n° 41 - Hiver, février 2013
La lettre de la bibliothèque Le butô en France : échanges chorégraphiques et fascination Sylviane Pagès, maître de conférences en danse à l’Université Paris 8
l’automne 2012, la compagnie de butô Dairakudakan danse «Crazy Camel» à la MCJP, une pièce inspirée du Kimpun Show, forme de cabaret dans lequel les danseurs sont recouverts de poudre d’or. Cette invitation est révélatrice de deux grands traits de l’histoire du butô en France : d’une part la fascination française pour cette danse issue des avant-gardes tokyoïtes des années 1960, d’autre part les processus de sélection et de réinvention qui sont à l’œuvre lors de ces migrations chorégraphiques du Japon vers la France. L’invitation du Dairakudakan révèle en premier lieu cet appétit insatiable pour le butô qui dure en France depuis 35 ans. Depuis les premiers spectacles butô en 1978 à Paris – Carlotta Ikeda et Murobushi Kô, Tanaka Min, ou encore Ashikawa Yôko, danseuse fétiche du fondateur du butô Hijikata Tatsumi – le public n’a pas cessé de découvrir et célébrer de nouveaux artistes. Si les débuts des années 1980 sont ceux des découvertes foisonnantes avec Ôno Kazuo et la compagnie Sankai Juku, les échanges chorégraphiques entre Japon et France ont pris par la suite d’autres formes : installation en France d’artistes japonais (Carlotta Ikeda, Iwana Masaki, Zaitsu Gyôhei et Watanabe Maki…), organisation de stages réguliers, notamment au sein de la « formation supérieure du
À
danseur » au Centre national de danse contemporaine d’Angers, ainsi que de nombreux voyages au Japon de danseurs français (Catherine Diverrès et Bernardo Montet par exemple). L’invitation en France de Dairakudakan est cependant significative d’un autre trait marquant de la réception du butô en France : la sélection et la réinvention du butô sur les scènes françaises. Car si Sankai Juku et Carlotta Ikeda y rencontrent un large public, Dairakudakan n’est invité qu’avec parcimonie, en 1983 puis en 1993. Il reçoit un accueil controversé, qui pose question pour cette compagnie historique du butô – Carlotta Ikeda ou Amagatsu Ushio, qui dirige actuellement Sankai Juku – y ont commencé leur carrière de danseurs. La difficile réception de Dairakudakan, avec son butô grotesque et kitsch, son esthétique eroguro, révèle en creux que certaines esthétiques butô ont été privilégiées. Les artistes butô qui ont rencontré le plus de succès ont mis en scène des corps spectraux couverts de blanc, créant une esthétique sombre et grave. Ces artistes venaient conforter, il est vrai, le stéréotype le plus répandu construit en France à propos du butô : son association directe à Hiroshima, sa réinvention comme une danse « née sur les cendres de Hiroshima », pour reprendre une expression maintes fois utilisée par
les critiques français. Cette expression, figée en véritable leitmotiv dans la presse, sous-entend que la tragédie nucléaire serait à l’origine du style apocalyptique de cette « danse des ténèbres ». Or cette référence n’anime en rien les discours des artistes et le lien du butô aux explosions atomiques est plus indirect et souterrain qu’il n’y paraît. Le butô explore certes la fragilité et la morbidité des corps, travaille les limites entre le macabre et le vivant, et son émergence est forcément marquée par les grands bouleversements sociaux et culturels de l’après-guerre au Japon. Il ne peut cependant être réduit à une représentation en scène de la tragédie nucléaire. Il est certain en revanche que ce stéréotype prégnant a orienté notre regard sur les œuvres butô, comme les choix de programmation, écartant les esthétiques plus grinçantes, grotesques et légères. Si la fascination perdure pour le butô, c’est qu’elle a su se réinventer et se nourrir à partir des années 2000 de nouvelles découvertes. C’est ainsi que le butô de Hijikata des années 1960 a été redécouvert, tout comme l’humour de Dairakudakan ou le butô rapide et cabotin de Kasai Akira. Ces exemples révèlent que le butô n’est plus cantonné en France à une seule image dominante et à ses stéréotypes, et qu’il rencontre, par de nouveaux chemins, l’imaginaire des danseurs et spectateurs d’aujourd’hui. ■ 1
Regards sur le fonds
Littérature ISHIKAWA Jun
Errances sur les six voies Prés. et trad. par Jean-Jacques Tschudin. Collab. S. Fukui-Tschudin. Paris : Les Belles Lettres, coll. Japon, 2012. 315p.
