(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)
1
2
LE DESESPOIR DES ILLUSIONS [Sous-titre]
3
Du même auteur Aux éditions Épopée Antichambre de la Révolution Aventure de Noms Cave des Exclus Chagrin de la Lune Dialectique du Boudoir Disciple des Orphelins Erotisme d’un Bandit Eté des furies Exaltant chaos chez les Fous Festin des Crocodiles Harmonie des Idiots Loi des Sages Mécanique des Pèlerins Nuée des Hommes Nus Obscénité dans le Salon Œil de la Nuit Quai des Dunes Sacrifice des Etoiles Sanctuaire de l’Ennemi Science des Pyramides
4
Solitude du nouveau monde Tristesse d’un Volcan Ventre du Loup Vices du Ciel Villes des Revenants
5
MEL ESPELLE LE DESESPOIR DES ILLUSIONS
Épopée
6
© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.
7
[Dédicace]
8
[PrĂŠface]
9
Chapitre 1 La voiture déboucha au bout de la George’s Street. Assise près de la porte d’entrée, je me levai d’un bond. « George ! Il arrive, vite ! » Et mon vieil ami pressa le pas. Il était plus de cinq heures et l’air chaud, chargé de petits insectes léger comme de la poussière flottait dans les rues de Kingston « Vite ! » Toujours le même rituel : Césarée s’empressant de préparer de quoi diner, George affairé à allumer les candélabres du corridor et du salon, salle à manger et escalier ; seule ma mère fidèle à elle-même supervisait le travail des autres. Je dirais qu’elle nous provoquait, déambulant dans les couloirs en faisant voler le tissu blanc et vaporeux de sa robe d’un côté à l’autre ; jolie quarteronne au caractère bien trempé, disant ne rien devoir à personne. « Vite, il arrive ! » Et elle me dévisagea de ses grands yeux de chats avant de s’assoir négligemment sur les marches de l’escalier, les jambes écartées et sans souliers. Dans ces cas-là mieux valait l’ignorer. « Ne prends pas de haut Octavia, tu sais que je ne l’apprécie pas ! —Elle te demande seulement de te ranger. Le capitaine va arriver et toi tu continues à te rendre inutile, pour ne pas changer.
10
—Hey ! Retournes donc dans ta cuisine Césarée Spencer ! » Ma mère et ma grandmère, on ne pouvait les laisser une seconde seules avant que les événements ne dégénèrent. Hier la vaisselle à voler, le vase s’est brisé en mille morceaux ; l’autre jour, elles en sont venues aux poings, pour les séparer nous avons du leur lancer de l’eau. « Tu n’as pas à me dire ce que je dois faire ici ! » Fatiguée par l’attitude de La Fleur, Césarée quitta le hall d’entrée pour aller prendre le plateau en argent entreposé dans le vestibule. « Qui a touché à l’argenterie ? Cria Césarée, les narines dilatées et les yeux révulsés. Depuis le temps que je dis que l’argenterie c’est moi ! —Ne me regardes pas comme ça, je n’y suis pour rien ». De nouveau, elles vont s’entretuer, l’heure n’est pas au règlement de compte et je poussai Césarée vers la salle à manger. Par la fenêtre grande ouverte, on devine la silhouette élégante des Anglais te profiler derrière les azalées. Le cri d’un ara se fit entendre comme le hennissement d’un cheval. Puis je revins sur mes pas en découvrant le portail ouvert. Pitt ! Je vais le tuer celui-là ! Wharton va savoir qu’on l’attendait et tout devait paraître si naturel. La main sur la hanche Césarée me suit du regard. Elle ne doit surement pas comprendre pour quelle raison je panique à ce point : Wharton ne reste jamais plus de trois jours ici, il pose bien souvent son courrier dans ce bureau, enfile une veste de la Royal Navy, celle avec des galons dorés et disparait pour aller se divertir à la Crown, établissement réputé offrant un service de restauration et salon de thé, ensuite il visite quelques tripots avant de finir dans les bras de sa
11
maîtresse Mrs Fornworth, la plus jolie femme qu’il soit donné de voir. Et Pitt se met à siffler. C’est notre code pour prévenir l’arrivée imminente du Capitaine. Un cob arriva et descendit le Capitaine reconnaissable avec son bicorne, ses larges épaules et son uniforme ; avec lui le Docteur M. Bergson. Oh, non pitié ! Non seulement il ne devait passer que plus tard mais il devait venir seul ! Les renseignements fournis par Pitt sont de médiocres qualités. « Maman ! Mets tes souliers ! Dépêches-toi ! —Et tu crois qu’il va remarquer quelque chose ? » La Fleur sent le whisky à plein nez, c’est une plaie. Une véritable plaie ! George délicatement la pousse vers la porte de service et lui de se précipiter à la porte en claudicant. « Oh mon vieux George ! Ravi de vous revoir. —Le plaisir est pour moi, Monsieur ». Derrière le rideau, je fis signe à Pitt qu’il allait prendre cher. Le petit négrillon se faufila avant le Capitaine et sans souliers, les chevilles sales et la culotte recouverte de poussière il déposa la sacoche du docteur sur le fauteuil du vestibule. Depuis le temps que je lui dis que les effets personnels sont à placer sur la commode… il n’entend pas un mot et la tête baisée, le bonnet à la main attendit là planter sur ses béquilles l’arrivée de son maitre. De loirs pas résonnèrent sur les marches du perron « Miss Spencer » Il porta deux doigts à son chapeau.et rentre sans me porter plus d’attention. Après des mois passés en mer, il n’a pas un regard charitable dans ma direction. Ce vieux George a tous les honneurs. Le Docteur quant à lui s’essaya à un sourire dessinant presque un rictus à
12
la commissure de sa lèvre. Le parfum des fleurs se trouva être effacé par l’odeur poivrée du tabac et celle plus piquante de leur costume revenant du large. « Les vents d’Est étant passés l’on doit s’attendre à des tempêtes tropicales avant la fin du mois, lança le docteur en jetant son couvre-chef à Pitt. Il lui frictionna les cheveux et suivit le Capitaine vers le salon à gauche de l’entrée. Pour moi cette bâtisse est la plus élégante de toute la rue : façade blanche donc lumineuse bordée par toutes sortes de plantes odorantes, on y accède par un chemin de terre rouge et le perron avec ces colonnes lui confère toute sa magnificence. Les cavaliers et les coquettes dans leur voiture ralentissent l’allure pour admirer la devanture de cette ravissante demeure au charme colonial. Le Capitaine a du goût et un sens démesuré de l’esthétisme poussant le paysagiste a recommencé les parcelles de plantes en fonction des saisons et des humeurs de son employeur. —Non, la menace pourrait venir de l’Ouest. Ce qui va nous contraindre à amarrer le plus rapidement possible. George, mon vieux, nous dînerons à six heures. Quelque chose de très léger. Pourquoi pas des gésiers ? Un bon Madère fera office et…du gigot, votre délicieux gigot à la menthe ou plutôt des poulardes avec ce délicieux Madère… » La porte se referma derrière le Docteur. Seule dans le hall, je me mordis la lèvre. Quand La Fleur apparut, les fossettes hautes et le regard pétillant de malice. « Dis-lui pour tes gages. Tu comptes lui en parler n’est-ce pas ? Nina Spencer, je m’adresse à vous ! Tu dois lui en parler. Tu
13
travailles ici depuis deux ans et il ne t’a pas payé. Aucune fois ! » La Fleur a le sens du commerce. « La bonne de Mrs Grant touche des gages et celle de Richard ! Elles ont de l’argent, de quoi changer leur ordinaire. Toutes les filles libres de la Jamaïque et d’ailleurs se font payer leurs services. Toi tu…tu vis de la charité de cet homme ! Tu pourrais faire changer les choses ». En cuisine avec Césarée je songe à ce que je pourrais faire avec de l’argent. La Fleur a raison : les filles se font toutes payer. Alors pourquoi pas moi ? Césarée me fait goûter la sauce à assaisonner ; pour bien tenir une maison il faut commencer par la cuisine et mes spécialités restent le pain en croûte, les bouchées farcies, les pattes de canards au confit d’oranges, les panés que je réussis plutôt bien. Ce soir il sera question de poulardes, le gigot prendrait trop de temps. Et pour les poulardes, il faut réussir la sauce et tout n’est qu’une question de dosage ; le Capitaine les apprécie poivrées quand le Docteur boude l’excédent de condiments. Les mains habiles et expertes de Césarée s’appliquent à farcir les chapons et mon travail sera de recoudre l’abdomen de ces derniers pour les faire mijoter une bonne heure avant de les servir nappée dans leur sauce. George arriva : « Ces messieurs ne resteront pas diner. Le capitaine veut que tu montes Nina. —Il t’a dit pour quelles raisons ? » Il ne répondit rien, tenant toujours le plateau contre son flanc, cherchant quelque chose à grignoter sur la table. J’appréhendai ce moment. Le vase ! Il s’est rendu compte que le vase manquait ! J’inspirai un grand coup avant de frapper à la porte. « Ah,
