Cabinet des Amis

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(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)

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LE CABINET DES AMIS [Sous-titre]

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Du même auteur Aux éditions Pollymnie’Script [La cave des Exclus]

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MEL ESPELLE

LE CABINET DES AMIS

Polymnie ‘Script

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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.

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[Dédicace]

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[PrĂŠface]

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Chapitre 1 Ils querellaient pour des broutilles et Tyler jeta son seau en direction du grand nègre. « Si tu continues, je vais te rosser comme une vieille mule ! —Essayes un peu, espèce de sale nègre ! » Et la fenêtre s’ouvrit sur Thomas Keynes. Que me veut-il encore ? Et serrant son châle sur sa poitrine Tyler toussota pour faire taire le vieux nègre à la chevelure blanche. Peut-être parlaient-ils trop fort ? Peut-être le maître éprouvait-il du mal à se concentrer sur ses écrits ? Lentement elle posa le seau et comme si elle s’avouait vaincue grimpa les quatre marches de l’étroit perron pour se rendre dans le corridor. Cette maison poussiéreuse Tyler la détestait ; difficile à chauffer, puant la chaux et le chou quand elle s’était tant plu en Virginie occidentale, dans cette immense plantation où il y faisait bon vivre. Pour quelles raisons le maître était-il venu s’enterrer à Philadelphie ? Le Congrès ! Le Congrès, sa nouvelle raison de vivre. Maudit soit cet endroit ! Elle tapota ses sabots pour en faire tomber la neige, chaussa ses souliers usés pour pousser la porte accédant à l’étage.

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Surgit de nulle part, Mama Josépha l’attrapa par la manche et lui dire en créole d’apporter le plateau au maître. « Apprends à parler anglais comme les autres Mama ou je vais te botter le cul ! » La vieille et son embonpoint se contenta de claquer la langue contre son palais pour faire taire celle qu’elle avait vu naître après deux générations de petites créoles. « Et toi ne prends pas pour une femme blanche, le maître sait faire la différence ». Mama disait souffrir de la goutte. Alors Keynes craignant de perdre sa Mama ne lui donnait plus rien à faire, trouvant pénible de l’entendre geindre toute la journée pour ses pauvres os. « Quelle fainéante, celle-là ! Si elle était mon esclave je la ferai travailler plus que cela ; c’est si facile de s’inventer des troubles pour bailler aux corneilles et me faire travailler comme une esclave ! Oh oui la Virginie me manque… » Pensa Tyler en poussant la troisième porte au bout du couloir. Assis derrière son bureau Keynes la regarda entrer, la plume à la main et ses yeux verts la suivirent jusqu’à la petite table disposée devant l’âtre. « Je dine en ville ce soir. Mama l’auraitelle oublié ? » N’attendant pas de réponse de la part de Tyler, il quitta son siège pour avancer vers la cheminée devant laquelle la petite s’affairait à relancer le feu mort depuis de longues minutes déjà. « Il aurait pu m’appeler. Il sait très bien que le bois froid ne prend pas aussi bien quand qu’il neige. Cette maison va me rendre folle ». « Je mange en ville alors il n’est pas utile que vous rallumez ce feu. —Moi je pense que les murs ont besoin d’être chauffés ». Keynes retourna à sa

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chaise et se remit au travail sans plus se soucier de l’intrus. En temps normal il se plaisait à contrer l’insolente, mais en ce mois d’hiver de cette année 1789, il n’en éprouvait nulle envie. Oh oui la petite Graham devait être matée par plus fort qu’elle, bien des fois il entendait Mama pester contre Tyler, la traitant de sale mule, de petite négresse sans éducation ! Jamais Keynes d’ailleurs ne prenait sa défense, trouvant nécessaire la présence de cette femme pleine de caractère sous son toit. Tant que les deux femmes s’époumonaient à qui mieux-mieux, Keynes savait qu’il trouverait Tyler apaisée comme après un long combat. Après de telles querelles, il en profitait toujours pour lui faire faire son algèbre, sa philosophie et sa littérature et jamais Tyler ne piquait des colères quand ce dernier la mettait au travail. Se sentant observée Tyler tourna la tête. « Si Keynes part en ville, alors je serais libre de dormir de bonne heure… » A cette pensée Tyler s’enthousiasma et redoubla d’énergie avec ce feu sacré. Comme devinant ses pensées, il expira profondément en se disant que sans tuteur la pauvre finirait illettrée et sans grand avenir dans ce monde tentant à se modifier. « Vous travaillerez votre latin ce soir et votre grec. —Pourquoi ? J’ai lu Jules-César hier et Platon comme vous me l’avez demandé. Je ne peux enregistrer plus. —Allons donc, il posa la plume et se tourna vers elle. Est-ce que votre esprit se dit être rassasié du peu de culture dont je vous fais bénéficiez ? De quelle arrogance faites-vous en déclarant être rassasié ! Je n’ai jamais entendu pareilles obscénités de

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toute ma vie. Mais si vous voulez encore vous montrer raisonnable en lisant ne serait-ce qu’une page ou deux, je m’en trouverais fort réjoui. —J’ai…j’ai de la couture à faire ce soir. Sans parler de la cuisine à nettoyer. Mama me laisse sans répit et ne parle que de l’argenterie et de la porcelaine à frotter quand personne ne vient diner. —Que tout cela est regrettable. Vous travaillez plus que de raison et vous voulez vous hisser au-dessus des gens de votre condition. Or quand je vous observe, vous ne semblez pas à plaindre. Vous dormez suffisamment longtemps pour ne pas avoir à supporter le premier service et lorsque je vous croise vous manifester une telle nonchalance dans les tâches domestiques que je viens à regretter l’époque où l’on vous confondait avec les négrillons de Hampton Park. Où est donc passé votre élan ? Votre détermination à me surprendre ? » Tyler aurait aimé répondre : « Et bien je déteste cette ville ! Ces gens qui me dévisagent froidement ! Et cet air méprisant que vous avez quand on a l’audace de vous contredire ! Oh oui pourquoi m’avoir choisi quand j’aspirais à une existence plus paisible en Virginie ? Pourquoi ? » Tyler émit un sourire poli et attrapa un livre sur le guéridon. A présent Keynes sut pour quelle raison il la tenait en haute estime : elle était la plus jolie chose qu’il lui fut permis de contempler sur terre. Si le cosmos demeurait infini, l’attraction pour Tyler méritait que l’on se penche sur les questions métaphysiques. Quelle destinée a l’Homme sans la femme ? Qu’est-ce que l’Humanité sans amour ? Il la vit tourner

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les pages avec grâce, de ses doigts longs et fins, elle prenait possession de ce livre comme une partie de lui-même. « Si je vous lis deux pages maintenant cela suffira-t-il à faire votre bonheur ? » Et alors qu’elle lisait là assise devant ce feu, Keynes ne l’écoutait que d’une oreille songeant à son diner en ville. De loin il préférait la compagnie de Tyler à tous ces membres du Congrès. Oh qu’il serait plus enviable de rester ici à lire, à bavarder une bonne partie de la soirée avec elle, jusqu’à ce que prit de fatigue il la laissa regagner sa chambre à l’étage. « C’est bon ? Je peux m’en aller ? » Absorbé par sa réflexion il ne répondit rien. Il s’étonna presque d’entendre des éclats de rire en bas. Tyler avait-elle décidé d’agiter le drapeau blanc de la reddition ? Une trêve venait-elle d’être signée entre le grand Georges et Tyler la chasseresse ? En gloussant, Tyler accompagnait le commandant David Princeton dans cette bicoque et le géant, le tricorne à la main de la suivre dans son sillage et de s’amuser de la nature malicieuse de la petite. Il la trouvait pleine d’esprit et à l’image de Keynes, à savoir, cynique, bordée et honnête. « Comment va notre bon vieux Keynes ? —Pas trop mal je dois dire. On continue à le recevoir en ville et personne jusqu’à maintenant ne s’est plaint de son comportement face aux dernières délibérations du Congrès. D’un parti ou d’un autre, il joue la transparence et affronte les monts enneigés de l’Olympe avec un déconcertant aplomb. Oh bien-sûr il continue à censurer mes lectures et la liberté d’expressions si chères à son cœur semble faire défaut ici ».

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Princeton éclata de rire, salua la vieille Mama et précéda Tyler dans l’escalier. Dans moins d’une heure il faudrait allumer les chandelles, sortir les capelines pour ne pas prendre froid et aider Mama en cuisine —d’ailleurs, cette dernière affairait à déplumer une volaille peinait à la façon des nécessiteux installés sous un porche dont les extrémités glacés ne permettaient pas d’être efficace— et Mama tempêtait quand Keynes dinait en ville ; Tyler continuerait à se montrer insupportable, partirait au lit de bonne heure sans aider en cuisine et irait dormir de tout son saoul. Après avoir frappé à la porte, les deux hommes se saluèrent et Tyler disparut, légère et ivre de bonheur. Elle appréciait beaucoup Princeton, ses yeux de chiens battus et sa mâchoire molle. Ce géant d’apparence amicale restait un homme à poigne, un commandant autoritaire qui ne souffrait aucun désordre dans ses rangs. Il s’était illustré pendant la guerre d’Indépendance et maintenant jubilait d’un pouvoir presque tout puissant à Philadelphie et Boston, ses principaux ports d’attache. Issus d’une grande famille virginienne il comptait Keynes parmi son plus vieil ami et se félicitait de le compter parmi ses plus loyaux amis. « Tu ne t’es jamais dis à quoi ressemblait l’Afrique ? » Questionna Tyler en s’installant devant Mama après qu’elle eut copieusement insulté Georges agacé de la voir tourner autour de lui sans rien faire. « Si tu ne travailles pas, on va finir par t’y renvoyer, mo j’te dis ! Tu ne nous es pas très utile ici et moi je lui ais dit qu’il aurait mieux valu qu’il prenne Margareth plutôt qu’une paresseuse comme toi ! Tu

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vas finir par avoir des ennuis ma chérie, si tu ne courbes pas l’échine. —Quel genre d’ennuis ? Crois-tu que Keynes soit assez fou pour me battre ? Il dit que les Hommes sont libres et égaux en droit et que cela figure dans notre Constitution ! Alors si je suis son égale il n’osera jamais me faire du mal et puis un jour…l’esclavage sera aboli. Tous les nègres seront libres, d’un continent à un autre, ça aussi il le dit et si Georges et toi êtes assez fou pour rester aliénés toute votre vie c’est votre problème, mais pas le mien ! —Ta mère aurait honte de t’entendre dire ça ! Elle ne t’a pas mise au monde pour que tu débites pareilles sottises. Tu n’es qu’une mulâtre qui se figure pouvoir un jour manger dans la même assiette que le maitre ! —Oui et est-ce un crime de l’imaginer ? Je suis différente de toi Mama, parce que moi j’ai des rêves. —Les rêves sont pour les blancs ! —Tu parles comme ce vieux fou de Georges, votre âme est pervertie par la duperie. Il y a derrière chaque homme et chaque femme du potentiel. Dieu nous a fait ainsi ! Chacun avec un destin et des rêves Mama. —Encore tes vieux livres je présume. —Exactement ! La lecture élève l’esprit et le rend plus propre à l’étude, à la réflexion. Si tu veux je t’apprendrais à lire. Ce n’est pas si compliqué que cela. —A mon âge, l’on apprend plus rien ! Et je mourrais comme je suis née et toi aussi. Oh ce n’est pas ta couleur de peau qui fera la différence, ni tes grands yeux verts et tes longs cheveux d’indienne. Tu ne dois jamais oublier tout tu viens Tyler Graham !

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—Oh que tu peux être étroite d’esprit. Je perds mon temps à essayer de te raisonner ». La maison collée à la leur était celle du Juge Davies et le lendemain en se rendant au bureau des Postes, Tyler ne put s’empêcher d’y jeter un œil. « Etait-ce à cela que ressemble une famille respectable ? » Elle ralentissait toujours en longeant la demeure aux briques rouges et le juge sur la terrasse, les mains sur les hanches regardait les voitures s’embourber dans la neige alors qu’il aurait mieux valut pour lui rester au chaud dans cette grande maison coloniale. La femme du juge ne s’abaissait pas à regarder la petite domestique de Mr. Keynes. Mama disait que ces gens-là ne lui diraient jamais bonjour à moins d’y être forcés. En pressant le pas, elle passa devant celle de Mr Collins, Hawthorne, Calvert, Monroe, Cumberbatch, tous des nantis affichant leur réussite aux yeux de tous avec leur voiture, leurs belles toilettes et leurs opinions. Sortis de la rue, elle déboucha sur un carrefour et remonta sur la gauche, les pieds enfoncés dans douze centimètres de neige. « Suis-je la seule dans tout Philadelphie à oser affronter cette intempérie ? » Et allongeant le pas tant bien que mal vint à maudire Mama de l’avoir levé pour l’envoyer à la Mail Post. Manquant de perdre son soulier dans la neige et trop préoccupée à soulever ses jupons, Tyler tempêta contre son infortune. « Et puis passes prendre le journal ! Georges dit ne pas avoir le temps de le faire et le maître aime prendre son petit déjeuner en lisant l’actualité…Et sois aimable de ne pas lambiner. S’il te reste l’argent de l’autre fois, tu achèteras de la

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farine et des lentilles. Et ne te trompes pas avec les fèves, le maître ne le digère pas ! » La menteuse ! La menteuse et sournoise qui plus est. Il n’y avait qu’elle à ne pas digérer les fèves ici. Agacée Tyler perdit le courrier au moment où son châle menaçait de quitter ses épaules. Fichtre ! Un peu plus et…Thomas Fitzroy se trouva devant elle, le chapeau cylindrique enfoncé sur sa perruque noire et il tenait sa canne sous son bras comme craignant de ne pas la retrouver si elle venait à tomber. Il la dévisagea de la tête aux pieds. « En voilà un qui me prendra en pitié puisque fervent abolitionniste britannique et assez bonne poire pour croire tout ce qu’on lui dit ». Tyler amplifia ses tremblements et laissa Fitzroy ramasser tout son courrier sans dégager l’écharpe de sa bouche. Il tendit les plis sans parler, répondant à son insolant silence par un méprisant silence. Il était en Amérique pour tenter de rallier les planteurs des Colonies de la Virginie, de la Caroline et d’ailleurs à sa cause. De toute part il ne recevait que des refus. Là-bas en Angleterre il restait une personne influente, mais ici on ne l’appelait que Fitzroy oubliant la totalité de son patronyme et ses titres de noblesses. D’après Georges, il était quelque chose comme un Esquire, traduire par Chevalier et on devait l’affubler du ridicule « Sir » devant son nom. « Pensez-vous que votre employeur me recevra ? —Non. Il ne reçoit pas le mardi ». Répondit-elle avec un tel affront qu’il tarda à ôter sa main des missives. A quoi

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bon s’attarder auprès de cette quarteronne aux grands yeux de chat sauvage ? « Alors peut-être un autre jour ? —Je l’ignore. Il est très occupé en ce moment ». Il expira profondément avant de la saluer et continuer son avancée. Je rêve, il vient de me saluer. Pincez-moi fort. « Mais si vous résidez toujours chez Mr Ascott, je peux vous faire parvenir un plis dans la journée ». Et le sourire apparut sur ses lèvres. Oh oui elle travaillerait Keynes au corps pour être certain qu’il réponde à ses sollicitations. Sir Thomas FitzroyAtkinson de la maison de York restait assez noble pour qu’on le reçoive et après ses courses en ville, Tyler se précipita dans le salon pour se figer littéralement en voyant Mr. Andrew Ambrose en pleine lecture du courrier de Keynes. « Qu’il y a-t-il Tyler ? ! —Oh…plus tard. Ce…ce n’est pas urgent ». Etait-ce la réponse attendue de la part d’une domestique ? Ambrose, les demilunes sous le bout de son nez leva la tête de la correspondance et fronça les sourcils. Ambrose, magistrat et ami de George Washington s’était vu confié un poste important au Congrès et bien que supportant très mal John Adams, il déambulait tel une âme en peine à la recherche de quelques réjouissances pour ne pas sombrer dans les affres de l’ennui En Keynes il trouva un allié de choix, partageant avec Jefferson et Alexander Graham le sens des conventions et un certain idéal proche de la Grèce Antique et leur première république. Cependant il ne pouvait supporter la grande liberté de faits et de gestes accordée à la domestique de

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Keynes. Il n’était pas des premiers à la trouver provocante ; sa beauté en ellemême offensait celle des femmes blanches et Ambrose conseillait à son âme plus de recul vis-à-vis de cette jeune personne. Et quand elle eut fermée la porte derrière elle, Ambrose sans lâcher la feuille des yeux poursuivit dans cette même volonté à protéger son ami de ces autres esclaves. « Bien-sûr il serait perçu comme une provocation pour Wilberforce que vous emmeniez votre esclave en Europe quand ce dernier éprouve toutes les peines du monde à faire voter la fin de la traite par la Chambre des Lords. Il est impératif que d’emblée vous adoptiez le bon ton. —Mes gens sont affranchis. —Mais vous tenez une plantation : Vous avez armé des négriers en route pour la Sierra Leone et vous entretenez le commerce de votre frère en Jamaïque ; pardon de le penser et de le dire mais vous n’avez rien d’un Humaniste. Qu’est-ce qui vous amuse tant ? Keynes, vous écrivez le contraire de ce que vous pensez. Les Anglais vous riront au nez. —Oui je l’avais envisagé. Alors que je me soucie de l’influence de la Traite sur notre économie, vous semblez focalisez sur cet abject commerce qu’est celui des esclaves africains. Mais il n’y a pas plus hypocrites que ceux qui refusent de voir. J’ai apprécié m’en mettre plein les poches comme tous ces armateurs cupides et opportunistes, j’ai été adulé, envié et considéré de ces comptoirs de Guinée, aux plantations de Jamaïque et d’Antigua et en Virginie. J’ai gagné plus d’argent que nul autre en ces vingt dernières années et quand enfin lassé de tout cela, fatigué de devoir mettre ma conscience à rude

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épreuve, le seul public que j’ai trouvé à m’applaudir est cette femme. —Thomas, elle…il est dangereux de penser qu’elle remplacera une épouse censée, réfléchie et une femme qu’il te convient d’épouser pour ne pas sortir du cadre, défrayer la chronique. Elisabeth Cameron ferait un bon partit. Elle est veuve et épouse toutes tes idées, bonnes comme mauvaises. J’ai toujours pensé qu’il te manquait une épouse aimante dans ton quotidien ». Keynes sourit, imité par Ambrose. Il savait que jamais Tyler ne remplacerait une femme, que tout amour pour elle ne trouverait d’écho dans cette société ; les conservateurs bouteraient les progressistes hors de leur continent et Keynes refusait de voir Tyler malheureuse. Pour lui éviter cela, mieux valait pour lui taire cet amour et se consacrer sur sa carrière politique, ses projets et investissements à venir et renoncer à Tyler, cette chimère dont il n’entrevoyait nulle issue. Comme Ambrose resta à déjeuner et jusqu’à tard dans la journée, Tyler traîna en ville et tomba sur un attroupement en ville, devant l’imprimeur Simmons&Price et hissée sur la pointe des pieds entendit John Nash apostropher la foule. Il parlait fort de ce nouveau pouvoir en marche, des mêmes chances d’égalité que l’on soit de sexe différent, d’origine sociale différente et de race différente. Ayant beau tourner la tête autour d’elle, Tyler ne vit ni femme, ni nègre, ni pauvre. Pourquoi une telle agitation si le public visé n’est pas représenté ? Et son regard croisa celui de John Nash. « Vous approchez ! » Elle se désigna du doigt avant de comprendre qu’il s’adressait bien à elle.

