n° 32 - Hiver, février 2010
La lettre de la bibliothèque D’une fabrique de caramels : le roman prolétarien au féminin Claire Dodane Professeur de langue et littérature japonaises à l’Université de Lyon (Jean Moulin Lyon 3)
ncouragées par la généralisation de l’éducation féminine, l’essor de la presse et le développement de la littérature populaire, les femmes écrivains sont nombreuses à apparaître sur la scène littéraire pendant les années 1920 et 1930. Parmi elles, plusieurs auteurs appartiennent au mouvement de la littérature marxiste, appelée au Japon « littérature prolétarienne » (puroretaria bungaku). À l’heure où l’Alliance japonaise pour le socialisme s’est formée et où plusieurs revues de gauche ont vu le jour (entre autres Tane maku hito, « Le semeur », 1921-1923, puis Bungei sensen, « Le front littéraire », 1924-1932), de jeunes écrivains tentent de dénoncer les conflits de classes et l’oppression des plus pauvres par le capitalisme. Le plus célèbre d’entre eux est Kobayashi Takiji (19031933), qui, dans le roman « Le bateau-usine » (Kani-kôsen, 1929), que l’on redécouvre au Japon aujourd’hui, décrivait l’horreur de la vie des ouvriers embarqués en mer pour pêcher des crabes et les mettre immédiatement en boîte. Plusieurs femmes liées à ces groupes de gauche font alors leurs premiers pas
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dans la littérature : ainsi Miyamoto Yuriko (1899-1951), Nakamoto Takako (1903-1991), Hirabayashi Taiko (1905-1972) ou encore Sata Ineko (1904-1998), dont nous choisissons de présenter ici le premier roman. Inspiré de l’expérience même de la romancière, contrainte d’interrompre jeune sa scolarité afin de gagner sa vie comme ouvrière, puis vendeuse et serveuse, « D’une fabrique de caramels » (Kyarameru kôjô kara) paraît dans la revue Les arts prolétariens (Puroretaria geijutsu) en 1928. Le personnage principal est une jeune fille de treize ans, Hiroko, qui se hâte chaque matin de prendre un tramway bondé afin d’arriver à l’usine avant sept heures, moment fatidique où les portes se referment sans jamais accepter les retardataires. La jeune fille a été contrainte par son père, d’interrompre sa scolarité. À l’usine, Hiroko ne parvient pas à accomplir sa tâche (envelopper des caramels et les mettre en boîte) aussi efficacement que les normes draconiennes de l’usine ne l’imposent et subit pour cela l’humiliation de voir son maigre salaire amputé d’un tiers. À la fin du récit, Hiroko quitte l’usine,
non pas pour reprendre ses études, mais pour travailler dans un restaurant de nouilles, passant ainsi de l’industrie secondaire à celle des services, toutes deux liées à la nourriture. Rappelons que travailler dans les restaurants ou les cafés était l’un des rares moyens pour les femmes de parvenir à gagner leur vie dans les villes en développement. L’exploitation des ouvriers dans l’industrie alimentaire est un thème commun au Bateau-usine de Kobayashi Takiji et à « D’une fabrique de caramels » de Sata Ineko. Manipulant des aliments (crabes et caramels) qu’ils ne pourront vraisemblablement pas s’offrir, dans l’enfer de l’usine, les travailleurs semblent, hommes et femmes confondus, comme dévorés par le capitalisme. La nourriture devient ainsi symbolique du rapport de classes, les uns travaillant durement pour le privilège des autres. Il est à noter qu’à partir des années 1920 la littérature japonaise en général montrera un intérêt grandissant pour l’aliment, tantôt révélateur de la différence sexuelle, tantôt enjeu de choix esthétiques ou sociaux. ■
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Regards sur le fonds
Pensée KATÔ Shûichi
Le temps et l’espace dans la culture japonaise Trad. et annoté par Christophe Sabouret Paris : Éd. CNRS, 2009. 271p.
