Cible du Paradis

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(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)

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LA CIBLE DU PARADIS [Sous-titre]

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Du même auteur Aux éditions Polymnie’Script [La cave des Exclus]

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MEL ESPELLE

LA CIBLE DU PARADIS

Polymnie ‘Script

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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.

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[Dédicace]

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[PrĂŠface]

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Chapitre 1

Jay reçoit ce soir. Il a commandé des huîtres, du vin en bouteilles de six, du rouge et du blanc. Provenance France évidemment et le traiteur livrera les plats à 0630 qu’il dit ; son appartement à Holland Park. J’adore son appartement situé en plein quartier résidentielle bordée de peupliers ; on y trouve également des rhododendrons, des azalées, des jonquilles. Les façades ici sont élégantes avec leur entrée en fer forgé et larges escaliers. Son appartement en lui même vaut le détour. On dirait une description faite d'une œuvre de Kipling avec toutes ces vieilleries, ses objets gothiques datant de l’ère victorien et on l’aborde comme un musée avec son grand vestibule aux murs cramoisie souligné par des tableaux aux cadres gothiques, ses grands miroirs et ses lustres rutilants, ses tapis d’Iran ; puis l’enfilade de pièces toutes plus chaleureuses les unes des autres. Ici on voyage dans le temps et avec un peu d’imagination on pourrait se voir en crinoline, déambulant là d’une démarche chaloupée, s’arrêtant devant les grands miroirs pour replacer un chapeau ou une boucle capricieuse. Tant de fois, je me suis imaginée être quelqu’un d’autre, une coquette du temps passé prisonnière

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d’un corset et d’un mari, vieux et plein aux as, ayant fait fortune dans le commerce du thé en Inde. Tant de fois je me suis imaginée là, vautrée sur la méridienne, dominant le salon de ma superbe en distribuant des sourires à mes amphitryons de choix, tous triés sur le volet pour être membre d’un club privé, d’un comité philanthropique et distribuant des dons à qui mieux-mieux à des œuvres caritatives. Ici on se sent comme privilégié, choyée et chouchoutée par la vie. On voudrait d’ailleurs ne jamais repartir appréciant le luxe qui en découle : services à thé de porcelaine de Chine ou de Sèvres enfermés dans de lourdes vitrines contenant divers trésors envié par la National Gallery ou plutôt le British Museum ; et puis le mobilier Élisabéthain, géorgien, de style regency, vestige d’un autre temps et héritage familial que l’on ne peut accepter de voir partir. Il y a plein de livres ici, dans chaque pièce des livres brochés qu’on ose ouvrir comme par crainte de violer l’intimité du propriétaire du lieu. Oui parce qu’il faut noter en ces lieux l’absence de télévision. Jay est ailleurs, dans une autre sphère réservé aux intellectuels ayant fréquenté les bancs de l’université d’Oxford. Il serait impensable de l’imaginer rivé sur mon smartphone, dépendant de facebook et des autres réseaux sociaux ; d’internet et de messageries Google ou Yahoo. D’ailleurs je le taquine beaucoup à ce sujet et lui de répondre qu’il admet ce décalage avec les autres « primates » de ce monde. Il est arrogant et fier d’appartenir à cette Société dite secrète dont il est membre à part entière. Mais de quelle société en question s’agit-il ? Il est très discret là-dessus mais

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croule sous les symboles, les interprétations et j’aime en lieu ce côté mystérieux et mystique. Vautrée sur le sofa j’écoutais son Puccini en terminant un niveau à un jeu sur mon Samsung quand il apparut dans l’encorbellement de la porte, nouant le nœud de sa cravate sans me lâcher des yeux. Chacune de mes visites est synonyme de chaos ; d’abord je ne suis pas conforme à ce qu’il attend puisqu’il aimerait me voir plus mâture, ayant un pedigree, des manières et un père fortuné appartement à la Chambre des Lords. Il me voit comme quelque chose de méprisable car sans éducation, un esprit contre nature agissant par cupidité et puisant dans l’autre ce que l’existence n’a su m’offrir. C’est un dandy et moi une cendrillon ayant quitté ma cuisine et mes corvées, caressant l’idée de me hisser bien loin de ma condition de mortelle. Oui, je suis un cataclysme et le Blitz en comparaison ne fut rien contre ce tsunami, ce violent ras de marée dévorant les berges pour y noyer toute forme de vie sous ses meurtrières vagues. Une fois la porte refermée derrière moi il pourra poursuivre sa vie en toute quiétude, retrouvant là son univers, ses repères et ses si hautaines fréquentations. « Je vais y aller. Ainsi tu te sentiras moins oppressé. Il ne s’agit pas que tes amis me croisent dans l’escalier. Ils s’en seraient terrifiés, déclarai-je en remettant mes rangers aux lacets fluo. Je n’ai pas terminé ton livre, tu sais celui qui parle de je ne sais plus quel sujet sur les Médicis et de leur patrimoine. Bon et bien…je te laisse. »

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Il me fixa froidement de ses yeux bleus tirés en amande. Oui il ne tolère pas mes manières, cette façon de partir précipitamment après avoir traînasser dans ses sofas recouverts de moelleux coussins brodés ; d’avoir profiter de la musique et du piano, de ses pâtisseries françaises en miniature fournies par le traiteur français du quartier. Parfois je ne reste qu’une heure ou deux, vautrée là à bouffer son oxygène, épier ses voisins à travers le voilage, dissimulée derrière les lourds rideaux en velours. J’enfilai mon gilet et ma parka. J’attrapai ma besace posée sur le repose-pied et ensuite mes cheveux pour les rassembler sur le côté. Il est impeccable dans son costume trois-pièces et il sentait bon ; je le complimente souvent sur son choix de parfum mais il semble être imperméable à mes compliments. Il apprécie certainement davantage ceux de ses pairs et prend les miens pour intéressés et désabusés. J’inspirai profondément en calculant dans ma tête le temps que cela me prendrait pour rallier un point à l’autre de Londres en passant par Oxford Circus et… peste soit les transports en commun ! Lui reçoit ce soir quand moi je serais à m’ennuyer comme un rat mort dans mon miteux appartement de la banlieue nord. Il me fixait intensément, les lèvres serrées et le sac en bandoulière, je sortis mon casque audio pour y écouter ma playlist dans la rue et ensuite dans le métro. Comme à chaque fois il va m’accompagner à la porte et me gratifier d’un rapide sourire avant de retourner à ses études, ses bouquins et son harassant travail ; il n’a jamais eu l’intention de me garder près de lui. Un jour il me fermera