14
Miss Spencer, entrez donc ! » Le Docteur en chemise, les lunettes posées sur le bout de son nez tournait les pages d’un livre visiblement passionné par sa lecture. La fenêtre ouverte donnait dans la rue où rires et brides de discussions nous parvenaient. « C’est un remarquable ouvrage, William et je me félicite de votre acquisition. Remarquez la qualité des planches…on pourrait croire ces illustrations sorties tout droit de l’imagination des grands Maîtres de la Renaissance. Tous ces détails… et la richesse du texte. Et vous comptez offrir ce somptueux ouvrage au gouverneur ? C’est pure folie quand on songe que cet homme ne s’intéresse aucunement à la botanique et aux sciences naturelles. —A votre décharge, je destine ce présent à son fils. Miss Spencer, votre mère dit que vous voulez vous entretenir avec moi au sujet de vos gages ». Je vais la tuer ! Je vais tuer La Fleur une bonne fois pour toute, je vous le garantie. « Gages sui selon elle devraient vous revenir à contrepartie de deux shilling par mois travaillés, ce qui en un an rapporte…plus de 60 livres. Déclara ce dernier le nez dans un cahier de compte. Lui aussi a laissé tombé sa veste et en gilet parait plus massif, presque robuste pour ne pas dire rustique à l’image de ces autres marins que l’on rencontre dans les tripots de Kingston. Plus de veste, plus de mouchoir et la tête nue éponge son front moite à l’aide de ce même mouchoir. On saisit son verre de Rhum pour le porter à ses lèvres. « Cependant si l’on tient compte du vase brisé, de l’argenterie égaré et...du voilage du salon déchiré, vous devriez vous
15
montrer heureuse de ne pas vous retrouver à la porte. Vous pouvez disposez ». Les poulardes en suspens. Le portail ouvert. La Fleur à me chier dans les bottes. Aucune raison de rester calme. « Pardonnez mon indiscrétion Capitaine mais…l’Amirauté ne récupère pas votre salaire sur le matériel perdu en mer ou devenue prise des Français. Si tel est le cas, vous seriez rendu pauvre par ce déficit. Or vous ne semblez pas être préoccupé par des problèmes d’argent. —Je vous demande pardon ! » Le timbre de sa voix se fit menaçant et le Docteur de sourire, les bras croisés sur la poitrine. Dehors Pitt chantait et sa délicieuse voix se tint un bref instant avant que sa petite tête bouclée n’apparaisse dans l’encadrement de la fenêtre. —Nous reparlerons de cela à mon retour ». Il partit m’ouvrir la porte pour m’inviter à quitter les lieux au plus vite. Possible que je ne le revois pas avant deux jours ou trois, possible qu’il reprenne la mer sans venir nous saluer. Les autres filles de l’île touchaient des gages. Soixante livres, c’est plus que je n’avais imaginé. La Fleur savait le coût de la vie mieux que personne. L’argent reste l’argent et nous n’étions pas des esclaves condamnés à servir leur maître jusqu’au trépas. « Alors je m’en vais, Monsieur. La blanchisserie propose trente cents par semaines et je serais bien plus utile ici que là-bas ». Grand silence. Le Capitaine me dévisagea de la tête aux pieds. « Vous à la blanchisserie ? Vous n’y tiendrez que deux jours et je suis optimiste, allez disons un jour si vous acceptez la cadence, l’odeur
16
suffocante du linge provenant des abattoirs et des négriers, les bordels et j’en passe. Il regagna son bureau pour se noyer dans son Rhum. Les poings sur les hanches, il poursuit le plus cyniquement possible : après seulement quelques heures, vous pleurerez pour qu’on prenne en considérations vos revendications, à savoir un peu d’eau fraîche dont l’origine vous semblera bien suspecte. Oh non vous regretterez bien vite le calme relatif à cette demeure quand votre employeur fera pleuvoir sur vos dos une bordée d’insultes vous renvoyant à vos champs de coton, d’indigo et de tabac. Une bordée d’insultes pour motiver votre enthousiasme et en fin de journée vous tremblerez de fatigue en maudissant le jour où vous vouliez me convaincre de la nécessité d’une rétribution ». Le Docteur soupira et caressa le dessus de sa chevelure. Il ne semblait pas partager les avis du Capitaine et la tête entre les jambes finit par se lever pour gagner la console de la cheminée, soit-il en passant est posée là à titre décoratif ; jamais aucun feu n’y a jamais été allumé. « Je salue votre effronterie Miss Spencer, mais vous n’êtes à ce jour pas en mesure de négocier. Avec qui que se soit d’autre d’ailleurs. A titre gracieux j’offre à votre famille plus que le meilleur altruisme grec ait pu connaître depuis la création du sophisme. Si vous n’en êtes pas convaincue soyez aimable de vous montrer discrète ou loyale, c’est tout ce que j’attends de vous, de la loyauté et du discernement. Soumettez-vous à mon autorité et tout se passera pour le mieux ». Je le déteste, je le déteste, je le déteste. Avec quelle énergie frottais-je les bottes du
17
Capitaine ? J’avais besoin d’évacuer toute cette colère. Je le déteste, je le déteste ! Je frotte, je frotte, je frotte toujours et encore plus vite. Je le déteste ! A la lueur d’une lampe, je finis ce que les autres n’ont pas finis. Dans le couloir, la pendule sonna les dix heures. Le coup des poulardes me reste encore au travers dela gorge, tout comme la remarque du Capitaine quand à la diteloyauté. Un chien aboya au loin et toute une faune sembla sortir de son réveil. « Pitt, lèves-toi ! » Le petit dormait à même le sol sur une vulgaire latte et prestement se leva, le chapeau à la main. Le Capitaine venait de rentrer. « Où est George ? » Et le garçonnet de répondre : « Il est au lit, Monsieur mais Nina est encore debout. —Alors nous nous contenterons de Nina… Si toutefois cette dernière a recouvrer la voie de la sagesse» Il ignorait ma présence et derrière la porte, je restai immobile, l’ouvrage à la main. —Votre entêtée nature et votre sens des convenances vous place bien loin de ce monde. Montrez-vous plus humain s’il vous est possible de l’être. La petite n’a fait que défendre son droit, celui d’être considéré à sa juste valeur. Vous auriez fait de même si vous aviez été élevé hors de la Gentry, j’ai toujours exécré ces Chevaliers abusant de leur supériorité intellectuelle pour nous impressionner et ainsi nous contraindre au silence. —Epargnez-moi vos commisérations Paul ». Pitt approcha de moi et je le repoussai violemment. A pas feutrés je les suivis jusque dans le salon Ils poussèrent des meubles, fermèrent le rideau et s’assirent à distance respectable ; alors je fis signe à
18
Pitt de s’éloigner. Lui n’avait pas à écouter leur conversation, mais le petit me fixait de ses grands yeux interrogatifs. « Vous n’avez pas à lui plaire cependant Nina est jeune et très jolie. Beaucoup serait prêt à la payer pour la voir travailler en leur giron et je ne parle pas seulement de Baxter ou Keynes, mais de tous les autres en quête de fraîcheur. Elle partira William avec ou sans votre aval. Jolie comme elle l’est, elle trouvera à se distinguer dans une maison ou dans l’autre. —Je vois. Alors vous me préconisez de la payer et ainsi faire courir le bruit que je l’entretiens. En Angleterre je l’aurais fait sans me poser la moindre question mais ici…les choses sont différentes. La petite Spencer avec tout le respect que je lui dois n’a aucune ambition, excepté celle de participer aux conflits générationnels qui sévissent entre Césarée et son alcoolique de fille, toutes deux bonnes à corriger car autant de zèle ne m’assure aucun revenu. Elles se complaisent toutes trois à vivre sous le même toit et Nina ne fait pas un pas seule dans la rue avant que La Fleur ne lui court derrière. Même si j’offrais à chacune une guinée pour s’installer, elles ne sauraient pas quoi en faire. Elles n’ont aucune conception de la liberté comme nous autres Européens l’entendons. —Je crois au contraire qu’elle pourrait vous surprendre. —Oh non, mon ami, ces trois femmes n’ont pas pour vocation de nous surprendre. Césarée plus que les deux autres et sans hésiter c’est bien à elle que je remettrai les soixante livres de gages. —William, que vous êtes mesquin.
