

206

Traduction libre de " la poesia comûn o tradicional puede influir en los sentimientos y dictar la conducta ", " ser un espejo de nuestras realidades y a la vez un mentor y un modelo " Borges, 1974, p 164 207 Rutes, 2006 208 Ibid.

123


progressive d’un discours normatif209. Pour les auteurs étudiés, les discours véhiculés dans la poésie de la Guardia Nueva, semblent créer un sentiment d’appartenance identitaire basé sur le partage d’un mode de pensée et d’une idéologie dont la non-adhérence signifierait alors l’auto-exclusion de l’identité qu’il représente210.

“S ENORES, ABRIR EL OJO Y NO ACOSTARSE A DORMIR HAY QUE ESTUDIAR CON PROVECHO E L GRAN ARTE DE VIVIR ”

Matufias, o el arte de vivire – Angel Villordo

Pour Varela, l’un des auteurs étudiés, la poésie du tango est apparue, lorsque les mots devinrent nécessaires au peuple pour exprimer ce qu’il est. On pourrait cependant mettre en parallèle de cette nécessité, la possibilité effective d’articuler un discours, face à la pluralité des langues parlées dans ce contexte d’immigration massive, là où la Loi de 1420 du 8 juin 1884 –l’école gratuite et obligatoire entre 6 et 14 ans- va générer l’espace qui offrira cette possibilité211. On peut alors supposer en accord avec ce qui a été étudié précédemment que cette manifestation, cette forme d’espace crée par et pour le tango, nouvel espace d’expression cette fois ci littéraire et rendu possible par un accès à l’éducation et à l’enseignement de la langue nationale – en parallèle du lunfardo 209

Rodriguez, 2011 Ibid. 211 Ce seront les enfants des premiers immigrés qui auront avant tout accès à l’éducation, parmi eux, Pascual Contursi, Celedonio Flores, Discépolo, Manuel Romero et autres grands noms du tango. 210

124


qui se développe dans l’Arrabal- a permis au peuple du tango, d’articuler son propre discourt au travers de la poésie et de la chanson, pour faire face à l’idéologie dominante, en proposant en parallèle d’une nouvelle philosophie de vie en accord avec ses pratiques, une nouvelle lecture de la ville en se faisant alors témoin et interprète d’une nouvelle réalité quant à leur monde et aux significations qui y sont associées. Selon Gramsci, dans chaque groupe social naissant « se crée en même temps que lui, organiquement une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction […] »212, l’enjeu étant de provoquer au sein de ce groupe, par essence hétérogène, une conception du monde homogène, voire autonome. Si la poésie du tango, de par son discours, permet de doter ce vaste groupe social d’une conscience de soi homogène et autonome et donc indépendante des possibles détournements idéologiques de la classe dominante, elle est alors potentiellement en mesure d’élargir son influence, de conquérir idéologiquement d’autres groupes sociaux. Cette hypothèse peut permettre d’identifier l’ascension sociale du tango et son institutionnalisation comme le résultat de la création et l’installation d’une nouvelle hégémonie culturelle dont l’idéologie et les valeurs, dorénavant articulées à un discours cohérent, ont été diffusées par ces intellectuels organiques213, aussi acteurs au sein de ce groupe social populaire, ceux qui ont eu accès à l’éducation, les poètes du tango, descendants directs de la première vague d’immigration. « QUE PEUT OPPOSER UNE CLASSE INNOVATRICE AU FORMIDABLE ENSEMBLE DE TRANCHEES ET DE FORTIFICATIONS DE LA

212 213

Gramsci, Cahier de prison, 1978, C.3, p 309, cité dans Benichou, 2008 Ibid.

125


CLASSE DOMINANTE ? L’ESPRIT DE SCISSION , C’EST -A -DIRE L’ACQUISITION PROGRESSIVE DE LA CONSCIENCE DE SA PROPRE PERSONNALITE HISTORIQUE

»214

Cette forme de manifestation du tango, la poésie, la chanson, sera finalement celle qui rend la plus prégnante - ou du moins visible et lisible - cette relation étroite qu’entretien le phénomène à la ville en mettant des mots sur ce qui jusque-là pouvait être de l’ordre de l’interprétation subjective (bien que référencée). Bien que cela relève d’une part de subjectivité, à la fois pour celui qui l’écrit et celui qui l’interprète, la fréquence des références spatiales rend pour le moins tangible, la dimension spatiale du tango et l’affiliation du genre à un espace géographique spécifique, la sublimation poétique de celui-ci ainsi que la valeur identitaire qu’il revêt. Au-delà de la référence spatiale, les paroles de tango se font cri du peuple, dénonciation des problèmes depuis le barrio, du monde politique, des situations produisant les inégalités sociales, cri d’amour, voix moralisatrice, et encore beaucoup d’autres : le tango est avant tout expression.

214

Ibid.

