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n° 30 - Printemps, mai 2009

La lettre de la bibliothèque Le Manga et la France Claude Leblanc, rédacteur en chef de Courrier international

orsque, dans le premier numéro du Cri qui tue, je disais mon envie de créer un lien entre le lecteur français et mon lointain pays, je ne me doutais pas alors de la difficulté qu’il y a pour essayer de mettre en vente une revue en France”. C’est en ces termes qu’un certain Takemoto “Atoss” Motoichi, originaire de la ville de Matsudo, préfecture de Chiba, affirmait, dans la deuxième livraison de son trimestriel Le Cri qui tue, son désir d’utiliser le manga comme une passerelle entre la France et le Japon. Nous étions en 1978, il y a un peu plus de trente ans. Associé au Suisse Rolf Kesselring, il a tenté d’introduire en France les œuvres de Tezuka Osamu (1928-1989), Saitô Takao (1936-…), Akatsuka Fujio (1935-2008), Tatsumi Yoshihiro (1935-…) ou Ishinomori Shôtarô (1938-1998), mais le succès ne fut pas au rendez-vous. Le Cri qui tue cessa de paraître après six numéros et un album Le Vent du nord est comme le hennissement d’un cheval noir d’Ishinomori Shôtarô publié, en 1979. Il avait alors essayé d’imposer un nouveau genre dans le monde de la bande dessinée franco-belge dont les codes, les formats et les styles étaient bien différents. Takemoto ne se doutait pas que, trois décennies plus tard, son travail de pionnier se traduirait par une présence massive du manga dans le secteur de la bande dessinée en France.

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Actuellement, il représente environ 40 % du marché et la plupart des éditeurs français, y compris les grands représentants de la BD franco-belge, disposent de collections de manga sans oublier les dizaines de maisons d’édition qui se sont créées pour diffuser l’univers du dessin made in Japan. Les auteurs, dont Takemoto

se faisait l’avocat dans son magazine, ont été dans leur ensemble publiés en français et d’autres grands noms sont devenus des références pour de nombreux lecteurs et critiques qui, il n’y a pas si longtemps, considéraient encore le manga comme un sous-

produit culturel. Pour mesurer le chemin parcouru depuis trente ans, rappelons qu’en 2007, Mizuki Shigeru (1922-…) a obtenu avec NonNonBâ (éd. Cornélius, Paris, 2007) le prix du meilleur album au Festival d’Angoulême, grand rendezvous des amateurs de bande dessinée depuis 1974. Cette reconnaissance du public et des professionnels est d’autant plus importante que le manga connaît depuis quelques années des difficultés au Japon. Les magazines de prépublication ont vu leur diffusion divisée par deux et les éditeurs ont du mal à rivaliser avec l’émergence de nouveaux loisirs et le vieillissement de la population. La très bonne santé du marché francophone et les bons résultats enregistrés ailleurs dans le monde donnent le sourire aux maisons d’édition, mais aussi aux diplomates nippons qui voient dans le manga un bon moyen de promouvoir l’image de leur pays. Le ministère des Affaires étrangères a créé en 2007 le prix international du manga destiné à récompenser un auteur étranger s’inspirant de ce mode d’expression japonais. Finalement, le rêve de Takemoto de “créer un lien” entre le Japon et la France grâce au manga s’est finalement réalisé. ■

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Regards sur le fonds

Littérature Michaël FERRIER (choix et présentation des textes)

Le goût de Tokyo Paris : Mercure de France, 2008. 117p.

Art Emmanuel GUIBERT

Emmanuel Guibert japonais Paris : Futuropolis, 2008. [n.p.].

À la suite de quatre mois de voyage au Japon, l’auteur du Photographe (prix Essentiel à Angoulême en 2007) note ses impressions sur le pays. Elles sont publiées ici, illustrées de dessins, peintures, photographies et collages. Plus qu’un carnet de voyage, il s’agit de récits glanés ça et là. Des histoires vécues auxquelles Emmanuel Guibert apporte une touche de fantaisie. Le résultat est un ouvrage sensible, vivant et graphiquement exigeant. Ce beau livre est une manière de rentrer dans la vie japonaise comme dans un rêve, en se laissant entraîner par des images de paysages et des détails du quotidien. Un travail original sur des matériaux japonais (bois, cahiers, objets divers) que l’auteur fait parler et vivre grâce à son regard d’artiste.

