Lettre N°22

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n° 22 - Automne, septembre 2006

La lettre de la bibliothèque Murakami Haruki, japonais et universel Corinne Atlan, traductrice et écrivain*

n mars dernier, j’ai eu l’honneur de participer au symposium de la Japan Foundation qui réunissait à l’Université de Tokyo une vingtaine de traducteurs de différentes nationalités autour de la question : « Comment le monde lit-il Murakami Haruki ? ». Les échanges ont fait ressortir la richesse et l’universalité de l’œuvre que cet auteur construit depuis 1979. De la Corée à la Chine et à la Russie, sans oublier l’Europe, les États-Unis, le Canada, ou encore le Brésil, ses romans et nouvelles sont unanimement appréciés, pour des raisons variant en fonction de la culture de chaque contrée.

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En France, le succès foudroyant de Kafka sur le Rivage, paru en janvier 2006, a fait de Murakami Haruki l’écrivain japonais le plus lu dans notre pays. Ce roman foisonnant et inclassable brosse un tableau subtil du Japon contemporain à travers des thèmes d’une portée universelle. Maître incontesté dans l’art des plus étranges métaphores, Murakami sait aussi allier à merveille burlesque et sacré, mythe et réalité, ténèbres et lumière, conscient et inconscient, présent et passé. Un exemple parmi d’autres : les références au Dit du Genji distillées dans Kafka sur le Rivage permettent au lecteur d’ima-

giner – bien que cela ne soit jamais exprimé en toutes lettres – que Nakata, vieil homme rendu simplet par un traumatisme de guerre, a assassiné le père du jeune héros à la place de ce dernier par une sorte de « transfert de conscience ». Autrement dit, l’auteur suggère – là encore, ce n’est jamais explicite – par le biais d’un phénomène paranormal puisé aux sources de la littérature japonaise que l’amnésie des atrocités subies ou commises pendant la guerre rejaillit sur les générations suivantes, chez lesquelles resurgit la violence occultée. Ainsi Murakami évoque-t-il, à partir d’un contexte japonais, un problème universel : la transmission transgénérationnelle de la violence qui semble s’étaler sur le monde comme une tache (dans plusieurs de ses romans, une tache noire apparaît d’ailleurs sur le visage du héros). Un autre épisode de Kafka sur le rivage met en scène un « fantôme vivant » du même type, mais il s’agit cette fois d’un amour au-delà du temps, décrit avec une sensibilité nostalgique caractéristique d’un auteur dont les romans reflètent la vie dans toute sa complexité. Poésie, humour et tendresse au cœur des ténèbres. Chez Murakami Haruki, l’intrigue est toujours le point de départ d’un voyage vers l’intérieur des consciences. On retrouve chez lui une idée

commune au bouddhisme et à la psychanalyse : le monde – considéré comme illusion ou comme projection – n’est autre que le reflet de l’esprit. Des symboles récurrents (le labyrinthe, le puits, la forêt) ponctuent la promenade-errance au cœur de la psyché où nous entraînent des œuvres qui placent le rêve sur un plan d’égalité avec la prétendue « réalité » (les plus emblématiques, de ce point de vue, étant La fin des temps, Chroniques de l’oiseau à ressort et Kafka sur le rivage). On y chercherait en vain une fin logique ou des explications définitives. Les pistes esquissées par Murakami Haruki « dé-routent » le lecteur pour mieux l’arracher aux ornières de la fiction ordinaire. Il propose des énigmes, comme un maître zen des kôan. Avec lui, « la boucle est bouclée » en quelque sorte. La littérature japonaise moderne, qui s’est construite à l’origine sur l’influence du roman occidental, nous a d’abord apporté des œuvres « étrangères » dont le mystère persistait à nous échapper. À l’heure de la mondialisation, elle revient vers nous sous une forme qui, pour être plus accessible à un lecteur occidental, n’en est pas moins profondément japonaise. ■ * Le monastère de l’aube Éd. Albin Michel, 2006 (roman) Entre deux mondes Éd. Inventaire / Invention, 2005 (essai)

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Regards sur le fonds

Arts YOSHIMASU Gôzô

A Drop of Light Lyon : Fage éditions, 2005. 68p.

