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LA CAVE DES EXCLUS [Sous-titre]
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Du même auteur Aux éditions Pollymnie’Script Antichambre de la Révolution Aventure de Noms Cave des Exclus Chagrin de la Lune Désespoir des Illusions Dialectique du Boudoir Disciple des Orphelins Erotisme d’un Bandit Eté des furies Exaltant chaos chez les Fous Festin des Crocodiles Harmonie des Idiots Loi des Sages Mécanique des Pèlerins Nuée des Hommes Nus Obscénité dans le Salon Œil de la Nuit Quai des Dunes Sacrifice des Etoiles Sanctuaire de l’Ennemi Science des Pyramides Solitude du nouveau monde Tristesse d’un Volcan
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Ventre du Loup Vices du Ciel Villes des Revenants
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MEL ESPELLE
LA CAVE DES EXCLUS
Polymnie ‘Script
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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.
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[Dédicace]
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[PrĂŠface]
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Chapitre 1 Le soleil s’engouffra par la fenêtre caressant les rideaux cramoisis du Paradór ; les vitraux se réfléchissaient sur le carrelage blanc en losanges. La façade comme l’intérieur avec ses arcs en ogives illustraient l’influence des Omeyades dans cette région d’Espagne. Quelque part un ara se fit entendre, rompant le bourdonnement d’une mouche posée sur les oranges fraîchement cueillies. Le bruissement d’une robe attira notre attention car au bout de ce couloir apparaissait une niña ; Vélasquez pouvait la peindre entre deux commandes royales car pour 20 ducats de salaires il accepterait ce loisir entre toutes ses nouvelles occupations. En passant devant les cinq señors dans leur costume d’apparat, l’enfant pressa le pas suivit par un matin de Naples, l’un de ses puissants dogues aux bajoues et aux paupières tombantes. Dans sa robe verte aux reflets de moire, elle avait à un détail près l’apparence d’une princesse flamande et pour ajouter à son charme, une collerette blanche entourait son cou de cygne. D’un gracieux mouvement, elle rassembla sa robe dans le seul but de se faire plus discrète. Ils se demandèrent d’où venait l’étrangère et le señor Don César caressa sa longue paire de moustache, dissimulant un rictus au coin des lèvres. Il s’agissait de la señora Isaura, on l’avait baptisée ainsi ; son véritable nom sonnait trop « français » aux dires de Doña Francesca. Isild le Fur, puisqu’il s’agissait d’elle venait de la province d’Aquitaine. Sa mère de sang anglais épousa un français en secondes noces et la sixième enfant d’une
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fratrie de onze garnements quitta sa famille, son pays et ses repères pour atteindre l’Espagne dont elle ne parlait pas même la langue. Contrairement à la gente féminine qu’elle servait, Isild n’avait pas le teint hâlée et les traits durs de la noblesse locale ; elle paraissait pâle, voire souffrante sous ce soleil ibérique. Et Don César la suivit comme il le faisait tous les matins depuis deux mois maintenant. Cette présence ne l’incommodait pas, au contraire Isild éprouvait le besoin d’être rassurée : n’avait-elle pas été témoin d’un duel dans un des couloirs de ce Palacio ? Et à son arrivée à Madrid, elle fut prise à partit dans une rixe opposant les membres de la famille Asturias et d’un clan adverse de la Castille. L’homme passa un mouchoir sur son front poussiéreux et siffla le molosse à la démarche molle. Prestement ce dernier faussa compagnie à la française pour venir se frotter à la jambe de ce capitaine. Il appartenait à une famille riche et puissante de Cordoue, marié deux fois il aspirait à présent à une paisible existence dans les vignobles de sa région natale. Et en tant qu’amateur de bon vin il comptait sur le soutien de Don Luis de Perez pour obtenir les meilleures terres enclosant son domaine. Tout en caressant le chien, il glissa son regard sur la poitrine d’Isild sans arriver à la trouver engageante pour autant. A ses yeux, elle restait hautaine, secrète et ennuyeuse ; pas le genre de femmes généreuses et aguichantes croisées dans les bordels de France. Et s’il la suivait de la sorte c’était uniquement pour obtenir des renseignements sur la Doña Christina au ravageur sourire. Elle restait le principal sujet de ses préoccupations : sa fortune, ses alliés et son esprit faisait d’elle la veuve la plus convoitée d’Espagne. Il tenta un sourire derrière sa longue moustache, mais Isild l’ignora. Ces Espagnols parlaient forts, cherchaient constamment la bagarre et priaient comme pour se repentir de toutes les fautes commises en une seule et même journée. Celui-ci buvait, jurait, baisait, assassinait, forniquait, se saoulait avec une déconcertante aisance. Isild l’avait
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vu à l’œuvre ce qui ne manqua pas de l’effrayer, elle qui n’avait jamais désobéi à sa mère. De la pointe de son épée, il attrapa la moitié d’orange restée sur le rebord de la fenêtre et croqua à pleines dents dans le fruit dont le nectar éclaboussa sa chemise de daim à boutons de cuivre, puis il marmonna quelques paroles incompréhensibles à l’oreille de notre étrangère. Or depuis deux mois, celle-ci apprenait cette langue sous la férule du professeur Diego Sanchez que l’on disait également poète et musicien. Débitée la pauvre enfant fronça les sourcils et poursuivit son chemin, quittant la zone éclairée pour la pénombre, le robuste chien à sa suite. Le comte de Alaya n’appréciait pas être dérangé par les incessants va-et-vient de ces gens ; hier les ambassadeurs, la semaine dernière le roi en personne et voilà qu’en ce jour quatre diplomates flamands s’en venaient faire leur rapport. Il en avait assez de tout ce remue-ménage et plus encore maintenant que son épouse venait d’accoucher d’un fils. Il voyait en cette naissance une possible récréation dans ce monde où la politique avait une constante importance ; les affaires d’état comptant plus que son propre mariage et le succès de sa lignée. Le poing sur la hanche, engoncé dans son costume noir à martingale doré, il observait par la balustrade de sa terrasse ; de là il jouissait d’une vue superbe sur Madrid et ses toits fumants, ce soleil levant et ses cloches sonnant dans le lointain. Le sourire triomphant sur ses lèvres il se tourna lentement vers le Señor Almodovar, un barbu à la chevelure noire comme le jais et au nez busqué. Assis au milieu des chiens du comte, il goûtait à l’excellent vin tout en pensant à la Doña Christina avec qui il avait passé la nuit. Une peau de pêche suave et sucrée et cette chevelure dorée dont il affectionnait y enfouir le nez. Il la voulait comme épouse et offrait à son frère, le comte Juan une protection militaire contre les partisans du roi des plus fanatiques. Christina était très spéciale : c’était une croqueuse d’hommes et une arriviste hors pair. Tous les hommes