19
—Quoi ? Qu’est-ce qui vous fait sourire ? —Vous vous engageriez à rétribuer Césarée et non sa petite-fille ? Et vous parliez du problème générationnel. Vous seriez tenu responsable de la plus grande crise qu’aient connue les Colonies britanniques. Vraiment brillant Vous allez marquer l’histoire de cette île de votre empreinte, de votre machiavélisme devraije dire. Et puis William je vous connais… » On versa de l’alcool dans un verre. A ce moment-là je tendis l’oreille, l’œil visé dans le jour offert par l’encorbellement de la porte. Le bruit d’une épée retint mon attention. Le capitaine se mettait à son aise, se mettant dans la tête de veiller avec son vieil ami de toujours jusqu’à l’aube. « Vous seriez le premier contrarié par leur mésentente. Votre grand cœur vous a poussé à offrir l’hospitalité à ces trois harpies. (Harpie, je retiendrai cette jolie dénomination pour la lui relancer en pleine face, jamais au grand jamais, je n’aurais imaginé le Docteur si amusant). Vous aimez l’ordre, la discipline comme un bon officier de sa Majesté qui se respecte ; si la guerre se devait d’être déclarée vous prendrez sur vous de ne pas bombarder cette bicoque mais rien ne vous retiendra à mettre les responsables au fer. Merci mon ami…ce Rhum me ferait presque oublier cette méprisable chaleur si caractéristique des Tropiques. —Vous aurez bientôt plus à vous en plaindre. On prévoit de changer notre route pour nous envoyer dans les eaux plus tempérés de l’Océan Indien. Fichtre ! J’étais persuadé de l’avoir laissé ici. Le capitaine fouillait dans le vieux coffre,
20
jetant des objets pêle-mêle comme se déchargeant d’une cargaison trop importante de tafia. On ne peut leur demander d’épargner leur prochain mais pour ce qui est du rangement…cette bicoque comme vous dites, n’est pas tenue en ordre. —La faute vous incombe. Comment demander à des gens Libres de travailleur pour la gloire ? Faire contre mauvaise fortune bon cœur conviendraient à des nécessiteux issus des bouges de Kingston mais Césarée est libre depuis toujours et Nina tient à la virgule près les comptes, sans négliger de noter la consommation de whisky de sa mère. Elle est honnête et… ces femmes sont honnêtes et vous les flatteriez en leur permettant de disposer de leur propre bourse. —Je pensais le sujet clos ». Il revint vers la porte. Pendant un bref instant je pensais qu’il allait l’ouvrir et me sortir de ma cachette, mais changea sa route pour attraper une chemise remplie de documents. La Fleur ne pouvait s’empêcher de toucher à tout, quand elle s’ennuyait, ce qui occupait le plus clair de son temps, elle déplaçait tout, mettant ainsi nos nerfs à rude épreuve car en plus de les déplacer, La Fleur n’avait aucune mémoire de l’endroit où elle les rangeait. Césarée et La Fleur passaient des heures à s’invectiver jusqu’à ce qu’on retrouve les objets de leur différend. « Ne vous faites pas l’avocat du Diable, Docteur. Ces petites ingrates se tailleraient bien vite d’ici le magot empoché. Voilà….je savais bien l’avoir laissé avec les autres ! Le gouverneur m’a fait porter le courrier dont celui de l’Amirauté remontant au mois de mai. Il est dit que
21
nous devons faire voile vers…Botany Bay. Cet ordre entérine le précédent datant lui du moi d’avril Toutefois les intérêts de la Couronne en temps de guerre se situent aux larges de ses Colonies, là où les Français se montreront le plus susceptibles de porter un coup à notre économie. J’ai toujours pensé que le Contre-amiral Johnson était un fieffé imbécile doté d’une sordide carapace réduisant la portée de ses actions et par extension, son esprit. Le plus sage serait de remonter vers Philadelphie et ainsi convenir d’un accord commercial avec cette jeune république. A moi de convaincre le diplomate Waddington ». C’est le moment que je choisis pour faire mon apparition. Le Capitaine se tut, fixant le courrier et indifférent à ma présence en ces lieux. « Vous faut-il quelque chose ? » Il se passa un court silence pendant lequel je sus qu’il savait que j’avais écouté à la porte. Quelque chose dans son attitude le trahissait : peut-être ses lèvres pincées ou cette façon de se tenir droit dans ses bottes. « On ne vous a pas appris à frapper aux portes Nina, Miss Spencer ? »C’est là où le bat blesse. « Dois-je ressortir ? Et frapper de manière plus convaincante ? —Ne vous montrez pas insolente jeune fille, vous savez que je réprouve l’insolence. Tant que vous êtes là, je dois vous dire que je suis mécontent du service. Pas moyen de retrouver quoique se soit et je ne veux pas perdre mon temps à rechercher des papiers posés là l’heure précédente. Et puis je serai curieux de savoir à quoi vous consacrez votre temps libre, certainement pas à vous instruire. Il y a trois fautes dans ce courrier destiné à… et puis c’est illisible. Recommencer en
22
soignant votre écriture et votre orthographe ! Le capitaine prompte à me fustiger écarta la feuille du presse-papier et il continua sur sa lancée : faites des économies sur vos chandelles, mais nous priver de voir est révoltant. Les mèches disparaissent littéralement dans la cire et… vous ne m’écoutez plus, dois-je continuer Miss Spencer ou vous inviter à aller vous coucher ? Cette maison semble être livrée à elle-même et je ne parle pas de votre mère arpentant les lieux sans souliers, ni de George qui devient un peu trop lent. J’irai inspecter la cuisine demain et recenser tout ce qui est à modifier, la cuisine et s’il s’avère que je sois satisfait de ce que je vois, il vous sera remis à chacun trois shillings ». Voilà comment me faire passer une nuit blanche. J’ai briqué la cuisine de fond en combe et quand le soleil s’est levé sur la Jamaïque, je vins à croiser le Docteur dans le vestibule. « Vous êtes bien matinale Miss Spencer. Serait-ce abuser que de vous demander un verre d’eau ? » Saperlipopette ! Je trottais jusqu’en cuisine, talonné par de dernier. En plus d’avoir une maison en désordre, ces hommes manquaient d’eau. Un immense sentiment de honte s’abattit de nouveau sur moi. Le contenu du pichet touchait à sa fin et le Docteur allait trouver cette eau ferrugineuse. De ses grands yeux translucides il me fixa avant d’occuper son regard à découvrir cette cuisine un peu plus ordonnée qu’hier. « On dirait que vous y avez fait le grand ménage. Il faudrait que je vous recommande auprès du Grand Chambellan. Merci pour le verre, il le posa sur la table fraîchement cirée, vos
23
occupations sont des plus ordinaires mais sachez que je salue votre dévotion pour le travail auquel on vou a dévolue. Je réprouve toute forme d’avilissement et votre audace se verra être récompensée ». Il se mit alors à sourire. « Si vous devez ne pas dormir je vous accompagnerai dans les tribulations de votre esprit. Disons que nous pourrions finir de briquer cette cuisine ensemble, il retroussa sses manches et attrapa le seau rempli de poussière. Que dois-je faire de cela ? » J’ai toujours su apprécier le Docteur. Il est courtois et attentionné. Il vient souvent discuter avec nous et nous considère comme ses égaux. Un ami quoi ! il m’aida à préparer le pain et ses mains pétrissent la farine avec volupté et à sa demande je retroussai ses manches, amusé par tant de générosité et je passe derrière lui pour lui passer un tablier. « J’ai grandi à Cambridge, mais je suis né dans l’Essex, un petit village où les femmes se levaient à l’aube pour traire les vaches et ramasser le bois pour offrir un maigre repas à leurs hommes. A dire vrai il était immonde et ressemblait à si méprendre à une galette de sarrasin. J’ai entendu quelque part que tout réside dans sa préparation, attendre que la pate soit levée pour l’enfourner à bonne température. Il me faudra apprendre à faire du bon pain. J’avoue ne pas savoir casser un œuf et mes notions de cuisine restent limitées. Faire du pain pourrait me distinguer des autres célibataires de l’Essex ». En fait il m’amusait s’appliquant à malaxer la pate pour la rendre douce et homogène. Et moi de tamiser la farine pour la répandre au-dessus de ses mains.
24
Nous formions une équipe des plus improbables. Un duo comme il nous est impossible de voir dans la nature, il n’y avait aucun dédain en lui. Alors je me livrais à quelques familiarités.« Aviezvous toujours souhaité être médecin ? —Non. Je voulais jouer du violon et me produire dans les grandes cours d’Europe, mais ce rôle fut imparti à Mozart que tout le monde connait pour être un génie. Mon père m’a naturellement encouragé à entamé de longues années d’étude pour me distinguer dans cette profession. —Et vous aimez ça ? » Il parut être surpris de ma question et son regard s’illumina sur le coup, éclairant alors la pièce de son éclat. « Et vous Miss Spencer, n’apprécierez-vous pas d’être celle qui soulage les corps de leurs maux ? —Si c’est un fait. Enfant je soignai les animaux blessés et j’ai fait des croquis comme pour mieux me les approprier. J’ai des cahiers entiers de reproductions de ces petites bêtes. Je dessine vous savez et si vous restez assez de temps à Kingston je vous montrerais mes esquisses. —Excellente idée Miss Spencer ! Excellent ! Etes-vous satisfaits de mes compétences en matière culinaire ? Bientôt je pourrais vous suppléer dans vos fonctions. Vous n’aurez pas à souffrir de mon incompétence bien vite, je suis plutôt montrer bon élève… » Je plaçais des bûches dans le four à pain en me disant qu’il se fichait que je dessine, les hommes ne pensent qu’à leur vendre quand ils se trouvent être en compagnie d’une rôtisseuse et ils se sentent obligées de rire de leur ignorance dans l’art de préparer des gâteaux, farcir des viandes et préparer du pain. Lui ne dérogeait pas à la
25
règle. Je récupérai la pate de ses mains pour me hâter de la terminer avant le réveil de Césarée. Il s’assit à la table avant de s’intéresser à une pomme posée dans la corbeille. « Ainsi vous dessinez ? Il me tarde de voir vos travaux ». Le sourire apparut sur mes lèvres. Il me fallut deux minutes pour aller chercher mon carton posé sous l’escalier et les lui ramener. De vulgaires esquisses. Il ouvrit la chemise et resta silencieux un moment passant d’une planche à l’autre. « Ils sont superbes…très impressionnants. Vous avez un réel talent. On dirait des reproductions de Buffon et… vous avez un bon coup de crayon. Et bien, Miss Spencer…quel talent ! » Ses yeux délavés se levèrent vers moi et en suspend il resta à me sonder avant de poser la chemise devant lui. Il se leva et appuyé au dossier de la chaise, pencha la tête vers le sol comme étourdi par quelques alcools. Je venais de me mettre à nu, il était le premier et le seul à avoir vu mes dessins. Il me fixa avant de se pincer l’arête de son nez. « Veuillez m’excuser Miss Spencer. Je vais peut-être songer à imiter le Capitaine en allant m’allonger un peu, une heure ou deux ». Je partis ranger le salon vidé de ses précédents locataires quand Pitt sortit de nulle part passa devant moi. « Tu ferais mieux de ne pas salir cet endroit, Pitt ! » Lui venait de me filer entre les pattes et je posai les verres sur le plateau. « Non, laissez-les là ! » La peur me fit lâcher le plateau, les verres tombèrent sur le parquet et le tapis. « Oh, je suis désolée, Monsieur ! Je ne vous avez pas vu !
