La lettre de la bibliotheque N°39

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Zoom sur... Quelques publications

post-11 mars 2011 Un peu plus d’un an a passé depuis la triple catastrophe du 11 mars, un laps de temps suffisant pour laisser éclore les premiers écrits sur les événements, tant au Japon qu’en France : L’archipel des séismes, recueil d’articles de divers spécialistes et intellectuels japonais, spécialement publié et traduit bénévolement en français au bénéfice des sinistrés, est sans doute le plus riche kaléidoscope de réflexions et d’interrogations publié jusqu’à maintenant. Face au deuil, et surtout à un désastre en constante évolution, architectes, écrivains, poètes, ethnologues ou sociologues réagissent et se livrent. Au sein de cette volonté collective de prise de recul semble se dégager une question : hormis les faits liés aux éléments naturels, où se situe la responsabilité de chacun dans ce scénario d’un désastre qui révèle les limites du système économique et politique ? La maison d’édition francojaponaise Kaze, quant à elle, offre aux sinistrés la recette des ventes d’un beau recueil de mangas, Japon, un an après : huit auteurs ont été invités à partager leur vision du drame, offrant un camaïeu de styles et de sensibilités où chaque histoire sonne comme un message d’espoir et d’encouragement à un Japon meurtri.

Bibliothèque

Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.fr

Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés Fermeture annuelle du 1er août au 1er septembre inclus

Deux auteurs étrangers se sont déplacés sur le terrain pour comprendre : Fukushima, récit d’un désastre est le journal de Michaël Ferrier, Français vivant au Japon. Après avoir éprouvé le séisme dans son appartement à Tôkyô, il part dans le Nord-Est afin d’apporter des vivres dans les refuges, recueillir le témoignage des rescapés et constater l’étendue du désastre. Un récit poignant où les sensations physiques, celles des secousses, de la boue nauséabonde, ou l’ennemi impalpable qu’est la radioactivité sont rendus avec force par une écriture sensorielle à travers laquelle il exprime sa stupeur, ainsi que sa colère vis-à-vis du lobby nucléaire. Wiliam T. Vollmann est chez lui en Californie lorsqu’il apprend que le tsunami a provoqué un grave accident nucléaire. Il prend l’avion immédiatement et décide de se rendre dans la zone interdite muni d’un dosimètre, observe et recueille les témoignages. Fukushima, dans la zone interdite est un reportage riche en informations où l’auteur ne cache pas son étonnement face au fatalisme apparent d’une population peinant à comprendre de quoi elle est frappée. Vus de France, quelques écrits sont parus au cours de l’année comme des piqûres de rappel : ne sommes-nous pas l’un des pays les plus nucléarisés au monde ? Fukushima, l’apocalypse, et après ? écrit par Christophe Sabouret, peu de temps après l’événement, est une synthèse précise et des plus accessibles sur la catastrophe, centrée sur le contexte politique avant et après l’accident nucléaire. L’équivalence des catastrophes, réflexion sur les liens entre les catastrophes et les civilisations par le philosophe JeanLuc Nancy, exprime la crainte de la disparition d’une « humanité véritable » où la quantité a remplacé la qualité, quantité incarnée par l’argent. Enfin, Tu n’as rien vu à Fukushima, se présente sous la forme d’une lettre de l’auteur à une amie japonaise. Daniel de Roulet fut lui-même ingénieur dans une centrale, et a déjà posé en tant qu’auteur un regard critique sur l’épopée atomique. C. C.

Directeur de la publication

Sawako Takeuchi Rédaction

Chisato Sugita Pascale Takahashi Racha Abazied Cécile Collardey Tony Sanchez Conception graphique et maquette

La Graphisterie Impression

Imprimerie Moutot Dépôt légal : 2e trimestre 2012 ISSN 1291-2441 4


n° 39 - Printemps, mai 2012

La lettre de la bibliothèque Comment nommer une catastrophe Sekiguchi Ryôko, écrivain et traductrice

près la sortie de l’un de mes derniers livres, Ce n’est pas un hasard, j’ai été sollicitée pour plusieurs entretiens en France ; or une chose m’a gênée, c’est qu’on m’interroge en commençant par « votre livre sur Fukushima… ». Chaque fois, j’ai répondu que mon livre ne portait pas sur Fukushima, du moins pas directement, mais sur « l’après 11 mars » dans son ensemble. Un an plus tard, avec les commémorations de la triple catastrophe, j’ai constaté qu’il était trop tard, que les événements du 11 mars étaient désignés en France sous le nom de « Fukushima ». Désormais, tout le monde parle d’un « après Fukushima », ou de « quand il y a eu Fukushima ».