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qu’elle convoitait finissaient par perdre la raison et certains leurs principes. Izild poussa la porte pour s’apercevoir que Christina n’était pas seule ; trois courtisanes l’avaient devancée et parmi elles la Señorita Sofia de quatre mois son aînée ; une jeune dame aux formes élancées et au regard félin. Derrière ces naïades, une foule de femmes de moindre importance mais toutes aussi dangereuses que leur consœur. Ayant pour simple tenue une robe de chambre damassée, Christina se tourna vers la nouvelle arrivée et blagua sur l’apparence peu conventionnelle de la petite « française ». Et cette dernière de remarquer son pubis entièrement rasée. A sa demande on apporta des pâtisseries ; il en fallait pour rassasier son dévorant appétit tant culinaire que sexuel. Assise en retrait près du rideau de porte, Isaura caressa la massive tête du molosse. Son pays lui manquait ; plus elle y pensait et plus Isild s’enfermait dans la mélancolie. A présent, elle souhaitait rentrer et serrer ses frères et sœurs dans ses bras. Et personne ne la remarqua quand elle sortit. Personne excepté cet homme César, le chapeau de feutre enfoncé sur la tête. Aimablement il la salua, appuyé contre le liteau de la tapisserie représentant une scène de chasse. Diane la chasseresse, dans cette maison d’excellente réputation où la chasteté et la pudeur demeuraient le fer de lance de cette société des plus puritaines. Tout ceci n’était que perfidie, fauxsemblant, manipulation, hypocrisie et quiconque le dénonçait se voyait immédiatement jeté au ban de cette dite-société. On venait ici pour y être éduqué, jouir de la séduisante vue du comte et de sa ravissante sœur, de leur entourage des plus élitiste et surtout on fermait les yeux sur ce qui pouvait se dérouler derrière les tapisseries, les portes dérobées et les alcôves de ces couloirs. Et puis la Señora Christina voulait de l’exotisme, des esclaves indiens, africains ; du personnel français, des professeurs anglais et allemands. Elle disait ne pas vouloir rester dans l’ignorance, refusant de se priver de ce qui se
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trouvait à portée de main. Alors elle s’offrait la compagnie d’Isild le Fur comme d’autre un petit chien dont on se débarrasse une fois adulte ; son père l’avait comblée avec cette française à la peau de lait et au regard diaphane ; c’était un peu sa licorne, cet animal mythique qui une fois capturé se meure. Christina avait payé pour l’acquérir : 500 réals. A ce prix-là elle pouvait bien disposait de ce présent comme elle l’entendait et sa virginité serait offerte aux plus offrants de ces amants. Pourtant la petite fleur française ne s’épanouissait guère sous le climat méditerranéen ; la faute à ces intrigues aux longs couteaux, à ces débordements de violence, de fièvre et à ces règlements de compte dont l’issue se terminait dans un bain de sang. Assise sur le banc de pierre, Isild étudia ses doigts. Petite fille elle cousait à merveille, jouait de la cithare et de la lyre, chantait jusqu’au coucher du soleil ; rien ici ne lui rappelait son pays. Son Excellence Lúis San Castro arriva par le jardin en tempêtant contre son secrétaire, un homme d’église incapable de déjouer les plans machiavélique du Señor Alvares, un fidèle du roi et félon de la pire espèce. On disait qu’il avait tenté d’empoisonner le comte d’Alaya le mois dernier et par mégarde en aurait tué un autre tout aussi influent. Le cou dissimulé dans une épaisse collerette, il interrompit ses tergiversations pour considérer la petite dame à la mantille rouge posée sur sa chevelure noire aux reflets bleutés. Non, il ne l’avait jamais vu ici ! Et sournoisement il plongea la main couverte de bagues dans l’eau froide de la fontaine ; la petite lui donnait des passions. Cervantès pouvait s’en inspirer pour l’un de ses prochaines œuvres ; et que dire du dramaturge Shakespeare ? Il caressa sa barbichette en songeant au rôle dangereux des femmes de ce monde. Il y avait autant d’Eve pour leur faire croquer le fruit de l’arbre défendu. Il ricana et passa son chemin. Et la Señora réclama sa « française ». Elle ne pouvait démarrer sa journée sans écouter du Rabelais et du Ronsard, et puis Isild récitait Joachim du Bellay
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avec tant d’exaltation que la coquette en avait des frissons. Lovée dans ses coussins, la señora encourageait sa cour à maîtriser le français afin de saisir les sens de ses magistraux vers. Doña Carmen conduisit Isaura auprès de la maîtresse de maison et en chemin la pria de taire son ennui. Une fois lassée de sa compagnie, Christina se montrerait moins aimable à son égard. Et cette dernière applaudit en la voyant arriver. La gorge nouée, Isild passa devant le señor César et se plaça au milieu des curieux venus de tous les coins du Palacio et de Madrid pour l’écouter. Les Regrets, de Joachim du Bellay furent à l’ordre du jour et elle déclama les vers avec emportement, mesure, tempérance, douceur, colère, angoisse, tourment, gaité et générosité ; à tel point que Christina fondit en larmes, la main sur les lèvres. Après quoi César la prendrait furieusement contre le mur, tandis que la señorita Sofia vivrait cet amour par procuration. Celle-ci convoitait la place d’honneur, les faveurs de la comtesse telle une promesse d’ascension sociale ; la pucelle avait rejoint les dames de compagnie après avoir dégagé la précédente en la dénonçant auprès de la Sainte inquisition. Une rivale en moins à nuire à ses démesurés projets, ceux de finir maîtresse du roi mais pour se faire, cela nécessitait un titre, de l’argent et des relations indispensables à ce dessein. « De quoi parlaient tes poèmes ? » Questionna César dans un français maladroit, hésitant et peu engagé. Isild serra le cordon du rideau entre ses doigts éprouvant une quelconque fierté : celle d’exciter la curiosité d’un membre d’un auditoire des plus indifférents. Et son regard glissa sur ses lèvres pleines identiques à des grenades prêtes à être dévorées ; il ne l’avait jamais imaginé si mûre qu’en cet instant. Nerveuse, elle ne sut que faire de ses mains qu’elle finit par dissimuler sous ses longues pagodes, les bras croisés sur sa poitrine, Isild ne savait si elle pouvait s’exprimer dans sa longue natale afin de faciliter la discussion ou au contraire l’appauvrir.