26
—Visiblement ces verres n’avaient aucune valeur affective à vos yeux. —Je suis désolée Monsieur ». A quatre pattes, je ramassai les morceaux en tremblant. Le Capitaine ferma la porte après avoir remis sa chemise dans sa culotte. Il avait dormi ici, sur ce sofa et la chemise ouverte laissait entrevoir sa virilité, cette massive poitrine reluisante, tout comme ce front et son cou. « Avez-vous dormi Miss Spencer ? —Je n’ai pas sommeil. —Voyez-vous cela. Je descends chez le gouverneur une heure ou deux et à mon retour je préfèrerai vous savoir au lit qu’à traîner dans nos jambes. Mon ordonnance passera à onze heures pour les transmissions et j’ai prévu une collation pour les officiers Hewlett, D’Arcy et Watterson. Posez le plateau et donnez-moi va veste, voulez-vous ? » Je la trouvais sur le dossier du fauteuil. Une barbe naissante recouvrait son menton en pointe, légèrement arrondie et sa fossette d’ange ; il avait arrangé sa coiffure dans son catogan et il pouvait prétendre à l’élégance avec sa veste. Il l’enfila sans délicatesse et leva un sourcil. « Mon sabre…et mon foulard doit-être quelque part dans cette pièce ». Je le trouvai sous les coussins, tout comme le mouchoir noir puant la mer salée, le whisky et le parfum doux et suave d’une maîtresse laissée quelque part dans une maison cossue de Kingston. Je passai la ceinture autour de sa taille et cherchais la boucle quand il prit les choses en main. « Qu’avez-vous prévu pour ce soir ? J’aimerai vous sortir. La Royal Navy aime à distraire ses marins et officiers et rien de bien conventionnel rassurez-vous,
27
seulement mes hommes d’équipage et ceux de l’Argo. Mettez ce que vous avez de mieux en matière de toilettes et vos charmes opéreront naturellement. —Pourquoi vouloir me sortir ? Je suis bien ici. —Vous m’avez demandé une rétribution à la hauteur de vos ambitions, alors je veux que l’on s’accorde afin que l’on dise partout à quel point je vous couve de bons sentiments. Une soirée suffira pour que l’on vous reçoive partout et vous n’avez pas à en rougir, ce n’est sûrement pas la pire chose qui puisse vous arriver. Vous porterez les dernières toilettes à la mode, de beaux chapeaux et un attelage. —Ce n’est peut-être pas ce que je veux. Je vous l’ai dit, je suis bien ici. Et puis vous ne m’aimez pas au point de faire de moi votre maitresse. Toutes ces belles mises dont vous parlez et ce bel attelage pourrait mieux convenir à une femme distinguée et à la peau blanche. Et quand j’aurai fait mon temps vous me mettrez à la porte sans autre forme de procès. Césarée, La Fleur et Pitt…nous nous retrouverons sans toit ». Les pattes d’oies apparurent au bord de ses yeux rieurs. Il ne me prend pas au sérieux. Il ne m’a jamais pris au sérieux. De toute façon il ne restera pas à Kingston, n’ayant pas pour réputation de rester plus d’une semaine à quai. « Où est mon bicorne ? » Sortant de ma torpeur, je pars le récupérer sur le crochet fixé au mur. « Vous serez à l’abri du besoin, vous et votre famille. —Quelle garantie aurais-je ? Comment m’assurer que vous tiendrez parole ? —Parce que je le dis. Ne remettez jamais en doute ma parole.
28
—Vous pourriez me trahir. —Oui il est connu que sur l’océan les tentations sont grandes et innombrables. —Vous vous lasserez de moi. —Certainement. Les amants finissent toujours pas s’épuiser de leur passion. Il n’y a qu’à Vérone que les amants sont maudits et finissent par se suicider pour ne pas avoir à souffrir l’être disparu. —Je connais Shakespeare. —Je n’en doute pas. —L’amour détruit. —Il s’agit là de passion. —Peu importe. Les Hommes ne sont pas faits pour vivre de telles tragédies. —Vous avez raison. Laissons cela aux batraciens. Il n’y a rien de plus émouvants que de suivre de près la parade nuptiale de grenouilles s’ébattant dans un étang un soir d’été ». Il aurait toujours le dernier mot. Il tirait avantage de mes faiblesses. A la fenêtre Pitt agitait une grande feuille et derrière passa une voiture tiré par un gracieux cheval. Une ombrelle tourna suivit par le claquement sec d’un fouet. Des oiseaux chantaient depuis l’aube et une brise chaude venue du large donnait un avantgoût du paradis terrestre. Je crois bien m’être endormie dans le jardin. Pitt assis près de moi crayonnait une feuille avec ferveur.il s’agissait de l’un de mes dessins représentant un ara sur sa branche. Le reste des dessins éparpillés à tout vent comportaient des ratures, des gribouillis et autant de caractères que la Bible. Ma colère me fit quitter le sol d’un bond et un bâton à la main, je le coursai en lui promettant un long et douloureux trépas. « Sale petit morveux ! Revienslà ! » Il courrait trop vite pour moi, toutes
29
les occasions de l’attraper se soldèrent par un échec. Le petit salopard partit se réfugier à l’intérieur et c’est dans l’escalier que je l’attrapai. Il poussait des cris de goret que l’on égorge tandis que je le fessais de toutes mes forces. « Que se passe-t-il ? Miss Spencer, un souci ? » Avec le Capitaine, le Lieutenant de vaisseaux, James D’Arcy reconnaissable avec son beau visage à l’effigie des Dieux grecs du Panthéon, Hewlett et Watterson, comptant parmi les plus fidèles officiers de Wharton. « Miss Spencer ! Voulez-vous cesser pour l’amour du ciel ! » Pitt pleurait à chaudes larmes, protégeant son visage de mes coups. George me tira par le bras, mais je n’eus plus la force de me lever. Tous mes dessins…anéantis. Comment ne pas l’être à son tour ? « Mr D’Arcy je vous prie ». Et le bel officier de suivre notre Capitaine dans le salon et la porte se referma sur ces éminentes personnes. « Il veut ses poulardes à déjeuner et… —Qu’il aille se faire fiche ! Lançai-je, les larmes aux yeux. Dans le coin de la cuisine, La Fleur caressait la tête ébouriffée de Pitt, les yeux révulsés par la colère. « Tu aurais pu le tuer ! Qu’est-ce qui t’a pris ? Je te défends de lever la main sur lui ! Ton frère est lui aussi une créature de Dieu. Toi aussi, dis lui Césarée ! —Que je lui dise quoi ? Ton fils passe son temps à la provoquer, il faut bien que cela cesse. Et puis les poulardes ne font pas se faire toutes seules. Poses ton sale rejeton et viens me filer un coup de main. —Pardon ! Tu as Nina pour ça. Elle qui se dit être plus intelligente que Pitt…cela te va bien de jouer les Dames quand l’autre capitaine est là. Elle joue les coquettes en se bouclant les cheveux et en
30
roulant des hanches devant tous ces messieurs en uniformes. Si au moins tu pouvais satisfaire l’un de ces Anglais, on ne serait pas là à se mettre d’accord sur la préparation de ces damnées poulardes ». Elle vouait un amour sans faille à Pitt et le manifestait à toute heure du jour. Pour La Fleur, les filles ne nourrissaient aucun espoir en ce monde. On les engraissait, les cajolais de toutes les façons qu’il soit et une fois qu’elles avaient leur sang, on s’empressait de les engrosser ; il fallait voir en ce sexe dit faible une certaine forme de malédiction. Aux yeux de La Fleur j’étais condamnée à une longue errance sur cette terre jusqu’à ce que Pitt nous délivre de l’inconfort de notre situation. Il allait travailler et gagner de l’argent, beaucoup d’argent selon La Fleur. « Ton frère est plus malin que toi et avec lui nous ne connaîtrons jamais la misère, crois-moi ! » La misère. Césarée comme La Fleur connurent des heures bien sombres dont elles deux cherchent taire à jamais ce douloureux passé. « Damnées poulardes, répétait Pitt en levant les coudes afin d’imiter le battement furieux des poules, damnées poulardes ! Le Capitaine dit que Nina a besoin d’être dressée et il a ajouté que les mules restent des mules. Des damnées mules ! » Le Capitaine pensait cela de moi et je sais qu’il le croit sérieusement. Une mule ! Voilà ce que j’étais pour lui. « Nous avons un invité de prestige aujourd’hui, lança un George radieux en descendant faire son rapport. Un Lord et abolitionniste pardessus le marché ! Le Capitaine dit de sortir le service de porcelaine de Chine celui avec une bordure bleue ». Et La Fleur de se redresser, prenant conscience de cette