Histoire François et Mieko MACÉ

Le Japon d’Edo Paris : Les Belles Lettres, 2006. 319p.

Cette période cruciale de l’histoire du Japon méritait bien un petit guide à la fois pratique, ludique et riche en informations. Loin des clichés qui prévalent sur l’époque Edo (1603-1868), cet ouvrage retrace tous les aspects de la vie des Japonais entre le XVIIe et XIXe siècles, sur les plans politique, artistique, économique, en passant par la vie privée et les loisirs. Ces grands thèmes sont à leur tour divisés en plusieurs petits sujets synthétiques. En fin d’ouvrage, des biographies de personnages historiques, ainsi que deux index rendent l’utilisation de ce guide encore plus aisée.

Roland OBERLÉ, Sandrine WOELFFEL et AIDA Noriyuki

La guerre du Pacifique : Hiroshima, Nagasaki – Août 1945 Strasbourg : Éd. Hirle, 2005. 191p.

Cet ouvrage retrace en parallèle l’histoire de deux grandes aventures humaines qui ont profondément marqué le XXe siècle : les recherches sur l’atome qui aboutirent à la fabrication de la bombe atomique d’une part, et la guerre du Pacifique qui opposa les Japonais aux forces alliées d’autre part. Ces deux aventures se croiseront en août 1945 avec l’explosion de deux bombes atomiques sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Ce livre développe la chronologie des événements, tout en présentant ceux qui en furent les principaux acteurs. Riche en témoignages récents de survivants, il est également remarquable par ses nombreuses photographies d’archives.

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Peut-on regarder, intérioriser les photos de Yoshimasu Gôzô sans avoir lu ses poèmes ? Oui, car elles constituent une expérience en elles-mêmes, l’expérience de l’intimité de l’individu mêlée au monde et du monde agissant dans l’intime. Pour faire ses photos, Yoshimasu a dans sa poche plusieurs pellicules déjà impressionnées qu’il choisit de réutiliser en fonction des circonstances et de la mémoire sensitive qu’il garde de ses premiers clichés. À la fois poète, calligraphe et photographe, Yoshimasu compte aujourd’hui parmi les personnalités les plus représentatives de la modernité japonaise.

Jean NARBONI

Mikio Naruse : les temps incertains Paris : Cahiers du cinéma, 2006. 285p.

Naruse Mikio (1905-1969) est l’un des maîtres sacrés du cinéma japonais. Injustement ignoré en Occident par rapport aux « trois grands », Mizoguchi, Kurosawa et Ozu, il retrouve, grâce à cet ouvrage, toute la place qu’il aurait dû occuper dans l’histoire du cinéma japonais et mondial. Professeur, critique et exrédacteur en chef des Cahiers du cinéma, Jean Narboni retrace le parcours de ce cinéaste, sa relation avec la littérature, et pour mieux analyser son style et sa mise en scène, il nous entraîne sur les pas de Tchekov pour l’éthique de ses personnages, et de Schubert pour son tempo. En deuxième partie, ce brillant essai est complété par de grands résumés de films choisis « au gré du courant », ainsi que par une filmographie détaillée indispensable à tout cinéphile.

Carol FISHER SORGENFREI

Unspeakable Acts: The Avant-Garde Theatre of Terayama Shuji and Postwar Japan Honolulu : University of Hawaii Press, 2005. 355p.

Si Terayama Shûji (1935-1983) demeure l’une des figures les plus marquantes et controversées de la culture japonaise de l’après-guerre dans maints domaines (théâtre, cinéma, poésie...), les études consacrées à son œuvre prolifique étaient jusqu’à ce jour peu nombreuses. La lacune est en partie comblée avec cet essai sur l’homme de théâtre, tour à tour encensé ou vilipendé par la critique, qui incarna, avec sa troupe Tenjô sajiki (Paradis) seize années durant, l’avant-garde tant au Japon qu’à l’étranger et qui usa de la provocation comme d’un révélateur poétique. La deuxième partie du livre comprend trois traductions de pièces ainsi que de larges extraits d’un essai de Terayama sur l’art dramatique.