Politique Eddy DUFOURMONT
Histoire politique du Japon (1853-2011) Pessac : Presses universitaires de Bordeaux, 2012. 460p.
Les travaux en français portant spécifiquement sur l’histoire politique du Japon se focalisent habituellement sur la période qui suit la seconde guerre mondiale, ou sont inclus dans des exposés plus généraux. Cette étude vient combler ce manque : à travers un découpage qui rompt avec celui jalonné par les étapes usuelles — le début de l’ère Meiji (1868) et la fin de la Seconde Guerre mondiale — ce manuel donne un aperçu des changements à l’œuvre au Japon, de la fin de l’époque Edo jusqu’à nos jours. Complété par des graphiques et une bibliographie particulièrement étoffée, cet ouvrage est une référence indispensable à toute personne qui s’intéresse aux évolutions de la vie politique japonaise moderne et contemporaine.
Art Nelly DELAY, Dominique RUSPOLI
Hiroshige, invitation au voyage Garches : Éditions À propos, 2012. 64p.
La renommée du grand peintre et dessinateur de génie Hiroshige n’est plus à faire et nombreux sont les ouvrages consacrés à ses œuvres : notamment à ses célèbres estampes qui, parvenues en Occident, influencèrent considérablement les peintres du XIXe siècle, et transmirent une vision du lointain Japon romantique et poétique. Ce petit livre se présente comme un guide pédagogique plus qu’un ouvrage d’art. Il offre, à travers une sélection des œuvres de l’artiste, les clés pour connaître la vie de Hiroshige, le contexte de son époque, tandis que des explications techniques précises permettront de mieux comprendre et apprécier son travail. À la fois synthétique et bien documenté, il bénéficie d’une mise en page agréable qui le rend accessible à tout public.
2
Kodate est un chef de brigands qui navigue entre deux univers : le monde ancien de l’époque Nara au VIIIe siècle, parfaitement bien documenté, et notre époque contemporaine, volontairement laissée dans le vague, où le récit se déroule en huis clos. Attiré par la sorcellerie et les pratiques occultes, le héros franchit régulièrement les époques pour protéger un enfant surnaturel autour duquel des adultes se déchirent. Ce roman, ultime œuvre du grand romancier et nouvelliste, auteur entre autres de Jésus dans les décombres et du Faucon, met en scène des marginaux et des révoltés qui célèbrent l’anarchie et l’érotisme, rejettent les idéologies bien pensantes et les hiérarchies sociales et religieuses, pour satisfaire une soif de liberté absolue.
MORITA Ryûji
Les fruits de Shinjuku Dessins d’Amandine Grancolas. Trad. par Corinne Quentin Arles : Éditions Philippe Picquier, 2012. 95p.
C’est le récit d’une journée particulière de deux étudiants un peu paumés : quelques jours plus tôt, Ryôta, photographe amateur, est tombé sous le charme de Maria, une prostituée du voisinage qu’il observe depuis son appartement partagé avec Ichirô. La rencontre avec Maria sera le point de départ de cette nouvelle qui nous plonge au cœur d’un Tôkyô en effervescence : on traverse Shinjuku, son quartier chaud, le kabuki-chô, on déambule entre les bars sans but, à la recherche d’un moment d’innocence volé… Cette nouvelle fut initialement publiée dans le recueil Tokyo électrique (pour lequel il avait été demandé à des romanciers vivant à Tokyo d’écrire un « roman de leur ville »), cette réédition superbement illustrée par la graphiste Amandine Grandcolas rend avec douceur et mélancolie l’atmosphère trépidante de Shinjuku.
HINO Keizô
L’île des rêves Trad. par Jean-Jacques Tschudin Arles : Éditions Philippe Picquier, 2012. 181p.
