L’exclusion est-elle une maladie incurable ou un scandale social ? (4)

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L’exclusion est-elle une maladie incurable ou un scandale social ?

À l'occasion de la sortie du livre de Xavier Emmanuelli et Catherine Malabou, « La Grande exclusion », le collectif Les morts de la rue souhaite ouvrir le débat: la clé du problème de l'exclusion est-elle médicale ou d'abord sociale? Troisième éclairage, par Daniel Terrolle, anthropologue

La folie et la mort D’après les chiffres1, il n’y aurait que 32% des sans-abri présentant des pathologies mentales. C’est très peu compte tenu des conditions de vie à la rue. Et si l’on y réfléchit bien sans doute faut-il distinguer dans ce groupe ceux antérieurement soignés pour cela avant de tomber à la rue et ceux que les conditions de souffrance psychique extrême de leur état d’abandon ont amenés à développer ces symptômes. A propos des premiers, il n’est malheureusement pas rare que les structures médico-sociales les ayant pris en charge aient connu des défaillances les amenant à rejoindre le bitume. Lorsque l’on sait que les anciens2 Centres d’Aide par le Travail (CAT) exclusivement réservés aux malades mentaux, ont, sous la pression d’une exigence de rentabilité, inventé le concept d’ « handicapé social » (qui recouvre l’état de SDF) pour substituer ce dernier aux habituels « handicapés mentaux » jugés trop peu rentables, on comprend mieux que « déshabiller Pierre pour habiller Paul » ait quelques effets. De la même manière, lorsque des ascendants décèdent, alors qu’ils logeaient leur enfant malade mental et médicalement suivi, et qu’aucune solution d’hébergement n’est trouvée pour maintenir abrité ce dernier, la rue reste le seul lieu où il aboutit avec une rupture de son suivi et de ses soins. D’autre part, l’illusion médicale que l’on puisse soigner des personnes à la rue comme celles qui bénéficient d’un logement ne tient pas : la rue n’a rien d’un domicile comme les autres et les pratiques de survie de ceux qui s’y trouvent ne privilégient en rien le respect de sa santé. Enfin, il faut savoir que nos concitoyens sont les premiers à protester lorsque leur maire tente d’accorder un permis de construire à une structure d’hébergement et de soins pour malades mentaux sur sa commune. Il en est de même pour les lieux d’hébergement pour SDF comme pour les logements sociaux d’ailleurs. Par de-là le blabla de bon ton, c’est à cela que l’on mesure la « solidarité nationale » et la « cohésion sociale » de Français dont l’identité 1

H Orain & L Chambaud. L’identification et la prise en charge à Paris des personnes sans-abri atteintes de troubles psychiatriques ou de troubles du comportement. Rapport à la Préfecture de Paris, février 2008. 2 Les Etablissements ou Service d’Aide par le Travail (ESAT) succèdent aux CAT. Ce sont des établissements médico-sociaux, accessibles sur décision d’orientation de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH).


nationale ne semble pas trop souffrir de ces pratiques chroniques d’exclusion au point que cette identité trouve parfois dans ces dernières les raisons mêmes de son fondement inavouable. Toute fraternité reposant sur l’exclusion implicite de « non-frères », on tient là ce qui fonde ceci. Dans ces conditions d’ostracisme social frappant le porteur d’une maladie mentale, il n’est pas simple de trouver un abri stable à même d’assurer son suivi et son traitement. Les propriétaires ne se bousculent pas pour leur louer leur bien, dans un marché où la demande excède l’offre, et les structures fléchissent sous les coups de boutoir d’une rentabilité des soins qui se fait au détriment des malades. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que des malades mentaux se retrouvent à la rue. Pour les autres, ceux que la rue rend « fous » en ce qu’elle accentue une fragilité initiale pour l’amener jusqu’au symptôme, on peut également s’étonner qu’ils ne soient pas plus nombreux vu le présent qu’ils subissent et l’avenir qui est véritablement le leur. L’absence de statistiques sur l’évaluation d’une réinsertion souvent plus promise qu’effective a fortement tendance à nous laisser penser que la mort soit, pour le plus grand nombre, l’issue principale de leur situation. Une mort précoce qui, d’une certaine manière, clôt tout débat sur leur état mental dégradé ou pas. Dans ces conditions, il n’y a rien de surprenant à ce que certains vieux routiers de l’humanitaire et de la politique, devant un tel échec de leurs engagements, réclament qu’il faille tous les enfermer dans des asiles. Ceci témoigne assez de l’aveu d’impuissance qui est le leur. Cela fait vingt ans qu’ils oeuvrent pour en arriver là. Un peu plus de clairvoyance, d’honnêteté et de responsabilité de leur part aurait permis d’évaluer plus tôt les effets négatifs d’une politique d’urgence sociale inadéquate et d’une gabegie financière aussi bien publique que privée qui, à défaut d’aider les plus démunis, a fait fructifier et se multiplier les structures qui affirment s’y investir sans compter mais aussi sans obligation de résultat. Dans ces dernières, ces chantres du transfert de compétence de l’Etat aux structures privées caritatohumanitaires prenant en charge les SDF, n’ont pas été les derniers à engranger les prébendes comme les honneurs, au point qu’ils sont devenus, comme lobbyistes confirmés, les experts respectés de ce désastre. En ces temps de pénalisation de la misère et de la folie au nom d’un « sentiment d’insécurité » qui fait florès, il n’est pas étonnant pour certains que l’asile apparaisse comme une alternative humanitaire à la prison qui offrirait, en plus de la bonne conscience, la possibilité de résoudre radicalement la visibilité jugée encombrante des SDF. Or, dans cet enfermement souhaité des SDF, « pour leur bien » comme il se doit, se résoudrait ainsi discrètement, au nom de la « folie » généralisée de ces derniers, le naufrage de la politique d’ « urgence sociale » et la responsabilité de ses instigateurs. De plus cela offrirait l’assurance d’une solution radicale qui, historiquement, a déjà fait ses preuves. Du « plus démuni » au « fou » on renouerait ainsi avec une logique du XIXème siècle qui ne s’encombrait pas de « politiques sociales » pour assurer l’ordre de la domination : ce lent glissement du mirage d’une « cohésion sociale » - devenue intenable par l’accroissement délibéré des inégalités sociales - à la dure réalité d’une « coercition sociale » aurait au moins le bénéfice de révéler le vrai visage « social » de l’ultra-libéralisme que soutiennent, finalement et quoi qu’ils en disent, ces lobbyistes de l’humanitaire. D. Terrolle Anthropologue, Université Paris 8.


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