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définitivement la porte au nez, refusant de me voir saccager son appartement ; et ce jour pourrait arriver ce soir. Il dirait un truc comme : Ecoutes Lucia, Lucille…ou je ne sais qui. J’ai longtemps réfléchi et je crois qu’il n’est pas utile qu’on se revoit. Après quoi je hausserai les épaules, en faisant la moue et je lui dirai que je m’y attendais presque, trouvant étrange qu’il ait seulement tardé à me le dire. « Tu sais comment je m’appelle ? » Il fronça les sourcils en me dévisageant froidement. En plus de tout le reste, il doit me prendre pour une folle, l’une de ces excentriques haute perchée qui fume de la marijuana trouvant le monde terriblement inspirant derrière les volutes de fumée. « Oui bien-sûr où veux-tu en venir ? —Et bien je m’interroge c’est tout. Je me dis que…je devrais peut-être cessée de t'importuner de la sorte. » Il resta bouchebée, le geste en suspend. Il venait de boutonner son gilet jusqu’au cou et me dévisagea incrédule. Il a le choix entre me lancer un vase de Chine, dynastie Yong en pleine figure, ou me jeter à la porte en lançant un : Bon débarras ! ou bien me tourner le dos sans rien ajouter. Son regard en dit long sur ses pensées les plus secrètes, il parait être soulagé de ce moment de lucidité, presque conquis par mon pragmatisme et bientôt il partirait d’un gros rire sonore dont il avait seul le secret et signifiant : Ne m'ennuie pas de la sorte avec tes niaiseries ! « Pourquoi dis-tu ça ? » En guise de réponse, haussement soudain d'épaules avant de filer vers la porte de sortie ; au dernier moment il posa sa main sur mon épaule sans véritablement chercher à me retenir. « On se voit toujours jeudi n'est-ce

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pas ? » Aucune réponse à lui apporter de ma part. L’expression « bête de foire » restait appropriée à ma situation. Avec un look peu conventionnel, un peu urbain, un peu bobo par moment, un peu vintage et rafistolé comme dirait certain ; je savais très bien de ce qu’il pensait des filles issues de la middle class, il me prenait de haut et riait de mes façons, trouvant amusant de me singer ; d’autre le ferait à des fins anthropologiques mais lui Jay le faisait par simple divertissement. « On se voit toujours jeudi n’est-ce pas ? » Grand silence de ma part et la main crispée à la lanière de mon sac, je me précipitai vers la porte d'entrée. Il disposait de moi comme d’un autre de ses bibelots, un petit vase charmant, chiné à bas prix et qu’il posait comme tous ses trésors de ce mausolée ; de temps à autre, il prenait conscience de ma présence et venait me dépoussiérer pour éviter d'avoir à constater que je n'avais pas ou peu servie. Il méditerait ainsi sur la question, je lui en laisserai l'opportunité. « Non, ce n’est pas utile. J’ai…j’ai beaucoup de travail. Je preé feè re qu’on en reste laè , crois-moi. De toute façon tu peux parfaitement te passer de ma compagnie. Je ne te suis pas indispensable. Tu trouveras d’autres bêtes de foire pour te distraire, Jay, moi j’ai assez donneé ! —Attends, attends ! » Il posa les mains sur mes eé paules et cela me fit l’effet d’un e force invisible qui vous stoppe aè pleine vitesse. « Quel roô le veux-tu jouer avec

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moi ? Celui de ma maîôtresse que j’entretiens ? Celui de ma muse dont j’appreé cie l’eé clat ? Ou celui de la petite eé tudiante sans le sou qui se cherche un mentor ? Dis-le moi !» Ce fut pour moi le poupon. « Ecoute Jay, je n’ai plus rien aè te dire. Alors deé soleé e encore pour le deé sordre causeé dans ton existence si bien ordonneé e, mais moi je me tire ! —Tu me reproches de ne pas t’accorder assez de temps, c’est ça ? Dismoi seulement comment je dois me comporter avec toi. Dois-je me montrer plus affectueux ? Plus attentionné ? —Je veux seulement que tu arrêtes de me mentir. Je ne suis pas stupide et… enfin… notre relation ne mènera nulle part parce que socialement parlant tu es… Enfin Jay, tu es… tu me donnes des leçons de morale et ce que je fais n'est jamais assez bien pour toi. Ma présence t'insupporte et —Alors cela ne me surprend pas. Tu penses que je vais te supplier de reconsidérer mon offre ? Me mettre à genoux pour te demander de rester et honorer nos rendez-vous ? Tu es tout à fait libre de partir ; ainsi je n’aurai pas à t’entretenir, à te présenter en temps voulu à mes relations et t’arracher à ton sordide quotidien pour t’offrir autre chose de plus exaltant. Tu fais le choix de partir, je le respecte. Seulement j’aimerai qu’on reste en bon terme, que tu ne quittes pas cet appartement en claquant la porte et en m’invectivant de tous les noms d’oiseaux. J’aimerai qu’on reste ami, qu’on soit capable de tout se dire sans s’offenser réciproquement. On peut y arriver si on se donne un peu de temps.

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—Tu te fatigueras de ma compagnie et un jour viendra où tu me banniras de chez toi manu militari parce que tu sais très bien que je ne t’apporte rien. Je suis lucide et je te demande de l’être. » Et dans le métro je songeai à Jay et à notre première rencontre ; il est certain qu’il me prit pour quelqu’un d’autre, l’une de ces étudiantes plongée dans ses études sur l’Art moderne et hermétique aux autres individus de sexe masculin; une belle petite prétentieuse glissant imperceptiblement vers la conscience de son existence. Il s’assit près de moi à la British Museum et me tendit une brochure sur l’Art étrusque. Il pensait que je le remercierai pour ce geste mais je n’en fis rien. Il me fit penser à l’un de ces héros de Scott Fitzgerald, vous savez ceux qui aiment brûler la chandelle par les deux bouts ; ces riches fêtards arborant leur carte de visite sur leur front et la sienne disait : Je suis disposé à vous faire la cour pour un pesant de cacahuètes alors soyez aimable d’accepter ! Il sentait le parfum Haute couture Guerlain et un foulard de cachemire cramoisie autour du cou. Il n’avait rien d’un touriste déambulant à travers les neuf départements répartis sur 94 salles. On parle de six millions de visiteurs par an et l’édifice fait plus de quatre kilomètres. On pouvait se perdre ici et jamais ne plus se croiser mais ce jour-là, Jay misait toutes les chances de son côté pour ne plus jamais me perdre, dans un quelconque lieu public car derechef, il me tendit sa carte de visite. Jay H. Lensington, 23 Holland Park et il me demanda mon nom en faisant l’impasse sur mon âge. Or si j’avais répondu : 18 ans, il serait partit sans demander son reste, trouvant trop