126


3. L’OBJET TANGO, PRODUIT NATIONAL ET ENJEUX IDENTITAIRE DANS UN CONTEXTE DE MONDIALISATION

Le tango a, au cours de son évolution, connu plusieurs phases finalement étroitement reliées à l’histoire politique du pays, à la fois d’acceptation massive - l’Age d’or du tango, historiquement situé entre 1940 et 1955 dans un contexte où le gouvernement soutient la culture locale et nationale et dont l’arrivée au pouvoir de Juan Perón en février 1946 marque le point culminant - de rejet voire de censure –censure militaire en 1955 suite au coup d’Etat et à la destitution de Perón, puis d’oubli face à la culture Nord-Américaine qui se popularise à son tour : la crise de 2001 a cependant réactivé subitement le phénomène de manière spectaculaire. En effet, les politiques néolibérales misent en place dès la fin des années 70 et sous la présidence entre autres de Carlos Menem entre 1989 et 1999 qui auraient entrainé la disparition des espaces sociaux intégrateurs ont engendré la nécessité de construction d’un nouveau discours fondateur d’une identité national argentine. La nécessité d’identification dans un contexte de globalisation et de mondialisation a incité à la réaffirmation des identités locales en parallèle de leur transformation en produits pour la consommation globale afin de renforcer l’attractivité du territoire 215. Inscrit au Patrimoine Mondial Immatériel de l’UNESCO depuis 2009, revendiqué et promotionné par le gouvernement, le produit tango devient un marqueur identitaire pour la ville et un enjeu touristique, politique et économique. Cette image identitaire construite dont il est question passe par une mise en scène du

215

Velut, 2004

127


tango dans toute la ville, notamment au travers de shows scénarisés, mettant en scène des corps érotisés, enchainant les chorégraphies acrobatiques, de l’organisation de festival à résonnance mondial - le Mundial del Tango qui se déroule chaque année en aout - durant lequel sont organisés des compétitions de danseurs afin de couronner le champion du monde du tango, de mises en scène urbaines –comme le Paseo del tango, ensemble de sculptures des figures emblématiques du tango, fresques de Carlos Gardel ou rue-vitrine à l’image de Caminito à la Boca- le tango est passé du statut de sous-culture populaire à un des symboles référentiel de l’identité argentine. On peut cependant lire un paradoxe dans la promotion de ce tango-spectacle et la création d’une image de marque pour la ville, au regard des persécutions dont sont l’objet les lieux culturels et musicaux alternatifs (dont ceux du tango) et la multiplication des fermetures ou des mises en suspens temporaires de ces mêmes lieux dit under, en dehors des institutions que l’on pourrait qualifier d’officielles et qui se développent en parallèle de celles-ci. L’ambiguïté de la position du gouvernement pourrait pour certains des auteurs étudiés s’expliquer par la volonté et le besoin, de contrôler l’image véhiculée par cet objet culturel maintenant érigé en symbole pour toute la ville et par extension pour la Nation. En effet de ce besoin constant de validation d’un regard extérieur qui a guidé l’évolution du tango et plus particulièrement son acceptation, puis sa réappropriation par les élites du pays et le gouvernement, l’image véhiculée officiellement par l’Etat s’accorde finalement à la vision européenne, à la recherche d’un exotisme voire d’un érotisme latin. L’exotisme - qui renvoie à un pays lointain ou peu connu - serait une éloge de l’ignorance, conduit par une attirance pour le caractère original de ce qui nous est inconnu et qui finalement, n’aurait de réalité que dans le discours de celui qui

128


l’énonce216. Il convient de rappeler que le tango est accepté par les élites argentines au début du XX° lorsqu’il l’est en Europe et plus particulièrement en France et que ce processus d’exotisation et d’érotisation du tango se fait alors, avant tout, en adéquation avec l’idéologie et le marché économique international. Ce processus d’exotisation se concrétise aujourd’hui par la production d’un objet tango érotisée, déguisé et qui fait face aux tentatives des artistes under de lui rendre son image populaire, primitive, celle associée à l’Homme de tous les jours de Buenos Aires, authentique et anti carte postale : une alternative au Tango for Export crée par le gouvernement pour le tourisme217.

216 217

Jacotot, 2008 Broclain, 2012

129


Fig.23 – Show scénarisé

Fig.24 – Tango, marque-ville, utilisée lors du Mondial du Tango 2013

130


Fig.25 – Tango officiel : le Quinteto Viceversa, en costume pour un spectacle for export

Fig.26 – Le Quinteto Viceversa à la fermeture du Festival d’Almagro, dont ils sont les organisateurs

131


Enjeux territoriaux et identitaires du tango sont donc encore aux cœurs des préoccupations et on assiste actuellement à une lutte de significations et à un processus de reconstruction identitaire à l’échelle de toute la ville, qui devient alors le théâtre de l’affrontement entre la promotion d’une image commerciale et la tentative d’un retour aux sources, d’une volonté de restituer au tango son authenticité en valorisant son ancrage territorial au détriment de la production d’une image globalisée et stéréotypée. De nombreux mouvements ou évènements populaires voient le jour depuis plusieurs années justement en réaction aux mesures prisent par le gouvernement, parmi celle-ci, El tango vuelve al Barrio (« Le tango reviens dans le quartier ») à l’initiative d’un bar notable et populaire El Faro situé dans le quartier résidentiel et familial de Villa Urquiza, éloigné des hauts lieux de consommation du tourisme tanguero, El tango sera popular o no sera nada (« Le tango sera populaire ou ne sera rien »), l’organisation de milongas de Carnaval en pleine rue ou la multiplication de festivals de quartier indépendants (Almagro, Caballito, La Boca…). En revendiquant cette identité de quartier, une identité territoriale locale et populaire comme l’essence même du tango, ces mouvements alternatifs participent à la décentralisation géographique du phénomène, alors concentré dans les zones touristiques de la ville, afin de restituer la géographie particulière du tango face à « l’hégémonie de la construction patrimoniale officielle » 218 . En effet, des recherches sur l’identité locale montrent que, se référer ou se définir par rapport à un lieu spécifique renvoie à une manière tout aussi spécifique d’être au monde et aux autres, produit d’une histoire et d’expériences de la vie quotidienne et s’opposant à une vision globalisée et uniformisée219. Finalement, la réappropriation du tango pour la création d’une vitrine identitaire, promotionnelle 218 219

