Lettre_de_la_Blibliotheque_no33

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n° 33 - Printemps, juin 2010

La lettre de la bibliothèque Okinawa, 400 ans plus tard Patrick Beillevaire, Directeur de recherche - CNRS Centre de recherches sur le Japon - EHESS

enue ponctuer l’interminable feuilleton du transfert de la base aérienne américaine de Futenma, l’année 2009 fut celle du quatre centième anniversaire de l’invasion du royaume des Ryûkyû (actuel département d’Okinawa) par le fief de Satsuma. C’est en effet en 1609, le premier jour de la quatrième lune, que quelque trois mille soldats de ce fief s’emparèrent du château de Shuri. Au terme d’un exil de deux ans et demi à Kagoshima, durant lequel il fut conduit à Edo (future Tôkyô) pour être présenté au shôgun, le roi Shô Nei retrouva son pays. Mais le serment d’allégeance aux seigneurs de Satsuma préalablement exigé de lui mettait fin à l’indépendance d’un royaume né au XIVe siècle et fidèle tributaire de la dynastie chinoise des Ming. Celui-ci survécut pourtant jusqu’en 1879 : le 4 avril de cette année-là était promulguée la création du département d’Okinawa, et le roi Shô Tai, douzième successeur de Shô Nei, destitué, fut bientôt contraint d’aller résider à Tôkyô. Mais comment commémorer un tel événement ? Car, s’il n’était guère concevable de célébrer ce qui reste une blessure, fût-elle cicatrisée, dans la mémoire commune, pouvait-on, à l’inverse, cautionner une vision à la fois romanesque et doloriste du passé, qui fait remonter à 1609 la généalogie des souffrances d’une population aimant aujourd’hui à se percevoir comme foncièrement pacifiste ?

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Dernier avatar de ces souffrances : l’obligation qui lui est faite d’avoir à porter une part démesurée du fardeau de l’alliance militaire avec les États-Unis, legs de la cataclysmique bataille de 1945, elle aussi commencée, dans sa phase terrestre, un premier avril. Funestes mois d’avril ! L’une des rares initiatives, et certainement la plus remarquable, fut celle prise en parallèle par les deux quotidiens du département, Ryûkyû Shinpô et Okinawa Taimusu. L’un et l’autre publièrent de janvier à mars une soixantaine d’articles, comptes rendus de débats ou encarts documentaires consacrés aux circonstances et aux conséquences, lointaines ou proches, du coup de force de 1609. Plusieurs générations d’historiens, dont nombre d’entre eux sont originaires d’Okinawa, ont apporté leur concours à l’entreprise, parmi lesquels Takara Kurayoshi, Tomiyama Kazuyuki, Dana Masayuki, Kinjô Seitoku, Isa Shinichi, Haraguchi Izumi ou Nishizato Kikô, pour ne citer qu’eux. Les surtitres de leurs articles, Satsuma shinkô 400 nen, « Quatre cents ans après l’invasion par Satsuma », Mirai e no rashinban, « Boussole pour le futur », ou Utuyê (otoriai en japonais), expression dialectale qui évoque l’idée d’échanges policés et amicaux, situent bien les perspectives de ce forum médiatique. Louable effort pour diffuser un savoir historique, il a surtout fait

ressortir la complexité et l’ambiguïté de la situation du royaume des Ryûkyû : ainsi de sa mise sous le boisseau par le fief de Satsuma, responsable de son retard économique et condition propice à une floraison artistique et à l’émergence d’une certaine conscience nationale. Ces pages d’histoire sont aussi, à mon sens, une invitation à réfléchir aux fondements de l’action politique, dont on sait qu’elle peut se nourrir de mythes comme de réalités. ■ 1


Regards sur le fonds

Arts Eric P. NASH

Manga kamishibai : Du théâtre de papier à la BD japonaise Paris : Éd. de La Martinière, 2009. 303p.

Histoire Simone MAUCLAIRE

Le nom, l’écrit, le non-dit : Mentalités rurales et « culture intermédiaire » dans le Japon médiéval Paris : Collège de France, Institut des Hautes Études Japonaises, 2009. 351p.

