Présente - absence Redonner du poids à la mort Projet de crématorium sur l’île de Nantes
Maxime Sebileau « Habiter la Métamorphose, Mutations du CHU : la matière, le corps et l’architecture à l’épreuve du temps » Julien Perraud, Frédéric Péchereau, Jean-Louis Violeau, Stefan Shankland
ensa Nantes, janvier 2019
Remerciements
Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont accompagné lors de la réalisation de ce projet de fin d’études : Mathilde,
ma binôme de travail, ensemble nous avons pu mettre en collaboration nos différentes approches de conception architecturale ; le corps enseignant de l’option de projet “Habiter la métamorphose”, Julien
Perraud, Frédéric Péchereau, JeanLouis Violeau, Stefan Shankland pour
leur accompagnement chaque semaine ; Aurore et Armelle, mes deux colocataires
qui sont toujours disposées à m’apporter un regard extérieur quand je toque à la porte de leurs chambres ; enfin, mes parents et Célia pour leur patience, leur écoute et leur soutien infaillibles.
Avant-propos
L’option de projet « Habiter la Métamorphose, Mutations du CHU : la matière, le corps et l’architecture à l’épreuve du temps » nous plonge dans un futur proche, celui de la construction du nouveau Centre Hospitalier Universitaire sur la pointe Ouest de l’île de Nantes à l’horizon 2026. L’effet du temps sur la ville et sur le corps est au centre du débat. L’île de Nantes est un territoire en pleine mutation. La pointe Ouest de l’île comporte les derniers vestiges d’une activité industrielle disparue. Le déménagement du Marché d’Intérêt National en 2019 inaugure le chantier du futur hôpital. L’équipement hospitalier connaît lui-même une mutation dans son fonctionnement, son organisation et ses rituels. Là où le projet des architectes lauréats Art & Build se veut être ouvert sur la ville, la construction d’un tel équipement devient l’opportunité de ramener au coeur d’un espace urbain ce qui est actuellement en marge dans la ville contemporaine. L’hôpital est aussi le lieu où se produit le dernier souffle d’une majorité des habitants de sa ville. Or, la mort occupe une place particulière dans la société : bien que omniprésente et rendue spectaculaire dans les médias, elle est devenue taboue
et perd de sa visibilité dans l’espace public du quotidien. Les principales causes de mortalité, le changement démographique, ainsi que la place occupée par la religion produisent un véritable contexte de révolution sociétale dans notre rapport à la mort. C’est pourquoi mes réflexions s’orientent rapidement vers cette problématique. Le développement spectaculaire de la crémation m’incite à concevoir un équipement pour ce rituel funéraire. Mais comment redonner une place à la mort ? Comment mettre en exergue la mémoire des anonymes, les différentes temporalités du recueillement sur un site en pleine métamorphose urbaine ? Par la conception d’un crématorium sur l’île de Nantes, l’enjeu du projet est de redonner du poids à la mort, tel un oxymore : une “présente absence”. L’oxymore n’est donc pas qu’une figure de style et peut devenir une posture de projet.
Plan de la notice
Un nouvel hôpital relié à sa ville comme prémisse d’un retour de la mort dans la cité /p.11/
arrivée d’une machine hospitalière sur une île en métamorphose la ville contemporaine, reflet d’une distanciation vis-à-vis de la mort une opportunité pour mettre fin à la pornographie de la mort ?
L’évolution du rituel funéraire, un processus de dématérialisation de la mort /p.19/ vers un hôpital laïque une évolution des rites au sein de la société occidentale une demande croissante en crémation la nécessité d’un nouvel équipement post-mortem
Un site en “mouvement” /p.27/ l’opportunité d’une mitoyenneté hospitalière “un lieu de recueillement ? vous voulez dire l’espace détente devant la cafétéria ?” un “milieu” ligérien et végétal propice au recueillement l’inscription d’un équipement funéraire au sein d’un site en mutation ou en devenir : le secteur industriel Béghin-Say Se mettre à la proue : résurrection de la mort /p.43/
d’une expérience commune à une expérience individuelle faire monument pour redonner une place à la mort dans l’espace public
Un cube posé sur son socle /p.51/
fin du complexe de monumentalité et retour du sacré une forme architecturale acultuelle
Une scénographie pensée dans sa verticalité /p.61/ une temporalité du rituel repenser le crématorium face aux besoins contemporains la contrainte de séparation des flux : au nom de l’intimité du deuil et de la scénographie du rituel La légitimité du mur /p.69/
mise en lumière de la matière la géométrie et homogénéité face au vide le mur comme frontière entre une ville et un cosmos
Un nouvel hôpital relié à sa ville comme prémisse d’un retour de la mort dans la cité
Arrivée d’une machine hospitalière sur une île en métamorphose
En 2026, la pointe Sud-Ouest de l’île de Nantes voit s’installer le nouveau Centre Hospitalier Universitaire de la ville. Cette étape s’inscrit dans la phase III du projet urbain de l’île de Nantes, débuté il y a maintenant trente ans. Le marché de définition en 1999 et la construction du Palais de justice de Jean Nouvel en 2001 inaugurent le réveil d’une île traumatisée par la fermeture de ses dernières industries navales en 1987. Ce sont d’abord Alexandre Chemetoff et Jean-Louis Berthomieu qui sont choisis afin d’entamer la première phase de la transformation urbaine de l’île. La deuxième équipe, en considérant l’île de Nantes comme un véritable “métacentre”, initie le projet du nouvel équipement hospitalier sur ce territoire urbain. Depuis 2016, l’équipe composée de Jacqueline Osty et Claire Shorter est en charge de la troisième phase du projet urbain, qui se concentre sur la pointe Sud-Ouest de l’île avec l’arrivée de cet équipement hospitalier, mais aussi de logements et de parcs. Le CHU dessiné par le cabinet Art and Build architect se veut ouvert à la ville. L’équipe qui souhaite faire la ville 11
Un hôpital ouvert sur la ville - plan de masse de la phase 3 de l’île de Nantes
avec un tel équipement donne l’opportunité d’ouvrir davantage cette machine hospitalière à ses habitants. Réconcilier la ville avec son hôpital est l’occasion d’en dévoiler ses entrailles. Lieu de vie particulier : les équipes médicales accompagnent la naissance, la souffrance liée à la maladie, et la mort. En 2009, un rapport des Membres de l’Inspection générale des affaires sociales* rapporte qu’environ 58% des Français meurent dans un établissement de santé dont 49,5% dans un hôpital public ou privé et 8,4% en clinique privée. À contrario, 27% des personnes meurent chez elles. Ainsi, l’hôpital devient désormais la dernière maison d’une personne sur deux en France. la ville contemporaine, reflet d’une distanciation visà-vis de la mort
* LALANDE
Françoise, VEBER Olivier « La mort à l’hôpital », Rapport de l’inspection générale des affaires sociales, Inspection générale des affaires sociales, 2009
Par ailleurs, la mort a été mise en marge de la ville au cours de l’Histoire. La cité extirpe ses morts de ses murs à partir du 19e siècle, au profit des faubourgs. Aujourd’hui, aucun rapport à la mort n’est visible dans la ville. L’espace public offert aux usagers ne les confronte plus à ce phénomène. L’arrivée d’un CHU ouvert sur la ville se présente alors comme l’opportunité de rompre avec cette barrière de la mort.