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risqué de s’attaquer à une mineure. Et moi de réfléchir à Holland Park, non je ne m’y étais jamais rendue mais connaissait le Park de réputation ; riches propriétaires et grosses berlines allemandes stationnant dans les rues entourant la place. Je reconsidérais Jay d’un œil neuf en restant convaincu qu’il me prenait pour quelqu’un d’autre. « Vous êtes de Londres n’est-ce pas ? Banlieue ouest. Un accent très particulier. Je raffole ces intonations qui suscitent en moi une vague de curiosité. Vous êtes étudiante ? En Art ? En littérature ? Vous avez tout l’air d’être attachée à votre enseignement issu du secondaire et je vous ai observé toute à l’heure dans la salle destinée aux trésors égyptiens. Ramsés II, Aménophis II, la fameuse Pierre de Rosette, ces salles sont fascinantes n’est-ce pas ? —Euh…je profite d’une réduction parue dans un magazine. —Ah, je vois. Les antiquités d’Asie occidentale sont remarquables. Les frises assyriennes, la galerie de Nimroud avec ses colossaux lions ailés ; et que dire de ces bas-reliefs ? » Son regard me surprit ; on eut dit qu’il venait d’avoir une révélation dans la salle Egyptienne ; mille ans le contemplaient avec ses 70 000 objets inestimables dont des sculptures et sarcophages avec leur momie, des portraits coptes et tant d’autres. Rien d’étonnant alors à ce qu’il s’emballa, voulant partager avec la première victime consentante et incapable de quitter ce banc pour courir se fondre dans un amas de tourisme filant vers la salle des Antiquités grecques et romaines.

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« Je ne vous effraie pas j’espère ! Je suis obsédé par l’Art et ce que j’ai vu me bouleverse au plus au point. Vous êtes là et je ne vous connais de nulle part, vous ennuyant avec ces merveilles entassées dans ces salles et vous, vous êtes correcte, acceptant que je vous tienne la jambe. Luce, vous êtes charmante et il serait dommage de ne pas se revoir dans un autre contexte ou bien ici même. J’aime les coïncidences, je m’entends bien avec le hasard. » Il me faisait du rentre dedans, je n’en crus pas mes yeux ! Il devait avoir le double de mon âge, peut-être moins mais parce que tout en muscle, le visage grossier il passait facilement pour un quinquagénaire aux lèvres ourlées et aux yeux de félin. Une voix rauque et autoritaire, on pouvait penser qu’il dirigeait une escouade de jeunes recrues. Pendant un bref instant il se perdit dans ses pensées, fixant le sol sans y trouver l’inspiration pour autant. « Je n’insisterais pas d’accord, mais sachez que je suis tout à vous. » En refermant mon casier je croisai le regard de Shirley, une blonde passant pour être une petite peste quand elle ne cherchait pas à faire de vous sa meilleure amie. Derrière elle suivait Miyoki provenant de la banlieue d’Okinawa où je me rendis l’année passée pour une durée de six semaines. Miyoki et moi nous entendions plutôt bien ayant toutes deux un bon coup de crayon et une passion commune pour l’Art. Ensemble on a fait bon nombre de musées à Londres, Paris et Tokyo. « Alors qu’est-ce que tu nous caches ? On t’a appelé hier, mais tu n’as pas daigné

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répondre. Tu étais encore avec ton galant, Mister X je m’habille en Gucci ? Il va falloir décrocher ma chérie, parce que ce n’est pas lui qui t’aidera à rentrer à l’université. Il va te dévergonder, faire de toi ce qu’il veut et ensuite te jeter comme une mal propre. Et puis tu n’as que 16 ans, aux yeux de la loi tu es inabordable ! Dislui Miyoki. —Elle le sait déjà ! Laisses-nous Shirley ! Laisses-nous ! Déclara Miyoki en la poussant loin devant elle. Elle est terrible ! Elle voit le mal partout. Moi je trouve que c’est bien, tant que vous ne vous promettez rien ! D’autres s’en offusquerait mais pas moi. Il faut le voir comme un mentor et puis il est plein de frics ! Profites en un peu, cela ne peut pas te faire du mal tant que vous restez correct. Cependant ton père ne devra jamais le savoir, tu sais il est…vieux jeu. Il ne comprendrait pas que sa fille-chérie sorte avec un vieux riche sans lui avoir été présenté. Shirley a un plan pour ce soir et elle veut nous en faire bénéficier. —Il veut que je le revoie jeudi mais j’ai refusé. Miyoki…il est bizarre avec moi. Il croit que je ne le remarque pas, mais il m’observe. Il se tient derrière moi ou à la porte et il me fixe pendant de longues minutes. Cela me fiche les pétoches par moment. Il aurait pu me découper en morceaux! Arrêtes de rire, je suis sérieuse ! —Tu crois qu’il se branle ? Qu’il secoue son poireau en pensant à toi ? Ahhh ! C’est un vieux porc s’il fait ça et je ne préfère pas t’imaginer avec lui, prisonnière de ce maniaque ! Alors tu fais quoi maintenant ? tu vas définitivement le laisser tomber ? Je t’avoue y avoir cru mais maintenant que tu

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me parles de cela, je suis navrée de te dire qu’il faut que tu te tire loin de ce malade ! » Après deux semaines, je dois dire qu’il me manqua et Myoki n’en parlait jamais plus. La vie poursuivit son cours dans une succession de journées ininterrompues : réveil, cours, déjeuner, devoirs et coucher. Une vie ordinaire en soi si la semaine n’était pas entrecoupée par nos cours d’Art plastiques à la Bloomsbury ; des cours valant une petite fortune, de quoi mettre nos parents sur la paille. Ils ont lieu le lundi, mercredi et vendredi sur Euston Road ; c’est un cours pour adultes et Miyoki à son amoureux sur place, un grand blond passant pour l’unique héritier du peuple Viking. Ils s’adorent tous les deux et se lancent des œillades au milieu des chevalets et des autres artistes trop concentrés sur leur travaux pour les remarquer. Le prof est un espèce de barbu à qui l’on aurait filé une pièce dans la rue ; cheveux tirés en arrière un peu gras et regard lointain. En début d’année il n’avait pas un poil au menton et voilà qu’il se tenait prêt à aller jouer du banjo dans le métro de Londres pour gagner sa croute. Miyoki en le voyant ne cesse de se marrer et j’ignore totalement pourquoi ; elle est barrée Miyoki. En ce moment on travaille sur le nu artistique et notre modèle est une femme d’une trentaine d’année qui dit faire le modèle depuis un certain temps. Le prof vint se glisser derrière moi ; je ne supporte pas quand il nous surprend, il le fait toujours. « Attention aux volumes, Miss ! S’il vous plait ! Une petite seconde ! On s’applique ici dans cet exercice à reproduire les volumes en