Géographie Philippe PELLETIER, Carine FOURNIER, Donatien CASSAN

Atlas du Japon : Une société face à la post-modernité Paris : Autrement, coll. Atlas/Monde, 2008. 158p.

Bien plus qu’un atlas traditionnel, cet ouvrage décrypte le Japon à travers plus de 120 cartes exposant les diversités spatiales, régionales, mais aussi géopolitiques et géohistoriques. 77 situations ont été regroupées en neuf thèmes (les périphéries, la mégalopole, les atouts et contraintes du milieu…), nous permettant des lectures géographiques de sujets aussi variées que l’évolution des écarts sociaux ou l’équipement hydraulique. Chaque carte est accompagnée de graphiques, schémas ou statistiques, le tout est présenté de façon claire, accessible et agréable à lire. Philippe Pelletier, géographe et japonologue à l’université de Lyon-II, démontre que la pluralité sociale, culturelle, économique ou politique fait du Japon un pays moins homogène ou uniforme qu’il n’y paraît. 2

Ce petit livre de poche rassemble de courts textes sur la mégapole de Tôkyô. Ils sont signés par des écrivains japonais tels que Natsume Sôseki, Dazai Osamu, Tanizaki Jun’ichirô, ainsi que des écrivains étrangers tels que Marguerite Yourcenar, Roland Barthes, Pierre Loti, Paul Claudel, Richard Brautigan ou Claude Lévi-Strauss, et bien d’autres encore. Se côtoient ainsi des essais, des extraits de romans ou de récits de voyage, des poèmes et des articles de presse. Des textes habilement sélectionnés auxquels ont été ajoutés des commentaires permettant de situer l’époque et le contexte dans lesquels ils ont été écrits ; ce qui offre une manière intéressante de découvrir la ville dans ses dimensions culturelle, humaine et littéraire.

YAMAMOTO Shûgorô

Barberousse Trad. par Corinne Atlan Monaco : Éd. du Rocher, Série japonaise, 2009. 288p.

Vers 1820, le jeune médecin Yasumoto Noboru est affecté dans un dispensaire prodiguant des soins aux pauvres. Il doit subir le caractère bourru et autoritaire du directeur que tout le monde surnomme « Barberousse ». Noboru se révolte d’abord contre ce patron étrange et l’insalubrité des lieux, puis découvre progressivement la générosité de son mentor et l’humanité que recèle son travail. Ce roman d’initiation, signé par l’une des grandes plumes du « roman d’époque » (qui a aussi donné son nom à un grand prix littéraire), est une plongée dans les bas-fonds de la société japonaise du XIXe siècle. Il a été adapté à l’écran en 1965 par Kurosawa Akira, avec le légendaire Mifune Toshirô dans le rôle-titre.

YOSHIMURA Akira

Le convoi de l’eau Trad. de Makino Yutaka Arles : Actes Sud, coll. Lettres japonaises, 2009. 173p.

Au fond d’une région montagneuse isolée et humide se blottit un étrange hameau coupé du reste du monde. Son existence est brutalement remise en cause par la construction d’un barrage. Commence alors un face à face muet entre les ouvriers, porteurs d’une destruction brutale, et les habitants condamnés à l’expulsion par le monde civilisé. L’un des ouvriers, un ancien criminel fuyant la civilisation, trouvera le chemin vers la paix intérieure auprès de cette population qu’il observe avec un regard qui mêle étonnement et compassion.


L’intrigue, servie avec sobriété, met en valeur les descriptions somptueuses de la nature et les observations ethnologiques très précises de l’auteur, tandis que les sentiments humains se dessinent peu à peu avec pudeur, passant de la dureté à la rédemption, de l’exil vers l’espoir d’une vie nouvelle. Ce roman émouvant caractérise bien le style de Yoshimura Akira (1927-2006), sombre et inspiré des légendes de son pays.