A l’image de cultures voisines ou des vanités dans l’art contemporain, il est tout à fait envisageable de réintroduire la mort dans nos villes. La Cité des Morts, au Caire, en pleine crise du logement, est un des exemples les plus extrêmes de la cohabitation de la mort et de la vie dans un espace urbain. Par ailleurs, il existe des exemples de métropoles mondiales où les cimetières sont incorporés dans des parcs urbains.
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Cité des morts au Caire © Contextes photographes associés
Gravure du Cimentière des innoncents à Paris (1750) - M.F Hoffbauer
« Dans la culture occidentale, le cimetière a pratiquement toujours existé. Mais il a subi des mutations importantes. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, le cimetière était placé au cœur même de la cité, à côté de l'église. [...] C'est à partir du XIXe siècle seulement que l'on a commencé à mettre les cimetières à la limite extérieure des villes [...] et qu'on a commencé à procéder aux déplacements des cimetières vers les faubourgs. Les cimetières constituent alors non plus le vent sacré et immortel de la cité, mais «l'autre ville», où chaque famille possède sa noire demeure. » FOUCAULT Michel. « Des espaces autres. » Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967
une opportunité pour mettre fin à la pornographie de la mort ?
Selon le sociologue anglais Geoffrey Gorer, au sein de son article « La pornographie de la mort » publié en 1955, la mort remplace le sexe dans les sujets tabous à partir du 20e siècle, jouant alors un double rôle entre événement marquant dans la société et objet de toutes les discrétions. Il est possible de constater une ambivalence de la relation qu’entretient la société avec ce phénomène de la vie. D’une part, nous sommes perpétuellement confrontés aux images de la mort dans un vocabulaire de catastrophe au sein des médias et films. D’autre part, ce sujet se montre tabou au sein de la sphère publique. Nous parlons de “disparus”, et nous cachons nos émotions lorsque la perte d’un proche se produit. La société ne permet pas de vivre le deuil en transparence, la mort n’est plus.
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L’évolution du rituel funéraire, un processus de dématérialisation de la mort
Vers un hôpital laïque
Le 6 Février 2018, les lettres “Hôtel Dieu” sont remplacées par “CHU Nantes” sur l’établissement hospitalier actuel. Ce symbole de laïcité mis en avant dans les valeurs de l’établissement est une réponse à une demande citoyenne. En effet, à l’origine, les Hôtels-Dieu sont des lieux au sein desquels toute personne se fait soigner gratuitement, et où sont accueillis pèlerins et malades. Beaucoup sont construits au Moyen-Age sous la direction chrétienne. Le CHU de Nantes actuel est marqué par son plan en forme de croix, ainsi que par la présence d’une chapelle au sein même de son enceinte, accolée au service mortuaire de l’établissement. Or, le 9 décembre 1905, la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat est promulguée, imposant ainsi à celui-ci de se détacher de la religion. Le projet du nouveau CHU de l’île de Nantes va dans ce sens puisque contrairement à l’établissement actuel, ce dernier n’incorpore aucun signe religieux, ni de lieu cultuel.
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Chapelle du CHU de Nantes actuel
Une évolution des rites au sein de la société occidentale
Les rites ont énormément changé ces derniers siècles en France et en Occident. Au Moyen-âge, la religion chrétienne prône davantage l’inhumation, le corps étant particulièrement important dans sa matérialité. À cette même époque on assiste à la veillée mortuaire au domicile du défunt, on accompagne le mourant. Mais la place de la religion a diminué au cours de ces dernières années. En effet, une enquête IFOP* de 2010 indique que si les catholiques ‘‘messalisants’’ représentent 27 % de la population française en 1952, ils n’en représentent que 4,5 % en 2010. Par ailleurs, 2% de la population française se rend régulièrement à la Mosquée en 2016. ** Enfin, une enquête WIN/Gallup international publiée par le Monde en 2015 présente que 29 % des personnes sondées se disent « athées convaincues » et 34 % affirment n’appartenir à aucune religion***. Ainsi, 63% des Français seraient aujourd’hui sans culte. Ce retrait religieux réalisé par la population française entraîne des changements dans les rites funéraires.
* www.ifop.com/
publication/ catholicisme-enfrance-en-2010/#
** www.
geoconfluences. ens-lyon.fr/ actualites/veille/ breves/pratiquereligieuse-france
*** MARCHAND
Leila. « Plus de la moitié des Français ne se réclament d’aucune religion » (07/04/2016)
une demande croissante en crémation
Rites funéraires et religion sont intrinsèquement liés. Si la crémation existe depuis toujours, elle disparaît en Europe lors de sa christianisation qui ne voit comme rite conforme à la doctrine chrétienne que l’inhumation. En revanche aujourd’hui, avec la baisse de la place de la religion en France, le nombre de crémations est en constante augmentation. En effet, la Fédération de la Crémation **** déclare que 1% de la population fait appel
**** cremation-
ffc.fr
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à ce rituel en 1980 contre 30% en 2010. De même, le CREDOC (Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des conditions de vie) confirme cette tendance dans son Baromètre 2009, et affirme le lien entre la pratique religieuse et le recours à la crémation en France. * COSNARD
Denis, « La crémation plébiscitée par les Français » (04/10/2018)
Et d’après un sondage Ipsos* publié récemment, une famille sur trois prend cette décision : 52% des personnes souhaitent se faire incinérer en 2015, contre 63% en 2018. D’autre part, si l’Eglise n’interdit plus formellement le recours à cet acte, elle encourage encore grandement l’inhumation. En effet, 53% des crémations font appel à des rites religieux en 2009 d’après le CREDOC. Choisir la crémation est également un moyen pour le futur défunt de ne pas se sentir en charge pour sa famille, de limiter son impact environnemental et économique. Par ailleurs, la crémation témoigne de la volonté de la dématérialisation de la mort. Le corps redevient poussière et n’occupe plus alors de place propre dans la cité. Les cendres sont dispersées, venant apporter un caractère davantage diffus à la gestion de nos morts. Cette dématérialisation se confirme dans l’utilisation de différents supports numériques afin de commémorer ces derniers. En effet, réseaux sociaux, cimetières virtuels et pages mémoriales sont désormais coutumes et forment une réelle nécropole virtuelle.
