QUAND LE STREET ART FAIT LE MUR MAYLIS DE REVIERS
ESA
MAYLIS DE REVIERS SEMESTRE 6 ECOLE SPECIALE D’ARCHITECTURE
CAGLIARI PRINTEMPS 2018
QUAND LE STREET ART FAIT LE MUR STREET-ART, MURS , GRAFFITI, EXPRESSION, LEGALISATION
Dans ce cahier de recherches urbaines, nous allons essayer de comprendre la place du street-art dans la ville. Pour cela il faut revenir aux origines du mouvement, une origine totalement illégale. Le graffiti va se dévoiler comme un vrai révélateur de nombreux phénomènes et évènements qui se produisent dans la ville. Les murs sont ainsi les nouveaux messagers d’une population. Ils sont révélateurs, car complètement influencés par la ville, ses conditions urbaines, ses réactions ou ses politiques. Cependant le street art va réussir à se légitimer et avoir une place de choix dans la ville même jusque dans les campagnes. C’est ainsi que fort de toutes ses analyses, il nous est possible d’interpréter les phénomènes urbains et graphiques propres à Cagliari. La rencontre avec des street-artistes sardes et des habitants va permettre d’avoir une confirmation des hypothèses émises tout au long de cette réflexion.
In this urban research notebook, we will try to understand the place of street art in the city. For that we must go back to the origins of the movement, a totally illegal origin. The graffiti will reveal itself as a true revealer of many phenomena and events that occur in the city. The walls are thus the new messengers of a population. They are revealing because completely influenced by the city, its urban conditions, its reactions or its policies. However, street art will succeed to legitimize itself and have a place of choice in the city even in the countryside. Thus, with all his analyzes, it is possible for us to interpret Cagliari’s urban and graphic phenomena. The meeting with Sardinian Street Artists and Inhabitants will also allow to have a confirmation of the hypotheses emitted throughout my reflection.
REMERCIEMENTS : ANNE-LAURE JOURDHEUIL REGIS GUIGNARD BERTRAND RENAUD BORIS BASTIANELLI SARA IMPERA MARTA MENDONÇA ALEXANDRE SCHREPFER AURELIE GODARD IVAN MILISIC SERGE BARTO CATHERINE WEINZAEPFLEN JEAN-LOUIS GREMILLET THUYNHAN DAO DUCCIA FARNETANI MICHAEL HALTER SIMON DAVIES BERNARD DELAGE MICHEL GARCIN JEAN-PIERRE BONTOUX CECILE MARIN
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PREFACE :
Le voyage à Cagliari fut pour moi l’occasion d’une incroyable découverte. Mes papiers d’identité, périmant la veille de notre départ, m’obligèrent à ne pas prendre mes billets en même temps que mes camarades. Ainsi me voilà partie douze heure avant tous les autres, me laissant là l’occasion d’arpenter la ville seule avec mes pensées. En plus du plaisir d’arpenter et de découvrir seule une ville, mes pas me menèrent naturellement vers le site que nous allions étudier pendant ce semestre : la vialle Regina Elena. Je pensais déjà la connaitre grâce à l’incroyable Google Street et Google Earth. Mais plus je descends la rue, plus apparait une dimension que j’ignorai totalement. La présence de graffiti. La rue et sa promenade cache en contrebas une ruelle piétonne. Elle est bordée de murs qui dissimulent tout le long les jardins arrière du quartier de Villa Nova. Ces murs sont recouverts de milliers de couleurs, d’une richesse et d’une diversité graphique incroyable. J’aperçois des styles qui se répètent, des techniques différentes, des messages. Après la stupéfaction apparait une forme d’euphorie. Découvrir une telle manifestation d’art là où je ne l’imaginais pas et surtout je découvrir un art qui pour moi n’étais auparavant qu’une forme de délinquance puérile, me transporte. La soudaine évaporation de mes préjugés sur ces formes d’expressions urbaines fut une surprise. Me voilà donc lancée à toute allure pour comprendre cet art de rue, ses codes, sa genèse, mais aussi ses significations, ses revendications. Découvrir ce monde inconnu fut grisant et surtout passionnant. Tenter donc comprendre toutes les conséquences urbaines, sociologiques, politiques, artistiques du street art sur la rue et de la rue sur le street art ne fut pas chose simple. Mais malgré mon ignorance la plus totale sur le sujet avant ce voyage, c’est suite à mes différentes recherches, mes différentes interviews que mes axes de réflexions se sont précisées. Et c’est ainsi qu’il me semble important de nous demander quelle est aujourd’hui la place du street-art dans l’espace public. Tout d’abord en introduction, je traiterai rapidement de la question du street-art dans ses origines. En effet pour aborder ce sujet il nous faut bien comprendre les différents évènements et conditions qui ont généré l’avènement d’un nouveau courant artistique mondial.
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SOMMAIRE : INTRODUCTION I : UN ART DE RUE ILLEGAL a) Le street art : nouvelle peau de la ville b) Des murs au service d’un message c) Une réaction de la ville
II : VERS UN ART DE RUE LEGAL a) De l’initiative à la commande b) De la rue à la galerie
III : LE GRAFFITI A CAGLIARI a) Les graffitis et tags tout au long de la ville b) La Via San Saturnino : hall of fame
CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE ANNEXES 7
INTRODUCTION L’apparition du tag coïncide avec le développement des bombes de peinture. Le point de départ se situe dans la ville de Philadelphie. Un certain ‘Cornbread’, dans les années 60, signe de son nom sa ville pour attirer l’attention d’une jeune femme. Le « mouvement » se repend rapidement dans New York grâce au réseau ferroviaire en développement. Des groupes se forment et les trains et les métros sont un tout nouveau terrain de jeu pour cette génération à la recherche d’adrénaline et quelque part d’un nouveau moyen d’expression. L’objectif est de faire voir son nom et de se faire connaitre par la présence de sa signature. Le réseau ferroviaire est parfait pour assouvir leur désir de viralité. Ainsi se développe donc l’art du Writting . La calligraphie autour de cet acte devient fondamentale. Il faut se faire remarquer par les couleurs, les formes, les lettres. Les murs deviennent un lieu d’expression. Seulement le métro n’est pas l’unique facteur du développement des tags. En effet c’est toute la société américaine qui est en profonde mutation. Comme le fait remarquer Magda Danysz : « Les villes se modifient : le béton et les murs ont envahi le paysage, devenu terne et d’une grande banalité. (…) Et socialement, les changements sont très forts : les banlieues apparaissent, la publicité devient de plus en plus envahissante et agressive» (1). Les publicitaires et les entreprises usent de la rue comme moyen de communication. Cette nouvelle perception de l’espace urbain fait que les rues, la ville et ses murs sont alors pris d’assaut par les tagueurs. Une transmission rapide se fait en Europe et principalement en France, aux Pays-Bas et en Angleterre. Ils ne sont qu’une poignée au commencement. Un français, Bando, sera le premier à ramener à Paris cette pratique après un voyage aux États unis. Cette transmission ne se fera pas comme un copier-coller des pratiques américaines. En effet à force d’évolution et de collaboration, le style européen apparait. Des groupes se forment, leurs styles et leurs objectifs se précisent et ainsi se différencient formant différent mouvement, grâce à différentes conceptions. Il me semble ainsi important de comprendre dans un premier temps le street-art dans son illégalité. Quelles sont ses formes ? Quels sont les espaces urbains qui génèrent ses pratiques ? Quelles sont les motivations de ces artistes ? Comment la ville réagit à ce holdup visuel ? Comment et pourquoi les murs de la ville deviennent un lieu d’expression politique, voire de propagande ? Dans une seconde partie, nous essayerons de comprendre comment cette forme de « vandalisme » a pu devenir un art reconnu, monétisé, accepté ? Comment le street art a pu devenir un outil pour les institutions ? Comment il devient une manière de transformer des bâtiments abandonnés et devenir une manière de revaloriser un quartier, une localité ? Ou encore comment a-t-il pu se transposer sur des toiles et dans les galeries ? Enfin dans un troisième temps ma réflexion se recentrera sur Cagliari et sur la forme qu’y prend l’art de rue ainsi ce qu’il révèle de la ville. Mon contact avec d’importants graffeurs de Cagliari m’a permis de comprendre les réactions de la ville face à ces phénomènes, mais aussi le phénomène en lui-même. Enfin ces recherches et ses interviews m’ont permis de comprendre la configuration spéciale de la via San Saturnino.