31
opportunité de se faire connaître de cet aristocrate anglais. « Est-il bel homme ? —Assurément ; Avec dix mille livres de rente annuel, il est tout sauf laid. Il vient d’arriver avec son secrétaire personnel et il a de bonnes manières. On dirait un prince. (Qu’est-ce qu’il en savait ? Il ne lui avait jamais été donné de voir un Prince ou quelque autre personnalité de sang royal) —Vraiment… » Perdue dans ses pensées La Fleur ne fut pas longue à recouvrir un soupçon de lucidité ; elle me saisit par le poignet, ôta mon tablier et mon châle, puis remonta ma poitrine. « Je peux savoir ce que tu fais ? Intervint Césarée devinant cependant les intentions maquerelles de sa fille. —Nina sait parler. Elle lit des bouquins alors que cela lui serve un peu. Les Anglais sont friands de filles comme elles qui savent causer proprement. Quoi ? Ma fille ne passera pas le restant de sa vie à préparer des poulardes pour des officiers de Marine qui n’y connaissent rien à la beauté ! Ils ne savent pas la voir quand elle se présente à leurs yeux, alors ce Lord aura le privilège de sonder son génie. —Non je n’irais pas ! Maman ! Tu n’as pas le droit ! » Comme je me débattais furieusement, La Fleur m’a frappé pour me ramener à la réalité : « Tu es une femme, tu as tendance à l’oublier ! Elle va servir les verres à ces messieurs, George ! Ce n’est pas dans cette cuisine que tu feras notre gloire ! » Elle m’a traîné jusqu’à l’escalier, littéralement traînée tel un enfant capricieux incapable de raison et que seul le fouet ramène à un semblant d’ordre. Et à l’étage les officiers riaient fort d’une blague émise par un tiers. La fumée de tabac piquait le nez et bien que
32
les fenêtres soient ouvertes, il en émanait une détestable odeur de tabac bon marché de Kingston. La Fleur me jeta dans la pièce et mon entrée fut des plus remarquées. Rapide courbette avant de me réfugier dans le coin où aucun regard ne viendrait me chercher. La discussion reprit sans aucun rire pour l’accompagner. « Le roi George a le droit de ne plus savoir où se situe les latrines de St James. On a tendance à oublier qu’il perd la raison mais pas au point de se soustraire à l’exercice de ses fonctions ; un peu fou mais un bon roi tout de même ». Ces messieurs ne savaient faire que cela : parler de politique quand ils ne dévissaient pas sur la guerre et les intérêts de leur mère-patrie. Qu’est-ce qu’une femme pouvait entendre à cela ? Après cette déclaration émanant des lèvres de Watterson, il se passa un bref silence après quoi le Docteur répliqua : « Notre Pitt est un bon élément et il ne sera pas question pour lui de se laisser intimider par la cause française menée par des jacobins aux grandes idées révolutionnaires. Je ne dis pas qu’il faille rejeter toutes idées démocratiques mais la Chambre des Lords appuiera toutes ces décisions visant à consolider toute unité au sein de Westminster. —Je ne vous savez pas si modéré Docteur, railla le Capitaine en remettant un document à D’Arcy. Il est possible qu’il accepte quelques compromis visant à nous prémunir contre une guerre contre l’Europe si cette Révolution tend à gagner d’autres royaumes comme l’Espagne et la Hollande. —C’est une vision un peu idéaliste, Wharton, conclut le Docteur.
33
—Non, William Pitt est connu pour être un conservateur modéré, répliqua le Lord. Il n’était pas laid, certes moins agréable à apprécier que notre D’Arcy mais bel homme tout de même ; un grand nez et des lèvres fines, ses yeux un peu enfoncés dans leur orbite lui donnait une expression de profonde réflexion comme si pour lui le monde entier demeurait une énigme. « Vous devez comprendre avant tout que la Chambre des Lord a besoin de libéraux pour avancer. Et bien que notre gouvernement soit basé sur une monarchie parlementaire nous n’avons rien à voir avec ces Français longtemps asservis par une Monarchie absolue de droit divin. Aujourd’hui nous avons plus que jamais besoin du secours des députés, or ces derniers craignent pour leurs intérêts, bon nombre sont propriétaires dans les colonies, soutiennent cet odieux commerce d’humains et refusent tout changement même si paradoxalement beaucoup ont eu pour enseignement les Philosophes grecs et actuels pour ne pas citer uniquement Diderot, Rousseau et autres. —Et que pense Wilberforce de tout cela ? Tient-il toujours son combat avec ferveur, demanda Hewlett. J’ai entendu dire qu’il subissait de fortes pressions au sein même de Westminster. —C’est exact. C’est la raison pour laquelle je suis là aujourd’hui. Il nous faut convaincre les planteurs de nos colonies à revoir la politique économique de l’Angleterre ». Le Capitaine gloussa : « Ces derniers sont obtus, têtus et après la sanglante rébellion des Noirs, Libres, Affranchis et Africains à Saint-Domingue, ile ne se disent pas près à céder leur plantation au
34
royaume d’Espagne. Vous voulez leur demander de renoncer à leur gagne-pain pour un monde d’amour et d’égalité où les profits ne se feraient plus que sur le dos de personnes consentantes, dévouées à leur travail et prêtes à mourir pour des profiteurs blancs qui leur refusent mariage, possession et éducation. —Et pourquoi n’y arriverons-nous pas, Wharton ? » Notre Docteur semblait exténué. Je remplis les verres de citronnade pour les leur apporter et je commençais par le Lord portant cette redingote sans manifester des signes de détresse respiratoire. Il me remercia d’un rapide signe de tête. Encore un sujet qui allait les diviser et toute la journée serait affectée par les positions de chacun. « Nous ? Waddington, vous allez vite apprendre que le Docteur est un fervent anti-esclavagiste et qu’il boycotte ouvertement tous produit issu de cet odieux commerce de sucre, de tabac, de coton et d’indigo pour favoriser les manufactures locales de l’Essex dont il est originaire, il serait de bon ton ne pas manquer de pragmatisme. Où est Georges, Miss Spencer ? » D’un bond je redressai la tête pour soutenir le regard du Capitaine. Devais-je lui dire que La Fleur m’envoyait en mission diplomatique ? « Il s’est trouvé mal. Un subit malaise qui l’a contraint à se reposer. Mais si vous vous lui voulez un remplaçant digne de ce nom, je peux envoyer Pitt quémander un ou deux esclaves chez Mr Beck, ou Christensen. Ceux-là ne vous couteront pas un rond, tout au plus deux shillings pour dédommager ces messieurs.
35
—Cela ira Miss Spencer, coupa le Capitaine d’un ton qui se voulait neutre voire doux, ce qui n’était pas dans son habitude. Sachez que Miss Spencer n’est pas affectée au service et je tiens à m’excuser par avance si d’aventure elle venait à souiller vos costumes et vos propos ». Il me tombait dessus à bras raccourcis. Une fois de plus il avait le dernier mot. « Mais Miss Spencer a des qualités autres. Des talents indéniables dans le dessin et l’écriture. Talents qui visiblement échappent à l’œil acerbe de notre Capitaine », balança le Docteur. Mon regard s’illumina et j’eus pour lui toute ma tendresse. Pour un peu je lui aurai baisé les pieds. Mal à l’aise, Wharton releva la tête pour se donner plus de prestance et un timide sourire apparut sur son visage si imperméable à tout relâchement. D’Arcy s’agita dans son fauteuil et la main devant la bouche retourna à son étude. Cependant sa main se crispa sur le document de Wharton et noya son stress dans son verre de citronnade. « Nous pouvons continuer à armer nos vaisseaux en vue d’une riposte sur les océans mais l’on ne pourra se défaire de ce commerce tant que notre Premier Ministre ne monte pas aux charbons. —Exactement ! lança Hewitt comme sorti d’un sommeil de quelques minutes. Ses grosses boules rousses captaient la lumière mieux qu’une torche dans une nuit sombre et il posa sa grosse patte sur l’avant-bras de D’Arcy. N’est-ce pas également votre avis d’Arcy ? Vous êtes le fils d’un Lord qui siège également à la Chambre, qui mieux que vous pourrait donner un avis des plus concrets.