Ce livre apporte un nouvel éclairage sur les mentalités dans la société rurale japonaise du Moyen Âge. Grâce à une abondance exceptionnelle d’archives locales, l’étude du domaine Ôsato no shô de Shikoku permet une réflexion générale sur le régime des domaines médiévaux — notamment entre le XIIe et XIVe siècle — et la notion de lien social sous ses aspects politiques, économiques et familiaux : hiérarchie domaniale, statut des fonctionnaires représentant le pouvoir central, rôles respectifs de l’écrit et de l’oral, place du non-dit… L’analyse des documents s’attache également à mettre en lumière la « culture intermédiaire » qui opère une médiation entre les dominants et les dominés.

Francine HÉRAIL (dir.)

L’Histoire du Japon : Des origines à nos jours Paris : Hermann éditeurs, 2009. 1413p.

Cet ouvrage est une réédition corrigée et augmentée de « l’Histoire du Japon » publiée en 1990, jusqu’alors épuisée. Rassemblant les travaux d’une équipe de chercheurs et professeurs spécialisés dans l’histoire nipponne, ancienne et moderne, il présente l’avantage d’être la seule publication consacrée à la totalité de l’histoire du Japon dans le paysage éditorial français. De la préhistoire à la splendeur des Fujiwara, du régime des guerriers du Japon médiéval à l’époque d’Edo, de la restauration impériale de Meiji en 1868 à la Seconde Guerre mondiale, et jusqu’à la fin du gouvernement Koizumi en 2005, au fil d’une construction chronologique, ce livre imposant répond à toutes les questions. Un ouvrage de référence pour les étudiants ou les passionnés de civilisation japonaise.

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Au coin d’une rue, le conteurvendeur de bonbons fait défiler ses planches illustrées dans un petit castelet devant un public d’enfants émerveillés : le spectacle du kamishibai commence. Parmi les artistes peignant les scènes de ce théâtre d’images, de futurs mangaka (Mizuki Shigeru, notamment) exercent leur talent. Cet art atteint son apogée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans un Japon en ruines. Son déclin s’amorce avec l’avènement de la télévision et, plus encore, avec la diffusion, dès 1963, des aventures du petit robot Atomu (Astro Boy). Ce magnifique ouvrage reproduit des séries complètes de kamishibai, dont certaines sont très célèbres, et s’attache à montrer de quelle manière ces planches divertissantes reflètent les changements de la société japonaise du XXe siècle.

Laura BOURDIGNON

The golden age of Japanese okimono Woodbridge (Suffolk) : Antique Collector’s Club, 2010. 302p.

Les okimono, littéralement « choses que l’on pose », sont de petits personnages ou animaux, sculptés dans l’ivoire, le bois ou le métal, que l’on peut encore trouver de nos jours, échoués dans une brocante ou sur le buffet d’une arrière-grand-mère. Ces bibelots ont connu leur âge d’or au début de l’ère Meiji (1868-1912), porté par l’engouement des Occidentaux pour les objets d’art japonais. Beaucoup d’artisans de l’époque, profitant de ce commerce lucratif, donnèrent naissance à de multiples scènes cocasses, inspirées de la vie quotidienne ou de la mythologie populaire. Pour la réalisation de ce superbe ouvrage, Laura Bourdignon s’est penchée sur une collection privée de 120 pièces. Chacune étonne, tant par l’extrême finesse, le souci et la grâce des détails, que par la vivacité des expressions ou le réalisme des postures. Artisans en plein travail, dresseurs de singes, élégantes beautés ou étranges créatures, on ne se lasse pas de contempler ces joyeux témoins du Japon d’un autre âge qui s’effaçait peu à peu au seuil d’une ère nouvelle.

Joe EARLE

New Bamboo : Contempory Japanese masters New York : Japan Society, New Haven (Conn.) ; London : Yale University Press, 2008. 128p.

