Paysage & érotisme - Aménageur du désir au service de la ville subjective

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Matthias Lefebvre

PAYSAGE

& ÉROTISME Aménageur du désir au service de la ville subjective


Ces quelques mots me permettent de parachever une année riche et intense. Dans cette aventure, que fut le mémoire, je souhaite remercier la personne qui a pris la direction de mon tuteura. Michel Auduy a su me soutenir dès la genèse de ce projet, m’accompagner tout au long de la recherche, enrichir la réflexion, me transmettant une certaine affection pour les histoires de l’Histoire, mais surtout le remercier de sa patience à mon égard. Dans cette aventure, que fut le mémoire, je souhaite remercier les personnes qui ont répondu avec enthousiasme à mes sollicitations. Anaël, Cyril, Eloïse, Laurent, Ulysse, Rachel ont su faire preuve d’une grande ouverture d’esprit, s’intéresser aux thématiques que pouvait regrouper une telle réflexion, m’encourager dans cette entreprise, mais surtout les remercier de m’avoir cédé une part de leurs propres expériences. Dans cette aventure, que fut le mémoire, je souhaite remercier les personnes qui ont su m’épauler de près ou de loin durant les moments de doutes. Sébastien, mes amis, et tous ceux qui se reconnaîtront ont su être présents, me renouveler leur loyale amitié, me pardonner pour mes frasques, mais surtout les remercier et leur devoir ma gratitude et mon attachement infini. Dans cette aventure, que fut le mémoire, je souhaite remercier mes parents qui ont toujours été là pour moi. Élisabeth et Patrick, vous avez toujours fait preuve d’une force inébranlable. Vous nous avez sacrifié, sans réserve ni mesure, votre existence, ce qui est pour moi le plus généreux de tous les cadeaux. Vous m’avez donné le plus beau modèle de force et de volonté. Je vous dois, avec beaucoup de fierté, ce que je suis devenu. À toutes ces personnes, Merci.


PAYSAGE

& ÉROTISME



Matthias Lefebvre

PAYSAGE

& ÉROTISME Aménageur du désir au service de la ville subjective

2014


Š 2014 Matthias Lefebvre


La vie est étrangement facile et douce avec certaines personnes d’une grande distinction naturelle, spirituelles, affectueuses, mais qui sont capables de tous les vices, encore qu’elles n’en exercent aucun publiquement et qu’on n’en puisse affirmer d’elles un seul. Elles ont quelque chose de souple et de secret. Puis, leur perversité donne du piquant aux occupations les plus innocentes, comme se promener la nuit, dans des jardins. Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, 1896.



AVANT - PROPOS INTRODUCTION

PREMIER ÉMOI I // I - PREMIERS PAYSAGES ÉROTIQUES PARADIS SUR TERRE ÉDUCATION À LA FRIVOLITÉ MORPHOLOGIE SECRÈTE

11 17 23

I // II - SOCIÉTÉ PROPICE GENTILS HOMMES REFLET D’UNE SOCIÉTÉ BRISER LES BARRIÈRES

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ENTR’ ACTE : DE JOLIES FLEURETTES I // III - JARDINS MIROIRS DE L’ÉVOLUTION DES MŒURS JARDIN PUBLIC, PERTE DE CHARGE ÉROTIQUE TRANSLATION DE L’ESPACE ÉROTIQUE JARDIN CONTEMPORAIN, L’ÉVOCATION TROP SUGGESTIVE

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47 52 57


SECONDE ZONE II // I - MARGES ÉROTIQUES RATIONALISATION DU PAYSAGE ENTRE DEUX, POUVANT SUSCITER L’ÉROTISME INTIME ESPACE VAGUE

67 71 75

II // II - ACUITÉ À L’EXPLORATION MARCHE COMME CATALYSEUR CARTE MENTALE DE L’ÉROTISME IMAGINAIRE SPATIAL

83 88 92

ENTR’ ACTE : DE BONNES MŒURS

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II // III - ENTREMÊLEMENT DE L’ESPACE COHABITATION AVEC LA MARGINALITÉ STRATÉGIES SPATIALES COMMUNES PLAINTES RÉVÉLATRICES DU REJET

99 104 107

TROISIÈME ÉROS III // I - VILLE LASSANTE ENNUI URBAIN VILLE PUDIBONDE ÉROTISME AU CŒUR DU PROJET

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III // II - URBANITÉ D’ATOUR ÉROTIQUE ÉROTISME COMME BESOIN PRIMAIRE ESPACES DES SENS, ESPACES DU BIEN ÊTRE FANTASMES NÉCESSAIRES À L’APPROPRIATION ENTR’ ACTE : DES PROJETS INFORMATIQUES III // III - CONCRÉTISATIONS SPATIALES PAYSAGISTE DU DÉSIR PROJETS ÉROTIQUES CONCLUSION RECUEIL D’ÉVOCATIONS

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Avant-propos

AVANT - PROPOS Cet ouvrage est un travail de mémoire. Il est essentiel, avant d’embarquer le lecteur dans un périple autour des notions du paysage, de clarifier les tenants et aboutissants de cette recherche. Alors que l’émergence de grands débats sociétaux est en cours, autour des notions de genre de l’individu et de sa possible place dans l’espace, le sujet de l’érotisation des espaces publics retrouve une sorte d’élan auprès des aménageurs du territoire. C’est dans ce cadre que ma démarche s’est installée. Celle-ci s’est tournée vers la rencontre de nombreuses personnes ayant des attraits par rapport au thème. Architectes, Artistes, Paysagistes, Professeurs, Urbanistes, tous ont participé aux mécanismes de réflexions de cet ouvrage. Ils m’ont permis de confirmer ou d’infirmer certaines intuitions. Quelques-unes de ces personnes se retrouvent citées dans l’abondance des extraits empruntés à des penseurs de divers domaines. La profusion de ces paroles d’auteurs n’a eu pour but que de conforter le bien-fondé de cet écrit. Il a été nécessaire de déconstruire certains jugements de valeur, de tous ordres, dans le but d’élargir la recherche et de la retranscrire de la manière la moins subjective possible. Il me semble essentiel d’indiquer que si certaines imprécisions persistent, elles ne sont que le reflet d’une certaine fougue dans ma volonté d’embrasser un vaste sujet. Tout le travail fourni dans cette entreprise a eu pour but d’engager des réflexions sur un sujet pouvant être considéré par certains comme de l’ordre privé, mais qui, nous allons le voir, semble influencer fortement notre préhension et notre positionnement dans l’espace public. 1



Introduction

INTRODUCTION Le jardin, historiquement, est une expression culturelle idéaliste et paradisiaque représentant les connaissances du monde d’une société et d’une époque. Ces représentations simplifiées des observations réalisées sur le grand paysage sont regroupées dans un lieu défini par des limites physiques. Celles-ci sont réactionnaires face à l’inconnue de l’étendue terrestre. Les jardins sont des espaces de fastes, réservés exclusivement à l’aristocratie, où le rapport entre l’espace public et l’espace privé existe de manière très perméable. Cette non-dissociation entre les pratiques actuellement considérées comme privées des espaces publics a permis aux jardins de proposer dans leur création des lieux où l’imaginaire privé pouvait exister. Ils sont de par leur conception des espaces de préhension sensible, agitateurs des sens, emplis de significations mystico-religieuses, un symbole de l’amour idéal. Leurs œuvres rigoureuses, régies par des préceptes en constante évolution à travers l’histoire des jardins, intègrent l’excitation des sens et l’émoi du corps au cœur de leur conception. Ils incarnent une scène érotique à ciel ouvert. De multiples marques physiques et mentales décrites dans de nombreux ouvrages littéraires, études historiques, créations artistiques, sont parvenues à notre époque et nous renseignent sur ces sentiments impalpables. Le plus vaste paysage planétaire est considéré, aujourd’hui, comme un jardin, rassemblant l’ensemble des interactions entre les entités qui le composent avec une finitude physique, devant être aménagé par l’homme. De par sa conception façonnée 3


Introduction

ou son accomplissement spontané, il est le lieu des pratiques humaines, de la genèse des sens, de l’imaginaire secret, toile de fond d’une projection mentale qui « s’étend au territoire tout entier, par un processus d’appropriation ; elle est d’abord dans la nature des sensations qui modulent l’image globale et l’imaginaire du territoire. »1 Aujourd’hui, cette notion d’excitabilité des sens est au cœur des projets de paysage. Les aménageurs du territoire prônent la place primordiale des acteurs-utilisateurs dans les projets architecturaux et de paysage. Certes, une grande prise en compte de l’usager est mise en place dans les phases de réflexions, cependant cette grande attention est trop souvent résumée à des comportements fonctionnels, ne laissant aucune place à l’interprétation, par les sens et les pratiques, des lieux. Nous pouvons nous questionner sur la notion d’espaces érotiques moteurs de la création historique du paysage qui, de par la conception ou l’utilisation contemporaine, est reléguée au rang de pratiques marginales. Comment la notion d’érotisme peut-elle être réintégrée et transposée dans la conception paysagère contemporaine ? Dans nos premiers émois, nous nous interrogerons de manière « historique » sur le sujet. En regroupant plusieurs cultures, nous comprendrons que le jardin est le premier paysage d’érotisme et de rêves. Que les conceptions érotiques qui ont traversé les époques et les civilisations se sont, suite à des crises structurelles de la société, effacées au profit d’autres représentations sociétales conduisant un changement dans la création des lieux paysagers. Qu’aujourd’hui, la notion d’érotisme est beaucoup plus associée aux images de la pornographie véhiculées par divers médias. Dans une seconde zone, nous verrons que l’érotisme 1 Chevrier Jean-François, 2013. 4


Introduction

est aussi présent dans la ville aménagée. En nous attardant sur les pratiques de la ville, nous comprendrons que les lieux considérés comme érotiques ne sont pas ceux qui le suscitent le plus. Que l’érotisme nait réellement d’une posture et d’un conditionnement mental de l’individu. Qu’aujourd’hui, la notion d’espace érotique se confond bien souvent avec d’autres pratiques marginales dommageables pour l’espace urbain. Que l’amalgame entre érotisme et marginalité est souvent la preuve d’un rejet de la société. Puis, dans un troisième éros, nous essayerons de comprendre l’ennui urbain qui s’installe dans nos villes. De concevoir que la pudibonderie, de certains aménageurs et décideurs, a engendré cette situation urbaine du rejet des pratiques marginales. Nous essayerons d’imaginer que les espaces de marge peuvent inspirer la concrétisation d’un projet paysager. Que l’érotisme est un concept, prenant de l’importance dans la réflexion urbaine, qui se revendique comme un besoin primaire. Que l’intégration de la notion d’érotisme, aux projets d’aménagement des espaces publics, peut être une réponse à certaines problématiques contemporaines. Que la ville a besoin d’une certaine sphère fantasmagorique pour continuer d’être attirante. L’érotisme est moteur du projet urbain. Que peu de paysagistes se sont heurtés à cette notion en essayant de l’intégrer au cœur de projets de paysages.

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I

PREMIER ÉMOI



Premier émoi

PREMIER ÉMOI Le jardin, de par son approche sensible, agite les sens. Il est un objet culturel par excellence, initiateur d’émotions. Il mérite que nous puissions voir ses allusions, entendre ses crépitements, sentir ses fragrances, toucher ses peaux, goûter ses sueurs. Les personnes communient avec le jardin par la mise en excitation des sens allant d’une appropriation physique de cet espace réduit vers une expérience des cinq sens. Une expérience entre corps intérieur et espace extérieur. Une expérience d’émois épicuriens et jubilatoires. Une expérience qui éveille le désir sensoriel. Une expérience consciente et volontaire de plaisirs intenses. Une expérience de désir charnel. Une expérience érotique. Un jardin érotique. Le jardin est un bout de paradis sur terre. Une éducation frivole y est enseignée grâce à sa morphologie propice à la rêverie. Les pratiques qu’il renferme s’y déroulent dans une microsociété qui leur est propice. Le jardin reflète l’évolution d’une société qui s’est ouverte sur le monde. Celui-ci est le miroir de l’évolution des mœurs. Il s’est, lorsqu’il est devenu public, minimalisé afin de répondre aux contraintes de la masse populaire. Ainsi, l’éducation à laquelle il était dévolu a dû trouver d’autres lieux propices à son accomplissement. Le jardin contemporain est devenu suggestif.

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Premier ĂŠmoi

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Premiers paysages érotiques

I // I

PARADIS SUR TERRE L’histoire des jardins recèle d’une multitude de jardins que nous pourrions qualifiés de mythologiques. Ceux-ci nous sont parvenus par le biais d’écrits plus ou moins renseignés qui peuvent encore de nos jours paraître invraisemblables. De nombreux historiens citent deux jardins qui semblent des prouesses techniques pour leurs époques de création. Le roi « Sargon crée pour sa compagne le jardin de Zimri Lim sur l’Euphrate. On y trouve notamment une sorte de zoo ou réserve de chasse. Dans ce jardin, la diversité botanique est grande : ébène, térébinthe, grenade, fleurs diverses. Nabuchodonosor, il fait construire les jardins suspendus de Babylone pour rappeler à sa femme les montagnes de son enfance. Symbole de la puissance du maître, cette construction à étages défie les lois des techniques de l’époque. »1 Ceux-ci sont, d’après les représentations qui nous sont parvenues (peinture de l’Investiture, seconde moitié du 17e siècle av. J.-C., pour le jardin de Zimri Lim, et le récit extrêmement bien renseigné de Diodore de Sicile, 1er siècle av. J.-C., sur les Jardins suspendus de Babylone), de réels paradis sur terre. Les plus anciens jardins, selon les écrits, s’installent dans une sphère élégiaque. Ils sont semblables au Paradis créé par Dieu dans la religion catholique, lieu de l’Éternel, fonctionnant de manière autonome et où la nature est nommée par le premier homme. Le mot Paradis vient de l’Avestique, Pairidaeza, signifiant 1 Pigeat Jean-Paul, 2003. 11


Premier émoi

« enceinte royale ». Le terme désigne donc un espace clos entouré de murs. Par extension et évolution des langages, le Paradis vient à définir dans la bible un jardin d’agrément, plus précisément « l’enclos de la Genèse ». Appelé aussi le jardin d’Éden, il est la première demeure des châtiés Adam et Ève qui ont goûté aux péchés de la connaissance et de la chair. Tous les grands courants historiques des jardins d’agrément conçus, avant ou après cette allégorie de l’Éden, essaieront de recréer sur terre un Paradis semblable à celui de la Genèse. Les civilisations anciennes ont conçu leur jardin de manière semblable au Paradis. Ils accueillent à la fois une végétation ornementale ainsi qu’une végétation nourricière. L’ensemble est ceinturé de murs en réaction au monde extérieur anxiogène. C’est durant le haut Moyen Âge que les princes perses ont vulgarisé ces « paradis terrestres » afin que chacune de leurs contrées possède un jardin clos consacré aux loisirs, à la détente, et aux amours, symboles de la puissance du peuple perse. Musulmans et Orientaux, inspirés par la culture des jardins persans, créent des jardins clos dans la lignée de leurs prédécesseurs protégeant des aridités climatiques. Les prémices de l’organisation de la nature, que l’on retrouvera à l’extrême dans les jardins classiques, peuvent être mises en parallèle avec la mission que Dieu donne à Adam, premier homme sur terre. Celle de nommer et classer chaque chose qui l’entoure afin que le jardin d’Éden soit un monde de la connaissance évacuant toutes peurs face à l’inconnu. Les jardins perses sont une ode à la femme. Ils sont la métaphore féminine, représentant par leurs narcisses ou amandes les yeux, par leurs roses le menton, par leur myrte les cheveux. Le poète persan Fakhr-od-Dîn As’ ad Gorgâni nous décrit, dans son recueil à travers la métaphore du jardin, l’un de ses personnages, Wis, une femme persane. Il l’a décrit à la manière d’un « Jardin 12


Adam et Ève au paradis // Pierre et Gills // 1981 Premier émoi

Célèbres photographes contemporains, Pierre et Gills s’emparent du thème du paradis en faisant poser deux jeunes personnes nues. L’homme, référence à Adam, est de côté, droit, la tête tournée vers le spectateur, le regard neutre. La femme, référence à Ève, est tournée vers le fond, le corps de trois quarts, le dos cambré, la tête légèrement abaissée, et le regard langoureux. Les grandes feuilles exotiques surgissant des quatre coins de la composition font référence à l’Éden, paysage éternel et aux ressources inépuisables, que les futurs châtiés peuvent encore13parcourir.


Premier émoi

printanier, dit-il, car sa lèvre est pareille aux brillantes tulipes, ses cheveux sont crêpés comme la violette, ses yeux sont langoureux comme les narcisses, ses joues ont des couleurs de rose ou de tulipe. »2 Ce rapport entre la femme et le jardin se retrouve dans la religion chrétienne. La bible foisonne de référence au jardin associé à la femme, notamment dans le Cantique des Cantiques 4:13 : « Tes fruits sont un pardes (ndlr. Paradis, jardin) de grenadiers, avec les fruits les plus excellents, etc. » ; dans l’Ecclésiaste 2:5 : « Je me fis des pardessim (ndlr. Paradis, jardin) et des vergers, et j’y plantai des arbres à fruit de toute espèce. » ; dans Néhémie 2:8 : « ... et une lettre pour Asaph, garde du jardin du roi, afin qu’il me fournisse du bois de charpente, etc. » Le Cantique des Cantiques, pouvant être appelé « le plus beau des cantiques » ou Cantique de Salomon, fait partie de la littérature sapientiale3 de sagesse. Il est attribué au roi Salomon, celui qui est censé avoir introduit une époque des « lumières » à tendance humaniste et de sagesse. Ce texte est un ensemble d’écrits poétiques religieux. Il est présent dans le Tanakh, Bible hébraïque, et dans les Livres poétiques de l’Ancien Testament, première partie de la Bible chrétienne. C’est un répertoire de chants sensuels, pouvant être prononcé lors des mariages religieux. Les religieux y voient une célébration de l’amour de Dieu pour ses peuples. Cependant, celui-ci a eu une histoire tumultueuse. À plusieurs reprises certains hauts dignitaires du clergé souhaitaient le bannir simplement des textes bibliques à cause de son contenu exprimant toutes les phases constituant l’amour : l’attente, le désir, les relations sexuelles, mais aussi la souffrance de la séparation. Les nombreuses métaphores s’articulent en permanence autour du lieu principal de la sexualité qui est à l’époque de son écriture, le jardin. Le professeur Othmar Keel développe dans son travail les relations 2 Fakhr-od-Dîn As’ ad Gorgâni, 11ème siècle. 3 De sagesse. 14


Premiers paysages érotiques

étroites qui se tissent dans cet ouvrage religieux. Il y recense les allusions au jardin érotique en décrivant l’indispensable utilisation d’images tendancieuses à l’époque de l’écriture du Cantique des Cantiques. Notamment dans la métaphore du pommier qui « évoque, certes, l’amour sous des arbres et un lieu érotique par excellence, mais représente, de plus, la continuité de la lignée. Il figure l’arbre généalogique sous son aspect érotique et confère ainsi à l’érotisme une solennité que celui-ci n’a pas lui-même. »4 Les femmes, figures symboliques associées aux jardins, sont les maîtresses des lieux. Détentrices des clefs physiques du lieu des délices, elles décident de qui peut jouir de leur royaume paradisiaque, lieu d’actes d’amour. Les principes régissant les jardins perses puis orientaux vont s’étendre à travers les nombreuses conquêtes des peuples rependant par la même occasion les subtilités d’une philosophie de vie liée au plaisir du corps notamment par « le célèbre empereur Babur, qui utilisait la construction de jardins pour asseoir l’image de son fort pouvoir, les multipliait aussi pour y accueillir ses amants et leur faire fête. »5 Le jardin égyptien en est la plus forte représentation s’inscrivant dans une relation religieuse, féminine, corporelle et érotique. Lieu où les membres des familles royales s’éprouvent totalement dans leur relation au monde et à autrui. Les reines d’Égypte exigent, en plus de palais somptueux, la construction de jardins des délices attenants. Les bassins sacrés s’y répandent permettant l’installation de plantes exotiques et le développement de la botanique (les égyptiens sont les meilleurs jardiniers du Moyen-Orient de leur époque). Ce sont ces mêmes reines qui s’adonnent aux plaisirs de la chair avec quelconque courtisan. ne. s et servant. e. s de la cour royale comme nous le décrit le poète Archiloque : « (alors la femme d’) Oubaoné (fit dire) au serviteur 4 Keel Othmar, 1997. 5 Pigeat Jean-Paul, 2003. 15


Premier émoi

qui (était chargé du jardin :) « Fais préparer le pavillon qui est dans le jardin. » (Elle y alla et) y passa tout le jour à boire (avec le bourgeois…). Et quand (le soir fut venu), le bourgeois descendit dans la pièce d’eau (…). (une fois que) la terre se fut éclairée et qu’un second (jour fut venu, le serviteur qui était chargé du jardin) alla (trouver Oubaoné) et le mit au courant de cette affaire (…) ».6 Les jardins égyptiens sont les premiers paradis paysagers qui serviront de modèle pour toutes les civilisations proches. Chez les rois de Perses et en Europe, il sera le symbole de l’humanité intime face à la nature sauvage et anxiogène du monde. Les mises en forme géométrique d’éléments naturels sont l’expression même du refus de la sauvagerie des paysages agricoles et de la végétation spontanée. Cette notion d’aménagement individuel de sujets naturels, présents normalement dans un ensemble paysager, manifeste des démonstrations de puissances futures, des notions de bonheurs personnels et de la conscientisation d’une recherche des jouissances individuelles que l’on retrouvera dans toutes les symboliques du jardin. Celles associées aux plaisirs des sens, de l’érotisme.