36
—J’ignore ce qu’il faille entendre par pragmatisme. Nous mettons en déroute les négriers qui quittent la Jamaïque et Antigua, la Barbade et les Bermudes depuis maintenant trois ans et les bénéfices de ces actions sont pour le moins peu encourageantes. Nous sommes autant de David face à un Goliath des plus déterminés à saper nos actions. Pour le reste je m’en réfère à Westminster car sans son soutien, nous sommes condamnés à errer sans fin sans espérer voir l’horizon ». Derrière la porte entrebâillée se profila la silhouette de George. Il venait de terminer de dresser la table et discrètement je sortis. La Fleur dans le vestibule affichait un large sourire. « Tu as été parfaite ! Dégages un peu ces cheveux…qu’ils puissent admirer ton visage…Et penchestoi davantage quand tu les sers ». Croyezmoi, La Fleur s’y connaissait en maintien. Son regard brillait de mille feux et les maintes jointes devant ses lèvres contemplait son chef d’œuvre, prête à fondre en larmes. « Encore un petit effort et ces hommes te mangeront dans la main ». On les aida à se placer à table quand la pendule sonna midi. « Et bien Miss Spencer il semblerait que vous ne sachiez pas compter. Où est votre couvert ? George, faites le nécessaire s’il vous plait ! » Avais-je bien entendu ? La folle panique me terrassa. « C’est que je dois aider au service… —Quel service ? La Fleur secondera George, cela ira mieux que les auxiliaires de Mr Christensen. Qui mieux que vous saurez nous distraire ? Vous irez vous placer entre D’Arcy et Watterson, le Docteur se tiendra face à vous et entre
37
notre illustre invité et Hewlett. Voilà ce qui sera parfait ». Alors j’interrogeai le Docteur du regard, plutôt je le suppliai d’intervenir en ma faveur, mais il ne fit rien, indifférent à mon sort. D’Arcy tira ma chaise pour que je puisse m’installer à table. Mon cœur battait la chamade, si fort qu’il menaçait à tout instant d’imploser. Mon Dieu ! Comment devais-je me tenir ? Lord Waddington m’étudia les sourcils interrogatifs quant aux autres, ils donnaient dans l’absence d’opinion. Du jamais vu…je manquais d’air et au bord de l’évanouissement, me mordis la langue pour ne pas sombrer dans l’inconscience. Donc le Capitaine était sérieux en disant vouloir faire de moi sa maîtresse… Les fameuses poulardes arrivèrent sur la table suivit du commentaire de Wharton à leur sujet : « Vous allez voir que ce plat en lui-même vaut mieux que ce qu’on sert dans votre Berkshire, Waddington ! » Il découpa les volailles avec le soin d’un boucher sur son étale et nous servit aidé par George jamais aussi souriant qu’en ce jour. « Le secret autour de cette recette étant jalousement gardée de mère en fille, je défie quiconque de soudoyer ces dames pour la faire sienne. Vous m’en direz des nouvelles… ». Césarée s’était surpassée. La volaille fondait en bouche et les épices en relevaient le goût, juste assez pour ne pas sombrer dans la gourmandise qui selon beaucoup est l’un des sept pêchés capitaux. Tous se régalèrent et les commentaires allèrent bon train. Le second plat arriva, tout aussi savoureux puisqu’il s’agissait de pâté en croute farci à la figue et arrosé de vin. Des deux plats il ne devait
38
rien rester et George arriva de nouveau avec un plateau de petits boudins épicés dont raffolait Wharton. Boudin qu’il fallait tremper dans une sauce sucrée dont nos papilles ne pouvaient se lasser et repus, les officiers refusèrent l’entrecôte sur son lit de légumes. Cela vous faisait croire en Dieu. George me servit de ce délicieux madère mais derrière chaque bouteille j’entrevoyais La Fleur et son Rhum. Mieux valait ne jamais commencer. Pourtant l’angoisse me fit boire. La discussion tournait autour de la politique, de la Royal Navy et des interactions qu’on y trouvait. J’appris par cette occasion que le Lieutenant D’Arcy aspirait à un poste de Master et que sa demande occupait ces gentlemen de l’Amirauté. « Soyez patient mon brave ce que l’Amirauté vous octroie pourrait vous paraître bien succinct quand vous pourriez prétendre à bien plus, le consola le Capitaine toujours soucieux de préserver le moral de ses subordonnés. Vous pourriez vous défaire de cette ambition d’être Master quand un poste dans la Chambre dans les Affaires Etrangères vous siérait le mieux. On dit que Grenville pourrait vous appuyer, alors sachez profiter de cette opportunité. —Wharton a raison, D’Arcy. Nous avons plus besoin d’un homme comme vous au sein du gouvernement à un poste subalterne à l’un des ministres qu’il fût des Affaires Etrangères comme attaché au Commerce dans les Colonies. —Je vais y songer ». Il ne trouvait pas les mots pour contrefaire les arguments de Waddington et de son supérieur hiérarchique. Visiblement il n’aimait pas
39
être au centre des discussions et son regard glissa vers le milieu de la table. « S’il le faut j’appuierai votre candidature. —C’est tout à votre honneur mon garçon, renchérit le Capitaine après l’estimable sollicitude de Waddington. Vous n’êtes pas un mauvais élément et s’il le faut j’enjoindrai un courrier à mon père pour faire accélérer votre changement d’orientation. Qui mieux que lui connait les raccourcis ministériels ? —C’est me flatter… —Et qu’en est-il de votre mariage avec Lady Eugenia Crawford ? Elle est à ce qu’on raconte très en vue dans tout Londres. Ce mariage pourrait modifier le cours de votre carrière ». Ainsi il allait se marier. Je ressentis comme un léger pincement au cœur ; je connaissais D’Arcy de réputation et on le disait loyal, méthodique et ouvert d’esprit. Ce mariage s’apparentait à du commerce visant à augmenter les chances de succès des époux ou si mésalliance, précipiter leur chute. « Lady Crawford a toutes les qualités qu’il faille pour vous plaire, déclara Watterson aussi rouge que le vin dans son verre, les vrilles de ses cheveux roux encadraient son visage rond et enfantin, on eut dit qu’il allait éclater d’une seconde à l’autre et il continua, en plus d’être bonne musicienne, elle peint et brode à merveille et sa conversation est des plus appréciables dans les salons ou à la cour, car sa famille y a ses entrées. Il est donc dans votre intérêt de rallier au plus vite la capitale pour vous établir. —A la bonne heure ! Alors portons un toast à cette alliance à venir et à toutes les
40
autres à venir. A vous, James ! Que vos entreprises soient couronnées de succès ! » Tous levèrent leur verre, mais lui continuer de fixer la table et moi de continuer à le regarder. A quoi pensait-il en ce moment précis? George arriva avec les entremets, les délicieuses crèmes aux œufs caramélisées. James D’Arcy allait se fiancer et j’enviai cette Elisabeth C. de ce bonheur à venir. « A votre bonheur, Monsieur D’Arcy. —Merci Miss Spencer », murmura ce dernier sans même me regarder. Du moins essaya-t-il de le faire sans y parvenir. Nous ne venions pas du même monde et il n’avait pas pour idée de se montrer familier. Les boutons de son costume brillaient telles des pièces d’or, je voulus en saisir un pour l’examiner de plus près. Se sachant observer, il me regarda avant de remuer nerveusement sur sa chaise. « C’est fabrication est la vôtre, je suppose Miss Spencer ? —Euh…la base oui. Et un peu de la technique. —La base. Et le Capitaine sourit levant son verre dans ma direction. Et dans cette base incorporez-vous un peu de rhum ? —Si je vous le dis, vos officier s’empareront de ma recette, Capitaine et je serais inconsolable si tout Londres se régalerait de mes entremets ». Les hommes gloussèrent autour de moi, notamment Watterson mon voisin de gauche. Le docteur afficha un large sourire, heureux que je puisse moucher le Capitaine de la sorte. « Nous en prendrons bonne note Miss Spencer. —Alors mes compliments pour votre base et pour votre technique, ria Watterson dans l’incapacité de s’arrêter de
41
rire. La cuisine devrait s’inscrire dans la liste de qualités requises aux jeunes filles en quête d’un bon mariage. Ma femme cuisine à peine et je me demande seulement si mes filles savent cuire un œuf. —Tant que nos domestiques savent tenir nos cuisines, n’encombrons pas nos épouses de ces corvées, rétorqua Hewlett qui pour le coup me déçut. Je lui lançai un regard noir plein de reproches. Poliment il me remettait à ma place ; celle d’une domestique. —Je donne raison à Sir Watterson, mariage est cuisine sont du plus bel effet… déclara Waddington à la surprise générale, et j’aimerais pouvoir ajouter à cela, la gestion par la maîtrise de la comptabilité générale ». En ce cas, normal à ce titre qu’il ne fut point marié. Cependant qu’est-ce qu’un Lord pouvait trouver à redire, aussi altruiste soit-il ? Son électrisant regard me foudroya. Quant au Capitaine son méprisant silence…il disait vouloir m’entretenir et mettre au pied du mur n’avait rien des manières d’un gentleman. « C’est assurément délicieux Miss Spencer, murmura D’Arcy. —Vraiment ? Vous trouvez ? » Je rougis tellement que des frissons parcoururent ma peau et lui d’hocher la tête sans vouloir trop en dire. Ce compliment me toucha droit au cœur et pour lui j’étais prête à me confesser au sujet de cet entremet. Le Docteur soupira avant de prendre la parole : « J’espère qu’avant votre départ, Votre Grace nous parlerons plus en détails de vos agissement dans les Antilles britanniques.