Ibid. Chevalier ; Morel, 1985

132


et d’une image de marque pour la ville de Buenos Aires a généré, en parallèle, un mouvement alternatif de réaffirmation de cette identité tanguera ainsi que d’une identité territoriale spécifique et locale, construite par le tango. Là où le gouvernement tend à développer des stratégies à des fins touristiques, l’Homme commun de Buenos Aires cherche à mettre en place des alternatives et à rééquilibrer les rapports de force en présence. Il est intéressant de constater l’évolution des enjeux identitaires articulés autour du tango depuis ses débuts où, art du peuple, il participait à la création d’une identité singulière faites d’identités multiples, aussi coproduites et définis à partir de l’appartenance à une communauté spécifique, d’un groupe social qui a toujours été par essence hétérogène, mais dont l’identité perçu depuis l’extérieur restait intimement associée à son aire géographique. Aujourd’hui, saisi par le gouvernement, il devient un objet, outil politique même, que l’on peut concevoir comme un outil de construction ou de légitimation dans la construction de territoires, comme nous l’avions supposé pour la poésie, mais surtout et avant tout ici, à des fins de consommation touristique. Par la transition d’un tango des orillas, tango orrillero - le tango d’un espace et empreint de l’identité de cet espace - en passant par les sentiments collectifs d’identité territoriale associés aux quartiers - et construits par la danse et la poésie du tango - aux quartiers estampillés typiquement tanguero comme mise en scène touristique de la ville et argument publicitaire pour sa consommation, le tango est passé d’un phénomène spatialisé à un phénomène spatialisant, producteur de sens et d’identité pour aujourd’hui servir de support à la légitimité d’une identité comme reconstruite par l’Etat : il n’est ici plus question de la production d’identités ou de la reconfiguration symbolique de lieux par le tango sinon pour le tango. Hier comme aujourd’hui, il y a autour du tango,

133


un phénomène de construction identitaire qui se génère, dont il se fait à la fois enjeu et support. L’identité tanguera d’aujourd’hui à deux facettes, populaire et capitaliste, sociale et commerciale, opposées, mais qui finalement se rétro alimentent et se reconstruisent l’une par rapport à l’autre. La production d’un tango touristico-commerciale a alors conduit à la réaffirmation de l’authenticité de l’identité tanguera portée par les groupes de nouveaux musiciens ou les mouvements populaires under qui s’opposent à cette image stéréotypée, mais qui eux même ont pu bénéficier d’une nouvelle visibilité et de nouvelles opportunités artistiques rendues possible par la publicité internationale promu par l’Etat.

134


CONCLUSION GENERALE

Exode rural, vagues d’immigration massives et successives, explosion démographique, changement industriel et entrée dans une économie capitaliste, l’Argentine de la fin du XIX° siècle connait de nombreux bouleversements qui vont profondément affecter sa structure globale : le tango va naitre de ce contexte chaotique, moment de dissolution identitaire et d’érosion sociale. D’un groupe humain hétérogène, produit direct de l’évolution et de l’urbanisation de Buenos Aires va alors se construire une culture particulière, culture du peuple, culture urbaine, qui va participer à la configuration de nouvelles identités, de nouveaux modes de vivre, de pensée, de nouvelles manières de faire, de percevoir et de concevoir le monde. Le tango, expression du peuple marginalisée par les décisions politiques du gouvernement, s’envisage alors comme un phénomène culturel global et multi scalaire qui va progressivement fournir un nouveau système social dont les mécanismes de défense et de résistance sont destinées à résorber le phénomène de dissolution social et identitaire vécu par cette population en marge de la société. La culture est ici conçue comme un « ensemble plus ou moins cohérent d'idées, de mécanismes, d'institutions et d'objets qui orientent - explicitement ou implicitement - la conduite des membres d'un groupe donné ». Liée à l’histoire passée du groupe comme le produit de ses expériences et des réponses apportées