Tous les dimanches, Monsieur Sakai, veuf d’une cinquantaine d’années menant une vie sans aspérités dédiée au travail, erre au hasard des rues de Tokyo. Ses pas le portent un jour vers les îles artificielles dans la baie de la mégalopole où l’attire de manière troublante un de ces terrepleins faits de rebuts et détritus : l’île des rêves. Sa rencontre avec une jeune femme à moto l’entraîne encore plus loin dans l’exploration fanstamagorique de ce lieu où se brouillent les notions d’urbanisation et de nature. Première traduction en français d’un roman de Hino Keizô (1929-2002) lauréat de plusieurs prix, ce livre invite à une réflexion poétique sur la ville, personnage principal, dans tout ce qu’elle a de plus noble mais aussi de plus repoussant.
OKUDA Hideo
Les remèdes du docteur Irabu
Société Étienne BARRAL
La dernière goutte de saké : Chroniques contemporaines du Japon d’aujourd’hui et de maintenant Paris : Éditions Ilyfunet, 2012. 139p.
Si, au premier abord, le titre nous fait penser au Goût du Saké, fabuleux film d’Ozu Yasujirô, le style d’écriture est plutôt à rapprocher de La première gorgée de bière d’un certain Philippe Delerme. Dans ce livre, Barral se saisit du quotidien japonais et décrit ces petites choses de la vie tout en sensibilité, un peu à la manière d’un zuihitsu (« écrit au fil de la plume »). Joliment illustré des croquis de Pierre Ferragut, ce recueil rassemble les chroniques publiées dans la revue Ovni, autant de bribes qui dépeignent un Japon contemporain vécu de l’intérieur, sans fard mais avec beaucoup de passion. Un essai à déguster comme un bon saké : doucement, bien glacé ou légèrement réchauffé, au gré des envies !
Trad. par Silvain Chupin Paris : Wombat, coll. Iwazaru, 2013. 288p.
Un divorcé en colère contre son exépouse soudainement atteint de priapisme ; une jolie jeune femme rêvant de célébrité qui s’imagine la proie de tous les hommes dans la rue ; un lycéen redoutant de ne pas avoir d’amis obligé d’envoyer des centaines de textos par jour… Tels sont quelques-uns des patients que le docteur Irabu, psychiatre loufoque fétichiste des piqûres assisté d’une infirmière aussi revêche que sexy, soigne de manière fort peu orthodoxe. Cinq histoires, aventures improbables et hilarantes, qui ne sont pas sans refléter des maux de la société moderne. Premier tome, paru en 2002, d’une série qui en compte trois à ce jour — et dont le deuxième a obtenu le prix Naoki —, ce livre a connu un très grand succès de librairie au Japon.
Julie OTSUKA
Certaines n’avaient jamais vu la mer Trad. de l’anglais par Carine Chichereau Paris : Phébus, coll. Littérature étrangère, 2012. 142p.
C’est une clameur tragique tout droit venue du début du siècle dernier. Dans cet ouvrage magnifique, incantatoire, l’auteur, américaine d’origine japonaise, rend hommage à toutes ces femmes, le plus souvent chassées par la misère, parties du Japon pour épouser des compatriotes censés vivre dans l’eldorado américain. Trompées, violées souvent à peine débarquées, exploitées, leur vie ne sera faite, pour la grande majorité d’entre elles, que de dur labeur et de souffrances tues. Leur histoire se clôt sur une page non moins terrible : l’internement des nippoaméricains dans des camps lors de la Seconde Guerre mondiale… Julie Otsuka, pour cette polyphonie qui donne magistralement voix à des centaines de femmes, a reçu le prix Fémina étranger.
Tourisme Claude LEBLANC
Le Japon vu du train Paris : Éditions Ilyfunet, coll. Guide, 2012, 304p.