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« En fait, l’annulation du mourant s’est faite malgré le désir persistant de conserver sa mémoire et sa présence » ARIES Philippe. Essais sur l’histoire de la mort en Occident du moyen âge à nos jours. 1975
la nécessité d’un nouvel équipement post-mortem
Actuellement se dresse uniquement un crématorium à Nantes. Un nouveau crématorium est en construction à Saint-Jean-de-Boiseau, au Sud-Ouest de Nantes. A une échelle plus large, deux autres crématoriums existent au sein du département de Loire-Atlantique, au niveau de Saint-Nazaire et de Château-Thébaud. L’un des responsables du crématorium de Nantes confie la saturation de son équipement. Et si un nouveau est en cours de construction, il est certain qu’au vu de l’augmentation d’une telle pratique, un autre équipement sera vraisemblablement nécessaire au sein de la métropole dans un avenir proche. C’est pourquoi cette opportunité est saisie dans ce projet de fin d’études pour concevoir un nouvel équipement post-mortem : un crématorium à Nantes.
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Crématorium de Nantes
Futur crématorium de Saint-Jean-de-Boiseau
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Deux crématoriums en marge de la ville
Un site en “mouvement”
l’opportunité d’une mitoyenneté hospitalière
La carte des actuels et futurs crématoriums à Nantes montre que les équipements se localisent en marge de la ville. Dans le cadre de la phase III de l’île de Nantes, le site choisi pour le futur crématorium est au carrefour de différentes entités urbaines : le CHU de Nantes, le quartier résidentiel libéré suite au déménagement du Marché d’Intérêt National, le site industriel de l’usine Béghin-Say en pleine mutation, un vieux faubourg, et la Loire. Ainsi, la proposition est de ramener la thématique de la mort au coeur de la cité par le choix du site. Cette implantation, gage de mitoyenneté avec le futur CHU de Nantes, est l’opportunité de mettre en exergue cette mort jusqu’ici cachée par l’établissement hospitalier au sein même de la ville. “Un lieu de recueillement ? Vous voulez dire l’espace détente devant la cafétéria ?”
La visite des locaux de l’actuel CHU est un moyen de 27
CHU actuel
Futur CHU Projet
Mitoyenneté hospitalière
confronter le sentiment d’une mort aujourd’hui lointaine à travers l’espace vécu d’une machine hospitalière. Le recueillement est un moment de retrait nécessaire lors de moments douloureux où la maladie doit être affrontée - la sienne ou celle d’un proche - qui nécessite son inscription dans le territoire hospitalier. Quel cheminement est proposé dans le respect des convictions et des parcours de vie de chacun ? Bien que les lettres “Hôtel Dieu” aient été remplacées par “CHU Nantes” dernièrement, la chapelle reste réservée à un seul culte. Comme tout édifice religieux s’y tiennent des cérémonies funéraires et des messes. Le Père Arnaud Laganier ajoute : “Viennent s’y recueillir beaucoup de familles qui visitent leurs malades”*. La chapelle de l’Hôtel Dieu est-elle le seul espace de recueillement ? Le monobloc de béton en forme de croix est un signal à part entière dans la ville avec ses 42 mètres et ses 13 étages. Un agglomérat de volumes le ceinturent et renforcent sa massivité, créent une barrière étanche par rapport à l’environnement proche.
* GRANDET
Magali. « À Nantes, la chapelle méconnue du CHU aux Journées du patrimoine » (27/09/2013)
Bien qu’en retrait par rapport à la rue Gaston Veil, la façade de la chapelle dénote par sa modénature. Elle possède une valeur culturelle et esthétique, avec les bas-reliefs du sculpteur Raymond Delamarre, Grand Prix de Rome. Sa façade symétrique est encadrée de deux claustras de béton. Autour d’une croix, un ensemble de douze bas-reliefs en pierre présente, sous des anges tenant les instruments de la passion du Christ, différents visages de souffrances humaines, et leur soulagement par les mains tendues de la médecine du corps et des âmes. Le traitement de l’espace public devant le bâtiment dénote de l’architecture de la façade avec la barrière levante du parking, la signalétique du cheminement piéton au sol, les deux bancs publics inoccupés. Il y a du passage, les usagers rejoignent en grande partie le service mortuaire qui jouxte la chapelle. Deux corbillards sont stationnés sur le parvis et signalent 29
qu’une cérémonie funéraire s’y tient. Impossible d’y accéder donc. “Je ne sais pas, peut-être devant la cafétéria ?” La réponse à cette question est une question. Il n’existe vraisemblablement pas d’espace de recueillement d’après le personnel médical. L’agent d’accueil redirige vers l’espace de détente situé devant la cafétéria. Dans ce couloir se tiennent des fauteuils dépareillés, qui paraissent comme arrivés par accident. L’espace détente est doté de bornes automatiques imprimant sur demande des tickets narrateurs d’histoires, d’un accès wifi, et de jeux pour enfants. Le nouveau CHU offrira pour sa part, un espace de recueillement laïque, au dessus d’une cafétéria, en mezzanine sur le hall du futur établissement. Ainsi, la question de la qualité de l’espace pour un tel acte se pose, et il semble que la simple réponse fonctionnelle à ce type de programme ne soit pas satisfaisante. La plupart des hôpitaux français disposent d’un espace de recueillement laïque, mais peu sont ceux disposant d’une architecture et d’une ambiance réellement propice au recueillement. un “milieu” recueillement
ligérien
et
végétal
propice
au
Le caractère insulaire du territoire confère au projet des qualités propices à ce type d’activité. La Loire est une toile de fond, en perpétuel mouvement, et offre un panorama dégagé à son visiteur. L’air circule, l’atmosphère des bords de quais est apaisante. Ce bras nous guidant jusqu’à l’embouchure de l’estuaire offre un moment de calme, de répit dans une ville toujours plus animée, où la pause peine à trouver sa place. En longeant la rive Sud de la Loire, un espace urbain en particulier paraît être à la frontière entre un quai à 30
CHU de Nantes
Quai minéral - Quai végétal
consonance minérale et une rive davantage naturelle, habillée de son talus végétal. Entre ces deux bords de quais il existe une poche végétale, qui devient le point de départ du projet. Cette poche est à l’image du « jardin en mouvement » de Gilles Clément. Une nature qui a été laissée libre, livrée à elle même, qui s’est emparée de ce qu’elle pouvait et de ce qu’elle voulait. On a envie de la contempler, de se tourner vers elle. L’intimité et l’ambiance offertes à l’intérieur de cette poche, encore inaccessible, semblent également prometteuses. La Loire semble à la fois proche et lointaine. La hauteur des quais ne nous laisse pas l’occasion de venir frôler les ondulations du fleuve. Non loin se trouve le pont ferroviaire de Pirmil. Son franchissement de 250 mètres donne l’opportunité de venir observer depuis la rive opposée. Le quai de l’échouage offre une vue imprenable sur le tableau vivant de cette poche végétale au devant de deux boîtes bleues. Les deux tours de l’usine BéghinSay ressortent de ce paysage ligérien. Le gabarit, la qualité plastique et l’histoire de ces dernières en ont fait des éléments marquants et patrimoniaux de la ville de Nantes. Ces deux tours emblématiques ainsi que la cheminée bleue sont inscrites au patrimoine industriel de la ville. Ainsi, l’enjeu réside dans une implantation à l’Ouest de cette poche végétale, afin d’éviter toute superposition entre les éléments du tableau et profiter du végétal au maximum. Cette nature non contrôlée semble approcher les 20 mètres de haut, ce qui offre donc l’opportunité pour le visiteur du futur crématorium de contempler la ville, la Loire, et le végétal au fil des étages.
