“L’homme d’aujourd’hui
“La civilisation occidentale
passe ses journées à
est peut-être positive,
Petit lexique
que dans la tombe. C’est la malédiction de
Sôseki
la civilisation. C’est on ne peut plus stupide. (…) Jadis, on enseignait aux gens à s’oublier, mais aujourd’hui on leur enseigne le contraire. C’est pourquoi il n’y a plus de temps pour la paix de l’âme, on est perpétuellement en enfer. Le meilleur remède en ce monde consiste à s’oublier.”
Natsume Sôseki et Mori Ôgai sont souvent présentés ensemble dans l’histoire de la littérature japonaise moderne, pourtant ils ont deux styles d’écriture différents. Pourquoi ? Tous deux ont une culture très vaste, aussi bien classique qu’ouverte à l’Occident. Ni l’un ni l’autre ne sont des naturalistes. Ils se respectaient et se sont quelquefois rencontrés, comme lors de cette séance de haiku organisée chez Masaoka Shiki justement, le 3 janvier 1896. Et pourtant, que de différences ! Ôgai est un médecin militaire proche du pouvoir alors que Sôseki refuse le doctorat que veut lui décerner le gouvernement. Les récits d’Ôgai sont des petites machines de précision, avec une structure quasi cubiste, tandis que Sôseki jette ses personnages dans des situations banales selon « un mode aléatoire de création romanesque », comme disait Jean-Jacques Origas. Sans compter qu’Ôgai n’a pas le même rapport intime à la langue parlée que son cadet : son japonais a quelque chose d’un peu abstrait. Mais tous deux sont d’infatigables expérimentateurs, ils ont affronté la modernité japonaise sans faux-fuyant, dans un renouvellement constant, avec une intelligence acérée, et une sorte de détachement ironique.
Natsume Sôseki
temps, sans oublier quelques passages proprement burlesques !
En bref...
Je suis un chat, p. 414 (éd. Gallimard / Unesco 1978)
(littéralement « se rincer la bouche avec une pierre ») est le nom de plume adopté par l’auteur à partir de 1888, composé des deux premiers caractères d’une expression chinoise des Anecdotes contemporaines et nouveaux propos (Shù dàn zhen liú) de Liu Yiqing (en japonais Sôsekichinryû) qui signifie « se rincer la bouche avec une pierre et faire de la rivière son oreiller ». Selon l’anecdote, Sun Zijing avait inversé deux caractères de la phrase « prendre une pierre pour oreiller et se rincer la bouche avec l’eau de la rivière ». Il aurait répondu lorsqu’on lui signifia son erreur : « si quelqu’un veut faire de la rivière son oreiller, c’est qu’il veut se laver les oreilles, et s’il veut se rincer la bouche avec une pierre, c’est qu’il veut se brosser les dents ». L’ expression désigne quelqu’un d’obstiné, qui refuse de reconnaître ses erreurs.
Waga hai wa neko de aru
(« Je suis un chat ») est le titre du livre et la première phrase du premier roman de Sôseki, paru entre 1905 et 1906 dans la fameuse revue littéraire Hototogisu (« le Coucou »). Ce titre fait sourire en japonais car le ton employé par le chat (narrateur) est hautain et pompeux comme celui d’un aristocrate distingué, loin de celui d’un « vulgaire » chat de gouttière…
Maison de la culture du Japon à Paris
n°51 • Printemps 2016
secrètes, et il ne s’arrête
progressive, mais en fin
Bibliothèque
101 bis, quai Branly 75740 Paris Cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 www.mcjp.fr
Ouverture
Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h
Fermeture
Les dimanches, lundis et jours fériés Du 30 juillet au 31 août compris Directeur de la publication
Tsutomu Sugiura Rédaction
Chisato Sugita Pascale Doderisse Racha Abazied Cécile Collardey Conception graphique et maquette
La Graphisterie.fr - 2016 Impression
Imprimerie Moutot Dépôt légal
2e trimestre 2016 ISSN 1291-2441
La lettre de la bibliothèque
En bref
faire ses petites besognes
© NDL
s’agiter en tous sens et à
Repères biographiques 1867 Naissance à Edo, quartier d’Ushigome (actuelle Shinjuku) de Natsume
Kinnosuke dans une famille de notables. À deux ans, il est confié à un couple de serviteurs ; son enfance sera partagée entre sa famille adoptive et sa vraie famille. Il se passionne durant sa scolarité pour les écrits chinois. 1890 Il entre à l’Université impériale de Tôkyô en section de littérature anglaise. Il y côtoie Masaoka Shiki qui l’initie au haiku. 1895 Il enseigne au collège de Matsuyama (Shikoku), puis à Kumamoto (Kyûshû), expériences qui lui inspireront le roman Botchan. 1900 Il part en Angleterre comme étudiant du gouvernement japonais. Il s’y documente scrupuleusement en littérature occidentale, mais souffre de dépression chronique. 1903 Il remplace l’écrivain Lafadio Hearn à un poste d’enseignant de littérature anglaise à l’Université impériale de Tôkyô. 1905 Il donne à la revue littéraire Hototogisu le texte Je suis un chat qui connaît un succès immédiat et lance sa carrière de romancier. Il écrit successivement La Tour de Londres, Botchan, Oreiller d’herbes. 1907 Il abandonne son poste d’enseignant pour se consacrer à l’écriture, et entre, en tant qu’écrivain, au journal Asahi. Il écrit successivement les romans Gubijinsô (« Le Pavot »), Le mineur, Sanshirô, Et puis, La porte. 1914 Parution du célèbre roman Le pauvre cœur des hommes. Il rédige également des essais selon le modèle du zuishitsu « au fil de la plume » où s’unissent humour et lucidité, ainsi que des poèmes haiku ou kanshi, de style chinois. 1916 Décès. Parution de Clair-obscur, roman inachevé d’une ampleur exceptionnelle.