Cécile SAKAI et Daniel STRUVE (dir.)

Regards sur la métaphore, entre Orient et Occident Arles : Éditions Philippe Picquier, 2008. 322p.

Ces quinze articles issus d’un séminaire de l’université Paris 7 s’intéressent aux usages de la métaphore tout au long de l’histoire en Chine et au Japon, mais aussi aux formes voisines propres à la littérature de ces pays. Ainsi, sont abordés : la pensée bouddhique qui considère la tournure métaphorique comme « un procédé nécessaire d’exposition de la Loi », le langage poétique du Japon antique et médiéval, l’image du végétal dans la littérature de l’époque Heian (794-1185), l’écriture du haikai chez Matsuo Bashô (1644-1694), etc. La littérature moderne n’est pas en reste, avec un essai sur l’assimilation d’éléments rhétoriques occidentaux à l’époque Meiji (18681912), la poésie d’après-guerre, la romancière Mukôda Kuniko (1929-1981) et, plus généralement, la métaphore dans la littérature contemporaine.

Pensée KANEKO Mitsuharu

Histoire spirituelle du désespoir Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2009. 269p.

Poète d’avant-garde symbole de la résistance intellectuelle face au bellicisme, Kaneko Mitsuharu (1895-1975) livre des essais uniques par la liberté et l’originalité de leur ton, entre nihilisme, cynisme et poésie. L’Histoire spirituelle du désespoir, parue en 1965, retrace le parcours du Japon moderne depuis l’ouverture du pays en 1868, à travers les expériences de l’auteur et celles d’une riche galerie de personnages, célèbres ou tombés dans l’oubli : autant de destins promis à l’échec qui reflètent la vocation générale du Japon contemporain pour le désespoir. De la bohême littéraire de Tôkyô, aux marginaux de tout poil en Asie et aux artistes ratés de Paris, Kaneko réalise une éclatante fresque expressionniste d’une société nippone méconnue.

Relations internationales Éric SEIZELET, Régine SERRA

Le pacifisme à l’épreuve : Le Japon et son armée Paris : Les Belles Lettres, coll. Japon, 2009. 209p.

Après les décennies de « profil bas » qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, le Japon affiche désormais sa volonté de s’imposer davantage sur la scène internationale : forces d’autodéfense envoyées en mission à l’étranger, débats sur la révision de la Constitution pacifiste… Cette évolution, amorcée il y a une quinzaine d’années, se trouve renforcée par la reconfiguration géopolitique mondiale et l’apparition de nouvelles menaces. Éric Seizelet, professeur des universités dont les recherches portent notamment sur le système politique et judiciaire japonais, et Régine Serra, enseignante à Sciences Po et à l’Institut français des relations internationales, livrent leur analyse de la question militaire du Japon, pays tiraillé entre ses principes pacifistes et la quête d’un nouveau rôle à l’échelle mondiale.

Société David BLAKE WILLIS, Stephen MURPHY-SHIGEMATSU

Transcultural Japan: At the border lands of race, gender, and identity London, New York: Routledge, 2008. 342p.

À l’encontre de l’image lisse et homogène que l’on nous présente bien souvent, David Blake Willis et Stephen MurphyShigematsu, professeurs d’anthropologie, nous emmènent à la découverte du Japon pluriethnique. Qu’il s’agisse des Aïnous ou des habitants d’Okinawa, des Japonais d’origine coréenne ou chinoise, des « épouses » philippines, des descendants de la diaspora japonaise au Brésil ou des musulmans du Japon, cet ouvrage se penche sur la notion de « l’Autre » qui a longtemps oscillé entre discrimination et curiosité. Cette étude documentée et accessible met en lumière le rôle déterminant de ces « étrangers » dans les transformations profondes et rapides du paysage social japonais.