6 Archiloque, cité par Bonnechere Pierre et De Bruyn Odile, 1998. 16


Premiers paysages érotiques

ÉDUCATION À LA FRIVOLITÉ Le jardin se découvre sous l’extrapolation érotique, une perception unique et indivisible de celui qui sera ému. Cette approche d’un espace, en particulier celui du jardin érotique, reste légitime, car il semble « que l’idée même du jardin et de ses représentations soit sujette à des transformations, à des modifications diverses, innombrables et étourdissantes. Offert à son regard, se déploie alors le vaste panorama des métamorphoses du jardin qui apparaissent comme autant d’articulations et d’interprétations sur un même thème. »1 L’érotisme est un mot provenant du grec ancien « éros ». Il désigne, selon son emprunt au Dieu mythologique Éros, l’amour et la force créatrice. Éros a deux visages. Celui de l‘œuvre, de l’audace, qui est capable de rendre les hommes vertueux et heureux ; celui de l’amour, du corps, et de la jouissance par tous les moyens. Il représente les désirs infinis, ceux de la vertu non attachée au corps et ceux du corps sexuel. L’évolution de sa signification s’est concentrée vers les comportements érotico-amoureux qui désignent l’ensemble des phénomènes qui éveille le désir sexuel chez les mammifères comlexes2 comme la recherche consciente et volontaire de plaisirs intenses, particulièrement d’émois érotiques et de jouissances, qui seraient principalement initiés par une stimulation physique extérieure en relation avec une stimulation mentale intérieure. Ainsi le comportement érotique prend le pas sur un comportement 1 Laroze Catherine, 1990. 2 Grands mammifères aquatiques, hominidés... 17


Premier émoi

de genèse, « le comportement qui permet la reproduction ne serait plus un « comportement de reproduction » inné, mais un « comportement érotique » acquis, composé de séquences comportementales de stimulation des zones corporelles les plus érogènes par un partenaire peu importe son sexe ou son genre. »3 Cependant, Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse de nombreuses fois critiqué, utilisait ce terme en rappelant qu’il n’est pas en adéquation totale avec des comportements amenant à la sexualisation. L’érotisme qu’il décrira, au-delà des phases instinctives régissant l’évolution mentale des hommes, correspond à l’ensemble des pulsions de vie, opposées aux pulsions de mort. Il ajoute qu’il y a deux pulsions, instincts de base : « L’Éros et l’instinct de destruction (les instincts, opposés l’un à l’autre, de conservation de soi et de conservation de l’espèce ainsi que ceux, également contraires, d’amour de soi et d’amour objectal, entrent encore dans le cadre de l’Éros). Le but de l’Éros est d’établir des unités toujours plus grandes afin de les conserver : en un mot, un but de liaison. Le but de l’autre instinct, au contraire, est de briser tous les rapports, donc de détruire toute chose. »4 Bien que celui-ci prenne en considération la dualité de l’éros vis-àvis d’un instinct destructeur, il n’envisage pas que la coexistence de concepts opposés réunis dans un seul mot peut être la force motrice de la vertu. La vertu est originaire du latin : virtus, dérivé du mot vir symbolisant l’homme par opposition à la femme. Le mot virtus désigne les propriétés et valeurs attribuées à l’homme comme le courage, la force, la morale, etc. Ce mot a donné, par extension, le mot virilité qui correspond aux valeurs supérieures, à celle du sexe opposé, qu’un homme doit avoir. Ce mot révèle de par son étymologie une vision misogyne d’une époque hiérarchisant les êtres de 3 Wunsch Serge, 2010. 4 Freud Sigmund, 1968. 18


Premiers paysages érotiques

sexe différent. Aujourd’hui la vertu est symbolisée par la capacité à pratiquer le bien, ainsi qu’à suivre la morale. Ainsi, chaque époque a ses bonnes et mauvaises vertus, en constante évolution, régissant les comportements humains au sein d’une société. Ces comportements, chez l’Homme, dépendent principalement du bagage culturel sociétal. Celui-ci formule des perceptions qui se révèlent par l’édification de préceptes moraux et de règlements éducateurs, constitutionnels ou philosophiques. Le jardin possède ce rôle d’éducation, de parcours initiatique vers la vertu et l’amour. C’est, dans un premier temps, à travers les civilisations grecques et romaines que cette prédominance de l’enseignement et de l’initiation est associée aux jardins. Malgré que les Grecs n’ont pas une culture du jardin très développé, une forte relation existe entre la nature et le cycle vital, celui de l’éros empreint au Dieu mythologique. « En grec comme en latin, il n’existe pas de mot équivalent au mot français jardin ; les termes grecs Kèpos et Latins Hortus désignent un enclos protégeant un espace cultivé. Plus généralement, les racines linguistiques indo-européennes rapprochent la notion de clôture de celles de culture et d’élevage (…) »5 Ainsi, le paysage est un pilier fondateur de la culture auquel vient s’ajouter une relation étroite à leurs dieux. On retrouve cette forte dépendance dans les grands sites archéologiques grecs6. Deux lieux d’éducation se détachent : la palestre, édifice rectangulaire privé encerclant une grande zone herbeuse, servant de terrain de sport et de lieu de haute éducation grecque. Le parc des écoles philosophiques, haut lieu de pédagogie, servant à la marche péripatétique. La déambulation, le repos, l’amour entre professeur et élèves jouaient un rôle important dans la formation des jeunes. Palestre 5 Vercelloni Virgilio, 1991. 6 Olympie, Epidaure, Éphèse, Le Parthénon... 19


Labyrinthe du Jubilé // Symonds Premier émoi Yat, Angleterre

Le thème du labyrinthe est récurrent. Il nous est arrivé sous forme d’allégorie ou « Minos demanda à Poséidon un animal exceptionnel à lui sacrifier et le dieu de la mer lui envoya un grand taureau blanc. Le roi, fasciné par la magnifique bête sortie des flots, préféra la conserver et immoler au Dieu un taurillon de son troupeau. Irrité, Poséidon suscita aussitôt dans le cœur de Pasiphaé (femme du roi) une passion dévorante et insensée pour le superbe taureau. La reine demanda alors à Dédale, l’architecte et ingénieur de Cnossos, de lui fabriquer une génisse de bois, creuse et recouverte de cuir, dans laquelle elle puisse se glisser pour s’accoupler avec le fabuleux animal. De ces amours contre nature naquit Astérios, un enfant monstrueux au corps humain et à la tête de taureau. Surnommé le Minotaure (…).1 Cette bête mystique fut enfermée dans le labyrinthe édifié par Dédale, construction sous-terraine ou à ciel ouvert, aux murs infranchissables, composée de multiples pièces et couloirs mêlés poussant à l’oubli de son unique entrée. Le labyrinthe est une allégorie de la vie des hommes se perdant dans les tromperies de l’existence. Allant au plus profond de l’édifice afin de vaincre la bête fictive, l’homme qui s’y engouffre réalise une introspection afin de combattre ses propres démons. Cette figure que l’on retrouve souvent au seuil de la nef, dans les églises ou cathédrales édifiées après le 12e siècle, et menant vers l’autel sacré est réemployé par le christianisme symbolisant le combat quotidien contre Satan qui les égards et les perds, seul Dieu peut les sauver en les 20 1 Paris-musées, Domaine de Bagatelle, T. Burollet, 2003.


Premier émoi

guidant. Repris dans de nombreux jardins, le labyrinthe devient végétal. Lorsque ses cloisons ne mesurent que quelques centimètres, le labyrinthe devient un tableau imageant son allégorie et n’amène pas à le pratiquer. À une dizaine de décimètres, il devient praticable, facilement résolvable, mais perd en esthétisme. C’est lorsqu’il dépasse plusieurs mètres qu’il mute vers le lieu de tous les jeux érotiques permettant de s’y perdre et de s’y retrouver après de nombreux appels faisant monter le désir amoureux à travers ses murs verts. Cette longue marche incertaine où les amants se cherchent prend son image de lieu symbolique de la quête amoureuse, prenant pour qualificatif officiel « labyrinthe d’amour » au 17e siècle. C’est notamment au labyrinthe du jardin des plantes que cette expression prend tout son sens. Rétif de la Bretonne décrit sa rencontre avec des couples d’hommes lors de sa promenade au jardin de plantes après avoir franchis une petite porte dérobée où il n’eut « pas fait trente pas, que j’entendis parler et rire dans un bosquet. Je m’avançais doucement, et je vis sur le gazon les débris de collation copieuse, autour de laquelle étaient couchés, quatre beaux couples d’amants, qui riaient, jasaient... je l’avouerai, cette joyeuse compagnie m’offrit l’image du bonheur. Je n’en fus point jaloux, je ne fus point de mauvaise humeur. Une réflexion me vint seulement : ils sont là bienheureux ! Mais il faut qu’une peine compense ces plaisirs-là ? Oh ! Qu’elle sera grande ». 2 2 Rétif de la Bretonne21Nicolas Edme, 1788.


Premier émoi

et parc philosophique sont des « jardins clos » où naissaient les relations d’« ami paternel ». Ce rapport entre religion polythéiste, paysage sauvage et érotisme se retrouve dans le mythe de Dionysos. Dieu du vin, de la végétation arborescente et de tous les sucs vitaux7, il est le dieu des plaisirs associé à la nature. De grandes fêtes, dans les jardins où poussent des vignes, lui sont dédiées, les Bacchanales durant lesquelles des femmes en transes « se libéraient à l’égard de toutes inhibitions ».8 Appelé les Ménades chez les Romains, elles dansaient ivres et participaient à des orgies dans la campagne environnante aux cités. De nombreuses traces de ces déboires de communions entres la nature et l’Homme sont encore présentent sous forme de symboles érotiques voir phalliques sur certaines fresques et sculptures évocatrices comme les Vénus, Dieux Pan ou Bacchus. La filiation entre le jardin grec et le jardin romain est indéniable. Celui-ci assimile la vision et la culture grecque qui a déjà posé les concepts philosophiques et théories classiques. La majorité des civilisations, ayant marqué l’histoire par leur culture et leurs richesses, nous a donné une approche indivisible, particulière, et remarquable de leur art des jardins. La conception des jardins, contemplée comme un ensemble évoluant successivement au fur et à mesure d’un idéal de société, d’une culture, d’une vertu, d’un espace de rêverie, d’un lieu d’amour, est une représentation fidèle d’une époque avant tout transmise par l’agitation des sens, par l’éros celui de l’amour et de la force créatrice. Cette représentation se perçoit dans les morphologies particulières du jardin.

7 Sève, urine, sperme, lait, sang. 8 Diel Paul, 1966. 22


Premiers paysages érotiques

MORPHOLOGIE SECRÈTE Durant la sombre période du début du Moyen Âge en Europe, le jardin n’a que très peu d’égard vu les nombreux soucis quotidiens de l’homme afin de survivre durant ces durs siècles. C’est à partir du XIIe siècle que le jardin revient au cœur d’une conception du monde notamment grâce aux influences des jardins romains. Ceux-ci ont légué des formes régulières calquées sur le modèle de la maison ressemblant à des salons de discussion plus qu’un espace de nature. Plus tard, par son appropriation théologique, les jardins sont aménagés dans les monastères. Ils représentent une anticipation du paradis céleste par la présence de carré s’alignant autour d’une fontaine symbole jaillissant de vie. Des essences végétales aux vertus plus qu’allusives y sont acclimatées1. Dans de nombreux écrits médiévaux, le jardin accueille Marie, l’Immaculée Conception, installée sur un banc de verdure dans un petit jardin clos de palissades où des rosiers grimpants s’y développent. L’art des jardins du Moyen Âge, au-delà des jardins de monastère, sont surtout un thème littéraire, « lieu fabuleux des chansons de gestes ou de romans arthuriens, où sont retenus les chevaliers, qui s’y aventurent, par des sortilèges des fées ou magiciens, jardin enchanté, mais trompeur, semés d’embûches, où l’on est attiré par des illusions et en proie aux maléfices »2, qui conte de nombreux romans initiatiques devant mener à la gloire ou à l’amour. Le Roman de la Rose écrit, dans sa première partie, par Guillaume 1 Médicinales, aromatiques, aphrodisiaques... 2 Bazin Germain, 1988. 23


Premier émoi

de Lorris relate les déboires d’un héros en plein songe tombant subitement amoureux d’une rose, qu’il aperçoit dans le miroir magique de Narcisse. Après un voyage initiatique et aidé par Vénus, Déesse de l’amour, il réussira à l’embrasser. Le personnage principal, jeune homme courtois de vingt ans, passe à travers les métaphores du jardin, les vers de l’enfance à l’âge adulte, de l’ignorance à la connaissance, jusqu’à la défloration. C’est en Italie, vers le milieu du 15e siècle, que le jardin retrouve ses lettres de noblesse prenant le pas sur l’architecture humaniste. Passage de l’Hortus conclusus médiéval, jardin caché au sein d’un château ou monastère, aux Jardins humanistes qui deviennent le point central d’une architecture. Le jardin devient un élément indispensable à l’habitat exceptionnel. Prémices de la renaissance, des traités théoriques sont édités. Ceux-ci regroupent, comme le De re oedificatoria de Léon Battista Alberti, des prescriptions de conception spatiale, la symétrie et les escaliers, de conception hydraulique, les fontaines et grottes, de conception horticole, les essences d’arbres et tailles végétales. C’est à cette époque qu’est écrit, par Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile3 évoquant la rêverie d’amants sur fond de jardin. L’œuvre n’est pas originale dans le traitement de son récit, cependant l’ouvrage est une référence par ses cent-quatre-vingt-seize gravures sur bois, qui pour la plupart, regroupent des scénettes se passant dans des jardins contemporains de cette époque. Les divers ouvrages écrits de l’époque proposent une multitude de préceptes qui sont agencés selon les bons vouloirs des concepteurs. Ils ne constituent pas une définition théorique stricte, mais plus une description songée d’une morphologie de la connaissance de la séduction, de l’amour, de l’érotisme, et de l’acte sexuel. Ce grand soin de la conception des jardins, associé aux 3 Hypnerotomachia Poliphili 24


Le bain au soirPremier d’étéémoi // Félix Vallotton // 1892

L’eau est l’actrice principale dans l’érotisation des jardins. Elle représente la féminité, la fécondité et lorsqu’elle est mue par un jaillissement la naissance, l’acte sexuel, la vie. Propices à toutes les interprétations, les eaux sont la maison des divinités et nymphes nues et espiègles jouant à proximité des sources naturelles ou construites sous forme de grottes artificielles. Ces nymphées, grottes où sont les nymphes, deviennent des lieux de toilettes, de bains collectifs et de jeux de groupe. Au 18e siècle, ces pratiques deviennent très courantes et l’heure du bain devient un acte protocolaire qui se nomme l’« heure des nymphes ». Primitivement, les grottes représentent la cavité du sexe féminin. Les grottes sont le lieu symbolisant « un monde en réduction, une cristallisation de l’imaginaire s’incarnant dans des formes sensibles qui transposent la réalité des lieux, (…) qui permettent d’évoquer leur arrière-plan à la fois artistique, scientifique, technique, religieux ou encore philosophique et de rendre compte de la poétique profonde des éléments et des émotions à l’œuvre dans la grotte. »1 Ces cavités sont très souvent ornées, de symboles ayant des significations issues des croyances relatives à la nativité, multiples parures, coquillages, pierres précieuses, sculptures. 25 Monique, 2013. 1 Brunon Hervé et Mosser


L’escarpolette // Georges // 1920 PremierBarbier émoi

Jeux à première vue anodins, la balançoire et la balancelle deviennent des objets pleins d’érotisme du jardin que l’on retrouve en Europe, en Asie, et Afrique du Sud. La balancelle, grande balançoire imaginée en général pour deux personnes, de par son côté convivial invite à la pose et aux discussions entre amoureux. Les escarpolettes sont installées à l’ombre des grands arbres aux branches assez solides pour ne pas rompre sous les mouvements de va-et-vient de celle-ci. Elles évoquent l’érotisme, car symbole de l’insouciance du jeu et lorsqu’une personne s’y balance, le ou les spectateurs peuvent apercevoir quelques parties du corps agitateurs des sens, chevilles, cuisses, comme nous le raconte Maupassant dans le premier tome de ses contes et nouvelles : « Ses bras tendus tenaient les cordes au-dessus de sa tête, de sorte que sa poitrine se dressait, sans une secousse, à chaque impulsion qu’elle donnait. Son chapeau, emporté par un coup de vent, était tombé derrière elle ; et l’escarpolette peu à peu se lançait, montrant à chaque retour ses jambes fines jusqu’au genou, et jetant à la figure des deux hommes, qui la regardaient en riant, l’air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin. »1 Elles sont souvent installées dans des lieux reculés et cachés aux regards des grandes allées passantes des jardins proposant ainsi un lieu de conversation et de jeu, mais aussi un lieu d’amour charnel. Les escarpolettes et balancelles se sont transformées au fil des époques en des objets sexuels avec leurs mouvements de va-et-vient. 1 Maupassant Guy, 1881.

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Premiers paysages érotiques

pratiques érotiques qui s’y déroulent, est une constante parmi toutes les grandes civilisations ayant mises en art les jardins. Dans les jardins égyptiens, l’eau à volonté bruissant dans les multiples fontaines, la végétation luxuriante aux panicules colossales, les espaces ombragés à la fraicheur essentielle, les oiseaux chantant, représentent des symboles de paradis pour les époux. L’ensemble de la construction du jardin propose un coin de douceur propice aux vagabondages de l’âme vers les pensées et les actes érotiques. Les jardins grecs et romains, malgré des traces archéologiques maigres, sont des lieux paysagers agrémentés de fontaines ornant les parterres et péristyles symbolisant à travers l’eau l’essence de la femme et de l’enfantement. Les statues équivoques ainsi que les plantes aphrodisiaques exotiques sont disposées pour flatter la vue et l’odorat comme dans les jardins du Moyen-Orient. Les jardins perses sont de vastes parcs regroupant des lieux sauvages alternant avec des lieux familiers. Ils étaient composés comme la représentation mentale très ordonnée d’un pays dans ce que la nature peut faire de plus merveilleux. Ils proposent de par leurs lieux organisés un espace de promenades associé aux coins plus sauvages pour des rencontres intimes. L’Italie, irradiant toute l’Europe avec son art des jardins, amènera les jardins de la renaissance puis les jardins maniéristes en France, Hollande, Angleterre, et Allemagne. La culture de la renaissance européenne crée des somptueux jardins composés de fontaines, terrasses, salons de verdure, labyrinthes, folies, inspirées des découvertes gréco-romaines, guidant une idéologie de vie aristocratique vers les désirs d’Éros. Le jardin classique, dont le majestueux jardin du château de Versailles, représente à la perfection l’apogée d’une morphologie favorable à l’érotisme. Celui-ci ne se découvre pas aléatoirement, le Roi-Soleil décrit dans un ouvrage la manière de 27


Premier émoi

saisir ce vaste corps en perpétuel renouvellement. Il s’interprète de manière littérale en appréciant les grandes percées béantes, les jeux de perspectives vigoureuses, les statues grecques dénudées et autres fontaines aux jets impressionnants, mais il s’interprète aussi de manière plus subtile dans la création des bosquets bâtis secrets, bosquets naturels de sous bois sombres, fabriques architecturales de rencontres, et grottes reculées. C’est dans la dualité constante entre gigantisme et intimisme que le plaisir des sens évolue par la promenade. La pavane dans les perspectives, conduites par de grands rideaux végétaux, permet de repérer ou de se faire repérer par un amant. La discussion romantique dans les allées et les labyrinthes, restreints par les murs végétaux, séduit la personne convoitée. L’effleurement chaste dans les salons de verdure, de formes taillées douces, éveille le désir. La consommation de la chair à l’intérieur des bosquets, constitués d’arbres de hautes tiges, s’y déroule discrètement. La construction du château et des jardins faisant la réputation de Versailles a nécessité de colossaux moyens afin de trouver, loger, nourrir, et payer la main-d’œuvre. Seul un personnage tel que le roi de France pouvait entreprendre cette aventure, car il possédait le pouvoir politique et des fonds monétaires indispensables à cette entreprise.

