Lettre de la bibliothèque N°27

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n° 27 - Printemps, mai 2008

La lettre de la bibliothèque Les mille ans d’un chef-d’œuvre : Murasaki Shikibu et Le Dit du Genji Michel Vieillard-Baron, Professeur des universités, INALCO

i en l’an 1008 quelqu’un avait dit à Murasaki Shikibu, alors tout entière occupée à superviser et corriger les copies qui étaient faites de son roman, Le Dit du Genji, que celui-ci serait un jour lu et admiré dans le monde entier, elle l’eût certainement pris pour un fou. Et pourtant, en cette année 2008 on célèbre au Japon, mais également dans de nombreux autres pays (dont la France), le millénaire de ce texte considéré unanimement comme le chef-d’œuvre de la prose romanesque japonaise.

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Murasaki Shikibu (970 ?-1010 ?) reçut de son père une solide éducation littéraire, tant japonaise que chinoise. Lorsqu’elle entreprit la rédaction de son Genji, sans doute vers l’an mille, le roman jouissait déjà au Japon d’une tradition bien établie (les œuvres les plus anciennes datent de la fin du IXe ou du début du Xe siècle). Grâce à son talent littéraire — et à son érudition — Murasaki Shikibu entra vers 1005 au service de l’impératrice Shôshi (à qui elle dispensa des leçons de poésie chinoise). C’est donc à la Cour qu’elle poursuivit la rédaction de cette œuvre qui allait définitivement repousser les limites du genre et faire entrer le roman — et plus largement la prose en langue vernaculaire — dans la catégorie des Belles Lettres,

réservée jusqu’alors aux œuvres écrites en chinois. Le Dit du Genji est un immense roman, au sens propre comme au sens figuré (le texte intégral compte plus de deux mille pages dans l’original japonais) qui se déroule sur soixante-dix ans et trois générations. Les trois premiers quarts de l’ouvrage constituent en quelque sorte une biographie du héros, surnommé le « Radieux », de sa naissance à la veille de sa mort. Né de la liaison de l’empereur Kiritsubo avec une concubine de rang inférieur, il perd sa mère alors qu’il n’a pas trois ans. Choyé par son père, il éblouit bientôt la Cour par ses multiples talents de danseur, calligraphe, musicien et poète, mais aussi par son exceptionnelle beauté et sa distinction. Le Genji s’éprend d’une concubine de son père, Fujitsubo, avec qui il aura un fils (qui passe aux yeux de la Cour pour le fils de l’empereur). Conscient que cette liaison est vouée à l’échec, le Genji se lance dans une suite d’aventures galantes. Il trouve la femme idéale en la personne de Murasaki no ue, une fillette qu’il éduque selon son gré avant d’en faire son épouse. Lorsque cette dernière meurt des suites d’une maladie provoquée par la douleur de voir le Genji prendre, pour des raisons politiques, une nouvelle épouse (la société de ce temps était polygamique), il se retire du

monde ; il a alors une cinquantaine d’années et sa mort n’est pas décrite, sans doute intentionnellement. Le dernier quart de l’ouvrage prend pour héros Kaoru (le Commandant Suave, fils adultérin d’une épouse du Genji), personnage sensible et tourmenté. Les qualités stylistiques exceptionnelles du Genji, écrit dans une langue sans doute assez proche de celle qu’employaient les dames de la Cour (émaillée de quelque huit cents poèmes), mais aussi sa subtile construction (avec des épisodes qui se font écho de part et d’autre du roman) ont, très tôt, fait reconnaître ce texte comme une œuvre marquée au sceau du génie. De même que Murasaki Shikibu met en scène ses personnages avec leurs forces et leurs faiblesses (ce qui nous les rend plus proches et plus humains), elle ne se contente pas de brosser un somptueux tableau de la société de Cour de l’époque de Heian : elle en montre également la part d’ombre et la violence. Dès sa rédaction, le Genji suscita l’admiration de ses lecteurs. Ce texte fut également — et demeure — une source d’inspiration inépuisable pour les écrivains, poètes, peintres et autres artistes. Sans doute pour de nombreux millénaires encore. ■ M. Vieillard-Baron a récemment contribué au numéro hors-série (2008) de la revue Cipango consacré au Dit du Genji. 1


Regards sur le fonds

Littérature Claude PÉRONNY

Les animaux du Man.yô-shû Paris : Collège de France, IHEJ, 2007. 243p.