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« Ils parlent d’amour et de regrets », répondit-elle en caressant son cou, sentant une vague d’émotion la submerger. Pour la première fois depuis deux mois elle parlait à quelqu’un d’autre qu’à Maria, la religieuse chargée de la chaperonner hors de ces murs. Comprenait-il le français ? A l’expression de son regard, Isild comprit qu’il était loin d’être aussi francophone qui laissait l’entendre. Il lissa sa moustache partagé entre l’envie de lui répondre et celui de taire ses arguments : il connaissait l’amour pour l’avoir vécu dans les bras d’une résidente de Séville et pourtant au fond de lui il restait certain qu’il n’y connaissait rien à ce grand précepte. La petite française n’avait rien d’une intrigante : la douceur caractérisait ses harmonieux traits et sous ce trait de lumière, elle semblait plus divine que la rose fraîchement éclose qu’César avait jadis contemplé de l’Alhambra. Ce charme venait entre autre de cette pudeur, ce manque d’assurance l’habitant et cette retenue exprimée dans chacune de ses réponses. La France demeurait un grand royaume, pourtant cette femme n’en était pas la digne représentante. Il lui ouvrit le chemin, dégageant sa lourde cape de son épaule, faisant claquer le tissu dans l’air chaud de la pièce ; le señor la dépassait d’une taille et celui qu’on disait être une fine épée s’ingéniait à se montrer courtois dans cette impromptue circonstance. En rien Isild n’était dupe, ce Grand d’Espagne convoitait sa maîtresse et pour se faire la fréquentait assidument. Accidentellement il la frôla ce qui eut pour effet de croitre son malaise ; Isild si elle récitait des vers avec passion ne connaissait rien à l’amour ; elle se l’imaginait froid et déroutant, une violente étreinte échangée sous le dais d’un grand lit. Elle ne le voyait pas comme les fougueuses caresses des amants réunis dans la paisible quiétude d’une maison transformée en paradis. Il lui demanda son nom, non pas son nom d’emprunt mais bien son patronyme certain que la petite s’ouvrait à lui. Cependant il n’en fut rien ; trop de regards convergèrent dans leur direction : son Excellence Pedro Réal, la señorita Sofia
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et la Doña Christina, des plus aguichante dans cette robe au plongeant décolleté. Il la questionna de nouveau avant de comprendre l’origine de son trouble ; bien que sans fortune elle ne manquait pas de bon sens et elle savait observer, entendre et comprendre le monde dans toute sa complexité. Son Excellence le Duc Lúis San Castro, la Toison d’Or autour du cou l’étudiait à la dérobée ; cet homme que l’on savait sage voulait goûter aux charmes français et il trouva intéressant qu’un être aussi calculateur que le Señor César puisse s’attacher à cette novice dont le regard azur en troublait plus d’un. Et il apostropha son subalterne excité à l’idée de le remettre à sa place : on ne chassait pas sur les terres du Roi. Plié en une gracieuse courbette, notre César se signa laissant dévoiler ses cheveux bruns, épars et striés de cheveux blancs. L’expérience le poussa à ignorer ses attaques, ne voir qu’en son ironie une aimable façon de rentrer en conversation avec lui ; et il répondit à son ironie par de l’ironie et ce joug verbal prolongea la torture d’Isild qui n’en comprenait pas un mot. N’en pouvant plus la señorita Sofia tritura le pendentif autour de son cou avant de glisser subrepticement vers le comte Juan de Alaya disposé ce jour-là à être aimable puisqu’il administrait des accolades à tous les prestigieux membres de son unité. L’immense chapeau noir à plume d’autruche recouvrait ses épaules ployant sous une cape aussi large que l’Espagne ; il avançait en gonflant le torse rejetant sa longue chevelure en arrière, fier d’aveugler ses semblables par son éclat. Et pendant ce temps, Son Excellence fixait la petite avec convoitise ; cela n’échappa nullement à la Doña Christina et un arrangement fut conclu : pour 200 réals la virginité de la française lui reviendrait. Sous le dais placé ingénieusement à l’endroit le plus frais du patio, la Doña se pencha à l’oreille de la Señorita Sofia Diaz pour l’inviter à des jeux plus pervers loin de cette oppressante cour ; alors que les pages courraient des paons blancs, Isild les vit partir dans un froissement de jupons et de bruissement de
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gaze. L’esclave noir utilisé comme valet de pied aida la petite française à se relever, quittant ainsi la quiétude et le confort de ses énormes coussins de soie posés à même le sol. Don César la suivit du regard, puis certain que nul ne l’observait, talonna Isild jusqu’au grand escalier de marbre, ralentit dans sa progression par l’arrivée de Don Arturo Yanez, parlant fort et tenant à ce que César lui fasse l’honneur de sa présence auprès de Alaya. Et la Doña dans les bras de Sofia se dit que 200 réals n’étaient pas suffisant ; le Duc San Castro pouvait l’obtenir pour bien plus et l’idée de l’offrir aux enchères la ravit, tout comme cela réjouit Sofia occupée à lui mordiller le mamelon. Et il y eut des enchères le soir- même ; en lice Don Luis San Castro contre Augustin Lo Verso et Inigo Molina. Enivrés par l’alcool, les Seigneurs d’Espagne s’insultaient copieusement quand Don César Echeverria entra dans la pièce et apprenant leur querelle, rentra prestement dans la course sous le regard surpris de la Doña Christina. Il n’avait pas d’argent mais il surenchérissait avec rage, refusant de se laisser intimider par Don Luis. Amusée par l’excitation de ces fiers étalons à monter une jeune pouliche, Doña Christina se mordit la lèvre et voyant les hommes s’empoigner, elle termina la vente sur la dernière proposition faite par Don César : 1500 réals. Dans sa chambre notre Isild ne s’imaginait pas être offerte pour de l’argent à ce Don César et quand Christina la fit venir dans ses appartements, la petite française fondit en larmes. Et Christina de la déshabiller en la rassurant non comme une mère pour sa fille le soir de ces noces mais comme une maquerelle dont la beauté de sa dernière recrue emplirait sa bourse d’or. Isild la détestait ; ce sentiment nouveau ne la lâcherait jamais ; elle détourna la tête alors que Don César la monta et ne put retenir un cri de douleur quand il s’enfonça en elle sous le regard bienveillant et concupiscent de la Doña Christina. D’abord des plus doux, il devint de plus en plus violent, de plus en plus brusque transformant ses petits coups de hanche en de véritable coups de bélier.