La Japan Society Gallery de New York a mis à l’honneur l’art assez méconnu de la sculpture du bambou, au cours d’une étonnante exposition rassemblant les œuvres de 23 artistes. Le bambou y est tressé, tordu, assemblé, noué… Exploitant toutes les techniques d’un savoir-faire millénaire qui consiste à transformer cette belle matière en de multiples objets, les


sculpteurs d’aujourd’hui réinventent cet art, créent des formes magnifiques et déconcertantes, et imposent de nouveaux standards de virtuosité technique. Qu’il s’agisse de formes concrètes nommées Panier à fleur, Flamme, ou de figures plus abstraites telles que Illusion, Souvenirs de la mer, cet ouvrage nous fait découvrir et apprécier l’élégance, la finesse, l’extraordinaire souplesse, mais aussi les possibilités infinies qu’offre ce matériau.

Littérature Collectif

La Famille : Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines, Tome 4 Monaco : Éditions du Rocher, Série japonaise, 2009. 273p.

Après Jeunesse, le Désir et Amours, le nouveau volume de cette anthologie thématique est cette fois consacré à la famille. Onze nouvelles, écrites entre les années 1950 et les années 1980 par des auteurs reconnus, abordent ce thème dans ses facettes les plus variées : marquée par la guerre, une famille tente de reconstruire son quotidien chez Yasuoka Shôtarô, des familles modestes séjournent au bord de la mer chez Shôno Junzô, une mère assume seule l’éducation de ses deux fils chez Hikari Agata, la famille est remise en question en tant que refuge de l’individu chez Masuda Mizuko... Ces nouvelles renvoient une image kaléidoscopique de la famille et de ses métamorphoses sociales, dans un Japon qui a dû se redéfinir suite à la défaite de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’avec la libération sexuelle et les mouvements féministes. Des familles qui, parfois à la dérive, cherchent un sens nouveau à leur existence.

Si on les échangeait : Le Genji travesti Trad. par Renée Garde Paris : Les Belles Lettres, 2009. 391p.

Ou comment, pour satisfaire son ambition familiale, un Grand Conseiller à la cour décide de faire passer sa fille « garçon manqué » pour son fils, et ce dernier, sensible et appréciant les jeux féminins, pour sa fille. Forts de la connaissance de l’autre sexe que leur procure le travestissement, le frère et la sœur seront promis à une brillante destinée. Récit humoristique d’un auteur anonyme du XIIe siècle allant parfois jusqu’à la farce, le Torikaebaya monogatari a été relégué au rang des écrits mineurs pendant des siècles avant d’être redécouvert au XXe siècle. Cette première traduction en français donne à voir tout le piment d’une œuvre qui parodie la littérature romanesque en vogue à l’époque, et interroge les rôles dévolus à chaque sexe au sein de la société.

Religion SATÔ Giei

Journal d’un apprenti moine zen Trad. par Roger Mennesson Arles : Éd. Philippe Picquier, 2010. 224p.

Au fil des saisons et des fêtes, Satô Giei, rentré en 1939 comme novice au Tôfuku-ji, temple de Kyôto, décrit son expérience monastique par le biais d’un personnage fictif, Yôkan. Son journal s’organise autour de quatre grandes parties : l’entrée au monastère, l’emploi du temps et les tâches journalières, les rencontres avec le maître, le calendrier. Près d’une centaine de petits tableaux, accompagnés d’une aquarelle de l’auteur, narrent ainsi, non sans humour, les faits et gestes ordinaires du quotidien d’un apprenti moine : sa pratique de la méditation, le rasage du crâne, la tournée d’aumônes, le rite du thé, le nettoyage du jardin, la collecte des radis daikon… Sous les yeux du lecteur s’anime alors un monde de règles, de sens et d’humilité, aride mais exaltant chemin de celui qui veut « s’éveiller à sa propre nature ».

Société Ian NERRY

The buraku issue and modern Japan : The career of Matsumoto Jiichirô London, New York : Routledge, 2010. 259p.