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Jeu de portraits Tawada Yôko,

© Sophie Bassouls - Verdier

écrivain Née en 1960, Tawada Yôko étudie la littérature russe à l’université de Tôkyô avant de gagner l’Europe pour la première fois par le Transsibérien à l’âge de 19 ans. Elle s’installe à Hambourg en 1982 et, après un bref emploi dans une société d’exportation et de distribution de livres, elle reprend des études et obtient un doctorat de littérature allemande. Son originalité tient notamment au fait qu’elle écrit aussi bien en japonais et qu’en allemand. Volontairement écartelée entre deux cultures, elle jongle avec les langues pour exprimer le décalage, le vide qu’engendre l’exil. Son œuvre comprend de la poésie, du théâtre, des textes courts et des romans. En 1993, Le mari était un chien est couronnée par le prestigieux prix Akutagawa. Et, en 2003, Train de nuit avec suspects est récompensé par le prix Tanizaki. Ces romans, parus chez Verdier, ont été vivement salués par la critique. La médaille Goethe pour la promotion de la langue allemande lui est décernée en 2005. Elle vit à Berlin depuis 2006. De passage en France, Tawada Yôko a bien voulu répondre à dix questions qu’elle a choisies dans le fameux questionnaire de Marcel Proust :

Bibliothèque

Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.asso.fr

Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés Et tout le mois d’août

Ce que j’apprécie le plus chez mes amis

Les sentiments désintéressés qui ne changent pas au gré des contingences. La couleur que je préfère Le rouge écarlate, qui n’est ni terne ni clinquant. Trop lumineux sans doute pour être prétentieux, ce rouge ne donne pas dans la gaîté factice et possède une profondeur qui s’impose naturellement. La fleur que j’aime Les fleurs sans nom. J’admire les personnes qui connaissent bien les fleurs, mais, en ce qui me concerne, si je connais le nom d’une fleur, celui-ci vient toujours faire écran entre la fleur et la perception que j’en ai. Une fleur qui n’a pas de nom (même si elle en a certainement un que j’ignore) m’offre la possibilité de l’aimer pour ce qu’elle est. Mon auteur favori Franz Kafka. L’écriture de Kafka, pourrait-on dire, est née dans le non-lieu. Elle ne nous donne pas les clés pour comprendre une classe sociale dans une société à une époque donnée : sa valeur est ailleurs. En montrant l’individualité souveraine de chaque personne, elle témoigne de la possibilité de transcender les époques et les langues. Mon poète préféré Paul Celan. Pour la magie de la langue qu’il a créé après le meurtre symbolique de la langue qu’il considérait comme sienne. Mon compositeur préféré Jean-Sébastien Bach. La danse des notes de sa musique remplie de bonheur, dépassant la rigueur métrique de l’écriture musicale, forme une tour qui va jusqu’au ciel. Sans doute n’a-t-on plus besoin d’évoquer l’idée de Dieu. Mon héros dans la vie Ma voisine. Elle débusque tout de suite les idées trop faciles du moment, porteuses de discriminations sociales et de paresse intellectuelle, s’en empare et, en un tour de main, y oppose un raisonnement rigoureux. Aucun contradicteur ne peut la décourager. Et, même quand elle est blessée, elle ne perd pas courage. Le fait militaire que j’admire le plus Le mouvement antiguerre. Une action militaire ayant un sens est inconcevable. Comment j’aimerais mourir J’aimerais que ma respiration s’arrête naturellement pendant mon sommeil. Je pense que, plus que la mort elle-même, c’est la maladie la précédant qui nous effraie. La faute qui m’inspire le plus d’indulgence L’adultère. Je ne crois pas que l’amour que l’on porte à son conjoint puisse perdurer. Par ailleurs, mener une vie où la sincérité s’exprime par la fidélité ne me paraît pas propice à l’inspiration. D’ailleurs, « l’esprit » doit « flotter », être libre, ce qu’illustrent les deux caractères formant le mot « adultère » en japonais. 4

Directeur de la publication

Masateru Nakagawa Rédaction

Chisato Sugita Pascale Takahashi Racha Abazied Cécile Collardey Conception graphique et maquette

La Graphisterie Impression

Imprimerie d’Arcueil Dépôt légal : 2e trimestre 2009 ISSN 1291-2441


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