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« D’où venez-vous ? —De la Virginie. —Oh nous avons une Virginienne ! Une jolie petite plante du Sud ! ». Cette remarque fut saluée par des rires et John Nash de la tenir par la taille. Jamais une telle proximité ne s’était faite avec un homme et voilà que ce Nash violait toutes les règles de bienséance. « Cette petite plante a-t-elle un nom ? Parlez fort qu’on vous entende distinctement. Allez-y ! Allez-y, parlez… —Je m’appelle Tyler…Tyler Graham. —Et bien un jour Tyler Graham, vos enfants ou bien les enfants de vos enfants apprendront à lire, auront de l’instruction et pratiquerons un métier autrefois réservé à l’élite de cette nation ! Parfaitement ! Ils sauront lire car l’accès à l’éducation ne doit pas être l’apanage d’une société corrompue jusqu’à l’os ! —Mais je sais déjà lire ! Et puis je lis le latin et le grec. J’écris aussi le français et… —Et bien voilà un exemple de réussite comme on les aime ! Qui d’autre veut savoir déchiffrer Platon et apprécier Shakespeare aussi bien que notre Tyler ? ». Le silence se fit dans l’assemblée et déjà dans le fond, les curieux s’en allaient peu convaincus par cet orateur assez impétueux pour braver le froid. Prestement il descendit de son estrade et aidé de son employé distribua des tracts. « Allez-y prenez ! Servez-vous ! Il y en a pour tout le monde ! Une invitation à un colloque qui se tiendra là demain soir, au City Hall à six heures ! Tenez, prenez et si vous ne savez pas lire, c’est l’occasion

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pour nous de passer nous voir demain, à six heures au City Hall ! » Restée sur son estrade, Tyler tarda à en descendre et alors qu’elle s’apprêtait à suivre John Nash, Lord Waddington lui tendit un tract. « Miss Graham les places seront chères, alors prenez le mien ». Et Nash en distribua jusque sur le Delaware et poussa plus loin encore, soucieux d’attirer le plus de monde à cette réunion financée par les Quakers. Il n’y avait qu’eux ici à avoir de telles idées. Elle les perdit de vue, lui et son acolyte et Waddington peut avoir un examen plus approfondi de notre quarteronne. Fitzroy et Waddington quittèrent Londres à bord de la même frégate le HMS Victoria pour soumettre au Parlement britannique un prochain de loi. Derrière Waddington, se tenait le juriste Gabriel Campbell-More connu pour sa plume acérée et ses opinions bien tranchées. A plusieurs reprises il s’était rendu à la Sierra Leone, sur l’ile de Gorée et dans les Colonies britanniques pour se faire entendre. Quant à Waddington, Philadelphie fut son second voyage en Amérique ; il s’était rendu à New York et Boston, et quand Fitzroy vint lui proposer ce voyage vers la nouvelle République Américaine il sauta sur l’occasion et grande fut son excitation à l’idée de passer de longs mois en compagnie de Campbell-More et Fitzroy. En voyant Graham sur l’estrade de fortune il éprouva un pincement au cœur. « Un merveilleux oiseau des iles au plumage des plus chatoyants ». Il en oublia de respirer et Campbell-More ne fut pas long à comprendre. « Oh Mr Nash ! Attendez!

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—Oui Miss Graham que puissé-je faire pour vous? Venez nous voir demain si le cœur vous en dit. —Il ne s’agit pas de cela ! Elliot dit que vous cherchez un pigiste et j’ai pensé que ma candidature pourrait vous intéresser. Je sais lire et écrire. —Cela ne suffit malheureusement pas et que penserait Mr Keynes de tout cela ? Non et puis le poste vient d’être pourvu… Oliver, on rentre ». Bien vite la place se vida et les flocons de neige tombèrent lentement. Pourvu ? Mais par qui ? Figée sur place Tyler maugréa dans sa tête : « Oh je ne vais pas rester plantée là à attendre ! Allez, sors de ta bulle ma chérie et retourne auprès de ce Nash. Ne pas s’avouer vaincue, surtout pas ! ». Et Waddington se dit qu’il ira rendre visite à Keynes, cet homme dont il en avait tant entendu parler. Tyler devait rentrer avant la neige et le châle enroulé sur la tête et coincé sous son chapeau, elle progressait la tête baissée vite rejoint par le fiacre du commandant Princeton. « Miss Graham, je me rends justement chez Keynes, voulez-vous monter en ma compagnie ? Pas un temps à mettre un chien dehors ». Dans la voiture, l’ordonnance, Edward Furlong, un capitaine à la perruque rousse fixait la petite avec insistance. Jamais dans le sud on n’aurait tolérer pareille entorse à la décence. En aucun cas une personne de couleur aurait partagé la voiture d’un homme blanc. Devinant son malaise, Princeton se pencha vers elle. « J’ai une excellente amie qui vient d’arriver à Philadelphie et qui cherche une personne bien sous tout rapport, une jeune femme sachant lire et faire la conversation.

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J’ai pensé à vous et Keynes approuvera cette proposition car cette femme est très influente en Angleterre ». Honorée qu’on ait pu penser à elle, Tyler se mit à rougir et Princeton de la trouver tout à fait charmante, exquise pouvait être plus approprié et le mouchoir de poche sur la bouche Princeton en proie à une violente rage de dent tenta d’étouffer tant bien que mal sa douleur. Mama avait des potions pour les maux de dents et Tyler lui ferait des décoctions de plantes pour le soulager. A Hampton Tyler hérita de sa mère l’art subtil de traiter les plantes pour se soigner. L’on se transmettait ce savoir de mère en fille et Tyler savait qu’à son retour elle prendrait les rênes de cette officine si chère aux esclaves. « Je vais y songer, je ne voudrais pas faire de tort à mon vieux médecin et à mon apothicaire ». Comme elle rentra en soulevant ses jupons avec élégance Georges de lui lancer un : « Tu montes maintenant en voiture comme une vraie blanche ! Une oie blanche j’dirais. Fais attention à ne pas perdre tes belles plumes, ricana ce dernier en tirant sur sa capeline, et prends garde à ne pas finir sur un beau plateau en argent ! —Oh tu peux rire tant que tu veux sale nègre, siffla-t-elle en brandissant le tract distribué par Nash. Demain se tient une importante réunion au City Hall et il faudra que tu viennes avec moi Georges… et toi aussi Mama, déclara-t-elle en l’embrassant affectueusement. Nash dit que tout le monde peut apprendre à lire et avoir de l’instruction ! —Ne recommence pas avec ça ou je t’rosse. Un coup de torchon s’abattit sur sa croupe. Laves tes mains ma colombe et

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enfile ce tablier, on a encore besoin de toi ici. —Pour les sales besognes oui. Dis-moi que tu viendras Mama et toi aussi Georges ! » Le plateau à la main il partit servir les liqueurs à la table du maître et seule avec Mama, Tyler ne tenait plus en place très excitée à l’idée de pouvoir travailler auprès d’une femme « très influente en Europe ». Déjà elle se l’imaginait jeune et très à la mode comme cette MarieAntoinette, reine des Français ; elle aurait de jolies toilettes, de ravissants chapeaux et des milliers de paire de gants parfumés. Ensuite elle prendrait le temps, pas cet infâme breuvage consommé dans les plantations mais véritablement du thé provenant des comptoirs Indiens de Ceylan et de Darjeeling. « Oh Sainte-Marie-Joseph ! Cesses un peu veux-tu ! —Quoi tu n’es pas heureuse pour moi ? —Non tu es bien mieux ici. Ces blancs en veulent à ta jeunesse et à ta beauté, c’est tout ! Vas ouvrir, on sonne. Dépêches-toi ! » Un valet tout recouvert de neige lui tendit un pli portant le nom de son destinataire : Lord Waddington. Elle posa la missive sur le petit plateau d’argent prévu à cet effet et alla revenir vers la cuisine quand elle entendit Princeton taper du poing sur la table. « Non, ce n’est pas une erreur de stratégie Keynes ! Tu ne pourras pas faire cavalier seul et surtout pas à Philadelphie ! » Alors Tyler attrapa le plateau et sur la pointe des pieds avança de façon aérienne jusqu’à Keynes à côté duquel elle posa la

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missive de Waddington. Dernièrement Tyler s’était procurée une fiole d’essence de lavande, ce qui permettait de la suivre à la trace ; cette odeur excitait l’odorat de Keynes et le laissait en manque. Peut-être par provocation s’approcha-t-elle suffisamment près de lui pour l’enivrer ou était-ce seulement pour stimuler Princeton à parler d’elle en termes flatteurs ? « Et maintenant tu joues les coquettes en te trémoussant devant le maître ! —Oh Georges tu vois le mal partout ! Qu’est-ce qu’un vieux nègre comme toi y connait à la séduction ? C’est vrai Mama, je n’ai fait que lui apporter son courrier, mais ce nègre se met dans la tête que je cherche à le séduire ! —Il faut te trouver un mari. Quand les filles commencent à jouer les coquettes, ce n’est pas sain. C’est très mal, très mal. Un beau nègre pour te faire oublier tes envies de lecture. On va s’en occuper, ma colombe ». Tyler monta des bûches pour la chambre de Keynes. Allongé sur le canapé à oreillettes, un mouchoir sur les yeux, il semblait dormir et profitant du silence régnant dans la pièce, Tyler s’activa doucement. « Que faisiez-vous en ville ? Vous savez que je n’apprécie pas vous savoir dehors sans Mama ou George. Cette ville regorge d’agitateurs, de types sans scrupules qui pourraient profiter de votre naïveté pour s’en prendre à votre vertu et ensuite que ferais-je d’une mère et de son bâtard ? Tyler, je dois pouvoir vous faire confiance ». Son bâtard ? Cette pensée effraya Tyler. Elle songea à ses négresses de la Jamaïque avortant pour ne pas donner la vie à une

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génération d’esclave. Ah ça non ! Tyler ne voulait pas d’enfant. Que ferait-elle d’un gosse, morveux, geignard et incapable de se débrouiller seul ? « Alors que faisiez-vous en ville ? Auriez-vous perdu cotre langue ? Elle finira par revenir. Princeton m’a parlé d’un poste en tant que dame de compagnie chez Lady Hawthorne. J’ai naturellement refusé, vous n’êtes pas assez accomplie car parler deux langues couramment et maîtriser quelques notions de mathématiques et le grec ne vous permettra malheureusement pas de vous distinguer dans ces hautes sphères. Il vous faudrait encore maîtriser un instrument de musique, être habile de vos mains et, il lui souleva le menton, vous tenir droite et ne pas manifester la moindre de vos émotions. Lady Hawthorne se passera bien volontiers de vous. —Sauf que demain il y a un meeting au city hall et je compte m’y rendre. Il y sera question de l’éducation pour tous ! John Nash le préside et j’ai un tract qui le confirme ». Il se perdit dans ses pensées puis répondit avec calme. « C’est encore avec moi que vous aurez la meilleure des éducations ! —En travaillant comme une chienne, quand l’étude demande rigueur et assiduité ! Comment voulez-vous que je retienne vos mathématiques quand mon esprit est troublé par les courses que l’on m’envoie effectuer, les menus travaux pour entretenir cette maison et toutes les tâches que Mama au quotidien ne peut plus accomplir ! Et quand le soir je trouve cinq minutes à moi, je suis tellement repue de fatigue que j’y consacre finalement que

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deux minutes. Oh oui, vous me reprochez de ne pas être assez concentrée, de montrer quelques faiblesses dans l’apprentissage mais… » A présent il fixait ses lèvres avec concupiscence. Keynes ne la laisserait jamais partir. Aucun homme n’aurait jamais son estime pour la lui convier. C’est avec elle que je mourrai. Il tenta un sourire et Tyler poursuivit : « …mais je pourrais bien plus si vous faisiez venir Beth ou Maggie, par exemple ! Elles sont nées pour servir, accomplir les tâches les plus ingrates sans jamais rechigner mais pas moi. Vous l’avez dit vous-même, je suis trop délicate pour courber l’échine et bien que cela fut ironique, je sais que vous le pensez. —Evidemment comme je pense que l’oisiveté vous rendrait folle. Un bon exercice va de paire avec le mental. Vous tourneriez en rond et rendrez fou l’ensemble de cette maison si ce n’est pas déjà fait. Et puis qui me garantira votre exclusivité à l’étude ? Sitôt le dos tourné vous vous empresserez de retourner voir John Nash pour savoir ce qui convient de faire pour paraître plus intelligente que le plus talentueux des singes savants. —Mais dans quel but m’avoir fait venir quand vous pouviez vous contentez de Beth ? Je ne suis amusante pour vous faire rire et je ne suis pas assez appliquée pour que vous trouviez en moi une élève modèle. Alors pourquoi Diable suis-je ici quand vous riez de la messe de Nash ? —Nash n’est pas un prophète. Ce n’est qu’un journaliste qui s’inspire des philosophes européens. Préférez-lui Benjamin Franklin et son incroyable invention du paratonnerre ! Et soyez

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aimable de changer de ton lorsque vous vous adressez à moi. —Oh parce que maintenant je dois vous appelez Maitre comme le font les autres esclaves de Hampton ? Vous avez eu l’intelligence d’affranchir la mère de ma mère et je devrais continuer à vous prouver toute ma gratitude quand vous-même ne respectez pas vos promesses ! —Si l’insolence ne peut-être canalisée Tyler, je me ferai dans l’obligation de vous renvoyer à Hampton. C’est encore auprès de votre mère qu’on vous entend le moins. —Et bien renvoyez-y moi ! Je serais heureuse de ne plus avoir à souffrir de votre inconstance. Au moins à Hampton je n’avais de compte à ne rendre à personne. A personne ! Et puis je me trouverai un mari assez sage pour m’aimer vraiment, qui voudra me faire un enfant et qui ne me mentira pas sur ce qu’il attend vraiment de moi. —Mais je veux votre bonheur comme je veux celui de tous vos frères et sœurs vivant à Hampton. Je n’ai jamais aspiré à rien d’autre. Et je me félicite d’avoir évité à lady Hawthorne votre si détestable caractère. Finissez le feu et disparaissez, j’en ai assez entendu pour ce soir ? » Et dans son lit, le dos cassé et les mains gelées elle sanglota trouvant bien pénible la compagnie de Keynes. Oh si seulement j’étais un homme. Et grelottant de froid sous sa ridicule couverture, Tyler ne trouva pas le sommeil et au petit matin Mama se surprit à la trouver derrière les fourneaux. Si Keynes recevait ce Waddington le demeure devait ressembler à St James Palace ; elle briqua l’argenterie, sortit les grands candélabres, le beau service de

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porcelaine et repassa sa robe noire sortie pour les grands événements. Pour six couverts, George dépêcha des valets de pied et une seconde cuisinière pour venir à bout du service. Et quand onze heures sonnèrent Campbell-More arriva précédé de Fitzroy et Waddington. Tyler les débarrassa de leurs manteaux, quand arriva le commandant Princeton et John Nash. Nash ? Il lui remit son tricorne, sa cape et ses gants sans la lâcher des yeux. La trouvait-elle jolie avec ses cheveux tirés en arrière et ses vêtements propres ? Une parfaite petite domestique ! La discussion avec Mama l’avait faite réfléchir. Les filles qui se pavanaient fières de leur fantaisie finissaient toujours avec un bâtard dans le ventre et Tyler se refusait à avoir recours à des violents procédés visant à extraire toute vie de son corps. Des femmes en mourraient. Oh non, ça jamais ! Et jamais elle ne céderait à aucune avance ! Qui plus est si les hommes restaient aussi versatiles que Keynes. Mama approuverait cette sage décision et la vieille femme pleurnicha pour que Tyler l’aide à se mettre au lit suite à son malaise survenu dans la cuisine. « Oh Suzie ! Suzie me manque tellement. Elle savait cuisiner elle au moins et ne confondait pas le tapioca avec le gombo ! Quelle tragédie, ma pauvre Suzie ». Tel un petit enfant Mama sanglotait. La fatigue nerveuse eut raison d’elle. « Moi aussi je pourrais me mettre à pleurer, cela arrangerait bien des choses ». Et Tyler suréleva les lourdes jambes de la femme ; ensuite une tisane aux romarins lui ferait le

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plus grand bien. Au moment où elle allait partir Mama l’attrapa par le bras. « Je t’ai toujours considéré comme ma propre petite fille, alors prends-soin de toi ma petite colombe ». En cuisine Tyler prit le relais sous le regard mauvais de l’autre cuisinière dépêchée par George et les deux femmes travaillèrent sans rien échanger. Dehors les cloches de Philly sonnèrent. Dans moins d’une heure John Nash partirait Vite il me faut servir les digestifs ! Que fait donc George ? « Ces messieurs se sont tous régalés, à en juger par leurs assiettes, ils n’ont rien laissé. Comment va Mama ? —Ne t’inquiètes pas pour elle, Mama nous survivra tous. Qui est ce Lord Waddington ? Et ce Campbell-More ? —Des envoyés de Dieu ! Les réponses à tes prières mon enfant ! Je pourrais m’assoir et les écouter. Et j’aimerai quitter ce monde en te sachant libre et heureuse près d’eux. Les vieux nègres comme n’attendant plus rien de la vie, mais toi petite colombe tu peux encore voler et refuser qu’on t’attrape pour te mettre en cage. A quelle heure est le meeting ce soir ? —Tu m’accompagnerais ce soir ? Tu ferais ça pour moi ? Et moi qui croyais que tu étais incapable de changer d’avis ! Tu ne sais pas à quel point tu me rends heureuse. Il faut que j’aille l’annoncer à Mama ! —Non. Ce n’est pas nécessaire et puis elle se repose d’accord. Mama ne comprendrait pas. Pour elle certaines choses doivent rester à leur place. Allons cela restera entre nous et Mr Keynes ».

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Une dizaine de personne attendaient à l’extérieur du City hall. Un feu brûlait sur les marches et l’on venait s’y réchauffer, à l’abri des bourrasques froides provenant du Maryland et du Massachusetts. Un froid à geler sur place et au bras de George, Tyler emmitouflée dans son manteau élimé attendait l’arrivée des différents protagonistes pour entrer à son tour. Dans peu de temps, je ne sentirais plus mes jambes. Et la porte de l’édifice s’ouvrit. « On ne veut pas de nègres ! » Cette déclaration eut pour effet de dérouter Tyler. « Toi tu rentres mais pas le nègre ». Sidérée elle interrogea George du regard. « Cela n’a pas d’importance je vais attendre ici. Ne t’en fais pas rentre. Tu seras bien mieux à ton aise au chaud. —Attendez ! Nous sommes tous deux affranchis et c’est John Nash qui nous a invités à nous rendre à ce colloque. Il est là-bas et il vous le confirmera ! » La lourde porte se referma sous son nez. Le mulâtre et la quarteronne rentrèrent et mirent plus d’une heure à se réchauffer. Soufflant sur ses mains, Tyler borda la vieille Mama et resta à lui lire Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot ; dialogues ininterrompus et prétexte pour parler d’esclavage, de colonisation, de la croyance catholique de l’Epoque des Lumières. Bien que Mama se fût mise à ronfler, Tyler poursuivit. « Comment va notre Mama ? MarieLouise va rester ici jusqu’à ce qu’elle se rétablisse et vous partirez demain pour la Virginie. Dans trois semaines je pars pour Londres et c’est encore à Hampton que vous serez le mieux.

