n° 45 - Printemps 2014
Zoom sur... Le Japon dans la littérature française (1)
Bibliothèque
Brigitte Koyama-Richard (éd.) Série 1 : 1880-1899 ; série 2 : 1900-1910 ; série 3 : 1910-1929 (13 vol.) Tokyo : Edition Synapse, 2010-2012
C’est rien moins qu’un éclairage nouveau sur le japonisme qu’offre cette collection de fac-similés éditée sous l’égide de la chercheuse Brigitte Koyama-Richard, spécialiste de littérature comparée et d’histoire de l’art. Le japonisme est, en effet, surtout connu à travers ses déclinaisons dans le monde des arts, bien que la scène littéraire ait aussi reflété l’engouement de l’époque pour le Japon. Émile Zola, Guy de Maupassant, Edmond de Goncourt évoquèrent le pays, tandis que Judith Gautier et Pierre Loti allèrent jusqu’à en faire le cadre de romans. Mais, dans l’ombre de ces grands noms, des ouvrages japonisants plus modestes dans la lignée des romans de voyage et d’aventure connurent aussi un succès d’estime. Tombés pour la plupart dans l’oubli, ils renaissent aujourd’hui avec cette publication – textes au charme désuet, non exempts de clichés, mais toujours témoins précieux d’une époque – et nous dévoilent le Japon au miroir de la France de la fin du 19e au début du 20e siècle.
Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.fr
uel est le point commun entre l’Américain Hideo Levy, la Chinoise Yang Yi, le Suisse David Zoppetti et l’Iranienne Shirin Nezammafi ? C’est très simple : tous écrivent aussi bien dans leur langue natale qu’en japonais et passent fréquemment d’une culture à l’autre, véritables passerelles vivantes entre l’archipel japonais et d’autres aires culturelles.
Q
Romancier et voyageur, Eugène Parès a laissé de nombreux romans sur la Bretagne et sur des destinations lointaines. Récit de voyage et intrigue policière se mêlent pour faire défiler paysages nippons et personnages de grande bravoure, tels que le lecteur les attend, dans un tableau du pays quelque peu fantaisiste et excessif.
■ Autour d’un lycée japonais (1886) Réédité à plusieurs reprises, ce roman d’aventures, illustré par Félix Régamey, brosse à grands traits l’histoire du Japon et ses coutumes à l’aide d’une intrigue simple : le séjour au Japon d’un géographe français et de sa famille. Plus documenté, l’ouvrage fit partie des livres distingués par le ministère de l’Instruction publique. L’auteur, André Laurie, journaliste, écrivain et Communard, qui a laissé de nombreux livres pour la jeunesse, reste surtout connu pour sa participation à certains romans de Jules Verne.
■ Arc-en-ciel (1895) Officier de la marine, Jean Dargène a, lui, bien posé le pied au Japon : paysage, habitants, temples semblent croqués sur le vif dans ce livre, dédié à son ami Pierre Loti. L’intrigue, un complot au moment de la Restauration de Meiji avec de multiples personnages, permet à l’auteur de retracer l’histoire de l’Archipel et du christianisme dans le pays.
P. D. 4
Michaël Ferrier Écrivain, professeur à l’université Chûô
Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés et tout le mois d’août
■ Promenades à travers le Japon : la vengeance du bonze (1881)
C’est un Japon féodal que Gabrielle d’Arvor choisit comme cadre pour narrer l’histoire d’amour d’une belle métisse nippo-portugaise et d’un gentilhomme français. L’auteur laisse libre cours à son imagination et nous convie à la découverte d’un Japon très éloigné de la réalité tenant des Mille et une nuits par de nombreux aspects.
D’un Japon hétérogène
Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h
La collection est organisée en trois périodes, que nous essaierons d’explorer tour à tour sur plusieurs numéros. La première période, des années 1880 à la fin du 19e siècle, est sans conteste l’âge d’or du japonisme. L’Occident se passionne pour les expositions universelles et notamment pour les arts du Japon. Certains passeurs de culture, comme le marchand d’art éclairé Hayashi Tadamasa (1853-1906), tentent inlassablement de faire découvrir le « vrai Japon ». Pourtant, ainsi que le rappellent les textes de cette période, le pays n’en reste pas moins un monde onirique, où se mélangent souvent éléments japonais et chinois… et agace quand il semble s’occidentaliser ou s’affranchir des clichés dans lesquels on le fige.
