n° 29 - Hiver, février 2009
La lettre de la bibliothèque Le goût de la nature Augustin Berque
exposition Konpirasan, sanctuaire de la mer témoigne d’une tendance majeure de l’esthétique japonaise : son goût pour la nature. Ce thème y domine en effet, des œuvres les plus anciennes à celles, en cours, de Takubo Kyôji. L’exposition témoigne aussi du raffinement avec lequel il est traité. Cette alliance de la nature et du raffinement évoquera un principe que Bashô énonce vers la fin de l’introduction d’Oi no kobumi, un recueil qu’il composa vers 16871688 : « Sors de la sauvagerie, éloigne-toi de la bête, et suis la nature, retourne à la nature ! » (Iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka ni kaere). La plupart des commentateurs ne relèvent pas la contradiction que cette phrase semble contenir, pour qui s’aviserait que les sauvages et les bêtes étant du côté de la nature, s’en éloigner revient logiquement à s’éloigner de la nature, non pas à y retourner. En fait, « sauvages » et « bêtes » désignent ici métaphoriquement les mauvais poètes, ceux qui ne savent pas saisir la nature comme il convient. Bashô rejoint ici implicitement une distinction qui traverse,
L’
sous des noms divers, toute l’histoire de l’esthétique japonaise depuis l’antiquité. À l’époque de Heian, par exemple, c’était la distinction entre miyabi et hinabi. Le premier terme désignait l’élégance raffinée de la cour, le second la rudesse, la rusticité de la province. À l’époque d’Edo, l’on parlera plutôt de la distinction entre bun (la culture lettrée) et ya (la rusticité, la barbarie). Ce qui est remarquable est que le thème de la nature se trouve classé, dans tous les cas, du côté de la culture raffinée (miyabi, bun, etc.). Il s’agit donc non pas de la nature brute, mais d’une manière raffinée de la saisir.
Ce raffinement suppose un certain goût, appelé généralement fûryû. Ce terme vient du chinois fengliu, qui fut répandu à l’époque des Six Dynasties (IIIeVIe siècle) par des mandarins qui choisissaient de se retirer à la campagne ou dans la montagne, en jouant les ermites. Ce sont eux qui ont inventé cette esthétique — notamment la notion de paysage — qui devait, au Japon, pénétrer par la noblesse de cour. Elle se japonise progressivement, sous l’influence en particulier de la poésie de Saigyô (1118-1190), pour dominer les arts à l’époque Muromachi. C’est ainsi que l’architecture du thé (chashitsu) sera la métaphore d’une cabane d’ermite en pleine nature. Mais si ce goût fûryû est d’origine élitaire, il a fini par marquer toute la culture japonaise. La cabane de l’ermite, par exemple, est évoquée aujourd’hui encore dans les maisons de banlieue par le tokobashira (la colonne jouxtant le tokonoma) qui mime une pièce de bois naturelle, gardant ses nœuds et parfois même son écorce. ■ Augustin Berque, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, est notamment l’auteur du Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature (Gallimard, 1986) et de La Pensée paysagère (Archibooks, 2008). 1
Regards sur le fonds
Histoire Francine HÉRAIL et Nathalie KOUAMÉ
Conversation sous les toits : de l’histoire du Japon, de la manière de la vivre et de l’écrire Arles : Éditions Philippe Picquier, 2008. 170p.
Art Jacques BARSAC
Charlotte Perriand et le Japon Paris : Éditions Norma, 2008. 335p.
Collaboratrice de renom de Le Corbusier, Charlotte Perriand (1903-1999) est invitée en 1940 par le ministère impérial du Commerce japonais afin de conseiller le pays sur sa politique d’exportation. Parcourant sans relâche les campagnes, cette pionnière de la modernité rencontre les artisans, s’imprègne de la culture locale. Un an plus tard, dans une exposition devenue célèbre, à côté de réalisations artisanales auxquelles elle rend un vibrant hommage, elle présente ses propres créations, fruits de son séjour. « J’ai beaucoup appris, grâce à elle, sur la relation qui unit les mots tradition et création », dira celui qui fut son assistant, l’emblématique Yanagi Sôri (1915-…), premier designer d’après-guerre et fils de Yanagi Sôetsu (1889-1961), chef de file du mouvement mingei pour la redécouverte de l’artisanat populaire. Un ouvrage qui éclaire un pan méconnu de l’histoire du design japonais.
Charlène VEILLON
L’Art contemporain japonais : une quête d’identité, de 1990 à nos jours Paris : L’Harmattan, 2008. 354p.