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—En Europe ? Et pour combien de temps ? —Un an, peut-être deux. Lord Waddington a besoin d’un secrétaire pour le représenter à Westminster et William Wilberforce dont je vous ai déjà parlé aimerait que je l’appuie pour faire passer cette loi sur la fin de la traite négrière. Cela restera un travail de longue haleine et je n’aurai nulle distraction, aucun temps libre à vous consacrer. —Et Georges ? Et Mama ? Est-ce si déshonorant de nous emmener avec vous ? Tout comme il fut honteux de me laisser fréquenter Lady Hawthorne ! Oh oui, je suis trop noire pour être tolérée dans les salons et vous pourriez encore vous passer de moi, mais George est à votre service depuis toujours. Qu’adviendra-t-il de cet homme si pendant deux ans vous vous détachez de lui ? —Vous partez demain ». Il retourna à ses notes sans plus s’attarder sur Tyler. La voiture passerait la prendre le soir pour la conduire sur le Delaware et là une goélette caboterait jusqu’en Caroline du Nord pour ensuite couper dans les terres vers la Virginie. Avant d’embarquer pour l’Europe, Keynes voulait s’assurer que Tyler soit bien arrivée à Hampton. « A votre retour ne soyez pas surpris de ne me retrouver. Il est possible que je sois mariée et mère de famille ». Elle venait de faire mouche. Cette remarque lui fit lever la tête et enfoncé dans son fauteuil l’étudia avec plus d’attention. Il craignait qu’elle n’évoquait de nouveau ce sujet ; les jeunes femmes tout aussi impétueuses et insolentes que Tyler, faisaient du mariage une priorité,

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notamment chez les affranchies qui libérées du joug de l’esclavage voulaient une vie identique à celle de leur maitre. Mariée et mère de famille. Keynes ne pouvait concevoir la chose et les sourcils froncés, soutint le regard de Tyler. « Et quel genre de mari choisirez-vous ? Sera-t-il riche, pauvre ? Sera-t-il lettré ou inculte ? Il lui faudra être plein de ressources pour faire de vous une femme épanouie. Venez-la que je vous observe… Oh oui il lui faudra de l’argent pour vous entretenir. Beaucoup d’argent pour faire de vous la femme la plus convoitée du pays ; et si l’argent vient à manquer et bien il devra vous laisser travailler comme gouvernante et bien vite vous deviendrez la maîtresse de votre employeur. —Je ne suis pas aussi frivole que vous l’imaginez. —Non mais vous êtes jolie et votre beauté combinée à votre esprit de conquête et bien, pourrait être la cause de l’effondrement d’un empire ». Il se défendait à lui dévoiler le fond de sa pensée. Un jour peut-être la serrerait-il dans ses bras tout en murmurant des mots doux à son oreille ? En attendant ce jour, deux années de labeur pendant lesquelles il serait privé de sa compagnie après quoi il viendrait écouler des jours heureux auprès d’elle. Deux ans à offrir à ce monde en pleine mutation. « Lady Hawthorne a insisté pour vous avoir. Et si votre rancœur est passée, vous la rencontrerez demain matin. De cet entretien dépendra votre départ pour Hampton ou non. Pourquoi cet air condescendant Tyler quand vous devriez vous montrer heureuse ? N’est-ce pas ce

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que vous vouliez jeune fille, être placée auprès d’une aristocrate anglaise ? —Et bien je crains que vous ne changiez d’avis. —Frivole et versatile, voilà qui nous sommes réellement Tyler. Quel élogieux portrait faites-vous de nous ? » Il souriait à pleines dents, les bras croisés derrière le dos et à la lueur de la chandelle la discernait mieux encore qu’en plein jour. Non, il ne l’aimait pas ! Il s’interdisait à l’aimer quand elle aurait pu être sa fille ; veuf et père de deux fils il reporta toute son attention sur cet enfant : un don du ciel comme il le notait dans ces correspondances à son benjamine Il regrettait n’avoir plus de temps à lui consacrer, cependant heureux de la savoir près de lui. Keynes avait pour elle plus d’affection qu’il n’en éprouverait jamais pour aucune femme et cette douce main glisser dans la sienne le fit sursauter. Avant qu’il n’ait pu réaliser Tyler déposa un furtif baiser sur sa joue. « Je me montrerai la plus assidue des élèves et je serais si hardie à la tâche que Lady Hawthorne ne pourra plus se passer de moi ; et je vous fais la promesse de vous faire honneur aussi longtemps que Dieu y pourvoira. Je vous le promets Mr Keynes, rien n’affectera jamais votre implication ! » Le lendemain Mama fut sur pieds pour aider Tyler à se préparer et après avoir bouclé les cheveux de sa petite protégée la fit manger afin qu’elle ne se rue pas comme une malpropre sur la nourriture mise à disposition par cette Lady. « Faites honneur aux gens de votre race, Miss Tyler Graham, c’est tout ce que nous te demandons ! Par tous les Saints, hâtez-

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vous la voiture est prête ! Vite ! Prends ton châle, dépêches-toi je me charge de ta pelisse ! Allez ! » George lui ouvrit la porte de la voiture comme il le ferait pour une vraie Lady et glissa un « Madame » aussi ravissant qu’encourageant. Keynes lui lisait et relisait pour la énième fois ces notes. Homme minutieux, perfectionniste et acharné de travail. Cette rencontre lui permettrait de sceller une amitié toute naissante avec Lord Waddington, comte du Berkshire aussi bien né que George III dont il avait un lien de parenté avec ce dernier. « Ne parlez que si vous êtes interroger et… —uniquement que du temps qu’il fait. Ne jamais se mettre en avant, sourire discrètement et ne jamais éprouver la moindre émotion qu’elle fût bonne ou mauvaise. Je serais parfaite Mr. Keynes, comment pouvez-vous encore en douter ? » En voyant la grande demeure de style colonial et ses laquais à la porte, Tyler fut incapable d’avancer. De grandes demeures à colonnes, Tyler en avait vu aussi bien en Géorgie qu’en Virginie ; celle de Lady Hawthorne bien que de proportions raisonnables et tout à fait, comment dire, discrète et identique aux autres lui parut être une annexe royale et en tremblant s’accrocha au bras de Keynes. Le nègre en livrée se baissa bien bas pour les saluer et sur le perron, un majordome tendit une main gantée afin de les débarrasser de leur excédent vestimentaire. L’intérieur ne se différenciait guère de la plantation d’Hampton. « Un charme tout à fait

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austère, voire neutre. Pas d’étalage de trésor et… » Des petits chiens accoururent vers Tyler qui ne peut s’empêcher de sourire et tendre la main vers les bichons maltais. Et ne pouvant résister au spectacle de ces petites boules de poil, identiques à trois flocons de neige enrubannés, Tyler prit Pompadour dans ses bras. Benjamin Franklin se leva en voyant Tyler et laissa libre cours à son émotion en voyant Keynes : « Ah ! Vous voilà enfin Keynes ! On a longtemps pensé que le climat de la Pennsylvanie avait quelque chose de détestable pour vous autres continentaux mais à bien réfléchir les hommes arrivent toujours à s’acclimater à des terres bien peu hostiles. On raconte partout que le Congrès aboutira à une trêve, agacé par vos exactions de bon Virginien. Notre révolution est passée et ce pays est à reconstruire, dussions-nous y faire couler plus d’encre que de sang. —Mon désir le plus cher serait de trouver un compromis pour éviter toute effusion de sang quand l’imprimerie de la Pennsylvanie et d’ailleurs tournent à plein régime pour défendre des valeurs comme le mérite, le travail et l’équilibre social. —Fichtre ! Il me faudra me défaire de cette vieille manie qui consiste à croire que tout ce qui est publié ici sort non pas de l’esprit d’hommes éclairés mais de gens trop peu mal intentionnés aussi candides que les agneaux et qui pardonnez-moi l’expression, chient dans les bottes d’honnêtes citoyens quand ils devraient se montrer plus habiles à défendre leur propre croisade. —Ces mêmes hommes, mon cher Franklin refusent de vous recevoir, par

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crainte tout à fait fondée que vous leur insuffliez un vent de bon sens, répliqua Lady Hawthorne en voyant la discussion prendre une autre tournure. Les vérités ne sont pas toutes bonnes à révéler quand le silence est parfois aussi salvateur. —C’est exact ma chère. Alors modérons nos propos et parlons plus discrètement de ces murmures qui agitent le Congrès et troublent votre plume… » Le visage gracieux de Lady Hawthorne glissa en direction de Tyler. Longtemps elle resta à l’observer de son regard cristallin avant de tendre son éventail vers Tyler. « Approchez mon enfant » Et le geste suspendu, revint doucement vers Keynes en expirant profondément. « Votre petite protégée n’est-elle pas sans ignorer que la tapageuse politique anime les hommes et les femmes de mon entourage et que si elle prétend vouloir me plaire, son opinion devra être différente de la vôtre Mr Keynes ? Les femmes qui ânonnent sont en tous points méprisables, retenant bêtement les leçons apprises par un objecteur de conscience autre que l’Eglise mais tout aussi avilisant. —Milady, son opinion est grandiloquente quand il s’agit de fustiger les injustices de ce monde. Donnez-lui matière à critiquer l’incritiquable et elle s’exécutera avec le verbe le plus acerbe. Le propre de la jeunesse dit-on est celui de défaire les institutions si chères aux cœurs de vieilles personnes ». Cette pertinente pensée fit glousser Benjamin Franklin appuyé sur sa canne qui donnait l’impression d’être perdu dans ses propres idées. Impassible, les lèvres closes Lady Hawthorne passe de Keynes à Tyler et sans sourciller poursuivit son

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analyse avec la plus habile des pertinences. Et Tyler se permit de l’observer en retour. Lady Hawthorne, beauté froide et implacable restait une figure de proue des salons londoniens ; d’aussi loin que l’on était on accourait à chacune de ses réceptions et cette gravure de mode et philanthrope attirait les savants, les intellectuels et les ambassadeurs dans son salon. Indépendante, fière et arrogante, Lady Hawthorne affichait clairement ses opinions politiques, comme la Duchesse Georgina de Devonshire, notre comtesse en imposait par son caractère, sa prestance et son grand sens de l’équité. Tyler la trouvait jolie, froide mais diablement attirante avec ses cheveux gris et poudrés ; ce regard à la fois absent et perçant ; ses bijoux voyants mais pas assez pour qu’on oublia cette beauté forte et fragile tout à la fois. Il est vain de souligner l’aptitude à la survie de Lady Hawthorne qui plia de bien nombreuses fois sans jamais rompre ; elle se plia à tous les protocoles imposés jusqu’au décès du comte Hawthorne où à partir de ce jour se redressa de sa superbe. « La jeunesse manifeste une infaillible incorruptibilité, railla Waddington accoudé à la console de la cheminée. Et la vieillesse de nos âmes a en toute vraisemblance le devoir de se montrer inflexible pour des sujets M. Keynes qui j’espère n’échappent pas à votre grande sagesse n’ayant d’égale que la bravoure du soldat sur un champ de bataille. —Qui sait si votre soldat est assez futé pour ne pas se trouiller la peau, répliqua Franklin en se levant péniblement. Pour ma part je dirais que si votre petite protégée allie son intellect à

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l’intempérance de ses attributs et bien, nous serons face à un problème d’ordre étatique et se verra donc sanctionnée par un grand nombre, en vue de rectifier ses positions et l’obliger à nuancer ses propos. En d’autres termes, la société se chargera de la museler. Que pensez-vous de tout cela, mon enfant ? » Des plus surprises Tyler chercha l’approbation dans les yeux de Keynes. Depuis qu’on avait abordé le sujet d’autorité du professeur face à l’élève, le trouble envahit Keynes forcé de constater que Tyler lui échappait complètement. « Il veut que je parle, mais pour dire quoi ? » Ne voyant nul soutien en la personne de son protecteur, Tyler prit une profonde aspiration. « S’il m’est accordé de penser donc, émettre un avis, il serait fort incommodant pour vous de devoir admettre que l’infortune du pauvre et plus manifeste que la grandeur du seigneur et que s’il faille les confondre, l’un aura toujours l’avantage sur l’autre. —Et plus précisément ? Quel est véritablement fond de votre pensée ? —Personne n’écoute jamais vraiment, excepté le valeureux soldat sur un champ de bataille qui après avoir reçu une balle n’a plus rien à attendre de la vie. De lui toute l’attention qu’il faille pour se sentir apprécié et vivant ». Caché derrière la manche de sa veste, Keynes laissa poindre un sourire, quant à Lady Hawthorne, de marbre elle restait et les mains croisées sur ses jambes leva subitement la tête comme tirée d’une brusque rêverie. « Il est évident Mr Keynes que votre charmante petite sirène n’a pas fait que

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nettoyer votre linge et brosser vos souliers. Asseyez-vous je vous prie, cette chaise est pour vous. Le Dr Franklin est soucieux de préserver une part de vérité dans ce qu’il énonce comme si son existence toute entière ne se résumait qu’à une fable. —Une comédie à vrai dire. La comédie est plus dédaigneuse, s’approprie les codes pour ensuite les modifier à sa guise et ainsi transforme les bravos en rires ; les comédiens s’adonnent avec passion à plusieurs registres ce qui fait indiscutablement songer que ma vie s’apparente à une délicieuse comédie ». Lady Hawthorne surprit le regard de Waddington sur Tyler. Il la voulait. Il y a des regards qui ne trompent pas. A quel point la voulait-il ? Keynes s’y opposerait, n’ayant nulle envie de la partager car Tyler lui apportait bien plus que du loisir, elle lui garantissait un amour certain, presque viscéral. Lady Hawthorne le comprenait ; un tel sentiment est si grisant mais c’est Waddington dont la comtesse avait le plus besoin. Lui l’inestimable allié ! Il bénéficiait de l’attention toute particulière du Roi et de son premier Ministre William Pitt Le Jeune. William Pitt. Cette pensée la ramena à la réalité. Tant qu’elle aurait Tyler à ses côtés, Waddington lui témoignerait son soutien. Tyler. Il ne pensait qu’à la petite Graham en ce moment. « Alors comment étais-je ? —Du piano-forte le matin, les cours de maintien et de danse l’après-midi. Sans parler de l’intervention du Dr Franklin pour vos cours de mathématiques, physique, de la philosophie et…elle mettra tout Philadelphie à contribution pour que vous ayez un semblant d’éducation.

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—Et quand vais-je commencer ? —Dans trois semaines. Après mon départ pour le vieux continent. Ne soyez pas trop pressée d’être en sa compagnie. Lady Hawthorne est des plus détestables quand elle n’est pas admirable ». * Tyler se rendit à l’imprimerie Simmons&Price et à la vue de John Nash se troubla. Corrigeant un tirage prévu en publication, il leva brièvement la tête en l’apercevant. « Comment avez-vous trouvé le meeting Miss Graham ? —Nous n’avons pas pu y rentrer. Les personnes de couleurs n’avaient pas leur place dans ce genre d’assemblée. Les Quakers sont quelque peu changeants. —Et pourquoi ne pas vous être manifestés ? Etait-ce l’un de mes employés ? » Il la prenait en considération, son regard gris la sondant plus en détail. Est-il vraiment sincère ou se noie-t-il en complaisance pour Keynes ? Il avouait ne rien comprendre et surtout craignait que Tyler se soit plainte auprès de son maîtreemployeur. Les affranchis jouaient les effrontés quand ils n’étaient pas à se chamailler avec les nègres privés de tous leurs droits et courbant l’échine depuis des générations sans jamais oser se plaindre. « Je ne pourrais l’identifier et cela n’a pas d’importance. Mon George a plus de bon sens que John Adams lui-même ». Allons, bon ! La page était tournée. Il retourna à son étude, la loupe grossissante à la main tenant en transparence la feuille face à la source naturelle de lumière.

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« J’ai trouvé du travail chez Lady Hawthorne. —Et bien je suis heureux pour vous. Les Anglais ont toujours eu le sens de l’hospitalité et une cinglante aptitude à se mêler de ce qui ne les regardent pas. —J’aurais le temps d’écrire une ou deux chroniques pour votre journal. J’en ai rédigé une…tenez. Elle est pour vous. Lisez-la je vous prie, c’est un essai sur les Pensées des femmes en Occident, tout droit inspiré de Lady Hawthorne et de son indépendance d’esprit ». Il la lut avant de lui tendre le papier. « C’est très bien écrit mais je ne peux le publier. —Pourquoi ? N’importe qui à Philadelphie pensera qu’un de vos pigistes la rédigée. J’en ai écrit d’autres pour le cas où celui-ci ne trouverait pas écho à votre censure. —Miss Graham. —Des essais politiques dans l’esprit de votre éditorial. Mais je peux m’essayer à des pamphlets s’il n’y a aucune tribune pour mes essais. J’écris vite et…personne ne soupçonnera jamais que j’en suis l’auteure. —J’ai déjà trois pigistes Miss Graham payé chacun trois cents par articles, je ne peux m’octroyer le service d’un autre commis aussi talentueux soit-il si je ne veux pas voir mon commerce s’écrouler. Mes frais de publications sont supérieurs à mes ventes et c’est une chance que nous ne soyons pas déjà en faillite ! Quel bénéfice espérai-je obtenir avec quatre employés et une dizaine de clients réguliers. Un journal vendu et vingt personnes bénéficient d’une lecture publique. Vingt personnes ! Et plus de soixante par beau temps. Faites le

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calcul quand un journal me revient à six dollars, de l’encre à la feuille. —Je l’ignorai. Keynes dit que vous vous débrouillez bien et que vous tiriez votre épingle du jeu. Mais peut-être ai-je mal compris ? —Je propose des cours d’apprentissage à la lecture, Miss Graham. A 20 cents par personnes pour rentrer dans mes frais. Hier il n’était que trois, avant-hier cinq et aujourd’hui avec ce dégèle, je prie pour au moins en avoir six. Aucun ne manque de bonne volonté mais 20 cents c’est le prix d’une baguette dans la première boulangerie du coin. Et Keynes m’a fait une avance de 300$ pour faire face à mes traites ! » Tyler disait ne pas vouloir insister. John Nash allait connaître la banqueroute dans cette Philadelphie si glorieuse avec son Congrès, sa City Bell (cloche de la liberté), ses squares rendant hommage à William Penn, le fondateur de la Pennsylvanie, son Delaware gonflé de bateaux et navires battant pavillons britanniques, français et américain. Le drapeau de ce nouveau pays claquait sur le clocher du City Hall, mais pour l’heure John Nash n’en tirait aucun profit. Au moment de partir, il leva le nez des essais de Tyler. « Miss Graham ? J’apprécierai votre discrétion concernant mon commerce. Nous ne sommes pas assez intimes pour nous prêter à pareilles confessions et n’importe qui pourrait l’interpréter de façon peu honorable ». Folle de rage Tyler traversa la rue et à l’abri de tous les regards donna libre cours à sa colère. Des enfants en guenilles approchèrent d’elle timidement pour lui demander la charité. N’ayant rien dans ses

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poches, elle s’en excusa bien d’une démarche assurée quitta les encablures du port. « Ce n’est pas un endroit pour une jeune femme ! » Ne cessez de répéter Mama furieuse que Tyler lui apparaisse crottée, les cheveux en pagaille et l’œil brillant. « Il y a quoi là-bas à part l’imprimerie de Nash ? » Et Graham ne répondait jamais, persuadée que la vieille négresse en sachant plus qu’elle ne laissait le croire. Remise de ses émotions Mama sur le seuil de la demeure de Keynes attendait le retour de Tyler et en la voyant descendre la rue, arriva vers elle en clopinant. « J’en ai assez de cette femme ! Elle va fiche le feu dans ma cuisine et ruiner les provisions du maître ! C’est elle ou moi, mais je ne ferais pas une heure de plus avec cette malotrue ! Tu pourras le dire au maître, toi il t’écoutera ! Vas lui dire ma colombe, vas dire au maître que je refuse de travailler dans pareilles conditions ! » Tyler partit s’enfermer dans le cellier. De toute façon Keynes trop occupé avec les membres du sénat et le vice-président John Adams dont depuis l’aube il disait le plus grand mal avec une déconcertante exacerbation. Mama tambourinait à la porte. « Que veut-elle que je fasse ? Que je courre déloger Keynes au Sénat ? » Les deux cuisinières finiraient par trouver un terrain d’entente. Puis le silence se fit. Plus rien. « Dois-je m’inquiéter ? » Elle quitta la caisse sur laquelle elle s’était assise depuis vingt minutes pour finir par entendre Mama avançant péniblement dans le couloir en éclairant les pas de Mr Andrew Ambrose. « Oh Tyler ! C’est justement vous que je veux ! » Immédiatement elle pensa qu’un