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Premiers paysages ĂŠrotiques

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Premier ĂŠmoi

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Société propice

I // II

GENTILS HOMMES Les castes dirigeantes, détentrices des richesses d’un royaume, ont les capacités d’aménager un territoire dédié aux plaisirs simples de la vie. C’est par leur pouvoir religieux, politique, et protectionniste qu’ils peuvent se permettre, grâce aux recettes de divers impôts qu’ils prélèvent auprès de leur peuple, d’engager des travaux colossaux afin d’édifier leur palais et les jardins attenants. Les jardins égyptiens, nés dans les régions du MoyenOrient, nécessitent une source d’eau très importante afin de pouvoir cultiver, dans un espace clos à l’abri du climat aride, les plantes dans un premier temps plus potagères qu’ornementales. Cette eau, le Nil, n’est pas accessible à tous, seuls les rois en ont la jouissance. En effet, le jardin égyptien est un combat annuel contre le Nil capricieux. Celui-ci s’abat pour ressusciter chaque année les terres mortes de l’Égypte, amour entre la terre et l’eau, entre Osiris fécondant, inventeur de l’agriculture, et Isis fécondée, tenant dans une main le hiéroglyphe Ânkh, symbole du souffle de vie. Aménager un jardin nécessite donc de posséder de nombreux moyens permettant la construction de multiples canaux, afin de subtilement détourner cette force de la nature et d’irriguer ces précieuses semences. Cette eau détournée, devenant un élément principal de la composition ainsi que l’ensemble de la palette végétale associée (lotus, papyrus, figuiers…), permettait aux pharaons de s’approcher des divinités et prétendre à leur statut de dieu sur terre. Celui qui contrôle les ressources en eau possède le pouvoir, possède un jardin, signes de bonne vertu et d’importance de son 31


Premier émoi

propriétaire. C’est par cette association, des dieux à la classe dirigeante, que celle-ci peut revendiquer être d’autorité supérieure par rapport à son peuple. C’est ce même peuple qui se dévouera pour la construction de ces admirables jardins. Le jardin classique de Versailles est aussi un symbole de puissance commandé par Louis XIV, assimilé à Dieu, construit par les artisans français et à grand renfort de soldats. Durant l’édification, qui durera plusieurs dizaines d’années, de nombreuses personnes sont mortes de fatigue et de maladie sur le chantier. Les jardins dits classiques ont vu leur émergence dans une société qu’ils représentaient à la perfection. D’une ampleur démesurée, ils sont généralement très vastes ainsi qu’aussi riches en parures et ornementations que l’intérieur des palais qu’ils juxtaposent. Le pouvoir en place souhaite à travers l’ordonnancement systématique et mathématique de la nature un symbole ultime d’une représentation de la puissance qui règne sur le pays. Espace théâtral de mise en scène de la cour royale et dont le metteur en scène est le roi en place, les jardins dits à la française le deviennent notamment par biais du jardin de Versailles qui « jamais ne s’endort. Lieu de rendez-vous galant, des intrigues, des duels, des déchirements, des farces, il faut imaginer ce jardin, aujourd’hui calme et mélancoliquement grandiose, comme l’un de lieux les plus animés, les plus fourmillants, les plus dorés, les plus parfumés, le plus bavards, les plus futiles et les plus stratégiques de l’époque. »1 Chaque dirigeant souhaite montrer son importance ainsi que réunir ses alter ego, pour mieux les surveiller, par le biais de l’édification de lieux des plaisirs. Les folies en sont la représentation la plus littérale. Ce sont des villégiatures à la campagne entourées d’un jardin planté d’arbres. Ces grandes bâtisses, très souvent luxueuses, sont le lieu de réunions galantes où les aristocrates 1 Laroze Catherine, 1990. 32


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invitent leur cohorte de maîtresses. Des fêtes orgiaques y étaient organisées où les convives oubliaient tous les protocoles et devenaient fous en présence des plaisirs gargantuesques de la table et la chair. Cette folie autorisée, comme échappatoire aux pressions d’apparat, a dénommé ces bâtiments associés à leur parc ou jardin. Originellement éloignées de la ville, certaines se sont retrouvées au plein cœur de l’urbanisation parisienne comme dans les quartiers Clichy-Pigalle ou de Picpus-Avenue à Saint-Mandé vers le Bois de Vincennes. La maison du Parc aux Cerfs est l’une des folies les plus connues. En plein cœur du devenu quartier Saint-Louis de Versailles, le Parc aux Cerfs était une réserve de chasse sous Louis XIII. Ce quartier s’urbanise et la petite maison du Parc aux Cerfs devient sous Louis XV une garçonnière royale où selon les rumeurs de très jeunes filles y défilaient. La puissance politique et religieuse, ainsi que les richesses permettent aux classes dirigeantes de s’adonner aux joies du jardin dans de somptueuses fêtes organisées pour les plaisirs secrets. Cette recherche de puissance ainsi que sa démonstration s’inscrivent dans l’Éros aux deux visages : l‘œuvre, l’audace apportant l’amour, et la jouissance. Ce rapport, que l’on retrouve aussi de nos jours dans certaines démonstrations de pouvoir, se déroulait dans une relation particulière entre l’espace public et les espaces privés.

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REFLET D’UNE SOCIÉTÉ Nous avons vu que durant les époques, où le jardin est réservé aux classes dirigeantes, celui-ci est un espace clos dont le peuple ne peut jouir. Le jardin d’agrément est réservé pour le plaisir de quelques privilégiés choisis par les dieux ou appartenant aux familles royales ou aristocratiques. Il est depuis toujours un lieu majeur d’ostentation, associé à l’architecture, qui dans quelques civilisations la dépasse. Lieu par excellence de l’amour et de l’érotisme, il est le révélateur pur de certaines mœurs et pratiques sociétales qui s’y déroulent. C’est à partir du XIXe siècle, en France, que les notions de clandestinité et de semi-privée s’instaurent réellement selon Michel Foucault. Celui-ci nous renseigne qu’« au début du XVIIe siècle encore, une certaine franchise avait cours, dit-on. Les pratiques ne cherchaient guère le secret ; les mots se disaient sans réticence excessive, et les choses sans trop de déguisement ; on avait, avec l’illicite, une familiarité tolérante. Les codes du grossier, de l’obscène, de l’indécence étaient bien lâches, si on les compare à ceux du XIXe siècle. Des gestes directs, des discours sans honte, des transgressions visibles, des anatomies montrées et facilement mêlées, des enfants délurés rôdant sans gêne ni scandale parmi les rires des adultes : les corps ‘faisaient la roue’. »1 Les jardins sont le reflet de cette population minoritaire qui les habite. Ils sont les lieux de tous les possibles où la juxtaposition entre l’espace public et l’espace privé est perceptible. Les 1 Foucault Michel, 1976. 34


Société propice

mœurs de la cour française nous renseignent sur une société qui ne se privait pas de montrer, à visage découvert, une certaine vie publique regroupant des jeux érotiques allant souvent beaucoup plus loin dans la sexualité. Les infidélités notoires des classes dirigeantes, de nombreuses fois médiatisées par les historiens, se déroulaient aux yeux de tous. Les quelconques pratiques visibles par tous ne relèvent pas de ce qu’on pourrait appelé aujourd’hui d’une dépravation de l’esprit et du corps humain. Les jardins sont le lieu de l’éducation philosophique et érotique, lieu aménagé en conséquence, et qui permet la divagation de l’esprit et des corps. Le rapport entre sphère publique et sphère privée n’existe que très maigrement. La population ne pouvant accéder aux jardins s’empare d’autres espaces de libertés. Les rites sociaux naissants, ceux-ci ce retrouve à l’écart de la ville dans des lieux de nature. Par exemple, les Parisiens sortent des remparts de la ville afin de pouvoir se rencontrer aux abords des fortifications à chaque porte de la ville. Les bords des rivières ou canaux aménagés ont toujours étaient le lieu des amours naissants. « Leurs parents leur parlaient de « berges », terme un peu noble dans un milieu modeste et qui était à la mesure de leur romantisme de pauvres. Adolescents, amoureux, ils s’y promenaient, le soir, ils risquaient quelques gestes audacieux, avec la crainte d’être surpris par leurs parents ou des enfants narquois. »2 Ces espaces sont à la fois spontanés, dans la pratique, et collectifs dans l’imaginaire érotique. Ils sont des lieux vécus comme de représentation individuelle, de rassemblements collectifs, de flirts et d’amour. À partir du XVIIe siècle, en réaction aux classes dirigeantes, les classes bourgeoises montrent une manifestation totalement inverse de ce qui se déroule dans les jardins et lieux de 2 Sansot Pierre, 2009. 35


Bridegrooms ? // Marina Poliakova // 2012 Premier émoi

Marina Poliakova artiste Ukrainienne, à travers sa série photographique, réinterroge les représentations de nu masculin en faisant poser des hommes aux postures féminines dans des espaces naturels. À travers cette intension, elle souhaite susciter le questionnement 36 autour d’une virilité naturelle ou culturelle.


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nature. La bourgeoisie impose un tabou autour des pensées érotiques et impose une certaine clandestinité. L’espace se scinde en deux sphères, celle de l’espace public, où tout est prohibé, opposée à celle de la vie privée, où tout peut s’y dérouler en toute impunité. C’est en réaction à ce fractionnement que les « refuges clos d’une débauche qui n’a plus bonne presse, prennent une nouvelle importance. La littérature érotique, les gravures obscènes, les maisons closes prennent une extension inattendue. »3 Les lieux publics de rencontres et autres maisons closes ne peuvent être vus comme des lieux de pures débauches. Ceux-ci permettent de conserver un certain équilibre. Ils permettent l’existence d’une clandestinité garante d’une figure sociale, car ils permettent l’affichage public de certains écarts normalement réservés à la sphère privée. De plus, Daniel Roche nous indique qu’« on lie trop communément cabarets et contravention des normes, alors qu’ils constituent un élément banal de la vie quotidienne, assurant à des milliers de Parisiens assoiffés et affamés boisson et nourriture le dimanche et les jours de semaine… le cabaret intégré à la trame journalière et à la tradition populaire du corps et de ses débordements. »4 Ainsi, le jardin qui s’ouvre au public à cette même époque ne déroge pas à la règle de la scission entre les deux univers. Aujourd’hui cette distorsion entre les deux sphères est même « pour l’homme le caractère d’une habitude si évidente, si inéluctable, qu’il n’en a presque plus conscience ».5

3 Bologne Jean-Claude, 1986. 4 Roche Daniel, 1998. 5 Elias Norbert, 1973. 37


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BRISER LES BARRIÈRES L’aristocratie, durant la période révolutionnaire française, se voit destituée de nombreuses propriétés. C’est à cet instant que le peuple découvre réellement le faste qui régnait dans les demeures royales ainsi que dans les jardins. Dans un premier temps, les jardins devenus des biens nationaux sont dévastés, vendus ou transformés, car témoins d’un régime de privilèges combattu durant cette époque. Les quelques jardins anciennement privés, conservant leur faste d’entant, sont mis à la disposition du public afin qu’il puisse jouir de ce lieu d’agrément. C’est à partir de ce moment que le jardin public prend sa définition moderne d’espace, entretenu par la collectivité, d’une certaine importance, aménagé dans une ville, agrémenté d’arbres, de fleurs, de pelouses et destiné à la promenade, aux jeux des citadins. Il faudra attendre l’arrivée du Directoire afin de voir les premiers jardins publics. Accessibles à tous, et à la dimension populaire, ils se développent comme des endroits de promenade, de repos, de jeux, d’échanges sociaux. Le premier jardin défini comme public est le jardin de l’Archevêché juxtaposant la cathédrale Notre-Dame de Paris, créé par le préfet de la Seine, le Comte de Rambuteau. Jardin précurseur, celui-ci officialisera la possibilité d’appropriation par la population parisienne, des espaces verts, en y installant le premier mobilier urbain de repos que sont les bancs. Ce premier jardin marque le début d’une vaste opération, commandée par Napoléon III et réalisée par Haussman, afin d’« offrir avec 38


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largesse des lieux de délassement et de récréation à toutes les familles... riches ou pauvres ».1 C’est Alphand et Barillet-Deschamp qui seront chargés de réaliser les plans des futurs espaces verts de l’ensemble de Paris. Ceux-ci sont disséminés dans toute la capitale afin d’offrir « l’appareil respiratoire » essentiel à la ville. Les jardins publics sont des lieux où il faut se montrer. Très vite accaparés par la bourgeoisie fortunée, ils servent de lieu de rencontres, et de lieu d’apparat. La population, qui autrefois se retrouvait en dehors de Paris, réintègre la capitale en se baladant dans les jardins ouverts au public ainsi que le long des promenades plantées, aménagées sur les Avenues et Boulevards. Cette société nouvelle, dans les pratiques et dans l’approche de ces lieux naturels aménagés, conçoit un ensemble de règles tacites et officielles régissant les bonnes pratiques en société. Le règlement de 1865 du Parc du Thabor à Rennes, ancienne « Promenade du Thabor et Jardin des plantes », nous renseigne sur les attitudes exclues du jardin public. Ainsi, les promeneurs venant se montrer dans les jardins avaient certaines règles à respecter. Ils devaient venir au jardin public avec de beaux habits, car « l’entrée du Jardin sera interdite à tout individu dont la tenue ne sera pas convenable. Il est défendu d’y entrer avec des paniers, des cabas ou autres objets semblables – Art. III ».2 Les enfants en bas âge n’étaient pas admis et leurs jeux bruyants encore moins, car « les enfants âgés de moins de douze ans et leurs gouvernantes n’y seront reçus qu’avec les parents de ces enfants. Les courses, les luttes ou autres jeux n’y sont pas permis – Art. IV ».3 Les promeneurs ne pouvaient marcher sur les parterres herbeux considérés au même titre qu’un parterre de fleurs. La pratique du pique-nique, que l’on rencontre couramment dans 1 Citation d’Haussman Georges Eugène. 2 Direction des espaces verts de la ville de Rennes, 1865. 3 Ibidem. 39


Le déjeuner sur l’herbe // Alain Premier émoi Jacquet // 1964

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« Le Déjeuner sur l’herbe est la plus grande œuvre de Manet, celle dans laquelle il a réalisé un rêve commun à tous les peintres : peindre des personnages en grandeur réelle dans un paysage. Ce qu’il faut voir dans le tableau, ce n’est pas un déjeuner sur l’herbe, c’est le paysage entier, avec ses vigueurs et ses finesses, avec ses premiers plans si larges, si solides, et ses fonds d’une délicatesse si légère ; c’est cette chair ferme modelée à grands pans de lumière, ces étoffes souples et fortes, et surtout cette délicieuse silhouette de femme en chemise qui fait dans le fond, une adorable tache blanche au milieu des feuilles vertes, c’est enfin cet ensemble vaste, plein d’air, ce coin de la nature rendu avec une simplicité si juste ». 1 Depuis le thème du tableau « Le déjeuner sur l’herbe » initialement d’Édouard Manet a été de nombreuses fois repris (Monet, Cézanne, Tissot, Picasso…). Dans toutes les reprises, des constantes persistent. Les protagonistes s’installent afin de déjeuner dans un univers campagnard sous couvert légèrement boisé. Ce qui est intéressant dans la réinterprétation de Alain Jacquet, ce n’est pas la technique serigraphique qu’il utilise, mais le contexte d’installation des personnages présent dans la composition. L’univers campagnard, boisé au bord d’un point d’eau à la berge naturelle, s’est transformé en un jardin avec une vaste pelouse dégagée avec une piscine aux bords construits. Les personnages sont toujours en train de manger comme en témoigne le pain Jacquet biscotte en tranches, spécial-pique-nique, enveloppé sous cellophane. L’art du pique-nique s’installe dans les jardins indiquant l’évolution des pratiques qui lui sont liées. 41 1 Citation de Zola Émile.


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les jardins publics, n’était pas conventionnelle. Dans la très forte réglementation des pratiques, le jardin n’est plus l’endroit des possibles. Il redevient le lieu de l’apparat et du symbole de puissance qu’il incarnait avant la révolution. De nos jours, la réglementation autour des pratiques s’est assouplie, mais il semblerait que le jardin n’est plus la charge érotique qu’il possédait avant son ouverture à la masse populaire.

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Entr’acte

ENTR’ ACTE : DE JOLIES FLEURETTES Le sensible ne forme pas une vérité absolue dans un monde de sens. Les codes de la discussion et de l’échange social participent à l’édification de pratique sur ces espaces jardinés. C’est pourquoi les expressions et champs lexicaux du jardin sont importants afin de comprendre l’évolution des dialectes, les pratiques et références auxquelles renvois ces manières de parler et donc de rendre compte de la vie d’un espace. Il convient de réaliser une parenthèse non exhaustive montrant que la langue française est très fleurie d’expressions parlant d’amour aux travers divers métaphores faisant référence aux jardins, aux pratiques jardinières, au jargon végétal. « Conter florette » est une expression datant du 16e siècle. Celle-ci provient des billets doux, écrits sur du papier ou des pétales de fleurs, envoyés à l’être aimé. Dans un premier temps, les gentils hommes envoyaient des florettes puis l’expression a évolué vers le conter des florettes (ou fleurettes, signifiant des balivernes, selon les interprétations). « Aller aux fraises » est une expression datant du 20e siècle. Celleci signifie chercher un lieu calme pour s’adonner aux plaisirs de la chair. En effet, par la recherche errante, que constitue la cueillette des fruits sauvages, ainsi que la couleur et la forme de la fraise, rappelant certains attributs sexuels, la cueillette des fraises et leur consommation directement sur place font référence aux ébats dans des espaces naturels reculés. « Avoir un cœur d’artichaut » est une expression datant de la fin 44


Entr’acte

du 19e siècle et fait référence à l’adage « cœur d’artichaut, une feuille pour tout le monde ». Celle-ci désigne, par analogie avec le cœur de l’artichaut composé d’un duvet très doux, une personne qui donne facilement et souvent son cœur sans grande évaluation des sentiments qui lui sont dévolus. « Croquer la pomme », ou cueillir la pomme est une expression biblique basée sur une faute de traduction. Le terme pomme n’a aucune légitimité, il devait être traduit par fruit de la connaissance. Cette image désigne le fait de céder à la tentation et par extension de faire l’amour, comme le fruit de la connaissance croquée par Ève dans le jardin d’Éden. « Donner la cotte verte à une femme » désigne l’action de faire tomber sa dulcinée dans l’herbe en pleine folâtrerie. « Fleur bleue » est une expression datant du 19e siècle. Cette formule, parfois encore employée, était à l’origine « cultiver, aimer... la petite fleur bleue ». La couleur bleu pâle, dans le langage des fleurs, exprime l’affection dissimulée, secrète et rêvée. Être fleur bleue signifie donc être très sentimental d’une manière péjorative, par extension naïf et simple. Ce sont les écrivains qui ont participé à la vulgarisation de ces figures de style, aujourd’hui couramment employées. Un doute persiste quant à la véracité scientifique de leurs écrits, cependant ceux-ci se sont inspirés vraisemblablement des quelques images vues, vécues, ou fantasmées. Ces analogies, entre amour et jardin, peuvent être donc l’un des indices montrant que le rapport entre jardins et pratiques érotiques a toujours conservé une relation d’échange étroite et ont inspiré métaphoriquement des auteurs.

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Jardins miroirs de l’évolution des mœurs

I // III

JARDIN PUBLIC, PERTE DE CHARGE ÉROTIQUE C’est lorsque le jardin a pris la dénomination d’espaces verts, dans les années 1920, qu’il est devenu de simples transitions fonctionnelles entre deux structures urbaines différentes devenant des espaces des rêves déchus. Les jardins en tant qu’objet ne sont plus révélateurs d’un imaginaire érotique. Après la Première Guerre mondiale, qui fut très destructrice pour les grandes villes, les états imaginent la reconstruction en intégrant des problématiques de développement urbain maitrisé à grand renfort de normes urbanistiques. Le jardin public devient, dans ces schémas urbanistiques, le lieu de l’égalité assurant des espaces et services collectifs pour tous. Cette réaffectation de l’espace nécessite dans un premier temps l’élargissement de celui-ci afin d’accueillir les masses laborieuses grandissantes. Et dans un second temps, un effacement de nombreuses somptuosités pouvant être dégradées par la masse populaire. Ainsi, « le parc urbain de la bourgeoisie triomphante devient de nos jours, un lieu de la violence quotidienne dans les grandes métropoles ».1 Le passage entre le jardin de l’intime, celui de la primauté restreinte à une classe sociale aisée, au jardin public ouvert à tous, a effacé d’importantes subtilités dans la lecture symbolique et structurelle de ceux-ci. Afin de régler les bonnes pratiques dans les jardins publics, les métropoles ont inventé « les règlements des parcs et jardins ». Les espaces naturels aménagés sont disponibles pour 1 Vercelloni Virgilio, 1991. 47


Trees (Procession) // Ryan // 2013 Premier McGinley ĂŠmoi

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L’artiste photographe états-unien, dans son travail, propose la mise en espace de corps nus statiques ou en mouvements. Il montre par ses séries de paysages comment les corps, capables d’une sexualité, peuvent habiter de manière innocente un espace. Les motifs végétaux, pelouses et arbres, des espaces naturels clos, grottes et fissures rocheuses, ainsi que des grands paysages non urbains, champs et forets, sont récurent tout au long de son travail. Ces lieux sont choisis pour l’imaginaire vierge d’occupation humaine qu’ils renvoient. Ils deviennent donc l’espace de tous les possibles. Où de jeunes gens peuvent s’amuser en toute 49 naïveté.