135


face à des situations ou des problèmes divers - comme à son avenir, offrant alors une base pour le futur, faite de modèles de conduites, de valeurs, de notions, de techniques... 220. La culture peut être entendue comme création artistique, mais également comme identité, là où, « […] dans son acceptation identitaire, la culture concerne la manière dont les groupes se définissent par rapport à d’autres groupes au travers d’un large éventail de pratiques sociales, de significations symboliques, d’aspirations, de normes d’interactions sociales et de systèmes de croyances »221. Le tango comme culture, mais également comme outil identitaire affecte alors chacune des échelles étudiées, celle du corps, du groupe social et de l’espace dans sa dimension physique et symbolique, échelles imbriquées et qui interfèrent les unes avec les autres selon différents modes d’interactions. A l’échelle intime et individuelle du corps, et des corps, il participe à l’affirmation et à la construction de soi ; il appel à la présence consciente et engagée d’être à son corps, d’être son corps, offrant la possibilité de s’émanciper d’une corporalité dominante et de s’agencer librement. L’étreinte et l’improvisation reconfigurent l’expérience du sensible en proposant un nouveau rapport à soi, à l’autre et de nouvelles formes de découpage du monde. L’intimité même du corps compris comme point d’ancrage premier du rapport au monde, alors réapproprié, rend possible la définition d’une identité individuelle, non pas social, mais de l’ordre du sensible. Le moment social de la milonga, chronotope généré par et pour le tango va offrir un espace qui va permettre à un ensemble de sujets sociaux hétérogènes de se définir comme groupe et qui va 220 221

Michel Leiris, Race et civilisation, 1950, cité dans Maurel, 2017 Walton, 2008

136


constituer un centre d’identification pour ledit groupe. Espace démocratique qui se soustraie à la société du quotidien par la mise en suspens des normes et de hiérarchies, et qui s’articule selon son propre modèle normatif, la milonga joue le rôle de l’incorporation à un nouveau milieu social, de plateforme d’échanges sociaux et culturels, et de dilution des enjeux individuels au profit d’un collectif. Communauté imaginée, qui s’articule et se défini au travers du partage de valeurs communes et de systèmes symboliques, de rituels et de modes relationnels qui lui est propre, ce moment social met en relations des groupes sociaux, ethniques, religieux, générationnels, antagonistes mais tous rassemblés, célébrant le fait d’être ensemble, dans la différence. Un moment qui ouvre à « […] des rencontres inattendus, au croisement potentiel des trajectoires capable de provoquer des transformations radicales »222 et qui permet la construction d’une identité collective propre à ce groupe. Enfin, les discours développés dans la poésie du tango, au travers des mots du peuple, se font expression de la situation sociale, porteurs de revendications, d’un discours moral et normatif au travers desquels se construisent un mode de pensée et une philosophie de vie alternative. Le discours porté revendique une sorte de légitimité pour ce groupe social, son territoire et pour le phénomène du tango de manière générale, qui participe à la définition, d’une part, des identités sociales clairement explicitées et des identités territoriales d’autre part, traduisant des sentiments d’appartenance à un groupe social, où les territoires sont revendiqués comme supports spatiaux des identités individuelles et collectives et qui tendent à les renforcer.

222

Rancière, La Chair des mots, 2001, dans Lavoie, 2009

137


L’histoire du tango est celle d’inconnus qui, dans l’étreinte et la musique, on sût utiliser l’espace pour se politiser et pour développer un mode de coexistence alternatif. Allant de la réappropriation de leur propre corps et de leur émancipation, en passant par la construction d’un nouvel espace social -en parallèle de la construction d’une communauté alternative à laquelle se sont jointes progressivement toutes les classes sociales - jusqu’à la reconfiguration symbolique de l’espace urbain. Premièrement outil social, culturel, artistique, de configuration d’identités et de revendications spécifiques à un groupe - non pas pour changer le gouvernement, mais pour transformer les conditions sociales - aujourd’hui objectivé par l’Etat, il devient une bannière identitaire, support de légitimité d’une identité reconstruite ou reconfigurée, pour la construction d’un territoire à consommer. L’identité tanguera aujourd’hui a deux visages. L’un s’est construit depuis l’intériorité même des corps et des esprits qui composent ce vaste groupe social et l’autre qui se constitue d’avantage pour ou par l’extérieur, construit et promotionné par l’Etat comme l’un des éléments constitutifs de l’Argentine moderne et de la nation d’aujourd’hui. Là où le gouvernement tend à projeter une image stéréotypée et uniformisée de cette culture dans le contexte actuel de mondialisation, les mouvements populaires et under tenteraient plutôt de la restituer dans sa pluralité de couleurs et de territoires spécifiques et ponctuels. Deux visages antagonistes, mais qui coexistent et s’alimentent l’un de l’autre. Local ou global, identité pour soi ou pour les autres. Finalement, dans les deux cas, il reste un moyen de revendiquer sa spécificité en tant que groupe social, voire même à l’échelle d’une nation en produisant une identité multi scalaire qui