(1) Magda Danysz, Anthologie du Street art, 2016
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Les premiers tags New Yorkais :
© Taki 183
© Taki 183
© John Wahn Métro New York
Les ‘‘punitions’’ d’Azyle à Paris :
© Azyle Paris 2004
© Azyle Paris 2004
I : UN ART DE RUE ILLEGAL a) Le street art : nouvelle peau de la ville
Il me semble important tout d’abord de préciser le vocabulaire du street-art et de sa genèse dans cette ville que nous connaissons si bien, Paris. L’appellation de street-art est récente elle inclut en réalité de nombreuses pratiques. Comme le font remarquer Thomas Riffaud et Robin Recours (1) « le street art n’est plus uniquement un acte de rébellion. Il inclut de nombreuses pratiques dans la ville. » Le street art regroupe ainsi différentes catégories de démarches artistiques créés ou exécutées dans la rue, officiellement ou non. On peut citer par exemple le break dance, rap, hip hop, théâtre, graffiti, flash mob… Cependant ici je ne m’intéresserais qu’aux pratiques picturales et graphiques sur les murs de la ville. Derrière chaque pratique se cachent des modes de pensées, de fonctionnements différents. Le contexte est également déterminant : la condition sociale, et surtout urbaine.
Le tag : Il s’agit d’un pseudonyme calligraphié. En anglais tag veux dire « étiquette ». À l’origine, les tags étaient utilisés par les gangs de New York pour marquer leurs territoires. Les tagueurs qui les réalisent agissent de manière très rapide. Au début des années 80, l’apparition du crack engendre de nouveaux enjeux économiques pour les gangs. Le marquage et la protection de son territoire sont essentiels dans ses quartiers extrêmement défavorisés et dangereux. En France c’est dans les années 80 que les tags explosent. Ils veulent marquer, « déchirer », la ville, le métro, les entrepôts de la RATP. La ville ne comprend pas ce qu’il se passe, ne sait pas comment réagir. « Je n’ai pas tagué plus que d’autres, contrairement à ce que l’on peut croire. J’ai simplement cherché à chaque fois, comme l’aurait fait un publicitaire, le meilleur endroit. » raconte Boxer dans le documentaire Writters, 20 ans de graffiti à Paris. Chaque groupe à même sa ligne. Ces tagueurs auront même raison de la première classe du métro parisien. Ses représentants les plus connus dans ces années sont Nasty, Oneo, les TCG. Ils réussissent à récupérer les clés du réseau de métro. La nuit les centaines de stations sont à eux. Paris et son sous-sol sont recouverts. À Paris, toute fois il n’est pas vraiment question de territoire. Tous les arrondissements ne sont pas tous autant affectés, révélateurs de la fracture entre les beaux quartiers et les autres.
(1) Thomas Riffaud et Robin Recours, Le street art comme micro-politique de l’espace public : entre « artivisme » et coopératisme.
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Les pionniers du graffiti en France
© Bando Paris 1990
© Mode 2 Paris
© Bando & DocParis 1989
© Lokiss Paris 1988
Fresque à plusieurs mains :
© Jef, Kaz, Ezra, Acer, Ackwa Lorient 2018
@ Cagliari 2018
Le graffiti: Dans le langage du street-art, un graffiti est l’œuvre d’un graffeur, et généralement une succession de lettres, il peut être accompagné d’un personnage et/ou d’un fond (background). Il est différent du tag, car il demande des heures de travail. Le nom de graffiti est utilisé aussi pour tous les autres supports comme les toiles ou le papier. Il est généralement préparé et étudié sur des carnets (blackbooks) puis réalisé sur les murs de la ville. Cet endroit choisi doit être stratégique. En effet les graffeurs doivent pouvoir réaliser leurs graffitis sans être inquiétés par la police, tout en étant sûr qu’ils soient le plus visibles possible. Comme me le confie dans une interview, Manu Invisible, un grand nom italien et originaire de Sardaigne : « Je choisis toujours des endroits offrant une grande visibilité pour ainsi en tirer le meilleur de ces espaces. (…) J’aime peindre dans différentes parties, des banlieues aux zones les plus centrales. » Certains « spots » deviennent des Halls of Fame. Autrement dit un endroit où les artistes les plus renommés se rassemblent et peignent. Ils sont très régulièrement recouverts. À Paris, c’est Stalingrad qui est le premier hall of fame. Un terrain vague très bien exposé, car visible depuis le métro aérien dans le nord de Paris. À Cagliari, la via San Saturnino en est un. Certains halls of fame deviennent des lieux de rencontre pour les graffeurs et de bouillonnement du Hip Hop (danse, musique, peinture, etc.) En effet comme le fait remarquer Alain Milon : « le lieu tagué attire le tag» (1).
Les fresques: De ses halls of fame et de leur relative sécurité pour les graffeurs, va naître une nouvelle typologie. Les fresques sont de très grands graffitis réalisés souvent à plusieurs mains. Composée souvent d’un mélange de personnage et de lettres, elle demande des heures de travail et raconte souvent une histoire sur d’immenses murs. Elle nécessite donc un endroit où il n’est pas vraiment interdit de graffer. Un endroit où la ville, sa politique et ses habitants acceptent ces pratiques. Il s’agit d’un graff plus élaboré. La présence de fresque est un indicateur d’un endroit légal, abandonné ou au moins toléré par les autorités et les habitants.