Premier émoi

tous seulement dans le respect des règles définies exclusivement pour les jardins. Le règlement des parcs et jardins de la ville de Paris, récemment réadapté en 2010, stipule dans l’« Article 5 — Comportement, usages et activités du public » que « Le public doit conserver une tenue et un comportement décent et conforme à l’ordre public. Les activités de nature à troubler la jouissance paisible des sites, à porter atteinte à la tranquillité et à la sécurité du public, à causer des dégradations aux plantations, ouvrages ou aux immeubles bordant certains espaces verts, à générer des pollutions diverses, sont interdites. »2 Ainsi, le jardin à l’échelle de la société en relation avec l’évolution d’une législation de plus en plus répréhensible n’est presque plus intime. C’est à cause du passage entre le jardin réservé à un certain public, possiblement de chacun, à un jardin public, de tout le monde, que la charge érotique qui lui était attribuée a pratiquement disparu. L’ensemble des sens participe que trop peu à l’excitabilité mentale. Même les plus illustres jardins parisiens ouverts au public deviennent d’« infâme terrain vague. Les clôtures volent en éclats. Les déchets s’amoncellent. La masse populaire et populeuse s’approprie le jardin des Tuileries en tant que contenant paysager et contenu social par effraction et dégradation. Les Tuileries subissent une agression, un viol collectif, dont elles ne se relèveront pas du fait de l’irruption, de la contagion du crasseux du vil. »3 Le jardin, envahi de masses humaines, perd son érotisme et devient anxiogène. Il mute en le lieu de « toutes les familles, à la recherche de leurs morceaux dans l’enfer et le brasier des chaleurs… Il giclait des quartiers de viandes, des morceaux de fesses, des rognons loin, jusque dessus la rue Royale et puis dans les nuages… C’était l’odeur impitoyable, la tripe dans l’urine et les bouffées des 2 Direction des espaces verts et de l’environnement de Paris, 2010. 3 Brunon Hervé, 1999. 50


Jardins miroirs de l’évolution des mœurs

cadavres, le foie gras bien décomposé… »4 Céline Berrère nous propose, grâce à une entrée littéraire, « un mode d’élucidation de l’urbain » et notamment comment, le jardin public, dans l’univers romanesque du XXe siècle, est révélateur d’une crise à la fois urbaine et sociétale. L’érotisme n’est plus le moteur des jardins. Celui-ci se confond avec une sexualisation des espaces publics. Les espaces naturels aptes à la rêverie deviennent des lieux d’affranchissement sociétal. La bestialité symbolique et corporelle s’y déroule dans un univers coincé entre tourment et jouissance. Les valeurs qui leurs étaient associées disparaissent. Le romantisme et l’érotisme n’existent plus dans l’essence du jardin. Ceux-ci ont été remplacés par des métaphores pornographiques et déviantes. Les romanciers utilisent l’ensemble de la morphologie des espaces végétaux, associé à un champ lexical très dur qui relève parfois de l’argotique, afin de faire un parallèle extrêmement fort, avec les terrains encore plus révélateurs des maux d’une société, que sont les terrains vagues. Céline Berrère nous indique que même la structure végétale « est complice du déchaînement de la sauvagerie qui ne fait plus de distinction entre les catégories diurnes des bois, parcs, jardins, squares et le lexique des terrains vagues et des marges. Tous ressortissent d’une commune violence archaïque, d’un même modèle naturel condamné (…) ».5

4 Celine Louis-Ferdinand, 1989. 5 Barrère Celine, 2008. 51


Premier émoi

TRANSLATION DE L’ESPACE ÉROTIQUE La renaissance italienne, de par l’individualisation des personnes, ainsi que l’extraction du système familial, induit, jusqu’à l’ère de la modernité, la séparation du domaine public – espace de travail – et le domaine privé – espace de la vie intime. Conjointement à cette évolution de la société, l’architecture peut révéler un certain abandon de ces espaces extérieurs, aménagés ou non, permettant l’isolement. L’agencement ancien des pièces composant le « logis nous renseigne sur les emplacements plus privés que d’autres, sans qu’on puisse bien mesurer en quoi une tenture divise, effectivement ou non, une pièce d’un château en une salle à manger, où chacun entre comme dans un moulin, et en un coin qui serait réservé au lit. Par ailleurs, celui-ci peut servir à plus d’une personne, ou plus d’un couple, y compris le lit meuble qui s’ouvre ou se ferme comme une armoire, ce qui ne garantit en rien l’intimité qu’on lui prête désormais. »1 La nécessité de s’isoler de l’espace « privé », qui semble plutôt de l’ordre d’un espace semi-public, afin de s’éloigner de l’agitation, donnait un fort crédit aux espaces paysagers aménagés, physiquement extérieurs, mais réellement extensions intérieures du logis. Les logements deviennent individuels, dissocient les générations, s’améliorent, proposent plus de pièces avec de réelles séparations, en offrant un cloisonnement qui efface toute promiscuité possible entre les individus y compris avec le voisinage. Cette nouvelle manière d’habiter renforce la séparation entre l’extérieur hostile 1 Thierry Paquot, 2009. 52


Jardins miroirs de l’évolution des mœurs

et l’intérieur rassurant. La nécessité de s’isoler de l’espace public ne se fait plus en allant au jardin, mais en fermant la porte de la chambre du logis moderne. Le passage de l’aristocratie possédant les richesses, la connaissance physique, la connaissance théologique, ainsi que l’oisiveté vers une masse bourgeoise a amenuisé l’érotisation des espaces paysagers. En effet cette population, exploitant l’outil travail, s’est enfermée dans ces nouveaux chez soi afin de fuir le monde brutal formé d’une urbanité naissante. Cette nouvelle population dirigeante urbaine, ayant formé leurs richesses sur le commerce florissant, ne possède pas la culture, faute d’éducation et de temps, nécessaire à la préhension des subtilités de l’érotisme liées aux jardins. Le temps des songes de J.J. Rousseau est dorénavant bien loin. Son ouvrage, Les Rêveries du promeneur solitaire, retraçant ses mémoires lors de ses balades champêtres, dans le Nord-Est parisien allant de Ménilmontant au village de Charonne, sont un recueil autobiographique, de pensées philosophiques, ainsi que de digressions érotiques sur des anecdotes de sa vie. L’urbanisation exponentielle de Paris englobe ces espaces, anciennement associés à l’imaginaire rural, détachant progressivement l’homme de la campagne qui était propice à la rêverie et aux pratiques amoureuses. Depuis, les représentations spatiales érotiques se sont, suite à l’évolution de la société occidentale, tournées vers un imaginaire du corps érotisant l’espace. Cette nouvelle érotisation, sexualisation progressive dans un premier temps puis définitive de l’image de la femme, s’est vue très fortement portée par la publicité. Les grandes affiches de papier glacé sont l’un des révélateurs des tendances sociétales hétéronormées montrant, dans un premier temps, une nudité féminine toute relative, afin de tendre par la suite, vers une nudité assumée. Ce cheminement d’une totale 53


Premier émoi

nudité ne laisse pas le sexe masculin en reste et se retrouve de plus en plus dans l’espace publicitaire urbain. Depuis les années 1990, l’univers pornographique remplace de manière subtile les corps dévêtus publicisés. C’est à partir d’une appropriation par la publicité des codes de la pornographie que les différents styles porno-chic sont apparus. Ceux-ci ne transposent pas littéralement, mais réinterprètent la pornographie comme « une évidence et/ou un hommage, soit sous forme de pastiche ou de parodie. Il en va de même pour la représentation du porno dans les clips vidéo, les jeux vidéo et les illustrations dans les magazines, jusqu’aux illustrations figurant dans les revues pour jeunes. Mais alors qu’une publicité représentant une Brooke Shields certes vêtue, à l’âge de quinze ans, avec le slogan « Want to know what gets between me and my Calvins ? Nothing » pouvait encore faire beaucoup de bruit en 1980, les publicités « porno chic » tentent aujourd’hui de faire parler beaucoup d’elles en empruntant avec style des éléments visuels à la production pornographique, tels que des éléments de dominance, violence, sadomasochisme, masturbation, lesbianisme, exhibitionnisme et bestialité. »2 Cette crise de l’espace sociétal public associée à de grands changements dans l’espace urbain, entrant dans l’ère du modernisme, a provoqué des troubles dans la représentation de l’érotisme. La constante augmentation de séparation entre le sujet et l’espace, l’hygiénisme omniprésent, ainsi que le totalitarisme publicitaire en milieu urbain poussent à la dévalorisation de l’érotisme spontanée des espaces publics.

2 Van Hellemont Corine, 2009. 54


Hermaphrodite // Benetton // 1994 Premier émoi

La marque précurseur, et un point provocatrice, dans de nombreux domaines offre en 1995, l’image d’une personne debout, hermaphrodite, nue, se cachant la poitrine, sur fond neutre. Cette proposition artistique et commerciale dénote que la nudité totale dans la publicité devient norme afin d’inciter à la consommation de nombreux produit parfois aux antipodes du corps. La nudité des corps ne se montre pas forcément comme érotique, c’est de par leur posture suggestive que l’image d’un certain érotisme, proche et parfois confondu avec le « porno chic »,55est créée.


Jeju Love Park // Corée du Sud Premier émoi // 2004

D’une subtilité toute relative, le Jeju loveland Park est la représentation extrême d’un jardin emplit d’une allégorie de l’érotisme pornographique.56


Jardins miroirs de l’évolution des mœurs

JARDIN CONTEMPORAIN, L’ÉVOCATION TROP SUGGESTIVE Les espaces suscitant l’érotisme sont d’anciens jardins clos, où les personnes de bonnes vertus s’adonnent aux plaisirs de la chair, représentant l’idéal et la philosophie d’une période historique. Depuis leur ouverture complète aux publics, ces lieux synonymes de tous les possibles, depuis quelques années, semblent ne plus accueillir la multiplicité et la complexité des activités qui leur attribuaient toute la subtilité de l’espace. Les jardins sont dans une période, fréquemment retrouvée au cours de leur histoire, plutôt creuse. Les pratiques qui se sont marginalisées, avec l’évolution de la société/législation européenne, ont participé à emplir les jardins de sensations « mélancoliques en lesquelles quelques amoureux têtus, les d’enfants des villes et des promeneurs nostalgiques parvenaient à insuffler un peu de vie, perpétuant silencieusement une pulsation parallèle et souterraine à l’abri des grands mouvements de la civilisation. »1 Les jardins contemporains sont les héritiers d’une tradition très complexe des jardins. Ceux-ci s’inspirent des influences mondiales et proposent, sauf lors des réhabilitations strictes de jardins historiques, une nouvelle perception de l’espace paysager en relation avec l’évolution exponentielle de nos civilisations. Certains reprennent dans la continuité de l’histoire, cette notion d’érotisme, en la réemployant bien souvent de manière trop superficielle faute de connaissance large en matière de symbolisme et de mystification des entités composant le jardin. Les mouvements 1 Brunon Hervé, 1999. 57


Premier émoi

prônant la simplification de la forme, afin d’atteindre un minimalisme pur et une lecture de l’espace adaptée aux plus grands nombres, ont participé à l’appauvrissement de l’expérience sensorielle érotique du jardin. Cet appauvrissement, dans la subtilité de la représentation et de l’éveil du désir, a amené la conception d’espaces jardinés dédiés à un certain érotisme représenté par un ensemble d’images très explicites s’apparentant plus à de la pornographie. Le seul sens mis en avant, dans certains de ces nouveaux jardins « érotiques » est celui du Voir. Du voir tout, tout de suite, dans une frénésie de consommation intense. L’oubli des autres sens, participant à l’évolution d’un imaginaire, n’est pas anodin. Cette conception contemporaine dénote d’une prépondérance de l’image efficace au détriment d’une réflexion autour de la symbolique et de la connaissance que peut évoquer une multitude de références dont l’érotisme fait partie. Le parc Jeju loveland est l’exemple extrême de cette nouvelle conception du jardin érotique. Lieu historique des jeunes mariés s’y rendant pour leur lune de miel, l’ile de Jeju au sud de la Corée accueille depuis 2004 ce jardin interdit aux mineurs. Ce parc est conçu comme un jardin érotique regroupant une impressionnante collection de 140 sculptures réalisées par 20 artistes, représentant scènes d’amour, scènes de masturbation, pénis et vagins. Il semblerait que les jardins, lorsque l’érotisme est le leitmotiv principal de leur aménagement, s’orientent vers une caricature s’apparentant plus à une représentation pornographique. Ainsi, l’émotion d’érotisme n’est plus présente dans les jardins aménagés afin d’appeler l’érotisme. Ils sont aux antipodes de l’évocation fine et subtile qui suscite l’émoi des sens.

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Festival des jardins Chaumont-sur-Loire // Premierde émoi France // 2002

Durant son édition de 2002, le festival international des jardins de Chaumont-Sur-Loire a lancé son concours sur le thème de « l’érotisme au jardin ». La vingtaine de jardins éphémères aménagés ont pu émoustiller les sens des visiteurs de manières subtiles, reprenant le sens et la mythologie de l’érotisme dans les jardins historiques, ou de manières très évocatrices, en exposant à la vue des parties de corps59dénudés.





II

SECONDE ZONE



Seconde zone

SECONDE ZONE La ville devient agitatrice des sens. Un paysage érotique urbain s’est créé puis rationalisé dans des lieux définis. De nos jours, ce sont les espaces d’entre-deux qui peuvent réellement susciter un érotisme comparable à celui des jardins. Les espaces vagues sont le lieu de l’intime. L’exploration urbaine est indispensable dans le processus d’excitabilité des sens. La marche semble être un catalyseur de l’imaginaire. Elle permet la création de cartes mentales érotiques. Cellesci se transmettent à travers des expériences singulières relatées. Les espaces érotiques urbains regroupent d’autres pratiques marginales. Différents protagonistes présents dans ces lieux révèlent des stratégies spatiales communes. Des plaintes révèlent que certaines pratiques semblent dommageables pour la société.

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Seconde zone

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Marges érotiques

II // I

RATIONALISATION DU PAYSAGE La pensée contemporaine s’oriente vers une rationalisation de l’espace poussée à l’extrême. Chaque lieu possède des activités, et chaque activité possède des lieux. La spatialisation des activités au sein d’espaces spécialisés a conduit à créer une cartographie particulière des quartiers qui composent une ville. Les sites accueillant majoritairement un certain type d’activité possèdent une morphologie adaptée et propice à celle-ci. Ainsi, le lieu de travail est dissocié du lieu d’habitation, les lieux des loisirs « festifs » sont dissociés des lieux des loisirs « familiaux », le tout est desservi par des non-lieux s’obligeant à être de plus en plus performants. Happé par la vitesse des transports, l’homme moderne, se déplaçant frénétiquement d’un endroit à un autre, se doit de respecter les activités inféodées aux lieux. Les promeneurs singuliers dans les quartiers travailleurs, ou les fêtards retentissants dans les quartiers des dormeurs sauront créer la surprise et les réprimandes. Certains sites urbains ont des caractéristiques morphologiques et humaines pouvant éveiller les sens, l’imaginaire et accueillir des pratiques érotiques non tolérées dans la plupart des formations citadines. Ces lieux des plaisirs sont connus, cartographiables, et participent activement à l’image d’une ville. Louis Aragon, dans son ouvrage le Paysan de Paris, nous décris le jeu des prostituées dans une galerie marchande du quartier de l’Opéra qui « est un grand cercueil de verre et, comme la même blancheur déifiée depuis les temps qu’on l’adorait dans les suburbes romaines 67


Texas Porno Road TripSeconde // zone Michael Max McLeod // 2013

Par ses photographies, l’artiste Michael Max Mcland, nous emporte dans un voyage érotique sombre. Durant un mois, il a pris, à travers les terres désertes du Texas, des photos d’immenses temples du sexe faisant référence aux parcours (peut-être initiatiques ?) réalisés par les hommes prêts à payer afin d’assouvir leurs pulsions sexuelles. L’imaginaire érotique du lieu est conditionné par la présence de centres commerciaux alloués aux 68 plaisirs masculins.


Marges érotiques

préside toujours au double jeu de l’amour et de la mort, Libido qui, ces jours-ci a élu pour temple les livres de médecine et qui flâne maintenant suivie du petit chien Sigmund Freud, on voit dans les galeries à leurs changeantes lueurs qui vont de la clarté du sépulcre à l’ombre de la volupté de délicieuses filles servant l’un et l’autre culte avec de provocants mouvements des hanches et le retroussis aigu du sourire. En scène, Mesdemoiselles, en scène, et déshabillez-vous un peu… »1 Ils sont morphologiquement repérables par leurs caractéristiques comparables à travers les époques et les nations. Ces quartiers sont bien souvent un reliquat d’une trame urbaine composée de rues sinueuses, de recoins sombres, et d’un bâti hétéroclite construit de manière anarchique. Anciens lieux interlopes, où les brigands côtoyaient les filles de joie, ils se sont assagis à grand renfort de modernité, l’éclairage public « performant » apparaît en France après les années 1850, et de législation applicable par la brigade des mœurs. Cependant, cette érotisation de la ville par un certain merchandising, surement bénéfique, du sexe apparaît comme le parc d’attractions pour adultes, évoqué précédemment, parc Jeju loveland Park en Corée, les statues remplacées par des prostituées et la boutique de souvenirs par des sex-shops. Ces lieux emplis d’une charge érotique, provoquée par l’ensemble des corps et la déambulation équivoque, font toujours rêver les touristes du monde entier qui se réunissent la nuit venue à Pigalle pour Paris ou au Quartier Rouge pour Amsterdam. Les espaces érotiques connus et géographiquement visibles ne dérogent pas à la règle de la rationalisation des espaces publics. Malgré la relation socialement antinomique qu’entretiennent les espaces érotiques avec l’espace public, ceux-ci sont tolérés dans des zones confinées. Ils sont rationalisés dans un but marchand 1 Aragon Louis, 1966. 69


Seconde zone

suscitant le désir. Ce qui devient prépondérant à notre époque, plus qu’une morphologie des lieux érotiques, c’est leur capacité à endosser plusieurs ambiances. Les lieux deviennent indissociables de la composante temporelle. L’érotisme d’un paysage apparaît comme cantonné à plusieurs temps, aux crépuscules, la nuit, et lors de grands événements festifs. Ce questionnement sur la théâtralisation de l’univers nocturne urbain revient dans de nombreux écrits et notamment celui de L. Bureau : « Ville qui s’inscrit dans un paysage diversifié et changeant ; qu’on n’est jamais las d’explorer ; qui est matière à excès, à délire, à déviance ; qui est le royaume par excellence de l’humain. La ville ne serait-elle pas sujette, le soir venu, à un changement de décors, d’acteurs, d’intrigues et d’actions ? »2 Durant ces périodes d’apogée de l’érotisation d’un lieu, les corps sont mis en condition, à la fois érotisés par l’espace et érotiseurs de celui-ci. Ainsi, l’espace érotique passe par la concrétisation d’un désir qui passe par la divagation, mettant en relation un lieu vécu et perçu selon chacun, un corps ou des corps, et une sensation de plaisir, le tout relié par une temporalité propice à l’imaginaire. L’espace érotique est révélé par les corps qui s’imposent comme un élément indispensable de la composition spatiale. La captation et la restitution de ces divers lieux peuvent poser question, car propre à chaque individu.

2 Bureau Louis, 1998. 70


Marges érotiques

ENTRE DEUX, POUVANT SUSCITER L’ÉROTISME De nombreux espaces peuvent se parer d’une ambiance érotique par leur morphologie sinueuse, leur temporalité propice, mais aussi par leurs pratiques regroupées en son sein. Les notions indispensables, afin de décrire les lieux potentiellement évocateurs d’un érotisme, sont sensiblement transformées comparativement à celles définissant les jardins érotiques. Il faut intégrer de nouvelles conceptions sociétales, un nouveau regard, de nouvelles appréhensions de l’érotisme, celles des corps. Celles-ci peuvent se décrire par la définition de Mélina Germes, docteur en géographie – chercheuse au CNRS, qui a travaillé sur la construction des espaces sociaux et l’(in) visibilité de la sexualité. Elle s’interroge sur les gestes et procédés de la production de la visibilité et de l’invisibilité d’une sexualité dans les espaces publics. Elle définit quatre points relatifs à l’érotisation des corps, d’un paysage, menant souvent à l’acte sexuel. La paroi : un habit laissant apparaître une silhouette, un espace vert entouré de haies, les murs d’un bâtiment public en libre-service, sont les premiers éléments nécessaires à la mise en excitation d’un imaginaire enfermé dans un corps lui-même paroi. L’obstruction totale ou partielle de ces parois pousse, le corps en condition d’éveil des sens, à développer un imaginaire érotique qu’il transposera sur le lieu. Tout comme dans les jardins, où le labyrinthe sépare physiquement et visuellement deux individus, la dualité du montré/caché reste une condition très importante. C’est lorsque cette paroi est consciemment ou inconsciemment 71


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percée qu’il est possible de laisser faire paraître son excitabilité (gratuite ou marchande) aux esprits réceptifs. Les (dé) cryptages, les (dé) codages : des signes repérables, des échanges de messages codifiés, les notions de bagage culturel, sont indispensables afin de comprendre les traductions de pratique érotiques dans un espace. Ainsi, les populations averties sauront analyser et communiquer entre elles dans un balai érotisant l’espace. Sans les clefs du codage, les spectateurs non avisés resteront figurants des lieux, banal pour eux, mais érotique pour d’autres, sans comprendre le scénario qui s’y déroule. Des populations différentes n’auront pas les mêmes prédilections dans la cartographie des lieux érotiques. Les espaces publics érotiques ne seront pas pratiqués de la même manière selon les groupes sociaux. La qualification des lieux publics : les lieux du fantasme, l’espace semi-public, les endroits pouvant accueillir l’acte sexuel, sont importants non pas dans la visibilité d’une sexualité publique, mais à travers l’importance donnée à l’imaginaire collectif d’un lieu pouvant être le réceptacle de ces pratiques. Les gares, les toilettes publiques, les parcs, les lieux de stockage de matériaux peuvent devenir érotiques malgré leur image à priori banale. Le regard : concomitant à la notion de « (dé) cryptage, (dé) codage, est indispensable. Sans le regard, pas de réception des messages cachés des autres corps, pas d’érotisation par les corps, et donc pas d’érotisation d’un paysage. La description paramétrique, qu’évoque Mélina Germes, des lieux publics accueillant les pratiques sexuelles nous renseigne sur la morphologie que peut avoir un lieu érotique qui une fois pratiquée, par une population, devient sexuel. Le lieu sexuel est analogiquement le point central du labyrinthe urbain et le lieu érotique est son cheminement tourmenté. De nombreux exemples peuvent correspondre à sa 72


Irréversible // Gaspar Noé // 2002 Seconde zone

Dans la seconde scène de ce film, le héros recherche dans un sex-club le meurtrier de sa femme. L’architecture interne du bâtiment, morphologie typique des lieux de plaisir, est comparable à un jardin classique. Sont présent, tous les éléments du jardin érotique, la salle principale comparable aux Grandes Allées du jardin : pour se montrer ; les écrans diffusant des images pornographiques, comparables aux sculptures et leurs mythologies associées : pour susciter l’imaginaire ; les couloirs annexes et labyrinthes architecturaux comparables aux petites allées couvertes et labyrinthes : pour lancer un jeu de séduction ; les backroom sombres comparables aux grottes et salons de verdure : pour passer à l’acte ; les slings et balancelles comparables à l’escarpolette et73la balançoire : pour jouer.