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tenant compte de la lumière, de la géométrie spatiale et on couvre les blancs ! » Il donnait l’impression d’être essoufflé, il ne fixait jamais personne dans les yeux, cela fait partie de sa personnalité ; en plus d’être dans ses pensées, il occupe son espace en avançant lentement d’un chevalet à l’autre, obsédé par nos travaux. Possible qu’il n’en ferme pas les yeux de la nuit puisqu’il arrive à resituer un détail d’un dessin gribouillé des semaines en amont. En fond sonore Debussy. On travaille toujours en musique supposée favoriser la création. Miyoko éclata franchement de rire, des plus hilares ; au début nous travaillions ensemble, échangeant et développant notre sens critique. A présent elle se tint près de son Elliot, l’œil rivé sur ses travaux : « Oh ! Que c’est super ! J’adore tout ce que tu fais ! » Elle en est complètement imprégnée et après l’échange de numéros de téléphone et de compte facebook, elle rêve d’un rencard en bonne et due forme. « C’est dans la poche ! » M’envoya-t-elle sur mon Samsung et moi de répondre par un smiley. Que pouvait-ton répondre à cela ? Dans le groupe il y a Odessa, une excentrique qui se fait appeler Odessa mais qui a un prénom tout à fait britannique puisque Sally ; elle est rigolote, bonne vivante et à beaucoup d’esprit ; conjuguant bonne humeur et franc sourire. « Hey, Chef ! Déclara-t-elle en levant la main pour le tirer de sa rêverie. Vous pensez qu’on peut combiner l’art, le subjectif et l’immoralité ? Non parce que je m’interroge sur le sens profond du Nu artistique. Les femmes sont-elles le seul sujet d’étude de ces

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messieurs de l’Art primitif à aujourd’hui ? » Mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche. Miyoki sait conjuguer l’art, le subjectif et l’immoralité. «Je crois que ma question restera sans réponse Luce, murmura Odessa en souriant d’une oreille à l’autre. Il est mignon hein ? Tu le trouves comment, dis ? Il est célibataire et séduisant. Et toi tu as un petit copain au lycée ? Belle comme tu es, tu dois avoir un petit chéri qui veille sur sa dulcinée. On va aller boire un verre après, viendrez-vous Miyoki et toi ? On ne va pas vous débaucher les filles ! C’est seulement un after-work bien comme il faut. Ah, Ah ! On va papoter et échanger nos dernières impressions sur ce cours. Alors vous êtes partantes les jeunes ? » Loin de me déranger, cette idée me plut et on suivit le reste du groupe à Euston Station ; soit Edison, Christopher, Joanna, Aubrey, Eason, Trish, Takeo, Elliot, Mrs Davis, Saun, Kim, Paul Jarret et Paul Beals, Gwenda. Et alors que je sirotais mon coca, la splendide Joanna, cette Américaine blonde comme le blé et aux allures de Grace Kelly vint me voir, des plus nerveuses. « Comme ça il parait que tu connais Jay Levington ? Et puissé-je te demander quels sont tes rapports avec lui ? Est-ce l’ami de ton père ou celui de ta mère ? tes parents sont-ils également du métier ? Ce qui en fait expliquerait beaucoup de choses », sourit-elle laissant poindre sa nervosité. Joanna était très lumineuse, elle irradiait littéralement ; aucun talent artistique mais une mise en scène qui valait tous les portfolios du monde entier. Elle se tenait souvent à l’écart des autres, n’osant pas se comparer autres artistes jouant les

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Léonardo Di Vinci ou autres Maîtres de la Renaissance ou de toutes autres périodes, comme l’Ecole flamande. Je lâchais la paille de mes lèvres pour la dévisager, pensant immédiatement à Miyoki en grande conversation avec son prince charmant, isolés du reste pour mieux se conter fleurette. Mieux ne valait pas mentir, tout finirait pas se savoir. La sincérité restait la clef de toute relation. « Non, rien de tout cela. On s’est… croisé une fois et…c’est comme ça que je l’ai rencontré. » Il parut soulagée et éclata nerveusement de rire, la main sur la poitrine. « Non parce que…Jay est inaccessible ! Il est comme un mythe je dirais. Une espèce de chimère que tous recherchent sans jamais mettre la main dessus ! Quand ton amie m’a dit que tu le connaissais personnellement j’ai pensé que…tes parents étaient du métier. Je ne vais pas t’ennuyer davantage et je vais te laisser à ton Coca. Si je ne te vois pas avant ton départ, je te souhaite bon week end et à lundi ! » Il allait être 7heures et seule devant mon coca je pensais à Jay et à ce que Joanna me révéla à son sujet : une chimère inaccessible et moi de trouver cela inattendu, voir étrange ; étant à mille lieux de penser cela de ce vieux garçon au milieu de ses œuvres d’art et de ses livres, suscitant la fascination ou la consternation. Pour moi il s’agissait de consternation. Pendant ces quinze joues, pas un message sur mon portable, pas un appel ; il se suffisait à lui-même et cela confirmait mes dires : je ne lui étais pas indispensable. Des jeunes femmes comme moi, de la viande fraîche en plein fleur de l’âge, il pouvait en avoir à la pelle, il lui suffisait