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Béghin-Say
Quai président Wilson
Poche végétale existante
Coupe de l’existant
Béghin-Say
Poche végétale existante
Quai président Wilson La Loire
Coupe de l’existant
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boulevard Benoni Goullin
boulevard Benoni Goullin
papeterie de Nantes
Tereos
Quai PrĂŠsident Wilson
Site de projet
Plan de masse de l’existant
Poche végétale sur fond ligérien
l’inscription d’un équipement funéraire au sein d’un site en mutation ou en devenir : le secteur industriel Béghin-Say
Il y a quelque chose d’organique sur ce site industriel. Les bâtiments industriels disparaissent au fur et à mesure, sous la valse des hangars. Il est difficile de dire de quoi ce site sera fait demain, tout semble fragile à l’exception de ces deux tours de Béghin-Say, élément patrimonial nantais, dont la quarantaine de mètres démontre la force qu’elles exercent sur le site. Le raffinage s’arrête au sein de l’usine Beghin en 2009. La seule activité subsistant sur le site reste le conditionnement, mais jusqu’à quand l’usine restera encore liée à l’activité sucrière ? Des menaces régulières annoncent la fin du conditionnement et par conséquent la fermeture du site pour l’année 2012. Pour le moment, la conditionnement continue, mais cela n’occupe qu’une partie d’une des deux tours. Que deviennent alors les espaces inoccupés ?
« On conditionne entre 20 000 et 21 000 t » explique Pierre Armenaud, de la CGT. C'est ici que sont mises en paquet les marques Blonvilliers, la Perruche et l'Antillaise. « L'usine est en sous-capacité, affirme un autre syndicaliste. Nous sommes aussi inquiets car nous sommes dans un quartier en pleine reconstruction. » Leur futur voisin s'appelle CHU. « Avec les camions qui rentrent et sortent, va-t-on nous garder ? » COURAUD Maryl. « L’avenir incertain de l’usine bleue Beghin-Say ». Ouest France, publié le 29 juillet 2017 37
Par ailleurs, la métropole a l’air d’afficher la volonté de préserver le thème industriel du site. La papeterie à l’Est de Béghin-Say, rachetée en 2015 par les Américains de OpenGate Capital, semble pour sa part s’inscrire dans la durée. Le projet est autonome face à l’évolution du site de BéghinSay et se positionne comme élément singulier le long de la future promenade ligérienne, tel un protagoniste du paysage offert par l’hypothétique belvédère déjà présent dans l’axe des deux tours de Béghin-Say. Cet axe pourrait être mis en valeur par la préservation des deux boîtes au moment de la fermeture de l’usine combinée avec la destruction de différents entrepôts moins qualitatifs les jouxtant et constituant actuellement une barrière étanche face à la Loire. Ce point de vue depuis l’entre-deux tours nécessite également une implantation en dehors de cet axe pour en préserver tout le potentiel déjà offert. L’idée est donc bien de faire avec l’existant tout en anticipant le futur. Il devient donc possible d’imaginer que certains de ces hangars en bon état soient préservés durant un temps donné pour d’autres activités, ou que les sites de destruction des hangars soient mis à disposition pour des pratiques éphémères. Le site évolue, il est en mouvement. Ainsi, le projet se met à la proue, à l’angle entre le quai et la poche végétale.