42
—Je l’espère aussi, Docteur. Je suis en ville pour un petit moment et nous trouverons le temps de nous recroiser ». Plus tard, La Fleur me tira par le bras pour me conduire en retrait loin des bavardages de ces messieurs. L’incommensurable triomphe de la raison sur la vertu. « Je ne crois pas possible de continuer. Je ne suis pas à ma place parmi tous ces gentlemen, officiers et Lords. J’insulte leur égo et je ne peux prétendre être celle que je ne suis pas. —Ecoutes-moi bien petite ingrate ! Tu n’étais qu’un bébé vagissant quand Mr Spencer m’a chassée après m’avoir ramené plus bas que terre ! On m’a fouetté jusqu’au sang pour m’être montrée insolente et…tu as ici l’opportunité d’être autre chose qu’une domestique aux mains calleuses et aspirant au mépris dû aux gens de ton espèce ! Tu iras à cette soirée et tu feras tout ce que Wharton demande de toi, as-tu bien compris, Nina Spencer ? Hey, je te parle ! —Et ensuite ? Il me jettera pour une autre après m’avoir engrossée ! —Wharton a de l’argent, beaucoup d’argent et on te respectera si tu le satisfais. Songes à nous et ne te montre pas si égoïste ! Tu croyais quoi quand il t’a demandé de travailler pour lui ? Tu es d’une affligeante naïveté ma fille ». L’idée d’être sa maîtresse me raidissait. Dans le jardin au milieu des fleurs aux mille couleurs j’échafaudais un plan de sortie. Jardiner me permettait de m’évader loin de l’atmosphère pesant de la cuisine, des incessantes disputes de Césarée avec La Fleur, de la mesquinerie de Pitt et au milieu des plantes, des oiseaux au mélodieux chant. Je pouvais y rester des
43
heures, à lire, à dessiner, à écrire quelques poèmes et dormir dans le hamac. Les fleurs coupées et choisies par mes soins me remontèrent le moral, un oiseau se posa sur le bougainvillier et un perroquet s’agita dans les arbres bordant la propriété. Quand Aaron apparut au portail. « Salut Nina ! » Je m’entendais bien avec Aaron que je considérais comme un grand frère, mulâtre aux bonnes manières mais il n’était pas aux goûts de La Fleur qui voyait en lui un bon à rien et sitôt qu’elle l’apercevait, la colère lui faisait hurler des atrocités. « Ce n’est pas ce nègre qui te donnera à manger quand tu auras pondu ses bâtards ! » Et le mardi de la semaine dernière, elle lui a craché au visage en disant vouloir saisir les autorités pour débauche sur voie publique. Bourrée ou non, La Fleur restait ingérable, voulant tout contrôler, tout régenter fuyant les pauvres pour ne fréquenter que les mulâtres parmi les plus riches de Kingston. « Et que je ne te vois plus tourner du cul devant ce nègre, il est dangereux, tu entends ? » Alors je fis semblant de l’ignorer sachant que ma mère veillait telle une louve sur sa progéniture. « Nina ! Il faut que je te parle… » Les fleurs à la main je tournai la tête vers la maison et sournoisement approchait vers le portail. Pitt assis sur les marches du perron disparut pour en avertir qui de droit. « A quel sujet ? Le Capitaine est ici avec ses officiers et ma mère ne va pas tarder à rappliquer. Tu es habillé comme pour la noce, dit. —Oui. Je pars pour Boston demain. On me propose un emploi dans une grande maison et si tu tiens toujours à partir, c’est
44
l’occasion rêvée. Tu disais vouloir un travail rémunéré et tu pourrais commencer par te faire de l’argent comme pigiste. J’ai fait lire tes textes et on les a jugés corrects. —A qui les as-tu fait lire ? —NINA ! La Fleur venait d’apparaître, remontée comme une pendule. Tu reviens immédiatement et TOI, je ne veux pas te voir ici ! —Demain. Dix heures. Prends la bonne décision ». Dans ma chambre je rassemblai mes affaires. Boston. Enfin j’allais quitter la Jamaïque pour gagner la République américaine, de Boston je pourrais ensuite gagner Philadelphie. Demain dix heures. Je ne voyagerai qu’ave le strict minimum et comme je n’avais que trois shillings en poche, il me faudrait voler dans la réserve d’argent. Wharton me pardonnera ce vol. On frappa à la porte et j’eus tout juste le temps de glisser ma sacoche sous le lit. Le Capitaine se tenait à la porte, les sourcils froncés. Que faisait-il ici ? Ma mère avait dit l’ouvrir une fois de plus. « Que puissé-je faire pour vous ? Vos invités sont-ils tous partis ? —Hum…et le Docteur dit avoir une course à faire. Il se dit être affecté par mon désir de vous entretenir et…je vais avoir quarante trois ans. Je n’ai pas de femmes, pas d’enfants mais des neveux et nièces qui me plairaient de vous faire rencontrer. Vous avez…toute mon attention Nina et je ne ferai rien qui puisse vous contrarier. Nous prendrons le temps qu’il faille pour nous apprécier. —Je pars pour Boston, Monsieur. —Boston ? Et qu’iriez-vous faire à Boston ? La flemme de la passion s’éteignit brièvement, puis il sourit. Je
45
serai heureux de vous compter parmi mes illustres passagers. Vous n’êtes pas sans avoir que nous filerons vers Philadelphie car Waddington a accepté d’écourter son séjour en Jamaïque pour une nouvelle mission d’ordre diplomatique. Je vous attends dans le salon, venez pour en discuter ». Et en traînant des pieds, je poussais la porte du salon. Lui derrière son bureau se leva d’un bond pour m’offrir une chaise. En chemise, il s’épongea le front et ses cheveux blonds identiques à des filins d’or me ravirent comme auparavant les boutons de la veste d’D’Arcy. « Boston, hein ? Qu’iriez-vous tenter le diable avec cet Aaron ? Le connaissezvous suffisamment pour lui remettre votre vie entre ses mains ? Sauf votre respect vous êtes bien trop fière pour vous compromettre de la sorte. Il quitta son fauteuil, enfonça sa chemise dans sa culotte et passa derrière moi pour se servir un verre d’eau qu’il me tendit. A Philadelphie nous irons dans les meilleurs endroits et vous aurez de l’argent pour vous constituer un trousseau digne de ce nom. Prenez ce verre, Nina et rassurezvous je n’y ai pas mis de filtre d’amour, ne m’en déplaise. —Je ne veux pas de cette vie quelque soit l’amant que la providence aurait à offrir. Un jour je serais l’épouse légitime d’un homme à qui je donnerai de beaux enfants. Alors comment pourrais-je me concentrer sur mon mariage si ce passé venait à me rattraper ? —Je vous l’ai dit, jeune fille. Nous apprendrons à nous connaître. —Que m’offriez concrètement ? De belles robes ? Des bijoux ? Et un bel
46
attelage ? Je ne tiens pas à ce que vous me donniez en spectacle au reste de la communauté comme vous venez de le faire. —Pourtant vous avez semblé vous prêter au jeu. Et pour une première fois, vous vous êtes plutôt bien débrouillée. Waddington gardera un bon souvenir de vous ainsi que mes officiers dont D’Arcy. —Que voulez-vous dire par là ? —Il était aussi fébrile qu’une vierge et vous l’avez intimidée, vous et votre beau sourire. Jamais je ne l’ai vu aussi agité qu’en votre présence. Gageons qu’il veuille vous revoir avant de regagner Londres. Le dernier souvenir qu’ils conserveront tous deux de la Jamaïque sera vous, jolie naïade venant recluse dans cette confortable demeure aux allures palladiennes. Etes-vous vierge ? —Je vous demande pardon ! » J’eus failli faire choir mon verre. Cette question ne le regardait en rien. Si j’étais vierge ? Son regard me pénétrait et la tête haute il attendait ma réponse. Il me provoquait, jouant sur sa position d’homme blanc supérieur à nous autres « Nègres blancs » ; si ses précédentes maîtresses n’avaient pu lui offrir leur virginité il s’en montrait en ce jour affecté, ayant violé par profit la propriété d’un autre. Ce morveux de Pitt chantait derrière la porte. Un oiseau se posa sur le rebord de la fenêtre et disparut bien vite en nous voyant là. « Avez-vous donné vos faveurs à un autre ? —J’avais compris la question, merci, répondis-je froidement. Je compte attendre jusqu’à mon mariage. —Alors j’attendrai Miss Spencer ». Il n’était pas sérieux là ? Après de tels
47
discours il venait à cette conclusion : attendre mon dit-mariage pour me consommer. Il enfila son gilet de flanelle jaune et récupéré sa veste bleu-roy sans plus se soucier de moi et devant la glace disposée près de la cheminée, je vins à le trouver noble. Toutes ses manières un peu rudes venaient de s’estomper pour laisser place à un gentleman, un peu rustaud mais gentleman quand même. Alors je me levai plus légère et attentive à ses désirs d’homme. Il voulait m’établir ici et quelle idiote refuserait pareille proposition ? Le mouchoir à la main je vins à lui. « Attendez, laissez-moi faire…il leva le cou tandis que je passai son mouchoir noir autour de son cou de taureau. Il transpirait et son odeur me plut ; évoquant tout à tour l’évasion, la liberté et Londres quelque part là-bas, au-delà de ce vaste océan. Continuerez-vous à prendre soin de ma famille ? Si je...si je venais à accepter votre proposition, je veux être certaine qu’aucun des miens ne retournent à leur vie d’avant. —Tout dépendra de vous et de votre loyauté envers moi ». Il fixait ma bouche sans la moindre pudeur, alors je serrai le nœud comme pour conclure notre accord et par ce nœud nous étions scellés l’un à l’autre. Il me voulait comme un seigneur le droit de jouir sur la vierge au soir de ses noces. Le droit de cuissage pouvait être une bénédiction et plutôt que de me voir condamnée, je compris que vivre dans son ombre pourrait m’ouvrir bien des portes. Des portes qu’aucune autre avant moi n’avait su ouvrir et j’en fus gonflée d’orgueil. « M’emmènerez-vous en Angleterre ? »
48
Ma question l’agita. « Comment vous n’êtes pas bien ici ? » Et son sourire sonna faux. Il n’avait pas d’autres projets pour moi que celui de me laisser vieillir sur cette île. « Tant que je vivrais vous n’aurez pas à souffrir des humeurs de ce pays. Les gens y sont fourbes, les femmes habiles à vous détrousser et mieux que les feraient les putains de ces tripots dont vous n’êtes pas sans ignorer le nom. Et puis…Wharton fronça les sourcils en gonflant le torse. Vous avez plus à vous épanouir ici au milieu des personnes qui vous apprécient le plus et pour votre dévotion frise le dérèglement mental. Non l’Angleterre n’est pas un pays pour vous. Nous en resterons là ».