Son nom est inscrit au panthéon de l’histoire de la minorité sociale buraku, issue des castes de parias de l’époque féodale : Matsumoto Jiichirô (18871966) fonde, dans les années 1920, la Société des niveleurs (Suiheisha), afin de lutter contre les discriminations que rencontrent les personnes de sa communauté. Emprisonné à plusieurs reprises, Matsumoto entre de plainpied en politique au lendemain de la guerre, en devenant l’un des membres fondateurs du Parti socialiste japonais en 1945. Parallèlement, il se pose en leader d’un nouveau mouvement aux revendications tant sociales qu’économiques, la Ligue de libération des buraku (Buraku kaihô dômei). Avec cette biographie de l’un des plus célèbres buraku-min, Ian Nerry, professeur de politique japonaise, rend compte d’un combat toujours d’actualité.

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Zoom sur... La musique d’Okinawa

Bibliothèque

et des îles du Sud-Ouest

La zone subtropicale du Japon, carrefour d’influences diverses allant de la Chine à l’Indonésie, est riche d’un patrimoine musical spécifique et vivant, qui offre une musique régionale créative, loin d’un folklore figé. L’espace audiovisuel tient à disposition du public une sélection de CD représentatifs. Entre 1609 et 1868, le royaume des Ryûkyû, alors sous la domination du fief de Satsuma, était tenu d’envoyer une ambassade à Edo (future Tôkyô), lors de certains évènements en signe de soumission au shôgun. Celle-ci prenait ses quartiers à la capitale au son d’une musique altière et aérienne : la musique de cour uzagaku. Jouée et chantée par les jeunes hommes nobles à la cour du roi, elle témoigne de par ses harmonies des riches échanges culturels et commerciaux que les Ryûkyû entretenaient avec la Chine des empereurs Ming. Disparue dans les tourments de l’histoire du siècle dernier, cette musique a été sauvée de l’oubli grâce à un rigoureux travail de reconstitution entrepris dans les années 1990.

Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.fr Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés Et tout le mois d’août

La musique traditionnelle populaire (minyô) se conjugue en une multitude de chants et danses, à la gaieté contagieuse. Les voix haut perchées sont accompagnées généralement par des percussions et par l’instrument local le plus répandu, le sanshin, un luth à trois cordes originaire de Chine qui, au Japon, devint plus tard le shamisen. Instrument très rythmique, il entraîne aussi les danseurs sur le tempo endiablé de la danse kachâshî. Paroles et musiques sont relativement indépendantes, et l’interprète est ainsi libre de chanter différents poèmes sur une même mélodie, suivant une prosodie très régulière, ce qui donne une impression d’unité à l’ensemble des chants. Mais il existe des différences stylistiques entre les groupes d’îles : au nord, le shimauta (chant des îles) de l’archipel Amami, basé sur la gamme japonaise dite ritsu, se distingue par de grands écarts entre graves et aigus sollicitant une technique vocale spécifique. Au sud, le yunta, chant de travail des îles Yaeyama, est à l’inverse plus dépouillé. Les chants de l’île principale d’Okinawa, influencés par la musique de cour, abordent des tonalités plus raffinées. Pendant l’occupation américaine de l’archipel d’Okinawa entre 1945 et 1972, une génération de musiciens comme Kina Shôei, Kadekaru Rinshô, ou Takeshita Kazuhira, s’attacha au collectage et au développement du répertoire traditionnel. Puis, avec l’adaptation dans les années 1980 du minyô à la scène rock, notamment par le groupe vocal féminin Nenes, le chanteur Kina Shôkichi avec son groupe Champloose ou le Rinken Band, la musique d’Okinawa connut une vague de popularité spectaculaire auprès du grand public japonais et international. La voie fut ainsi ouverte à de nombreux artistes d’un style nouveau, soucieux de marier dialectes, chants et instruments traditionnels à divers styles de musiques pop. Aujourd’hui, si la musique des îles du Sud-Ouest véhicule toujours la douceur de vivre îlienne, elle porte aussi le désir d’affirmer une identité, celle d’un peuple bien malgré lui otage des enjeux internationaux.

Directeur de la publication

Masateru Nakagawa Rédaction

Chisato Sugita Pascale Takahashi Racha Abazied Cécile Collardey Conception graphique et maquette

La Graphisterie Impression

C. C.

Imprimerie Moutot Dépôt légal : 2e trimestre 2010 ISSN 1291-2441

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