Seconde zone

classification, cependant il semble que ce sont souvent les lieux de l’entre-deux qui suscite l’érotisme dans un paysage. Bruno Proth, dans le cadre de ses enquêtes sociologiques, a recueilli plusieurs années de plaintes relatives à une activité sexuelle urbaine, à « la lecture des correspondances des plaignants, nous voyons, que les échanges sexuels se déroulent dans des lieux retirés, peu éclairés, ceux-ci coïncidant parfois avec des habitations privées. C’est-àdire que l’échange sexuel ne s’effectue pas là où la rencontre, la prise de contact a eu lieu. Cela suppose, d’une part une connaissance précise des lieux discrets et des voies permettant d’y accéder et d’en partir rapidement, et d’autre part l’idée d’un déplacement dans une zone géographique donnée. »1 Les espaces périphériques sans affectation immédiate sont la plupart du temps le théâtre de pratiques érotiques. Ces espaces ont des échelles multiples, allant de la plus petite comme l’environnement très proche de certaines toilettes publiques, de poteaux de bus, de quai de gare, jusqu’à la plus vaste comme des bords de rivière, des parcelles de bois périurbains, des friches. Ainsi, « L’opposition binaire privée publique est suspendue par la soustraction de l’intimité et son déplacement dans la dimension territoriale. »2 Ces lieux de transitions vagues entre deux espaces, aux vocations clairement définies, sont une somme de déchets de la ville organisée. Soit ils n’ont pas encore trouvé d’aménageurs (architectes, urbanistes, paysagistes…), soit ils sont la preuve de l’obsolescence de certains espaces aménagés qui n’ont pas trouvé d’affectation et ont possiblement décliné au fil des années (bâtiments industriels abandonnés, parcs en désuétudes…).

1 Le Bodic Cédric, 2006. 2 Chevrier Jean-François, 2013. 74


Marges érotiques

INTIME ESPACE VAGUE Espaces mis en attente pour certains, espaces de création pour d’autres, les « espaces vagues » sont la somme de caractéristiques urbaines alogiques et anomiques. A contrario des espaces publics, « les espaces vagues » sont potentiellement des espaces de conflits structurels de la ville. Ils sont par essence les révélations exemplaires des maux de la planification et du contrôle qui animent les espaces publics contemporains. Une sorte d’anti-espace public où les possibles se multiplient, où l’intimité individuelle devient une intimité territoriale. Les pratiques érotiques, plutôt urbaines à notre époque, se déploient dans des espaces vagues. Il est nécessaire de proposer une définition propre pour ces espaces malgré que celle-ci puisse s’appliquer à d’autres pratiques marginales se déroulant dans les espaces publics. Il semble important d’inventer la formule, car si l’expression de terrain vague existe, elle ne correspond que trop partiellement à la caractérisation de ces lieux. En effet, le terrain vague se définit comme un terrain qui dans une ville, n’est ni construit, ni cultivé, ni occupé. Cependant, nous avons vu que les espaces suscitant l’érotisme ne sont pas que des terrains vagues, ceux-ci sont plus complexes et ne peuvent se résumer à des friches industrielles en attente d’affectation. L’« espace vague » pourrait se définir comme un lieu d’entre deux en mal d’affectation urbaine dans lequel se déroulent des pratiques marginales. De Certeau définit les espaces en réponse à un lieu sans vie, 75


Seconde zone

« l’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient. (…) À la différence du lieu, il n’a donc ni l’univocité, ni la stabilité d’un « propre ». En somme l’espace est un lieu pratiqué ».1 Le vague se rapproche fortement de la définition de l’antimonde donnée par Roget Brunet qu’il définit comme « partie du monde mal connue et qui tient à le rester, qui se présente à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable » ainsi que la définition des hétérotopies que développe Foucault qu’il définit comme « des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. »2 Ses espaces vagues sont indépendants de leur affectation projectuelle et évoluent vers des affectations spontanées dues aux mouvements pouvant être bénéfiques ou néfastes pour l’environnement paysager. Les espaces vagues s’extirpent de la pensée normative dont sont issus des objets moyens s’adressant à la moyenne des comportements stéréotypés humains (dormir, manger, consommer, etc.). Ainsi, la société moyenne admet que les comportements érotiques peuvent être examinés comme des besoins marginaux ne correspondant que très peu aux archétypes du quotidien, pour lesquels les aménageurs sont rémunérés, et donc nécessitent de s’ôter de l’ensemble des lieux normés pour la norme. Lorsque les pratiques marginales considérées comme dommageables pour la société s’installent durablement dans ces 1 De Certeau Michel, 1990. 2 Foucault Michel, 1984. 76


Marges érotiques

espaces, ceux-ci retournent, par la force du temps, à l’état organique, où les actions de dégradations sont effectués par le climat, la végétation, mais aussi par les actions humaines dégradant les possibles reliquats d’organisation et de minéralité. Cette dégradation spontanée d’un espace n’est que très peu importante, car « la persistance n’est plus la persistance d’un matériau, c’est la persistance cognitive. Nous sommes le matériau même de la perception. Nous ne sommes plus matière dernière, nous sommes matière première. »3 Ces espaces sans affectation immédiate, pour les professionnels du développement et de l’aménagement urbain, sont considérés comme des vides résiduels au fort potentiel foncier, proche de la ville – en pleine ville, souvent constructibles. Leur capacité de projection est connue, quantifiable4, et sera rentable une fois que leur potentiel d’intervention connu participera à la concrétisation d’un dessein urbain. Ces espaces de projections architecturales et/ou paysagères sont importants, dans leur état instable, car porteurs d’une rêverie. Ils peuvent permettre, de par leur non-affectation, la concrétisation de pratiques rejetées de l’espace urbain conventionnel. Jacques Ferrier définit les friches comme des « lieux les plus fréquemment vus, mais rarement regardés », cette définition peut être reprise pour les espaces vagues. Des lieux imperceptibles socialement où ceux qui s’y rendent peuvent endosser l’invisibilité spatiale qui leur procure la possibilité de s’éloigner de l’ordre établi, de l’urbain trop urbain. Nous pouvons prendre l’exemple des espaces extérieurs des anciennes zones industrielles qui sont des lieux architecturaux érotiques de grande échelle. Ceux-ci, renvoyant à un imaginaire du labeur, qui lorsqu’ils sont vidés de leur masse salariale, se parent d’une certaine ambiance fascinante dans 3 Virilio Paul, 1988. 4 Situation, dimensions, morphologie, contraintes... 77


SĂŠrie photographique Hors-champs // Seconde zone Cyril Sancereau // 2010

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Seconde zone

L’artiste photographe, à travers sa série photographique, nous fait partager l’imaginaire érotique qu’il projette dans certains lieux qui sont souvent des spots de drague homosexuelle. Pour lui, ce sont les espaces de la marge, sombres, cachés, qui sont agitateurs des sens. Des lieux regroupant à la fois des particularités propices à la dissimulation des pratiques, mais aussi des lieux propices à une certaine exhibition. La série vidée de présence humaine permet de laisser l’imaginaire du spectateur se projeter dans la photographie suscitant des réactions mélangeant le désir 79 les affectes. et la répulsion selon


Seconde zone

les contraires qu’elle révèle. Les aspects très esthétiques du paysage architectural associés aux reflets du labeur du travail provoquent l’éveil des sens. C’est par cette capacité libératrice que les espaces vagues endossent leur capacité à devenir support d’érotisme. Ces espaces sont selon Paul Virilio des lieux réactifs face « à la tyrannie du temps réel, virtuel et mondialisé ». Nécessaires et à la fois rejetés, les espaces vagues sont des lieux où tout semble possible, des lieux où « il existe une autre intimité, constituée de relations plus ouvertes, et qui excède le rapport privé-public, ou le déplace dans une autre dimension. C’est l’intimité qu’un individu, une famille ou une communauté entretient avec son environnement, au-delà de l’abri domestique ou, plutôt, quand celui-ci est lui-même un vecteur — et non une coupure — de l’environnement. »5

5 Chevrier Jean-François, 2013. 80


Marges ĂŠrotiques

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Seconde zone

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Acuité à l’exploration

II // II

MARCHE COMME CATALYSEUR La variabilité des espaces érotiques fournit un ensemble de combinaisons sans cesse renouvelé. Les stationnements aléatoires, suscitant le désir, proposent un ensemble de collages évoluant et se remaniant à chaque instant. Cette dissémination joue avec les aspérités urbaines propices à déclencher l’imaginaire érotique. Le corps, marchandise des prostitué. e. s, est un très bon révélateur d’une topographie nocturne de l’érotisme. L’ensemble de ce corps de métier déambulant, afin de déjouer les réprimandes législatives et populaires, crée « des circuits prostitutionnels qui agissent en tant que principe d’énonciation et d’appropriation urbaine. »1 Ainsi, la linéarité du cheminement péripatéticien, qui étymologiquement reprend la notion de déambulation dans un lieu, lui confère, par la réflexion qu’il engendre, une capacité à l’activation de la pensée philosophique ou autre. Ces trajets ne sont en aucun cas des pratiques spatiales dites marginales, car les mouvements de chaque individu, libres de choix et universels, remodèlent en permanence l’espace de l’érotisme. La marche, dans le jardin chinois, définit l’espace qui lui est propre. Parallèlement, dans les espaces à caractère érotique, c’est aussi l’ensemble du trajet ainsi que l’appropriation par le marcheur qui définit les limites de l’espace propice aux vagabondages de l’esprit. C’est la marche qui participe à instaurer une temporalité particulière des espaces vagues. Elle met en place un rythme de l’image, accroche le regard sur des particularités spatiales, sur 1 De Certeau Michel, 1990. 83


Walking a line in PeruSeconde // Richard Long // 1972 zone

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Seconde zone

Richard Long est un landartiste qui a fondé une partie de ses œuvres sur la marche. Dans de nombreuses de ces œuvres, il marche en ligne droite, en allant et venant jusqu’à qu’une trace soit perceptible. Il installe son appareil photo qui capturera l’œuvre et sera la seule trace de son acte sur le paysage. La marche, dans un second temps, réfléchie et répétitive produit une sculpture au sol. Il intellectualise son travail en prônant le fort rapport au corps et à la posture : « Le travail a, d’une certaine manière, un rapport à mon corps, à ses mouvements, et à mes travaux faits en marchant, que ce soient des pistes ou des marches désormais invisibles dont les traces seraient mes empreintes85de pieds ».


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une posture corporelle particulière ou un œil suggestif. Tant que le regard ne se heurte pas à un élément évocateur, la marche continue dans un rythme discontinu et empressé vers l’endroit qui semble lieu de désir. La marche est capitale dans l’appropriation des lieux érotiques, car « Marcher, c’est mettre la ville en emploi du temps vécu. »2 Elle permet de se rendre dans les espaces vagues évocateurs d’érotisme ainsi que d’incarner une posture érotisant le lieu. En effet, nous avons vu que dans les sociétés contemporaines européennes, le corps est le principal support d’érotisme dans un lieu le transformant en espace vécu. La pratique de la marche dans ses rythmes, ses instants de poses, ses divagations possède une capacité extrêmement érotisante pour le lieu. Cette érotisation, par la déambulation dans un espace, n’est perceptible que lorsqu’un œil, qui possède la transcription nécessaire, la capte et la retranscrit. Cette posture de marche érotique est un encodage du corps qui « permet à la fois l’accès au corps de l’autre et la mise à disposition du sien, sans d’ailleurs que ces deux positions ne soient définitives. »3 Cette disposition particulière de la marche, toujours dans un rapport de désir entre sa réalité corporelle et l’objet du désir, impose une marge nécessaire éveillant les sens et l’éros : celui de l‘œuvre, de l’audace, de la capacité de rendre les hommes vertueux et heureux, des désirs infinis, ceux de la vertu non attachée au corps. La série photographique Vagabondages de Nicolas Frémiot s’installe dans ce rapport moteur entre l’objet désirant, son propre corps en déplacement, et l’objet du désir, l’horizon conceptualisé et impalpable. Dans son ouvrage, issus de ses parcours en région parisienne, quelques textes rapportent cette manière de voyager seul dans le paysage et son rapport aux sens. Ils décrivent « une façon de se déplacer qui va particulièrement bien à l’érotique 2 Citation de Auguyard Jean-François. 3 Proth Bruno, 2002. 86


Acuité à l’exploration

du paysage (…), c’est la marche à pied. Question de distance là encore – la marche met en contact plus étroit avec le monde, c’est plus érotique, car plus riche en sensations, plus direct. Question de durée aussi : la lenteur de la marche fait qu’on prend plus du temps qu’il faut pour honorer le paysage et jouir de lui, pour traverser le territoire avec l’attention due, et pour espérer qu’il nous traverse aussi. »4 Ainsi, la posture de l’individu en situation de marche est importante dans les rapports entretenus avec l’espace. Celuici bascule aisément dans une relation d’érotisme. « L’érotisme, le paysage et l’horizon, ce sont des situations, des rapports, où sont aussi nécessaire l’un que l’autre et la distance entre ce qui désire et ce qui est désiré, et le désir lui-même de rompre la distance et la séparation. Donc notre rapport au paysage, c’est un rapport d’horizon, c’est un rapport non seulement esthétique, mais tout autant érotique. »5

4 Frémiot Nicolas, Sampiero Dominique, Poireaudeau Anthony, 2007. 5 Ibidem. 87


Seconde zone

CARTE MENTALE DE L’ÉROTISME L’acuité à trouver ces espaces n’est pas une donnée hors de propos. Si le lieu remanie les comportements humains et que les comportements humains confèrent une autre dimension à l’espace, il y a des constantes partagées ou communautaires qui peuvent définir qu’un espace devient érotique. Le cheminement, jusqu’à ces espaces d’imaginaires partagés, participe fortement à l’accaparement mental d’un lieu le transformant en espace des possibles. Le désir humain, l’éros, fait partie d’un processus ascendant, ainsi certains espaces, de par leur morphologie propice à la déambulation, peuvent susciter de manière exponentielle l’érotisme. Les territoires érotiques peuvent être révélateurs d’une dynamique de mouvements communs, de bornages entre les espaces. Le professeur Yves Raibaud nous propose, afin de créer une carte mentale de l’érotisme, de partir du constat d’une répulsion entre lieux érotiques et lieux anxiogènes. Celui-ci prend l’exemple qui oppose le lieu de résidence au lieu de vacances. Il nous décrit les « représentations largement diffusées et partagées par tous fonctionnent de façon itérative dans la hiérarchisation des territoires, creusant l’écart des espaces érotiques et les espaces anxiogènes, exacerbant les tensions entre ceux qui ont la possibilité de partir ou de choisir leur lieu de résidence et ceux qui ne l’ont pas ou peu. »1 Selon lui le territoire érotique n’est pas une simple morphologie construite suscitant l’émoi, mais une pratique répétée d’individus associée à un historique qui érotisent un lieu. De 1 Raibaud Yves, 2008. 88


Carte du tendreSeconde perpétuel // Paul Cox // 2000 zone

Paul Cox est un artiste plasticien et peintre réinterprétant le paysage imaginaire. Il a durant l’exposition « Flaneries » travaillé de manière in situ sur le thème de la cartographie fictive. C’est dans ce cadre qu’il a réinventé la carte du tendre de François Chauveau. Il propose une Carte du tendre perpétuel, reprenant le concept cartographique de la carte du tendre initiale, avec des noms de lieux à connotations érotiques ou anxiogènes. 89


Seconde zone

plus, il nous renseigne sur le fait que l’érotisme n’est pas qu’une vue de l’esprit virtuelle ou fantasmée. Celui-ci se développe grâce aux espaces de liberté qu’une minorité occupe. Les espaces érotiques sont, en général, dans leur géographie des lieux de faibles densités. Ceux-ci permettent que chaque protagoniste prenne possession d’un bout de territoire sans perturber les autres utilisateurs du lieu. Ils doivent être potentiellement accessibles à tous et proches de pratiques sexuelles se déroulant dans un espace public. Dans leur morphologie, ils doivent posséder une zone ouverte où des pratiques conventionnelles s’y déroulent, une zone favorable à des pratiques sexuelles plus discrètes, et une troisième zone, sorte d’antichambre du désir, celle de la visibilité qui est vraiment érotique. Cette troisième zone se trouve entre pratiques conventionnelles et pratiques illicites de la sexualité dans un espace public. Celle-ci permet un repérage des lieux précis par le déplacement et la mise en visibilité du corps, installant un rapport très étroit entre voyeurisme/exhibitionnisme. Ce sont tous ces éléments qui participent à la construction de zones érotiques aux aménités positives cartographiables. C’est-àdire qu’un territoire peut être réfléchi en terme de polarités érotiques attirant des populations diverses. Ainsi, une carte des lieux érotiques pourrait être réalisée. Celle-ci rassemblerait les « effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, sur les comportements affectifs des individus ».2 Sans réelle matérialité scientifiquement, elle regrouperait les territoires physiquement repérables, par les pratiques érotiques déjà présentes, et les territoires mentalement fantasmés, par l’imaginaire individuel projeté. La carte de l’érotisme pourrait être différentes selon les individus et leurs affectes. La complexité, de la cartographie de ces espaces de pratiques, augmente, car un 2 Debord Guy, 1955. 90


Acuité à l’exploration

espace définit comme érotique, par un individu, peut être cartographié comme anxiogène pour un autre. Les lieux regroupés sur cette carte seraient aussi divers qu’étonnants. Cependant, quelques constances peuvent être décrites. Celles d’un imaginaire spatial commun.

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Seconde zone

IMAGINAIRE SPATIAL Il existe une relation érotique entre la posture du corps et l’espace. Cette relation a évolué aux grès des représentations, des savoirs, et des imaginaires. Malgré un transfert au fur et à mesure de l’histoire, une allégorique érotique liée à certains lieux a toujours existé. Nous avons vu que les pratiques sexuelles, se déroulant dans certains espaces, induisent fortement la création de lieux géographiques propices aux fantasmes. Ils sont des lieux cartographiables de convergences humaines. Ceux-ci, au-delà des populations qu’ils regroupent, transmettent un imaginaire érotique partageable. Cet imaginaire collectif n’est pas forcement commun à l’ensemble d’une société, mais il est partageable par des groupes sociaux similaires. L’imaginaire érotique peut donc être considéré comme une unité symbolique mise en place par des individus. Ceux-ci fondent donc un lien en partageant des représentations communément acceptées. Le groupe devient une passerelle, entre le lieu fantasmé et le lieu des pratiques, incarnant une perception unique de la réalité. Ainsi, des lieux sont portés par un certain érotisme sans pour autant être pratiqués par les diffuseurs de cet imaginaire. Pierre Sansot évoque les « berges » de son enfance, Yves Raibaud analyse les plages du sud/ouest de la France, et Louis Aragon conte les galeries de l’Opéra. Ces espaces cartographiables, transmis par la littérature, les études sociologiques, ou la transmission orale participent à la création d’un réseau d’histoires donnant corps aux lieux et alimentant l’érotisme qui les caractérise. Cet imaginaire 92


Querelle // Rainer Werner Fassbinder // 1982 Seconde zone

Le film adapté, du roman Querelle de Brest de Jean genet, présente les déboires d’un jeune marin. Le film se déroule dans l’univers des ports maritimes de l’époque et reprend dans de nombreuses scènes les codes comportementaux et les lieux de l’imaginaire homoérotique.93


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tisse des liens dans l’espace. Il permet d’orienter les déplacements des individus les menant vers un espace qui leur semble personnellement érotique, mais qui correspond aussi à un imaginaire collectif. De nombreux paysages suscitant les sens, à travers l’histoire, ont disparu. Cependant, il semblerait que des réminiscences cycliques de cet imaginaire les fassent revivre. La symbolique collective participe à l’alimentation allégorique de ces lieux parfois en déclin. Le Jardin des Tuileries peut être l’un de ces lieux. Il est l’exemple d’un lieu érotisé à la fois par sa morphologie, par ses pratiques, ainsi que par ses représentations. Depuis le XVIIe siècle, il est le lieu emblématique de l’imaginaire érotique homosexuel. Cependant, durant certaines périodes de son histoire, il a perdu de sa capacité à faire fantasmer. C’est le cas pour de nombreux lieux parisiens à l’image du « jardin du Palais Royal, haut lieu de la dépravation au XVIIIe siècle, semble être bien passé de mode. Il n’attire plus guère les amateurs que les soirs de pluie. Les arcades retrouvent alors quelques animations. Non loin, le Jardin des Tuileries paraît lui aussi un peu délaissé, mais reste un lieu de référence. Ce n’est pas le cas des alentours de l’École militaire et des Invalides. »1

1 Buot François, 2013. 94


Acuité à l’exploration

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Entr’acte

ENTR’ ACTE : DE BONNES MŒURS Notre époque est marquée par la plus forte répréhension en terme d’exposition des corps nus ou des pratiques sexuelles dans l’espace public. Le Code pénal de 1993, prévoit avec son nouvel article 222-32 sur le délit d’exhibition, que : l’existence de ce délit a pour objet la prévention et la réparation du scandale causé (actes impudiques) en raison de leur publicité. L’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. En ce qui concerne l’érotisation par racolage, cette pratique est aussi punie par le code pénal et notamment par l’article R 625-8 : « le fait par tout moyen de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inviter à des relations sexuelles est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe ». Soit une amende maximale de 1000 euros et de 3000 euros en cas de récidive. Cette pénalisation du racolage passif, maintenant considéré comme un délit, a simplement conduit le déplacement des prostitués dans des espaces encore plus reculés et marginaux de la ville. La loi française est clairement explicite au niveau de l’exhibition corporelle ou sexuelle. Cette répréhension marginale est paradoxalement très forte par comparaison aux corps nus posant de manière très suggestive sur les affiches publicitaires. Cette manière de placarder d’un côté un rapport au corps libéré, publicités fortement sexualisées, magasins pour adulte chic ayant pignon sur 96