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Son ardeur fut telle que Christina éprouva une irrépressible envie d’être violentée de la sorte ; elle lui baisa les lèvres, enfonçant sa langue dans sa bouche comme pour lui rappeler qu’il lui appartenait. Et quand il jouit, elle jouit également, jalousant toute cette semence emplissant le ventre d’Isild et à jamais perdue alors que la vie pourrait jaillir de son corps si noble et lui donner ce qu’elle avait toujours rêvé : l’amour de Don César pour l’enfant à venir « Tu pourras venir autant de fois qu’il te plaira, elle est à toi… » Et elle partit sans un mot de réconfort pour Isild. Pendant toute une semaine, Isild refusa de quitter sa chambre et se laissé dépérir. Son dégoût pour la gente humaine l’encouragea à s’éliminer ; sortir c’était s’exposer à la violence des hommes, à leur corps sale et à leur sexe aiguisé, tel des lames prêtes à déchirer les chairs. Elle ne voulait plus de cette vie. Fatiguée par les lubies de sa petite protégée, Doña Christina la chassa du lit : Son Excellence Luis San Castro voulait la voir et goûter à son tour au charme français. Et Christina de lui jeter des vêtements au visage ; de ces toilettes que seules portent les actrices de scène de Madrid. Comme elle refusait toujours de quitter le lit, la Doña l’empoigna par les cheveux pour la flanquer à terre et la rouer de coups. « Je vais te renvoyer chez toi, sale pute française ! Je t’ai acheté, tu m’appartiens et tu ne me décevras pas. En aucune façon ». Cette sentence glaça le sang d’Isild et alors qu’on l’apprêtait pour les bras de Luis San Castro, la petite française étudia le reflet de son visage à travers le miroir baroque. Si la Doña Christina devait s’enrichir sur son dos, elle s’arrangerait pour regagner sa liberté et sa patrie, cela resterait sa seule motivation. Et Doña Christina se trouva fort contrariée en apprenant le refus d’Isild d’être montée par un des étalons les plus puissants du grand Royaume d’Espagne. Sofia étouffa un ricanement dans sa manche de brocart avant de se reprendre face à l’incompréhension de la Señora en route pour le
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Palacio Real de Madrid où le roi Philip IV discuterait de l’épineux problème de réformes. La corruption semblait être son principal but et il visait tout particulièrement le Duc de Uceda et celui de Osuna ; le Duc de Lerme et Don Rodrigo Calderón souffraient également des accusations du comte-duc de Olivares, valido et ministre du pouvoir royal. Le Señor Juan de Alaya tout resplendissant dans son costume cramoisi posait fièrement devant ses pairs, le menton droit et la main posée sur la hanche. Il espérait que le roi le dissocie du duc de Lerme, le parrain du roi et ancien Favoris (valido) du précédent Roi d’Espagne Philippe III. Or tombé en disgrâce en 1618, le duc de Lerme vouait une haine féroce à son successeur, le Duc de Uceda. En eux deux régnait intrigues et féroces luttes pour l’ascension au pouvoir. La situation risquerait d’être dramatique pour Juan de Alaya assez cupide pour avoir sympathiser avec les Ducs de Lerme et d’Uceda. La porte cochère refermer sur la litière, les gens de Ayala et ceux d’Avanzo ; leurs relations et leurs domestiques ; Arturo Yanez apparut pour remettre un billet à Isild. Il s’agissait de quelques mots en français rédiger par Don Cesar de Elhevarría pour lui demander pardon et elle eut le choix entre ignorer ce pli ou y répondre. Alors Isild fit crisser la plume sur le papier : « Puisse Dieu vous pardonner un jour ». Deux semaines après cette brève correspondance ils se revirent et il manifesta pour elle plus d’égard qu’il n’aurait pu manifesta à la Señora Christina. Comme pour se faire pardonner de cet odieux acte dont il fut le principal acteur, il lui remet un collier de perles au bout duquel pendait une croix en or massif. A l’écart de la noce amassée dans la salle de réception du palais de Juan de Alaya, ils s’étudièrent dans l’embrasure d’une fenêtre et derrière le rideau de velours, Isild le laissa le dévisager, caresser sa joue et humer son odeur. Cesar correspondrait avec la petite française par l’entremise de la camériste Elena Camara et avant qu’on ne les surprenne, il déposa un long baiser sur le front d’Isild. Et il s’impatientait de la revoir mais elle, rêvait d’enfoncer une dague dans son
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cœur. Et ce dernier paya pour le plaisir de sa compagnie. Tous deux assis au milieu des oreillers écoutaient les paons, les enfants et le rire des courtisans glousser comme autant de pintades autour du bassin. Le vent balaya les voiles de mousseline donnant à la pièce un air de paradis terrestre ; le tout distinguait par des tableaux de maîtres flamands, des tapis d’orient, de l’encens, des bouquets de roses en provenance d’Iran ; des couleurs chaudes et matières chatoyantes. Don César lui demanda de l’accompagner dans le sud, là où personne ne nuirait à leur bonheur naissant. Elle refusa de lui donner ses lèvres et alors qu’il la couvrait de baisers, Isild serra les poings jusqu’au sang. Oh Dieu, n’y a-t-il point de réconfort à ce chagrin ? Si tout homme doit aimer, faites que je haïsse assez fort pour survivre à l’Enfer. Il la serra dans ses bras enivré par le vin et son parfum ; César avait le pouvoir de la rendre heureuse et il voulait lui redonner espoir. Allongée sur de la panne de velours, Isild se demanda comment fuir, échapper à jamais à cet état de servitude dont elle était prisonnière. Le vent chaud s’engouffra à travers les grandes fenêtres de formes ogivales et lui caressa la peau à la façon d’un amant dont le souffle suffit à exalter vos sens. Il la quitta avec regret et Christina d’attendre son retour. Tant que la petite française plaisait à cet Echeverria, la Doña Chrisitna Allarez avait la certitude de retenir le bel hidalgo près de lui aussi longtemps que le soleil brûlerait. « Tu as toujours été mon préféré, viens me voir ce soir, ma porte te sera ouverte mon beau seigneur ». Et à la tombée de la nuit après les festivités, il se rendit escorté de Don Inigo Molina vers les appartements de la comtesse vêtue pour l’occasion d’une seule robe de chambre des tons ocres brodée de fil d’or, de vert et de rouge représentant des arabesques finement exécutées. Une fine chemise de mousseline recouvrait son corps à travers lequel on devinait l’auréole de ses seins et le buisson pubien. Sa longue chevelure dorée descendait en cascade le long de sa mise ; virginale et sensuelle la doña excellait dans l’art de la séduction. Sans plus