Dans les années 1990, émergent au Japon de nouvelles formes artistiques, fréquemment regroupées sous le vocable générique new pop nippon. De nombreux artistes, dont Murakami Takashi, se réclament dès lors ouvertement du manga. Par la même occasion, le phénomène otaku est révélé à travers certaines œuvres. Souvent d’aspect plutôt ludique, ces créations reflètent de manière diffuse la recherche identitaire d’une société japonaise traversée par des crises économiques et politiques. L’auteur, doctorante en histoire de l’art contemporain, s’attache à mettre en lumière les multiples connexions entre le manga et l’art contemporain et à expliciter l’ancrage spécifique de ce dernier dans l’histoire et la société japonaise. Malgré le manque de recul temporel qui rend la compréhension de ces œuvres ardue, cet essai constitue une première analyse intéressante de l’art japonais de ces quinze dernières années.
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Ce livre rend un bel hommage à l’une des plus grandes spécialistes de l’histoire du Japon en France. Francine Hérail fait partie des pionniers des études japonaises qui ont énormément contribué à l’avancée des recherches sur ce pays à l’heure où les historiens s’intéressant à cette partie du monde se comptaient sur les doigts de la main. Dans un long entretien accordé à l’une de ses disciples des Langues orientales, Mme Hérail livre un témoignage chaleureux sur son parcours unique, ses recherches, ses réflexions, mais surtout l’amour qu’elle porte au Japon et à sa culture.
Michael LUCKEN
1945, Hiroshima : les images sources Paris : Hermann, 2008. 198p.
Le jour même et le lendemain du bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki, des médecins militaires, des photographes de l’armée et quelques journalistes japonais travaillant pour des journaux de propagande furent autorisés à prendre des clichés dans les décombres des deux villes. Côté américain, les prises de vues restèrent essentiellement aériennes. L’ouvrage de Michael Lucken, professeur des universités à l’INALCO, répertorie et analyse ces photographies rares en s’attachant à les resituer dans leur contexte. Ce livre d’histoire se double d’une réflexion sur le statut historiographique de l’image, montrant notamment comment ces images sources ont été contrôlées et diffusées à différents moments de l’histoire.
Littérature SHIGA Naoya
Errances dans la nuit Traduit, présenté et annoté par Marc Mécréant Paris : Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, 2008. 503p.
Voici enfin en langue française le chef-d’œuvre de l’un des plus grands écrivains japonais du roman du « Je » (shi.shôsetsu). Contemporain de Tanizaki Junichirô, Shiga Naoya (1885-1971) est connu pour la concision de son style et la clarté de son expression d’un raffinement rarement atteint. Ce roman publié en deux fois, en 1921 et en 1937, représente le seul et unique texte long de l’auteur. Il décrit les émois d’un jeune romancier et les drames successifs qu’il rencontre sur le long chemin de l’apprentissage de la vie. Le jeune homme doit apprendre à concilier ses désirs et les impératifs de l’existence pour parvenir à une acceptation de soi. Malgré les ressemblances entre la vie du héros et celle de l’écrivain, Shiga Naoya a toujours nié toute intention autobiographique dans ce roman.
Jean-Jacques ORIGAS
La lampe d’Akutagawa Paris : Les Belles Lettres, 2008. 430p.
Ce recueil rassemble les principales études du japonologue Jean-Jacques Origas, décédé en 2003, sur la littérature du Japon moderne et contemporain. Une partie de ces travaux pionniers, rédigés directement en japonais et considérés comme des textes de référence au Japon même, sont traduits pour la première fois en langue française. Des transcriptions de conférences complètent l’ensemble qui permet, notamment, de découvrir sous un jour nouveau les œuvres de Natsume Sôseki, Mori Ôgai, Masaoka Shiki, écrivains de la fin du XIXe et du début du XXe siècle pour lesquels le grand maître des Langues Orientales nourrissait une affection toute particulière. Une ode à la littérature japonaise, mais aussi un formidable hommage à celui qui, avec autant de générosité que de rigueur, forma nombre de japonologues d’aujourd’hui.
HIGUCHI Ichiyô
La treizième nuit et autres récits Paris : Les Belles Lettres, 2008. 186p.