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événement atroce venait d’arriver à Keynes et lui de la rassurer, un long sourire sur les lèvres. « Keynes est très irritable en ce moment, particulièrement vénérable et provocateur à souhait. Mama ! Pouvez-vous nous apporter de l’eau chaude ou je risque de mourir de froid ! Donc, Tyler j’ignore ce qui l’agite mais. en fait j’ai ma petite idée sur le sujet mais avant d’aborder cela avec lui j’aurais être certain de ne pas m’égarer, ce qui indiscutablement produirait l’effet inverse. Parlez-moi de cette Lady Hawthorne, que s’est-il passé entre lui et le Dr Franklin, il y a deux jours ? On raconte qu’il y a eu une confrontation ? —Non ! Pas le moins du monde ! Qui a pu vous raconter pareilles sornettes ? Mr Keynes est susceptible mais pas au point d’en vouloir au Dr Franklin. —Y étiez-vous ? Et qui d’autres ? —Lord Waddington ». Il hocha la tête et voulut ajouter quelque chose mais se reprit au dernier moment. Mama arriva, les yeux rouges d’avoir pleuré et Tyler constatant son état leva les yeux au ciel. Dans peu de temps elle en viendrait aux mains et ni Georges, ni la petite Graham ne parviendrait à les séparer. Un délicieux combat de coqs et la cuisine tapissée de plumes attesterait de la violence des faits. En reniflant elle posa le plateau et sortant son mouchoir de poche, un large mouchoir aussi important que le drapeau de la City hall entreprit de se moucher. « Mama, ce n’est vraiment pas le moment ! —Est-ce que tout va bien Mama ? —C’est que Mr Ambrose, j’ai… » D’un bond Tyler quitta sa chaise pour la fiche à

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la porte et revint bien vite s’assoir devant Andrew Ambrose, les yeux baissés au bord de la crise de nerfs. Oh cette sale négresse va me rendre folle ! Et le fonctionnaire soucieux de préserver la demeure de son ami en son absence chercha à accrocher le regard de Tyler. « Il y a quelque chose que je dois savoir ? —Au sujet de quoi ? Coupa-t-elle froidement. Cette…Mama fait du zèle une fois de plus et cette demeure est actuellement sans dessus-dessous. —Waddington est très influent en Angleterre. Je veux dire qu’il a accès au cabinet ministériel de William Pitt et le reçoit régulièrement en son domaine du Berkshire. Il a le pouvoir de faire la pluie et le beau temps et s’il a entrepris ce voyage loin de sa contrée c’est bien pour en tirer un bénéfice substantiel. Keynes représente ce profit et…Waddington compte l’avoir à demeure en Angleterre, moyennant bien-sûr un salaire conséquent. Une telle proposition ne peut se refuser. Il a chargé Princeton de lui trouver un régisseur et son cadet en son absence va gérer tous ses biens fonciers, agricoles et…cette heureuse providence l’importune quelque peu. A moins qu’il y ait autre chose. —Autre chose ? Vous dites être son ami, alors vous devez savoir que Mr Keynes ne se confie jamais. —Pourtant vous êtes…sa préférée et à ce titre, il pourrait s’être prêté à quelques confidences. Oubliez ! Oubliez mon indiscrétion Tyler, je vais rentrer. Prendre ce thé et rentrer…Voilà qui est fait, alors je ne vais pas m’attarder plus longtemps. Si

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toutefois vous pensez connaître l’origine de ses troubles, faites-le-moi savoir ». Ambrose partit, Mama sanglota encore et encore. Marie-Louise profitant de la situation décida de préparer un lapin aux pruneaux pour le maître. Cette indienne, le madras sur la tête se dandinait en chantant des chansons créoles. « Du lapin aux pruneaux. Le lapin était pour dimanche quand le maître ne dine que d’une soupe. Tyler…je t’en prie, fais le nécessaire pour m’épargner pareille douleur ». Ses sanglots. Lors des cérémonies vaudous les créoles se tenaient la tête en sanglotant de la même façon. Cela vous glaçait le sang dans les veines ; Mama le savait et accentuait la mélopée, allant presque à se rouler par terre. Et quand Keynes revint suivit du vieux nègre aux cheveux blancs, Tyler bâillonna Mama avant de la forcer à boire sa tisane. Que ce spectacle frisait le mélodrame ! Sur la pointe des pieds Tyler quitta la chambre de Mama, descendit en cuisine terminer le boulot que la vieille africaine refusait d’accomplir par dépit et bien après que tout ce monde fut à ronfler, Tyler convint qu’il était temps pour elle de s’allonger un peu et masser ses pieds endoloris par le froid. La porte de Keynes ouverte, elle pressa le pas pour ne pas avoir à discuter avec lui jusqu’au petit matin. « Tyler, vous avez une seconde ? » Il l’invita à entrer dans la bibliothèque attenant la chambre. De la fenêtre de la bibliothèque par beau temps l’on distinguait les mats et voilure des goélettes et navires descendant et remontant le

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fleuve et le cri strident des mouettes vous faisait planer par-dessus vos livres. « Que se passe-t-il en cuisine ? Depuis ce matin Mama nous sert de la soupe à la grimace. J’ignorai que mettre deux femmes en cuisine puisse être désopilant ou bien sinistre au point de devoir manger un véritable festin à chaque repas. Tyler ? Visiblement les humeurs de cette ménagère sont contagieuses. Où en êtesvous avec vos lectures ? —Pas ce soir. —Pas…pas ce soir ? Je n’aime guère le temps que vous prenez à me répondre et je déteste avoir à me répéter Tyler, est-ce clair ? Il m’est intolérable de devoir vous reprendre sur une attitude, une conduite offensante qui sied mal à une personne de votre statut. Un minimum devrait être envisagé, non ? Qu’est-ce que vous en pensez ? » Alors elle éclata en sanglots. Un flot de larmes impossibles à retenir. Des plus gênés face à cette femme en larmes Keynes resta paralysé. De toute sa vie Tyler était la première fois qu’il voyait pleurer ; non pas une esclave de sa plantation de Jamaïque, pas une de ses bourgeoises de Boston, Philadelphie et d’ailleurs tellement fardées qu’on ne pouvait y déceler la moindre émotion : ni sa sœur dont il n’avait passé que trois ans de son enfance en sa compagnie. Aucune femme. Tyler Graham en ce jour ébranla sa fierté de chef de famille, de politicien, d’économiste, d’hommes d’affaires, de planteur, d’intellectuels ; il se dit alors qu’il n’était pas apte à l’aimer et que Tyler en aucune façon ne le méritait. « Veuillez m’excuser...On est tous un peu à cran en ce moment, se justifia-t-elle

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en se redressant. Mais tout va bien, je n’ai aucune raison de pleurer. —Pourquoi vous retenir si vous en éprouvez le besoin ? Il n’y a que moi ici à pouvoir juger vos émois, murmura ce dernier en lui tendant son mouchoir de poche. Ainsi vous serez la première à vous féliciter de mon départ et…il est possible que je ne revienne pas avant un long moment. Oh bien-sûr vous trouverez à vous consoler auprès de Lady Hawthorne et de ses préceptes des plus controversées. Bien vite vous m’oublierez, je ne me fais pas d’idée là-dessus. Allez vous coucher, vous tombez de fatigue ». Une semaine Tyler assista à un spectacle plus qu’affligeant. Un convoi de nègres avançant nus pieds dans la neige. La goélette chargée de ce Bois d’ébène s’était mise en panne en amant du fleuve et sous l’indifférence des habitants de Philadelphie cette colonne progressait sous les coups des régisseurs. Le bruit du fouet fit grincer des dents Tyler. Voulant intervenir pour épargner à un pauvre malheureux les cinglants coups, Tyler s’interposa et le bourreau de la menacer à son tour de son fouet. Il va le tuer et cela ne semble choquer personne. Le nègre au lieu de lui témoigner sa gratitude lui cracha au visage, le regard brûlant de mépris pour ces blancs. « Mademoiselle ne restez pas ici. Et vous sale brute ! Je ferai un rapport à votre capitaine quant à votre inacceptable attitude envers cette dame ! Cela est inqualifiable ! » Penaude et contrariée, Tyler allait passer son chemin, quand l’inconnu la prit par le bras. « Est-ce que tout va bien mademoiselle ? » Il lui essaya le visage à

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l’aide de son mouchoir et suspendit son geste, bafouilla quelques propos inaudibles et rougissant d’une oreille à l’autre ôta son chapeau pour le tenir contre son cœur. Voyant dans quelle agitation il se trouvait Tyler tourna les talons. Samuel Lee Jackson avec ses tâches de rousseur, ses yeux translucides et ses boucles bien soignées se dit que la moindre des choses dans pareille circonstance fut d’escorter Tyler Graham jusqu’à sa demeure. « Non Mr Jackson, vous en avez fait assez, croyez-moi. —Alors acceptez que…je vous revoie. —Me revoir ? Mais je…Il est fort possible que vous n’ayez pas saisi Mr Jackson, alors laissez-vous vous éclairer de nouveau. Je suis au service de Mr Keynes. Je suis sa domestique et ma grand-mère a été affranchie ce qui fait de moi une femme libre aujourd’hui, mais je ne reste pas moins une domestique. —Mr Keynes vous dites ? Est-ce que ce Mr Keynes aurait un rapport avec l’Attorney Campbell-More ? Je suis née dans le Devonshire, Miss Graham et j’ai étudié mon droit à Cambridge. J’ai sillonné les mers d’Inde, les eaux tropicales et équatoriales des côtes d’Afrique et celles des Antilles pour me voir amarrer ici comme préposé à Maître Campbell-More. —Votre employeur est un abolitionniste n’est-ce pas ? —Oui Miss Graham, le plus acharné ! —Alors pourquoi avoir laissé le marchand d’esclaves battre ce nègre ? Il était déterminé à le tuer et ce funeste spectacle ne trouble personne à Philadelphie où dit-on se cache un

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abolitionniste à chaque coin de rue ! Mais où sont-ils quand on en a le plus besoin ? —La goélette Syracuse bat pavillon anglais et son armateur, un certain Sir Turlington mène son propre combat contre les abolitionnistes. Je suis à bord du Syracuse depuis quatre semaines et je ne compte pas en rester là. Il va reprendre la mer dans neuf jours après avoir fait le plein de vivres et d’eau douce. Sa destination est la Virginie. Votre Constitution n’est pas véritablement celle que l’on attendait de voir à l’aube d’une nouvelle ère dite d’égalité. Miss Graham…prenez soin de vous ». Le dégel laissait de grosses traces grasses sur les marches du perron et à genoux, Tyler frottait à l’eau chaude pour les faire partir. De temps à autre Mama se manifestait pour constater l’avancée des travaux. « Frottes plus fort ma colombe ! Tu sais comment le maître peut-être observateur et s’il constate une trace de suie sur une marche, il te donnera à faire toute la façade. Allez, frottes ! Mets-y plus d’ardeur ! » Tyler en avait assez. Cette sale négresse va me rendre folle. En chemise, sans craindre le froid, elle frottait, les cheveux dans les yeux. Une heure plus tard, Gabriel Campbell-More se présenta au portail, tenant sous le bras une chemise de cuir. Alors c’est lui le grand abolitionniste. Je m’attendais à mieux, je dois dire. Prestement elle jeta son châle sur ses épaules et courut lui ouvrir. Comment osait-il apparaître sans perruque, par conséquent les cheveux gras et indisciplinés ? Une barbe de trois jours encadrait son visage creusé par la fatigue

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et cet aspect défraîchi vexa Tyler. « Keynes refusera de le rencontrer ainsi mis, je ne me fais pas la moindre idée ». C’était une honte ! Et pour signaler son dégoût, Tyler ne manqua pas de le dévisager de la tête aux pieds. « J’avoue ne pas être très frais, c’est que je viens d’arriver de Boston et je repars dans l’heure pour le Maryland. Quand on a ce genre d’occupation, on plus guère le temps pour soi ». Et dans la salle à manger Mama le fixait comme s’il était un étrange animal craint des hommes et de Dieu. Sans le lâcher des yeux elle poussa le gruau devant lui. Tyler lui servit un peu de vin qu’il ne remarqua pas, plongé dans sa rédaction. Avec quelle frénésie grattait-il le papier ? « Il vous faudrait remettre ce papier à Mr Nash dans l’imprimerie Simmons&Price se tient à deux pas d’ici. —Oui bien-sûr Mon Sieur…Tyler, s’il te plait. Monsieur voudrait-il autre chose ? » Mama penchée vers lui attendait terrifié à l’idée qu’il puisse bouger trop prestement et l’effrayer telle une petite souris face à un gros matou guettant sournoisement son arrivée. « Attendez ! Remettez-lui également cette pièce de ma part. Dites-lui qu’une dizaine d’exemplaire devrait suffire. Il sait où les vendre. Et gardez ceci pour votre course ». Tyler tomba des nues. De l’argent ! Pour la première fois de sa vie on la payait pour ce qu’elle faisait ! Elle cette petite quarteronne de Virginie ! Il se montrait généreux et le cœur battant à toute volée, Tyler laissa poindre un sourire sur ses lèvres délicieusement ourlées. Et Mama interloquée passa de l’un à l’autre en se

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disant qu’elle aurait pu faire l’affaire malgré sa douleur à la hanche. « Combien en veux Mr CampbellMore ? Questionna Nash en évaluant Graham. Pour l’édition de ce soir n’est-ce pas ? Et pour le Congrès, c’est bien ce qu’il vous a dit ? —Oui c’est ça. Pour le Congrès. —Attendez Miss Graham, si vous avez une seconde j’aimerai vous parler ! » Des plus nerveuses elle attendit son retour. Il allait lui proposer un emploi ! Elle aurait un travail rémunéré ! Et l’argent économisé lui servirait à Hampton, pour sa mère et tous les autres. Eux aussi auraient la chance de disposer des fruits du labeur de Tyler. Il se faisait désirer, donnant des consignes à ses façonniers quant aux caractères d’imprimerie à utiliser. Cela n’en finissait plus. Allez Nash, reviens par ici ! Tyler laissa son esprit errer dans les détails de la rue grouillante de monde. La bonne heure pour flâner dans le coin et apprécier Philly. « Miss Graham…Il me reste quelques économies. Du moins assez pour vous entretenir. J’aimerai que notre collaboration se fasse de façon très officielle et j’ai pour projet de vendre l’imprimerie pour revenir au commerce, activité bien plus lucrative que l’édition. Lord Waddington consent à me prêter de l’argent pour amarrer des bateaux à Boston. Une frégate et deux goélettes de 46 tonneaux devraient suffire pour commencer. En un an j’espère obtenir des gains pour ainsi accroître mes équipements navals. —Mais…que ferez-vous de tous ces gens ? —Je vous demande pardon.

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—Vous avez parlé de chance égale pour tous et je vous ai cru. Il y avait une telle conviction dans votre voix et à présent vous parler de partir vous installer à Boston pour traiter avec les Anglais. Où sont donc toutes ces idées que vous défendiez tant ? Où donc est rendue votre Foi Quaker ? —Vous ne manquerez de rien si je m’engage dans cette voie. Ceci implique certains sacrifices Miss Graham, des sacrifices que j’accepte de tout cœur si je vous sais être à mes côtés. Vous êtes brillante, intelligente et nous… —Je suis la descendante d’une esclave. Accepteriez-vous de vous mésallier de la sorte parce que nos opinions convergent ? Dans ce cas, il me faut refuser. Vous pourriez faire mon bonheur Mr Nash je n’en doute pas une seule seconde mais vous avez assez de poids pour vous faire entendre, pour continuer à donner du rêve et de la voix à ce qui n’en ont pas ».

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CHAPITRE 2 Le bébé de Tiléa se présentait mal et Mama au chevet de la créole y resta des heures, assez pour que Tyler ne la rejoignit avec des plantes médicinales provenant de rites vaudou. Dans la nuit quand le bébé arriva enfin par le siège, les deux femmes applaudirent en fendant en larmes. Dieu est loué ! « C’est un petit garçon. Un beau bébé que tu as là ». Mais la petite mulâtresse refusa de le regarder. « Il faut le mettre au seine ma chérie » Mais l’enfant les yeux perdus dans le vague n’entendit rien. Un bâtard ! Qui aimerait un bâtard comme celui-ci ? « Si elle ne l’alimente pas, il va mourir. —Elle finira par le prendre, va. Elle est seulement un peu fatiguée, argua Mama en retournant au lit pour faire boire la petite de 14 ans. A peine l’eut-elle bercée que son regard croisa celui de Mama et elle comprit. Une indicible douleur lui pinça le cœur. Qu’allons-nous faire de lui ? Tyler ne put retenir ses larmes, tout en pressant le petit être contre son sein. De retour dans la demeure Keynes tout se passa bien jusqu’à ce que le nourrisson ne se mette à pleurer. « Fais-le taire ! Il va réveiller le maitre ! Tyler, fais quelque chose ! A cet enfant va nous attirer de gros ennuis. Je t’avais dit de le laisser devant l’Eglise mais tu ne m’entends pas, sale mule, tu n’en fais qu’à ta tête pour ne pas changer ! Si le maître se réveille, je vais te rosser ! —Il faut lui trouver un prénom Mama. —Cet enfant n’est pas le tien ! —Que dis-tu de Thomas, hein ? Il va rester avec nous Mama, jusqu’à ce que nous lui trouvions une famille. En

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attendant, débrouillons-nous pour qu’il reste en vie ». En voyant Princeton dans la rue, Tyler lui courut après et arriva essouffler à sa hauteur. « Miss Graham ? Il y aurait-il un souci ? » Et elle de tenter de reprendre son souffle sans y parvenir. Comme on les observait à l’ombre de ses marronniers, le commandant s’impatientait car attendu chez Mr David Crawford. Lui et son ordonnance partaient pour le Rhode Island et il était de bon ton d’aller saluer ses relations après un tel voyage. Alerté par les cris du bébé, Keynes accepta que les deux femmes s’en chargent avant de se tourner vers le bon sens de Mama. De toute évidence le nourrisson mourrait de faim ; Les hommes ne comprennent rien aux enfants. Tyler savait pour l’avoir entendu que la fille de Marybel venait de donner la vie à une fille baptisée du prénom de Doris. Parfait ! Seul problème Marybel éprouvait des difficultés à allaiter et craignait de perdre et sa fille et le petit Thomas, trop énervé pour téter le sein déjà meurtri. « Il faut faire quelque chose Mama, il s’époumone et attend de nous que nous lui venions en aide. —Y a peut-être quelqu’un en ville. Princeton a eu recours à elle pour ses fils. J’ignore si elle est encore à Philly mais l’on peut toujours essayer ». Une chance pour elles, Princeton se tenait toujours en ville et d’après l’ordonnance partait saluer Ambrose, Mr Hyde et Crawford ; par déduction logique Tyler commença par Hyde où la domestique le renseigna : « Si vous marchez vite, vous pourrez le rattraper par la Bond’s street ! » Et chez Mr

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Ambrose : « Oh non, ce n’est pas de chance pour vous. Il doit être devant le William Penn’s Square maintenant ! » Et Tyler de penser qu’elle n’y arriverait jamais avec tout ce monde propre au jour de marché. « C’est au sujet de la nourrice de vos fils ! Est-elle toujours à Philadelphie ? —Berthe ? Ou bien-sûr, elle est grandmère à présent. —Oh Mr Princeton, je ne sais comment vous remercier ! Où peut-on la trouver ? » Il s’avérait que l’une des filles de Berthe tenait un marmot de huit mois dans ses bras et en voyant le nouveau-né s’agiter dans les bras de Mama fut saisie d’amour maternel. « Pauvre petit…il mourrait de faim. Pourquoi ne pas être venu plus tôt ? » Mama se posa la même question. Si Tyler avait témoigné plus de pragmatique, elles n’en auraient pas été là à parcourir toute la ville à la recherche d’un sein pour ce petit orphelin. L’intervention du Commandant Princeton en étant pour beaucoup Tyler rédigea une lettre de remerciement et après l’avoir lu, à quelques heures de son départ, il se rendit chez Keynes pour la saluer en personne. « Ce fut tout naturel Tyler, vous êtes pour moi une fille et le vieux militaire que je suis respecte la vie aussi minime soitelle. Si à l’avenir vous rencontrez le moindre problème vous savez que ma porte vous sera toujours ouverte. Le Rhode Island n’est qu’à quelques jours d’ici par voie maritime, mais reste tout à fait accessible ». Il y eut un silence pendant lequel Princeton ne sut s’il devait aborder le sujet.