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attendre elle le dévêtu avant de baiser sa longue moustache et sa fossette d’ange. Dans l’angle de la pièce, Inigo Molina attendit l’ordre d’introduire Isaura voilée de la tête aux pieds dans la couche de sa maîtresse. Nue sous son voile opaque, César put néanmoins reconnaître les traits de la petite Française et fut incapable de la lâcher des yeux. Du bout des doigts, Christina porta un raison à la bouche de sa pensionnaire avant de la recouvrir de la sienne. La doña promit à Isild le fouet si elle se dérobait à ses étreintes et à celles de ses amants ; son plaisir, celui de voir les corps enlacés se muer dans un seul et même élan. Lors du coït, Christina fouilla la bouche d’Isild de sa langue ; elle voulait la sentir jouir mais Echeverria fut si brutal, si pressé que Christina dut calmer ses ardeurs. Les yeux dans ceux d’Isild, il entrevoyait le paradis ; elle était si belle. Il voulut sa bouche et comme elle se refusa, il la serra de toutes ses forces pour empêcher Christina de la lui dérober. Les bleus causés par cette violente étreinte devaient se voir sur ses épaules et hanches trois jours durant. Pour la Doña l’expérience serait la voûte de leur succès et elle pria Juan de Alaya de parfaire à l’éducation de la petite Française. Le comte prit cette demande au sérieux ; des cuisses d’Isild dépendait l’avenir de leur maison, celle des Alaya et celle des Allarez. D’un rapide coup d’œil il jugea la petite tout en lissant sa barbiche. S’il la prenait en mains il devait s’assurer par ailleurs de la loyauté de la petite à son égard. Obéissance, dévouement et passion restaient les seuls mots d’ordre, désobéir la conduirait inexorablement à sa perte. Chaque ducas, réals, escudos dépensés pour elle devait lui rapporter le double voir le triple. Confiante et excitée par cet investissement dont elle entrevoyait aisément le résultat Christina applaudit. Sans perdre un instant il se mit à l’ouvrage commençant par une longue discussion avec la Française afin de connaître ses motivations ; mise à part le fait que la petite désirait retrouver sa patrie, il décela en elle de l’empathie. La misère l’accablait et la vue d’un nécessiteux pouvait la
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faire souffrir de longs jours à la seule évocation du mot « misère ». Comme Don Juan de Alaya partait pour Tolède, il réclama la garde de la petite à sa sœur et elle d’accepter à la condition qu’il n’en tomba pas amoureux. Le périple fut des plus attrayants et assisté d’Alver Castejón le géant aux cheveux et à la barbe poivre-gris, Juan de Alaya vaqua à ses occupations et sur ses moments de récréation dorlotait la petite Isaura. Après les bijoux, il y eut les tenues dignes des courtisanes orientales à la fois chatoyantes, subjectives ; recouvertes de pierres, de cristal, de soie, de plumes, de coquillages ; coloris damassés, fleuris, piqués, matelassés. Rien n’était assez beau pour celle qui deviendrait l’attraction mondaine d’Espagne, de Pampelune à Algésiras. Une prostituée du nom de Paloma Abadés fut chargée de lui apprendre les rudiments du métier. En plus des caresses, Isild devait jouer la comédie, le simuler pour encourager, toujours et plus encore quand les hommes baissent leur garde. « Tu seras une femme respectée si tu refuses leurs avances et ils te désireront encore plus s’ils savent leurs concurrents évincés de ta cour ». Pour s’en sortir Isild devait apprendre vite et s’appliquer à plaire au maître dont à présent elle cherchait à flatter l’égocentrisme par son allégeance. Chaque nuit elle venait le rejoindre dans sa couche et ils copulaient toute la nuit avec une telle énergie que Juan de Alaya s’affola au point de refuser son cul, si rond, si doux et si parfait. Dans ses bras Isild rêvait de liberté, d’honneur retrouvé et cela lui donnait la force de vider cet homme de toute sa sève jusqu’à ce que les limites physiques aient raison de lui. Devant le miroir de la chambre de son amant la jeune courtisane attrapa un poignard ayant pour seul dessein d’assassiner Juan de Alaya. Cependant elle en fut incapable…De Alaya prenait soin d’elle. En apparence du moins, songea-t-elle. Sa place auprès d’un si auguste seigneur d’Espagne lui permettrait de se faire des relations parmi les Ambassadeurs Français et à cette perspective Isild reposa le couteau. Le comte
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multiplia ses bonnes intentions tant et si bien que deux mois suffirent à baptiser Isild du surnom de Doña Guapa ; bien vite le bruit de sa beauté dite époustouflante fit le tour de la ville et aussi célèbre que la barbiche de Alaya, son cul fut fixé au prix de l’or de Tolède. Les nuits passées sur le sexe du comte permit à la belle de développer assurance, charisme et savoir-faire. Un mois supplémentaire et Isaura obtint le titre officiel de maitresse. Charge dont les courtisanes de Madrid ne purent digérer voilà là une réelle trahison politique plus que d’ordre sentimentale. La puissance incontestée du comte d’Alaya plaça Isild sur un piédestal ; tous ces repas furent pris en sa compagnie, ses bains et ses toilettes donnèrent lieu à des échanges verbaux ou charnels. Il n’y eut pas un jour où notre seigneur d’Espagne ne traversa le paradór sans être suivi par notre Française et il la voulait belle, désirable à l’image d’une Vénus prête à l’amour. La collerette rehaussée de zibeline et la dentelle de ses poignets de pierres semi-précieuses. Il en valut bien moins pour rendre folle de jalousie l’épouse légitime de ce dernier et elle chargea des émissaires religieux afin de ramener son époux dans le droit chemin établit par Rome et sa Sainteté. Il se confessa comme tout homme pieu qui se respecte mais bien vite les charmes d’Isild reprirent le dessus. Pour lui il ne fut plus possible de la renvoyer et les mains autour de son cou ce dernier la gratifia d’une parure d’émeraudes, les plus gros qui lui fut possible de trouver. Cet achat agita la cour et le roi Philipe V de le faire mander sous prétexte d’une assemblée entre les Puissants d’Espagne afin de réfléchir quant à leur politique extérieur, notamment des rapports conflictuels avec l’Angleterre. Rentrer à Madrid en cette période de troubles annonçait des encrasses dont seuls le roi Philippe V savait lever et entretenir. Or la vente de ses joyaux pour le compte de cet Alaya emplissait de craindre les Grands de Palerme, de Cordoue, de Séville, de la Castille, de Saragosse et d’ailleurs. Sans parler des Ducs agacés par les excès