(1) Alain Milon, L’étranger dans la ville, 1999
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Le throw-up
© Bando
© Bando
Le Sticker Art :
© Denver
© Nolita
Le pochoir :
© Blek le Rat
© Miss-Tic
Le throw-up : Ce sont des graffs presque monochromes. Ce n’est pas un tag, car les lettres sont de beaucoup plus grandes dimensions, mais ce n’est pas non plus une fresque, car souvent réalisé rapidement et ce toujours dans le but de faire connaitre son nom. Mais ces graffs s’ils sont plus visibles que les tags, ils sont beaucoup plus longs à réaliser et donc beaucoup plus dangereux. C’est un exercice très difficile, car le peu de couleurs fait uniquement ressortir la technique et le style. La calligraphie est pure, sans fioriture, souvent argent et gris. Si vous en voyez, l’endroit est à priori particulièrement visible, illégal et très risqué (couloirs et tunnel de métro, mûr pignon, autoroutes).
Le sticker art : Étiquette autocollante ou non, où le tagueur à préalablement apposé sa signature ou son logo. Le mode de diffusion en grande quantité est extrêmement facile, rapide et peu risqué.
Le pochoir : Comme le sticker art, le pochoir est issu d’une préparation en amont, sa réalisation dans la ville est beaucoup plus rapide leur permettant d’envahir des lieux particulièrement risqués, très visibles et presque toujours illégaux.
Finalement ces différentes pratiques du street art parisien d’origine sont considérées par les médias comme des témoignages d’un mal-être, de la contestation et les revendications d’une partie de la jeune population. Ils les considèrent comme une manifestation de leur rébellion contre la société ou le système. « C’est un acte fort qui peut être vu comme politique, sauvage, ou alternatif. C’est un peu une rébellion contre un système, contre l’ordre établi, contre les institutions, contre les règles... Je (ne) revendique que la liberté » déclare un graffeur anonyme dans une interview du Graffiti Art Magazine n°19. Ainsi l’acte est en soit politique, mais rarement un message est lisible dans l’œuvre en elle-même. L’œuvre semble apolitique, c’est le geste, son emplacement et sa réalisation illégale, imposée à la ville qui finalement l’est. Malgré tout dans certaines situations, en plus du geste, le graffiti est porteur d’une idée. On utilise les murs de la ville plus uniquement pour montrer sa présence, mais aussi pour faire passer son message.
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Le phénomène de mai 68 :
© Jean Paul Achard
Une celèbre image, soutenant une cause politique :
© OBEY
b) Des murs au service d’un message Aussi l’on retrouve de nombreux exemples où les graffitis sont le symptôme d’une ville et d’une population profondément meurtries, voire malades. Ainsi dans ces cas-là, les messages des street artistes peuvent devenir des messages politiques voire de propagande dans ces villes en guerre, révoltée ou déchirée. Se faire entendre, transmettre ses idées par l’art, au vu et su de tous : dans l’espace public. Ce qui demande de se distinguer, mais aussi de se faire comprendre. C’est une tout autre pratique du street art qu’évoqué précédemment. En effet cette fois si c’est une recherche visuelle bien différente. À l’adrénaline, la soif d’afficher au monde son existence, la recherche graphique, l’exploration urbaine et l’appropriation de la ville s’ajoutent de fortes convictions politiques. En France cette expression d’un mécontentement politique se fait notamment pendant les grandes grèves de mai 68. Pendant cette période, le bouillonnement politique est à son comble. Ainsi les étudiants et les grévistes trouvent sur les murs de la ville, un mode d’expression non censuré par la presse ni par le gouvernement. Ainsi pendant quelques semaines, ce bouillonnement devient aussi artistique. La production est impressionnante. Le médium de l’affiche s’est imposé pour cette génération. En effet devant la répression policière, il leur fallait un moyen extrêmement rapide de diffusion tout en restant compréhensible malgré la précipitation. Les affiches sont dessinées pendant la journée, validées le soir par une assemblée, et affichées le lendemain matin. La technique d’impression est la sérigraphie par pochoir. Tout cela se passe dans les locaux des Beaux-Arts de Paris. « C’était un ordre productif et créatif, pour s’opposer à un autre ordre » se rappelle Pierre Buraglio dans une interview pour Arte en avril 2018. L’art va dans la rue et l’art est moyen de communication. La ville est prise en otage par les grèves, les manifestations, mais aussi visuellement. Si ces évènements et ses pratiques sur les murs de la ville ne sont pas considérés artistiquement comme l’ancêtre du street-art, ils sont néanmoins les signes avant-coureurs d’une nouvelle forme d’expression. En effet cette volonté du message politique aussi important que la forme graphique va être reprise dans les années 90 part des artistes se revendiquant que la culture du graffiti. Un talent au service de la révolte où les motivations sont claires. C’est le cas par exemple de Shepard Fairey ou Obey. Il utilise la technique de la sérigraphie pour exprimer ses opinions politiques. Il envahit la ville de ses autocollants et ses posters. Comme il le dit lui-même : « Pourquoi devrait-on être d’accord avec la croissance du nombre de panneaux publicitaire et autre type de publicité dans les espaces publics où les gens n’ont pas d’autre choix que de le regarder, juste parce que vous avez de l’argent ? ». Il estime que la ville, ses murs et donc son visuel lui appartient tout autant que les publicitaires, les politiques, etc. Il exprime un certain malaise de la société américaine qui devient pour lui une société de consommation et d’injustice. Cependant aujourd’hui une vraie question se pose. En effet grâce à l’important développement d’internet et des réseaux sociaux, un message sur les murs de la ville n’est qu’une communication à l’échelle locale. La preuve en est que vous connaissez surement l’une des œuvres les plus connues d’Obey, la peinture d’Obama pendant la campagne de 2008. Et ce alors que jamais vous n’avez vu l’un de ses posters dans un milieu urbain. Ici c’est la qualité graphique qui permet une diffusion mondiale sur les murs numériques d’internet.
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Banksy, pochoiriste politique :
Le Mur de Berlin, symbole d’oppression puis de liberté :
© Banksy
© Hermann Waldenburg
Le très politique Border Art
© JR
© Belfast 2013
Ce désir d’un message clair fait utiliser aux graffeurs des techniques qui nécessitent un travail en amont plus important. Ce sont des techniques comme le pochoir et les stickers. Comme nous le raconte Magda Danyzs : « Riches de ce premier fruit d’un travail laborieux, les artistes peuvent aller apposer rapidement leur pochoir sur la surface rugueuse d’un mur » (1). C’est le cas par exemple de Banksy, l’un des pochoiristes les plus connus au monde. Il offre sa vision de la société, dénonce régulièrement ses maux et s’invite dans les murs du monde entier. Il se fit connaitre notamment par ses œuvres sur le mur séparant la Palestine, d’Israël. Ses œuvres se veulent frappantes, humoristiques. Et c’est cet attrait qui fait que leur diffusion est bien plus étendue qu’au seul passage de gens devant ses œuvres. Elles sont photographiées, publiées sur les réseaux sociaux, relayées parfois même par les médias traditionnels. C’est le nom, anonyme d’ailleurs, sa réputation internationale, le coté frappant et humoristique, le graphisme qui aide l’artiste à diffuser mondialement son geste.