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Bien sûr, je suis consciente que la dimension tragiquement irréversible de cette catastrophe est due à l’accident de la centrale nucléaire. Pourtant, à mon sens, cette nomination n’est pas sans poser problème. D’abord, réduire l’évocation des événements du 11 mars à ceux de Fukushima, c’est occulter les sinistrés des autres événements, ceux du tsunami en particulier, et l’ampleur des dégâts, trop vite oubliés, qu’il a pu causer. J’ai entendu un journaliste se reprendre et dire : « Ah oui, j’avais oublié les dégâts du tsunami… ». Indiscutablement, pour un pays, 20 000 morts en une seule journée et des milliers de disparus ne sauraient être désignés autrement que comme une tragédie. Appliquer le nom de Fukushima à cette catastrophe dans son ensemble

a donc pour conséquence de rendre l’accident de la centrale un tant soit peu abstrait, du fait que l’on n’en compte pas (encore) les victimes directes par milliers. Après l’accident de Tchernobyl, tout le monde a entendu parler du nombre incalculable de liquidateurs décédés dans d’atroces souffrances. Cette pensée, même dépourvue de représentation nette, nous oblige à prononcer « Tchernobyl » avec respect. Le nom de Fukushima n’étant pas (encore) associé à ce type d’images, il semble plus facile à prononcer, à mettre à la disposition de tous ; on le manipule en quelque sorte sans trop de gravité. Les morts du tsunami sont déjà oubliés parce qu’on ne se sent pas concerné ; on garde seulement ce qui « nous » concerne : la question de l’énergie nucléaire. Le second point touche à la question de la temporalité. En admettant que l’on désigne cette catastrophe du nom de Fukushima, on ne saurait parler d’un « après Fukushima », pour la simple raison que l’on est encore en plein dedans. On n’est pas « après », on est « pendant » Fukushima. Comme l’écrit Jean-Luc Nancy dans son dernier ouvrage, L’équivalence des catastrophes (Après Fukushima) : « Il s’agit d’abord de ce que veut dire « après ». (…) Mais l’« après » dont nous parlons relève au contraire moins de la succession que de la rupture et moins de l’anticipation que du suspens, voire de la stupeur. C’est un « après » qui veut dire : Y a-t-il un après ? Y a-t-il une succession ? Allons-nous encore quelque part ? »

C’est, je crois, le manque de réflexion sur la nomination de l’événement en France qui m’a gênée. Le nom de Fukushima a été donné si facilement. Il n’y a pas eu de discussion similaire à celles qu’a pu susciter le nom de « Shoah », par exemple. Pour être d’une autre nature, ou de moindre importance, la catastrophe du 11 mars ne méritait-elle pas un minimum de réflexion ? À mon sens, l’acte de donner un nom à une tragédie, à un événement quel qu’il soit, doit faire l’objet de discussions. Elles seules permettent d’appréhender la nature de l’événement. Il importe surtout de respecter l’appréhension des personnes concernées à nommer la « chose ». Aujourd’hui encore, chaque fois que j’évoque cette catastrophe, j’ai une seconde d’hésitation. Nommer la catastrophe ne va pas de soi. Les nominations vacillent. C’est tantôt « le 11 mars », tantôt « la catastrophe » ; parfois, je ne peux me résoudre à la désigner autrement que par « ça », cette « chose ». Pour les personnes directement touchées, la nomination doit être encore plus pénible. Imaginer l’hésitation au bout des lèvres qui prononcent la « chose », voilà ce qui permet de se représenter plus concrètement la catastrophe. Peut-être est-ce là aussi la seule façon, quel que soit l’événement, de s’approcher un peu de ceux qui l’ont vécu. ■

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Regards sur le fonds

Manga HIGA Susumu

Soldats de sable Poitiers : Éditions Le Lézard Noir, 2010. 262p.