Entr’acte

rue, et de la punir fortement en réalité de l’autre côté est très clairement symptomatique de notre époque. Cette commercialisation constante du fantasme et de l’érotisme associée au bannissement du soulagement dissimulé dans les espaces publics révèle une certaine norme sociétale de notre époque. Durant la révolution industrielle, cette norme est inverse. La sexualité se vit très libérée et saine, alors qu’il est interdit moralement de la représenter. Cette conception sociétale est à l’origine du courant dandy, de la fin du 18e, qui prônait une certaine subtilité dans l’approche du rapport à l’autre. Ce qui montre l’évolution des régimes de visibilité qu’évoque Lussault. Ceux-ci sont « par leurs spatialités, d’une variété infinie, les substances sociales deviennent visibles, leur existence au sein de la société se cristallise. Parler d’espace, c’est évoquer le régime de visibilité des substances sociales. Cette advenue au visible, cette présentation aux regards, semble un processus-clef dans le fonctionnement des sociétés ».1

1 Lussault Michel, 2003. 97


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Entremêlement de l’espace

II // III

COHABITATION AVEC LA MARGINALITÉ Les paysages érotiques ainsi que les pratiques érotiques dans le paysage à notre époque, nous l’avons vu, se concentrent dans des espaces résiduels issus de la ville programmée. Ces espaces vagues ne sont pas cantonnés, de par leur morphologie, à de pratiques individualistes unidirectionnels ayant pour but l’émoi des sens. En effet, les conditions d’un certain érotisme correspondent, nous le verrons dans le chapitre suivant, à des stratégies spatiales communes partagées par plusieurs communautés humaines. L’école anthropologique de Chicago s’inspire des données naturelles afin de faire ressortir une sorte de ville-milieu. Cette école, qui a pour géniteur Robert Ezra Park, a développé la théorie de « l’écologie urbaine » qui nous renseigne sur « la force à l’œuvre dans la répartition et la ségrégation des populations urbaines fait que chaque quartier peut revêtir la forme d’une région morale. (…) Il n’est pas nécessaire d’entendre par région morale un lieu ou un milieu forcément criminel ou anormal. C’est un terme qu’il faut plutôt appliquer à des secteurs où prévaut un code moral divergent ; des régions où les gens sont dominés, plus qu’on ne l’est d’ordinaire, par un goût, une passion ou quelque intérêt qui s’enracine dans la nature originale de l’individu. »1 C’est donc un certain mode de vie sociale qui participe à la création d’un espace imposé par des « aires naturelles » multiples, région géographique qui leur est propice, et imposant autant de « régions morales », codes de conduites propres. « Les distances spatiales et 1 Park Robert Erza,1929. 99


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affectives se renforcent mutuellement, et les effets de la répartition locale de la population se combinent avec les effets de classe et de race dans l’évolution de l’organisation sociale. (...) La ville apparaît donc comme une « mosaïque » d’activités ou de fonctions spécialisées, de mondes et de groupes sociaux, qui se touchent sans forcément se mélanger. »2 Ce courant de pensée nous renseigne donc que plusieurs désirs habitent la même « aire naturelle » jusqu’à la domination totale par une « région morale ». Cette théorie cerne « les groupes sociaux et économiques les plus actifs en matière de pratiques, projets et stratégies territoriaux. Elle jette les bases d’une interrogation sur la manière dont un groupe donné (…) agit sur ses territoires (mutations et inerties, gestion et aménagement) et, en retour, comment ceux-ci agissent sur les groupes qui les investissent (contraintes morphologiques, financières, externalités positives ou négatives influant sur les comportements). »3 Il semblerait que pour Jean-François Serre, l’analogie de la « mosaïque » se touchant sans forcément se mélanger soit un peu simpliste. Nous préférerons sa pensée de la répartition spatiale des pratiques loin de cette image de mosaïque. La ville est, pour lui, plus un continuum qui passe d’un extrême à l’autre en déclinant toutes les nuances entre-deux. Ce continuum urbain définit que les populations peuvent se retrouver dans un même espace. Celles-ci sont en « confrontations » jusqu’à l’indexation par la plus représentée. Les paysages érotiques ne dérogent pas à cette règle de la ville-milieu. Ceux-ci, nous l’avons vu, sont les lieux de la planification urbaine obsolète. Ils regroupent en leur sein des populations habitantes, ou utilisateurs des espaces vagues. Des populations considérées comme marginales, car stagnantes dans les espaces publics 2 Ibidem. 3 Serre Jean-François, 2013. 100


Entremêlement de l’espace

sans but ou tout du moins sans but apparent. Cette cohabitation de population, dans les limites de la ville, décrit des caractéristiques communes d’usage d’un lieu dans lequel peuvent être présents des types de personnes très hétérogènes. Ainsi, les paysages érotiques « accueillent » des sans domicile fixe, des usagers de drogues, des prostitué. e. s… Ce qui relit ces personnalités dans les espaces vagues, et qui les font se côtoyer avec plus ou moins de heurtes, c’est la concrétisation d’une certaine maitrise des espaces publics. Ces espaces qui ne sont pas prédisposés à une annexion par un groupe social peuvent permettre, dans une discrétion relative, mais suffisante, de répondre à leurs nécessités. Ces diverses personnalités s’accommodent de leur coprésence sur les lieux de la marginalité lorsque chacun trouve une tranquillité minimale qui leur convient. Cette relative quiétude est associée à une situation géographique définie, un écart suffisant avec les autres groupes sociaux, et des accès multiples afin de pouvoir s’extirper rapidement des lieux lors de danger. En effet, n’oublions pas que l’ensemble de pratiques « marginales » citées peut être sujet à réprimande de la part des services de l’état4, mais aussi de la part d’actes malveillants souvent très violents de la part d’individus lambda5. Ses pratiques réprimandables se sont adaptées à l’espace de la ville afin de pouvoir avoir une relative tranquillité ainsi que d’une légère visibilité. Celles-ci « relèvent également d’une adaptation aux espaces résiduels proposés par la ville. Espaces qui permettent sous certaines conditions, d’abriter des pratiques transgressives sans menacer l’ordre urbain ».6 L’espace vague est une sorte d’exutoire des pratiques marginales présentes en ville sans pour autant menacer la planification des attributions de chaque lieu. 4 Législation en vigueur au niveau de la prostitution, d’acheteurs et vendeurs de drogue, de l’exclusion des sans-abris... 5 Multiples agressions des minorités socialement vulnérables 6 Proth Bruno, 2002. 101


The Storyteller // Jeff Wall 1986 Seconde// zone

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Dans cette photographie, l’artiste Jeff Wall nous transmet sa vision du Storyteller, la figure ancestrale du conteur indien. Installée aux marges de la ville, sous un pont autoroutier, la figure archétypale du transmetteur de l’Histoire côtoie indifféremment d’autres personnes qui lui tournent le dos. Cette cohabitation artificielle, référence explicite à beaucoup de peintures classiques, doit interroger sur les conditions de cohabitations de 103 dans un espace-temps commun. différentes cultures


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STRATÉGIES SPATIALES COMMUNES La maitrise des lieux publics par les populations marginalisées relève de stratégies spatiales communes : la dissimulation étant la première. Celle-ci « peut résulter d’une obligation de repli, mais elle participe d’une ouverture. Elle instaure une autre « dimension » — dans tous les sens du terme — de la subjectivité : irréductible au partage privé-public qui fonde la définition légale et normative de l’autonomie du sujet. »1 Le partage des espaces publics résiduels, afin de proposer une certaine tranquillité, vue précédemment, relève de par la maitrise de celui-ci d’une dissolution des limites entre l’espace public et l’espace privé. Ce rapport primordial dans notre société est dans les espaces vagues mis à mal. Le fort scindement entre les choses que l’on peut montrer et celles qui ne se passe que dans l’intimité du logis n’existe plus réellement dans un espace accaparé par la marginalité. Ce brouillage est souvent une obligation due à l’incapacité d’intégrer de manière « normale » un domaine privé. Ainsi, l’espace public devient dans l’espace urbain de la marge, un espace privé, qui ne révèle pas forcément une obligation de rejet de la société, où cohabitent des êtres. Cette cohabitation consciente, des pratiques marginalisées, révèle des stratégies spatiales communes. Qu’il s’agit de sans domicile fixe, de prostitué. e. s, ou de drogué. e. s, les stratégies de visibilité partielle sont encore une fois très présentes. Le corps se montre. C’est encore un ensemble de postures corporelles et spatiales qui définit un lieu. Durant les périodes qui lui sont propices, 1 Chevrier Jean-François, 2013. 104


Entremêlement de l’espace

le marginal s’expose très fortement aux yeux de tous. Le mendiant tend sa main marquée par la rudesse ; la prostituée découvre sa gorge et ses jambes ; le drogué lance des regards hagards. Ces prises de position dans l’espace public vont à la fois participer à la création de connexion avec le protagoniste privilégié et refouler au besoin cette même personne. Ce sont ces attitudes qui vont attirer de manière plus ou moins efficace les personnes répondant à leur besoi2 . Ce que recherche le marginal est une forte visibilité pendant des périodes d’exposition corporelle et une certaine transparence durant le reste du temps. S’ils sont des personnages publics durant une certaine durée quotidienne, ceux-ci souhaitent au contraire, afin d’assouvir leur besoin, retrouver une certaine quiétude. Le sans domicile fixe se réfugiera pour manger et dormir, la prostituée s’éloignera pour accomplir sa passe, le drogué se repliera sur lui même pour consommer. Les marginaux vont bien souvent partager leur sphère privée dans les mêmes espaces des délaissés de la ville. Le lieu propice au bon développement de l’intimité doit être à la fois invisible, évitant d’être trop vu par les agents répréhensibles, mais repérable, permettant de se retrouver pour mieux se protéger. Cette maitrise de l’espace vers une intimité territoriale, selon le sociologue Bruno Proth, passe par trois phases essentielles. Ces évolutions spatiales successives mènent à une privatisation de l’espace, lieu où il est possible de s’extirper des regards de l’espace public. Dans un premier temps, celui-ci mentionne l’espace à conquérir où se déroule une installation extérieure non menaçante pour les personnes lambda. C’est une sorte d’intériorité en cours d’élaboration. Dans un second temps, cet espace regroupe le cercle des initiés proposant de répondre aux besoins des marginaux3 et qui 2 Argent, nourriture, drogue, réconfort, sexualité... 3 Protection, nourritures, deals, négociations... 105


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oriente les déplacements des populations au sens large. Puis dans un troisième temps, le territoire du privé, celui des avances autorisées, celui de la consommation. Ces groupes sociaux possèdent des caractéristiques communes d’occupation d’un lieu, de tactiques de visibilité, ainsi que d’alternances temporelles. Les espaces publics maitrisés par la population marginale trouble le scindement entre l’espace public et l’espace privé. C’est cet accaparement par un groupe social, repoussant l’ensemble des usagers classiques, qui semble être fortement combattu dans la ville moderne planifiée. De plus, ce qui semble déranger l’ordre public, à travers ses stratégies spatiales communes, est le renouvellement temporel de ces comportements. Le sans domicile fixe souhaitera retrouver sa « maison » de fortune tous les soirs, la prostituée souhaitera « fidéliser » sa clientèle en se trouvant au même croisement toute la nuit, le drogué souhaitera « commercer » avec son dealer dans le même quartier.

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PLAINTES RÉVÉLATRICES DU REJET L’annexion permanente d’un lieu par un seul groupe social possédant de mêmes besoins peut créer un vide social. L’espace vague, devenu un vide social par l’annexion, ne correspond plus au paysage érotique. Il n’est plus le lieu des possibles et devient repoussant pour les populations conventionnelles. La population marginale en place, dans un but d’annexion total de l’espace, crée des conditions anxiogènes qui vont effacer voir interdire les pratiques conventionnelles. De nombreux chercheurs ont décortiqué et analysé les plaintes relatives à la prostitution ou au libertinage dans les espaces publics. Celles-ci montrent que dès le 18e siècle, des lieux entiers en plein cœur des villes sont annexés à ces activités. Des plaintes sous forme de lettres écrites de l’époque sont conservées aux archives de la police. En les lisant ont apprend que les prostituées « ne se donnent pas seulement à voir, elles obligent le public à les regarder et contrôlent l’espace par leur déambulation, ce qui explique les dénonciations répétées du Bureau central de police à l’encontre de « libertinage effronté au Palais-Égalité ».1 Les prostituées, de par leur présence constante ainsi que par leurs attitudes semblant offensives vis-à-vis des clients, ont totalement annexé l’espace du Palais-Royal à Paris. Celles-ci ainsi que leurs clients sont regroupés en tellement grand nombre à proximité de l’entrée de leur maison de passe, sous les galeries, qu’elles ne sont presque plus accessibles, « ladite galerie et l’escalier de ladite 1 Plumauzille Clyde, 2013. 107


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maison sont obstrués tant par les femmes de mauvaise vie que par ceux qu’elles raccrochent ; que la plupart du temps les querelles qui s’élèvent entre ces personnes occasionnent des rassemblements, qui en gênant la voie publique, empêchent aux déclarants de pouvoir faire leur état ».2 De plus, Clyde Plumauzille nous apprend, qu’au-delà de la maitrise de l’espace du Palais-Royal dans son ensemble par la corporation des prostituées, des relations sexuelles se déroulent « « en plein air » dont se plaignent les rapports de surveillance de police. Le jardin offre selon ces derniers « le spectacle du plus hideux libertinage », envahi en permanence par les soldats et les filles de débauche ; comme la jeune Isabelle Girault, les femmes y sont souvent arrêtées se livrant au libertinage dans le jardin dans une « position assez indécente ». L’érotisation par les prostituées ainsi que les pratiques sexuelles s’y déroulant directement sur place sont dues à la morphologie particulière de la cour intérieure du Palais-Royal. Les assises, placées dans les allées de ce jardin, laissent « la possibilité d’effectuer des actes sexuels rapides et relativement discrets à la nuit tombée. Comme l’espace est constitué de zones facilement privatisables, il est possible pour les hommes qui le désirent de « se faire conduire dans des allées » dissimulées, selon le témoignage de Rétif (Rétif, 1790, 22). »3 Il n’y a pas que les prostituées du Palais-Royal qui sont visées par diverses plaintes de la part du voisinage pendant le 19e siècle. Le quartier des Champs-Élysées est aussi mentionné dans les archives, notamment DA 230, de la police de Paris. L’ensemble des lettres exprime que l’espace est « infesté de pédérastes ». (…) La visibilité et la notoriété des fréquentations homosexuelles de ce lieu sont fort mal vécues. Pour exemple, nous pouvons citer une 2 Plaintes des riverains des numéros 224 et 225 de la galerie vitrée du Palais, Janvier 1797. 3 Plumauzille Clyde, 2013. 108


Entremêlement de l’espace

lettre datant du 14 août 1820 : « La pédérastie fait des progrès scandaleux pour ne pas dire plus. Chaque soir ces sectateurs se rassemblent en grand nombre, soit aux Champs-Élysées dans la partie avoisinant le Jeu de Paume, soit dans quelques rues construites sur le terrain du Colisée… Si les lois ne peuvent atteindre une pareille dépravation, ne pourrait-on pas par quelques mesures de police, obliger les individus que je signale à se renfermer pour se livrer à leurs jouissances illicites ? »4 Le quartier des ChampsÉlysées semble être un lieu de rencontres homosexuelles. Un certain laxisme, de la part des autorités vis-à-vis de ces personnes ayant de mauvaises mœurs, semble déranger les riverains qui ne peuvent supporter cette atteinte à « l’ordre public » de l’époque. Ces sous-citoyens évoqués dans cette lettre ; « Les infamies qui ne cessent de déshonorer notre France en se commettant pour dire dans toutes les parties de ces provinces. Des maisons de prostitution de jeunes garçons causent bien souvent la désolation à des familles honnêtes » ; ainsi que l’ensemble de leur visibilité dans les espaces publics est ressenti « comme des foyers de désordre, au même titre que la délinquance. Il s’agit bien de l’assimilation de l’homosexualité masculine à un fait de délinquance, au même titre que le vol et la prostitution. »5 Les riverains ayant écrit ses lettres à la police, dans l’attente d’une action qui déplacera ces populations, évoquent des rassemblements trop visibles dans les espaces publics physiques ainsi que dans la sphère de l’espace public morale. Les plaignants mettent en garde les autorités compétentes, dans un premier temps, sur ces personnes qui endommagent leur qualité de vie ainsi, que dans un deuxième temps, sur l’évolution de la société qui pourrait influencer « des familles honnêtes » tentées par ces populations marginales aux mœurs légères. Il utilise la « mention 4 Thierry Pastorello, 2009. 5 Ibidem. 109


Seconde zone

d’insécurité, d’une part, mais aussi de dépravation, de perversité, à entendre comme contraire aux bonnes mœurs, à la vertu, dans les correspondances. »6 Dans ces lettres, un sentiment anxiogène, résultant d’une peur et d’une répugnance de la part des plaignants, peut être ressenti vis-à-vis du voisinage public. Les personnes, de bonne famille, habitantes de ces beaux quartiers ne souhaitent pas que les populations marginales viennent bouleverser leur tranquillité. Ceux-ci désirent que les autorités interviennent afin que les espaces, annexés par des populations considérées comme non désirables, se déplacent ou disparaissent, afin que cet espace vécu redevienne un lieu du commun. Il semblerait, pour Cédric Le Bodic, que « selon l’identité du plaignant, habitant, propriétaire l’instance évoquée diffère. Ainsi les propriétaires mentionnent systématiquement le lieu, notamment par le biais de son image. Les habitants quant à eux mettront le territoire en avant. Ce qui heurte est donc la superposition, avec la crainte de l’effondrement, de l’espace sur le lieu et le territoire, espace qui vient modifier les normes. Superposition à laquelle s’ajoute la réinterprétation des normes socialement admises dans le lieu ou le territoire par les prostituées, et transposées à l’espace : ainsi peut-on comprendre l’utilisation du territoire comme la volonté, la nécessité de cacher la sexualité. Par la visibilité de cette dernière, nous entendions mettre en exergue une modification de la dynamique spatiale, au sens où le quartier/lieu se voit modifié/vécu par un recouvrement par l’espace en territoire. »7 Au-delà des notions de droit d’utiliser les espaces publics différemment ainsi que de droit de visibilité des modes de vie considérées à l’époque, mais aujourd’hui encore par certains obscurantistes, comme déshonorant la France, ce qui semble le 6 Le Bodic Cédric, 2006. 7 Ibidem. 110


Entremêlement de l’espace

plus déranger le riverain plaignant c’est la trop forte pression de ces populations. C’est cette notion que nous avons vue précédemment, d’espaces publics privatisés par la marginalité qui dérange. Ainsi, il est communément accepté que le lieu des exclus et de jeux interdits « doit être effacé, comme une tache, ou résorbé, comme une tumeur. Car s’il est généralement isolé, étroitement localisé, ou périphérique, il peut se diffuser par contagion et gagner toute la ville en absorbant l’espace public, comme on a pu le constater dans les downtowns américains et parfois même en Europe (à Milan par exemple). À l’exception de quelques îlots protégés, qui entretiennent une image d’ordre et de prospérité, la ville tout entière est gagnée par le vague : ville vague, constituée de fragments vaguement assemblés. »8

8 Chevrier Jean-François, 2013. 111





III TROISIÈME ÉROS



Troisième éros

TROISIÈME ÉROS La ville devient lassante. Celle-ci s’aménage dans un ennui le plus total pour ses habitants. La pudibonderie constante des aménageurs du territoire a joué et joue toujours dans cet appauvrissement sensoriel des espaces publics. Un peu d’érotisme dans le projet pourrait remettre les sens au cœur d’un parcours urbain. Cette nouvelle urbanité parée de ses plus beaux atours érotiques contribuerait à créer des espaces de sens, des espaces de bien-être pour le citadin. Le fantasme au cœur de la ville semble nécessaire. Ce concept devra se concrétiser spatialement par l’intermédiaire de paysagistes du désir. Dans un projet érotique soutenable qui s’attachera à être résilient et adaptable.