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en tous sens de ce seigneur. Juan de Alaya savait le roi sournois au point de vouloir le garder près de lui en son palais royal assez longtemps pour réduire à néant toute luxure. Soucieux du confort de notre Française, le comte de Alaya la fit installer chez César Echeverria dont il connaissait la droiture et la loyauté. Les premiers jours furent éprouvants pour Isild. Après le faste et l’or à foison, elle retrouvait l’austérité et la piété chez notre Echeverria. Les loisirs manqueraient cruellement tout comme les caresses et les présents offerts par son amant. Le duc Luis San Castro lui envoya des billets afin de solliciter une entrevue mais aucune de ses tentatives n’aboutirent. Il ne fut pas le seul à tenter et indifférentes à leurs appels Isild passait la majeure partie de son temps libre à apprendre la langue de Cervantés et à en comprendre toutes les subtilités. Et elle le faisait dans le seul but de plaire au comte d’Alaya. Son absence lui fit prendre conscience de son attachement et convaincue de l’aimer, elle lui écrivit de longues lettres passionnées et César Echeverria de la mettre en garde contre ce genre de correspondance : son interlocuteur n’était pas du genre à rentrer dans une relation des plus formelles. Contrariée Isild ne devait pas quitter sa chambre pendant deux jours et à la fenêtre voyait les toits de Madrid s’étendre à perte de vue. Les claquements des ailes de petits martinets nichés sous la toiture attirèrent son attention, tout comme le va-et-vient de ces capes noires et larges couvre-chefs. Quand les hommes ne se réunissaient pas pour débattre de longues heures, ils se battaient à mort pour laver leur honneur et au bruit des chaises que l’on renverse, Isild sut à quoi ils consacreraient le reste de leur journée. Occupée à broder elle n’entendit pas Dón César rentrer, une carafe de vin à la main et des plus ivres. D’un revers de main il s’essuya la moustache tout en observant Isild nichée face à la lumière renvoyée par les vitres translucides. Par embarras ou bien par pudeur la belle ne portait ni mises de velours
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cramoisies, ni diamants et émeraudes, ni or et perles ; vêtue dans un simple costume épais et noir (probablement celui d’une domestique à en juger par la grossièreté des coutures), elle lui paraissait virginale presqu’enfantine. Son lourd chignon retenait la chevelure noire tant appréciée de Juan de Alaya pour ses reflets bleutés. Sans la lâcher des yeux César remplit son gobelet d’argent et le lui fit glisser. « Déclines moi des vers, n’importe lesquels pourvus qu’ils te conviennent ». Isild leva les yeux de son ouvrage. Le souvenir de la Doña Christina fit écho à sa requête et par conséquent lui demanda si elle devait s’habiller pour la circonstance. « C’est vous qui voyez, on vous paie pour ça ». Dón César s’avança vers la belle et braqua son pistolet contre le front d’Isild. S’il pressait son doigt sur la détente il se sentirait libre et non contraint de se défendre contre les attaques de ses semblables. Indifférente à cette provocation Isild reprit son ouvrage en récitant un poème de Ronsard : « Des Turcs, des Mamelucks, des Perses, des Tartares ; bref, par tout l’univers tant craint et redouté, faut-il que par les siens lui-même soit bonté ? France, de ton malheur tu es cause en partie. Je t’en ai par mes vers mille fois avertie ; tu es marastre aux tiens et mère aux étrangers, qui se moquent de toi quand tu es en dangers, car sans aucun travail les étrangers obtiennent les biens qui à tes fils justement appartiennent ». En silence il se servit un nouveau verre de vin et le consomma jusqu’à la lie. Puis il éclata en sanglots et la tête contre le bras d’Isaura y étouffa son chagrin. Il lui demandait pardon mais notre Française fut sourde à ses lamentations ; il enserra son visage entre ses mains et baisa ses lèvres, mais avec violence elle le repoussa et brandit son couteau vers le comte. S’il approchait, elle le tuerait ; elle ne voulait pas de lui. Prise de panique, Isaura rassembla ses effets personnels pour filer : autant de bijoux, de soie ; des perles, de l’ambre gris, des émeraudes le tout dans des coffres à clef qu’on chargea dans un carrosse
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ayant pour destination une auberge. Et à peine Isaura monta-t-elle à bord du véhicule qu’apparut Luis San Castro escorté par ses pairs Inigo Molina, Josue Ugalde et Nacho Portillo et en voyant la petite Française crut voir une toile de Rubens, l’un de ses chef d’œuvres utilisant la lumière et une technique imparable ; elle prenait la lumière comme personne et le Duc devait admettre être séduit par tant de beauté. La jolie petite conquête du Seigneur d’Alaya serait la sienne et il y mettrait le prix. Voyant qu’elle n’aurait pas d’autre choix que celui de le suivre, la belle se laissa conduire jusqu’à sa résidence, un parador à l’extérieur de Madrid. Craignant pour sa vie, le Duc San Castro vivait reclus derrière de hauts murs surveillés par une vingtaine d’hommes portant grands chapeaux de feutre et épées sur le flanc. Impressionnant dispositif pour un homme vivant seul. Corrompu jusqu’à la moelle il restait fidèle au duc de Lerme dont Olivares fit confisquer les biens et ne souhaitant pas connaître le même sort, Luis San Castro trouva à collaborer avec Alver Castejon, lui jugé pragmatique savait de quel côté soufflait le vent et pressait Juan de Alaya à rallier à la politique de Philippe IV, ce qui mit Lui San Castro hors de lui avant de finir par se résigner. Notre Isaura passa d’une pièce à l’autre guidée par Luis soucieux de plaire à la belle étrangère au regard félin et il voulut qu’elle fut à son aise dans sa nouvelle maison aux volumes importants ; du carrelage dans chaque pièce et salle, teintures murales pendant aux murs poussiéreux ; de toute évidence San Castro avait fait de cet endroit une garnison où l’on entreposait des armes. Après avoir connu le luxe chez Christina Allarez puis chez Juan de Alaya, Isaura devrait faire l’expérience de l’austérité chez Echevarria et l’absence d’ostentatoire chez San Castro. Cela ressemblait fort à une prison où chaque pièce s’identifiait à une geôle avec ces portes à barreaux et ces passages étroits recouverts de suie et de poussière et par lesquels on y accédait par des escaliers aux marches glissantes.
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Le Duc lui présenta ses appartements, soit une suite de six pièces donnant plein est ; les fenêtres en ogives diffusaient la lumière lunaire et bien que le mobilier soit rustique Isaura se sentit immédiatement chez elle. « Tu n’as pas à avoir peur de moi. On va apprendre à se faire confiance et tout ira pour le mieux ». Exténuée, Isaura s’endormit toute habillée et dans la nuit les Anglais, amis de Luis San Castroerarrivèrent, venus avec leur ambassadeur de Charles 1 chargé de trouver un terrain d’entente entre les deux nations. Or ces Anglais parlaient fort, riaient à gorge déployée et cassaient les verres et Dominic Kent soutenant l’un de ses compatriotes, Thomas Moore. Ce dernier n’était pas ivre mais mortellement blessé ; une rixe survenue dans une taverne de madrid opposant les hommes du guet et la troupe de Kent.