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ĂŠtat actuel du site
état projeté à court terme
état projeté à moyen terme
Se mettre à la proue : résurrection de la mort
d’une expérience commune à une expérience individuelle
Au Moyen-Age, l’expérience du deuil est collective. Comme mentionné précédemment, la veillée mortuaire est pratiquée dans la chambre du mourant, et quiconque le souhaite peut lui rendre visite. La mort est la gardienne des valeurs morales et spirituelles chrétiennes. Il faut préserver son âme. Chacun souhaite avant tout une bonne fin. Elle n’est qu’une étape avant une autre vie. On parle d’immortalité à travers l’âme d’un corps. Le décès est donc à ce moment de l’Histoire assimilé à un « événement » venant conseiller et guider l’Homme. Parler de la mort n’est pas tabou, au contraire, mais elle est davantage partie intégrante de la vie de la cité et devient même un sujet privilégié dans la littérature médiévale, au sein notamment des Examplas : anecdotes et miracles des 12e et 13e siècles à destination principalement des laïques. Les Examplas abordent ainsi des thèmes tels que l’amour de Dieu et de son prochain, l’humilité, ou encore le détachement du bien matériel. A cette époque, la morale de nos actions est directement liée à la peur de l’après, et d’un au-delà qui pourrait venir 43
 Et qui vivez souverains en vertu Vous est il point de la mort souvenu ? Vos peres sont en la fosse parfonde Manges de vers, sanz lance et sanz escu, Vous qui vivez a present en ce monde Et qui regnez souverains en vertu Avisez y et menez vie ronde, Car en vivant serez froit et chanu Car en la fin mourrez dolent et nu. Vous qui vivez a present en ce monde Et qui regnez souverains en vertu Vous est il point de la mort souvenu ?  Oeuvres complètes, Tome 7, Gaston Raynauld
nous sanctionner de nos actes. Si la mort n’est pas taboue comme aujourd’hui, elle est préparée au quotidien. De plus, l’espérance de vie, nettement moindre, et le nombre de maladies bien plus élevées, font que la société n’a d’autre choix que de vivre quotidiennement avec. Le caractère plus individuel envers la mort vécu de nos jours remonte pour sa part au 17e siècle avec l’acte de mourir comme prise de conscience de l’individu, et le changement de rapport au testament, beaucoup plus individuel dans sa forme, ainsi que dans le dégagement des représentations collectives. Les vanités, représentations allégoriques de la mort, apparaissent dans l’histoire de l’art. Le message est de méditer sur la nature passagère de la vie humaine, l’inutilité des plaisirs du monde face à la mort qui guette. La montée en puissance de l’idée d’une mort sans au-delà, défendue par les matérialistes, les libres-penseurs et autres incroyants qui ne reconnaissaient que la filiation familiale au détriment de l’inscription collective. Au cours du 20e siècle, le changement du rapport à la mort s’intensifie. Philippe Ariès dans son ouvrage « Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen Âge à nos jours » publié en 1975 stipule qu’après la première Guerre Mondiale, les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest occidentale laissent les attitudes traditionnelles pour un rejet de la mort, en commençant par la classe intellectuelle et la bourgeoisie pour atteindre enfin la classe moyenne. Ce rite se referme peu à peu au cercle proche, pour aujourd’hui se faire au sein de chambres funéraires et non plus au sein du domicile. La mort est cachée, la thanatopraxie permet de redonner “vie” aux défunts le temps d’un recueillement à cercueil ouvert au sein de ces chambres funéraires. Les hôpitaux, dernière maison pour la majorité, voient en la mort un échec. L’obsession contemporaine vise à prolonger au maximum la vie. 45
Comment ramener la mort dans la sphère publique par le biais du projet architectural ? faire monument pour redonner une place à la mort dans l’espace public
Ces questions sociétales motivent le choix de réaliser non pas un monument aux morts comme nous avons eu l’occasion d’en ériger dans nos villes en l’honneur de nos soldats disparus, mais un monument à la mort, en mémoire à ces défunts anonymes. Dérivé du latin «monumentum», se rapportant au verbe monere (avertir, rappeler à la mémoire), ce qui fait monument renvoie à toute création humaine ayant pour objectif de rappeler à la mémoire vivante. Le monument dégage une identité, il devient point de repère à la fois dans la ville, et dans la vie. La seconde moitié du 20e siècle ne nous aurait laissé que peu de monuments si ce n’est des édifices voués à des événements marquants/traumatisants. Le caractère monumental du crématorium s’obtient par le jeu sur l’échelle, les proportions, le rythme de la façade, l’uniformité des matériaux. En venant se poser sur son socle, en proue, le volume devient fortement visible de tous. Le niveau de la Loire et sa temporalité, qui à marée haute viennent détacher légèrement le cube de son île, influent également sur le caractère monumental. La mort ne se cache plus mais se montre.
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« Pour définir le terme “monument”, on se reportera à son étymologie. Il dérive du substantif latin monumentum, lui-même issu du verbe monere : “avertir”, “rappeler à la mémoire”. On appellera alors “monument” tout artefact (tombeau, stèle, poteautotem, bâtiment, inscription…) ou ensemble d’artefacts délibérement conçu et réalisé par une communauté humaine, quelles qu’en soient la nature et les dimensions (de la famille à la nation, du clan à la tribu, de la communauté des croyants à celle de la cité,...), afin de rappeler à la mémoire vivante, organique et affective de ses membres des personnes, des événements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de son identité. Le monument se caractérise ainsi par sa fonction identificatoire. Par sa matérialité, il redouble la fonction symbolique du langage dont il pallie la volatilité, et s’avère un dispositif fondamental dans le processus d’institutionnalisation des sociétés humaines. Il a pour vocation l’ancrage de celles-ci dans l’espace naturel et culturel, et dans la double temporalité des humains et de la nature. Depuis la seconde moitié du XXème siècle, les sociétés occidentales ont presque cessé d’élever des monuments qui impliquent au présent notre mémoire affective - sauf s’il s’agit d’événements particulièrement traumatiques et/ou mettant en jeu le destin des peuples, comme les génocides du 20ème siècle. Et encore, les plus significatifs d’entre eux sont des “reliques”. Déjà, après la guerre de 1914, parallèlement aux “monuments aux morts” élevés jusque dans les plus petits villages de France, l’aménagement du champ de bataille de Verdun en fait une vraie relique, devançant le traitement des camps de concentration nazis, tel celui d’Auschwitz. » CHOAY Françoise. Le patrimoine en questions : Anthologie pour un combat. Seuil, Paris, 2009