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« Que ferez-vous après le départ de Mr Keynes pour l’Europe ? » Tyler se sentit vexée ; selon elle tout le monde avait eu vent de son emploi chez Lady Hawthorne. La popularité de Benjamin Franklin jouait toujours dans la propagation de nouvelles susceptibles d’intéresser un grand nombre de citoyens de cet Etat ou d’ailleurs. Or si Princeton l’ignorait, tous à Philadelphie l’ignorait. « Rien d’extraordinaire. Mama et moi restons ici. —Pourquoi ne retournez-vous pas en Virginie ? C’est insensé…Je pourrais vous prendre à mon service s’il est convenu que Mr Keynes se défasse de vous. A quoi pense-t-il en vous laissant ici ? —Je l’ignore. Il n’est plus tout à fait le même depuis qu’il sait son départ imminent ». Tyler n’avait pas tort. Il se montrait distant, même avec elle. Resté cloitré et n’apparaissait que pour faire partir du courrier, lire le journal ; il s’enfermait dans sa chambre, sa bibliothèque, son bureau et picorait au grand désespoir de Mama. « Crois-tu qu’il est malade depuis que Marie-Louise a quitté cette maison ? Crois-tu qu’il avait fini par apprécier la nourriture de cette créole ? » Que cette vieille négresse était naïve ! A la lueur des candélabres il écrivait, lisait, sans réagir aux stimuli extérieurs tels que les cris du nourrisson affamé ; Il rédigea son testament prenant soin d’y coucher Tyler et le remit au notaire de Philadelphie, Boston et Richmond. « Sa sœur doit venir s’installer ici dans cette maison. Nous ne serons pas tout à fait seules.

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—Bien. Alors je vais aller saluer mon vieux ami et gagner le Rhode Island ». Le lendemain matin Jackson arriva et Tyler lâcha sa bassine de linge pour aller le saluer. « Vous vous préparez au départ Miss Graham ? —Et comment se portent vos passagers du Syracuse ? Je suis étonnée que vous soyez encore en vie Mr Jackson, les marchands auraient pu vous confondre avec leur verroterie et pour le prix d’une tasse de cacao l’on poussera à vous en Europe ». La main sur la hanche il sourit et appuyé sur sa canne leva son nez vers le soleil, un peu timide mais bien présent. Derrière lui une malle-poste remontait la rue au pas et quelques passants avançaient le parapluie à la main, évitant flaques d’eau et crottin. « Nous avons eu gain de cause, si vous voulez tout savoir. La persévérance s’est avérée payante. —Que voulez-vous ? Le Syracuse seraitil retourné en Afrique sans son sucre et son café ? Racontez-moi tout ! Auriez-vous négocié l’annulation des lettres de change ? —En quelque sorte oui. Lord Waddington a fait libérer les Africains après avoir payé la Compagnie des Indes. C’est une action politique visant à sensibiliser les Français et nos compatriotes persuadés de s’appauvrir si l’on ne leur donne pas assez de main d’œuvre. Or rien qu’en France, le café représente un cinquième de la valeur totale des exportations. Les Colonies fournissent un excédent de recettes, ce qui conduit à un renforcement de la monnaie et des rentrées d’or. Lord Waddington veut prouver au Parlement britannique que cela

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n’affectera en rien les importations quand on sait que…je vous ennuie très certainement. Miss Graham. —Oh non pas du tout ! Cela me change des ruminements de Mama. Oui nous sommes trois à travailler ici. Et dites-moi un peu ! Comment se porte Maitre Campbell-More ? —Il est aimable à vous de demander. Il était dans le Maryland dernièrement et nous est revenu hier. Je me rendais chez Mrs Turner mais j’ignore s’il s’agit de la première maison qui accole la vôtre ou bien la seconde. —La seconde. Celle avec du lierre. Vous ne pourrez pas la manquer. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne journée ». D’un pas léger elle retourna à sa bassine de linge et à peine Jackson eut-il dépassé le muret que Keynes descendit et très agité réclama Tyler à Mama. « Non il n’a pas dit ce qu’il voulait. Le maitre n’est pas encore partit que tu es déjà à te faire remarquer ! » Une averse tomba, rien de surprenant en ce mois de mars 1789 et à la fenêtre, les bras croisés derrière le dos, Keynes suivait la progression des nuages. Si je pars il ne s’en rendra même pas compte. Tyler entendit Mama chanter et cela joua plus encore sur ses nerfs que le cri des gosses dans la rue chahutant comme des chatshuants. « Lady Hawthorne souhaite vous revoir et je lui ai dit que nous y serions pour déjeuner. En plus du Dr Franklin, le vice Président John Adams sera des nôtres, Mr Lee un autre du Sénat et si Mr Alexander Graham a décliné l’invitation, nous aurons à débattre de sujets d’actualité avec Mr Thomas Jefferson et bien-sûr une bonne

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table ne peut être digne de ce nom sans Lord Waddington et sa clique d’Abolitionnistes ». Tyler fronça les sourcils en entendant : « Clique d’abolitionnistes » et quand Keynes avança, elle recula par réflexe de fuite. « Je refuse que vous y assistiez. Le Dr Franklin aurait suffit mais…Que vous voulez Jackson ? —Il m’a demandé la maison des Turner ». Avait-il entendu la conversation de sa fenêtre ? Il m’espionne. N’a-t-il rien de mieux à faire ? Il se mordit l’intérieur de la joue ; Jackson avait du succès auprès des femmes : ses boucles brunes y étaient pour quelque chose sans parler de son regard piqué de malice et ses tâches de son lui donnant un air enfantin. Pourtant Keynes savait que les gentlemen n’épousaient pas les domestiques, tout au plus couchaient avec les jolies soubrettes mais en aucun cas ne les épousaient. « Il vous rendra malheureuse si vous le laissez vous séduire et vous ne serez ni la première ni la dernière à qui cela arrive. —Entretenir une discussion est-il aussi condamnable à vos yeux que de mettre un bâtard au monde ? —Oui quand l’un débouche irrémédiablement sur l’autre. Vous ignorez ce dont les hommes sont capables pour arriver à leurs fins et je ne parle pas de femmes prises de force. Ne vous m’éprenez pas sur ses intentions. —Qu’en savez-vous ? Ils ne sont pas tous vils et perfides que vous le prétendez ! Il en existe des bons. —Non Tyler. Ils courent tous qu’après une chose : la fortune. Et vous n’avez rien

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à leur offrir qu’un peu de distraction. Si un homme autre qu’un mulâtre, quarteron ou nègre affranchi dit vouloir vous épouser, fuyez-le Tyler, ce n’est qu’un menteur…il y aurait-il quelqu’un à Philadelphie qui vous aurait tenu pareille proposition ? —Non ! Non, personne et même s’il y avait quelqu’un je ne vous en parlerai pas ! » Le ton pris la trahit et surpris, Keynes finit par afficher un noble sourire sur son visage. « Tenez donc ! Alors qui est-ce ? Est-ce quelqu’un que je connais ? Probablement une personne très hardie pour vous aborder et capter votre attention. Laissez-moi deviner. John Nash ? Est-ce notre John Nash ? Et dire que vous ne vouliez pas m’en parler. Tyler, je ne vous aurai pas jugé au contraire, je vous aurai félicitée. Aucune femme jusqu’à maintenant n’est rentrée dans les grâces de Nash. —Oh vous et votre cynisme ! —Je suis sérieux Tyler. Nash est ce que l’on peut appeler un bon parti. Il est ambitieux, pragmatique et est connu dans tout le territoire pour ses convictions politiques et autres. Une délicieuse petite quarteronne manquait à son profil du parfait philanthrope. Alors vous avez ma bénédiction Tyler. —Vous vous fichez de moi. —Arrêtez de penser que je me fiche constamment de vous. Je dis que vous pouvez courir l’épouser. De l’époque de mon père vous auriez déjà mère de deux ou trois mouflets, pas forcément du même géniteur mais mère tout de même. Mignonne comme vous êtes vous auriez été la chouchoute du régisseur et ma mère vous aurait gâtée comme le fera Lady

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Hawthorne. Toutes les femmes d’Europe aiment se parer d’artifices exotiques, sans parler de leurs Pièces d’Indes, de leurs oiseaux des Iles, singes savants et de leur Tyler Graham. —A quoi me comparez-vous au juste ? C’est vous qui m’avez placé auprès de cette Anglaise et vous êtes aujourd’hui à me le reprocher ! C’est vous qui partez en Europe en me laissant ici ! Oh, je m’arracherai les cheveux de colère si vous n’étiez pas mon employeur car depuis que je travaille pour vous il n’y a pas une insulte que vous m’ayez épargnée et je… Tyler reprit son souffle, les larmes bordant ses yeux verts. Je n’ai pas demandé à être ici Mr Keynes et s’il convient de me punir pour un crime que je n’ai pas commis et bien faites-le au mieux de me mettre à la torture avec vos insinuations et vos railleries. —Oh Tyler si vous aviez une once de lucidité vous verriez que je vous aime. De tout mon cœur je vous aime mais un homme tel que moi n’est pas fait pour l’amour et vous souffririez du peu de cas que je fais de votre personne. S’il y a bien un homme que vous devez épouser c’est bien John Nash. Il vous rendra heureuse, on ne peut pas en dire autant des autres ». Le statut de favorite restait une place privilégiée et il n’était pas rare que les mères éduquent leurs filles à ce résultat. Celle de Tyler ne dérogea pas à la règle et affectée à la domesticité, elle usa de maintes stratégies pour voir Tyler disposer des restes du maître en attendant de lui voir offrir sa virginité. Et Tyler n’était pas ignorante de ces choses-là : la promiscuité de la plantation offrait aux enfants des

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spectacles de chair dont la morale aurait à rougir. « N’êtes-vous pas sans ignorer que j’ai refusé sa proposition ? Les problèmes financiers dont il doit faire face le pousseraient à vendre l’imprimerie pour s’installer à Boston ? Enfin…peut-être n’at-il pas vraiment l’intention de le faire ». Perdu dans ses pensées Keynes en oublia Tyler. Elle s’en alla sur la pointe des pieds et Mama de l’attraper par la manche. « Que se passe-t-il avec le maître ? Je vous ai entendu parler fort et…c’est quoi cette histoire avec Nash ? Tu n’es pas sérieuse en disant que tu allais l’épouser. —Sale négresse, tu écoutes aux portes ! Il n’est rien de tel, vas travailler ! » Peu de temps après les souliers résonnèrent sur le parquet et Keynes sortit sous une pluie battante suivit de Georges tenant un parapluie, peinant à suivre Keynes entre les flaques d’eau. « Apportes-moi mon manteau ! » En courant Mama s’exécuta oubliant ses rhumatismes et son ragout sur le feu. Seul comptait à cet instant le mariage avec Nash. Comment l’arrêter dans ses élucubrations ? Trempée comme une soupe, Tyler poussa la porte grinçante de l’imprimerie pour tomber sur Campbell-More. « Et bien Miss Graham, n’êtes-vous pas chez Lady Hawthorne avec Mr Keynes ? —Non. Ce dernier n’a pas trouvé nécessaire que je m’y rende et il a raison sur ce point. La politique n’est pas une affaire de femmes ». Nash leva la tête de son épreuve des plus choqués. Depuis quand la politique était l’apanage des gens fortunés et des hommes ?

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« Voilà ce qui résout l’épineux problème de l’émancipation de la femme. Avec une telle pensée, il ne faut pas s’attendre à ce que l’Humanité évolue. —Rome ne s’est pas faite en un jour, railla Nash en retournant à son travail. Vos petits-enfants verront le changement et se féliciteront que vous ayez fait avancer les mentalités Miss Graham. —Ou bien le siècle ne connaîtra aucun bouleversement susceptible d’être mentionné par nos descendants, attaqua Fitzroy en sortant de l’ombre, un journal à la main. L’échec est une notion humain tout comme la réussite un concept engendré par nos économistes pour définir la propriété intellectuelle et individuelle ». Et Campbell-More ne fut pas long à comprendre les motivations de Tyler. Il posa le papier devant lui et invita Fitzroy à sortir bien que le temps ne s’y prête pas. L’averse tombait en longs rideaux et nulle âme à tenter le diable. « Que puissé-je pour vous aujourd’hui ? —Et bien je…je repasserai. —Vous n’êtes pas sérieuse. Vous allez attraper la mort. Asseyez-vous ici et… racontez-nous un peu de quelle façon les esclaves sont traités dans les plantations de coton de la Virginie. Comment Keynes entretient-il son cheptel quand il n’est pas à Hampton ? —Nash ! Intervint Campbell-More. Il n’est pas utile de se montrer offensant. La petite n’y est pour rien. —Je suis curieux c’est tout. Il y a une sorte de zone d’ombre chez Keynes et quand on l’interroge sur son commerce il devient le Caïn prêt à pourfendre Abel. A Dieu bien-sûr il niera avoir pêché mais…

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personne ne le blâmera de vouloir s’enrichir ». Ses intentions envers Tyler avaient-ils changés ? Etait-il aussi versatile que Keynes ? Si Nash n’éprouvait nul désir de reformuler sa proposition, notre quarteronne connaitrait la honte et Mama serait la première à la consoler. Non ! Tyler se disait assez force pour supporter cela. Sa mère ne l’avait pas mise au monde pour la voir se lamenter sur son sort. Non Tyler ne serait jamais de celles-là ! « Exactement ! Où en est votre projet Mr Nash ? » Il leva prestement le nez de sa feuille. Fallait-il s’appeler Tyler Graham pour oser s’exprimer ainsi ? « Ces messieurs que vous voyez viennent d’injecter des fonds dans l’imprimerie. Cette dernière ne prendra pas l’eau si c’est ce qui vous inquiète. Boston est à jamais ajourné. Et ma proposition tient toujours Miss Graham ». Son cœur s’emballa : il ne l’avait pas oubliée. Il quitta son bureau pour tendre la feuille à Fitzroy. Tyler le suivit du regard pour croiser celui de Campbell-More et elle y lut la curiosité mélangée à de l’incompréhension. Nash échangea technique avec Fitzroy et sa voix éraillée, quand il travaillait il ne souffrait nulle déconcentration et pourtant la présence de Tyler le perturbait. Furtivement il jeta un œil vers elle avant de froncer les sourcils. « Alors Miss Graham, quelle est votre réponse ? —A ce titre j’aimerai vous parler en privé ». Et Nash ferma son bureau qui servait à la fois de salle d’archives et d’entrepôt pour les cylindres de papier précieusement recouvert de lin. L’odeur du

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papier chatouilla les narines de Tyler. Cette situation la rendait fébrile et se frotta les mains avant de les coincer sous ses aisselles. « Je vais encore réfléchir mais il est fort possible que j’accepte n’ayant aucune raison valable de refuser. D’où je viens aucun homme ne se serait mésallié de la sorte. Les Virginiens sont fiers et… —Vous n’êtes pas en Virginie ! Ce qui se passe dans cette ville finira par s’étendre au reste de notre nation. Si je veux faire de vous une femme respectable, cela ne regarde que moi ; l’on ne pourra empêcher les gens de parler mais moi vivant je vous garantis ma protection et jamais personne ne vous laissera à la porte d’un quelconque édifice public ». Il lui caressa la joue et Tyler voulut ouvrir la bouche quand il posa son pouce sur ses lèvres et de son autre main vint lui encadrer le visage. Mama l’attendait à la porte et quand elle la vit s’emballa à la façon des chiens attendant leur maitre et dont la vue de ce dernier fut cause de leur fébrilité. « Je veux savoir pourquoi le maitre est furieux ! Tu ne dois pas le contrarié avec ta mauvaise foi. Ce n’est pas bien, votre grand-mère Wallis se retournerait dans sa tombe ! Elle était esclave, une bonne esclave. Elle travaillait bien et tu ne lui fais pas honneur ! —Oh tais-toi, sale négresse ! Je vais épouser Mr Nash et je travaillerai pour lui ! Tu devrais t’en réjouir pour moi au nom de grand-mère Wallis. Je suis repue… qu’as-tu préparée à manger ? Lés légumes seuls me conviendront. Laissons la viande pour Keynes ce soir bien que je doute qu’il dine après les agapes de Lady Hawthorne.

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—Mr Nash…mais… » Assise devant le poêle, notre Tyler savoura son assiette et à l’aide d’un bout de pain sauça sous le regard déconfit de Mama. Tyler allait se marier ? Sa petite Tyler. Comment ne pas en être toute retournée ? Son désir fut celui de la serrer dans ses bras et de lui dire combien cette annonce la rendait ivre de bonheur. A la place de cela, le vieille Africaine se contenta de la regarder. Soudain son visage prit une drôle d’expression. « Oh ma petite colombe, n’as-tu pas ? Oh mon dieu ! —Ne sois pas stupide. Il a seulement besoin de moi dans son imprimerie. J’aurai un peu d’argent et j’en enverrai à maman le moment venu ». Keynes rentra tard et avec lui sa colère amassée depuis des heures. Il m’en veut, indubitablement. Tyler ferma son livre pour retourner à ses travaux domestiques. « Vas lui apporter sa soupe d’oignons ». Mama cependant ne manquerait pas d’écouter aux portes comme elle le faisait si souvent. « Vous tombez bien Tyler, c’est vous que je voulais. Prenez cette chaise…Lady Hawthorne nourrit de grandes ambitions pour vous et si vous témoignez d’un comportement des plus exemplaires, elle vous dotera. Comme un bon père te famille doterait sa fille en vue d’un mariage de convenance, là où l’argent triomphe des sentiments. Le repas fut une assemblée pleine de divergence et pour un peu l’on se serait cru au Parlement de Westminster ou dans la Chambre du Congrès tant les opinions voulurent se faire entendre. Asinus Asinum Fricat ! Seul le repas fut digne des tables de Bacchus.

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On a mangé plus que de raisons et le vin a fait de nous des fidèles adorateurs de Lady Hawthorne érigée au rang de déesse puisque dit-on tout ce qu’elle toucherait se transformerait en or. Il en va de même pour Lord Waddington. Comment Mama a-t-elle pris la nouvelle de votre mariage ? Oui vous vous êtes rendue chez Mr Nash ce midi et deux témoins de nationalité Anglaise vous auraient vu dans notre imprimerie Simmons&Price. Alors je vous demande comment Mama a-t-elle pris la chose. —Je ne suis pas encore Mrs Nash et j’ignore ce que vos amis Anglais auraient pu voir et entendre. Mr Nash a pour moi beaucoup d’estime, ce n’est pas l’un de ces ventripotents hommes d’affaire obsédés par ses comptes et influencé par les fluctuations du marché du sucre. —Tyler… —Il est plus réfléchi et plus philosophe que votre Dr Franklin et son cœur bat pour un idéal qui ne m’a pas laissé indifférente. Je l’ai toujours tenue pour un homme de paroles et d’honneur. Il se puisse que je l’encense, que j’ignore ses défauts mais jusqu’à maintenant il est le seul à me montrer de l’intérêt. —Tyler s’il m’est permis de vous donner mon avis, j’aimerai ne pas m’interrompre car il m’est difficile de m’exprimer sans exprimer autre chose que du dédain pour les élans du cœur. Cependant Mr Nash m’a fait lire vos textes et ces derniers ont été jetés sur la table de Lady Hawthorne par Campbell-More en personne. Il a injecté des fonds dans l’imprimerie de Nash et bien que vous soyez talentueuse et pleine d’avenir, aucun de ces Anglais ne souhaitent vous voir marier.