La culture japonaise contemporaine réserve une place non négligeable au train, à travers son cinéma ou sa littérature. Et pour cause : le Japon est pourvu d’un des réseaux ferroviaires les plus denses au monde. Hormis le shinkansen, qui par sa vitesse rapproche les grandes villes très éloignées, les trains régionaux offrent au touriste de multiples possibilités. Ce guide explore plus particulièrement ces lignes de chemin de fer locales, et donne des indications sur les endroits à visiter accessibles depuis les gares. Région après région, on se délecte à l’avance des merveilles tant gastronomiques que visuelles, des îlots de bien-être comme les onsen de campagne, et bien d’autres surprises qui se révèlent au fil des lignes. Trains de jour ou de nuit, espaces publics roulants dont le confort et l’optimisation confirment un savoir-faire bien japonais, les trains ont tout pour séduire les touristes.
3
Jeu de portraits Maro Akaji
Bibliothèque
Né en 1943 près de Nara, il s’intéresse au théâtre dès son adolescence et suit des études d’arts dramatiques à l’université de Waseda. Avec Kara Jûrô, il crée en 1974 la compagnie Jôkyô Gekijô, au sein de laquelle il jouera les premiers rôles. Cette compagnie aura beaucoup d’influence dans les années 1960-1970, très marquées par des mouvements étudiants contestataires. Maro Akaji étudie ensuite l’art du butô auprès de l’un de ses fondateurs, le célèbre Hijitaka Tatsumi qu’il admire profondément. En 1972, il crée la compagnie Dairakudakan dans laquelle danseront les plus grands butôka : Amagatsu Ushio, Carlotta Ikeda, Murobushi Kô… En 1982, la troupe Dairakudakan fait découvrir le butô aux États-Unis lors de l’American Dance Festival de Durham et fera ensuite sensation au Festival d’Avignon. Maro a reçu le prix de la Japan Dance Critic Association, successivement en 1974, 1987, 1997, 1999 et 2008. Son style particulier, son allure de mafiosi, un sens aigu de l’autodérision et sa maîtrise gestuelle ont séduit les grands réalisateurs de série B, tels que Suzuki Seijun, Kitano Takeshi et Quentin Tarantino. Sa filmographie dépasse 70 œuvres. Pour connaître un peu plus la personnalité et l’œuvre de cet artiste singulier, nous invitons nos lecteurs à lire son dernier ouvrage en japonais (non encore traduit) :
© Gaëlle Cloarec
directeur artistique de la compagnie de butô Dairakudakan
Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.fr
Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés
Kaidanji Maro Akaji ga yuku : Ukiyo tawamuretesôrô, Asahi Shinbun shuppan, 2007. 264p.
La troupe Dairakudakan, habituée de notre Maison depuis plusieurs années, a fêté ses quarante ans en 2012 et nous a enchanté une fois de plus à l’automne dernier avec un spectacle intitulé « Crazy Camel », inspiré des Kimpun Show (spectacle de cabaret). Ce fut l’occasion de demander à Monsieur Maro de se prêter à notre « jeu de portrait », en répondant à dix questions de son choix, tirées du Questionnaire de Proust : Le principal trait de mon caractère
La schizophrénie. La qualité que je désire chez un homme La malléabilité. La qualité que je désire chez une femme L’animalité. Ce que j’apprécie le plus chez mes amis La distance bien comprise. Mon principal défaut Ma grande bonté. Mon occupation préférée Le travail manuel. Mon rêve de bonheur Faire ripaille. Quel serait mon plus grand malheur Être séparé de la personne que j’aime. Le pays où je désirerais vivre Un endroit chaud au bord de l’eau. La couleur que je préfère Le mauve. La fleur que j’aime Les cosmos. Mes auteurs favoris en prose Dostoïevski. Mon poète préféré Baudelaire. Mes héros dans la fiction Le Père Goriot. Mon compositeur préféré Gustav Mahler. Mon peintre favori Gustave Moreau. Mon nom favori Balzac. Le don de la nature que je voudrais avoir Filtrer le soleil comme seuls savent le faire les arbres. Comment j’aimerais mourir À l’improviste. 4
Directeur de la publication
Sawako Takeuchi Rédaction
Chisato Sugita Pascale Doderisse Racha Abazied Cécile Collardey Tony Sanchez Conception graphique et maquette
La Graphisterie.fr Impression
Imprimerie Moutot Dépôt légal : 1er trimestre 2013 ISSN 1291-2441