Cube en proue en cours de marée
Cube en proue à marée haute
MonumentalitÊ cubique - collage d’intention
Un cube posé sur son socle
fin du complexe de monumentalité et retour du sacré
Jusqu’à la fin des années trente, l’Eglise constitue un monument essentiel de la ville où elle occupe une position dominante. Toutefois, un revirement de situation se produit à partir de la fin des années quarante : le pays se déchristianise, l’urbanisation s’intensifie en périphérie des villes avec la construction des grands ensembles. Les modes de vie changent, et l’argent vient à manquer dans l’architecture religieuse. D’une part, les innovations techniques en architecture contribuent à faire évoluer la conception et l’aspect des édifices cultuels. Acier, fer, ciment et béton armé sont utilisés à l’image de l’église de Notre-Dame du Raincy construite en 1923 par Auguste Perret. Par la suite, les années cinquante et soixante reconsidèrent la conception des édifices religieux dédiés au culte catholique. En effet, l’image conventionnelle de l’église monumentale et massive est laissée de côté au profit d’une architecture plus modeste, voire provisoire, mobile dans l’esprit du deuxième Concile du Vatican. L’un des premiers caractères traditionnels de l’église remis en question est 51
Êglise Notre-Dame du Raincy - Auguste Perret Š Le Parisien
Êglise Notre-Dame du Raincy - Auguste Perret Š journals.openedition.org
celui de la visibilité de son architecture. De ce fait, une rupture avec les systèmes de références habituels en matière d’architecture religieuse se produit (l’ornementation, le clocher, le spectaculaire, la monumentalité) en faveur de nouveaux modèles d’architecture. La revue dominicaine L’Art Sacré codirigée par les pères Couturier et Régamey jusqu’en 1954, puis par les pères Capallades et Cocagnac jusqu’à l’arrêt de la revue en 1969 est le lieu essentiel du débat critique sur la définition des conditions d’émergence d’une architecture religieuse contemporaine. D’autre part, un renversement d’échelle se produit en ce qui concerne la rupture entre les grands ensembles et la taille des habitations des villes anciennes. Il devient rapidement difficile de considérer l’église comme édifice surplombant des immeubles de grande taille. C’est pourquoi l’église se trouve être davantage intégrée dans la ville et protégée par elle. De nombreux projets comme celui de l’église gonflable d’Hans-Walter Müller à Montigny-lès-Cormeilles montrent la recherche du provisoire, de la mobilité, nomadité de l’architecture. Cet édifice démontre la fin du clivage entre le sacré et le profane. La notion d’église-bâtiment impacte l”architecture française jusqu’à la fin des années 60. C’est alors que plusieurs numéros de L’Architecture d’Aujourd’hui consacrés à ces thématiques contiennent des articles critiques sur ces productions architecturales dont il est reproché l’absence d’âme. La monumentalité reviendra au sein ces édifices à partir des années 80. Ce parallèle historique met en exergue l’importance du critère de monumentalité aujourd’hui. Le projet veut pour sa part redonner à la mort tout son poids, par ce biais notamment. 54
église gonflable - Hans-Walter Müller Montigny-lès-Cormeilles (1969)
«Une fois encore,”l’AA” consacre un de ses cahiers aux édifices de culte. je préfère cette expression à d’autres, utilisant des adjectifs tels que : “religieux”, “sacré”, etc. Car si les oeuvres qui sont présentées ici, [...] ont toutes certaines qualités et un intérêt du point de vue architectural, rares sont les édifices qui possèdent ce caractère spécifique, difficilement définissable et encore plus difficilement exprimable, propre à une certaine sensibilité spirituelle de notre époque.» VAGO Pierre, «architecture sacrée, considération sur un état d’esprit », Architecture d’Aujourd’hui, 1966, n°126
«Désormais, on envisagea de nouveau la construction d’églises visibles et monumentales quand bien même l’Eglise catholique n’avait plus l’importance qu’elle possédait cinquante ans auparavant. En Europe, ce courant s’est révélé au cours des années quatre-vingt au travers d’une série de petites églises suisses [...]. La réalisation de la cathédrale d’Evry de Mario Botta (1988-1995) qui constitue désormais une référence incontournable, a montré que ce besoin de monumentalité répondait au moins autant à un souhait de la société civile (tour de table financier regroupant le Ministère de la Culture, la Région Ile-de-France et l’Etablissement public de la ville nouvelle d’Evry) qu’à la volonté du diocèse de l’Essonne.» LEBRUN Pierre « Le complexe du monument : les lieux de culte catholique en France durant les trentes glorieuses. », Thèse de doctorat en histoire, sous la direction de LOYER François, Lyon, France, Faculté de Géographie, Histoire, Histoire de l’Art et Tourisme, 2001
Cosmos et chaos urbain - collage d’intention
La volonté de rupture avec le quotidien est de nos jours plus que recherchée, et c’est justement l’efficacité de cette rupture qui peut contribuer à la qualité de l’espace. La scénographie de l’espace, le jeu de la lumière, la verticalité, l’uniformité, la simplicité sont des critères architecturaux recherchés pour renforcer la solennité et le recentrement sur soi La disparition d’une domesticité architecturale permet de se concentrer sur l’essentiel : le vide. Ce vide devient alors un espace propice au recueillement, un cosmos urbain. L’hétérotopie, tout comme l’espace indicible, doit être considérée comme une finalité à atteindre.
« L’architecture est, À ELLE SEULE, un évènement plastique total. L’architecture, à elle seule, est un support de lyrisme total. [...] C’est l’un des genres qui fut créé pour manifester, par soi et en soi, un cycle entier d’émotions dont le plus intense viendra du rayonnement mathématique (proportions) ; dans lequel le jeu plastique est symphonique (volumes, couleurs, matières, lumière) ; par lequel la sensation est multiple, innombrable. » LE CORBUSIER. Sainte alliance des arts majeurs ou le grand art en gésine . La Bête Noire, Paris, 1935
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une forme architecturale acultuelle
Le projet se poursuit dans l’optique du retour de la monumentalité et du sacré, mais ce dernier s’extirpe de toute connotation religieuse afin d’atteindre une laïcité complète.
