no 48 - Printemps 2015 Entretien
avec... Parick Honoré
(suite)
À votre avis, est-ce que le métier de traducteur est reconnu à sa juste valeur aujourd’hui en France ?
Il me semble que cette valeur n’est nulle part plus reconnue qu’en France. Bien sûr, le statut est à défendre chaque jour, il pourrait même être amélioré, mais je crois que l’essentiel est entre nos mains. Maintenant, hors la question de la situation légale et sociale des droits du traducteur, dont on doit reconnaître le professionnalisme, il me paraît très sain que le traducteur reste une sorte de fantôme dont le nom ne dit rien au lecteur. Exiger que le nom du traducteur soit visible sur le livre, oui, parce que cela signifie : ce texte est une traduction, réalisée par un traducteur professionnel, de qualité, qui garantit son travail sur son honneur. Quant au nom lui-même, que le lecteur retienne celui de l’auteur, c’est le seul important ! D’ailleurs, la mentalité du traducteur n’est absolument pas la même que la mentalité de l’écrivain. Les écrivains sont des gens qui osent mettre devant le public des paroles que personne ne leur a demandées. Un traducteur, c’est quelqu’un qui ne sait pas parler à quelqu’un d’autre de son travail, qui parle très mal des auteurs qu’il aime, ce qui fait que le journaliste et les lecteurs se demandent : « Eh bien, s’il comprend aussi bien les livres qu’il traduit que les questions qu’on lui pose, il y a de quoi avoir peur… ». Bref, laissez les traducteurs traduire, c’est ce qu’ils savent faire de mieux. Pour le reste, les traducteurs sont gens de la parole indirecte.
Bibliothèque
Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 www.mcjp.fr
Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés Du 1er au 31 août inclus
En littérature générale, oui, les éditeurs gardent toujours une oreille attentive pour les titres que peuvent leur suggérer un traducteur, que ce soit pour croiser une information ou pour en obtenir une sur des tendances, des auteurs, des titres qui justement parlent moins aux universitaires, c’est-à-dire souvent les secteurs plus commerciaux, littérature de genre, light novels, etc. Bien sûr, les éditeurs reçoivent des informations de la part des agents, mais les agents, par définition, manquent d’objectivité. L’avis d’un traducteur est réputé plus objectif, dans la mesure où il n’est pas lié économiquement à l’auteur ou à l’ayant-droit.
Ce qui a marché pour moi, ça a été de commencer par traduire ce que je voulais, et le plus « difficile » possible. En tout cas, je crois qu’il est contre-productif d’opter pour « un texte facile, pour commencer ». Commencez par le haut, au moins ça vous dira très vite si ce métier est fait pour vous. Si vous commencez par le facile, vous risquez de rester un débutant toute votre vie. Et puis dites-vous que de toute façon en traduction le facile n’existe pas, alors inutile de débuter par une erreur. 4
Anne Bayard-Sakai, professeure à l’INALCO
L
e 8 avril dernier, le journal Asahi se faisait l’écho d’une nouvelle inattendue : les jeunes femmes se presseraient nombreuses à l’exposition consacrée à l’écrivain Tanizaki Jun.ichirô (1886 –1965) proposée par le Musée de littérature moderne de Kanagawa à Yokohama. Une responsable du Musée signale que l’exposition attire un public nettement plus jeune que les manifestations habituelles, dont les visiteurs sont en grande majorité âgés. Cet intérêt suscité par l’écrivain s’explique de plusieurs manières, mais une circonstance particulière prime : on commémore en effet cette année le cinquantième anniversaire de sa disparition, lequel suscite une véritable effervescence éditoriale.