Société Érick LAURENT

Les Chrysanthèmes roses : homosexualités masculines dans le Japon contemporain Paris : Les Belles Lettres, coll. Japon, 2011. 240p.

Au Japon, société très normative où le mariage hétérosexuel demeure une institution incontournable, l’homosexualité n’a quasiment pas de visibilité sociale, ni d’existence juridique. L’aspect caricatural véhiculé par les médias est révélateur de la relégation des gays à un domaine qui tient de la fiction, déconnecté de la réalité quotidienne. Par ailleurs, à l’image de la « Marche des fiertés » qui se trouve fragmentée en différents groupes distincts, les diverses communautés ne sont guère fédérées. Le Japon propose-t-il des voies d’émancipation qui lui sont propres ? Cette étude de terrain, menée tant en zone urbaine qu’en milieu rural, du nord au sud, est la première analyse anthropologique de l’homosexualité masculine dans la société japonaise contemporaine.

Nicolas BAUMERT

Le saké : une exception japonaise Rennes, Tours : Presses universitaires de Rennes / Presses universitaires François-Rabelais de Tours, coll. Tables des hommes, 2011. 295p.

Boisson identitaire s’il en est, le saké japonais fut d’abord le breuvage des divinités shintô, des empereurs et seigneurs, avant de devenir populaire et de faire la richesse de villes et de régions entières. Souvent assimilé à tort à un alcool fort, ou désignant de manière impropre toute boisson asiatique à base de riz, le saké, issu de la fermentation d’un mélange de riz et d’eau, est mal connu en dehors de l’Archipel. Adapté d’une thèse récompensée par le prix ShibusawaClaudel, ce livre d’une très grande clarté et particulièrement agréable à déguster, explore le sujet sous toutes ses facettes, dans une approche à la fois historique, géographique et culturelle ; tout en pointant les défis qui attendent cette institution nationale.

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1945 : la dernière phase de la guerre du Pacifique se déroule à Okinawa. C’est là que se joue la bataille décisive entre l’Amérique et le Japon qui aboutira à la défaite de ce dernier, et à l’occupation du territoire par l’armée américaine. Higa Susumu a grandi à Okinawa, entre les témoignages de ses parents et ceux d’une population longtemps marquée par des souvenirs pénibles : prise en étau entre la folie destructrice de l’armée impériale à bout de force, et les bombardements de l’armée américaine, dont on ne savait plus si elle était alliée ou ennemie. Fruit d’une documentation rigoureuse, ce somptueux manga présente sept récits à travers lesquels il raconte cette page de l’histoire sur un ton juste et sobre, permettant une approche intime du peuple d’Okinawa à qui il rend un hommage bouleversant.

Littérature KITANO Takeshi

Boy Trad. par Silvain Chupin Paris : Wombat, coll. Tanuki, 2012. 120p.

D’une plume lucide, parfois cocasse, Kitano Takeshi (1948-…), artiste protéiforme, se met en quête de cette part d’enfance et d’innocence perdue qui hante ses plus beaux films. Ce recueil de trois nouvelles, écrites au début de sa carrière de cinéaste, s’inscrit dans la veine sensible du réalisateur de Kids return et de L’été de Kikujirô. En une grande économie de mots, l’auteur tente de cerner avec délicatesse les tourments ordinaires de jeunes garçons, écoliers ou collégiens, et l’incompréhension qui règne entre petits et grands. Les illustrations de couverture et en tête des nouvelles sont de la main d’Emmanuel Guibert.

SHIMAO Toshio

L’aiguillon de la mort Trad. par Elisabeth Suetsugu Arles : Éditions Philippe Picquier, 2012. 640p.

La littérature touche parfois la vérité de l’âme humaine : il naît alors ce qu’on appelle un « chef-d’œuvre ». C’est le cas de ce roman autobiographique que l’auteur a mis plus de dix-sept ans à écrire, et qui ne raconte rien d’autre que… l’amour, la vie, la folie et la mort ! L’intrigue est assez simple : une femme découvre que son mari la trompe, commence alors entre eux un long dialogue fait de règlements de comptes et d’aveux. Cette crise bouleverse leur


vie et les conduit progressivement vers une situation extrême. L’auteur décortique et analyse leur quotidien, dans ses moindres détails, avec une acuité vertigineuse. À mesure que le couple tâtonne à la recherche d’une vérité, la femme sombre doucement dans la folie, tandis que les enfants sont les victimes d’un déchirement inéluctable dont la famille ne se relèvera pas. La descente dans les abîmes, la quête de la rédemption et l’envie féroce de s’accrocher à la vie sont les thèmes majeurs de cette œuvre magistrale qui dépeint sans fards l’ambivalence et la fragilité des êtres.