Laïcité : Caractère de ce qui est laïque, indépendant des conceptions religieuses ou partisanes (définition Larousse) Le carré est une forme qui se montre particulièrement efficace en considérant l’insertion sur le site existant, en proue. Par ailleurs, le carré donne l’opportunité de ne pas orienter le bâtiment en direction d’une, mais de quatre directions. Cette absence d’orientation est également un moyen de s’extirper de toute connotation religieuse. Cette forme géométrique, extrudée pour former un cube, non orienté, placé sur son socle, renforce sa monumentalité et se positionne ainsi en réel point de repère du paysage nantais. Sa morphologie lui permet également de se dénoter de l’architecture de hangar et du vocabulaire des toits en pente peuplant le site. Le carré, extrapolé en trois dimensions produit un cube, point de départ du projet. C’est ensuite un jeu de géométrie au sein de ce même carré qui aboutit à la création d’un cosmos urbain, à la fois monumental et protecteur de la famille et des proches du défunt, apportant les outils nécessaires au dépassement de soi et à la pause urbaine dans un tel contexte. L’objectif est de s’émanciper de toute consonance religieuse afin de faire de cet espace, un lieu propice au recueillement laïque, et ainsi de ramener le sacré au profane. Le carré peut faire écho à l’égalité, au rapprochement des hommes. 59
Une scénographie pensée dans sa verticalité
repenser le crématorium contemporains
face
aux
besoins
Visiter le crématorium de Nantes est l’occasion d’y déceler les besoins fonctionnels et de comprendre les différentes temporalités d’un tel rituel funéraire. Le bâtiment est situé Chemin de la justice, au Nord de Nantes, à la porte du périphérique. L’accès s’effectue par le Cimetière du Parc. Cette marche dans l’univers végétal est une transition entre la ville et l’accueil de la crémation. Les abords proches du crématorium fortement végétalisés isolent considérablement le bâtiment de la ville. La visite des locaux révèle qu’un crématorium est toujours scindé en deux parties. Une première reçoit le public, et une seconde concentre les élements techniques. Elle se met au service de la partie publique et n’est pas visible. Ici un circuit à sens unique guide le visiteur à se rendre à l’accueil, attendre au sein du salon de convivialité, avant de revenir au niveau de l’accueil pour rentrer dans la salle de cérémonie. Une des difficultés actuelles du crématorium réside dans sa saturation. En effet, la forte demande oblige le crématorium actuel à se transformer en une véritable usine crématoire, au rythme journalier chronométré. 61
Ainsi, toutes les heures, trente minutes de cérémonie sont accordées à une famille, et en général 90 min sont nécessaires à la crémation du corps. C’est pourquoi, les deux fours suffisent à assurer le rythme d’une cérémonie et donc une crémation chaque heure. L’équipement funéraire construit en 1989 subit actuellement le succès de la crémation en France au vu de l’accroissement de l’attente des familles pour une cérémonie avant la crémation, et de l’extension de la salle de cérémonie en 2009 afin d’accueillir un plus grand nombre de visiteurs, et au prix d’y avoir placé un poteau au milieu de ses assises. La fonctionnalité du bâtiment de plein pied prend le pas sur l’ambiance architecturale. Après la cérémonie, la famille est appelée à se rendre à la salle de visualisation si elle le souhaite et enfin à la remise des urnes à l’issue de la crémation. Le choix lui est ensuite donné sur la gestion de ces cendres : inhumation, mise en columbarium, déversement au sein d’un jardin du souvenir ou en pleine nature. Il est également possible de laisser l’urne sur place le temps de la réflexion et de revenir dans l’année une fois la décision prise. De la même manière, le départ de la famille endeuillée par le Cimetière du Parc dans un environnement très végétalisé permet d’éviter un retour brutal à la ville. Le lieu abrite à son origine une usine crématoire servant d’abord à transformer ce qui est corps en poussière. On pense à la transformation du mort en premier lieu. Ce n’est que plus tard que le rituel se scénarise. C’est justement ce processus qu’il faut mettre en exergue au sein du projet, replaçant alors le deuil de la famille au premier plan devant la question purement technique et pragmatique de la crémation.
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CrĂŠmatorium de Nantes
la contrainte de séparation des flux : au nom de l’intimité du deuil et de la scénographie du rituel
L’accès au bâtiment du projet se fait depuis le quai Wilson alors que la sortie s’effectue sous terre, par la salle de visualisation et remise des urnes, au sous-sol. Ainsi, le visiteur vient se reconnecter progressivement à la ville par cette poche végétale dédiée au souvenir et à la contemplation. Mise à l’écart de l’entité architecturale, l’accès du corbillard au parking se fait par une rampe. Une fois à l’intérieur, à l’image du crématorium de Nantes, un flux à sens unique est conçu au sein du bâtiment. La famille qui sort de la salle de cérémonie ne doit pas croiser celle qui s’y insère et inversement. C’est pourquoi deux circulations verticales distinctes sont créées : une pour la montée du public vers la salle de recueillement et une autre pour la descente vers la salle de remise des urnes. De même, les flux publics et techniques sont séparés pour respecter au maximum le deuil des familles et leur mise en condition dans le recueillement et dans le recentrement sur soi.
Salle de cérémonie Salon de convivialité Entrée du public
Hall Visualisation / Remise des urnes
Sortie du public
Coupe de principe
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une temporalité du rituel
La plupart des crématoriums adoptent une organisation horizontale et sont de plain-pied. En revanche, il a été choisi dans le projet de se développer dans la verticalité. Chaque niveau est consacré à une étape du rituel crématoire. Chaque avancée d’un étage à un autre est vécue comme une étape dans le rituel funéraire. L’entrée s’effectue au rez-de-chaussée par le hall d’entrée. Le visiteur est ensuite guidé vers l’espace de convivialité au premier niveau. Les proches du défunt attendent ici le début de la cérémonie. Cet espace permet à chacun de retrouver un proche, mais également d’accéder à un premier cercle d’intimité dans cette phase de deuil en étant surélevé. L’étage supérieur abrite la salle de cérémonie, dans lequel a lieu le moment de recueillement collectif. A la fin de la cérémonie, la famille endeuillée emprunte un second escalier et descend directement jusqu’au soussol du bâtiment dans la salle de remise des urnes et de visualisation. Une partie technique, mise à l’écart du public, se jouxte au cube en sous-sol. La rampe est l’outil architectural implanté au coeur de la poche végétale afin de ramener progressivement le visiteur à la ville.