■ La rose du Japon (1884)
La lettre de la bibliothèque
Directeur de la publication
Sawako Takeuchi Rédaction
Chisato Sugita Pascale Doderisse Racha Abazied Cécile Collardey Conception graphique et maquette
La Graphisterie.fr Impression
Imprimerie Moutot Dépôt légal : 2e trimestre 2014 ISSN 1291-2441
Un autre point commun ? Aucun d’entre eux n’est traduit en France ! Les éditeurs n’en voient pas encore l’importance, n’y reconnaissant pas les signes de « la » culture japonaise. Pourtant, ces écrivains ont tous remporté de nombreux prix, y compris le prix Akutagawa – le plus prestigieux – attribué à Yang Yi en 2008. Autant dire qu’ils sont reconnus dans l’espace littéraire japonais : la plupart est d’ailleurs aujourd’hui intégrée dans la catégorie des « littératures transfrontalières » (ekkyô bungaku), assez largement utilisée par la critique japonaise. On pourrait y ajouter les Japonaises Mizumura Minae, qui utilise l’anglais et le français, ou Tawada Yôko, écrivant aussi bien en japonais qu’en allemand, la seule traduite en français pour le moment. Tous représentent l’émergence et l’affirmation,
depuis une vingtaine d’années, d’une littérature de langue japonaise qui déconstruit le lien univoque entre la langue et la nation, et développe un espace hybride où communiquent plusieurs cultures, dans une cohabitation de deux – voire de plusieurs – langues de référence et une constante réinvention de soi prenant pour base un dynamisme identitaire. Pourtant, de nombreux pays continuent à privilégier une représentation uniforme de la société japonaise, comme si elle était constituée sur le modèle d’un conglomérat consciencieux, formé de particules complémentaires. Le Japon y est doté d’une sorte d’homogénéité native, parfois contradictoire certes mais qui se résout toujours en une harmonie quasi-miraculeuse, comme dans l’un des stéréotypes les plus assénés sur le pays, qui consiste à le présenter comme un « mélange de tradition et de modernité ». Mais un mélange de tradition et de modernité, en vérité, quel pays n’en est pas un ?
Les auteurs dont je viens de parler dessinent de nouvelles formes de créativité, d’appartenance et d’identité, mais aussi l’image d’un autre Japon, pluriel, anarchique, hétérogène, qui se pense aussi et même davantage en termes d’échanges et d’hybridation, c’est-à-dire d’interactions culturelles et identitaires, dévoilant l’extraordinaire archaïsme des références à une pureté originelle dans la construction des identités. Ils invitent à tenir compte des migrations, anciennes et nouvelles, de la multiplication des lieux d’appartenance, d’une époque où les identités collectives et individuelles ne peuvent plus être fixées par des a priori spatiaux et temporels, mais se pensent sur un mode dynamique, en termes d’interactions, d’adaptations, de réappropriations. Tendre l’oreille à ces textes permettrait de remplacer une vision toujours assez monolithique et orientaliste du Japon par la restitution de ses contradictions sociales et de ses ambiguïtés politiques, ainsi que de son dynamisme créateur. Les traduire, les lire, les comprendre aiderait à une meilleure perception du Japon mais aussi, à travers lui, des mutations interculturelles très profondes qui sont à l’œuvre de nos jours dans le monde entier. ■ 1
Regards sur le fonds
Histoire Olivier ANSART
KEISAI
Une modernité indigène : Ruptures et innovations dans les théories politiques japonaises du XVIIe siècle
Le maître du dessin abrégé : Tous les albums de style ryakuga
Paris : Les Belle Lettres, Coll. « Japon », 2014. 290p.
Architecture Philippe BONNIN, NISHIDA Masatsugu, INAGA Shigemi (dir.)
Vocabulaire de la spatialité japonaise Préf. d’Augustin Berque Paris : CNRS éditions, 2014. 605p.