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CHAPITRE Isild se leva de bonne heure ce matin du mardi 7 pour se passer la main dur le front. Jamais elle n’avait aussi bien dormie depuis ces longs mois, peut-être était-ce grâce à cette tisane prise après neuf heures du soir. Elle s’étira comme un chat caressé par les rayons du soleil et laissa retomber mollement ses bras le long de son corps. Elle se sentait engourdie comme après une longue ballade à cheval mais ne préférait pas y songer maintenant ; ces courbatures étaient d’un autre ordre. Elle ne voulait pas y songer, après tout San Castro lui promettait d’être libre. Lentement elle s’assit sur le rebord du lit, laissant tomber sa longue chevelure noire le long de sa poitrine. Qui aurait pu la voir en ce matin-là l’aurait trouvée féline et Ô combien dangereuse avec sa bouche mutine et ses grands yeux de chats ! Elle sonna sa domestique, une petite noiraude au nez retroussé. Elle aurait pu lui dire : fais-moi couler de l’eau chaude pour mes ablutions ! A la place de cela isild lui désigna le broc d’eau du menton et cette dernière s’exécuta dans une rapide courbette. « Quelles sont les nouvelles de la Cour ? Questionna isild e jetant sa lourde robe de chambre de brocard sur ses épaules. Et qu’est-ce que c’est que tout ce tapage hier soir ? »
Peu de temps après Kent vint la relever. « Luis San Castro dit que tu es française. Tu es un peu loin de chez toi, on dirait ! » Isaura ne sut que répondre, une année s’était écoulée et aucune nouvelle des siens — une oubliée parmi tant d’autres maintenus de force en exil, les accords passés entre la France et l’Espagne dispensaient toutes sortes de contestation politique—, et le regard de notre Isaura se fut plus lointain. Minutieusement il la dévisagea, voyant à la courtisane,
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la putain de San Castro. A Whole, no more else ! Et il sourit pour lui-même, caressant la dague de son épée. Faire des kilomètres pour apprécier les charmes hispaniques fut sa motivation et puis voilà que la première Espagnole croisée fut une Française, qui plus est, peu loquace et visiblement tourmentée par son sort. Il s’assit près d’elle, appuyant son pied contre le bois du lit où gisait son plus fidèle compagnon, Thomas Moore portant une longue barbiche tirant sur le roux et la croix de Saint Christophe autour du cou. « Il est ton maître ? » Isaura secoua négativement la tête, fixant la main de Moore qu’elle avait serré toute la nuit durant. « Alors à qui appartiens-tu ? —Le Comte de Alaya a fait de moi sa maîtresse. Aujourd’hui je suis libre ». Kent éclata de rire. Il n’avait jamais rencontré de femmes dites libres ; constamment placées sous la tutelle d’un mari, d’un père, d’un frère, d’une Eglise. Non, il ne connaissait aucune femme libre. « Libre ? Quel sens donnes-tu à ce mot ? Tu n’es qu’une femme, as-tu conscience de ton destin ? On te refusera cette liberté car la beauté en ce monde est un fardeau, parla-t-il en français, comprends-tu mon français ? » Contrariée Isaura se leva d’un bond pour se tenir à distance de cet homme qui puait le vin, le foutre et la sueur ; le nez de notre belle fut sensibilisée par les onguents, les parfums et les extraits naturels dont Alaya l’eut honorée. Les Espagnols commerçaient avec l’Afrique ramenant sur les croupes de leurs mules, dans les cales de leurs bateaux divers épices et parfum provenant du commerce plus lointain avec la Chine et l’Inde. « Tu parles un peu anglais ? Tu aimerais apprendre ? —A quoi cela me servira-t-il ? » Amusé il sourit, un bon sourire ironique, ridant ses joues et la commissure de ses yeux tout aussi rieurs ; non jamais Isaura n’avait trouvé plus provocateur, ce Kent était une sorte de Diable amusé par les maux de ce monde, riant à gorge déployée en écoutant les misères et debout sur ses pieds en forme de pieds de bouc il
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agiterait sa queue en exhortant les fidèles du Christ à le suivre. Il dévisagea Isaura et sentit le désir le gagner —qui aurait pu dire depuis combien de temps Kent envisageait de se marier ? Or ces critères furent ramenés à la baisse quand deux de ses prétendantes refusèrent cette alliance prétextant ne pas vouloir d’un hérétique pour époux et il y eut des duels pour sauver son honneur et celui des jeunes vierges déflorées—, la petite Française ne se tenait pas là par hasard. Il savait que les nobles envoyaient leurs filles au couvent ou à l’étranger sitôt que ces dernières portaient préjudices à leur renommée. Il rit encore, la poursuivant jusque dans le couloir. « Je pourrais te donner des cours, c’est bien pour cela que tu es ici non ? » Oui il la provoquait, voulant voir jusqu’où irait sa patience à son égard. Et à l’extérieur, Madrid vivait à l’heure anglaise ; une délégation tout droit débarquée de Londres festoyait dans les rues madrilènes à la grande consternation des sujets du roi Philippe V car les bagarres restaient légions et l’on comptait déjà des morts des deux côtés. Isaura lui claqua la porte au nez avant de se réfugier dans l’alcôve de la fenêtre et là, la silhouette de Juan de Alaya se dégagea des Señors dans le beaux costumes velours à larges capes à brandebourgs d’or et derrière lui Don César Echeverria reconnaissable à tant d’autres par sa moustache tombante et son allure de bandits de grands chemins : vestes et capes poussiéreux sans parler de ses bottes dont le cuir défraichi laissait imaginer l’odeur de l’animal écorché. La panique la saisit, Isaura se voyait passer de mains en mains, assouvir les désirs de ces hommes sans rien pouvoir y faire. Don Juan de Alaya sut assurer sa retraite en l’installant dans sa demeure ; il dépensa une telle somme pour elle qu’il ne pouvait supporter de la perdre aussi facilement. Alors quand Luis San Castro ouvrit la porte de sa chambre, Isaura s’effondra sur le rebord de son lit. Elle ne voulait pas partir : sa place était ici. Il fut vain de la convaincre, même pas la force. Hurlant de colère, Isaura parlait de trahison tout en se débattant furieusement, griffant et
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giflant le Duc. On n’aurait pu la raisonner et Dominic Kent intervint, craignant que de tels hurlements ne viennent à réveiller le roi Philippe en personne. « Soyez maudits ! Vous tous ! Soyez maudits ! » saura refusa de sortir de ses appartements. La Doña Cristina jubilait du retour de la petite Française. Elle l’avait laissée enfant et le temps fut d’elle une ravissante et très séduisante courtisane que tous voulaient « visiter » plus intimement. On se pressait à la porte de la Doña Christina Allarez, ravie de ce regain d’intérêt mais notre Isaura refusa de se laisser prendre, mordant et attaquant toutes griffes dehors ce qui eut pour effet de faire rire Juan de Alaya, heureux du caractère de la petite Française et il lui rendit visite, lui et sa barbiche, ses costumes soyeux et sobres ; depuis l’arrivée de la délégation anglaise il jouait la sobriété et la tempérance sur tous les fronts. Cependant il ne vint pas seul mais accompagné par Dominic Kent et Thomas Moore à qui l’on avait vanté la table de Doña Christina ; elle rêvait de voir surgir Don César Echevarria en conflit d’intérêt avec son frère. Les Anglais furent surpris de l’accueil d’Allarez ; un concerto de mandoline et de guitares rappelant la musique tzigane ; sous le dais cramoisie, la Doña recevait tout ce beau monde en les gratifiant de cadeaux onéreux telles des couteaux de Tolède finement sculptés et incrustés de pierres semiprécieuses ; il y eut des danses flamenco, des danseuses de sérails gracieuses et élancées ; de quoi mettre ces hommes en appétit. Puis arrivèrent des plats, un enchevêtrement de saveurs, de texture et d’odeur ; on ne devait pas compter les volailles, les poissons et le gibier posés sur la longue table pleine de vaisselle rutilantes et de cristal étincelants. Des pates de fruits, des pates d’amandes, des fruits secs ; des pains chauds et croustillants, des dattes, des figues. Du vin en abondance et quand arriva Isaura Thomas Moore sortit de sa torpeur pour fixer celle qui l’avait soignée et la Doña Allarez surprit son regard posé sur la belle. « She could give you some french pleasure », murmura-t-elle à l’intention de l’Anglais