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de tendre sa carte de visite et les donzelles flattées se mettraient à glousser en évoquant un avenir confortable près d’un amant qui les entretiendrait pour pas cher. Dans ce pub au décor vert et à l’ambiance tamisée, là où se rassemblait les artistes et les intellectuels de la Bloomsbury, je songeai à me resituer, envisager une nouvelle conversion comme muse. Miyoki était celle d’Elliot qui la dévorait des yeux, relevait l’une de ses mèches et buvant à la paille dans le même verre que le sien. Après sa limonade, elle passa à la bière, une ale pour faire bon genre. On était dans un pub huppé et Odessa, en tant que chaperonne veillait à ce qu’on ne se grise pas, l’objectif étant de nous ramener saines et sauves à notre station de métro ; peut-être en taxi pour nous rapprocher de notre banlieue. Eason se rapprocha de moi subrepticement. Il est architecte de profession et depuis toujours peint pour se distinguer du commun des mortels. « Tout se passe bien pour toi Luce ? » Je levais le nez de mon verre et dessinais de grands cercles sur le bois de la table haute. Autour de nous un brouhaha typique de ces endroits publics et les rires étouffés par les discussions passionnées ; on pouvait aisément se croire en plein songe, l’instant semblait presque hypnotique. « Cela se passe comment au lycée ? L’année prochaine tu comptes rallier une école privée ? Tu as un bon portfolio et les concours auront lieu bientôt. Mon fils a tenté une école de ce genre et les places sont très chères. Il te faudra les recommandations d’un tiers pour y accéder. Il te faudra dès lors te trouver un mentor sérieux et ayant déjà fait ses

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preuves dans le milieu. Tu devrais en toucher un mot à Clive. —Ouais. Il va falloir batailler ferme. Je me suis inscrite pour le stage d’initiation à l’Art contemporain bien que j’ai une prédilection pour le baroque. J’ai adoré la Banqueting House et l’œuvre de Rubens. Mais il me faut élargir mon répertoire. J’ai vu ce que tu faisais et j’aime bien ton style. Rénovation urbaine comme sur les Docklands. Quand je passe sur la rive sud de la Tamise, je pense indirectement à ton œuvre. C’est de l’excellent boulot ! —Tiens Clive ! Clive ! On pensait justement à toi. » Et lui de se retourner en se demandant d’où venait la source du bruit perforant son mutisme. Un flash passa dans son regard agité par milles idées envoyées à la seconde par son cerveau en pleine fusion. Les hommes qui portent la barbe ont quelque chose de très « maudits » à la façon des peintres absorbés par l’absinthe. J’ai lu Rimbaud et Verlaine par curiosité et Clive me fait penser à ces artistes un peu « spleen » portés par le suicide, l’autodestruction sous toutes ses formes et la décadence ; un vent de liberté souffle dans leur esprit et loin des diktats imposés par notre société, ils survolent de loin les préoccupations des gens lambdas rivés à leur smartphone et netbooks. Des nerds et des geeks raffolant les nouvelles technologies pour souci de conformités ; comme Jay, Clive semble loin de tout cela. Il me regardait sans même me regarder, il m’était plus de conviction pour l’étude d’une toile, d’un croquis pour ne pas dire gribouillis ou d’un objet confiné derrière un coffre vitré protégé par un système informatique à infrarouge.

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« C’est à quel sujet ? » Il me faisait penser à un aigle royal au bec crochu et aux serres acérés ; il n’avait pas un nez aquilin et des serres à la place des mains mais un regard de rapace voyant plus loin que la moyenne des observateurs chevronnés de cet ensemble ; il voyait audelà des limites de notre propre perception et il masqua ses acuités visuelles et sensoriels derrière sa nonchalance, sa flegmatique attitude et son regard indifférent à toutes nos interrogations de novices, sommes toutes naturelles. « Luce est susceptible de rejoindre une école privée l’année prochaine et qui mieux que toi pourrait l’aiguiller ? Elle pense rejoindre le groupe pour le stage. —Elle sait déjà ce que je pense de tout cela. N’est-ce pas Luce ? » Eason se barra, constatant que son verre était manifestement vide, il posa une main sur l’épaule de Clive et disparut absorbé par le flot des clients massés autour des tables remplies de verres, de bouteilles et de bocks. Clive me regardait du coin de l’œil. Il se passa un long silence pendant lequel je m’interrogeai une fois de plus sur cette inutile sollicitation ; notre prof ne voulait que les meilleurs avec lui. On pouvait donner sa chance à tout le monde mais Clive ne voulait s’entourer que des meilleurs et insistait pour dire que je manquais de technique. D’ailleurs revenant à lui il arbora un sourire complaisant. « Ce qui pêche chez toi c’est la technique. Trish, Edison, Saun et Joanna sont dans le même cas. La technique est la base de toute œuvre et tant que tu ne l’accepteras pas, tu resteras toujours dans la médiocrité. Les sélections à l’entée des

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écoles d’Art sont draconiennes et tu es loin d’avoir le niveau requis pour te présenter. Tu ne peux prétendre courir le marathon en te contentant de quelques échauffements en salle, il te faut le mental qui aille avec. L’assiduité et de la rigueur. Tu devrais suivre l’exemple de Miyoki, de Paul Beals et de Takeo. Eux savent prendre mon enseignement au sérieux. Il ne s’agit pas de faire acte de présence mais de t’impliquer davantage. Or je vois bien que tu n’es pas avec nous. Tu es ailleurs et j’ignore où. » Je fus vexée. La technique oui je l’avoue me manquait cruellement. Déjà à Tokyo, mon professeur de dessin me disait de m’appliquer davantage pour me rapprocher de la ligne de pensée. Il est vrai que Miyoki a un certain talent, en fait c’est inné chez elle ; voir et retranscrire lui est aisé, je ne l’ai jamais vu reprendre un croquis, du premier coup elle s’approprie les schémas les plus complexes et avec quelle facilité, me direz-vous ! Comment pourrais-je expliquer à mon père que tout l’argent qu’il a dépensé jusqu’à maintenant n’a servi à rien ? Il me dirait de persévérer, que je suis douée en ce que je fais mais cela apparemment ne suffit pas. Je pourrais faire tous les stages du monde sans jamais m’améliorer convaincue de mes capacités à dessiner. « Il y a toujours les cours particuliers du samedi. J’ai un créneau de 2 à 3 heures, à toi de voir ! J’aime grossir le trait mais les cours particuliers différent des cours collectifs dans le sens où l’on aborde uniquement tes points faibles. Je ne dis pas qu’après cela tu seras prête à exposer à la Courtauld Gallery ou à la White Chapel Art Gallery mais tu te sentiras plus