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—Comment ça ? —Je viens de vous l’évoquer Tyler. Notre Lady veut vous doter. A ses conditions. Il vous est impossible de refuser. Mr Nash comprendra et s’en remettra ». Les larmes de colère gagnèrent les yeux de Tyler. « Et si je refuse, que se passera-til ? » Pour se donner plus d’aplomb elle se redressa mais l’échauffement fut tel qu’elle s’affaissa détournant son regard de Keynes. Il attrapa sa main et leur regard se croisa. Où était la petite femme quarteronne aux grands yeux verts terrifiée à l’idée de quitter Hampton Park et sa mère ? En ces quelques mois, Tyler du haut de ses seize ans était une ravissante femme assez jolie pour corrompre le cœur d’un homme chaste. Il porta ses mains froides à ses lèvres. « Vous écrirez à votre mère demain et vous lui direz à quel point je suis flatté de vous avoir près de moi. Dites-lui également de venir. Elle pourrait trouver à soulager Mama. —Elles ne s’entendent pas. Elles sont comme chien et chat, il y aura de la vaisselle et des dents cassés si vous les laissez ensemble ne serait-ce qu’une minute. Ma mère avec tout le respect que je lui dois n’est pas faite pour vivre ailleurs qu’à Hampton. Betty conviendrait bien mieux à la situation ». Il se détacha d’elle pour croiser les jambes et les bras. Betty était une africaine fraîchement débarquée —il vit là une provocation de la part de Tyler acharnée dans sa volonté de le voir changer, d’adopter un point de vue plus favorable sur les domestiques de sa plantation ; il ne pouvait rien lui refuser et encore moins la

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présence de l’Africaine à Philly. Les gens jaseraient trouvant piquant cette femme portant scarification et parlant un dialecte soudanais—, et Keynes voulut refermer le chapitre quand Tyler insista : « C’était une princesse en son pays et il n’est pas difficile de l’imaginer haut perchée sur son méhari, parcourant des dizaines de kilomètres pour bouter ses ennemis à l’extérieur de son royaume. En sa présence j’entrevois clairement l’Afrique, ses vastes déserts de sable jaune, sa faune et… —Comment va le petit Thomas ? La nourrice de Princeton est un ange mais une fois sevré l’enfant devra trouver un autre foyer et plus vous vous attacherez à lui et plus dur sera la séparation. Le mieux pour vous serait de réduire vos visites. Ceci dit la maison serait couverte de honte si ce petit orphelin venait… —Ce n’est pas un orphelin ! Il est mon fils. Tiléa me l’a convié avant de partir et le moment venu avec votre permission je le conduirais à Hampton jusqu’à ce qu’il soit en âge de travailler et ensuite il sera libre de se rendra où bon lui semble. —Que je me plais à vous écouter Tyler, tant de dévotion pour les causes perdues. Il me semble vous entendre délibérer en compagnie de Mama sur l’avenir de ce gosse en langes qui me coute déjà 3 cents d’entretien quotidien ». Silencieusement ils s’observèrent et le cœur serré Tyler se mit à espérer la bonté de Keynes. Qu’est-ce que la postérité gardera de cet homme ? Aurait-il changé au point d’aborder le monde avec philosophie ? La lumière vacillait dans le plateau rappelant à Tyler quelle fonction elle occupait près de Keynes. La porte

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refermée derrière Tyler, Thomas Keynes fixa le feu crépitant dans la cheminée avant de s’effondrer dans son fauteuil. Une pluie battante obligea Tyler à s’arrêter sous l’auvent d’une maison et ruisselante fut fâchée par son soulier troué laissant l’eau pénétrer comme si elle eut été dans le lit d’un ruisseau. Fichtre ! Des matinées comme celles-ci lui faisaient amèrement regretter la Virginie. L’été 1781 restait encré dans son souvenir. Cette chaleur. Ses petits pieds battant la surface de l’étang. « Où étais-tu ? Cela fait deux heures que l’on t’attend ! Dépêches-toi, Mr Nash est là avec cet autre monsieur au drôle d’aspect, celui qui t’a remis l’argent. —Campbell-More ? Et que veulent-ils ? —Si je savais. Moi je n’écoute pas aux portes pour entendre ce que ces messieurs disent ». L’arrivée de George fut saluée par les assaillantes questions de Tyler. Lui de s’en amuser. Cette rencontre demeurait informelle : « De vieux amis qui se voient avant le grand départ ». Et quelque peu déçue Tyler. On ne pouvait lui soutirer ce fiancé au prix d’une dote conséquente pour reprendre l’expression de Keynes. Mr Nash quant à lui ne pouvait la laisser tomber, pas après cette implication. Deux heures plus tard les invités disposèrent et George haussa les épaules : « De vieux amis, rien de plus ». Prestement Tyler posa la volaille partiellement déplumée dans la casserole et sortit sur les talons de Mr Nash. « Mr Nash ! Sir Campbell-More! Il n’est pas temps à converser à l’extérieur mais veuillez pardonner mon indiscrétion si je… »

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Campbell-More prit congé de leur interlocuteur. A la fenêtre de son bureau, Keynes ne perdait rien à la scène et devinant l’intérêt de son employeur pour cette discussion, Tyler baissa la voix afin de n’être entendue que de Nash. « Si je m’enquiers de votre éloquent silence suite à votre aimable proposition et ai-je encore raison de croire… —Miss Graham je me suis quelque peu emballé au sujet de nos perspectives d’avenir et je me vois dans le regret de vous informer de mon désir de ne plus vous donner de faux espoirs qui anéantiraient à jamais notre relation amicale. —De faux espoirs ? Mais je…Mr Nash, aurait-on influencé votre choix en une quelconque manière ? —Et que voulez-vous insinuer ? Non je me suis seul fourvoyé par mégarde en laissant cours à la possibilité d’un avenir en commun. Il convient de me tenir seul juge de cette décision et je refuserais de vous voir blâmer l’une ou l’autre de mes relations. Cette offense que vous leur ferez s’accorderiez bien mal à la constance que j’imagine être la vôtre. La constance et le bons sens ». Les poings serrés, Tyler tentait de se contenir. Qu’est-ce que Mama ferait dans pareille situation ? Que ferait sa mère dont on connaissait le virulent caractère ? Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas ce que l’on ferait subir à une femme de bonne famille. Alors je ne suis à ses yeux qu’un objet de fantasmes… Et Tyler se détendit jusqu’à afficher un radieux sourire assez évocateur du trouble la tenaillant. « Avances, ma chérie ! Ne recules devant

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rien mais n’oublies pas ». Derrière sa fenêtre Keynes ne la lâchait pas des yeux. « Alors restons en de bons termes ». Son regard croisa celui de Campbell-More et ce dernier détourna la tête plein de pudeur pour la tragédie se jouant devant ses yeux. Oh oui elle rentrerait au service de cette aristocrate anglaise et quel plaisir prendrait-elle à contrarier ses plans, comme elle Milady prit soin de contrarier les siens. Dans la cuisine Tyler coupait les carottes et les navets avec une rapidité inconnue de Mama. Interdite elle fixait la petite Graham en se demandant quel force diabolique la tenait en sa possession. « Tu vas te couper dans ma cuisine. Donne-moi ce couteau et retournes à la volaille. Tu me fais peur avec ce couteau. Tu m’entends dis ? Bonté divine, je vais être témoin de cette horrible chose. —Oh arrêtes un peu de maugréer vieille femme, tu es bien comme ton bon à rien d’Harry ! Je suis une femme libre et ils comptent disposer de moi comme si je n’étais qu’une…qu’une esclave ! C’est plus fort qu’eux et je ne compte pas me laisser faire. Tu entends ? —Et comment comptes-tu t’y prendre toi qui te dis être plus brillante que les autres ? Ici les femmes libres aussi s’achètent et les blancs y mettent le prix. C’est ainsi qu’ils ont eu la petit Cesie…et la petite Dany de la plantation des Huntington ! La beauté est un lourd fardeau pour les esclaves et toutes ces coquettes qui se disent libres. Si ton Nash ne veut pas de toi c’est qu’il a une bonne raison et tu dois l’accepter pour éviter que cela se retourne contre toi ». Des trombes d’eau s’abattaient sur la ville. Le vent bruissait dans les arbres

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bordant la rue, pénétrant dans l’âtre pour menacer le feu de s’éteindre et Keynes avança devant le feu, si près de Tyler qu’il pouvait la toucher. « Vous souhaitez me voir partir au plus vite et cela est légitime. Je penserais de même à votre place. Demain lady Hawthorne vous attends et vous réussirez Tyler si vous me faites confiance. La confiance est primordiale dans les relations sociales, vous y concédez n’est-ce pas ? Laissez tout cela et montez vous reposer ». Lady Hawthorne tarda à les recevoir et deux heures plus tard les portes s’ouvrirent sur le salon de la coquette Anglaise autour de laquelle gravitaient Franklin, Mercy Otis Warren, le Président Washington quant à lui venait de partir suivit par le fiévreux John Adams ; quelque part dans la pièce le comte du Berkshire tenait grande conversation avec Jefferson et quand elle rentra on la jeta bien vite loin du tumulte mondaine, des discussions philosophiques et politiques, tant et si bien qu’on l’oublia quand son regard croisa celui de Campbell-More. Prestement il détourna la tête pour revenir à ses élucubrations d’abolitionnistes à l’aube d’une nouvelle ère, celle de la fin d’un despotique règne. Il ne se passa rien du reste de la journée. Au moment de partir Lady Hawthorne se tourna vers Keynes pour le disposer de lui : Tyler commencerait son apprentissage dans les plus brefs délais et nul ne viendra troubler pareille initiation. « Elle n’a même pas pris le temps de me parler et j’ignore pour quelles raisons elle s’appliquerait à faire de moi un singe savant. Admettez qu’ils aient tous tors, alors que deviendrais-je ?

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—Tu auras toujours ta place ici ma colombe ». Mama s’interrompit quand Keynes apparut dans l’encadrement de la porte, la canne et le chapeau à la main. L’ordre fut donné de préparer ses effets personnels ; il irait passer deux nuits à la campagne où se tiendraient Jefferson et Adams. Au moment de sortir il se tourna vers Tyler. « Jusqu’à mon départ la consigne sera d’aider Mama à fermer cette maison. Mama Josepha et le Vieux George repartiront en Virginie car cette demeure ne pourra être entretenue en mon absence. Alors prenez les dispositions qu’il faille pour ne rien laisser derrière vous ». Quelle trahison ! Et sa sœur ? Ne peutelle pas gérer cette maison, comme convenu ? Il s’en alla sans même se retourner sur la belle en robe de moire marron aux reflets noirs. George le précéda jusqu’au portail et revint en boitillant ; sa goutte, il disait en souffrir quand le beau temps tardait à apparaître jouant d’averses en averses. Dans la rue Tyler avançait suffisamment vite pour couper la route à Nash et lui de ne pas la reconnaître de suite avec cette coiffure soignée et cette mise de circonstances. « Mr Nash pouvons-nous discuter ? » Il l’entraîna à l’écart de la foule et après s’être assuré d’être loin des oreilles indiscrètes. « J’ai écrit quelques essais…tenez. Lisez les quand vous aurez du temps et faites m’en la critique par écrit. Personne ne pourra nous reprocher d’échanger des lettres à portée professionnelle ». Non, il ne pouvait faire cela ! Quoi ? Trahir Keynes ? Tyler insista, voyant qu’on les étudiait plus attentivement et

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pour se donner plus de prestance gonfla la poitrine tout en accentuant sa bouche en cul-de-poule. Et puis Keynes n’en saurait rien, ni de cette entrevue, ni de cette échange à venir. « Il ne s’agira que de lettres. Mon style a encore besoin d’être travaillé et vous êtes un homme de Lettres, un brillant journaliste dont la plume restitue avec brio tous les rebondissements de notre Histoire commune. Il ne s’agira que de lettres et rien de plus. —Je me vois refuser vos échanges épiscopaux. Keynes a du vous le dire mais dans quelques temps je serai fiancé. Vous savez ce que cela sous entend n’est-ce pas ? —Fiancé ? Mais… —Le mariage est un commerce. Celle que je vais un jour épouser vient de Boston, son père est dans le négoce et je n’aurai jamais meilleure proposition que celle-ci. —La mienne était honnête ! —Je n’en doute pas un instant mais votre mère aurait connu quelques démêlés avec la justice n’est-ce pas ? Graham est le nom de votre père : Sir Charles Graham. Or actuellement il est poursuivi pour avoir vendu certaines informations d’état aux Anglais. Malgré tout le respect que je vous porte, je ne peux risquer ma clientèle pour une mésalliance. —Oh ! Une mésalliance ? Pourquoi ne pas le dire franchement ? D’autres ont eu plus de courage. On n’épouse pas les négresses à Philadelphie et ne vous donnez pas tout ce mal pour épingler ma mère et ce…père rencontré qu’une fois dans ma misérable existence ! Je ne m’abaisserai pas à ces déclarations dignes d’un ivrogne

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parce qu’il n’y a qu’eux à ne pas avoir froid aux yeux. Mais vous ? Non, ne me touchez pas ! —Ne faites pas tant d’histoires. Comment auriez-vous voulu que je vous le dise ? J’ai dit que je vous respectais et que je vous appréciais suffisamment pour me convier à vous mais reconnaissez que je joue gros dans cette alliance. J’occupe un emploi ingrat, des plus pénibles et si je viens à tomber entraîné par un personnage comme Graham je ne me relèverais pas. Jamais ! Toute le Caroline du Nord se passionne pour ce procès et il risque la pendaison. Vous auriez du me le dire. Et avec tout le respect que je vous porte, je ne peux pas tenter le Diable. —Alors vous calomniez mes origines ? —Pitié Tyler, pas ce discours de damnés avec moi. Je vous croyais intelligente au point de ne pas sombrer dans le pathos et voilà que vous vous y jetez à pieds joints ». La mère de Tyler poignarda un violeur, ce dernier prit sa benjamine de douze ans ; quelle mère n’aurait pas intervenu ? Les bras croisés sur sa poitrine, Tyler ne cilla pas et jeta des éclairs : Non je ne m’abaisserais pas à pareilles calomnies ! Le regard doux de Nash trahissait son humeur de l’instant. La paix pas la guerre, c’était cela qu’il voulait par-dessus tout. « C’est pourtant ce pathos qui vous nourrit. Vos articles en sont la preuve ! Ecrivez sur ma mère et sur les raisons qui l’ont conduit à ce geste et vous obtiendrez toute l’empathie de l’Amérique, excepté si la décrivez comme une affranchie, quarteronne de trente ans à qui l’ont à ôter l’espoir d’un monde juste où les nègres

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auraient un peu d’instruction pour se défendre ! » En remontant la rue au rythme des charrettes, des attelages et des piétons, Tyler avait le cœur lourd. Keynes l’attendait au salon ; le voyage annulé il disait vouloir profiter de Philadelphie avant son départ et après avoir croisé Lord Waddington à quelques pas de leur demeure, Keynes l’invita à souper en leur compagnie. « Je vous ai trouvé quelque chose. Allezy c’est pour vous, en pointant du doigt le paquet. C’est un kaléidoscope. J’ignore quel usage vous en ferez mais j’ai pensé que cet objet pourrait mettre un peu de couleurs dans votre existence. Il va sans dire que votre sourire nous manque et comme vous êtes la seule susceptible d’égayer mes journées je vous supplie de paraître plus gai. Allez aider Mama en cuisine. Elle vous y attend depuis une heure bien que je sache où se portait votre récréation. Si je devais rétribuer votre travail vous ne me couteriez pas cher. Bon nombre de vos frères de fortune gagneraient correctement leur vie mais vous…Le repas sera servi à neuf heures, faites-en sorte d’être présentable ». Tyler ne bougea pas. C’est lui ! C’est lui le responsable, sinon pourquoi ce débile présent ? « J’ai rencontré Nash en ville ». Et ? Semblait vouloir dire son expression ; difficile à intimider ce Keynes et ce n’était pas une affranchie comme notre Tyler qui allait le faire plier. « Vous avez cru bon lui parler de ma mère. Passes encore ce Graham, il l’aurait su tôt ou tard mais ma mère ! Pourquoi ? Vous lui manquez de respect et je devrais accepter vos excuses ; cela vous rassurerez

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de penser que je suis assez bête pour continuer à vous faire confiance ! —Pourquoi êtes-vous en colère ? » Et Mama apparut dans l’encorbellement de la porte. « Est-ce que tout va bien Mr Keynes ? Je m’occupe d’elle…Viens Tyler, viens. Ce n’est pas ce que tu veux, alors viens ma chérie. —C’est trop facile. Ils gagneront toujours. —Ne fais pas d’histoires, viens ». Tyler résista, plongea son regard vert dans ceux foncés de la vieille domestique puis revint à la charge avec la même hargne. « Je le déteste ! Je le HAIS ! —Chut ! Tu ne penses pas ce que tu dis… ». Mama Josépha lui parla en créole afin de l’adoucir et ceci prenait la forme suivante : « Si tu continues, on risque la porte. Est-ce ça que tu veux ? Ressaisis-toi avant qu’il ne soit trop tard. Allez ma colombe ! » Et Tyler de répliquer : « Tu ne sais pas ce qu’il a dit et ce qu’il a fait ! C’est un être méprisable. Je le déteste et souhaite le voir mort » ; « Tu ne dois pas parler ainsi d’un homme qui t’a élevé et qui t’aime de tout son cœur. Il t’aime ma chérie et ne voulais pas de voir malheureuse avec ce Nash ! Regardesmoi…il ne te veut aucun mal » : « Il a détruit tous mes espoirs, sanglota Tyler en laissant Mama lui caresser la tête, il a trahi ma confiance ! » Et Mama l’entraîna à l’extérieur de la pièce. Les plats allaient prendre feu dans la cuisine et Josépha n’avait jamais rien brûlé. Pauvre petite, pensa-t-elle en étouffant ses sanglots dans sa poitrine recouverte de tâches de suie. « Elle l’aimait vraiment ce Nash ? » Questionna

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Mama à l’intention de George occupé à cirer les souliers de Keynes. « Elle est jeune. Elle s’en remettra. Le repos est le meilleur remède contre un mal de cœur. Quelque part elle a raison. Ce Nash est quelqu’un de bien. C’est ce Waddington qui met cette ville à feu et à sang. —Et tu parles comme les autres sans savoir de quoi il est question. C’est une relation du maitre, la plus importante qu’il soit et toi tu parles de conspiration. —Ôte ce mot de ta bouche. Ma petite deviendra quelqu’un sans qu’on ait besoin de lui passer le mors. Elle sait lire et elle parle bien, quelles autres preuves pour te convaincre ? —Ne sois pas sot vieux nègre bâté ! Elle pliera comme toutes les autres avant elle parce qu’elle n’a rien d’autre à offrir que sa beauté, sa jeunesse et son entrejambe. Tiens-le pour vrai, elle deviendra leur coqueluche avant de sombrer dans l’oubli. De toute façon Lady Hawthorne compte ne pas perdre son temps avec elle ». A la lueur d’une lampe torche George éclaira le passage devant Lord Waddington et Campbell-More ; derrière Keynes, Tyler le regard dans le vide pensait à se venger de ce perfide Keynes. Lui les mains derrière le dos se retourna comme devinant ses pensées et pour une fois on eut dit qu’il fut traversé par une onde de choc. « Soyez les bienvenus, gentlemen ! » Les lèvres closes et le regard éloigné, notre Graham ne se pressa pas pour déshabiller les hommes. Ce Campbell-more semblait flotter dans ses vêtements et il n’apportait aucun soin à son apparence, comment pouvait-on le laisser entrer, selon les dires de Mama Josépha. Bien vite George les

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débarrassa et Keynes les invita à passer dans la petite salle à manger. « Que se passe-t-il Tyler ? Si tu ne peux assurer, on se passera de toi ». Les chiens aboyèrent. Grand vacarme accompagnant le passage de quelques noctambules. Mama montait les blancs en neige tandis que Tyler garnissait le gâteau aux amandes. Tyler aimait les amandes mais pas ce soir. Tout avait un sale goût. Des pas autres que ceux de Georges alertèrent les deux femmes. « Veuillez m’excuser Mesdames…une vilaine tâche et…George m’a dit que je pourrais trouver ici de quoi la détacher avant qu’elle ne pénètre davantage dans le tissu ». George lui aurait dit cela ? Mentir restait-il la dernière formule pour aborder les employées de Keynes ? « Oui il doit bien me rester un peu de détachant ». Mama ne supportait pas qu’on l’interrompe dans ses besognes et sans chercher à sourire glissa vers le meuble où l’on rangeait les produits ménages fabriqués pour la plupart par Beth, la mère de Josépha. Une négresse morte à la tâche et qui se vantait de ternir la maison loin des termites, des rats et autres nuisibles dont la ville grouillait. « Hum, trois gâteaux forts appétissants, vous nous régalez Josépha et que dire des plats qui ont précédés ? » Penché au-dessus de l’œuvre de Tyler, les bras derrière le dos il profita de l’occasion pour tenter d’amorcer la conversation en tout gentleman qu’il était. « Le climat pluvieux doit vous changer de la Virginie mais il ne diffère en rien de celui de l’Angleterre. Autant dire que nous autres anglais avons la peau dure et paré à

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affronter les climats variés du Nouveau Monde. Keynes dit que vous êtes passionnée par les pérégrinations de James Cook ? Alors c’est une passion que nous avons en commun ». Tyler ne répondit rien, essuya laconiquement ses mains sur son tablier afin de répandre les amandes sur le gâteau. Keynes n’aimait pas toute cette garniture. Tant pis pour lui, il restera celui au chocolat et l’autre à la poudre de coco. James Cook. La prétention de Keynes de la connaître mieux que sa propre mère. Arrogant personnage ! Mama se rua sur Waddington, un chiffon propre à la main et le produit de l’autre. Il va me faire rater mes pâtisseries, songea-t-elle en suant à grosses gouttes. Tyler anticipa en s’occupant du nappage du coco. Que ne ferait-elle pas sans moi ? La tache disparut en un clin d’œil. la crème de lait faisait des miracles. « C’est parti ? On peut dire que vous avez des doigts de fée. Il ne me reste plus qu’à vous remercier et vous laisser à vos œuvres ». Et une fois seule Maman ne tint plus. « Pourquoi n’as-tu rien répondu ? Tu fais les coquettes et les fières mais quand la véritable occasion se présente tu te fermes et ça ce n’est pas bon pour Mr Keynes ! » Le lendemain Tyler se leva avec la migraine accompagnant ses menstrues et soulagée d’être indisposée, elle garda le lit deux heures de plus que son heure habituelle de lever et quand elle prit enfin son service, George lui apprit le départ de Keynes. Alors elle remonta en quatrième vitesse, renversa sa boîte dans laquelle se tenaient ses quelques économies et redescendit, le châle sur les épaules.