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Les murs de la ville peuvent eux aussi prendre tout leur sens lorsqu’ils deviennent alors un fort symbole autoritaire. Contre ces murs des artistes s’expriment. Et directement dessus. Comme le remarque Stéphanie Lemoine dans son livre Les Murs Révoltés : « Que ce soit avec des écrits anonymes ou des œuvres d’artistes connus, il y a une volonté de nier la frontière, de la flouter par des œuvres qui vont déborder du mur ». (2) Le mur prend une dimension différente : il n’arrête pas les idées au contraire. Parmi les plus connus, le mur de Berlin fut graffé dès le début des années 80. LeNoir ou encore Keith Haring viendront peindre dessus d’immenses fresques. À la chute du mur, un important élan artistique vient recouvrir le côté Est du mur. Des œuvres emblématiques vont naitre, à tel point que nait un musée à ciel ouvert : la East Side Gallerie. Témoin historique, mais aussi la preuve d’un début de reconnaissance pour le street art. Mais le mur de Berlin n’est pas le seul. Comme je l’évoquais précédemment, Banksy viendra s’exprimer sur le mur séparant Jérusalem. Il nous est également possible de parler du mur à la frontière des États unis et du Mexique, les murs séparant les catholiques des protestants à Belfast, ou encore celui qui sépare l’île de chypre.
Les villes sont un symbole du pouvoir politique. Son urbanisme, ses rues, ses murs et ses monuments sont un territoire à conquérir surtout pour les graffitis politiques. Leur statut est particulier, car leur message en plus d’être politique est un acte artistique, dimension les préservant parfois de l’effacement. Ces protections pour ces œuvres assurent à ses actes politiques une certaine pérennité. Stéphanie Lemoine juge que « le statut d’œuvre d’art devient ainsi le gage d’une liberté d’action et d’expression maximale, quelque chose comme un cheval de Troie susceptible de restituer à l’espace public, sa fonction d’agora » (2).
(1) Magda Danysz, Anthologie du Street art, 2016 (2) Stéphanie Lemoine, Les murs révoltés, 2015
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Philadelphie, le berceau du graffiti,
© Jason Bami
Louvre-Rivoli, les premières condamnations en France :
© Oeno
c) Une réaction de la ville Mais évidemment cette réappropriation de l’espace public comme agora, expression totalement libre de la parole ou de l’art n’est pas du gout de tous. La présence de tag peut transmettre une image de la ville que les pouvoirs publics ou politiques ne souhaitent pas. Une image comme le mauvais entretien, une mauvaise répression, un quartier dangereux, voire sale, etc. Au-delà des pouvoirs publics c’est aussi les réactions des habitants de ces villes exposées à ces hold-ups visuels qui vont avoir une vraie influence, positive ou négative sur les mouvements du street-art Philadelphie, la ville mère du graffiti est la première à le combattre. Le graffiti étant intimement lié aux gangs et aux trafics de stupéfiants, la guerre des autorités contre cette délinquance le prend aussi naturellement pour cible. La violence de la répression fait que le graffiti finit presque par disparaitre pour mieux se développer à New York. Mais là encore son maire lui déclare la guerre officiellement et décide d’une politique de tolérance zéro. Les graffitis seraient pour eux associés à une image de délaissement des autorités d’un quartier, ce qui attirerait la délinquance formant ainsi un cercle vicieux. C’est la théorie des vitres cassées. Les campagnes de nettoyage des graffitis sont multipliées. Les œuvres ont une durée de vie très limitée. La guerre des styles s’arrête nette. Un seul objectif pour les graffeurs : laisser une trace. Beaucoup de graffeurs se découragent et arrêtent. Cependant, la place du graffiti dans les villes américaines est cependant extrêmement controversée. Le New York Sun qualifie les graffeurs de « génération qui ne veut pas grandir ». Le New York Times lui, trouve qu’il est un nouveau mouvement artistique. Une brigade est créée pour la lutte anti-graffiti. Mais paradoxalement elle commande des œuvres murales légales. Juridiquement la répression est très dure. Mais, soulève de nombreuses questions comme le fait remarquer Magda Dansyz : « Au sujet de la dégradation d’espace privée ou public comme sur la question des libertés individuelles et la liberté d’expression » En France c’est la RATP qui se plaint en premier des tags et des graffitis. Des bandeaux dans les rames de métro affichent le nombre de millions que coute le nettoyage des tags dans ses galeries souterraines, dans les métros et sur les métros. Dans les premières condamnations juridiques entrainant des peines de prison font suite au « saccage » de la station Louvre par le groupe VEP. L’anonymat qui est une règle de survie, ne résistera pas longtemps face aux investigations poussées des enquêteurs. Ils feront plusieurs mois de prison. La répression existait déjà, mais elle prend là un nouveau tournant beaucoup plus sévère. Les lois sont plus dures et des brigades spéciales à la SNCF et à la RATP sont créées. Aucun regret pour ses graffeurs interviewés dans le reportage Writters – 20 ans de Graffiti à Paris : « Je (ne) regrette pas. (…) parce que pendant un moment, rien que pour le fait qu’on ne pense pas au fric. (…) on s’en foutais, on volait tout, on avait pas besoin d’argent. » Onéo « C’est le plaisir d’avoir à amener ton art un peu plus loin. Dans le rap ils peuvent stagner parce qu’un moment donné le truc qui va te faire plaisir, c’est le chèque qui tombe donc ça ne te pousse pas à aller plus loin. » ColorZ
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La Tour 13 :
© Tour 13 - Galerie Itinérance
Galerie Itinérrance, un nouveau visage pour le 13 ème :
© Paris 2018
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II : VERS UN ART DE RUE LEGAL a) De l’initiative à la commande Petit à petit les graffs vont donc bénéficier d’une certaine reconnaissance. En effet ce n’est plus la simple initiative des graffeurs qui va aider à sa diffusion, mais aussi l’aide de certaines personnes ou institutions considérant le street art comme un art à part entière. Les expositions dans les musées mettront un certain temps à apparaitre. Ce sont tout d’abord grâce à l’intérêt des galeristes qui réussissent à faire vivre de leur art les graffeurs. Dans le 13ème arrondissement s’installe la Galerie Itinérance. À sa tête Mehdi Ben Cheik, un amateur de Street Art qui la fonde en 2004. Il comprend que pour que Paris devienne une référence en matière de street art il faut réussir à attirer des artistes du monde entier et réaliser des murs, organiser des expositions. C’est comme ça que de nombreux artistes grâce à de grands projets comme la Tour 13, viennent à Paris où ils arrivent enfin à vivre de leur activité. La tour 13 est l’un des tout premiers projets de street art d’une aussi grande ampleur. Le projet est mené par la Galerie Itinérance pendant plusieurs mois dans la plus grande confidentialité. Il est réalisé avec le soutien de la Mairie du 13ème et