138


existe au-delà de son cadre formel de simple art, un art de vivre ensemble capable de produire du territoire et de fabriquer des mondes autres. Ces deux visages identitaires du tango remettent cependant au cœur du débat, l’ambiguïté à la laquelle renvoie le concept d’identité, qui serait à la fois une « dynamique évolutive par laquelle l’acteur social, individuel ou collectif donne du sens à son être » et qui serait également le fait d’être Soi, de se savoir Soi, de s’identifier et se représenter comme tel pour et par soi autant que pour et par les autres, dans un besoin de reconnaissance et d’approbation externe. L’identité serait finalement une négociation, un accord entre intérieur et extérieur et le tango reflète cette ambivalence de l’identité Nationale argentine, qui serait, pour paraphraser Appril223, « la façon dont, à un moment donné, les citoyens d’un pays conçoivent ce qui les unit : ce n’est pas une essence, c’est un compromis daté, plus ou moins consensuel, résultant de conceptions concurrentes de la communauté politique, de ce qu’est un citoyen » et qui permet d’afficher la cohérence recherchée dans sa quête identitaire. Le tango témoigne finalement d’un processus global qui a conduit un groupe hétérogène à se constituer une histoire faite de fragments de mondes pluriels, rassemblé autour d’une culture nouvellement construite et d’un dialecte particulier généré par l’occasion. Processus qui nous permet de nous interroger sur les mécanismes des processus de création qui émergent de zones marginalisées, à savoir, sont-ils liés à des enjeux spécifiques générés par des situations sociales ou spatiales particulière ? Le tango, le jazz, le rebetiko, le fado, le hip hop, sont des moyens d’expression nées de contextes marginaux engendrés par les mégalopoles 223

Apprill, 2011

139


modernes : leur forme, leur symbolique, leur mouvement, leurs mots, sont-ils une manière de transcender la misère ? Peut-on considérer ces créations artistiques comme une tactique des opprimés, un outil pour reconfigurer symboliquement le réel ? C’est notamment l’hypothèse avancée par Susan J. Smith à propos des musiques noires des États-Unis : « La vérité, c’est peut-être que la musique fleurit dans les lieux d’oppression, précisément parce que c’est l’unique ressource que peuvent mobiliser les opprimés pour améliorer leur vie et mettre en question leur marginalité » 224. Peuton émettre la même hypothèse au sujet d’un phénomène englobant la danse et la musique, où les formes chorégraphiques et relationnelles ainsi crées y participeraient ? Loin des lieux touristiques, des corps aux poses lascives auxquelles renvoient les couples vêtus de noir et rouge, des chorégraphies et des spectacles stéréotypés, de par mon expérience personnelle, je conclurai que le tango est avant tout là où on ne l’attend pas et qu’il ne cesse de générer un amour et un ancrage profond et puissant des acteurs d’une communauté pour leur Buenos Aires, amour qui fait que beaucoup, malgré la situation économique et politique du pays plus que désastreuse, n’imagineraient leur vie ailleurs. Ce tango auquel je fais référence se perçoit plus qu’il ne se voit, au croisement d’une rue dont le nom est célébré dans une poésie, le fredonnement d’un homme qui marche dans la rue, d’une musique s’échappant d’une fenêtre ou à travers l’étreinte de deux corps imparfaits qui se fondent dans l’intimité qu’ils viennent de créer et qui génèrent un monde duquel nous sommes malheureusement tous exclus.

224

Smith S. J., « Beyond geography’s visible worlds : a cultural politics of music », 1997, p. 502-529, cite dans Arnal, 2014

140


BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES GENERAUX

APPRILL C. ET DORIER APPRILL E., 1998, « Espaces et lieux du tango. La géographie d’une danse, entre mythe et réalité ». in Le Voyage inachevé... à Joël Bonnemaison, , Paris, ORSTOM-Prodig, pp 583590. AUGE, Marc, 1992, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la sur modernité. Seuil. Coll. « La librairie du XXIe siècle » BORGES, Jorge Luis, 1974, " Historia del tango ", in Evaristo Carriego. Obras complétas, Buenos Aires, Emecé DE CERTEAU, Michel, 1990, L'Invention du quotidien t.I, Arts de faire, Paris, Gallimard FISCHER, Gustave Nicolas, 1981, La Psychologie de l'espace. Paris, PUF, coll. Que sais-je ?. In: Espace Géographique, tome 12, n°4, 1983 GOBELLO José, 1999, Breve historia del tango, Corregidor, Buenos Aires GOERG, Odile (dir.), 1999, Fêtes urbaines en Afrique, Espaces, identités et pouvoirs, Paris, Karthala GOODMAN, Nielson, 1978, Manières de faire des mondes, (1992), trad. M.-D. Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon HESS, Remi, 1997, Préface : Tango, intérité qui nous prend, in : JOYAL, France (dir.), 2009, Tango, corps à corps culturel - Danser en