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Natsume Sôseki
civilisation faite par des gens qui passent leur vie dans l’insatisfaction. La civilisation japonaise ne cherche pas la satisfaction en changeant autre chose que l’homme lui-même. Là où elle diffère profondément de l’occidentale, c’est en ce qu’elle s’est développée sur la grande assertion qu’il ne faut pas changer fondamentalement les conditions de l’environnement.”
Je suis un chat, p. 298 (éd. Gallimard / Unesco 1978)
Pour inaugurer la nouvelle formule de notre Lettre qui, à partir de ce numéro 51, devient une lettre thématique, nous souhaitons rendre hommage à une figure immense de la littérature japonaise moderne, l’écrivain Natsume Sôseki. La sortie de cette Lettre coïncide d’ailleurs avec deux anniversaires : l’année 2016 marque le 100e anniversaire de la mort de l’auteur et précède (de quelques mois) le 150e anniversaire de sa naissance (février 1867). Pour le Japon, Natsume Sôseki est une icône nationale. C’est l’écrivain par excellence, celui que tout le monde connaît, à l’instar d’un Victor Hugo pour la France ou d’un Charles Dickens pour le RoyaumeUni. Son roman Botchan figure en bonne place dans les manuels scolaires et son portrait trône sur les billets de banque de 1 000 yens. S’il ne fallait ne citer qu’un seul nom d’auteur japonais dans un questionnaire public, « Natsume Sôseki » serait certainement cité dans la majeure partie des réponses ! Mais comme pour toute icône, derrière l’image forte, se révèle un écrivain, riche, fragile d’une grande finesse d’esprit, dont on ne cesse de redécouvrir la profondeur de la réflexion et l’immensité de la production au fur et à mesure de ses lectures. Ce numéro offre quelques repères bibliographiques et références-clés pour ceux qui souhaitent connaître un peu plus l’univers de l’auteur, ou qui aimeraient simplement se laisser surprendre par une facette méconnue. Emmanuel Lozerand, professeur
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de compte c’est une
de littérature japonaise moderne, nous apporte un éclairage pertinent sur certains aspects de l’œuvre et la vie de Natsume Sôseki. Nous y présentons également une sélection d’ouvrages de notre fonds, voire des anecdotes ; mais aussi, des lieux et des événements que le Japon consacre à l’auteur à l’occasion de ces deux anniversaires, tels que le musée qui lui sera dédié dans le quartier de sa naissance à Shinjuku, dans la capitale chère à l’écrivain. Natsume Sôseki avait certes une profonde connaissance de la culture occidentale, mais il n’en demeurait pas moins un « Edokko », un natif d’Edo (ancien nom de Tôkyô), aimant l’humour et la dérision, appréciant le rakugo, cet art traditionnel de la scène dont le charme réside dans les jeux de mots. Un romancier, un poète et un essayiste dont la finesse d’esprit et d’analyse du Cœur humain, ne sont pas exemptes de cette part de tristesse, de désillusion qui oscillent continuellement entre le Clair-obscur… Bienvenue dans le monde de Natsume Sôseki ! R. A.
60 % des œuvres de Natsume Sôseki sont traduites dans plus de 30 langues. Ses 3 romans Sanshirô, Sorekara (Et puis) et Mon (La porte), considérés comme la trilogie de la première moitié de la carrière littéraire de Sôseki sont traduits en chinois sous le titre « La trilogie de l’amour » !