grâce aux bailleurs de l’immeuble. Le projet mobilise plus d’une centaine d’artistes de 18 nationalités, pour investir cette tour avant sa destruction le 8 avril 2014. Elle laissera place à un nouvel immeuble de logements sociaux. Plus de 4 500 m2 de surface au sol où tout, les murs comme les plafonds ou les meubles sont investis par les artistes. Ce projet est en cohérence avec le mouvement du Street Art, car tout finit par disparaitre. Le projet ouvre au public du 1er au 31 octobre 2013. Le succès est total avec plus de 30 000 visiteurs en un mois. Le rôle de la galerie ne s’arrête pas à cet immense projet. En effet comme le raconte Mehdi Ben Cheik dans : « En tant que galeriste de street art je me dois de servir mes artistes en leur donnant ce dont ils ont le plus besoin, c’est-à-dire l’expression dans la rue. » Le galeriste va donc partir à la recherche de mur, des autorisations pour les investir, des nacelles, de peinture.C’est de sa rencontre avec Jérôme Coumet, grand amateur de Street Art et maire du 13ème arrondissement de Paris, qui va donner une toute nouvelle dimension au graffiti légal. En effet l’avantage du 13ème est l’existence de nombreux murs pignons grâce aux innombrables immeubles appartenant aux bailleurs sociaux. Intervenir sur de tel bâtiment permet d’avoir un interlocuteur propriétaire unique et non une armée de copropriétaire. La discussion avec eux ne sera pas simple, mais lorsqu’elle aboutit, les artistes proposent trois esquisses et laissent le choix aux habitants. D’autres projets vont voir le jour grâce à cette impulsion. Notamment des collaborations avec la Poste ou des évènements mettant en valeur le street art comme la Nuit Blanche. La prolifération d’œuvres légales donne au quartier une nouvelle dimension urbaine et artistique. Une nouvelle identité est créée : le 13ème n’est plus que le quartier chinois, c’est devenu une référence en matière de Street Art. En 7 ans plus de 25 fresques sont ainsi disséminées dans tout le 13ème. Ainsi Paris, ville historique de culture et de création, retrouve complètement sa place de capitale des arts. Le street-art se transforme pour être au service de la ville. (1) Cédric Naimi, État des lieux du Graffiti et du Street Art , 2015
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Street Art City, l’art urbain à la campagne :
© Street-Art City
Le festival Label Valette :
© Label Valette Festival
Il n’y a pas qu’à Paris que le street-art prend une nouvelle dimension. En effet dans l’Allier, un ancien centre de formation des PTT est repris par Gilles et Sylvie Iniesta, entrepreneurs locaux. Ils étaient à la recherche d’une nouvelle destination pour ses bâtiments abandonnés depuis 1993. Une révélation les plonge dans le monde du street-art, un milieu qui leur était totalement inconnu. L’endroit devient une résidence qui accueille des street-artistes pour des séjours d’une à trois semaines, comme une Villa Médicis du street-art, baptisée Street Art City. Le gite, le couvert et le matériel sont offerts par les fondateurs. C’est le seul endroit au monde qui propose une telle structure. L’importance des réseaux sociaux dans le travail des graffeurs fait que rapidement l’endroit se fait connaitre. Des artistes du monde entier viennent ainsi investir les façades, mais aussi les 128 chambres de l’hôtel. Le site est en constante évolution. Les murs sont recouverts chaque année. En plus du travail sur les murs du complexe, les artistes produisent deux toiles uniques qui seront revendues plus tard. L’ambition : une excellence artistique, ce qui fait que pour pouvoir résider à Street Art City, la sélection est rude. Prêt de 900 candidatures pour 75 places par an. L’endroit pour sa saison d’ouverture à reçu près de 15000 visiteurs. Ici on défend un projet pérenne pour défendre les artistes, mais aussi créer un lieu où par les échanges entre artistes, la quiétude du lieu est l’occasion pour les artistes de développer leurs techniques, leur art.
D’autres projets de réinvestissement de lieux abandonnés ont vu le jour. En pleine campagne, l’art urbain s’invite et fait revivre certains endroits. Un autre exemple est la rencontre, au festival Label Valette, entre un château du XIXème et le Street Art. Dans ce château abandonné depuis plus de 30 ans, les street artistes ont réinvesti le lieu. Un festival de trois jours aura lieu en septembre 2018, où concerts et visites du site seront organisés. Plusieurs objectifs à cette intervention : la revalorisation et l’attrait culturel de ce lieu, l’emploi local, la mise en valeur d’artistes connus ou non, l’occasion pour un village de rayonner.
Le street-art et surtout sa reconnaissance permettent dans ces différents cas à revaloriser un lieu à l’abandon, mais aussi de redynamiser une image d’un quartier, d’un patrimoine. Comme s’il ne suffisait que de l’acceptation pour que le Street Art entraine une influence et une image positive sur la ville et ses murs. Pouvoir politique, économique, culturel ou urbain, le street-art même s’il n’est pas toujours du goût de tous, a pris dans les années 2010 de vraies lettres de noblesses. Cependant sa pratique dans un cadre légale divise au sein des street-artistes, mais son arrivée dans des expositions et sur toile est encore plus controversé.
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Quand le street art se transpose en toile :
© Dee Nasty
© Jonone
© Vihls
© Galerie Itinérance
b) De la rue à la galerie Ainsi il parait logique de se demander comment le graffiti, si intimement lié au contexte urbain et à la pratique sur des murs publics, peut-être retranscrits sur toile et vendus. Comme nous l’avons vu dans les exemples précédents, les projets ont lieu dans des contextes architecturaux particuliers. Alors quel est l’impact des toiles blanches, monétisables sur la pratique du street art ?
Le passage à la toile est presque uniquement une question de monétisation. Et généralement cette monétisation est opérée par les galeristes et les acheteurs. La côte des artistes sur le marché de l’art dépend de la notoriété de l’artiste, de son style, de sa longévité, du format ou encore des techniques utilisées. La pratique dans la rue permet aux graffeurs de rentrer dans le cercle très fermé des street-artistes reconnus. La légitimité s’acquiert donc dans la rue. La reconnaissance dans le monde artistique et sur le marché se fait ensuite par l’engouement que les œuvres produisent (succès des ventes, cotes qui grimpent, publication dans les revues, etc.). Aux street-artistes se présente un choix : communiquer sur les réseaux sociaux ou par le buzz que leurs œuvres engendrent, se vendre en faisant appel aux galeries, ou encore attendre que les galeries le démarchent. Si les artistes passent donc à la toile c’est notamment pour bénéficier de cette reconnaissance du monde de l’art, mais aussi pour pouvoir en vivre. Après l’intérêt des galeries, les musées mettront un peu de temps à suivre. Lorsqu’on lui pose la question Manu Invisible dit que son travail sur toile lui permet une forme de visibilité.