Art Satsuma : de l’exotisme au japonisme Paris : Réunion des musées nationaux, 2007. 176p.

Il y a cent quarante ans, le fief de Satsuma, l’actuelle préfecture de Kagoshima, participait sous ses couleurs et indépendamment du gouvernement central d’Edo, à l’Exposition universelle de Paris de 1867, montrant ses plus belles productions, au premier rang desquelles ses céramiques. Leurs décors somptueux tout en finesse fascinèrent alors l’Europe, assurant leur célébrité en Occident. Publié à l’occasion de l’exposition organisée du 20 novembre au 18 février 2008 par le Musée national de céramique, à Sèvres, cet ouvrage propose une rétrospective unique des plus belles pièces du XVIIe siècle au début du XXe siècle et de leur influence sur la production française. Les récentes fouilles archéologiques conduites dans la préfecture de Kagoshima apportent un éclairage nouveau sur cette céramique encore mal connue.

Murielle HLADIK

Traces et fragments dans l’esthétique japonaise Wavre (Belgique) : Mardaga, 2008. 223p.

L’auteur, architecte et docteur en philosophie, nous invite ici à observer les rapports entre l’architecture et le temps en Occident et en Orient. Partant de la figure de la ruine en Occident, cet ouvrage nous amène vers des représentations proprement japonaises, où l’éphémère et le transitoire prennent une valeur esthétique particulière. Là où les Occidentaux s’attachent aux traces que laisse le temps (les ruines), les Japonais semblent chérir une fragilisation volontaire de l’œuvre. Parcourant les bâtiments et les jardins, la promenade intellectuelle fait dialoguer les cultures et les conceptions esthétiques, suspendant ainsi le temps, au moins durant la lecture de ce brillant essai.

Le Man.yô-shû est le plus ancien recueil conservé de poésie japonaise. Il comprend quelque quatre mille cinq cents poèmes composés entre les milieux des VIe et VIIIe siècles, dont bon nombre ont trait à la nature. Après avoir étudié dans un précédent ouvrage le thème de la botanique (Les plantes du Man.yô-shû, éd. Maisonneuve & Larose, 1993), Claude Péronny s’intéresse dans celui-ci à la faune. On notera que les animaux sont rarement le sujet principal d’un poème et que l’usage de leur nom est presque toujours métaphorique et en rapport avec l’une de leurs caractéristiques. Cette étude répertorie toutes les espèces citées dans le Man.yô-shû. Chacune fait l’objet d’une description zoologique, suivie de la traduction d’un ou de plusieurs poèmes où elle figure. Plusieurs index en fin d’ouvrage permettent une véritable exploitation de ce thème qui inspira 720 poèmes.

ÔOKA Shôhei

Journal d’un prisonnier de guerre Trad. de François Compoint Paris : Belin, 2007. 505p.

Même si son œuvre s’étend à de nombreux genres, Ôoka Shôhei (1909-1988), auteur majeur du XXe siècle couronné de prix prestigieux, reste certainement l’écrivain dont le nom est le plus intimement associé à la deuxième guerre mondiale. Mobilisé en 1944 à 35 ans, Ôoka n’aura de cesse de se confronter à ses souvenirs et de sonder la psyché humaine mise à l’épreuve dans des situations extrêmes. Le roman Les feux porte à son paroxysme la confusion mentale que combattit Ôoka. Le Journal d’un prisonnier de guerre dépeint, quant à lui, avec une lucidité implacable, la débâcle japonaise sur le front philippin et la vie des prisonniers dans un camp américain. Ôoka s’astreint à retrouver ses pensées au moment des événements, qui en suscitent d’autres en écho. Ce témoignage méditatif d’une valeur inestimable fait partie des plus grandes œuvres de cet auteur.