Histoire NISHINO Yoshiaki, Christian POLAK
Ishin : L’aube des échanges entre la France et le Japon Tôkyô : Musée de la Recherche de l’Université de Tôkyô, 2009. 266p.
Catalogue d’une exposition qui s’est tenue au Musée de la Recherche de l’Université de Tôkyô au printemps 2009, cet ouvrage retrace les grands moments des échanges scientifiques entre la France et le Japon depuis la fin de l’époque Edo (1603-1868) jusqu’au début de l’ère Meiji (1868-1912). Touchant des domaines étonnamment divers (botanique, industrie minière, marine, filature, droit, enseignement du français…), ces échanges méconnus d’une grande richesse revivent à travers des archives historiques, mais aussi, de manière plus pittoresque, grâce à des documents personnels ayant appartenu aux acteurs de ces relations. De l’introduction des fraises à la modernisation de l’industrie, ce livre est une plongée passionnante dans un Japon qui s’ouvre avidement au monde.
Janet R. GOODWIN
Selling songs and smiles: The sex trade in Heian and Kamakura Japan Honolulu : University of Hawai’i Press, 2007. 208p.
Entre le Xe et le XIVe siècle, le commerce du sexe prend une signification toute particulière. Janet R. Goodwin, spécialiste du Japon médiéval, observe l’évolution de la place et du rôle des « amuseuses » (asobi), au statut peu défini, mais socialement considérées et appréciées pour leurs talents artistiques, jusqu’à la construction progressive du statut de « prostituée », entourée de méfiance. Cette étude passionnante basée sur différents textes et illustrations d’époque, révèle aussi l’évolution du rapport à la sexualité et au corps de la femme, à mesure que la domination masculine prend le pas sur une société où les femmes avaient une place relativement influente. Mais, si l’aspect transgressif du commerce du sexe vis-à-vis de l’ordre social émerge peu à peu, il n’est pas pour autant stigmatisé par la morale, contrairement à bien d’autres civilisations. 2
Décédé le 5 décembre 2008, Katô Shûichi laisse une trace indélébile dans l’histoire de la pensée contemporaine japonaise. Médecin de formation, philosophe, historien, critique et humaniste engagé, il reste l’une des figures incontournables du monde intellectuel au Japon. Cet ouvrage, son dernier, illustre fort bien le cheminement de sa pensée : curiosité artistique, grande connaissance des civilisations occidentales et orientales, de l’histoire de l’art et de la littérature japonaise. À travers une analyse approfondie des notions spatio-temporelles dans leurs différents contextes culturels, Katô Shûichi remonte jusqu’à la Grèce antique, en passant par les civilisations judéo-chrétienne et musulmane, puis chinoise, pour dégager ce qui fait la particularité du rapport qu’entretiennent les Japonais avec le temps et l’espace.
Archéologie Simon KANER (dir.)
The power of Dogu, ceramic figures from ancient Japan Londres : The British Museum Press, 2009. 175p.
Les dogû sont d’étranges statuettes en terre cuite, vestiges archéologiques qui témoignent des temps les plus créatifs de l’époque Jômon (2500 - 300 av. J.-C.). Ces créatures semblant venir d’un autre monde fascinent, tant par l’harmonie de leurs formes, leur esthétique très sophistiquée et originale, que par le mystère de leur signification, partiellement élucidé de nos jours. Afin de présenter 67 des dogû les plus significatifs, le British Museum a rassemblé dans cet album les travaux de cinq archéologues, observant leur évolution, leur aspect spirituel, mais aussi leur impact dans l’art moderne. Car ces fruits de l’imagination des hommes préhistoriques ont traversé les temps pour venir enrichir certains univers artistiques contemporains, tels que celui du manga et du jeu vidéo.
Arts KANEKO Ryûichi, Ivan VARTANIAN
Les livres de photographies japonais des années 1960 et 1970 Paris : Éditions du Seuil, 2009. 240p.