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Plan schématique de fonctionnement
Ascenseurs Descente du public Montée du public Circulation technique Accueil
Salle de cérémonie
Salon de convivialité Hall Visualisation
Entrée du public Espace technique
et remise des urnes
Coupe de principe
Arrivée corbillard
La légitimité du mur
mise en lumière de la matière
Le concept du projet se définit avec la maquette et le mur par l’intermédiaire de l’expérimentation en papier dans un premier temps. Par un jeu de pliage, le papier vient jouer avec la lumière. Par ces fines fentes lumineuses, la lumière vient caresser un premier mur, clair, avant que ce dernier renvoie cette lumière contre un second, et ainsi de suite, jusqu’à venir baigner le volume d’une douce atmosphère. À l’image de la Loire venant s’élever ou se rabaisser au bord du socle du volume et ainsi révéler ce dernier ou non, la lumière elle aussi joue un rôle dans le vécu de la temporalité des lieux. Ainsi, la paroi épaisse vient capter des rayons, mais donne également l’opportunité au soleil de s’y frayer un chemin par intermittence, venant ainsi toucher le volume intérieur de son fin faisceau. Par ailleurs, le paysage est donné à voir au public sur les quatre côtés du bâtiment grâce à l’absence d’orientation. Tous les arrière-plans ont la même valeur : les tours de Béghin-Say, la cime des arbres de la poche végétale, la rive Sud de la Loire, le pont des Trois Continents. 69
Pliage de papier - maquette d’Êtude
Poids du mur - maquette d’étude
Travail de la lumière - maquette d’étude
Travail de la vue et de la lumière - maquette d’étude
la géométrie et l’homogénéité face au vide
Le plan du bâtiment se base sur une géométrie simple : le carré. Un carré de 25,25 mètres de côté. Un premier mur s’épaissit de 75 centimètres. Une façade s’épaissit par l’aménagement d’un bande intérieure de 2,75 mètres. Le centre, le cosmos est créé. Une trame de 2,75 mètres est instaurée. Les angles s’allègent afin d’y intégrer les éléments techniques. Cette géométrie s’extrude sur la hauteur, jusqu’à produire un cube sur son socle. Le sentiment de verticalité est ainsi accentué. D’un point de vue général, la géométrie se veut humble, symétrique, et tramée. L’objectif est de redonner au vide sa place dans ce type de programme. le mur comme frontière entre une ville et un cosmos
Quand l’architecture moderne dématérialise le mur au profit d’un plan libre, ici le mur reprend toute sa légitimité en façade et son utilité dans la répartition du programme. Les planchers s’effacent au profit de la verticalité des parois. Ce sentiment de verticalité est à son paroxisme au sein de la salle de cérémonie. Il est impossible pour les proches du défunt d’y observer le plafond sans mouvement de la tête. L’objectif de ces murs est d’empêcher le chaos de la ville venir s’insérer dans ce vide, ce cosmos créé afin de recentrer l’individu sur la tâche première de ce type de lieu : le recueillement au cours du deuil. Le mur devient également un guide, il se prolonge, se coupe, et vient ainsi délimiter les espaces et décrire la déambulation à suivre au visiteur. 74
Principe géométrique général du projet
Un mur de 75cm d’épaisseur
Façade épaisse pour garder le coeur libre
Façade qui s’épaissit renferme le coeur
Une façade comme filtre lumineux
et
Le choix du carré - le choix du vide
Le poids du mur
Travail de la lumière - maquette d’étude
« Le sentiment de force et de permanence qu’ils dégagent nous inspire une sensation de fragilité. » A propos des murs, PARE Richard & ANDO, Tadao. Couleurs de lumière. Phaidon, Paris, 2002
Conclusion
Ce projet propose d’utiliser le territoire de l’île de Nantes et la liberté créative dont elle a su faire preuve lors de son réveil comme opportunité de cesser le tabou contemporain exercé envers la mort. À l’heure d’une société prônant l’ouverture, ce projet ramène le thème de la mort au cœur de la cité. « À la ville à la mort » comme le titrait Philippe Gargov dans son article publié le 2 novembre 2013 sur Slate. Positionné sur un territoire en pleine mutation et au cœur d’un questionnement sur l’avenir de l’usine Béghin-Say, le bâtiment vient jouer des temporalités urbaines en se positionnant entre la ville et la Loire, et au carrefour du nouveau CHU, de l’usine BéghinSay et de quartiers anciens. Anticipant la ville de demain, il participe dès aujourd’hui à l’offrande contemplatrice ligérienne en venant épouser les quais. La ville change, les mœurs également. Alors que nous mourrons désormais à l’hôpital et que ce dernier essaie de s’ouvrir à la ville, le projet Présente absence se montre à la ville et offre un cosmos propice au recueillement parfois délaissé en dehors des représentations religieuses dans notre société. Il est le point final pour certains, le point de départ pour d’autres.
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Bibliographie
Ouvrages
CLEMENT Gilles. Manifeste du tiers paysage. Sujet/Objet, Paris, 2004 ANDO Tadao. Du béton et autres secrets de l’architecture. Arche, Paris, 2007 ANDO Tadao. Church On the Water, Church of the Light : Tadao Ando. Phaidon, Paris, 1996 PARE Richard & ANDO, Tadao. Couleurs de lumière. Phaidon, Paris, 2002 LENOIR Frédéric et DRUCKER Marie. Dieu. Pocket, Paris, 2013 ARIES Philippe. Essais sur l’histoire de la mort en Occident du moyen âge à nos jours. Editions du seuil, Paris, 1975 LE CORBUSIER. Sainte alliance des arts majeurs ou le grand art en gésine . La Bête Noire, Paris, 1935 CHOAY Françoise. Le patrimoine en questions : Anthologie pour un combat. Seuil, Paris, 2009 FERMAUX Cécile. Architecture religieuse au XXe siècle en France. Quel patrimoine ?. Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009
Thèse
LEBRUN Pierre « Le complexe du monument : les lieux de culte catholique en France durant les trentes glorieuses. », Thèse de doctorat en histoire, sous la direction de LOYER François, Lyon, France, Faculté de Géographie, Histoire, Histoire de l’Art et Tourisme, 2001
Mémoire
BAUCHET Ludovic « Des espaces extraordinaires : nouveaux lieux spirituels du XXIe siècle. Architecture, aménagement de l’espace », Mémoire de Master en Architecture, sous la direction de HALGAND Marie-Paule, Nantes, France, Ecole d’Architecture de Nantes, 2015
Rapport
LALANDE Françoise, VEBER Olivier « La mort à l’hôpital », Rapport de l’inspection générale des affaires sociales, Inspection générale des affaires sociales, 2009
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Articles
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Revue
MESTELAN Patrick, « Monumentalité : Hypogée et cénotaphe », matières, 2000, n°4 VUILLEUMIER-SCHEIBNER Jana, « Histoire de carrés : Le centre du Parc national de Valerio Olgiati à Zernez (2002-2008) », matières, 2012, n°10 VAGO Pierre, « architecture sacrée, considération sur un état d’esprit », Architecture d’Aujourd’hui, 1966, n°126 « Ronchamp 1-2 », l’art sacré, Septembre-Octobre 1955
Revue de recherches
FOUCAULT Michel. « Des espaces autres. » Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967, dans Architecture, Mouvement, Continuité, no 5, 1984, pp. 46-49. MICHAUD NERARD François. « La mort et le deuil, évolutions récentes », études sur la mort, vol. 137, no. 1, 2010, pp. 117-126. MOREAUX Pascal. « Quelques aspects de l’histoire funéraire dans la civilisation judéochrétienne en France », études sur la mort, vol. no 125, no. 1, 2004, pp. 9-21. HERVIEU-LEGER Danièle. « Le partage du croire religieux dans des sociétés d’individus », L’Année sociologique, vol. vol. 60, no. 1, 2010, pp. 41-62.
Sites internet
www.geniedulieu.ch www.atelierdelame.fr www.geoconfluences.ens-lyon.fr www.moyenagepassion.com www.lexpress.fr www.fr.statista.com www.pfg.fr www.crematorium-nantes.fr www.jeretiens.net www.cremation-ffc.fr www.ifop.com www.geoconfluences.ens-lyon.fr www.cremation-ffc.fr www.tate.org
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