UMEZAKI Haruo

Le cerf-volant fou Trad. de Jacques Lalloz Monaco : Éd. du Rocher, Série japonaise, 2008. 216p.

Dans le Tôkyô des années 1950, une dizaine d’années après la guerre dont le Japon est sorti vaincu, deux amis se retrouvent et se remémorent le passé. Guidé par le narrateur, Eisuke évoque son enfance et la figure de son frère jumeau Jôsuke, décédé en 1942 dans de mystérieuses circonstances alors qu’il se trouvait posté en Mongolie intérieure, peu avant d’être rapatrié au Japon. Les 2


deux protagonistes tentent d’expliquer, au fil des conversations et des rencontres, l’incidence des atrocités de la guerre sur la brusque disparition de Jôsuke. Ce roman sensible, brillamment traduit par Jacques Lalloz, aborde avec beaucoup de pudeur le thème du souvenir des proches, victimes d’une guerre qui marqua toute une génération de Japonais.

Manga Nicolas FINET (dir.)

DicoManga : le dictionnaire encyclopédique de la bande dessinée japonaise Paris : Fleurus, 2008. 624p.

Nouvel ambassadeur d’une culture pop planétaire, part considérable du marché de l’édition francophone, le manga, phénomène de société, a désormais son dictionnaire. Le DicoManga est entièrement consacré à la bande dessinée japonaise traduite et publiée en langue française sous la forme d’ouvrages , hors secteur presse. Ce livre de référence comprend des entrées consacrées aux auteurs, aux œuvres ainsi que des entrées « sociétales » traitant, par exemple, de l’environnement du manga ou de la culture pop japonaise contemporaine. Une vingtaine d’encadrés disséminés dans l’ouvrage mettent également en lumière certaines particularités thématiques, techniques, historiques et éditoriales de l’univers du manga. Richement illustré, d’une grande clarté graphique et agréable à lire, ce livre rend un bel hommage à la richesse et à la variété du manga.

Société AOKI Hideo

Japan’s underclass : day laborers and the homeless Trad. de Teresa Castelvetere Melbourne : Trans Pacific Press, 2006. 341p.

Voici un sujet de société rarement abordé lorsque l’on parle du Japon. Nous sommes ici, loin de l’image rose des cerisiers en fleurs et du sublime des arts traditionnels. Cet ouvrage dresse le panorama peu glorieux des laissés pour compte de la société japonaise. Au centre, le problème des classes sociales défavorisées né de l’éclatement de la bulle financière des années 1990, d’un système capitaliste offrant peu de protections sociales et d’un taux de chômage en nette augmentation. L’auteur, professeur de sociologie à l’Université de Tsukuba, examine cette société de l’ombre, celle des travailleurs journaliers de Kamagaseki ou des SDF qui habitent les parcs publics, analyses documentées et statistiques à l’appui.

Jessica Milner DAVIS

Understanding humor in Japan Detroit : Wayne state university press, 2005. 249p.

Y-a-t-il un humour japonais ? Chaque nation possède-t-elle son propre sens de l’humour ? Cette étude tente de répondre à ces questions en présentant la place de l’humour dans la société nippone et en analysant l’usage, très varié, qu’en font les Japonais dans leur vie et culture. Des spécialistes japonais, américains et australiens examinent les différentes expressions de l’humour dans ses spécificités régionales et artistiques. L’ouvrage explore l’humour de la ville d’Osaka et des régions du sud de l’archipel, ainsi que l’humour propre aux médias. Il passe également en revue les arts du spectacle — tels que le rakugo (récit comique), le manzai (duo burlesque) ou le kyôgen (farce satirique) — et le domaine poétique, riche de kyôka et de senryû (poèmes comiques).

Sciences et technologies Jean-François SABOURET

L’empire de l’intelligence : politiques scientifiques et technologiques du Japon depuis 1945 Paris : CNRS Éditions, 2007. 220p.