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“Lorsque le mal de vivre s’accroît, l’envie vous
Ressources
prend de vous installer
Cinq questions à
dans un endroit paisible. Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de
présents dans notre fonds se rapportant à Sôseki, quelques titres se distinguent soit par leur
Natsume Sôseki
Ressources sur...
nature soit par leur support.
Outre de très nombreuses traductions de romans, sont disponibles en français des journaux de voyage de l’auteur, Haltes en Mandchourie et en Corée, précédé de Textes londoniens (L. Vuitton, 1997), qui nous révèlent Sôseki sous les traits d’un jeune étudiant dépressif lors de son séjour de deux ans à Londres et d’un voyageur insouciant en ExtrêmeOrient. Les conférences sur le Japon de l’ère Meiji (1907-1914) (Hermann, 2013), en six exposés, nous éclairent, quant à elles, sur sa vision philosophique du Japon d’alors en pleine métamorphose.
Partant d’un épisode de la vie de Sôseki, le mangaka Taniguchi Jirô et le scénariste Sekikawa Natsuo dressent un panorama de la société japonaise à travers les intellectuels et la littérature de cette époque dans un superbe manga en 5 volumes, Au temps de Botchan (Seuil, 2002-2006). Enfin, en japonais, en dehors notamment de documents de référence tels que les œuvres complètes en 18 volumes et l’encyclopédie Natsume Sôseki jiten, à noter les trois magnifiques
Fonds spécifiques • Tohoku University Library / Natsume Soseki Library www.library.tohoku.ac.jp/en/ collections/soseki.html (a/j) La collection Sôseki compte environ 3 000 livres issus de la collection personnelle de Natsume Sôseki, souvent annotés, auxquels s’ajoutent divers écrits (journal, carnet de voyage, manuscrits, notes de recherche…) : parmi les livres occidentaux, figurent de nombreux ouvrages de littérature anglaise, dont 500 achetés par l’écrivain durant son séjour londonien. Certains documents numérisés sont consultables en ligne. Cette collection fut intégrée au fonds de la bibliothèque du Tôhoku entre 1943 et 1944 grâce au disciple de Sôseki, Komiya Toyotaka, bibliothécaire en chef, qui les sauva de fait des bombardements qui détruisirent la résidence de la famille Sôseki à Tôkyô un an plus tard. Kanagawa Museum of Modern Literature / Natsume Sôseki Digital Bungakukan www.kanabun.or.jp/souseki/ (j) Archives privées, manuscrits, correspondance, photos, mais aussi petits objets composent cette collection qui s’est constituée à partir de dons de la famille de l’écrivain et de Nomura Denshi, l’un de ses disciples. Ce fonds nous fait également découvrir le grand auteur japonais sous un angle plus inattendu, celui de l’artiste qui produisit des aquarelles, des dessins à l’encre de Chine et des calligraphies.
vivre, alors naît la poésie et
Sur Internet •
advient la peinture.”
Oreiller d’herbes p. 7 (Editions Rivages poche 1989)
À l’occasion du 150e anniversaire de l’écrivain, un grand musée Sôseki ouvrira ses portes à l’automne 2017, à Shinjuku, quartier de Tôkyô qui l’a vu naître. Le site du Soseki Sanbo Memorial est d’ores et déjà actif : http://soseki-museum.jp/ (a/j) Des écrits divers, de l’écrivain luimême ou portant sur son œuvre, sont consultables en intégralité dans les collections numériques de la Bibliothèque nationale de la Diète japonaise : http://dl.ndl.go.jp/ (a/j) Le texte intégral de très nombreux ouvrages de Sôseki sont disponibles sur le site Aozora bunko qui présente des œuvres de littérature tombées dans le domaine public : www.aozora.gr.jp (j) Le Musée de la littérature japonaise moderne compte quelque 1 600 livres : œuvres de l’auteur, des traductions de celles-ci, et des essais sur Sôseki. www.bungakukan.or.jp/ (j) De multiples événements commémoratifs seront organisés pour le 100e anniversaire de la mort de l’écrivain (2016) et le 150e anniversaire de sa naissance (2017). The executive committee of Sôseki anniversary http://soseki.a.la9.jp/ (j)
professeur à l’INALCO, spécialiste de littérature
japonaise moderne et co-directeur de la « Collection Japon » aux Éditions des Belles Lettres, nous éclaire sur le monde de Natsume Sôseki.
Natsume Sôseki est considéré comme un classique de la littérature moderne. En quoi peut-il toucher les lecteurs (du Japon et d’ailleurs) aujourd’hui ?