141


tandem pour mieux vivre, Presses de l'Université du Québec, Chapitre 7, p VII JOYAL, France, 2009, Tango, corps à corps culturel - Danser en tandem pour mieux vivre, Presses de l'Université du Québec LAVALLE COBO, Ignacio, 2008, Tango, una danza interior, evolución psicológica del tango, Buenos aires, Ediciones Corregidor MANNING, Erin, Le toucher et le tango, in : JOYAL, France (dir.), 2009, Tango, corps à corps culturel - Danser en tandem pour mieux vivre, Presses de l'Université du Québec, Chapitre 7, pp 139-158 MAFUD, Julio, 1966, La sociología del tango, Buenos Aires, Editorial Américalee MEGRET, Frédéric, 2008, Asi se Baila : Code des Milongas et « Droit du Quotidien » in : JOYAL, France (dir.), 2009, Tango, corps à corps culturel - Danser en tandem pour mieux vivre, Presses de l'Université du Québec, Chapitre 3, pp 39-76 MINGALON, Jean-Louis ; DENIGOT Gwen-Haël ; HONORIN, Emmanuelle, 2015, Dictionnaire passionné du tango, Paris, Le seuil SEGUIN, Madeleine, Le tango argentin et les jeux de représentations : Vers une déconstruction de son image stéréotypée et érotisée In : JOYAL, France (dir.), 2009, Tango, corps à corps culturel - Danser en tandem pour mieux vivre, Presses de l'Université du Québec, Chapitre 4, p77-96 SALAS, Horacio, 1989, Le tango, Paris, Actes Sud TAYLOR, Julie,2000, Tango gifle et caresse in: JOYAL, France (dir.), 2009, Tango, corps à corps culturel - Danser en tandem pour mieux vivre, Presses de l'Université du Québec, Chapitre 1, pp 9-27

142


VARELA, Gustavo, 2016, Tango y política. Sexo, moral burguesa y revolución en Argentina, Buenos Aires, Ariel Historia ARTICLES SCIENTIFIQUES

APPRILL, Christophe, « Les Métamorphoses d’un havane noir et juteux… », Volume 8 : 1 | 2011, mis en ligne le 15 mai 2013, consulté le 05 mai 2017. URL : http://volume.revues.org/92 ARNAL, Bernard, « Syncrétisme urbain et création musicale : le fado de Lisbonne », Sud-Ouest européen [En ligne], 31 | 2011, mis en ligne le 29 avril 2015, consulté le 10 mai 2017. URL : http://soe.revues.org/974 BAILLET, Florence, 2011, « L’intime et le politique dans les arts contemporains : Introduction », Le Texte étranger, n° 8, mise en ligne janvier 2011, consulté le 20 novembre2016. ULR : http://www.univ-paris8.fr/dela/etranger/pages/8/baillet.html BARSKY, Julián, 2016, El tango y las instituciones: de olvidos, censuras y reivindicaciones, 1a ed., colección investigación TESEO – UAI Universidad Abierta Interamericana, Ciudad Autónoma de Buenos Aires, consulté le 20 mai 2017. URL: https://www.uai.edu.ar/investigacion/publicaciones/TESEO/16Bars ky/El%20Tango%20y%20las%20Instituciones.pdf BENICHOU, Sarah, 2008, Antonio Gramsci, l’hégémonie comme stratégie, Que Faire ? LCR, n° 9 - Août / Octobre 2008, mis en ligne 20 octobre 2009, consulté le 3 avril 2017. URL : http://quefaire.lautre.net/Antonio-Gramsci-l-hegemonie-commestrategie BEHRENS, Romina Alejandra, 2016, Relaciones de género, generacionales y prostitución. Revisión bibliográfica para un estado del arte sobre sexo comercial y sexualidad juvenil. En Cuadernos del ICIC. Revista Científica de Ciencias Sociales y Humana de la

143


Universidad Nacional de la Patagonia Austral. Practicas e identidades Culturales, nº1.Páginas 63 - 81. Santa Cruz. Argentina, consulté le 15 mai 2017. URL: http://publicaciones.unpa.edu.ar/index.php/icic/article/viewFile/20 6/201 BOTELLO, Florence, 2010, « Penser l’émancipation à partir de Jacques Rancière », Acta fabula, vol. 11, n° 7, « S'émanciper. Avec Jacques Rancière », mis en ligne juillet 2010, consultée le 12 novembre 2017. URL : http://www.fabula.org/acta/document5822.php, BROCLAIN, Elsa, 2012, « Tango®.Enjeux d’une stratégie de promotion territoriale fondée sur la réappropriation d’un patrimoine musical », Questions de communication, 22 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 3 juin 2017. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/6874 CASTRA, Michel, (2012) « Identité », in Paugam Serge (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », pp. 72-73, mis en ligne le 01 septembre 2012, consulté le 20 novembre 2017 https://sociologie.revues.org/1593 CECCONI, Sofía, 2001, Territorios del tango en Buenos Aires: aportes para una historia de sus formas de inscripción, Iberoamericana (2001) Nueva época, Année 9, n ° 33 (Marzo de 2009), p. 49-68, consulté le 23 fevrier 2017. URL: http://www.iai.spkberlin.de/fileadmin/dokumentenbibliothek/Iberoamericana/332009/33_Cecconi.pdf CHEVALLIER, Denis et MOREL, Alain, 1985, « Identité culturelle et appartenance régionale », Terrain [En ligne], 5 | octobre 1985, mis en ligne le 23 juillet 2007, consulté le 1 juin 2017. URL : http://terrain.revues.org/2878 DAGFAL, Alejandro, « Folie et immigration en Argentine entre le XIXe et le XXe siècle », L'information psychiatrique, 2007/9 (Volume