Initiée très tôt aux grandes œuvres de la littérature classique japonaise, Higuchi Ichiyô (1872-1896) décide de prendre la plume à dix-sept ans afin de subvenir aux besoins de sa famille. Première femme écrivain reconnue du Japon moderne, elle meurt emportée par la tuberculose à vingt-quatre ans, laissant derrière elle un nombre limité d’écrits d’une grande finesse psychologique, dont la qualité reste unanimement
saluée. Dans ce recueil de cinq nouvelles, elle s’attache à décrire, avec une sensibilité exacerbée par les épreuves, la vie des habitants des quartiers pauvres de Tôkyô à l’aube du XXe siècle. Si la mélancolie que symbolise la lune donne une coloration particulière à ces récits, ceux-ci n’en reflètent pas moins l’intensité d’une œuvre qui remonte à contre-courant de la tristesse, dans le sens de la vie.
Religion Jean-Noël ROBERT
La Centurie du Lotus : poèmes de Jien (1155-1225) sur le Sûtra du Lotus Paris : Collège de France - Institut des hautes études japonaises, 2008. 266p.
Cet ouvrage est la traduction française d’un recueil de cent soixante-dix poèmes composés en langue japonaise par le moine Jien, poète et érudit médiéval, sur cent citations chinoises du Sûtra du Lotus. Ces poèmes japonais (waka) à thème bouddhique (shakkyôka) sont brillamment commentés, non seulement pour faciliter l’accès à des textes à priori difficiles, mais également, pour fournir des interprétations doctrinales importantes qui éclairent le texte canonique et les poèmes dans leurs dimensions à la fois littéraire et religieuse.
Société Karyn POUPÉE
Les Japonais Paris : Tallandier, 2008. 506p.
Journaliste et correspondante permanente au Japon depuis 2002, Karyn Poupée rassemble dans cet essai la somme de ses observations et réflexions sur l’Archipel durant toutes ces années. Le vie quotidienne des Japonais est scrutée et livrée dans un témoignage documenté sur un grand nombre de sujets : histoire, économie, industrie, société, culture… Ce travail, malgré son épaisseur, n’a pas pour ambition de se substituer à une étude approfondie de la société japonaise, mais offre néanmoins une introduction rafraîchissante sur le Japon d’aujourd’hui, un Japon ancré dans la réalité.
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Hommage Trois penseurs
Bibliothèque
Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.asso.fr
du Japon moderne
Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés
Fukuzawa Yukichi, Nakae Chômin et Kôtoku Shûsui… des noms qui marquent les esprits en cette fin de 150e anniversaire des échanges franco-japonais. Ce sont trois figures majeures du Japon de l’époque Meiji (1868-1912) ; trois hommes qui ont changé, grâce à leurs écrits et leurs positions courageuses, le visage culturel de leur pays au moment où celui-ci s’ouvrait au monde, se cherchant sur les chemins d’une modernité nouvelle. Le premier, Fukuzawa Yukichi (1835-1901), est considéré par ses compatriotes comme le bâtisseur de la nation japonaise moderne, les billets de banque portant son effigie en témoignent aujourd’hui. Ennemi juré des xénophobes qui tentèrent de l’assassiner à plusieurs reprises, il était fervent partisan de l’ouverture du Japon à l’Occident. Le second, Nakae Chômin (1841-1909), n’est ni plus ni moins que le « Rousseau japonais ». Traducteur du Contrat social et fondateur d’une école d’études françaises, il était l’un des chefs de file du Mouvement pour la liberté et les droits civiques (Jiyû minken undô). Il participa activement aux débats politiques et démocratiques de son époque. Quand au troisième, Kôtoku Shûsui (1871-1911), il est la figure emblématique du mouvement socialiste et anarchiste au Japon. Son nom reste associé à l’« affaire de crime de lèse-majesté », vaste complot qui, en 1910, visa l’empereur. Les éditions CNRS et le Réseau Asie nous offrent, pour la première fois en français, les essais fondateurs de ces trois francs-tireurs — dûment traduits, présentés et annotés — afin de mieux comprendre la richesse des débats qui animaient le Japon à l’aube du XXe siècle. R. A. ■ FUKUZAWA Yukichi
Plaidoyer pour la modernité : Introduction aux Œuvres complètes Traduit, présenté et annoté par Marion Saucier Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2008. 143p.
Directeur de la publication
Masateru Nakagawa Rédaction
■ NAKAE Chômin
Dialogues politiques entre trois ivrognes Traduit, présenté et annoté par Christine Lévy et Eddy Dufourmont Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2008. 173p.
■ KÔTOKU Shûsui
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Chisato Sugita Pascale Takahashi Racha Abazied Conception graphique et maquette
La Graphisterie Impression
L’impérialisme, le spectre du XXe siècle
Imprimerie d’Arcueil
Traduit, présenté et annoté par Christine Lévy Paris : CNRS éditions, coll. Réseau Asie, 2008. 188p.
Dépôt légal : 1er trimestre 2009 ISSN 1291-2441