FURUKAWA Hideo

Alors Belka, tu n’aboies plus ? Trad. par Patrick Honnoré Arles : Éditions Philippe Picquier, 2012. 381p.

En 1943, l’armée impériale japonaise en déroute laisse derrière elle quatre chiens sur une île du Pacifique. Ils la quitteront, et leurs nombreux descendants se répandront sur la terre, passant d’un continent à l’autre, à la recherche inlassable de leur « terre promise ». Chiens-soldats ou chiens domestiques, de la conquête de l’espace aux camps afghans, ces intrépides créatures vivront les grands événements de la guerre froide à travers plusieurs histoires parallèles au rythme trépidant. Cette histoire de l’humanité vue du côté des chiens s’ouvre comme une fenêtre sur une autre réalité, questionnant le rapport de l’homme à des êtres vivants différents et son besoin de domination. Avec une écriture nerveuse et âpre qui se prête particulièrement au langage de ses héros, Furukawa Hideo réussit le pari de cette superbe épopée canine.

Histoire KATSUMATA Shizuo

Ikki : coalitions, ligues et révoltes dans le Japon d’autrefois Intro., trad. et notes par Pierre-François Souyri Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2011. 268p.

Les recherches historiques japonaises sont malheureusement très peu traduites en langue française. Cet ouvrage ne se contente pas de pallier cette lacune, il apporte également l’éclairage d’un spécialiste occidental de l’histoire médiévale japonaise. Que de poncifs n’entendons-nous pas généralement à propos des Japonais « peuple passif, obéissant, enclin à la soumission, etc.» ; ce livre fait voler toutes ces idées préconçues en éclats. On l’ignore peut-être, mais les paysans japonais connaissaient, eux aussi, les révoltes et les contestations : dans tout le pays existaient des « ikki », autrement dit, des coalitions qui regroupaient des gens animés par un sentiment d’injustice, et qui revendiquaient leurs droits. Ce livre détaille comment ces ikki s’organisaient et ce que ces mouvements cherchaient à défendre. Un ouvrage clef pour comprendre un pan méconnu de l’histoire japonaise.

Économie Sébastien LECHEVALIER

La grande transformation du capitalisme japonais Paris : Presses de Sciences Po, 2011. 422p.

Philippe FOREST (dir.)

Du Japon : la nouvelle revue française : n° 599-600 Paris : Gallimard, mars 2012. 361p.

Ce numéro de la prestigieuse revue Gallimard, publié à l’occasion du Salon du Livre, est dédié au Japon. Comme l’explique Philippe Forest dans sa préface, le titre « Du Japon » doit être compris à la fois comme « à propos du Japon » et « depuis le Japon », du fait que le volume contient des romans, poèmes et essais d’auteurs japonais et français, et traite des littératures de ces deux pays. C’est aussi un ouvrage de soutien au Japon, suite à la terrible catastrophe du 11 mars 2011, très présente dans la plupart des contributions et visiblement au centre des préoccupations de la majorité des auteurs. Dans ce n° 600, de prestigieux noms de la littérature contemporaine côtoient les grands noms de la littérature japonaise.

Cet ouvrage est une réflexion sur les changements qu’a connu le capitalisme japonais durant la période 1980-2010. Il nous explique comment le capitalisme japonais, singulier dans son approche économique, a fini par rejoindre le modèle anglo-saxon sous la poussée des milieux financiers, même s’il conserve quelques spécificités pouvant laisser augurer des évolutions futures différentes. Cette analyse propose une perspective chronologique sur la mise en œuvre des politiques néolibérales au Japon, l’impact de ces dernières sur le marché du travail et la réforme du système éducatif, avant de terminer sur l’innovation et l’insertion au niveau international de l’économie japonaise. Le livre est agrémenté d’une préface et d’une postface qui éclairent et complètent les différents chapitres de cette étude fouillée du capitalisme japonais contemporain.

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