Cet ouvrage est le fruit d’un travail de longue haleine réalisé par le réseau franco-japonais Japarchi, qui depuis une demi-douzaine d’années s’emploie à examiner cette question essentielle de la spatialité japonaise. Rédigé par une soixantaine de spécialistes du Japon, l’ouvrage rassemble 199 notices expliquant autant de notions et de concepts relatifs à la culture japonaise de l’espace et à l’architecture, à toutes les échelles où cette « spatialité » se déploie : du corps au mobilier, de la maison au quartier, de la ville au territoire de l’Archipel. Chacune de ces notices invite à découvrir, à mieux comprendre ou à visiter sur le terrain les lieux et les monuments, les réalisations ou les dispositifs exemplaires, grâce notamment à une importante iconographie.
ITÔ Toyô
L’architecture du jour d’après Bruxelles : Les impressions nouvelles, 2014. 183p.
Comment construire après un événement aussi destructeur que la catastrophe de mars 2011 ? Telle est la question que pose le grand architecte Itô Tôyô (prix Pritzker 2013), à l’œuvre dans la ville sinistrée de Kamaishi peu après le tsunami. Il remarque d’emblée une dichotomie entre les priorités sécuritaires dans les plans de reconstruction publics et les besoins réels des habitants qui s’exprimeront au cours d’ateliers collectifs. Naîtront alors de nouveaux concepts d’habitat et d’urbanisme pensés pour réhabiliter l’harmonie entre la vie individuelle, la vie communautaire et l’environnement, tels que les « maisons pour tous ». Dans ce témoignage simple et sincère, l’architecte revient sur sa carrière dévoilant son cheminement et l’évolution de sa création. Un livre pertinent qui oblige à repenser l’architecture actuelle, ayant souvent tendance à répondre aux pressions capitalistes plutôt qu’aux besoins de la société.
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Art
De 1603 à 1868, le Japon est dirigé par le clan militaire des Tokugawa et ses shôgun. L’orthodoxie néo-confucéenne lui sert de doctrine officielle. Au XVIIIe siècle cependant, des intellectuels entreprennent de reconsidérer tout le fonctionnement de la société, formulent des théories politiques innovantes, valorisent la compétition, la responsabilité individuelle… Cet ouvrage montre comment des idées aussi « modernes », semblables à celles qui circulaient alors en Occident, ont pu émerger dans une société largement féodale. Il décrit et analyse les théories politiques et conceptions novatrices en formation à l’époque qui ne disposaient alors pour s’exprimer que de vocables limités, hérités d’une langue aux influences bouddhistes, confucéennes, taoïstes, shintô, etc., restée longtemps sans contacts approfondis avec l’Occident.
Intro. et présent. de Matthi Forrer Paris : Hazan, 2013. 280p.
Formé au dessin d’estampes dans la pure tradition ukiyo-e, l’artiste Kuwagata Keisai (1764-1824) connaît du jour au lendemain la célébrité en tant que créateur d’un style nouveau, le ryakugashiki ou « méthode de dessins abrégés », qui saisit l’essence des choses en à peine quelques coups de crayon. Stupéfiants d’épure et de vivacité, ces dessins sont regroupés dans des albums conçus comme des encyclopédies ou des manuels d’initiation au dessin et brassent une grande diversité de sujets —métiers, passe-temps, flore, faune, proverbes… À l’instar de Hokusai dans ses manga, de nombreux artistes reprendront la formule de ces albums et s’inspireront de ce nouveau style graphique. Cinq reproductions d’albums reliées à la façon japonaise sont réunies dans ce coffret, accompagnées d’un livret qui nous en dévoile toutes les clés culturelles et artistiques.
Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2014. 352p.
La revue Seitô (« les bas bleus »), parue de septembre 1911 à février 1916, fut la première revue littéraire créée « par les femmes pour les femmes », sous l’impulsion de Hiratsuka Raichô (1886-1971). Jeune fille de bonne famille, adepte de la méditation zen, ce personnage étonnant par son intelligence et son indépendance d’esprit devint l’emblème de « la femme nouvelle » : celle qui veut s’affranchir du carcan de l’éducation instaurée à l’ère Meiji dont l’objectif est de faire des femmes « de bonnes épouses et des mères avisées ». Cet ouvrage rassemble et commente une sélection d’articles et d’échanges publiés dans Seitô sur des sujets polémiques tels que l’amour libre, l’avortement, la contraception, la prostitution, la virginité, etc. On est saisi par la fraîcheur et la familiarité des débats qui animent ces Japonaises du début du XXe siècle et enchanté par leur intelligence, la clarté et la profondeur de leurs réflexions. Une étude passionnante sur un pan méconnu du féminisme au Japon.