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confiante. Edison et Trish ont considérablement évolués quand on songe à leurs premiers travaux et à la difficulté qu’ils avaient à harmoniser leur matériel et leur support. Tu réfléchis et tu me donnes ta réponse le plus rapidement possible. Saches qu’on te jugera toujours sur ta technique Luce ». Mon père accepta de m’envoyer chez Clive pour 60£ de l’heure, il accepta. Alors ensemble on se rendit non pas à Euston Road mais dans le très chic Trafalgar Square, non loin du Cambridge Circle. Dans sa grosse berline allemande noire, il m’interrogea du regard. Si je lui avais dit : Papa j’ai besoin de fric pour un cours particulier à Paris ! Il aurait accepté sans se poser la moindre question. Il consulta sa Breitling et se stationna sur le bas-côté en fouillant dans son portefeuille en cuir. « Tu vas t’en sortir, tu penses ? Je serais chez Hayden alors tu n’hésites pas à t’y rendre quand tu en auras fini avec ton Michelangelo ! J’ignore quand j’aurai terminé avec Hayden, alors tu gères au mieux. Tiens pour le cours. J’en ai mis plus…tu m’as parlé de t’acheter de nouvelles chaussures. Allez, on se voit toute à l’heure ! Veux-tu qu’on aille au théâtre ce soir ? —Je ne crois pas. Le samedi soir je vois Dixie et les autres, tu sais bien. Mais on se réserve notre dimanche pour sortir dans le Monde ! Je t’appelle quand je termine mais il est possible que j’aille voir une relation à Holland Park. —Comme tu veux Luce ! » Je passais mon casque audio sur mes oreilles et quitta la voiture pour attraper ma planche à dessins à l’arrière du véhicule. L’appartement se tenait à l’arrière d’une

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cour et après être montée par l’escalier sur trois étage, je sonnais à la porte un petit moment me demanda si je ne m’étais pas trompé d’étages. J’entendis un rire de femme derrière la porte et quand cette dernière s’ouvrit je vis Joanna, lumineuse et ravie. « Hey, salut Luce ! Ton rendezvous de 2heures Clive ! Bon je te laisse, j’ai tant à faire avant mon gala de ce soir ! » Joanna m’embrassa chaleureusement contre toute attente et fit de même pour Clive ; très hilare elle quitta le palier, le sac Vuitton à la main et un autre plus large dans lequel elle entassait son nécessaire à dessin. « Vas-y Luce, entre et installe toi dans la pièce du fond, je t’y rejoins ! » La pièce du fond. L’appartement était immense et très lumineux. Les pièces donnaient sur la cour et de grandes baies vitrées y apportaient lumière et un éclairage parfait pour composer. Pas de meubles d’époque comme chez Jay mais des objets aux lignes épurées avec des colonnes grecques, des mosaïques au mur et pour un peu l’on se serait cru dans une villa romaine avec son atrium et des vestibules pour les déités ; de lourds rideaux marquaient le passage d’une pièce à l’autre et arrivée au bout de l’appartement je découvris l’atelier de Clive, propre avec sa verrière au plafond. Je déposais mes affaires sur la méridienne et me posa sur un tabouret prenant le temps d’admirer la pièce dans le moindre de ces détails. Evidemment on écoutait de la musique ici plus qu’ailleurs, un Aria de Verdi et je trouvais l’air bouleversant. Clive me rejoignit avec deux cafés et s’installa derrière son piano sans me lâcher des yeux. « Je ne t’ai pas demandé si tu

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voulais du lait ou du sucre dans ton café. Tu n’es pas obligée de l’accepter, j’offre toujours un café à ceux qui franchissent la porte de cet atelier. Alors, du sucre ? Ou du lait ? » En fait je ne prenais jamais de café. « Tu n’aurais pas un verre d’eau plutôt ? Je n’apprécie pas trop le café… » Il revint bien vite avec un verre d’eau que je mis de côté pour m’empresser de me mettre en condition. Il m’observait silencieusement et ce regard me rappelait celui de Jay. Il sourit, ouvrit un carton à dessin pour en extraire une feuille vierge qu’il attacha à un chevalet et m’invita à m’assoir près de l’estrade. Amusant de voir qu’il avait taillé sa barbe, il semblait dès lors plus frais et plus dynamique ; je crois que la barbe servait à dissimuler ses joues saillantes et ses lèvres fines. Il posa une nature morte sur l’estrade, un vase ciselé plein d’aspérité avec deux anses. « Prends ta sanguine et assieds-toi correctement. Je ne veux pas voir de dos vouté et de main crispée. Dessiner c’est adopter une bonne posture et surtout lâcher prise. Tu n’es pas assez détendue, détendstoi sinon tu n’arriveras à rien. C’est ton père qui t’a déposé ? Vous avez trouvé facilement ? Dégages-moi cette mèche devant ton œil. Dessiner c’est surtout voir ». Il s’empara de mon tabouret, le fit pivoter de trois- quart et plaqua sa main dans mon dos pour me faire me redresser. Cela suffit à me crisper complètement. Il me passa la main dans mes cheveux pour plaquer ma mèche derrière mon oreille ; mon cœur s’emballa et abasourdie je tentais de reprendre le dessus, le contrôle de mon corps comme celui de mes sensations. « Tu as dix minutes pour

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dessiner ce que tu vois ! » Il retourna derrière son piano et fixa ses pieds en m’oubliant complètement. Puis quand le temps fut écoulé il revint me voir, prit le dessin pour le déchirer en mille morceaux. « Recommences c’est mauvais…Tu n’es pas à ton dessin Luce et il est temps de revenir à ce que tu fais. Lèves-moi ce coude et détends-toi pour l’amour du Christ ! Cinq minutes et pas une minute de plus ! » Derrière appuyé contre le chambranle de la porte il buvait son café et je me retournais pour l’inviter du regard à venir voir la nature morte. Là il saisit un tabouret pour plonger son regard dans le mien et les avant-bras posé sur ses genoux se caressa la nuque. « C’est quoi le souci Luce ? Il y a un problème avec toi ? —Non je ne pense pas. Enfin si…je ne serais pas là s’il n’y en avait pas. J’avoue être un peu tendue. J’aimerai bien faire mais je me bloque sur le volume. —Pas seulement. Tu dessines comme un môme de trois ans. Tu as un petit copain en ce moment ? Jolie comme tu es, tu dois bien avoir un chéri. Lui quand il te voit, il ne s’arrête pas à une vue globale de toi ; il rentre dans les détails. Il se dit que tu es harmonieuse et que ton visage offre une belle symétrie. Les yeux, le nez e le visage forme un tout qui te rend délicieuse. Une bouche ronde aux lèvres bien dessinées, un air petit et parfait avec de beaux yeux vert d’eau…et de beaux cheveux noirs et soyeux. Tu es très jolie et si ton petit copain ne voit pas tout ça, tu peux en changer. Comment s’appelle-t-il ? —Dixie, répondis-je le cœur battant à rompre. Il me dévorait des yeux, passant d’un élément à l’autre de mon visage et il s’arrêta sur mes lèvres. « Dixie ? C’est un