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Troisième éros

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Ville lassante

III // I

ENNUI URBAIN « NOUS NOUS ENNUYONS dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Entre les jambes des passantes les dadaïstes auraient voulu trouver une clef à molette, et les surréalistes une coupe de cristal, c’est perdu. Nous savons lire sur les visages toutes les promesses, dernier état de la morphologie. La poésie des affiches a duré vingt ans. Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir encore des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier état de l’humour et de la poésie. »1 Selon l’auteur de cet extrait de la revue internationale situationniste, Gilles Ivain, la ville est bien monotone. Elle symbolise les engagements perdus qui n’ont pas su se renouveler à l’inverse de notre société en constante mutation. La ville ne fait plus rêver, elle est même devenue, dans un ballet de réponses fonctionnelles aux besoins des citadins, ennuyeuse. Le paysage qui s’en découle est une somme d’architectures et d’aménagements « fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes. Nous évoluons dans un paysage fermé dont les points de repère nous tirent sans cesse vers le passé. Certains angles mouvants, certaines perspectives fuyantes nous permettent d’entrevoir d’originales conceptions de l’espace, mais cette vision demeure fragmentaire. »2 La Ville s’est engouffrée dans une pensée normative dont sont issus des objets moyens s’adressant à la moyenne des comportements stéréotypés humains. La vision globale de l’univers urbain ne peut rassembler les conceptions spatiales originales, 1 Ivain Gilles, 1958. 2 Ibidem. 119


Troisième éros

car noyée dans un tissu d’archétypes du quotidien, dans un tissu des lieux normés pour la norme. Ce constat n’est pas nouveau, depuis longtemps il semblerait qu’« une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation. Chacun est hypnotisé par la production et le confort — tout-à-l’égoût, ascenseur, salle de bains, machine à laver. »3 Cette banalisation du paysage découle de diverses mesures devant apporter à tous un confort de vie. Une lutte pour la salubrité qui dépasse ses prérogatives initiales et qui instaurera une ville matérialiste où les objets répondant à des besoins sont plus importants que l’habitant lui-même. Gilles Ivain est désespéré par cette situation où les Hommes n’ont plus aucune relation. Il met en parallèle un élément qui relève des sentiments et un élément qui relève de la consommation de masse afin de décrire cet État de la ville : « Entre l’amour et le vide-ordure automatique la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordure. Un revirement complet de l’esprit est devenu indispensable, par la mise en lumière de désirs oubliés et la création de désirs entièrement nouveaux. Et par une propagande intensive en faveur de ces désirs. »4 Il semble que la ville, tout entière, n’a su prendre le chemin des sens. Son centre s’est cristallisé dans un mouvement de conservation du patrimoine architectural. Ses marges sont de plus en plus floues et s’étendent dans une frénésie irrationnelle et informe. La banlieue, ne correspondant que très peu aux aspirations d’habitants fuyant le centre-ville muséifié, est l’apologie de cette ville obsolète et difforme. L’ensemble des taches architecturales isolées ne forme pas une urbanité emplie de sens et « le mouvement moderne, qui a extrait l’architecture de la ville pour la lui rendre ne lui remet qu’une architecture qui la nie dans son principe et qui se pare, comme tout ce que l’isolement énerve, de 3 Ibidem. 4 Ibidem. 120


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toutes les vertus curatives. Nous avons donc ce paradoxe d’un âge d’or de la forme qui a exclu de son programme toutes les formalités du tissage urbain. »5 Jean Christophe Bailly nous donne une piste de projet. Celui-ci s’oriente vers un retraçage de la ville afin que le tissu participe réellement à un projet urbain paysager. Il invite, un peu ironiquement, à réellement considérer la banlieue comme arrière-salle de la ville et « si la banlieue est la coulisse de la ville (son dépôt, sa réserve, ses brouillons), alors il faut qu’elle la devienne vraiment, il faut la faire coulisser. »6 La réinventer formellement semble indispensable afin d’opérer un virage conceptuel, car « le devenir-ville de la banlieue n’est pas à comprendre comme un procès mimétique qui aurait pour fin de ramener la banlieue à la ville, de la plier de force à des traits reconnus, mais comme un panoramique qui ferait entrer en contact le hors-champ dans le champ, en une transition perpétuellement tendue. »7 La plupart des disciplines théorisées tournées autour d’un aménagement urbain de moyennes et grandes échelles ont été démocratisées que très récemment. De plus en plus de professions nouvelles s’attachent à ces problématiques et se développent sur ce créneau. Urbaniste, Architecte-paysagiste, Designer urbain, Architecte, Géomètre, Génie civil, tous ces corps de métiers touchent ou commencent à s’intéresser à la pratique du paysage. Elles essayent de donner un nouveau souffle à cette discipline ancestrale de l’urbanisation en y intégrant les nouveaux enjeux paysagers et de développement soutenable. Leurs approches contemporaines, innovantes dans la démarche et aussi parfois dans la morphologie de la ville, se voient bien souvent brimées par l’ensemble des échelons institutionnels trop frileux. 5 Bailly Jean Christophe, 2013. 6 Ibidem. 7 Ibidem. 121


Troisième éros

VILLE PUDIBONDE Les disciplines contemporaines traitant de paysage, d’autant plus en milieu urbain, se doivent d’avoir une vision prospective, à long terme, et modulable. Certains théoriciens l’ont bien compris, et proposent des projets innovants tournés vers un demain lointain. Ils nous offrent, à travers une clairvoyance fine quant aux grands enjeux de demain, des intentions fortes, parfois peu applicables littéralement, mais qui ont le mérite de questionner notre société et d’avoir de réels engagements politiques. Certaines collectivités ont rapidement saisi les enjeux de ces prospections et proposent des concours d’idée ouverts à tous afin de s’interroger sur leur territoire d’application. Cependant, ces institutions, soucieuses de ces grandes questions, sont une minorité dans l’univers de la réflexion territoriale. L’aménagement d’un territoire reste la plupart du temps, dans une hiérarchie cloisonnée très stricte avec peu de possibilités quant à l’imaginaire projectuel. En effet, la pyramide conventionnelle du projet de paysage définit un maître d’ouvrage1 commandant à des penseurs, maître d’œuvre2, un projet livrable comportant une commande clairement définie, un programme. Ce sont donc les institutions publiques, locales ou de l’ordre de l’État, qui via les fonds monétaires publics, décident de la réalisation d’un projet. Ces mêmes institutions, élues par les citoyens votants, doivent servir au bien-être de la collectivité. Si par malheur, l’équipement, pourtant de plus en plus réalisé dans la concertation 1 Collectivités locales ou État 2 Architectes, urbanistes, paysagistes... 122


Ville lassante

avec les habitants directement impactés, ne convenait pas aux administrés, les personnalités politiques porteuses du projet risquent de se faire éjecter au mandat prochain. Ainsi, nous comprendrons que l’ensemble de la classe politique reste frileux quant aux avancées autour de la réflexion territoriale afin de ne pas froisser leur électorat. Cette frilosité se retrouve dans l’acceptation des pratiques dans l’espace urbain. Afin de satisfaire toutes les personnes, souhaitant jouir des possibles qu’offre la ville sans pour autant avoir les inconvénients liés à la densité, les institutions s’arment d’outils réglementaires pour mener des actions contre ce qui pourrait déranger une minorité de citoyens. La pudibonderie des institutions s’acharne à assainir l’espace public, mais aussi à éradiquer de la ville toutes les pratiques considérées comme marginales, dont les pratiques érotiques font partie. Ces actions sont vaines, car ces paysages, regroupant les pratiques marginales, ne s’évanouissent pas totalement et se régénèrent en périphérie urbaine. L’habitant des villes a communément accepté « qu’il y a des quartiers tristes, et d’autres agréables. Mais ils se persuadent généralement que les rues élégantes donnent un sentiment de satisfaction et que les rues pauvres sont déprimantes, presque sans plus de nuances. »3 En plus des outils réglementaires, les institutions publiques possèdent des outils interventionnistes utilisés afin d’intervenir sur les espaces vagues. Ces actions concrètes ont pour but de bannir les usages non conventionnels qui se déroulent dans les espaces publics. Elles aménagent les lieux de manière radicale, soit en dégageant les espaces leur semblant assez confinés pour se dérober aux yeux des autres utilisateurs, soit en bloquant l’accès par des systèmes anti-intrusion à ces lieux. « Guy Di Méo (2004) appelle cette proscription de certains usages par le gestionnaire grâce à des 3 Debord Guy, 1955. 123


DÉFENSE D’AFFICHER. D’ACCORD // Troisième éros Anonyme // 2012

Visible dans le Septième arrondissement de Paris, cette affichette « D’ACCORD », issue des collages du streetart, a été installée en dessous d’un panneau officiel interdisant l’affichage. Démarche ironique, le streetartiste a surement souhaité se moquer de l’ensemble des interdictions induites par la ville. Cette pratique du collage est passible de poursuites judiciaires au même titre que les graffitis et tags. De nos jours, certains street-artistes se sont vu sacraliser au rang d’artistes internationaux malgré les interdictions.124


Ville lassante

interventions spatiales la « territorialisation par le haut ». »4 Cette « territorialisation par le haut » est au cœur de la politique actuelle de la Ville s’efforçant, à travers certains grands projets de renouvellement urbain, de lisser les aspérités propices à la rêverie afin d’aseptiser l’ensemble de l’espace urbain. Les projets en place se veulent à l’image de la loi Solidarité Renouvellement Urbain, adoptée depuis l’année 2000 par le ministère de l’Équipement, des Transports et du Logement, qui se concentre uniquement sur le thème « Habiter, se déplacer… vivre la Ville ». Cette loi répond surement au plus juste sur ces deux thèmes, mais se montre un peu réductrice quant aux réels besoins des pratiquants d’un espace urbain. Certaines pratiques liées à l’érotisme dans le milieu urbain sont cependant acceptées par les acteurs institutionnels, notamment dans les quartiers érotiques rationalisés, comme Pigalle à Paris ou le quartier Rouge à Amsterdam. Il semblerait que cette acceptation soit principalement due au développent d’une économie rentable comparativement aux plaintes des riverains. Pour exemple, la ville de Bonn en Allemagne a installé un horodateur à prostituées dans une zone industrielle afin de légitimer l’installation de deux cents travailleuses. Le débat en France reste ouvert. Récemment, le principe des maisons closes a été évoqué. Cependant, certaines associations, défendant les droits de ces travailleuses du sexe, se sont manifestées contre en raison d’un refus de « mis à l’écart de l’espace public dans des endroits fermés et espaces réservés ou cachés. Nous faisons partie de cette société et nous voulons que nos lieux de travail soient des espaces ouverts à tout public adulte et non des maisons closes. »5 Il semblerait que les collectivités locales n’ont trouvé qu’en réponse à l’érotisme dans les espaces publics qu’une 4 Lassaube Ulysse, 2013. 5 Zarachowicz Weronika, Iacub Marcela, 2008. 125


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rentabilisation financière. Celles-ci n’ont pas pris conscience que l’érotisme, au-delà des législations en vigueur dans les États, pouvait alimenter le projet urbain de paysage.

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Ville lassante

ÉROTISME AU CŒUR DU PROJET La ville semble le lieu de toutes les frustrations. L’appel de l’érotisme est constant. L’ensemble des publicités et les lieux de rencontres incitent. Cependant, la législation et les nouveaux aménagements territoriaux interdisent toutes satisfactions possibles. La ville semble avoir atteint le paroxysme de la contradiction et « ce qui a été refoulé, par la problématique des forces productives dominant l’urbain, en tout système sociopolitique, concerne désormais une masse si importante de la société, des dimensions si essentielles de ses raisons d’être, qu’un renversement semble inéluctable, ou, tout au moins, inéluctablement à l’ordre du jour ».1 Peut-être qu’un érotisme moteur de réflexion autour du projet peut servir de catalyseur afin de réinventer ce modèle urbain que nous avons vu obsolète, et participer au renversement urbain. Car, l’érotisme, installé au cœur du dessein de la ville, « face à la panne d’imaginaire qui frappe la prospective urbaine, l’exploration de telles « terrae incognitae » peut faire sens, et servir de déclic à d’autres morphologies urbaines… »2 Cette orientation de développement urbain n’est pas nouvelle, et il semblerait que quelques auteurs recommencent à développer ce concept de ville reérotisée. Certaines bases de la réappropriation par les sens du paysage urbain ont été décrites comme une « vision nouvelle du temps et de l’espace qui sera la base théorique des constructions à venir (…) où seraient réunis systématiquement, outre les établissements indispensables à un minimum de confort 1 Médam Alain, 1971. 2 Gargov Philippe, 2012 127


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et de sécurité, des bâtiments chargés d’un grand pouvoir évocateur et influentiel, des édifices symboliques figurant les désirs, les forces, les événements passés, présents et à venir. Un élargissement rationnel des anciens systèmes religieux, des vieux contes et surtout de la psychanalyse au bénéfice de l’architecture se fait plus urgent chaque jour, à mesure que disparaissent les raisons de se passionner. En quelque sorte chacun habitera sa « cathédrale » personnelle. Il y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues, et des maisons où l’on ne pourra qu’aimer. D’autres attireront invinciblement les voyageurs… »3 Ces théoriciens sont bien plus portés sur l’émoi des sens que peut procurer la ville. L’urbain se doit de penser à l’excitabilité des sens pour ceux qui seront réceptifs sans pour autant débrider l’ensemble d’une société urbaine. Cette avidité envers ce sujet peut être réfutable ou respectable pour une nouvelle ville, mais celle-ci a « le mérite de faire débat. La masturbanité (ndlr, néologisme inventé par l’auteur de cet article afin de décrire un érotisme urbain particulier) s’impose ainsi (…) comme un « objet de controverse » susceptible de stimuler la créativité urbaine. Et logiquement, quand le sujet arrive sur la table, une question revient toujours : « Pourquoi ? » Question légitime, évidemment, à laquelle je ne peux que répondre : « Et pourquoi pas ? » »4 L’érotisme semble être potentiellement, au cœur d’un projet urbain, cohérent. Celui-ci peut interroger les pouvoirs publics, mais aussi apporter de réelles solutions face aux problèmes de la ville, de l’ennui et de la pudibonderie. Cet érotisme, s’il est traité comme un besoin primaire, nous en sommes convaincus, pourra participer à la création d’espace de sens et de convivialité. Les espaces érotiques réincorporent au cœur de la ville le fantasme nécessaire aux citadins afin de se projeter dans le lieu des possibles. 3 Ivain Gilles, 1958. 4 Gargov Philippe, 2012. 128


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III // II

ÉROTISME COMME BESOIN PRIMAIRE La ville est construite afin de répondre à certains besoins et aspirations. Ceux-ci sont listés selon des primautés considérées comme prioritaire donc essentielles ou secondaires relevant plus de la distraction. Se loger, se déplacer, travailler, consommer sont les besoins primaires qui façonnent majoritairement la ville. Il semblerait que les autres besoins, que sont le divertissement, la rêverie, l’érotisme n’ont jamais été pensés comme des besoins pouvant former la ville. En ce qui concerne l’érotisme, l’« objectif est de dévoiler l’importance des expériences sensuelles dans l’espace public de la ville moderne. [...] Le sexe, bien qu’étant l’un des besoins les plus évidents de l’Homme, n’a quasiment jamais été problématisé dans la construction de nos villes. »1 Certains philosophes et psychologues ont depuis longtemps défini le besoin d’imaginaire érotique comme primordial. Épicure définissait les variations des plaisirs et la recherche de l’agréable comme un désir naturel de premier ordre. Ceux-ci associés aux désirs nécessaires, ataraxie, aponie, et la vie, sont censés mener vers le bonheur. Cette philosophie ne correspond en rien à l’acceptation contemporaine de l’adjectif épicurien. La doctrine prône l’équilibre entre joie, tranquillité, et autosuffisance. « Le plaisir est le bien, et les vertus servent d’instruments. La vie selon le plaisir est cependant une vie de prudence, de vertu et de justice. »2 Abraham Maslow, psychologue, a défini la théorie de la motivation humaine dans les années 1940. La pyramide des besoins, attribuée 1 Gargov Philippe, 2011. 2 Épicure, Lettre à Ménécée, 1er siècle av. J.-C. 131


Troisième éros

à tort à Maslow, est une interprétation de sa théorie. Elle définit cinq besoins, physiologie, sécurité, appartenance, estime, accomplissement de soi, essentiels à la réalisation de l’être. La sexualité et l’érotisme, comme dans la doctrine d’Épicure, font partie de la base dans cette pyramide et donc des besoins primaires qu’elle définit. L’érotisme semble être une notion que nous pouvons intégrer dans les besoins primaires. Il peut être défini sur le même plan, et même être à l’origine de certains comportements comme travailler, se déplacer, consommer. L’agitation des sens tournés vers un érotisme urbain est l’un des besoins humains le plus naturel et évident qui n’a presque jamais été intégré dans la réflexion urbaine. Pourtant, la notion d’excitabilité de l’imaginaire peut vraiment apporter une autre dimension à la ville. L’ensemble de la classe politique devrait peut-être s’attarder sur ces notions, car « nous essayons de trouver comment les villes peuvent être plus performantes, en comprenant et en exploitant le regard que nous portons sur la sexualité, en constante évolution. [...] Cela signifie aussi qu’une autre manière de composer nos villes est nécessaire. En poussant la réflexion à l’extrême, nous pourrions même avoir besoin d’espaces érotisés. Sur ce point, les acteurs urbains se montrent profondément pudibonds. »3 Certaines villes ont déjà fait le pari d’une spatialisation poussée à l’extrême d’un besoin non primaire. Elles se sont aménagées, dans un premier temps, comme un temple du divertissement et ont développé, dans un second temps, de multiples activités annexes. Ces villes sont ainsi comparables, avec un rayonnement beaucoup plus important, à l’attractivité des plages érotiques du Sud-Ouest décrites précédemment par Yves Raibaud. Les villes du divertissement et notamment des jeux d’argent sont des lieux de 3 Gargov Philippe, 2011. 132


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liberté totale et l’« on sait que plus un lieu est réservé à la liberté de jeu, plus il influe sur le comportement et plus sa force d’attraction est grande. Le prestige immense de Monaco, de Las Vegas, en est la preuve. [...] Pourtant il ne s’agit que de simples jeux d’argent. Cette première ville expérimentale vivrait largement sur un tourisme toléré et contrôlé. Les prochaines activités et productions d’avantgarde s’y concentreraient d’elles-mêmes. En quelques années elle deviendrait la capitale intellectuelle du monde, et serait partout reconnue comme telle. »4 À l’instar des villes de divertissement, une ville érotique pourrait, elle aussi, créer un pôle d’attractivité très fort. Devenir dans un premier temps espace d’expérimentation, un espace des sens, qui évoluerait vers le lieu du bien-être et du mieux vivre en ville.

4 Ivain Gilles, 1958. 133


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ESPACES DES SENS, ESPACES DU BIEN ÊTRE L’érotisme, intégré à la genèse de la conception territoriale, pourrait avoir sur les populations urbaines des effets positifs. Nous l’avons vu, certaines villes, principalement aménagées pour un besoin non considéré comme primaire, ont su se développer et construire une véritable nouvelle image d’urbanisme. Certes, ces espaces de liberté, fondés sur le jeu, peuvent être fortement décriés, mais ont le mérite de participer à la réflexion dans leur fondement, dans leur persistance, et dans leur accroissement. La ville construite comme érotique possèdera une configuration, des espaces architecturaux et des espaces publics, non neutre. Les sens seront toujours en éveil et les principaux moteurs de l’appropriation urbaine. Gilles Ivain, dans son article publié dans le premier numéro de l’internationale situationniste, mentionne que la ville pourra devenir pour chacun une « cathédrale » personnelle. Une ville qui regroupera des espaces qui font rêver mieux que des drogues, des lieux pour aimer. Les espaces érotiques urbains se regrouperont non plus dans les espaces vagues, mais dans des microcosmes aménagés qui seront l’endroit où le corps et le lieu peuvent réellement s’éprouver. C’est dans cette configuration particulière que « la symbiose entre l’homme et l’espace construit de longue date se produit non dans les pleins mais dans les creux. La rue est un théâtre à scènes simultanées. » En effet, « tout ce qui, dans la ville, se dessine en creux est un espace de rencontre. »1 1 Pétonnet Colette, 2002. 134


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Le paysage urbain s’incarne par les corps qui le parcourent et l’investissent. Il les excite par les différentes ambiances confortables ou désagréables, aussi bien sur le plan physique que psychologique. Cet érotisme lié à l’espace est un moyen pour l’Homme d’accéder à ses aspirations rêvées. Un projet intégrant les notions d’érotismes participera réellement à l’instauration d’espaces du bien-être prôné par les politiques urbaines. Il permettra un dépassement des habitudes prises dans la ville ennuyeuse ainsi que de contrer la normativité globale. Les espaces érotiques, de par leur capacité à susciter les sens, deviennent un lieu de rêve puis un lieu d’appropriation physique et mentale. La simple pensée que l’habitant puisse, s’il le souhaite, s’y rendre participera au bienêtre en ville. Ces lieux de liberté, comme l’étaient les jardins historiques, participeront à l’épanouissement des citadins. La nature en ville semble l’élément le plus simple à mettre en œuvre, afin de répondre à une demande d’espace à échelle humaine comportant des espaces de divagation des sens, ainsi que l’élément le plus apte à recevoir des comportements marginaux parfois dommageable pour les lieux architecturés. Depuis longtemps, la ville durable est associée à une nature urbaine qui la rend désirable. Lise Bourdeau-Lepage et Élisabeth Tovar ont réalisé et analysé des cartes des niveaux de bien-être en Île-deFrance. Celles-ci nous « montrent qu’il ne suffit pas, loin s’en faut, de résider à proximité d’un espace naturel remarquable pour ressentir un « bien-être » durable. Même si on ne peut que saluer le travail remarquable de l’équipe des parcs départementaux de la Seine-Saint-Denis, c’est dans ce département que se concentre le développement du « mal-être ». Ainsi, le parc départemental de la Courneuve, avec ses 415 hectares particulièrement soignés, peine à tirer l’image d’une commune marquée par la construction de la cité des 4000, dont « l’espace déshumanisé » angoissait déjà en 135


L’Inconnu du lac // Alain Guiraudie // 2012 Troisième éros

Les lieux de drague masculine sont récurrents dans les films d’Alain Guiraudie. Dans l’Inconnu du Lac, le cinéaste nous propose un regard sur un espace érotique de socialisation. Le film se déroule essentiellement sur une petite plage publique enclose, de rochers et d’une forêt, où les personnages se retrouvent chaque jour dans un rythme redondant. Les protagonistes sont principalement des hommes qui viennent chercher des rapports sexuels entre hommes. Cependant, le cinéaste nous présente d’autres aspects annexes à l’activité sexuelle se déroulant, à l’abri des regards, dans les bois. En effet, la plage reste le lieu d’activité sociale non marginale comme la discussion, le bronzage, les jeux de 136 plage, la baignade…