Les années 1960 et 1970 voient se développer d’importantes collaborations entre les photographes, les graphistes et les éditeurs de livres et de magazines. Les présentations novatrices des images révèlent l’incroyable souffle qui animait le monde de la photographie de cette époque. Bien loin de n’être qu’une reproduction de tirages, le livre de photographies semble avoir été, pour la quarantaine d’artistes présentés ici, un moyen d’expression à part entière, voire l’incarnation de leur œuvre. Kaneko Ryûchi, historien de la photographie, et Ivan Vartanian, éditeur d’ouvrages d’art, s’attachent à présenter les livres les plus marquants de cette époque, tout en les incluant dans une histoire plus générale de la photographie au Japon.
Société INOUE S. Masamichi
Okinawa, and the U.S. Military New York : Colombia University Press, 2007. 296p.
En 1995, à Okinawa, le viol d’une adolescente par trois G.I. américains marqua le début d’un mouvement de contestation parmi la population, contre la présence des bases militaires américaines, sources de nuisances continues. Ce livre observe l’affirmation progressive de l’identité d’un peuple, qui, tout en payant le tribut de l’alliance nippo-américaine, aspire de plus en plus à se faire entendre. Au travers de l’histoire récente, de témoignages, d’anecdotes ou de discours politiques locaux, Inoue S. Masamichi, docteur en anthropologie, dresse un portrait de la population, avant de s’intéresser aux enjeux internationaux liés à ces bases, et à leur éventuel transfert. Un livre qui tombe à point au moment où le nouveau gouvernement, soucieux d’alléger le fardeau qui pèse sur Okinawa, a mis cette question à l’ordre du jour.
Bernard BERNIER
Le Japon au travail Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 2009. 251p.
Dévotion à l’entreprise, paternalisme, emploi à vie : autant d’images stéréotypées dès lors qu’est abordée la question du travail au Japon. Or le « modèle japonais » n’est pas plus immuable ou monolithique qu’un autre. Bernard Bernier, professeur d’anthropologie, analyse les différents régimes de
travail qui se sont succédé depuis l’époque pré-industrielle d’Edo (16031868) jusqu’à nos jours, replaçant ceux-ci dans leur contexte économique, politique et socioculturel. Pour la période contemporaine, sont traités plus particulièrement le travail précaire ou non régulier de 1955 à 1990, les changements ayant vu le jour durant la crise des années 1990 et les évolutions qui se dessinent en ce moment même.
Littérature KOBAYASHI Takiji
Le Bateau-usine Trad. de Evelyne Lesigne-Audoly Paris : Yago, 2009. 137p.
Dans les mers glacées du Kamtchatka, pêcheurs, marins et ouvriers embarqués sur un navire de fortune pour pêcher le crabe et le mettre en boîte, vivent dans des conditions épouvantables, loin du confort et de l’indifférence des patrons de Tôkyô. Peu à peu, un sentiment de révolte et le désir de se rassembler pour faire front face aux mauvais traitements se propagent parmi ces travailleurs, pourtant soumis et rompus au début du roman. Kobayashi Takiji (1903-1933), figure de proue de la littérature prolétarienne, dénonce avec un grand souci de réalisme les horreurs du capitalisme en plein essor dans les années 1920, encourageant ainsi le syndicalisme parmi ses contemporains. Cette œuvre connaît actuellement un regain de popularité auprès d’un public de jeunes, éprouvés par la politique libérale et les inégalités croissantes de ces dernières années.
Michaël FERRIER
Japon : la barrière des rencontres Nantes : Éditions Cécile Defaut, 2009. 252p.
Depuis l’ouverture du pays à l’étranger, en 1868, les échanges entre le Japon et la France ont été intenses dans toutes les disciplines : littérature et pensée ne sont pas en reste, même si l’influence du Japon dans les Lettres françaises semble largement sous-estimée. L’Archipel s’est aussi approprié de grands noms ou éléments de la culture française par les biais les plus variés (Hugo dans les mangas), voire improbables (importation par des écrivains japonais du concept de la créolité). Certains passeurs ont compris la richesse d’un regard pluriel ou décentré dans le domaine de l’écriture ou de la réflexion philosophique (Paul Claudel, Nakagawa Hisayasu, Philippe Forest…). Ce recueil d’essais, qui rend compte de quelques rencontres surprenantes, fouette l’imaginaire et offre une résistance à l’ordonnancement simpliste du monde.