Mourir pour la patrie Trad. par Sophie Refle Arles : Actes Sud, Coll. « Lettres japonaises », 2014. 173p.
Le 25 mars 1945, à Okinawa, Shinichi a 14 ans lorsqu’il est enrôlé dans l’armée régulière pour défendre le Japon impérial. Shinichi est heureux de participer à l’effort de guerre et n’a que très peu conscience de ce qui l’attend. Sa mission, en attendant de pouvoir accomplir son rêve de se sacrifier sur « le véritable champ de bataille », consiste à transporter les blessés à l’hôpital souterrain de l’armée de terre, qui se trouve à Haebaru… L’attente se fait de plus en plus longue et oppressante pour le jeune homme qui tentera vaille que vaille de se séparer de son groupe afin de rejoindre ceux qu’il considère comme les vrais et justes héros. Magnifique hommage au courage d’un enfant, à sa belle naïveté, à sa résistance et à son engagement farouche face aux affres de la guerre et de l’Histoire.
MEDORUMA Shun
L’âme de Kôtarô contemplait la mer Trad. de Myriam Dartois-Ako, Véronique Perrin, Corinne Quentin Paris : Zulma, 2014. 280p.
Christine LÉVY (dir.)
Genre et modernité au Japon : la revue Seitô et la femme nouvelle
YOSHIMURA Akira
Littérature EKUNI Kaori
Dans la barque de Dieu Trad. par Patrick Honoré Arles : Éd Philippe Picquier, 2014. 202p.
Yôko vit dans le souvenir de son seul amour, avec qui elle a eu sa fille unique Sôko. L’homme est parti avant la naissance de celle-ci, en affirmant qu’il la retrouverait, où qu’elle soit. Depuis, Yôko déménage tous les ans, remettant son destin entre les mains du hasard et se laissant porter, elle et sa fille, par ce qu’elle nomme « la barque de Dieu ». Mais le jour où cette dernière devenue adolescente lui annonce qu’elle veut entrer en pension, Yôko sent sa fragile embarcation menacée. Derrière ce récit de vie quotidienne, tel un journal tenu tour à tour par la mère et par la fille, se dessine l’histoire subtile des rapports entre les deux héroïnes : la mère, rêveuse, romantique et détachée, la petite fille au caractère éveillé qui se construit peu à peu, confrontée à cette vie dont elle cherche à comprendre le sens. Une histoire tendre et absurde dont la fluidité de l’écriture nous mène comme dans une barque au fil de l’eau !
Couronné par le prix Akutagawa, Medoruma Shun (1960-…) se voit enfin traduit en français à travers ces six nouvelles ancrées dans l’univers d’Okinawa d’où il est originaire. Si la nature luxuriante de l’île est bien présente et offre un cocon rassurant aux rêves des enfants, la violence des hommes —réelle avec les viols, ou mise en scène dans des combats sanglants de boxe et de coqs— éloigne vite toute image idyllique. Les légendes, les âmes amicales des disparus, que seuls ceux frappés du don de double vue aperçoivent, apparaissent également comme de précieux recours pour affronter le monde des adultes.
TENDÔ Arata
L’homme qui pleurait les morts Trad. par Corinne Atlan Paris : Seuil, 2014. 606p.
Shizuto, un jeune homme solitaire et énigmatique, parcourt le Japon pour « pleurer les morts », ceux que l’on efface vite des mémoires. Trois voix, qui s’entremêlent et se répondent, narrent par bribes son périple : sa mère Junko, atteinte d’un cancer en phase terminale, qui le suit en pensée ; Yukiyo, meurtrière de son mari et flanquée d’un fantôme, qui croise son chemin ; un journaliste cynique, Makino, qui fait son beurre de faits divers sanglants. Peu à peu, les côtés les plus sombres de la société japonaise émergent, tandis que les liens entre les vivants et les morts sont questionnés, entre suspense et fantastique. Tendo Arata, né en 1960, a remporté avec ce livre le prix Naoki.
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