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Sur le dock régnait une activité démente. Tous s’affairaient à faire commerce ; on déchargeait les cales des goélettes, on chargeait les plus gros ; les tonneliers au loin prévenaient de leur arrivée et les mules peinaient à avancer leur cargaison entre les caisses des armateurs. Difficile d’imaginer plus tumultueuse activité sans parler de la danse des mouettes au-dessus des gréements, des aboiements intempestifs des chiens errants et la puanteur, fétide mélange de bouse, de poissons frais et pourris, des excréments de porcs, de celle plus exquises car poivrées des hommes. Par deux fois Tyler manqua de se retrouver les pieds joints dans l’eau poisseuse et nauséabonde des trous sur la chaussée. Peste soit cette ville ! Et d’un pas alerte se rendit près de la modeste goélette : le Boucanier et Conrad Eames descendit la passerelle suivit par son second de bord. « Nous n’avons pas de quoi les payer, alors laissez les à quai ! Et puis sortez moi ces maudites caisses de l’entrepont, nous ne sommes pas des contrebandiers… —Mr Eames, s’il vous plaît ! » Il se retourna et en voyant Tyler son expression se modifia. Qu’allait-elle encore causer comme ennuis ? La dernière fois elle n’avait pas hésité à le traiter de corrompu. Lui ? Il gagnait honnêtement sa vie et à la sueur de son front. « Que veuxtu ? Je travaille figures-toi ! —Je sais que vous allez à Philadelphie et j’ai de quoi vous payer pour le voyage. —Le voyage ? Et est-ce que Keynes est au courant parce que si ce n’est pas le cas je refuse tout simplement comme tous les autres refuseront une fois que je les aurais avertis de tes intentions. Déplacez moi cela

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doucement ! Le contenu vaut une petite fortune ! Les planteurs me filent leur coton et j’ai…il jeta un œil sur sa planche, pour plus de dix mille dollars de marchandise. Si tu as lu la presse d’hier, tu sauras qu’on les vendra à midi. Certains des acheteurs sont déjà au rendez-vous alors ne me fais pas perdre mon temps. —Keynes part pour Londres et il envoie tout le monde en Virginie. Il ne tient pas à ce que je reste ici ». Il croisa les bras sur sa poitrine. « Vous me croyez vraiment pour un idiot Tyler Graham ! ». Le ton qu’il prit surprit Tyler ; lui est sa tignasse rousse délavée par le soleil et la mer salée du grand océan Atlantique ; lui au regard globuleux venait de la remettre à sa place. Il avait gagné en assurance depuis que Princeton investissait dans son négoce et puis, il en matait des plus coriaces chaque jour. L’air circonflexe bien que dur, il dévisagea Tyler de la tête aux pieds trouvant étrange la transformation de la Créole depuis son arrivée ici. Il ne savait quoi mais…il se disait prêt à l’embarquer sur le champ s’il n’y avait ce Keynes. « Je ne me moque pas de vous. Seulement je tente ma chance. J’ai entendu dire que vous êtes venu en aide à des nègres en fuite du côté de Baltimore et plus récemment dans l’état de Virginie. Vous pourriez bien être un héro pour ma communauté et… —Qui vous a dit cela ? —Votre épouse. Je l’ai soigné pour un vilain abcès et elle m’a dit que vous ne laissez jamais personne à quai ». Il se perdit dans ses pensées. Tyler incarnait le Diable, la tentation suprême et il ne pouvait accepter au risque de

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compromettre ses affaires ; Keynes le poursuivrait pour de nombreux chefs d’accusation et Eames aurait une place au pilori. Non, il ne pouvait prendre ce risque fou ! « Qu’est-ce qui ne va pas avec Keynes ? Il est bienveillant avec toi, peut-être trop et non pas comme il le faudrait. Si tu étais mon employée il y aurait longtemps que je t’aurais collée une belle fessée au point que tu mettrais tu temps avant d’apprécier le confort d’un sofa. Retournes chez toi petite et… préviens Keynes que son coton se vendra en premier ». Oh le scélérat ! En quittant le quai, elle longea l’imprimerie de Nash. Ce dernier discutait avec agitation avec une tierce personne. Vite ! Tyler pressa le pas manquant de bousculer les passants venus jeter un œil sur les marchandises. « Miss Graham ! » Fichtre ! Il ne manquait plus que cela ! « Et vous passez devant ma devanture sans même me saluer. Serais-je véritablement à l’origine de votre trouble ? —Je n’ai pas le temps. Je dois rentrer. —Je tenais à m’excuser pour hier. J’ai été horrible avec vous. J’ai réfléchi toute la nuit et je vous dois des excuses. Vous êtes pleine de bons sens et vous perdre serait stupide. Sir Fitzroy possède des textes à traduire. Je sais que vous maitrisez le français et pour dix cents par page, le travail est pour vous. Ce sont des textes engagés, interdits en France par le caractère révolutionnaire mais Fitzroy nourrit une frénétique correspondance avec certains journalistes parisiens, des philosophes et encyclopédistes dont les écrits pourraient nourrir notre intellect. Etes-vous intéressez ?

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—Il faut que je réfléchisse. —Le poste est à pourvoir dès à présent et les candidatures sont nombreuses du côté des francophones de Philadelphie issus de la Géorgie. Pour l’instant j’en ai trois qui sortent du lot mais ce poste est pour vous. Votre nom apparaitra sur la page cela va de soi et Fitzroy accepte de miser sur vous, alors acceptez Tyler ». Il allait en épouser une autre. Comment pourrait-elle surmonter cette épreuve ? Accepter cette rivale et remplaçante en songeant à tout ce qu’elle avait perdu. Pas tant que cela finalement si Nash la laissait travailler pour son journal. Les larmes lui montèrent aux yeux. Le contrecoup de la veille. Toute cette tension tomba subitement. Son cœur repartit et Tyler inspira profondément. « Et ces parutions sont censées vous faire prospérer ? Si c’est le cas mes gains devront augmenter en fonction des ventes et je veux un contrat, en bonne et due forme pour le cas où vous voudriez m’entourlouper. Faites le moi porter et je le signerai à tête reposée ». En arrivant à la maison Tyler ne peut dissimuler sa joie plus longtemps et sauta dans les bras de Mama. « J’ai un poste ! Je vais travailler ! Je suis si contente Mama ! Nash consent à faire de moi son employépigiste. Je suis trop émue, en s’écroulant dans un siège. Dix cent par pages et un vrai contrat Mama ! Et bien quoi ? Tu n’es pas heureuse pour moi ? Mama ? —Qu’est-ce que ces hommes ne t’ont pas promis ? —Oh vieille canne ! Tu parles comme la négresse que tu es ! Tu refuses de voir le changement et il se puisse que cela soit la

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Terre Promise tant espérée par Moïse ou quelque chose comme ça ! Je vais sortir. —Mais tu viens de rentrer. Qu’est-ce que tu as en ce moment ? Tu passes des larmes au rire. Tu as perdu la tête. Calmes-toi un peu. Le maître n’apprécierait pas… —Et tu recommences Mama ! C’est Mr Keynes et non pas le Maître, tu es à Philadelphie ici et pas en Virginie ». Et elle acheta du tissu pour que Mama Josépha se confectionne un nouveau fichu et divers produits de mercerie ; le tout avec ses maigres économies. A la tombée de la nuit, Keynes revint et Tyler se précipita à lui monter un plateau préparé par ses soins. Il pleuvait et la petite Graham s’empressa de fermer la fenêtre. Perdu dans ses réflexions, Keynes trempa sa plume dans l’encrier quand le parfum de Tyler lui chatouilla le nez. « J’ai essayé de me convaincre que mon départ n’aurait pas la moindre influence sur votre futur quand le sage CampbellMore m’a mis en garde contre le funeste sort qui risquerait de s’abattre sur vous si vous vous acharnez à épouser la cause des plus démunis de Philadelphie. Je ne parle pas seulement des orphelins analphabètes des quartiers sud, ni des affranchis des Colonies britanniques et autres nécessiteux mais également de votre engagement dans le journal de Nash en tant que pigiste. Si j’emploie volontairement le terme de funeste sort c’est bien parce que Marcy Ottis Warren pense que Son Excellent ce Lady George Hawthorne veut vous emmener en Angleterre. Du moins l’auraitelle mentionné à diverses reprises et en présences d’illustres personnalités dont notre estimé Benjamin Franklin. Campbell-More ne l’a d’ailleurs pas

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démenti, il est de son plus proche entourage et en homme de loi qui se respecte, il souhaite vous représenter légalement et en philanthrope qu’il est, Campbell-More vous apportera ses lumières en tout domaine. Apportez la carafe là-bas, nous boirons à l’avenir ». Il versa le Porto dans les verres prévus à cet effet et il porta un toast au succès à venir de Tyler. A peine eut-elle trempée les lèvres dans le spiritueux que la chaleur la gagna presqu’aussitôt ; elle fixa le verre et y retourna en tentant de boire comme une Grande personne. Keynes se leva d’un bond et gagna son sofa. « Lady Hawthorne se montrera impitoyable. Elle ne vous laissera rien passer : ni vos fréquentations, ni vos lectures, ni vos états d’âmes et cela sera le prix à payer pour traverser l’Atlantique et découvrir le Vieux Continent dont je suis moi-même issu. Venez vous assoir près de moi…Le moindre de vos faits et gestes me seront rapportés ; quelque soit votre degré d’implication dans une affaire visant de près ou de loin à nuire à l’une de mes relations publiques ou privées, des dispositions disciplinaires seront prises afin de vous dissuader à la récidive. Je sais que vous ne me décevrez pas ». La main de Keynes glissa sur les siennes ; il se rapprocha avant de réaliser qu’il la terrifiait. Elle n’a jamais connu la caresse d’un homme, songea-t-il en lui caressant la joue. Puis sa main glissa sur son châle dont il dégagea l’épaule. La main de Tyler se crispa sur le nœud du foulard. « De quoi avez-vous peur Tyler ? ». Mon Dieu ! Que va-t-il me demander d’autre ? Timidement il lui baisa la joue.

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« Mr Keynes…j’ai du travail…Mama va s’inquiéter. —Depuis quand vous inquiétez-vous pour Mama et le travail ?» Il quitta le sofa pour aller lui chercher un livre de Rousseau et il ouvrit Emile à l’endroit où elle était arrivée. Derrière son bureau il retourna à son travail et quand Tyler eut terminé l’ouvrage il lui intima l’ordre de tout relire depuis le début. « En Angleterre je n’aurais pas de Tyler pour me faire la lecture, alors lisez Tyler. Soyez aimable » Vers 2h31, Graham s’endormit sur le sofa, épuisée par sa journée et les autres précédentes. Keynes ramassa le livre et posa une couverture sur le dos de la belle et à son réveil, Tyler se leva d’un bond. Fichtre ! Sapristi ! Keynes dormait dans son fauteuil habituel et sursauta au moment cette dernière partit prestement pour ensuite, la seconde qui suivit revenir chercher le plateau oublié sur le guéridon. En la voyant Mama la déshabilla du regard. « Tu n’as pas dormi dans ta chambre ? » Et alors ? Les autres négresses du voisinage allaient jaser. Vous rendez-vous compte, la petite Tyler partage le lit de son maître ! Et Mama Josépha se glorifiera de tout cela : J’ai toujours dit qu’elle irait loin cette petite ! Dans la cuisine, Tyler préparait une omelette en songeant à Keynes. Il ne l’avait pas touchée. Or dans les plantations les maîtres ne se dérangeaient pas pour caresser les esclaves ; cela conduisait irrémédiablement à des ennuis. « Tu dors debout Tyler, fais attention à tes œufs ! A-t-il été gentil avec toi ? —En quoi cela te regarde vieille négresse ? Après toutes les horreurs que je

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lui ai dit, il est normal qu’il ait envie de me fouetter comme une mule. Alors il m’a enchainé à l’un de ses livres pour que je lui fasse la lecture jusqu’à ce que le sommeil me gagne, si tu veux tout savoir ». A quatre pattes Tyler frottait le parquet ; Keynes la regardait appuyé contre le chambranle de la porte, la tasse de café à la main. Il s’apprêtait à sortir et dans sa redingote noire, le bras dans le dos Keynes l’étudiait perdu dans ses pensées. « Il n’est pas possible de nettoyer l’argenterie avec cette cire, rouspétait Mama au-delà du mur, je vais y passer des heures, je vous le dis ! Tyler, quand tu auras fini tu viendras ici…Tu peux me croire, je vais y passer des heures ! » La pluie tomba drue et pénétrante. A la porte aux environs de midi se présenta Campbell-More. Le seau à la main, le tablier noir de suie, notre Graham vit Mama s’éclipser pour lui laisser le champlibre. Traitresse de Mama ! J’ai autant de boulot qu’elle et il faudrait que je joue les maîtresse de maison ! Sans un sourire elle avança vers lui, les sous-vêtements trempés de sueur. « Mr Keynes est sortit depuis deux heures maintenant et il déjeune avec Mr Ambrose. Avez-vous un quelconque message à lui transmettre ? —Mr Nash m’a demandé de rédiger votre contrat en bonne et due forme et je viens vous l’apporter comme convenu. Mais peut-être le moment est-il mal choisi ? —Le contrat ? Non, non, entrez ! Mama ? MAMA ! » Cette dernière apparut en boitant, le produit pour l’argenterie dans la main.

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« Fais chauffer de l’eau. Non apportes le cognac ! Et le reste de gâteau. —Pourquoi ? » Les deux femmes disparurent dans la cuisine et Tyler y ressortit sans tablier, la chemise refermée et les cheveux enfermés dans son chignon. Il tenta un sourire avant de la suivre dans le living-room. Il me faut rester calme. « Mais asseyez-vous donc…Nous fermons la maison mais ce n’est pas un problème pour les amis de Mr Keynes, ajouta-t-elle en ôtant les draps blancs posés sur le mobilier. Mama vous prépare un chocolat chaud. Vous aimez le chocolat n’est-ce pas ? —C’est parfait. Vous pouvez également vous assoir ». D’un bond elle se précipita sur le fauteuil et les mains posées sur ses cuisses, Tyler l’interrogeait du regard. Il a le contrat avec lui. Qu’attend-il pour me le donner ? La porte s’ouvrit sur Mama qui la main sur la hanche souffla comme un bœuf. « Plus une once de chocolat non plus, mais je peux faire du café. Il en reste encore un peu. —Un verre d’eau sera parfait, croyezmoi. —Un verre d’eau ? Vas-y Mama et ramènes la carafe si tu veux bien…Quel sale temps n’est-ce pas ? Une chance pour vous que nous soyons voisins. Cela vous évite entre autres d’être crotté comme un bœuf à son dur labeur. Mama est très angoissée. Elle l’est toujours à la veille d’un grand départ. On l’est tous un peu d’ailleurs. La Virginie représente beaucoup pour nous autres. Enfin…nous gagnons au change puisque nous sommes ici, à Philadelphie.

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—Et que reprochez-vous à Philadelphie ? Vous ne pouvez pas tout critiquer, tout remettre en question sous prétexte que vous ayez connu les palais d’Ispahan. Vous êtes présomptueuse convaincue que votre auditoire, celui de Keynes vous est familier. Apprenez à modérer votre caractère. Cela vous servira à l’avenir ». Le sourire disparut des lèvres de Tyler. Pour un peu elle se serait crue en présence de notre Ambrose. Son regard devint fuyant et Campbell-More fouilla à l’intérieur de sa sacoche de cuir, rapprocha le guéridon et sortit plume et encrier de leur étui. Alors elle se concentra sur les premières lignes avant de poser la feuille devant elle. « Vous auriez pu l’écrire en latin ou en grec, fort à parier pour que je les eusse mieux comprit que votre charabia juridique. Je la vois la blague faite par Mr Nash face à ma requête un peu originale. Alors c’est ça ? C’est bien une plaisanterie que vous me faite ? —Vos talents de lectrice ne sont pas contestés. —Je sais mais cela ne m’empêche pas de le dire. Ou dois-je encore modérer ma pensée ? Là où j’ai grandi les autres esclaves et affranchis ne savent pas lire ; le fils de George, le gros Sam m’apprit l’alphabet ». Perdue dans ses pensées Tyler retourna à Hampton Park ; Campbell More attendait la suite. Le silence semblait prévenir d’un arrêt subit de cette anecdote. « Et ensuite ? Qui vous a appris à lire ? » Mama revint, posa le plateau sur la table de noyer et étudia l’un et l’autre des interlocuteurs avant de partir sans demander son reste.