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avant d’éclater de rire et d’inviter Isaura à s’approcher de leur invité chouchouté par le roi en personne. La porte se referma derrière eux et lui de brandir son verre dans sa direction. Isaura s’interdisait certains plaisirs comme celui de boire ; plus encore quand la Dona Allarez se trouvait être dans ses murs. Il l’invita à aller s’installer en face d’elle et dans un bruissement de draps elle prit place dans le lourd fauteuil d’érable aux accoudoirs de velours cramoisi. Il la savait crispée et si vulnérable derrière ses beaux atours. « J’ai autrefois visité la France, déclara ce dernier le sourire aux lèvres. Mon père, comme il est de coutume chez les nobles et pairs d’Angleterre voulait que je fusse en partie éduqué par des sujets du Roi de France. ce qui fut fait ! Je parle couramment le français avec un léger accent normand comme tu peux le voir. Isild je voulais te remercier en personne pour les soins que tu m’as prodiguée et ses Espagnols ont tous pour contrôler l’Europe mais leurs efforts sont vains pour éviter une collision avec notre puissant royaume. On parle aujourd’hui de pourparler, de compromis ; c’est fort contrariant pour qui se dit être de nature belliqueuse mais c’est ainsi ! il ne s’agit que de commercer et à ce jeu-là nos intérêts se voient être comblés. En tant que courtisane tu dois savoir de quoi il retourne. Au prix de tes services les hommes d’ici et d’ailleurs se veulent être conquis. Mais on ne saurait me tromper. Je doute que tu puisses jouir de pareil engagement. —C’est exactement ça, mais on ne me laisse aucun choix. Je pourrais espérer leur clémence mais appartenir à ces gens est un bien lourd fardeau dont je m’acquitterais bien volontiers. —Alors il vous faudra songer à vous enfuir ! Qui se souciera de votre fuite puisque vous n’êtes qu’une esclave attachée à une puissante maison d’Espagne ? l pourrait se trouver une âme charitable ici pour vouloir abréger vos souffrances au dépit de quoi vous ne verrez plus le soleil se lever sur votre mère-patrie. Il
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me faudra touche un mot à Kent et ce compromis en vaudra bien un autre. Soyez certain que nous trouverons à te défaire de ses chaines et votre liberté n’est pas du domaine de l’impossible. » Le soir à la faveur de la nuit, Isild prit du papier et une plume pour écrire les premières lignes de son journal. « Aujourd’hui je n’ai plus peur. Je sais maintenant qu’il se trouve des alliés près de moi pour ouvrir les portes de ma geôle. Bientôt tout cela sera terminé et peut-être me réveillerai-je loin de ce pas où tout n’est que corruption. Il y a longtemps que je rêve de cela et tant que je resterais éveillée, il me sera permis d’espérer. » * Oui j’ai décidé de tenir une sorte de journal, ce qui convient bien plus à une dona qu’à une courtisane —je ne peux rester impassable à ce qui se passe autour à Madrid quand tout le monde s’agite sans que l’on ne puisse savoir qui suivre et qui croire—, ce monde brouillant, puant et acariâtre n’avait pour seul dessein de plaire au roi ; leur seul crédo restant : Les honneurs à la cour ! Et durant ces derniers mois j’ai appris bien plus en compagnie d’AlAlver Castejon que du comte De Alaya dont ses subites humeurs me laissaient penser qu’il n’était pas fiable dans la quête de ma liberté. Il me reprendrait ce qu’il m’avait donné quand plus jolie femme aura assez d’atouts pour m’éloigner à jamais de lui. Il m’est alors impératif de le garder comme protecteur bien qu’il ne faisait pas preuve de tempérance pour ce qui est de me rendre visite. Alver Costejon venait lui, presque tous les jours ; une sorte de rituel avant de se rendre à la Grande Chancellerie. Il savait qu’un jour, une fois les Anglais rentré chez eux, De Alaya n’aurait pour seule idée de me retrouver malgré les conseils éclairés de ses pairs. Castejon lui voulait me garder loin du Comte Echevarria dont le nom seul suffisait à me coller la
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nausée. Qu’il vienne et je me ferai un devoir de le mettre moi-même à la porte ! Maria entra prestement dans la pièce comme poursuivie par le diable. « Les Anglais, Señora ! Ils demandent à être reçu ! Mais je ne savais pas quoi dire….je n’ai reçu aucune indication de votre part, ni de quiconque et… » Comprenant son erreur, elle repartit bien vite ; le temps pour moi d’enfiler une robe de chambre de brocard et de mettre un peu d’ordre dans ma coiffure. Et Kent se trouva être au seuil de la porte, éructant de rage. « Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? Mon oisillon semble avoir perdu la raison quand il dit vouloir d’arracher à De Alaya ! Quel poison lui aurais-tu mis dans les veines, femme ? Il ne dort plus, il ne mange plus et tout ce qu’il ne sait plus que dire c’est : Donnons à ces Espagnols une bonne leçon de diplomatie ! On m’a dit de me méfier de toi et maintenant je comprends mieux pourquoi. Je n’aime pas ça ! Je n’aime pas ça du tout ! Crois-tu seulement que je te laisserais faire ? » Kent me craignait ; s’il me craignait alors bon nombre exprimait le même sentiment à mon égard et cette pensée me donna plus de confiance. D’Alaya sans le savoir m’avait permis de me tenir sur un piédestal sans risquer la moindre chute. Sans ouvrir la bouche je fixai un détail du manteau de la cheminée représentant des lions prisonniers d’une plante grimpante. Derrière Kent, Maria ma domestique n’osait me regarder, certainement rongée par la culpabilité et sans mot dire je me dirigeai lentement vers ma table pour m’y assoir et reprendre l’apprentissage de la langue de Cervantès. Fou de rage, Kent arriva droit sur moi et posa son énorme poing au milieu de mes feuilles. « Je sais que tu comprends ce que je dis. Nous avons en commun cette langue et si ta petite servante ne comprend pas un mot de ce qu’on baragouine c’est là le début qu’une intrigue qui n’a pas son pareil depuis que l’Angleterre est en guerre avec la France. Je veillerai à ce qu’on te punisse comme il se doit !
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—J’ose espérer que vous ne ferez plus cela ! —Je vous demande pardon ? »
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[Epilogue]
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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France
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