Pour le manga, c’est différent. Les séries mainstream sont absolument hors de portée des traducteurs, car les liens entre les éditeurs japonais et les éditeurs français sont déjà très solides et très contrôlés. Ne restent alors que les séries des auteurs indies ou underground, mais, même ceux-là, il est difficile de convaincre un éditeur de les faire, pour toutes sortes de raisons, parce que son planning est plein de séries avec un meilleur potentiel commercial, ou parce qu’il est luimême un tout petit éditeur qui ne fait qu’un ou deux volumes de manga par an et a peur de s’engager dans une série même sur quatre ou cinq tomes…
Que conseilleriez-vous à un jeune traducteur qui fait ses premiers pas dans le métier ?
Tanizaki Jun.ichirô, le dernier auteur dont on parle
Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h
Il fut un temps où la plupart des traducteurs étaient des universitaires qui apportaient leurs projets aux éditeurs, est-ce toujours le cas ? Les traducteurs sont-ils des initiateurs de projets au même titre que les universitaires ?
Personnellement, je voudrais absolument traduire Igarashi Mikio, Yamada Akihiro, Shimada Toranosuke, pour ne citer que trois auteurs géniaux, si quelqu’un est intéressé, contactez-moi !
La lettre de la bibliothèque
Directeur de la publication
Sawako Takeuchi Rédaction
Chisato Sugita Pascale Doderisse Racha Abazied Cécile Collardey Tony Sanchez Conception graphique et maquette
La Graphisterie.fr Impression
Imprimerie Moutot Dépôt légal : 2e trimestre 2015 ISSN 1291-2441
Commençons par évoquer l’événement majeur : en ce 10 mai paraît le premier des vingt-six volumes que compteront les nouvelles Œuvres complètes (zenshû) de l’écrivain. Cette opération, comme la plupart de celles liées à cet anniversaire, est menée par la maison d’édition Chûô Kôron shinsha, qui a succédé à la maison Chûô Kôron sha, soutien de toujours de l’auteur, où avait paru en 1982 la dernière des Œuvres complètes de Tanizaki en trente volumes. La comparaison des deux séries montre à quel point la conception même des zenshû a
changé en 33 ans. Si l’édition de 1982, dépourvue de tout appareil critique, peut difficilement être considérée comme scientifique, la nouvelle, placée sous la responsabilité des plus éminents spécialistes de Tanizaki, est dotée d’un appareil critique considérable incluant les variantes, et la succession des volumes respecte une stricte chronologie permettant enfin de lire fictions et essais dans la continuité. En outre, l’édition comporte des documents inédits, dont des « journaux de création » : nul doute que cette édition exemplaire donnera une nouvelle impulsion aux études tanizakiennes.
Mais les nouveautés éditoriales ne s’arrêtent pas là : deux livres viennent de paraître regroupant de nombreux taidan, entretiens, auxquels a participé Tanizaki, dont la plupart n’avaient jamais été repris et demeuraient donc largement méconnus. Le premier volume, consacré aux différents arts, permet ainsi d’entendre dialoguer Tanizaki par
exemple avec le monde du cinéma (et ses actrices préférées), alors que le deuxième, consacré au monde littéraire, démontre la place centrale qu’y occupe l’auteur. Enfin, a paru en janvier dernier une extraordinaire correspondance entre Tanizaki, son épouse Matsuko et sa belle-sœur Shigeko, qui illustre de manière saisissante l’avidité avec laquelle l’écrivain exploite la réalité pour en faire le terreau de son inspiration. Actualité de Tanizaki, donc. Et c’est cette actualité qui sans doute attire les jeunes lecteurs ou lectrices vers l’exposition — avec le renfort inattendu d’un manga publié en synergie avec l’exposition, Bungô Stray Dogs de Harukawa Sango, dont les personnages sont des grands noms de la littérature japonaise… De l’académique au divertissement, ce printemps 2015 ainsi est bel et bien tanizakien. n
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Regard sur le fonds
Histoire
Entretien
avec... Patrick Honoré
Constance SERENI, Pierre-François SOUYRI Paris : Flammarion, 2015. 256p.
Littérature Recueil des joyaux d’or et autres poèmes Trad. et prés. par Michel Vieillard-Baron Paris : Les Belles Lettres, coll. Japon, 2015. 308p.