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« Dans quel ouvrage avez-vous fait votre apprentissage ? —On dirait bien que vous cherchez à me faire parler. Le fils de Mr Keynes m’a appris à lire. On se retrouvait en cachette et quand son père nous a découvert il s’est montré généreux en me recommandant au précepteur de ses fils. —Vous êtes loin d’imaginer à quel point Mr Keynes tient à vous. Et il faudrait que vous en ayez conscience. Il laisse ses fils à Hampton Park sans se soucier de leur bien-être mais vous laissez à Philadelphie est pour lui une véritable souffrance. —Et pourquoi me dites-vous cela ? Après tout je suis son employée et non sa secrétaire. Mr Keynes a des principes. Toute son existence est régit par des codes et je n’aimerai pas me retrouver dans sa tête pour savoir ce qui s’y passe. Il est versatile et…Il me faut encore modérer mes propos c’est ça ? —Pourquoi êtes-vous en colère ? —Je ne suis pas en colère! Comment c’est l’Angleterre. On dit qu’il y pleut suffisamment pour oublier la couleur du ciel. La domestique de Mrs Collins y a été. On ne peut pas dire qu’elle ait apprécié. Les Anglais sont si pusillanimes quand il s’agit de recevoir des Américains dans leur cottage et riches manoirs. Une chance pour Keynes qu’il soit virginien. Ces gens là vous cernent parfaitement. Je finirai par vous cerner Mr Campbell-More, vous et tous les gens que vous servez. A commencer par lady Hawthorne. Toute cette bienveillance a quelque chose d’anormal. —Vous serez parfaite Tyler et la petite chrysalide que vous êtes va devenir un remarquable papillon. Vous êtes la

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première à ma connaissance à demander un contrat pour un emploi subalterne dans l’imprimerie de Nash. Qui vous en a donné l’idée ? —Vous-même. En rétribuant le service que je vous ai rendu. Ici on me voit encore comme une esclave, une mulâtre issue d’une bonne famille de Virginie certes, mais une mule quand même. En travaillant pour un tiers qui me paie, je peux économiser et m’offrir la liberté. —Pourtant vous êtes libre. Vous êtes affranchie et instruite, qu’espérez-vous de plus ? —De l’argent c’est tout ce qui m’importe. Le travail est censé rendre libre n’est-ce pas ? L’argent distingue les hommes au même titre que l’instruction, la vocation et le talent. Ce contrat est le prolongement de ma vocation ». La tête de Mama apparut dans l’entrebâillement de la porte et Mama la chassa d’un regard froid accompagné d’un mouvement de tête des plus explicites. Cette négresse ne comprend jamais rien à la vie. Quand la pendule dans le couloir sonna la demi-heure. Fichtre ! Que le temps passait vite ! Il me faut regagner mes chaînes. Campbell-More récupéra la feuille signée sans lâcher Graham du regard. Dans sa chambre Tyler cacha l’autre exemplaire de son contrat dans une cassette dissimulée sous le lit ; à droite de la fenêtre un petit autel pour le culte vaudou trônait dissimulée derrière un ridicule paravent. La pièce exigüe n’offrait aucun confort ; un lit, une lucarne montée haut et un paravent servant de penderie et une table bancale sur laquelle traînaient une pile de livres, un broc et son assiette

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fêlée, un nécessaire de toilette et un petit panier à couture ; un bougeoir au pied sculptée par la cire. Mama et Tyler travaillèrent toute la nuit et quand arrivèrent Keynes et Georges, la vieille femme se traîna à leurs devants en geignant, la main sur les hanches et l’air de ne pas savoir où poser le pied. « Le maitre n’est pas en forme. Montes-lui tenir compagnie. —Quoi ? Non ! Je n’ai rien à faire à l’étage ! —Dépêches-toi. Tu m’épuises à être aussi lente. Vas lui parler de ta journée, allez…attends, nettoie ton bon visage et fais en sorte qu’il soit heureux de toi ». La vieille bique, elle me vendrait pour moins que cela. En traînant à son tour les pieds, notre Graham gravit les escaliers en se disant qu’elle préférait mourir dans d’atroces souffrances plutôt que devoir jouer les courtisanes pour cet homme dont elle ne pouvait plus souffrir la présence. « Allez-y Tyler, entrez. Il faudra à Mama toute une vie pour qu’elle comprenne que je ne soupe pas. Posez-le sur le guéridon… comme d’habitude, puis venez vous assoir près de moi que nous parlions de votre entrevue avec Campbell-More. Ne vous at-il pas noyé sous des termes juridiques ? Il aurait tendance à oublier que vous autres mulâtres n’ayez nulle habitude de discuter sur l’Habeas Corpus ou autres ordonnances et mandats censés protéger tout individu des loirs arbitraires de la Couronne et de ses Colonies. Alors, de quoi avez-vous parlé ? —Il a du vous le dire. Vous le payez bien pour cela non ? Comme vous il pense inutile de nous éduquer, nous autres nègres qui tenons à peine debout, parlons une

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langue qui vous est inconnue et pis encore, ignorons tous de nos droits. Or au moment de la Déclaration d’Indépendance de ce pays, Jefferson aurait inspiré le plus sot des illettrés en écrivant que l’Homme nait égal en droits et…. —Et bien poursuivez ». Tyler en fut incapable, tant elle se sentit ridicule. Une fois de plus il la tournerait en dérision. Prestement elle plaça les bûches dans l’âtre afin d’en tirer un bon feu et Keynes continuait de l’observer, perdu dans ses élucubrations de philosophe. « Je ne vous connaissez pas cette amertume. Est-elle justifiée, ou est-ce encore une simagrée pour afficher ouvertement votre mépris de la bienséance ? Voyez donc ce silence, il lâcha sa plume pour croiser les bras sur sa poitrine et afficher une désinvolte attitude, plus que jamais votre dédain n’est pas sans m’affecter. Chez les personnes civilisées, une question appelle une réponse : votre acrimonie est-elle oui ou non réhabilitée ? —Et rien ne serait la blanchir, Mr Keynes ». Accoudé contre la console de la cheminée, il concentra son attention sur le nœud de son tablier blanc. « Absolument rien. Etes-vous bien certaine ? » Il lui tendit la main, s’attendant à une réaction de sa part. « Tyler vous n’êtes qu’une enfant et je ne peux attendre de vous un comportement plus mature. Même si je devais vous posséder ne serait-ce qu’une nuit vous auriez vis-à-vis de moi une attitude guère différente des autres filles de votre âge. Vous êtes à la fois à haïr et à aimer avec la même intensité ; vous ne connaissez rien des désirs des hommes mais avec quel orgueil vous avancez-vous sur leurs

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desseins ? Je veux vous protéger d’eux et je continuerai à le faire jusqu’à votre majorité. Suis-je donc à blâmer pour cela ? Alors vous ne m’épargnerez jamais rien Tyler ». Lady Hawthorne l’observait silencieusement, l’un de ses bichons posés sur les jambes. Personne ne pouvait soupçonner qu’elle fut de sang-mêlé et Lady Elisabeth de se féliciter de ce port de reine des plus naturels : « Beaucoup de nos petites anglaises n’ont pas votre allure et elles vous jalouseront toutes autant qu’elles sont ». Ne sachant que répliquer Tyler se contenta de fixer nerveusement Keynes en grande discussion avec Mrs Ottis Warren et Sir Fitzroy. « Bien entendu cela ne vous dispensera pas des cours de danse et d’équitation. Toute femme ayant de l’éducation se doit de monter à cheval. Une façon comme une autre de dompter ses peurs et de rivaliser avec les hommes sur au moins un domaine. Gabriel…Lord Waddington se fait attendre. Où donc se cache-t-il ? Ah, tenez ! Il suffit qu’on parle de lui pour le voir apparaître ! —Parce qu’il est difficile de saluer tout le monde à la fois ! Le départ est imminent et Keynes comme moi devrons vous faire nos adieux. Sir Fitzroy je compte sur vous pour transmettre mes hommages à ceux que j’aurais par mégarde oublier ». Il allait partir et Tyler sentait l’angoisse la gagner. Il s’en va et me laisse seule. Mama Josepha partirait pour la Virginie avec Eames et terrifiée notre Graham fixait ses mains pour constater qu’elles tremblaient. Il ne peut pas m’abandonner le scélérat. Et se sentant défaillir, elle glissa un regard dans sa direction mais lui

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ne la remarquait pas, occupé à entendre les recommandations de notre Hawthorne. Le sort du monde semblait reposé sur ses épaules. Puis Keynes invita Tyler à le suivre. « On se revoit à Londres n’est-ce pas ?

vers la sortie pour se retrouver dans la rue. Courir, il me faut courir ! La demeure de Keynes semblait inaccessible pour ses petites jambes ; les derniers pas furent les pires. « Bonté divine ! Mais que fais-tu ici Tyler ? Et tu as vu dans quel état tu te trouves être ? —Peu m’importe ! Je ne veux pas rester une seconde de plus dans cette ville. Keynes dit que je suis libre mais il se sert de moi pour…enfin…ses intérêts sont en Angleterre et je ne veux pas être l’instrument à ses ambitions. Je m’en vais et tu auras intérêt à ne rien lui dire. —Non ! Tyler, tu n’es pas sérieuse ! Tu ne peux pas t’en aller ! Où irais-tu ? Tyler, écoutes-moi…je ne suis plus jeune et tu dois ménager mes pauvres nerfs. Déjà qu’il est difficile pour moi de te quitter, alors tu penses bien que…Tyler ? —Je prends mes affaires et je quitte cette maison. —Mon Dieu ! Alors nous partirons ensemble. —Pour que tu me ralentisses ? Il en est hors de question ! Toi tu es une bonne domestique, la meilleure qu’il ait pu rêver de posséder ; il aura besoin de ton soutien.

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Pousses-toi que je puisse passer ! Tu entends vieille négresse ? —Retournes là-bas et pries le ciel que Keynes ne te donne pas du fouet. Tu es insolente et présomptueuse ! Tu devrais crever de honte car l’on ne t’a pas éduquée pour que tu joues les sauvageonnes auprès de ces êtres civilités. Penses un peu à ta mère et à la fierté qu’elle éprouverait en te sachant en sécurité chez Lady Waddington. Beaucoup se tueraient pour être remarquée par cette dame. Oh mon pauvre cœur… apportes-moi un verre d’eau…je crois que j’ai besoin de me reposer ». Dans son fauteuil, Josépha posa la tête contre le ventre de Tyler ; depuis la veille on fermait la demeure et les meubles sous leurs draps blancs n’auraient plus aucune fonction avant le retour du maître ou de ses fils. Les pièces noyées dans l’obscurité donnaient dans le fantasmagorique avec ces formes abstraites et faiblement éclairées par les traits de lumières glissant à travers les persiennes. Cette maison va me manquer. Josepha pleurait à chaude larmes enlaçant la taille de la petite mise au monde par ses soins. « Tu dois retourner là-bas et te comporter comme une fille intelligente. Faire ce que l’on attend de toi. Tu comprends ? Ma pauvre petite colombe… il est loin le temps où tu sucer des tiges de vanille en compagnie du jeune maître. Tu étais la plus futée et tu l’es toujours. Si tu étais née blanche il y a longtemps que tu serais fiancée à un prince ou autre grand seigneur. —J’ai peur que tu aies tort. Ce que je veux faire de ma vie ne regarde que moi. Je sais lire et écrire. Nash me fait confiance et ce Campbell-More semble

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tout disposer à me faire de moi une personne capable de comprendre la Loi écrite par des hommes blancs. Nash et moi aurions faits de parfaits époux et il a fallu que Keynes vienne tout gâcher. —Il t’aime ma colombe. Il a encore dit ce matin : Tyler sera plus heureuse ici qu’à Hampton Park. Il y a ici de ces gens qui se soucient du bien-être des infortunés de ce monde. Et moi j’ai répondu : Tyler sera bien là où on l’aimera assez pour lui faire oublier les siens. —Tu as dit ça Mama ? Et lui, qu’a-t-il répondu ? —Je suis fatiguée Tyler. Apportes-moi un verre d’eau…Oh tu es un amour. Mais qu’est-ce que c’est ? —Du Porto. Cela soigne les maux d’une vieille négresse comme toi sujette à la goutte et aux élans du cœur. Bois et ensuite tu iras t’allonger. Ne prends pas cet air de ne pas savoir boire, je sais que tu sais déguster le Porto, alors avales Mama. Qu’est-ce que Keynes a ajouté sur moi ? —Il voulait savoir si tu parlais souvent de lui et je lui ai dit : Voyons Mr Keynes, la petite ne parle de vous qu’en des termes amicaux. Mais il n’a semblé pas me croire ». La porte s’ouvrit prestement sur George. Le pauvre vieux dépoussiéra ses manches. « Les malles du maître sont chargés sur le bateau et je viens pour saluer une vieille amie. J’ignorai seulement que ce départ serait la cause de tant de peine. —Oh Georges ! La vieille négresse se leva avec peine pour saluer son plus vieil ami. Que deviendrons-nous sans toi ? Que deviendra Hampton Park sans son guide ? Oh je suis si triste…Venez mes petits que je vous sers dans mes bras, venez ! »

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Lors de cette chaleureuse étreinte, le regard de Tyler plongea dans celui du vieux mulâtre aux cheveux blancs. Il est mon père et celui de tous les esclaves et affranchis de la plantation. Quel déchirement est-ce que ce départ. Les larmes pointèrent sur les cils fournis de notre Graham. « Voyons, voyons Josépha. Tu as été plus forte que cela par le passé. Et puis tu vas retrouver tes enfants, n’est-ce pas là une grande consolation ? » Sa main tremblante serra celle de Tyler. « Tyler est ma fille et je jure de tuer de mes mains celui qui osera lui faire du mal ». Dans pareil contexte, la nuance théâtral prenait le pas ; l’art du mélodrame pour reprendre l’expression de Tyler. Une voiture s’arrêta à la grille et d’un même élan les trois compères se dirigèrent vers la fenêtre du premier étage donnant sur la cour. En descendirent Keynes, Sir Fitzroy et Campbell-More plus débraillé que jamais. Il est décidé à ne faire aucun effort, songea Tyler en se mordant la lèvre jusqu’au sang. « Nous partons George, soyez aimable de mettre mes derniers bagages sur le fiacre. Josepha, comme convenu Eames vous attend pour embarquer vers la Virginie. Quant à vous Tyler, j’a deux mots à vous dire. Suivez-moi je vous prie…Je mets votre départ soudain sous le coup de l’émotion mais sachez que je n’approuve pas votre attitude. Mon cadet passera à Philadelphie dans trois mois et sa femme et lui prendront résidence ici ». Ses yeux étonnamment humides surprirent Tyler, droite et impassible. « Vous êtes un membre à part de notre famille et il est certain que vous allez me

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manquer…Si vous rencontrez des ennuis, Campbell More est l’homme de la situation, n’hésitez pas à le solliciter. Maintenant que tout est dit, il ne me reste plus qu’à rejoindre Waddington ». Alors Tyler mentit : « Je suis grosse. Quand Hawthorne l’apprendra. Elle me mettra à la porte et qu’adviendra-t-il de moi ? Je pourrais toujours m’en débarrassez mais je n’ai pas d’argent pour ce genre d’intervention. —A quel terme êtes-vous ? —J’entame mon deuxième mois. J’ai essayé de vous le faire comprendre mais vous n’avez rien entendu ! Il refuse de m’épouser parce que vous l’en avez dissuadé et maintenant ? Vous m’abandonnez moi et l’enfant à venir. Sur le quai, pleurait à chaudes larmes Mama Josépha. Un torrent de larmes impossible à stopper. « Oh Dieu, je manque de force ! Le maitre qui s’en va… et ma petite Tyler ». Avant de monter sur le pont Waddington salua de façon très courtoise la nouvelle protégée de Hawthorne. Peu de temps après le navire britannique quittait les eaux du Delaware pour l’Atlantique suivit par la goélette américaine d’Eames voguant vers les eaux plus chaudes du Gulf Stream. Dans le fiacre filant vers la demeure d’Hawthorne, Tyler retint ses larmes, néanmoins prise de convulsions. Mama, Georges et Keynes. La Sainte trinité s’en est allée et je n’ai plus rien pour me protéger. Campbell-More échangea un long regard à Sir Fitzroy et ce dernier

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desserra les lèvres dans le seul but de dédramatiser la situation. « Nous prendrons le temps qu’il faille pour nous connaître Miss Graham, ayant conscience que nous ne pourrons remplacer vos précédents compagnons de route. Ceci dit nous essayerons de vous distraire le mieux possible avec les quelques rares ressources dont nous disposons : la libéralité et notre grande capacité à pouvoir nous remettre en question ». En longeant la demeure vide de Keynes, le cœur de notre Graham se serra dans sa poitrine. « Le fils cadet de Keynes honorera cette ville de sa présence. Attendons-nous à apprécier son caractère ». Plein d’optimisme CampbellMore trouva juste d’exprimer ses pensées à voix haute, ce qui surprit Tyler. Personne ne pouvait se vanter de connaître mieux Henri Keynes qu’elle-même. Tyler leva la tête, les branches d’arbres défilèrent sous ses yeux. Dans le parc, la main de Tyler caressa la surface de l’eau là où la barque poussait au milieu des canards, des cygnes et des autres embarcations. « Miss Gerson, donnez-moi les autres lettres. A peine fut-elle rentrée que Mrs Mercy Parks se présenta à elle. « Mrs Parks sera votre chaperon pour toutes les fois où vous déciderez de vous montrer en public. Mrs Parks a servi dans les meilleures familles d’Angleterre et cette dernière dispose aujourd’hui d’une certaine notoriété en étant entre autre ma

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dame de compagnie. Naturellement Mrs Parks sera à la fois mes yeux, mes lèvres et mes oreilles. Elle s’occupera de vous aussi bien qu’une dame de cour le ferait et Keynes a été formel à votre sujet, nous avons pour dessein de vous choyer. Montrez lui sa chambre et ramenez la nous lavée, peignée et débarrassée de ces frustres ». Frustre ! Tyler portait cette robe de taffetas marron, tout ce qu’il y avait de plus seyant pour une mulâtre ! Keynes luimême disait qu’elle pouvait prétendre être reçue dans les meilleures familles de Philadelphie et de Boston. L’intérieur de la maison demeurait sans contexte le plus chatoyant qu’il lui fut donné de voir depuis Hampton Park : teintures murales, gerbes de fleurs, tableaux de maître et tapis d’Orient qu’elle n’osa à peine fouler. Dans le grand escalier une dizaine de domestiques le salua et gênée d’un tel accueil Tyler rougit en baissant la tête. « Venez c’est par ici Miss Graham ! Rosa, faite chauffer de l’eau pour les ablutions de Mademoiselle et nous prendrons soin à ne pas l’ébouillanter ». Mrs Parks afficha un amical sourire en invitant la petite à franchir une porte au fond du couloir. Oh Mon Dieu ! Tyler tomba des nues en voyant le décor de style Louis XIII et ces lourds rideaux et baldaquins verts foncés ; gerbes de fleurs disposés sur les guéridons, coffres de merisier disposés ça-et-là pour ses effets personnels ; miroirs baroques reflétant la lumière et lustres à la fois discrets et ostentatoires. Je ne mérite pas pareille chose. Mrs Parks ouvrit une porte : celle de la garde-robe qu’elle trouva vide à l’exception d’un nécessaire de toilette.

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Pour la première fois de sa vie, Tyler prit un bain dans cette grande cuve en laiton et elle s’étonna presque d’en sortir délassée et lavée de toute sa crasse d’antan, à en juger par la couleur de l’eau. Puis deux femmes de chambre l’aidèrent à la vêtir : jupons de flanelle, corps de baleine et chemise de soie ; panier et robe blanche et virginale sans le moindre artifice. On releva la longue et noire chevelure en un chignon compliqué et Mrs Parks fut la première à s’émerveiller du résultat. « La couturière viendra demain pour prendre vos mesures et vous proposer divers patrons. Sa Grace, Lady Hawthorne est soucieuse de vous savoir habiller en toutes circonstances. C’est à cela qu’on reconnait les femmes de la Société. Ne touchez plus à rien Martha, elle est parfaite ! Qu’en pensez-vous ? » En voyant son reflet dans le miroir Tyler n’en crut pas ses yeux. Qu’avait-on fait de la petite mulâtre de Keynes ? Jusqu’à présent Tyler avait ignoré à quel point elle se trouvait être jolie et cette beauté tendait vers l’irréel ; un songe dont on craignait de voir l’image se dissoudre. Cette image lui fit peur, elle qui ne s’était jamais vue autrement qu’en étant domestique chez un riche planteur virginien. « Bonté divine ! Regardez un peu qui descend du ciel pour nous enchanter ! » Mrs Otis Warren attrapa la petite Graham par le bras pour la conduire auprès de son hôtesse, des plus séduites. Cependant elle n’en montra rien, discutant politique avec John Adams. Fitzroy prit le relais et à son bras, Tyler ne perdit le souffle car jamais encore elle n’avait connu une telle proximité avec quiconque.

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« Vous apprendrez bien vite à les imiter et plus vite vous apprendrez et plus vite vous gagnerez votre liberté. N’est-ce pas ce que toute femme recherche quelque soit la fortune dont elle dispose à sa naissance ? Toutes ces femmes ici ont attend l’heureuse providence : un bon mariage, une carrière dans les emplois destinés aux hommes et toutes ont réussies à force de persévérance ».

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[Epilogue]

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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France

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