Aujourd’hui seconde économie mondiale et leader dans plusieurs secteurs technologiques, le Japon fait, depuis plusieurs décennies, de la technologie le moteur de sa puissance économique. Dans le rôle magistral du chef d’orchestre : le MITI ! Le ministère du commerce extérieur et de l’industrie (devenu en 2001 le METI, ministère de l’économie, du commerce et de l’industrie), œuvre notamment au rapprochement de l’industrie et de la recherche, du négoce et de la communication, tout en assurant une veille sur les marchés étrangers et en favorisant le développement de technopoles : une planification libérale qui définit les secteurs à développer (robotique, nanotechnologies, énergie…) et coordonne l’effort national. Une brève histoire du miracle économique japonais par dix spécialistes du pays.

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Zoom sur...

Le Dit du Genji de Murasaki-shikibu Illustré par la peinture traditionnelle japonaise du XIIe au XVIIe siècle Traduction de René Sieffert Introduction, iconographie et commentaires des œuvres d'Estelle Leggeri-Bauer Préface de Sano Midori 3 volumes sous coffret, 1 256 pages, 520 illustrations et 450 détails Livret d'accompagnement de 64 pages

Bibliothèque

Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.asso.fr

Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h (Espace audiovisuel jusqu’à 19h) Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés Et tout le mois d’août

Le Dit du Genji, texte fondateur de l’imaginaire japonais, relate la vie du Genji le « Radieux », dans la cour impériale de Heian, l’actuelle Kyôto. Au fil de ses amours, il explore l’univers féminin afin d’en apprécier les qualités tant morales qu’esthétiques. D’un raffinement extrême, le Genji façonnera lui-même la femme idéale en élevant une toute jeune fille avec laquelle il formera un couple lié par un amour profond. Sa vie tumultueuse à la cour lui fera connaître la souffrance de l’exil, la solitude et la reconquête du pouvoir. L’ancrage réaliste du roman de Murasaki-shikibu découle de la finesse de l’analyse psychologique de près de 300 personnages et destins croisés avec lesquels l’auteur tisse la trame du récit. C’est parmi ceux qu’elle côtoyait à la cour impériale de Heian que Murasaki-shikibu a trouvé les modèles qu’elle dépeint dans son roman. Les scènes de la vie du Genji ont donné naissance dès le XIIe siècle aux Genji-e, littéralement les « images du Genji », qui constituent un courant pictural à part entière. Réalisées sur des rouleaux, albums, paravents, éventails, et kakemono, dans des styles variés, les Genji-e permettent au roman d’être lu dans son expression figurée. Les éditions Diane de Selliers présentent aujourd’hui une édition exceptionnelle de ce roman fondateur, dans la remarquable traduction de René Sieffert, illustrée par 520 peintures du XIIe au XVIIe siècle et 450 détails en couleurs. Une grande partie de ces œuvres est inédite en Occident et provient de musées, monastères et collections privées situés au Japon, aux États-Unis et en Europe. Cinq cents commentaires iconographiques, rédigés par Estelle Leggeri-Bauer, spécialiste de la peinture narrative japonaise, accompagnent chacune des peintures et apportent une nouvelle lecture de l’œuvre, insistant sur la pertinence des rapports entre le texte et l’image, les symboles et les mentalités. Un livret de 64 pages, spécialement conçu pour accompagner le lecteur dans ce voyage culturel et poétique, réunit un résumé des cinquante-quatre livres du roman, des arbres généalogiques, une biographie des personnages principaux, une chronologie, les plans de la ville de Heian et des principaux palais et résidences ainsi que de multiples informations précieuses. Le Dit du Genji est considéré comme le premier roman psychologique au monde. Il exprime magnifiquement les émotions inaltérables, exalte notre vertu humaine et atteint l’universel. Cette édition unique de ce chef-d’œuvre de la littérature mondiale, véritable aventure dans la culture japonaise médiévale, est consultable à la bibliothèque sur demande. Tiré à 3 500 exemplaires seulement et pratiquement épuisé à ce jour, cet ouvrage sera réédité en septembre 2008 dans « La petite collection ». A. S. 4

Directeur de la publication

Masateru Nakagawa Rédaction

Chisato Sugita Florence Paschal Pascale Takahashi Racha Abazied Conception graphique et maquette

La Graphisterie Impression

Imprimerie d’Arcueil Dépôt légal : 2e trimestre 2008 ISSN 1291-2441


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