Littérature MORI Ôgai

La danseuse Nouvelle trad. et postf. par Jean-Jacques Tschudin

Le jeune homme Roman trad. par Elisabeth Suetsugu ; préf. de J.-J. Tschudin Monaco : Éd. du Rocher, 2006. 86p. et 252p.

Médecin, haut fonctionnaire, traducteur, historien et écrivain, Mori Ôgai (1862-1922) est l’un des grands auteurs de l’ère Meiji. La danseuse est son célèbre récit d’inspiration autobiographique. Écrit en 1890, il est considéré comme l’un des textes fondateurs de la littérature moderne japonaise. Il raconte la liaison (très originale pour l’époque) entre un étudiant japonais et une jeune femme allemande. Le jeune homme retrace l’apprentissage intellectuel et sentimental d’un fils de bonne famille venu s’installer à Tôkyô dans l’espoir de devenir écrivain. Koizumi Jun.ichi est plongé au cœur des débats esthétiques de l’ère Meiji. Parallèlement, le jeune homme va connaître ses premiers émois amoureux et une véritable initiation sentimentale à travers trois figures féminines. Texte hybride, au carrefour de diverses influences, Le jeune homme relève à la fois du « roman du moi » japonais et du roman de formation européen. Il livre aussi un témoignage important sur le bouillonnement culturel du Japon du début du XXe siècle.

L’aventure des lettres françaises en extrême Asie : Chine, Corée, Japon, Vietnam Actes du colloque tenu à la BnF les 18 et 19 mars 2004 réunis et présentés par Cheng Pei Paris : Éd. You-Feng, 2005. 289p.

Cet ouvrage réunit l’ensemble des actes d’un colloque consacré à l’influence de la littérature française dans l’émergence des littératures modernes chinoise, coréenne, japonaise et vietnamienne. On lira avec un intérêt particulier les articles de Yoshikawa Yasuhisa, Appropriation de la littérature française et formation du champ littéraire moderne au Japon, de Cécile Sakai, De l’adaptation à la création : les effets de la littérature française au Japon (1900-1920), ainsi que celui de Dominique Palmé, Images et musiques verlainiennes dans la poésie japonaise moderne.

MATAYOSHI Eiki

Histoire d’un squelette Trad. de Patrick Honnoré. Arles : Philippe Picquier, 2006. 241p.

La découverte d’un squelette de femme du XIIe siècle dans un village de l’île tropicale d’Okinawa, et c’est tout un chacun qui y va de son interprétation. L’événement attise notamment certaines tensions dont est témoin Meitetsu, jeune citadin embauché par le bureau des fouilles archéologiques, tour à tour attiré par Kotono, chercheuse qui milite pour une intégration accrue de l’île dans l’archipel japonais, et par une autre jeune femme, Sayoko, qui se fait le chantre des particularismes locaux et voit dans le squelette une lointaine ancêtre. Dans ce roman, l’auteur, originaire de l’île et lauréat du prestigieux Prix Akutagawa pour un autre titre non traduit à ce jour, brosse un portrait vivant de la société okinawaïenne actuelle, avec ses coutumes et ses différents courants de pensée.

Relations internationales Samuel GUEX

Entre nonchalance et désespoir : les intellectuels japonais sinologues face à la guerre (1930-1950) Bern : Peter Lang, 2006. 300p.

Comment les sinologues japonais vécurent-ils la politique expansionniste du Japon sur le continent qui se traduisit par l’occupation de la Mandchourie, puis, en 1937, par l’invasion générale de la Chine ? Deux intellectuels de premier plan, Takeda Taijun et Takeuchi Yoshimi, entre autres, refusèrent de se cantonner à l’étude des classiques chinois pour mieux appréhender la Chine de leur temps, alors objet de mépris pour nombre de leurs compatriotes. Face à la guerre, pourtant, ils furent sommés de faire des choix. Quel sens donnèrent-ils à cette guerre ? Un aspect méconnu des relations sino-japonaises apparaît au travers de ces itinéraires insolites que retrace un chercheur de l’Université de Genève.