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1961 le paysagiste de l’opération, Jacques Sgard. »2 Cette nature est toujours mise en avant dans le processus de séduction et se retrouve dans toutes les images, réalisées par d’habiles perspectivistes, qui promeuvent les projets d’urbanisation. Elle cache, par une surabondance de rêverie bucolique associée à une cohorte de familles bien heureuses, les manques et les imperfections de la réflexion urbaine. Les espaces verts sont de réelles aménités pour la ville et ils participent au bien-être des citadins. Cependant, plus l’attention portée à ceux-ci est grande, en terme de conception et de réalisation, plus ils influent sur la hausse d’un niveau de vie d’un quartier. Ces nouveaux quartiers où un tissu paysager comporte des lieux de nature ne deviennent qu’accessibles aux classes sociales les plus aisées. La ville désirable ne correspond que peu à la ville érotique, car ordonner des objets architecturaux autour d’espaces verts ne suffit pas à éveiller les sens. Les usages de l’habitant sont fondamentaux dans la réflexion autour des espaces érotiques. L’espace architectural et la nature en ville conduiront à la création de lieux des sens, stimulé ou reconquis, des espaces de bien-être à la fois individuel et collectif. L’espace des sens est du bien-être n’est pas centré sur l’individu seul. Ces lieux érotiques participeront à une socialisation. Ces zones peuvent participées à la création de relations entre les habitants d’une ville qui dans l’absolu ne sont pas amenés à se rencontrer. Les lieux de la socialisation permettent les rencontres inattendues, « mais attention, il faut faire la part des rencontres fortuites, de l’inattendu, de la surprise. Les opportunités de rencontre ne se décrètent pas. Il ne suffit pas d’aménager des espaces de rencontre qualifiés pour que les gens partagent l’espace. La rencontre implique libre appropriation de l’espace. Dans la ville traditionnelle, note l’auteur : « Les rues s’ouvrent à l’intérieur 2 Guet Jean-François, 2011. 137


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de l’espace bâti sans provoquer de rupture entre le dehors et le dedans. » De sorte que « les logements sont l’aboutissement dû dehors qui se clôt sur l’intimité, comme la rue et la place sont les prolongements ouverts du logement. » Pour autant, « proximité ne signifie pas côtoiement obligatoire. »3

3 Pétonnet Colette, 2002. 138


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FANTASMES NÉCESSAIRES À L’APPROPRIATION La notion d’érotisme participe réellement à la concrétisation d’un mieux vivre en ville. La conception d’espaces érotiques peut mener à la sociabilisation de personnes, qui ne sont pas forcement amenées à se rencontrer, néanmoins ces comportements ne sont pas prévisibles dans leur totalité. En effet ces lieux aménagés pour l’appropriation par les sens et la projection mentale n’impliquent pas forcément l’appropriation physique et donc la rencontre entre habitants. Cependant, les espaces érotiques participeront certainement à la libération des citadins de l’emprise des décideurs publics qui aménagent les lieux sans connaître l’ensemble des pratiques inféodées à un espace de vie. Dans les espaces urbains, lieux préhensibles par la vue, les individus se remémorent des bribes de leur passé et certaines images personnelles. Cette projection mentale crée des relations émotionnelles entre espace, inconscient, et imaginaire. Les lieux conçus comme érotiques participeront à une appropriation spontanée sans léser l’identité des habitants qui pourront ainsi s’y projeter. Cette attribution individuelle ou collective participe aux notions d’identification et de qualification des espaces de partages communs. Par l’appropriation possible des espaces érotiques, les utilisateurs peuvent créer une image mentale ou physique personnelle positive de leur environnement de pratiques. L’appropriation n’implique pas la domination d’un espace par un ensemble social, celle-ci s’efforce, dans la mesure du possible, de conserver le lieu de la projection identitaire. 139


Troisième éros

Une forme de socialisation s’engrange, parfois avec des heurts et conflits de territorialisation de la pratique, spontanément autour de l’espace érotique approprié. De ce partage raisonné d’un lieu ressort des aménagements réfléchis ou spontanés dû à la pression sur l’environnement. Les espaces érotiques pourront être façonnés instinctivement aux grès de la marche, des jeux, et de l’installation temporaire des pratiquants. La création de sentiers, clairières, alcôves, participe à une forme d’appropriation de l’espace partagé qui deviendra une extension de l’espace intimiste de la personne. En plus d’une posture spatiale façonnant le territoire, l’espace érotique peut être le réceptacle de réelles constructions rationnelles. Se sentant libérés de la pression de la Ville comme institution répréhensible, certains usagers du lieu s’accorderont le droit d’aller plus loin dans l’appropriation par l’installation de systèmes spatiaux. Les usagers seront de plus en plus aptes à gérer ce lieu en les gardant intacts et en proposant une vision positive de l’espace habité. À l’inverse, certaines actions des pouvoirs politiques ou parfois de la pratique même du territoire pourront dénaturer les espaces érotiques partagés. Une réduction de l’espace de la pratique spontanée, la mise en place d’une réglementation, l’instauration de barrières physiques, participeront à la désintégration du lieu des possibles et donc de l’espace participant au mieux vivre en ville. Les actions des collectivités peuvent accompagner, consciemment ou inconsciemment, le processus d’appropriation ou alors concourir à sa régression. Nous pouvons prendre comme exemple la gestion végétale des collectivités. Celle-ci, souvent sévère, réduisant le volume des végétaux ou le supprimant totalement, participe à la dénaturation d’un aménagement réalisé spontanément et réduit ainsi leur capacité à créer des zones intimes. 140


Urbanité d’atour érotique

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Entr’acte

ENTR’ ACTE : DES PROJETS INFORMATIQUES Les pratiques humaines dans les espaces publics sont instinctivement captées par les actions des aménageurs publics. Les corps se sont déconnectés des aspirations spatiales et culturelles qui leur étaient propres afin de se formater sur des lieux mono-tâches. Cette rationalisation des mouvements, orientés par des stratégies d’agencements urbains, s’apparente à la création de programmes informatiques. Durant les années 80, des architectes-urbanistes, comme le groupement Archigram, se tournent vers les réflexions relatives à la position de l’humain dans l’univers urbain. Afin de décrire ce qui pourrait s’apparenter à une utopie de ville, possédant les qualités d’un remplissage changeant et éphémère avec une composition immobile et pérenne, ceux-ci inventent les notions prises du vocabulaire informatique de sofware/hardware. Ces notions seront reprises par l’agence d’architecture néerlandaise Crimson Architectural Historians qui scindera le domaine d’action de l’urbanisme en trois notions : Hardware, software et orgware. « Hardware pour ce qui concerne les propositions de transformations physiques de l’environnement bâti, software lorsque l’enjeu est la production de concepts et de théories sur la ville, et enfin orgware quand il s’agit d’un travail d’influence sur les organisations et les structures qui détiennent le pouvoir de faire la ville. »1 Les trois notions définies s’influencent directement dans les processus de création de l’espace urbain. Celles-ci 1 Didelon Valery, 2011. 142


Entr’acte

devraient, dans la suite du mouvement Archigram, procurer une cohérence fonctionnaliste au détriment d’une conception formelle dans le but de laisser un maximum d’adaptabilité, toujours sous l’égide d’une gestion institutionnelle, des espaces vécus. Cependant pour l’agence Crimson, l’orgware est devenu la matière principale induisant la formation des villes. Ainsi, l’orgware montre que la ville est principalement une entité politisée qui se marchandise et se négocie entre les différents acteurs de l’aménagement. La prédominance de l’orgware, au détriment du hardware et du software, incite la ville à s’orienter, non pas vers des espaces optimisés et fabriqués pour le plaisir des corps, mais plutôt vers des lieux uniformisés résultat des stratégies opposées.

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Troisième éros

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Concrétisations spatiales

III // III

PAYSAGISTE DU DÉSIR La ville devrait être nécessairement érotique afin de faire fantasmer ses habitants. L’émoi des sens mène vers un mieux-être dans l’univers urbain. Les architectes ont théorisé cette pensée et se sont penchés sur les possibles de la ville érotique. Dans son ouvrage Architecture and Disjunction, l’architecte Bernard Tschumi nous décrit l’importance des sens dans la concrétisation des projets architecturaux. Il propose de réinventer l’architecture grâce aux paradoxes qui la composent et qui peuvent amener à une expérience du plaisir : un plaisir érotique. Bernard Tschumi expose sa pensée en indiquant qu’« aussi longtemps que la pratique sociale rejette le paradoxe entre espace idéal et espace réel, l’imagination (c’est-à-dire, l’expérience intérieure) est peut-être le seul moyen qui permette de la transcender. En changeant les attitudes qui prévalent dans le rapport à l’espace et à son sujet, ce rêve d’un au-delà du paradoxe peut même offrir les conditions d’un renouvellement des comportements sociaux. De la même façon que l’érotisme est davantage le plaisir de l’excès que l’excès de plaisir, la solution du paradoxe est le mélange imaginaire entre la règle de l’architecture et l’expérience du plaisir. Le Paradoxe Architectural. »1 L’architecture recèle d’objets architecturaux exclusivement tournés vers les sens et le plaisir de la pratique de l’espace. Et les penseurs de l’espace politisé, comme Gilles Ivain, ont narré une manière d’essayer de construire la ville vers une cartographie des sens. Celui-ci nous propose, grâce à un savant assemblage 1 Tschumi Bernard, 1994. 145


Troisième éros

de formes architecturales poétiques connues, d’envisager la ville « sous la forme d’une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs, etc… Ce serait le stade baroque de l’urbanisme considéré comme un moyen de connaissance. Mais déjà cette phase théorique est dépassée. Nous savons que l’on peut construire un immeuble moderne dans lequel on ne reconnaîtrait en rien un château médiéval, mais qui garderait et multiplierait le pouvoir poétique du Château (par la conservation d’un strict minimum de lignes, la transposition de certaines autres, l’emplacement des ouvertures, la situation topographique, etc.). Les quartiers de cette ville pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l’on rencontre par hasard dans la vie courante. »2 À de multiples reprises, la majorité des acteurs traitant de l’espace s’est attelée à théoriser et à réaliser des lieux dédiés aux sens. La discipline du paysage, représentée majoritairement par les Architectes Paysagistes, ne semble pas avoir pris en compte l’importance de ce domaine de compétence. Les Paysagistes Concepteurs ont un savoir-faire à part entière proche de l’Urbaniste, mais avec « une culture qui prend son origine entre la ville et la campagne, rend le paysagiste concepteur le plus apte à faire du site le guide du projet, à privilégier les relations sur les objets, à traiter les articulations, et aussi à reconquérir les espaces déstructurés. »3 De plus, le paysagiste, traitant d’espace collectif pouvant façonner la ville d’une manière différente, a les compétences appropriées et dispose de ce savoir-faire qui « n’est pas seulement technique, puisqu’il sait intégrer la dimension subjective, culturelle et sociale du paysage, et mettre en œuvre sa propre créativité ; ni seulement architectural, puisqu’il connaît le végétal, le sol, l’eau, et aussi la complexité, l’évolution et l’incertitude d’un milieu 2 Ivain Gilles, 1958. 3 Fédération Française du Paysage, 2009. 146


Concrétisations spatiales

vivant. »4 Les jeunes paysagistes en formation, dans les écoles de paysage, acquièrent l’ensemble des compétences afin de traiter du sujet de l’érotisme dans l’espace urbain. Chaque étudiant est formé comme un concepteur spatial ayant les capacités pour imaginer et transformer de manière matérielle l’espace des pratiques. Il semble aussi qu’il a les capacités d’entreprendre des recherches, « d’expliciter les processus naturels et sociaux qui déterminent les paysages et leurs dynamiques ainsi que le lien culturel et symbolique qui unit les hommes à leur espace. Il est enfin un médiateur, capable d’exprimer et de mettre en débat les enjeux du paysage dans une démarche pédagogique pour concevoir de nouvelles représentations susceptibles de fonder un projet de paysage partagé. »5 Les Paysagistes détiennent toutes les compétences afin d’analyser et concevoir des paysages liés à l’érotisme, car avec leurs formations, ainsi que leurs expériences professionnelles, ils « développent ainsi un esprit d’analyse et de synthèse permettant d’établir un état des lieux de l’existant et d’imaginer des projets de paysage redonnant du sens au site dans un souci de cohérence territoriale et de service aux usagers. »6 L’aspect sensible ainsi qu’une sorte de subjectivité apparaissent comme la base de la profession d’Architecte Paysagiste. L’érotisme est l’un des domaines le plus subjectifs faisant interagir les sens. Il paraît étonnant que les penseurs ou professionnels, de formation paysagère, se soit aussi peu attaché à la réalisation d’un projet, théorique ou physique ayant pour principal concept l’érotisation de la ville. La fédération des Architectes Paysagistes, qui reste encore un statut relativement récent, peine parfois à défendre sa légitimité 4 Ibidem. 5 ENSP bordeaux, 2007. 6 ENSP Versailles, 2014. 147


Troisième éros

dans le domaine de la conception d’espace urbain. L’érotisme et les notions connexes peuvent être des entrées supplémentaires afin de combler certaines lacunes de ce domaine d’application.

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Concrétisations spatiales

PROJETS ÉROTIQUES Un rapport charnel entre l’individu-usagers et les espaces publics constituera l’essence même du travail des aménageurs du paysage. L’architecte-paysagiste Michel Pena travaille déjà avec ces notions en évoquant le fait que le paysage « est une expérience sensorielle et plus encore peut-être : une expérience érotique du monde. (...) Vivre le paysage, c’est sans aucun doute pouvoir bien profiter de son corps (...). »1 Cependant, celui-ci se positionne dans une démarche de rendre la ville plus sensuelle par la création de jardins : « Ce que j’aime, c’est donner de la sensualité à la ville. C’est pour ça que je fais des jardins, ça sent bon, c’est humide, tu es bien, c’est un petit coin de bonheur. C’est ça qui me plait. »2 Le projet d’érotisation de la ville utilise bien évidemment la matière jardin comme outil, mais ne doit pas s’en contenter. Le projet érotique aura pour principales caractéristiques la construction et la hiérarchisation des transitions spatiales qu’elles soient paysagères, urbanistiques, ou architecturales. Ainsi, comme dans les jardins où l’érotisme prenait une place dans la conception d’espaces de vie, le projet érotique se devra de mettre en place des espaces libres de frontières en proposant l’installation de transitions diffuses et poreuses entre des espaces aux échelles différentes. Les espaces érotiques devront se décliner selon une multitude de morphologies qui prenne en compte l’accessibilité spatiale pour le plus grand nombre. De plus, cette multiplication 1 Pena Christine et Michel, 2005. 2 Ibidem. 149


Yves Brunier // Sans titre // éros 1986-1991 Troisième

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Concrétisations spatiales

Yves Brunier est un paysagiste qui porta un regard pluridisciplinaire nouveau et singulier. Il révolutionna, malgré sa brève carrière, le travail autour de l’aménagement du territoire grâce à une approche libre dans la conception associé à une attention forte pour les usagers de l’espace. Celui-ci, dans ses collages représentant des projets de paysage, intégrait souvent des espaces vagues libres d’appropriations. La présence d’individus lui est primordiale. Ils seront les principaux acteurs dans la construction et l’appropriation de ses 151 projets.


Troisième éros

des spatialités initiera spontanément à une ambivalence dans les usages. L’ambiguïté dans les pratiques sera génératrice d’une personnalisation de l’espace permettant de détourner un lieu selon plusieurs aspirations et d’initier plusieurs jouissances. La réinterprétation des notions de conception des jardins peut être un point de départ afin de définir les outils pour la réalisation de projet érotique. Ceux-ci, afin de rendre les espaces sans affectations premières et d’augmenter la notion d’ambiguïté, déclineront des jeux d’échelles entre le corps et des éléments du paysage. Ainsi l’agencement des connes de vue : perspectives, filtre, par-vues ; des jeux topographiques : ruptures de pente, différences de niveaux, buttes ; des jeux d’eau : bassins, fontaines, jets d’eau ; des objets équivoques : œuvres d’art, signalisations, mobiliers ; des abris : grottes, chambres de verdures, labyrinthes ; tous les éléments qui une fois spatialement agencés offrent des lieux pour voir, se montrer, susciter l’imaginaire, jouer, s’isoler, jouir. À l’échelle d’un territoire, cette succession d’espaces hétérogènes créés engrangera une porosité dans l’anatomie des villes. Les espaces publics seront, grâce aux espaces érotisés, réaffectés à leurs premières aspirations. Ils pourront de nouveau accueillir, mettre en relations les individus et susciter les sens du marcheur solitaire. Les corps érotisés exposeront leurs envies d’espaces de découverte. Le corps s’installant dans ces espaces érotiques sera le principal moteur de contradiction face aux institutions politiques. L’expérience érotique, proposée dans la réalisation de projets urbains ayant comme leitmotiv l’excitabilité de sens, devra passer par une certaine pédagogie des institutions publiques. L’institution formatée se doit de concéder une part de sa place dans le projet paysager érotique afin de mettre en avant la programmation spontanée de la part des usagers d’un espace. Cette mise à l’écart d’un programme institutionnel participera à la formation d’espaces de 152


Concrétisations spatiales

sens et de la construction de soi. Cette fabrication d’espaces vagues urbains contrecarrera les pratiques d’aménagement territorial qui fabriquent des espaces normatifs, normés pour une activité normale. Ainsi, le projet érotique s’orientera vers des espaces hors des pratiques conventionnelles de la ville où s’opérera une annulation des rapports de force entre les notions d’espaces publics ou privés, des lieux ouverts ou fermés, et des notions d’intérieurs ou d’extérieurs. Cette suppression des limites conventionnelles permettra la création, comme nous l’avons vu précédemment, d’espaces propices à l’appropriation spontanée offrant une diversité dans les pratiques et les usages érotique ou non.

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154


Conclusion

CONCLUSION La mise en lumière de la nécessité de créer des espaces d’appropriations mentales tournés vers l’érotisme peut déclencher les passions. Elle nous renvoie à cette opposition binaire sur la perception dominante d’un monde scindé en deux. D’un côté, l’espace privé, où toutes choses peuvent se dérouler, le fermé, le négatif, la perversion, le désordre, de l’autre côté, l’espace public, où toutes choses peuvent être réprimandées, l’ouvert, le positif, le convenable, l’ordre. Ces espaces publics, où tout semble de plus en plus homogène et lissé à grands coups de rénovation urbaine, n’acceptent pas la possible intégration d’espaces de sens, d’appropriations, de fantasmes reflétant pour certaines personnes des lieux dangereux et contraire aux mœurs. Cet ouvrage aura emprunté ses lettres de noblesse aux jardins historiques afin de démontrer qu’ils représentaient les premiers paysages paradisiaques d’érotisme et de rêves créer dans un but initiatique. Leurs morphologies secrètes, conçues et traversant les époques pour satisfaire de gentils hommes, étaient essentielles dans les rapports de visibilité et de représentation de l’individu à mi-chemin entre la sphère privée et la sphère publique. Certaines entités urbaines, possédant une morphologie sensiblement similaire à celle des jardins historiques, peuvent aussi être la toile de fond de projections mentales. Cette morphologie, qui n’est qu’un élément contribuant à l’érotisation d’un espace, est bien souvent assimilée à des lieux regroupant des pratiques marginales dommageables pour l’espace urbain. Cette confusion entre les 155


Conclusion

pratiques est à l’origine d’un amalgame et d’une mise à distance, par les institutions dirigeantes, des populations s’appropriant les espaces vagues. Ce rejet progressif des espaces publics, accueillant les pratiques considérées comme marginales, s’est vu précipité par la pudibonderie des institutions aménageant le territoire. La ville est devenue ennuyeuse après avoir réaménagé les lieux synonymes de pratiques peu conventionnelles. Cependant depuis quelque temps, certains penseurs de l’aménagement considèrent que l’érotisme a réellement sa place en ville. Cette notion doit même redevenir un besoin primaire afin de répondre aux problématiques contemporaines d’un territoire. La ville se doit de posséder une sphère fantasmagorique. La création de lieux érotiques induira une refonte morphologique de l’espace urbain avec pour principaux enjeux la création de lieux d’indépendances et d’égalités. Ces nouveaux espaces publics seront réaffectés à leurs premières aspirations d’accueil et de mise en relations entre les individus et entre l’individu et un espace capable de susciter ses sens. Cet ouvrage s’est principalement concentré, dans un premier temps, sur l’étude de morphologies paysagères passées. Dans un second temps, il s’est attardé sur les études sociologiques orientées vers les pratiques marginales se déroulant dans les espaces vagues. Puis, il s’est terminé sur l’évocation de prémices d’orientations projectuelles servant un possible et nécessaire projet urbain érotique. L’ennui de nos villes est né du non-renouvellement de la conception spatiale induit par des programmes homogènes qui ne sont plus adaptés aux aspirations futures des citadins. Celles-ci doivent retrouver leur caractère public. Nos villes, plus que d’endosser le rôle d’espace de réprimandes, doivent se diriger vers un avenir, à


Conclusion

court et à long terme, de liberté et de jouissance. Afin, de se réapproprier la ville, l’érotisation de l’espace public est nécessaire dans l’ensemble des formations urbaines futures rendant la ville résiliente et adaptable. La résilience des espaces érotiques permettra de retrouver, après dégradation, un fonctionnement et un développement spontané. L’adaptabilité permettra la modification en harmonie avec les changements d’appropriations auxquels les espaces peuvent être soumis. Si nous avons développé les concepts de projets érotiques, il semble indispensable de s’orienter vers une formalisation spatiale concrète. Le projet de paysage ne peut rester au stade d’écrit embryonnaire sans parcourir dans un premier temps les notions d’expérimentations grandeur nature, dans le but de vérifier les intuitions, puis de débuter la constitution d’un tissu d’espaces érotiques. Aménageur du désir au service de la ville subjective.



RECUEIL

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Mémoire de 3éme année École nationale supérieure de paysage de Versailles 2014 Audouy Michel


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