144


83), p. 751-758, consulté le 10 mai 2017. URL: http://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2007-9page-751.htm DI MEO, Guy, « Identités et territoires : des rapports accentués en milieu urbain? », Métropoles, mis en ligne le 15 mai 2007, consulté le 15 mars 2017. URL :http://metropoles.revues.org/80 DI MEO GUY, Les territoire selon Guy Di Méo, extrait de DI MEO, Guy, 1998, Extrait de Géographie sociale et territoire, (Editions Nathan), consulté le 3 mai 2017. URL : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article485 DI MEO, Guy, « Subjectivité, socialité, spatialité : le corps, cet impensé de la géographie », Annales de géographie, 2010/5 (n° 675), p. 466-491, consulté le 16 mai 2017. URL: http://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2010-5-page466.htm DORIER-APRIL Elisabeth, 2000, Danses latines et identité, d’une rives l’autre… Tango, cumbia, fado, samba, capoeira…, L’Harmattan, Paris DURIF-VAREMBONT, Jean-Pierre, « L'intimité entre secrets et dévoilement », Cahiers de psychologie clinique, 2009/1 (n° 32), p. 57-73, consulté le 3 novembre. URL: http://www.cairn.info/revuecahiers-de-psychologie-clinique-2009-1-page-57.htm DASTOOREH, Kaveh, 2016, «Penser la résistance avec Foucault», Strathèse, 3/ 2016. Relire Michel Foucault, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, consulté le 21 octobre. URL: http://strathese.unistra.fr/strathese/index.php?id=592 JACOTO, Sophie, 2008, « Danses de société des Amériques en France dans l'entre-deux-guerres. Les mirages de l'exotisme », Hypothèses, 2008/1 (11), p. 57-66. URL : http://www.cairn.info/revuehypotheses-2008-1-page-57.htm

145


MAUREL, Chloé, 2010, « La question des races », Le programme de l’Unesco, Gradhiva [En ligne], 5 | 2007, mis en ligne le 12 juillet 2010, consulté le 5 juin 2017. URL : http://gradhiva.revues.org/815 ; DOI : 10.4000/gradhiva.815 MENISSIER, Thierry, 2007, « Culture et identité. », Le Portique 52007 | Recherches, mis en ligne le 07 décembre 2007, consulté le 20 avril 2017. URL : http://leportique.revues.org/1387 MONNET, Jérôme, 1998, La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité in Cybergeo : European Journal of GeographyPolitique, Culture, Représentations, document 56, mis en ligne le 07 avril 1998, consulté le 2 avril 2017. URL : http://cybergeo.revues.org/5316 PASCHALIS, Ntagteverenis, 2003, L'espace social comme lieu du lien social, Esprit critique, Vol.05, No.03, consulté le 5 avril 2017. URL : http://www.espritcritique.org/0503/esp0503article03.html PERRIN, Julie, 2006, « L'espace en question », Repères, cahier de danse, 2006/2 (n° 18), p. 3-6.Consulté le27 novembre 2016. URL : http://www.cairn.info/revue-reperes-cahier-de-danse-2006-2-page3.htm POTEL BARANES, Catherine, 2008, Intimité du corps. Espace intime. Secret de soi, Enfances & Psy, (n° 39), p. 106-118, consulté le 3 novembre 2017. URL: https://www.cairn.info/revue-enfances-etpsy-2008-2-page-106.htm RAMOS, Jorge, 1999, “Arquitectura del habitar popular en Buenos Aires: el conventillo” - Seminario de Critica, Instituto de Arte Americano e Investigacion Estetica. N° 101, Noviembre de 1999, consulté le 29 octobre. URL : http://www.iaa.fadu.uba.ar/publicaciones/critica/0101.pdf

146


RIPOLL, Fabrice ; VESCHAMBRE, Vincent. Article : espace social [en ligne] Consulté le 15 mars. URL : http://www.hypergeo.eu/spip.php?article614

THESES

DE LA ROSA SOLANO, Laura, 2015, Célébrer la diversité urbaine : groupes carnavalesques ”afro” à Salvador de Bahia et à Carthagène des Indes, Thèse de Doctorat d’Ethnologie, Anthropologie sociale et ethnologie, Paris, mis en ligne le 25 avril 2015, consulté le 23 février 2017. URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel01143945/document LAVOIE, Rébecca, 2009, Le conflit de l’espace et le processus émancipatoire. Vers une micro-politique nomade, Thèse de maitrise en sciences politiques, Université d’Ottawa, consulté le 28 octobre 2017. URL: http://www.academia.edu/210482/Le_conflit_de_l_espace_et_le_ processus_%C3%A9mancipatoire._Vers_une_micropolitique_noma de PEREZ DE SAMPER, Noemí Rocío, 2010, Esa locura de tango, Maestria en Estudio Culturales, Facultad de ciencias Sociales, Pontificia Universidad Javeriana, Bogota D.C, consulté le 23 mars 2017. URL: http://www.javeriana.edu.co/biblos/tesis/csociales/tesis174.pdf RODRIGUEZ, Gabriela Constanza, 2011, Construction d’une identité argentine dans les paroles de tango : genèse et formes contemporaines. Histoire. Université Toulouse le Mirail - Toulouse II - Institut de Recherche Intersite Etudes Culturelles (EA 740) Ecole doctorale Alpha, consulté le 3 mai 2017. URL : https://tel.archivesouvertes.fr/tel-00640819/document