L’exposition dans les musées est une nouvelle forme de reconnaissance primordiale pour les Street artiste. En effet le musée est « l’institution (…) au service de la société et de son développement ouvert au public, qui acquiert conserve étudie expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité » selon la définition de l’ICOM (Conseil International des Musées). Or le street art a besoin d’une telle transmission, mais aussi préservation de l’histoire du mouvement. Nous savons maintenant que la relation entre l’œuvre du street artiste et son environnement est primordiale pour en comprendre sa portée. Une exposition de Street Art ne peut pas non plus être une série de photographie d’œuvre dans son contexte. Aussi pour les œuvres qui sont donc réalisées pour où dans un intérieur il est important de ne pas le voir comme une copie des œuvres extérieures, privée de leur environnement. Simplement le contexte est différent, le sujet, la mise en œuvre ou encore le traitement sont comme dans la rue, définie en avance. Comme le dit Magda Danysz : « il s’agit de retranscrire cette énergie d’une autre façon ».
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Banksy s’expose à New-York, Better Out Than In :
© Banksy
La Tate Modern en 2008 :
© Tate Modern
Mais ces pratiques de légalisation d’un art urbain divisent fortement les graffeurs, certains voient cela comme une décrédibilisation du mouvement illégal d’origine. Banksy en 2013 questionne le street art dans cette pratique de l’exposition. Pendant un mois il investit New York et l’annonce sur son site. Il crée sa propre exposition nommée « Better Out Than In » à ciel ouvert dans la ville et comme un impressionniste revendique le travail d’extérieur. La ville devient une galerie ouverte, comme un jeu de piste. Il cite même Cézanne : « Toutes les peintures peintes à l’intérieur, dans l’atelier, ne seront jamais aussi bonnes que celles faites à l’extérieur.» Le clou de l’exposition à lieu dans Central Park où l’artiste vend quelques-unes de ses œuvres sur des toiles blanches à 60 $. Soit 500 fois en dessous du prix du marché.
Même certains galeristes estiment que la rue doit rester au centre de l’intérêt des graffeurs. En effet Valériane Mondot dit dans une interview de Cédric Naimi : « Je pense qu’un artiste qui quitte le terrain perd en énergie (…) il y a des terrains qui sont devenus institutionnels, commandités par les mairies, des galeries et plus ouvert au public, et qui sont plus offert au street artiste qu’aux artistes de graffitis. Ça a tendance à m’agacer… » (1)
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Cette identité extérieure est le parti pris par l’exposition de la Tate Modern en 2008. Six artistes urbains y exposent comme Jr, Os Gemeos, etc. Ils exposent à la fois sur la façade, en réalisant de très grandes fresques de 50 m de haut. Un des artistes du projet va alors témoigner : « Je ne me considère pas moi-même comme uniquement un street artiste. La rue est uniquement une autre façon ou un autre endroit pour s’exprimer. La seule différence est qu’un nombre important de gens vous voient et vous avez alors un retour rapide. »
Nous pouvons conclure ainsi, la pratique du Street Art divise, dans sa communauté même, mais aussi du côté de ses spectateurs. Art ou vandalisme ? C’est un peu à chacun de se faire sa propre opinion, en fonction de ses sensibilités, de sa culture. Mais aussi de sa position face à ces pratiques. Art urbain totalement libre ou art possiblement sur commande ? Art libre urbain ou art vendable ? C’est un peu à chaque artiste de se faire son choix dans sa démarche artistique.
(1) Cédric Naimi, État des lieux du Graffiti et du Street Art , 2015
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Les tags dans Cagliari :
© Cagliari 2018
Les grands murs : rompre la monotonie
© Cagliari 2018
Des exemples de signatures récurentes :
© Cagliari 2018
© Doomsday Society
© Cagliari 2018
III : LE GRAFFITI A CAGLIARI Ces recherches au cours de ces deux derniers mois m’ont donc permis d’éradiquer de nombreux préjugés que je me faisais sur ces pratiques urbaines. Cela m’a également permis de comprendre ceux que j’ai pu observer à Cagliari. Car les tags et les graffitis sont donc de très forts indicateurs sur la ville, son organisation, sa gestion, sa politique ou encore sa démographie. Ces observations urbaines m’ont également permis de diriger mon questionnement envers différents acteurs, comme les habitants, la ville et les graffeurs.
a) Les graffitis et tags tout au long de la ville À de nombreux endroits dans la ville, des graffitis et tags sont présents. Ces graffitis affluent sur les grands murs de la ville. Comme un combat contre l’ennui et la dureté de ses murs. On notera ceux présents sur les murs du site San Saturnino, sur les murs du jardin botanique par exemple. L’office du tourisme de la ville m’a indiqué que ces graffitis sont illégaux et m’a sous-entendu que la ville n’a vraiment pas les moyens financiers de les combattre. En témoigne, par exemple les nombreux tags présents jusque dans le centre animé de Cagliari. De plus les tags affluent dans le cœur historique de la ville, sur les bâtiments abandonnés que personne n’entretient. Ainsi ces pratiques picturales de la ville représentent bien certains symptômes dont elle est touchée, comme une double peau dont elle ne peut plus se séparer. Les tags sont révélateurs d’abandons d’immeubles entiers qui traduisent un dépeuplement du Castello. Le manque de moyen pour la répression contre les tagueurs révélant un certain choix politique de l’entretien de la ville. Récemment en effet de très importants travaux de piétonnisation et de restauration de monument ont été menés, mettant à mal la trésorerie de la ville. D’autres graffitis récurrents dans les rues m’ont interpelé. Par exemple, sur les palmiers on pouvait régulièrement apercevoir des peintures à la bombe de cercles de couleurs. Œuvre d’un artiste à la démarche originale ? Une manière efficace et mystérieuse de faire remarquer sa signature ? Eh bien non. Ces cercles sont simplement une indication pour les jardiniers pour le traitement des palmiers contre des scarabées qui est un fléau en méditerranée. Un autre graffiti récurrent est un pochoir d’un logo. Un requin marteau, fusionné avec un skate. C’est par hasard, sur Instagram que j’ai trouvé l’explication à ce symbole disséminé dans toute la ville. Il s’agit d’une marque de vêtements fortement liés à la culture et au milieu du street art sarde, une manière par le mystère et la multiplication dans la ville de se faire connaitre, le street art comme forme publicitaire, la boucle est bouclée. Skan est un street artiste originaire de Cagliari, il est aussi leur designer et leur illustrateur. On comprend mieux pourquoi l’utilisation des murs de la ville leur semble naturelle.