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sobriquet n’est-ce pas ? Tu ne veux pas me donner son véritable prénom ? —Louis. Il s’appelle Louis. —Il a ton âge ? —Non. Il est un peu plus vieux. —Depuis quand sors-tu avec lui ? » Je me mordis l’intérieur de la joue en étudiant mon crayon. « Cela fait un petit moment. —Il te respecte ? Mes questions t’embarrassent n’est-ce pas ? Je veux seulement savoir si tu es heureuse en sa compagnie. Tu sais quand on a des peines de cœur le travail s’en ressent. Un chagrin d’amour et la plume se met à nous échapper complètement. Le dessin c’est le prolongement de soi. Une sorte de projection. Vous êtes en froid en ce moment. Vrai ? Ce n’est pas le petit copain idéal, celui que tu souhaitais ; il n’est pas l’oreille attentive ou l’épaule sur laquelle poser ta tête. Tu es en colère contre lui. Tes non-dits et cela t’affecte plus que tu ne le crois. On va arrêter là pour aujourd’hui. Mes autres élèves laissent leurs soucis à la porte de cet atelier et ils viennent ici pour se dépasser, mais pas toi ! Tu m’offenses en amenant avec toi tes peines de cœur et tu voudrais que je me serve de ce cours comme d’une thérapie mais crois-moi que si j’avais pu t’aider j’aurai fait des études de psychanalyse. J’ai choisi l’Art et c’est là mon métier, mon gagne-pain. Je n’exploite pas ma douleur quand mes clients attendent de moi une commande particulière. Alors tu vas rentrer chez toi, faire le vide dans ta tête et quand tu seras décidée à te reprendre en main, tu reviendras me trouver. » Il quitta sa place et il se passa un petit moment avant que je ne recouvre la raison. Je sortis les billets pour le payer.

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« Non, tu gardes ton argent. On me paie quand le résultat est là, pas pour s’entendre dire la vérité. Ecoutes Luce…j’aimerai faire quelques croquis de toi. Tu accepterais ? Cela ne me prendra pas plus de vingt minutes. Ton visage accroche la lumière et… (Il souleva mon menton pour l’étudier sous tous les angles.) Tu pourrais t’assoir là-bas. Cela me ferait plaisir que tu me serves de modèle ». Après tout pourquoi pas ? Il me plaça sous la verrière, tourna mon visage dans un sens, puis dans l’autre avant d’arrêter la pose ; il s’assit à deux mètres de moi et commença, d’abord une feuille, puis une autre et encore une autre. Gardant la pose, je pensais à ce qu’il venait de me dire sur ma peine de cœur ; il était dans le vrai et il se leva pour ajuster une mèche de cheveux, faire glisser mon t-shirt sur mon épaule et le résultat me bluffa. On pourrait croire en une œuvre de Rubens et de Rembrandt ; la copie paraissait être bien plus délicieuse que l’original. J’en fus émus et rien ne fut omis : ni mes longs cils, ni mes traits de crayon khôls sous les yeux et le nacré de mes lèvres. On pourrait croire en une photographie en noir et blanc avec ce jeu de lumière, ses dégradés et ses aplats. Une déesse antique, une sorte de vestale au service du Dieux Zeus. Je ne pus croire qu’il s’agisse de moi et rougissante, je ne pus contenir mon sourire. « Ils te plaisent au moins ? J’avoue avoir un très beau modèle. Je connais des concurrents qui paieraient très chers pour t’avoir dans leur atelier. Que penses-tu de 600 livres ? »

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Il plaisantait là ? Six cent livres ? « Non ! Pourquoi autant d’argent ! C’est une sacré somme ! —Ok, alors je t’offre dix cours particuliers sans que tu n’aies à débourser quoique se soit. Dix cours à 60 livres et on est quitte. Si pour une raison ou pour une autre tu ne pourras les honorer, je te rembourserais naturellement. Es-tu d’accord ? Mon planning étant complet pendant trois mois, je peux te prendre par demi-heure, le samedi après-midi. Aujourd’hui ce fut exceptionnel dans l’horaire mais à partir de la semaine prochaine, tu viendrais entre deux élèves. Je pourrais te trouver du temps, si toutefois tu parviens à libérer ton esprit de ce qui te tourmente. —D’accord, j’accepte ! » Et pendant le temps qu’il nous resta on étudia notre planning à venir. En sortant de chez lui je me sentis légère et galvanisée au point de prendre le métro pour Holland Park. Je devais me réconcilier avec Jay. Après avoir sonné à sa porte, la nervosité me gagna. Et s’il ne m’ouvrait pas ? Et s’il n’était pas là ? Après trois minutes, j’allais repartir abattue et dégoutée quand la porte s’ouvrit. Il se tenait là en chemise blanche. « Oh, une revenante ! —Salut Jay ! Je peux rentrer ? —Non, je m’apprête à sortir. Je pars à la campagne, c’est une chance pour toi que tu aies pu me trouver ici. Mon chauffeur m’attend alors qu’as-tu d’important à me dire ? Pendant quinze jours tu t’es abstenue de me donner de tes nouvelles et à une semaine près, je mettais Scotland Yard sur le coup. Tu as une mine superbe ! Je te dépose quelque part ? Je rente

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mercredi. Tu veux que je te laisse mes clefs ? —Non, je venais seulement te saluer. »Il m’interrogea du regard avant de s’écarter de la porte pour me laisser entrer. Je posai mon barda dans le vestibule et je sautais à son cou pour l’embrasser comme je l’aurai fait pour un vieux pote. Notons qu’il se crispa, peu habitué à cette marque d’affection ; il m’enserra le visage entre ses robustes mains pour mieux m’étudier. Possible qu’il crut en une résurrection dont il ne pouvait y croire pour l’heure. « Je meure de soif ! Qu’as-tu à m’offrir ? « Et je me ruais à son frigo, une vitrine ni plus ni moins offrant aux yeux curieux les agapes frigorifiés du seigneur des lieux. Je me servis un grand verre de jus de mangue au milieu des tableaux de Maitres hollandais, contemplée par un christ en croix serti de pierres semi-précieuses. Assise dans le fauteuil club de sa cuisine aux grands miroirs renaissance et au paravent chinois, je me sentis chez moi. J’ôtai mes santiags rouges et en collant déambulait à la cueillette de raisins muscat. Il ne semblait pas ravi de me voir ; encore pouvais-je me tromper ! Interdit il se tenait dans le salon, la barbe de trois jours recouvrant son menton et ses joues aux pommettes saillantes. Je le prenais de court et nerveux il passa ses boutons de manchette en se regardant dans la glace du vestibule près du vase de Chine. Après quinze jours j’eusse pensé qu’il m’ait déroulé le tapis rouge en me disant un truc sympa comme : Tu m’as manqué Luce ! Où étais-tu donc passée ? A la place de cela il restait muet, insensible à ma présence. « Je suis modèle pour un peintre ! Il a voulu me payer mais j’ai