147


RUTES, Sébastien, 2006, Fondation mythique de « la orilla » dans le tango de la Vieille Garde. In: América : Cahiers du CRICCAL, n°35. Voyages et fondations, consulté le 14 mars 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/ameri_09829237_2006_num_35_1_1788 STOCK, Mathis, 2006, Construire par la pratique des lieux. De Biase A. & Alessandro Cr. ”Chez-nous”. Territoires et identité dans les mondes contemporains, Editions de la Vilette, p142-159, mis en ligne le 6 aout 2012, consulté le 20 mai 2017. URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-00716568/document VELUT, Sébastien, 2004, L'Argentine : identité nationale et mondialisation // Argentine : national identity and globalization. In: Annales de Géographie, t. 113, n°638-639, 2004. Composantes spatiales, formes et processus géographiques des identités, sous la direction de Guy Di Méo. pp. 489-510, mis en ligne le 15 juin 2016, consulté le 6 mars 2017. URL : http://www.persee.fr/docAsPDF/geo_00034010_2004_num_113_638_21635.pdf WALTON, Michael, « La culture a un impact sur la pauvreté ; mais pas à cause d'une culture de la pauvreté », Afrique contemporaine, 2008/2 (n° 226), p. 133-190, consulté le 5 juin 2017, URL : http://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2008-2-page133.htm ZAMORANO, Mariano, 1964, Problèmes géographiques de Buenos Aires. In: Caravelle, n°3, Actes du colloque sur le problème des capitales en Amérique latine. pp. 192-203, consulté le 7 mars 2017. URL : http://www.persee.fr/doc/carav_01847694_1964_num_3_1_1096 SITES INTERNET www.cnrtl.fr

148


www.eltangoserapopularonoseranada.com.ar www.universalis.fr/encyclopedie/cite-etat/ www.hoy-milonga.com www.larousse.fr/encyclopedie/ville/Buenos_Aires/110510 www.revistaelabasto.com.ar www.tangomioandco.com www.todotango.com SOURCES AUDIO ET VIDEO El tango es nuestro, série documentaire, Canal Encuentro, 4 épisodes, 28 min. Disponible sur http://encuentro.gob.ar/programas/serie/8078 Filosofia aquí y ahora, La metafizica del tango, série documentaire présenté par José Pablo Feinmann, Canal Encuentro, saison 3 épisode 11, 26 min. Disponible sur: http://catalogo.encuentro.gov.ar/programas/filosofia-aqui-y-ahora/ KAHN, Sylvain, 2012, Spatialité des corps in Planète terre (22.02.2012), France culture, 29 min, mis en ligne le 22 février 2017, consulté le 14 mars 2017. Podcast disponible sur : https://www.franceculture.fr/emissions/planete-terre/spatialitedes-corps Tango Pasion Argentina, série documentaire écrite par Liliana Escliar, présenté par Walter « El Chino » Laborde, Television Publica Argentina, 13 épisodes, 58 min, 2013/2014. Disponible sur : http://www.tvpublica.com.ar/programa/tango-pasion-argentina/

149


GLOSSAIRE DES ILLUSTRATIONS

COUVERTURE - Diego Braude FIG. 1 - Diego Braude FIG. 2 - Bencich Hnos. Constructores, in Ramos, 1999 FIG. 3 – Postal. Memoria de los trabajos realizados en los parques y paseos públicos de la ciudad. 1914, 15 y 16. Buenos Aires. Talleres Weiss y Preusche. 1917. Enc. de editor. FIG. 4 - Francisco Fortunay, illustration pour “Los bailes de mi pago”, article écrit par Mataco dans la revue Caras y Caretas, Buenos aires, 21 .ene. 1899 FIG. 5 - 6 - 7 - Diego Braude FIG. 8 - 9 - Archivo General de la Nación (Argentina) FIG. 10 - Pedro Guridi FIG. 11 - Diego Braude FIG. 12 - Schéma personel FIG. 13 - Todotango.com FIG. 14 - Eltangoserapopularonoseranada.com.ar FIG. 15 - Diego Braude FIG. 16 - Hoymilonga.com FIG. 17 - J.M.C, photographie pour l’article “Un rezo de bandoneón”, Revista El Abasto, n° 150, diciembre 2012 FIG. 18 - Archivo la nation (Argentina) FIG. 19 - Hoymilonga.com FIG.20 - Todotango.com FIG. 21 - El tangoserapopularonoseranada.com.ar FIG.22 - Atlasdebuenosaires.gov.ar FIG.23 - Turismo.buenosaires.gob.ar FIG. 24 - Ibid. FIG.25 - A. Gonzalez, dans Broclain, 2012 FIG. 26 - F+T, dans Broclain, 2012 QUATRIEME DE COUVERTURE- Diego Braude

150


151


« PRENDRE POSSESSION DE L'ESPACE EST LE GESTE PREMIER DES VIVANTS, DES HOMMES ET DES BETES, DES PLANTES ET DES NUAGES, MANIFESTATION FONDAMENTALE D'EQUILIBRE ET DE DUREE.

LA PREUVE PREMIERE D'EXISTENCE, C'EST D'OCCUPER L'ESPACE. » Le Corbusier, L'espace indicible, 1945

152


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.