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Un hall of fame :
© Cagliari 2018
Une configuration particulière :
© Cagliari 2018
Respect et collaborations entre artistes :
© Cagliari 2018
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b) La Via San Saturnino : hall of fame Comme je l’évoquais en préface, la via San Saturnino fut pour moi le point de départ de ce travail de recherche sur le Street Art. La via San Saturnino possède plusieurs particularités. La partie graffée est une rue exclusivement piétonne, longeant en contre-bas une grande avenue. Elle se situe donc entre les jardins arrière du quartier de Villa Nova et la promenade de la vialle Regina Elena. L’avantage qu’elle possède est d’être visible depuis la promenade, mais pas depuis la route. Cette configuration permis à l’origine aux graffeurs d’être à l’abri des regards, notamment des forces de l’ordre qui y passerait, mais aussi d’être suffisamment visible pour les passants. La hauteur des murs engendre la présence presque exclusive de graffiti et non pas de très de grande fresque. De plus la configuration de l’entrée de la petite rue passante permet un formidable appel. En effet un pignon donnant sur la rue et plus élevé, annonce la couleur. Lors de notre visite en mars 2018, ce pignon est peint par Crisa, street-artiste présent à de nombreux endroits dans la ville. Pour Manu Invisible, « Via San Saturnino est le centre de la scène hip-hop et du graffiti du sud de la Sardaigne, j’ai beaucoup travaillé dans cet endroit, car j’y garderais pour toujours de solides racines. » L’autre avantage de la présence de très nombreux artistes (reconnus) permet l’apparition pour elle du statut de Hall of Fame. Les habitants apprécient cette rue qui devient une galerie ouverte. J’ai eu l’occasion de discuter avec des habitants sur le pas de leur porte dans leur jardin. Pour eux, cet endroit est unique, magique. Pour Pedro un résidant, cela ne lui pose aucun problème que des artistes viennent peindre et s’approprier ses murs. Pour lui, cela leur donne une autre dimension. Anna, une autre habitante, raconte qu’avant l’endroit était extrêmement mal fréquenté, cependant au fil des années la rue a su devenir un endroit d’éclosion du street art et non plus une cible d’un jeune vandalisme et ce notamment grâce à la légalisation du graffiti à cet endroit. C’est notamment la gentrification du quartier qui a aidé à cette transformation. Ce passé de quartier malfamé se ressent notamment par la présence de bris de verre au-dessus des murs des jardins de Villa Nova. Les tagueurs, uniquement à la recherche de la dégradation se sont pour la plupart éloignée du centre de la ville et ainsi les street artistes reconnus se sont imposé, car ils sont respectés. On remarque ainsi sur ces murs un grand respect pour le travail de chacun, on ne se recouvre pas n’importe comment, on se contourne. Manu Invisible, me confie qu’ils se connaissent tous : « Ils sont des amis et des connaissances. Nous nous divisons les espaces de la ville ensemble, créant ainsi des murs très bien structurés.» Ces codes sont extrêmement importants et très nombreux. La règle qui dit que le graffiti attire le graffiti est vérifiée à cet endroit. En effet même au-delà de la partie légale, les graffitis sont toujours présents même si plus on s’éloigne plus ils s’estompent retombant pleinement dans l’illégalité. Ce lieu, dans ses pratiques, dans sa localisation, dans son historique et dans son environnement, tient à cœur aux artistes, tout comme aux habitants. Comme le mur de Berlin qui fut préservé malgré sa chute, la ruelle piétonne est un lieu à conserver pour qu’il reste un lieu en constante évolution. Les photographies sont les seuls témoins de l’évolution graphique que ses murs subissent. Le laisser tel quel ainsi que la promenade qui la longe est l’unique solution pour laisser libre aux graffitis d’évoluer au fil du temps, des pratiques des nouveaux artistes.
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Graffitis le lond de la via San Saturnino :
© Cagliari 2018
Au delà de la partie légale :
© Cagliari 2018
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CONCLUSION
Le street art, dans ses débuts est totalement illégal. Sa naissance va engendrer de toutes nouvelles pratiques picturales sur les murs de la ville. À chacune de ses différentes pratiques, il est possible d’associer des conditions urbaines, comme l’accessibilité, la dangerosité, l’abandon, etc. Les graffitis vont ainsi devenir comme la seconde peau de la ville, révélatrice de nombreux évènements ou phénomènes qui s’y produisent que ce soit politique, économique ou encore culturel. Ainsi les murs de la ville se révèlent comme pouvant véhiculer des idées et parfois même des messages politiques, à la manière d’affichage publicitaire. La réaction de la ville va fortement influencer le street-art. Soit en le condamnant soit en ne le considérant plus comme une simple forme de vandalisme. C’est ainsi que les galeristes et même les politiques sortent les graffeurs de l’illégalité. Certains exposent, d’autres peignent sur des murs commandés parfois même par la mairie. Le street art est ainsi questionné depuis quelques années. Il est considéré par certains comme illégitime s’il est légal ou bien résultant d’une commande. À côté de cette remise en question, la reconnaissance est là. Les côtes des artistes grimpent. Les lieux et les expositions dédiés au street art se multiplient, offrant aux lieux abandonnés une nouvelle jeunesse, une nouvelle attractivité. Le street art se légitimisme dans l’illégalité, mais gagne sa reconnaissance dans les ventes et les galeries. Enfin c’est ainsi qu’il est possible de comprendre la relation particulière de Cagliari avec ses murs et ses artistes. En effet la ville affiche quelques problèmes de répression faisant apparaitre de nombreux tags. Ce manque de répression engendre ainsi une forte concentration de graffeurs. Sont nés ainsi des lieux où le graffiti s’est tant imposé qu’il devient légal : la via San Saturnino. Cet endroit si particulier est ainsi un témoin de l’évolution de l’art graphique urbain sarde. Un endroit cher aux graffeurs, mais aussi aux habitants. Un endroit que le projet ne met pas particulièrement en valeur ni ne le camoufle. En effet il a prouvé au fil des années être extrêmement adapté.
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ANNEXES :
Grâce à leur besoin de gagner en renommée et en visibilité, les street-artistes utilisent énormément les réseaux sociaux comme Instagram et Facebook. Ces plateformes sont de bons moyens de communiquer et surtout de se faire contacter par des personnes intéressées par leur travail. Il m’a été simple de retrouver les graffeurs les plus actifs à Cagliari, grâce à l’utilisation des hashtags. C’est ainsi que j’ai pu en contacter une demi-douzaine, particulièrement renommé : Manu Invisible, SKAN, La Fille Bertha, Kofa, Alessio Errante ou encore Crisa. Tous m’ont répondu avec beaucoup de gentillesse, ravis de l’intérêt que je puisse leur porter. Deux ont pris le temps de répondre à l’ensemble de mes questions. Un contact qui fut pour moi d’une grande aide pour comprendre le graffiti sarde. Voici donc en annexe, l’ensemble de nos échanges avec SKAN et MANU INVISIBLE.