En japonais, la question du style me semble décisive. Sôseki fut l’un des premiers à publier un long roman écrit dans la langue parlée de Tôkyô. Il entretient avec celle-ci un rapport de familiarité, car il est un enfant d’Edo, mais il peut aussi la mettre à distance, puisqu’il fait partie d’une génération charnière, encore élevée dans un rapport intime au chinois classique, mais déjà baignée des langues occidentales. Son génie stylistique séduit d’emblée, il est difficile à traduire. Mais il existe pourtant des lecteurs passionnés qui abordent cette œuvre en français. Ils apprécient la qualité des analyses psychologiques, ces personnages en demi-teinte, rongés d’hésitations et de culpabilités. Pensons à ce célèbre « je » (wagahai) qui prétend être un chaton lâché dans le monde peu accueillant des hommes. Les préoccupations de tous ces anti-héros sont celles d’une modernité qui n’est pas que japonaise, et qui ne s’est pas achevée avec le XXe siècle.
Le séjour de Sôseki en Angleterre entre 1900 et 1903 fut à la fois riche et traumatisant pour l’auteur. Comment a-t-il influencé sa perception et son écriture ?
(a/j) > anglais/japonais
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Emmanuel Lozerand Cinq questions à...
Parmi les nombreux documents
fac-similés sous coffret parus chez Iwanami shoten de la première édition des romans Kusamakura (Oreiller d’herbes), Meian (Clairobscur) et, entièrement illustré par l’auteur lui-même, Kokoro (Le pauvre cœur des hommes).
Natsume Sôseki
Dans notre fonds •
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Sôseki est parti en Angleterre en septembre 1900. En chemin il est monté en haut de la tour Eiffel. Il est rentré au Japon en janvier 1903. Malgré son excellente maîtrise de l’anglais, ce séjour a été douloureux. Sôseki a bien sûr profité de ces deux années pour approfondir sa connaissance de la culture occidentale. Mais surtout, comme il le raconte dans Ma conception de l’individu, la crise personnelle qu’il a alors traversée l’a amené à « fixer lui-même ses propres critères de jugement ». Et c’est en 1901 qu’il a envoyé à son ami Masaoka Shiki des lettres écrites en langue parlée. Ce dernier les a publiées dans la revue Hototogisu (« Le coucou ») sous le titre Nouvelles de Londres : on peut y voir la naissance de Sôseki écrivain.
Vous venez justement de traduire Un lit de malade six pieds de long, la bouleversante chronique tenue par Masaoka Shiki en 1902, dans les tout derniers mois de sa vie. Une profonde amitié liait les deux hommes. Pouvez-vous nous en dire plus sur leur relation ? En août 1900, Sôseki vient dire au revoir à Shiki. Celui-ci est très malade, ils savent qu’ils ne se reverront pas. Ils étaient devenus amis avant d’entrer à l’Université impériale, unis par une commune passion pour le rakugo. Beaucoup de choses les séparent ! Sôseki écrit très peu, dit qu’il faut d’abord réfléchir. Shiki, au contraire, affirme qu’il faut d’abord écrire, que la pensée suivra. En 1895, Sôseki est en poste à Matsuyama, à Shikoku. Shiki, qui vit désormais à Tôkyô, vient en convalescence dans
la pension même où loge son ami. Ces 52 jours sont un moment décisif de l’histoire du haiku moderne. Shiki vient de découvrir Buson, il a compris l’importance du « croquis sur le vif » (shasei), ses idées mûrissent, il fédère autour de lui une bande de jeunes gens qui vont former le groupe de Hototogisu. Sôseki se laisse lui aussi séduire.
De Sôseki, on connaît le romancier, mais beaucoup moins le poète et l’essayiste. Il a pourtant écrit plus de 2 500 haiku. Ont-ils un timbre particulier ? Et ses essais ? Brigitte Allioux vient justement de publier un joli petit livre : Haïkus de Sôseki à lire et à sourire, illustré par Minami Shinbô. J’aime particulièrement ce verset : Dans la plaine asséchée Un blaireau se transforme En train Sôseki n’aimait pas les trains ! Et les spectateurs de Pompoko savent que les tanuki ont le pouvoir de se transformer. C’est sûrement le vacarme de ces animaux qui constitue le point de départ de cette évocation terrifiante et grotesque, assez exemplaire peut-être du ton singulier des haiku de Sôseki. Pour les essais, je pense d’abord à Choses dont je me souviens, livre extraordinaire où Sôseki rend compte crûment, mais aussi avec poésie et intelligence, du mal qui a failli l’emporter à l’été 1910. Haiku et poèmes sino-japonais viennent se mêler à une prose d’une liberté souveraine, oscillant du compte-rendu clinique à des considérations philosophiques sur l’expérience du
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