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Conférence « Identités fragiles : quelques caractéristiques

Bibliothèque

des personnages de Sôseki » L’écrivain Natsume Sôseki (1867-1916) est généralement présenté en France comme un auteur humoristique, mais son œuvre est en réalité marquée par une incroyable violence faite à ses personnages, souvent malmenés de toutes parts, déstabilisés dans le fondement même de leur identité. Dans une conférence donnée le 4 mai dernier à la Maison de la culture du Japon, M. Emmanuel Lozerand, professeur de langue et littérature japonaises à l’INALCO, a décliné – avec humour et brio – les marques de cette fragilité. Dans ses premiers textes, Sôseki ne donne pas de nom aux personnages, ce qui d’emblée fragilise leur identité. La phrase d’ouverture de Je suis un chat est à ce titre éloquente : « Je suis un chat. Je n’ai pas encore de nom ». Dans les textes suivants, le caractère instable des noms, l’utilisation de surnoms (« Botchan »), le recours au seul prénom (cf. les personnages du roman Le mineur) ou à un titre (« sensei » dans Le pauvre cœur des hommes) révèlent la difficulté à faire coïncider les noms et les êtres. Les personnages de Sôseki sont aussi fragilisés par des situations familiales difficiles. Le père, lorsqu’il n’est pas mort prématurément, entretient des rapports violents avec ses enfants. La seule « mère » affectueuse (la femme de Sunaga dans L’équinoxe et au-delà) n’est que la mère nourricière de l’enfant dont elle s’occupe. Si les grands-parents sont complètement absents des récits, il n’en est pas de même des oncles – présents, mais tellement malhonnêtes…

Maison de la culture du Japon à Paris 101 bis, quai Branly 75740 Paris cedex 15 Tél. 01 44 37 95 50 Fax 01 44 37 95 58 www.mcjp.asso.fr

Ouverture Du mardi au samedi de 13h à 18h Nocturne le jeudi jusqu’à 20h Fermeture Les dimanches, lundis et jours fériés Du 25 décembre 2006 au 3 janvier 2007 inclus

Les personnages habitent également des lieux précaires et provisoires. Souvent instables, ils peinent à s’enraciner dans un lieu précis. D’ailleurs, nombre d’entre eux passent une grande partie de leur vie dans le train ou le tramway, lieux de l’entassement, de la promiscuité et de l’indifférence humaine. Personnages sans racines, les héros sont également inaptes au travail : chômeurs, oisifs, professeurs malheureux. Ceux qui ont un travail sont les personnages secondaires, d’ailleurs ennemis des personnages principaux. Les personnages masculins doivent aussi composer avec deux figures de la femme, à l’opposé l’une de l’autre. Il y a d’une part les femmes « normales » et en bonne santé, mais alors elles apparaissent effrayantes, et les autres, les femmes mortes – dont le souvenir fascine les héros – ou celles qui sont mourantes et l’objet de leur affection… Tous ces personnages qui évoluent dans un environnement familial difficile doivent également faire face au rapport douloureux qu’ils entretiennent avec eux-mêmes. Sentiment de leur propre laideur comme l’exprime clairement Kushami dans Je suis un chat, descente aux enfers corporelle pour Le mineur, ulcères provoqués par un mauvais rapport à la nourriture, dégradation physique, tels sont quelques-uns des maux dont souffrent les personnages. Les personnages de Sôseki semblent donc menacés de toutes parts et pourtant – si l’on met à part Le pauvre cœur des hommes qui compte trois suicides et Et puis qui s’achève sur la folie probable de Daisuke – la catastrophe est évitée et une solution trouvée. Il ne s’agit pas d’une résolution de l’action à proprement dite, mais plutôt d’une sorte de compromis fragile – un départ en voyage par exemple – générateur d’un état relativement heureux. Mais en réalité, qui sont les véritables personnages des romans de Sôseki ? Peutêtre pas ceux que l’on croit, mais plutôt les « instances narratives », ces voix inouïes et singulières, comme celle du chat de Je suis un chat.

Directeur de la publication

Masateru Nakagawa Rédaction

Chisato Sugita Florence Paschal Pascale Takahashi Racha Abazied Conception graphique et maquette

La Graphisterie

F.P.

Impression

Imprimerie d’Arcueil Dépôt légal : 3e trimestre 2006 ISSN 1291-2441 4


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