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© Cagliari 2018
© Manu Invisible
MANU INVISIBLE Me : Since when are you painting in the street? And how did you start to do that? I’ve been painting on the street for about 15 years, I’ve always done it by passion, lately the work component has been added in my research Me : Are you from Cagliari or do you live there? If yes, where did you start your first graffiti? If no, why do you come to Cagliari to paint? I have Sardinian origins, I attended Cagliari as a city to experiment with my art, but I have been living and working in Milan for almost 7 years. I started to make my graffiti abusively on the urban fabric of the city, from the outskirts to the center, always choosing walls that were quite damaged by time and anonymous. Me : I have seen some of your painting around the via San Saturnino. Why did you come first to this place? What is going on down there so that it becomes such a place? Via san saturnino is the fulcrum of the hiphop and writing scene of southern Sardinia, I worked a lot in this area because I keep its strong roots forever Me : Do you know what is the reaction of the town (Police, Neighborhood) about your art? Initially I struggled to make what I do as an art form, but today it happens to be appreciated by institutions and authorities, including law enforcement agencies. I think it’s a normal process related to the knowledge of an art form Me : Do you know well the other artist performing in this part of the town? I know them very well, they are friends and acquaintances and they share the space of the city together, often creating well-structured walls. Me: How do choose your spot in the streets and where is your favorite place in Cagliari? I always choose spaces of great visibility, in order to make the most of the best spaces. In Cagliari I do not have a real favorite point, because I like to paint in different parts, from the outskirts to the most central areas. Me: Why are you performing in the street? Do you sale your art on canvas to? Exploits the most visible points at best, because this guarantees me to make more known what I do, both on commission and on a small format. Me: What is your artistic purpose? My philosophy is to make society reflect on concepts such as those of «perseverance», of keeping tough despite the numerous problems of life. All this by sending messages through symbolic words that can evoke extremely positive messages. Me: Do you perform for some private order? How do you work? How people contact you? what I do is because I feel it inside. I want to communicate to society. it happens very often to be contacted in private for private commissions, but they do not always reflect the way I work, I often work on very large and external surfaces, so I accept only the commissions that respect my modus operandi. Me : Do you consider that Cagliari is a great place for Street art? If no, what is missing? Cagliari, like the rest of Sardinia and Italy is very important for street art, because in Sardinia they have a fantastic and ancient mural tradition, which certainly gives added value to the world of abusive writing. 39
© Cagliari 2018
© Cagliari 2018
© SKAN
SKAN Me : Since when are you painting in the street? And how did you start to do that? SKAN : I started to paint on the street when I was 15 (15 years ago). Me : Are you from Cagliari or do you live there? If yes, where did you start your first graffiti? If no, why do you come to Cagliari to paint? SKAN : I’m from a small town near Cagliari (5kilometers from the center). there I put my firsts tags and pieces, then I felt to do something in Cagliari for let me know from others Me : Why are you performing in the street? Do you sell your art on canvas to? What’s your favorite? SKAN : I started doing graffiti, and I’m still love to paint on walls, sure I do also canvases and I sell art, but i prefer to do still walls. Me : Do you perform for some private order? How do you work in this case? SKAN : You mean commissioned work? Sure, I do a lot of works like that. Sometimes I paint things that i don’t love to do. But sometimes, specially for artistic events, I have the chance to do what I want. Me : Are you performing in the via San Saturnino? Do you know what is going on down there so that it becomes such a place? When I was so young. Sometimes I think about that and the idea to come back to do something. Me : Do you know what is the reaction of the town (Police, Neighborhood) about your art? SKAN : In these last year’s people start to appreciate my works. People call me for do art show and walls around the city. Police basically don’t really hate street art, like normal people, they hate illegal graffiti, like normal people. Me :I have seen on Instagram that you are related with Doomsday Society, and I have seen their logo all around the city. What your relation with them? Is that just a commercial communication? SKAN : Doomsday is a street wear brand. I work for doomsday like graphic designer and illustrator. Me : How do choose your spot in the streets? SKAN : In these years, I don’t do illegal street art in the street of city because my works need a lot of time. I usually do illegal pieces only in abandoned places, like houses or factory, or in isolated street out of the city. But when I paint in the city there are a project curated from art curators. Me : Do you consider that Cagliari is a great place for Street art? What do you think can make it better? SKAN : Street art in Cagliari is in development. only in the last 3-4 years they appeared the first street art project in town, but yes is a great place for street art project. there are some good street artists internationally renowned. Me : What do you think about the tag all around Cagliari? Does the city fight them effectively? SKAN : my background is graffiti writing. I like everything about graffiti. like everything. there are who that do good stuff, and who that they should chance sport.
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BIBLIOGRAPHIE : REPORTAGES : Marc-Aurèle Vecchione, Writters – 20 ans de Graffiti à Paris, 2004 Andreas Johnsen et Nis Boye Moller Rasmussen, Inside Outside. Vandalism, art and vandalisme as art, 2006 Blandine Le Cain, Quand l’art s’attaque aux murs des frontières, Grand Angle Figaro, 2017 MEMOIRES : Marjolaine Ricard, Art Public : les nouveaux modes d’expressions artistiques, 2014 Thomas Sauvadet et Marie-Hélène Bacqué, Les pratiques populaires de l’espace, 2011 Abdel Benessavy, Le graffiti, un outil au service de la ville éducatrice, 2010 Thomas Riffaud et Robin Recours, Le street art comme micro-politique de l’espace public : entre « artivisme » et coopératisme, 2016 Loïc Mazenc, Le street-art, Ou l’institutionnalisation problématique d’une pratique contre-culturelle, 2015 LIVRES : Magda Danysz, Anthologie du Street Art, Editions Alternatives, 2016 Hermann Waldenburg, Art Libre sur le mur, Hersher, 1990 Cédric Naimi, Etat des lieux du graffitti et du Street Art, Editions Carpentier, 2015 Alain Milon, Machines de guerre urbaine, LOCO, 2015 Alain Milon, L’Etranger dans la ville, Presses universitaire de France, 1999 Hotel 128 - Millésime 2017 Yvan Tessier et Stephanie Lemoine, Les Murs Révoltés, 2015 SITES INTERNET : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/10/07/banksy-fait-des-rues-de-new-york-son-nouveauterrain-de-jeu_3490926_3246.html#5MsC6JfexyHyvk05.99 https://www.contretemps.eu/lecons-de-mai-68-mandel/ https://www.street-art-city.com/
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Š Behind the Curtain Martin Whaton