Le waka, quintain de trente et une syllabes encore pratiqué de nos jours, demeure le genre poétique le plus prestigieux de la tradition japonaise. Privilégiant l’euphonie, l’allusion et des thèmes comme le sentiment amoureux ou l’évocation d’un paysage, le waka fut même un mode d’expression quotidien et incontournable à l’époque Heian (794–1185). Cette anthologie regroupe deux cents poèmes composés entre le VIIe et le XIIIe siècle, issus du Recueil des joyaux d’or et du Style excellent en poésie compilés respectivement par Fujiwara no Kintô et Fujiwara no Teika, deux des plus grands poètes de leur temps ; on y trouve également un recueil anonyme conservé au musée Guimet et reproduit intégralement en fac-similé.
ÔE Kenzaburô
Ôe Kenzaburô, l’écrivain par lui-même : Entretiens avec Ozaki Mariko Arles : Éd. Philipe Picquier, 2014. 373p.
À presque 80 ans, le grand écrivain prix Nobel de littérature retrace son parcours, répondant aux questions de la journaliste et critique littéraire du quotidien Yomiuri. Il parle de ses racines, de son amour pour les mots dès l’enfance, de ceux qu’il admire et qui l’ont inspiré ou encouragé : de grandes figures telles que Dante ou Rabelais aux intellectuels ou artistes contemporains comme l’américanopalestinien Edward Saïd ou le musicien Takemitsu Tôru. Il se réfère aux mouvements politiques et sociaux qui au cours de sa vie ont forgé son œuvre et ses engagements successifs, et évoque sa relation quotidienne avec son fils handicapé qui s’est révélé une source d’apprentissage. Grâce à l’acuité et la pertinence de ses questions, Ozaki Mariko livre un portrait en profondeur de ce grand intellectuel, à contre-courant d’une société qu’il met en garde contre sa « fuite en avant ».
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Dans une synthèse très claire et abondamment documentée, les auteurs reviennent sur les origines du terme « kamikaze » et sur ce qui a mené à la formation de ces « unités spéciales d’attaque » japonaises, de façon à remettre en perspective le rôle joué par ces pilotes pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils décrivent une réalité complexe, où les stratégies et la propagande militaire ont mené à la décision terrible d’envoyer des jeunes gens à la mort. Cet ouvrage dresse un portrait tout en nuances de ces garçons amenés à se sacrifier, loin de l’image de fanatiques prêts à donner leur vie volontairement, que les américains notamment ont contribué à transmettre. S’ils n’ont guère pesé sur l’issue de la guerre, ils ont sans nul doute marqué de leur empreinte l’imaginaire japonais et occidental.
Marc PETITJEAN
De Hiroshima à Fukushima : le combat du Dr Hida face aux ravages dissimulés du nucléaire Paris : Albin Michel, 2015. 186p.
Marc Petitjean est le réalisateur du film Blessures atomiques, dans lequel il recueille divers témoignages dont celui du docteur Hida, l’un des survivants du bombardement de Hiroshima. Il est retourné le voir en 2012 suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima, et nous livre le récit poignant d’une personne qui n’a cessé de combattre l’ostracisme qui vise les hibakusha (victimes de la bombe A), et qui se répète maintenant en direction des habitants de la région sinistrée. Le docteur Hida a beaucoup lutté pour que les conséquences nocives de la radioactivité soient enfin reconnues, et nul doute que son témoignage est des plus éclairants.
Géopolitique Jean-Marie BOUISSOU
Géopolitique du Japon Paris : PUF, 2014. 208p.
Au cœur des équilibres de l’Asie, le Japon a certainement plus d’importance dans le futur des enjeux géopolitiques mondiaux qu’on ne le soupçonne. Terre d’ancrage plus que de passage, alternant projections vers l’extérieur et replis, sa situation est aux antipodes de celle de l’Europe continentale. Avec une vision très large associant entre autres la géographie, l’histoire, l’économie, la sociologie, la politique ou la diplomatie, cet ouvrage très clair et structuré permet à tout un chacun de comprendre la position de l’Archipel dans le monde d’aujourd’hui et de demain. Un bilan bienvenu pour repenser le Japon au-delà de son insularité, à l’heure où les tensions entre pays voisins se révèlent particulièrement sensibles.