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Zoom sur... Judith Gautier
Bibliothèque
ou la passion extrême-orientale d’une femme de lettres d’exception Les fées s’étaient penchées sur son berceau. Tout enfant déjà, Judith Gautier (1845-1917), fille aînée de Théophile Gautier et de la cantatrice italienne Ernesta Grisi, manifeste une intelligence vive et une curiosité intellectuelle insatiable qui s’épanouissent pleinement avec l’éducation qu’elle reçoit, très libre pour l’époque. Délaissant les disciplines qui l’ennuient, Judith se prend vite de passion pour la littérature et les arts. Elle acquiert une culture impressionnante, en puisant librement dans la bibliothèque paternelle. Son imagination se nourrit également des riches échanges qui ont lieu dans le salon de la maison : elle y côtoie Alexandre Dumas, Victor Hugo, Charles Baudelaire et bien d’autres grands noms de l’époque.
Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.asso.fr
Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés
Mais c’est la vision fugace de deux Japonais à Londres lors de la visite de l’Exposition universelle en 1862, qui marque à jamais le destin de Judith. Une autre rencontre, décisive, est celle de son précepteur de chinois, un réfugié politique, qui s’étonne de l’enthousiasme de son élève pour la langue et la poésie de son pays. Sur les encouragements de son père conscient de son talent, la jeune femme se lance dans l’écriture avec succès. Tout naturellement, de nombreuses œuvres sont consacrées aux deux pays qui la fascinent le plus, Japon et Chine, dont l’atmosphère est récréée avec un sens poétique rare. En 1910, elle devient la première femme élue à l’Académie Goncourt et reçoit l’insigne de chevalier de la Légion d’honneur. Beauté chantée par tous mais malheureuse en mariage, elle n’aura de cesse d’accueillir dans son salon hommes de lettres et artistes de tous les horizons culturels. Judith Gautier, qui a assisté à la naissance, à l’apogée et au déclin du japonisme, laisse derrière elle une œuvre singulière, grandement inspirée de la Chine et du Japon, riche d’une quarantaine de titres, et de nombreux articles. L’association Kasumi kaikan a fait un don exceptionnel à la bibliothèque de six ouvrages en fac-similé de cet auteur, dont la réédition s’est faite à l’initiative de Brigitte Koyama-Richard (Tôkyô : Édition Synapse, 2007). Le Japon et la Chine dans les œuvres de Judith Gautier comprend cinq tomes, comptant chacun au moins une œuvre d’inspiration chinoise et une japonaise. La forme des écrits surprend par sa variété : romans, nouvelles, pièce de théâtre, critique d’une pièce japonaise vue à Paris, légendes, et même un guide de Tôkyô. Si certaines œuvres recèlent d’improbables intrigues, au charme un peu suranné, toutes sont remarquablement bien écrites, dans un style enlevé, et regorgent de rebondissements, dans la lignée des grands romans d’aventure. Poèmes de la Libellule par Judith Gautier, illustré par le peintre Yamamoto Hôsui, est la cristallisation de la passion de Judith Gautier pour le Japon. L’ouvrage présente des poèmes du Kokin waka-shû (« Recueil de poèmes anciens et modernes », Xe siècle) traduits avec l’un des ses amis japonais, en respectant la métrique japonaise (5, 7, 5, 7, 7). Le résultat est de toute beauté.
Directeur de la publication
Masateru Nakagawa Rédaction
Chisato Sugita Pascale Takahashi Racha Abazied Cécile Collardey Conception graphique et maquette
La Graphisterie Impression
Imprimerie Moutot
P. T.
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Dépôt légal : 1er trimestre 2010 ISSN 1291-2441