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refusé ! Il te faudra lui acheter une de ses toiles ! » Il suspendit son geste, glissa un regard froid dans ma direction ; et le chauffeur se présenta à la porte pour récupérer ses derniers sacs. « Alors qu’estce que tu en dis ? » Mon téléphone sonna : Miyoki devait me rejoindre à Picadilly pour notre virée shopping et elle me parlerait de sa soirée avec Elliot. « Miyoki ! Où es-tu ma chérie ? Dis-je en japonais afin de n’être comprise que de cette dernière. Moi je suis à Holland Park, chez qui tu sais ! —Quoi ? Tu es rabibochée avec ce maniaque ? Je croyais que tu étais à ton cours avec Russel ! Tu me surprendras toujours ma belle ! Je suis avec Elliot, on va à la Tate Gallery, répondit-elle en nippon. Tu nous rejoins ? Il y a une expo sur Dali. Tu te joins à nous ou on se rejoint après ? Luce, attends ! Je t’appelle plus tard ! J’aurais plein de trucs à te dire ! » Jay me fuyait visiblement, plus préoccupé par son départ que par ma présence en ces lieux. Je le trouvais dans son bureau à compter sa liasse de billets. « Jay, je vais y aller ! Je suis attendue à la Tate par mon amie Miyoki ! Bonne partie de campagne alors ! —Luce ! Il faut qu’on parle toi et moi ! On ne peut pas continuer ainsi…cela n’apportera rien. —Cela ne t’a pas posé des problèmes de conscience quand tu m’as abordé à la British Museum. C’est avant qu’il fallait réfléchir ! —Ton père sait que tu me vois ? —Mon père se fiche de savoir qui je fréquente ! Il ne s’agit pas que je couche avec toi. Bon, je te laisse ! Je suis

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réellement attendue. Peut-être une prochaine fois. —Attends Luce ! Je ne veux plus qu’on se voit tous les quinze jours au gré de tes humeurs. J’attends un peu plus, juste des nouvelles de toi de temps à autres : savoir comme tu vas et comment se passent tes cours, c’est un minimum. Je te laisserais un double de mes clefs pour que tu puisses accéder à ma bibliothèque. —En parlant de cela, mon père est tombé sur l’un de tes livres et comme il s’agissait d’une première édition il m’a demandé où je l’avais trouvé. J’ai menti en disant qu’il appartenait à une femme avec qui je dessine à Euston et qui vit à Holland Park. Il m’a dit qu’un livre à 12.000livres ne pouvaient tomber dans la main d’une adolescente comme moi et il m’a dit que la personne en question devait être très confiante ou très « A côté de ses pompes ». Il tient à ce que je te rende les livres pour éviter des poursuites judiciaires. —Pourquoi n’aurais-je pas confiance en toi ? Notre relation est basée sur la confiance non ? Tu prends mes clefs et on se revoit à mon retour ». Dans la chambre les filles étaient hilares. Je parle de Shirley et de Miyoki. Elles ne peuvent pas s’entendre en temps normal ; elles se vannent à tout moment, se critiquent ouvertement ; on ne s’ennuie jamais avec elles deux car ce genre de réunions est gage d’ambiance survoltée. Ce soir on sort comme tous les samedis soirs. L’occasion pour nous de flirter et de prendre des numéros, ceux de nos futurs petits copains, « Nos portefeuilles » dirait Shriley en toute sincérité car elles convoitent les cibles les plus ardues.

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« Oh, non tu n’as pas dit à Dixie de passer Luce ! Tu n’es pas sérieuse là ? Ricana Shirley en prenant un air dégouté, assise en tailleur sur son lit, le pétard à la main. Tu vaux mieux crois-moi ! Il est où ton richissime boy friend ? Si Dixie vient avec nous, je te jure que je me met à hurler toute la soirée. Ah, ah ! —Ah, ah, ah ! Il est à la campagne, répondit Miyoki, le sourire allant d’une oreille à l’autre. Monsieur a un château dans le Berkshire ! Un grand domaine avec des chevaux pour son polo et une piste d’atterrissage privé pour son Falcom ! Il est pété de thunes mais Luce ne lui a pas encore fait les poches. Ah, ah ! —Que la lumière soit ! » Elle s’effondra de rire et la crise dura plus de six minutes. Plus de six longues minutes interminables pendant lesquelles il aurait été impossible de les raisonner. « Appelles Dixie et annule ! Dis-lui qu’on fait un truc entre filles, genre une soirée pyjama et il comprendra ! —Va chier Shirley, parvins-je à articuler en position de chien de fusil, la tête sur l’oreiller faisant de ronds avec la volute du pétard. C’est bon pour personne ce genre de sorties. On espère trop des hommes mais on doit devoir batailler face à leur égo. —Qu’est-ce que tu racontes Luce ? Tu es complètement pêtée ma parole ! Elle est trop romantique ! Ricana Shirley en attrapant une bière posée sur le parquet. Tu ne sais pas que tu es malheureuse et tu vas finir comme toutes ces filles qui a vingt ans se retrouvent sans rien sous la dent ! Moi je ne veux pas finir comme elles, parce que j’ai de l’ambition Luce et Miyoki aussi ! Dis-lui !

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—Elle le sait déjà. Luce est une grande fille et plus mâture que toi, elle n’a pas besoin de nos conseils, et surtout pas les tiens Shir ! Contrairement à toi, elle a décroche le jackpot avec son milliardaire et sans à avoir bougé le petit doigt ! » Cette remarque vexa Shirley peu habituée à ce qu’on la coiffe au poteau ; Dixie tarda à pointer son nez et quand il vint, il m’embarqua à l’intérieur de sa vieille Ford. Les filles et leurs courtisans prévoyaient de passer le reste de la soirée chez un fils-à-papa ayant un grand appartement à Soho. Il me fallut les quitter et surtout quitter Miyoki à contrecœur. Un cure-dent coincé entre ses lèvres, Dixie conduisait silencieusement, concentré sur sa route. Le bonnet enfoncé sur la tête, il sortait de sa boxe, un match catégorie poids-lourd

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[Epilogue]

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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France

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