Vous traduisez du japonais depuis une dizaine d’années et vous êtes devenu l’un des traducteurs incontournables du milieu éditorial en France. Savez-vous combien de livres vous avez traduits, co-traduits ou supervisés ?
En 12 ans d’activité, ça fait autour d’une bonne centaine d’ouvrages traduits seul, et une petite cinquantaine d’ouvrages co-traduits. On ne peut pas vivre de la traduction en faisant moins, et on ne s’enrichit pas en traduisant. Traduire moins suppose soit d’avoir une autre source de revenus, soit d’être propriétaire de son logement, soit de posséder une recette secrète pour obtenir des éditeurs des tarifs doubles, soit de négliger sa retraite… soit de traduire un romancier qui rapporte des royalties à vie, mais en littérature japonaise, il n’y en a pas beaucoup. Évidemment, il n’y a aucun mérite à traduire plus qu’un autre (mais je suis tout de même assez fier d’en vivre… pourvu que ça dure !). Comme tout le monde, je serais heureux d’avoir traduit un livre dont je puisse me dire content à ma mort. Votre question appelle aussi une précision : traduire complètement seul, ça n’existe pas. Je dirais même qu’il faudrait surtout se méfier d’un traducteur, même parfaitement bilingue, qui n’aurait même pas un ami japonais à qui passer un coup de fil de temps en temps. Se faire relire par un ami français n’est pas inutile non plus, mais moins nécessaire, car de toute façon ce rôle est joué par l’éditeur. Vous souvenez-vous de votre premier texte traduit ?
Je crois que ma première traduction littéraire fut celle d’un court poème chinois qui était calligraphié sur une peinture ancienne. J’avais trouvé l’exercice très amusant, l’aspect recherche dans plusieurs dictionnaires et plusieurs sources (Internet n’existait pas à l’époque) m’avait énormément plu. Je n’oublierai jamais le sentiment, quelque chose comme une flamme qui s’allume derrière le nez, quand est venue, très naturellement, la solution élégante pour une histoire d’arbre qui n’avait pas de nom français. C’est peut-être cette première traduction qui m’a fait découvrir qu’il y avait du bonheur dans ce métier. Quelle est la plus grande difficulté que rencontre un traducteur de japonais vers le français ?
Les difficultés liées à la grande distance qui existent entre les deux langues sont bien réelles, mais c’est également dans cette distance que la traduction trouve la possibilité de son existence. Ce ne sont pas des « difficultés » au sens négatif du terme, mais plutôt des « opportunités », que n’ont peut-être pas les traducteurs de langues plus proches. De toute façon, on ne traduit pas des langues, on traduit des textes, qui sont autre chose. L’auteur japonais n’a a priori pas écrit pour un lecteur francophone, c’est-à-dire que ce qu’attend le lecteur francophone n’est pas ce que l’auteur a mis dans son texte en s’adressant à son « lecteur idéal ». Or, cette destination du texte à un lecteur idéal, c’est quelque chose qui n’est pas repérable dans le texte, comment le traducteur pourrait-il la traiter ? Le problème est d’autant plus complexe qu’on aborde les textes dits « de genre », c’est-àdire des textes qui n’ont pas l’ambition de changer la face de la littérature, des textes de milieu de gamme si vous voulez. En littérature pure (japonaise ou autre), d’une certaine façon, le lecteur idéal est supposé dans une disposition d’esprit telle que, finalement, il a presque autant de chances de se retrouver en francophonie qu’au Japon (j’exagère, mais c’est une idée qui soutient assez bien la motivation). ...
Photo : © YM
Kamikazes
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