49
CHAPITRE 2 A cinq heures je me levais. La maison demeurait silencieuse et seule la pendule du couloir égrenait les secondes ; nul autre bruit tolérer que ce doux cliquetis métallique. A tâtons je descendis l’escalier. On chuchotait dans le salon et je devinais là les insomnies de Wharton contraignant le Docteur à se joindre aux élucubrations de son esprit. Dans la cuisine, Pitt dormait à même le sol, sur sa paillasse et je le réveillai afin d’aller chercher de la viande fraîche. Il se frotta les yeux en gémissant. Parce qu’il avait décrit mes croquis je décidai de doubler ses tâches domestiques pour lui rappeler qu’en cette demeure le crime ne restait jamais impuni. Il frotta ses grands yeux verts et attrapa son ridicule chapeau de paille. « Et fais vite ! Je ne t’envoie pas pour lambiner et si tu n’es pas là pour six heures trente, je te fais fouetter à la maison de correction ! » Il détala, craignant que je me mette à le rosser pour lui faire passer l’envie de me provoquer une énième fois. Il y a une forte probabilité qu’il ne fût pas là pour six heures trente, qu’à cela ne tienne je m’arrangerai pour pallier ce problème de ravitaillement. « Miss Spencer ! Ah, je savais que cela serait vous. Avons-nous quelque chose à grignoter ? Peut-être du bacon ou des œufs brouillés, hum ? Nous apprécierons du pain toasté et quelque chose de spécial dont vous seule ayez le secret. Nous sommes quatre et faites en sorte de réduire notre temps d’attente à moins de vingt minutes. Quant à Waddington, il aura besoin d’un bon lit et je ne tiens pas à ce qu’il ait à souffrir de la médiocrité de nos
50
services ; je ne parle pas uniquement de l’état d’ébriété constant de votre mère, ni de l’inconstance de Césarée qui nous conduit à quelques drôleries de sa part quand nous trouvons le temps de rire. Seul George semble sortir son épingle du jeu. —Je vous apporte cela de suite, déclaraije pour couper court à la conversation. Dans le salon n’est-ce pas ? Vous serez dans le petit salon je présume. Et comment Waddington apprécie-t-il ses œufs ? Je peux les pocher, les faire miroir, brouillés, ou en omelettes ; et son bacon ? Il y a-t-il là quelques recommandations ? Toute suggestion ne pourra m’être que très précieuse. Bien que nous soyons bien loin de son Regent Park nous pouvons encore faire de cet endroit un lieu de villégiature pour tous ces Ducs en perdition ». Wharton ne répondit rien, pour une fois il resta muet, fixant le fruit qu’il tenait entre sa puissante main. Il sentait la transpiration : odeur poivrée vous piquant le nez et qui au bout de cinq minutes à peine vous portait les larmes aux yeux. Il posa le fruit au milieu de la corbeille. « Nous resterons plus de temps à Kingston pour des raisons qui ne vous aurons pas échappées : La guerre avec la France occupe toutes nos pensées et le Roi George se confond en ordres et contreordres. Un peu comme notre Césarée ; un jour elle est d’humeur charmante et le jour d’après, le Diable semble l’habiter. Que prévoyez-vous de faire ce matin ? —Monsieur, j’aiderai Césarée en cuisine, nettoierais les chaudrons, récurerais les marmites et blanchirais les légumes pour les divers repas à venir, et si j’ai le temps, Césarée m’enverra chez Collins pour acheter la viande et la
51
volaille, sinon elle m’y enverra après midi. Ensuite il me faudra faire vos lessives t celle du Docteur, en plus du linge de table à faire bouillir et repasser. Si Monsieur se montre généreux je pourrais filer chez Preston pour son courrier, lui me paie pour quelques gribouillis dans sa comptabilité. Voyez, je n’ai pas une seconde à moi. —Et bien vous trouverez bien une heure dans votre emploi du temps pour m’accompagner en ville. Césarée se passera fort volontiers de vous, vous ne lui êtres pas indispensable. Elle se contentera de La Fleur, si cette dernière daigne se mettre au travail. —Je dois repriser le linge de Mrs Christensen et traverser toute la ville pour aller faire la lecture à la veuve Borghot. (Trouvez-vous une autre maîtresse avec laquelle pavaner en cette matinée, le temps m’est précieusement compté). Vous ne m’avez pas répondu pour les œufs de Waddington ! » Il avança vers moi. « J’ignore rien de vos talents, j’étais le premier à les reconnaître, jeune fille. Vous avez la mémoire bien courte ou bien uniquement aux services des grâces octroyées par notre cher Docteur. Je n’aime pas le ton que prend cette conversation. Je comprends que vous soyez en colère, bien que ma proposition ait été plus honorable que celle de votre Aaron mais je refuse de l’entretenir. —Aaron ? Qu’est-ce qu’il vous aurait fait pour que vous le méprisiez à ce point ? Vous prononcez son nom avec un tel dédain…Lui est là pour m’encourager à me dépasser et lui ne m’a jamais manqué de respect, je ne peux pas en dire autant de vous. Lui croit en moi et n’est pas là à me
52
faire miroiter une vie merveilleuse taillée dans les meilleures étoffes mais dont les mesures ne seraient pas à ma taille. Il sait ce que servitude veut dire et nous partageons plus de choses en commun que nous deux ne pourrions sur toute une longue existence faite de raccourcis et de faux-semblants. Capitaine…je refuse de vous donner de faux espoirs quand vous êtes connu pour être un homme de principes. —Pars tous les Saints, je croirais entendre ma mère, répondit-il en souriant quelque peu blessé par mes propos. Il en est bouleversé, on lit en lui comme dans un livre ouvert. Nous ne parlerons plus de ce fâcheux épisode et chacun retournera dans sa respective occupation. Regrettable ceci dit. Nous aurions fait un si beau couple ». Il allait être dix heures et dans le jardin je désherbais en ne cessant de regarder le portail. Je devais partir. Il me fallait partir et quitter cette vie qui ne m’offrait rien. Mes mains tremblaient sur le fauchet et alors je pris ma décision. Dans moins d’une demi-heure la goélette quitterait le port. Aaron m’y attendrait. Pitt fila se cacher en me voyant arriver et grimper quatre-à-quatre les marches du perron et ses deux paliers, la volonté de m’en sortir me donner des ailes. « Miss Spencer ? » Oh, non ! Il ne manquait plus que le Capitaine m’appelant à quelques minutes du grand départ. Attablé derrière son bureau, portant son costume de la Navy à galons et épaulettes dorés ; il offrait une grande sérénité, un calme étonnant face aux flots déchaînés, cette violente tempête grondant ; d’autres se seraient arrachés les cheveux face au désarroi mais pas lui. Les vents rugissaient
53
et la misaine menaçait de rompre, mais lui derrière sa timonerie tenait bon. « Je sais que vous allez du côté du port Miss Spencer. Alors pourriez-vous remettre cette lettre à Lord Waddington, vous le trouverez au Saint George. Contentez-vous de le laisser au gérant du lieu avec mes compliments. —Refusez Miss Spencer, argua le Docteur, le Capitaine vous charge de son courrier quand Pitt pourrait accomplir cette tâche ; il est plus rapide qu’une gazelle et appréciera la course bien plus qu’une Nina privée de sa liberté. —Quand je voudrais votre avis Docteur je vous le demanderai. Preston réside sur le port et la veuve pourrait crier au scandale si notre Spencer allongeait sa course de dix pas, cette vieille chouette hululant ne connait pas le sens du mot service. Ce courrier est des plus importants et j’ai plus confiance en Nina qu’à ce farfadet de Pitt. Vous irez n’est-ce pas ? » Les deux hommes m’observèrent, attendant ma réponse qui ne vint pas. Il me fallait pourtant parler, ou me taire à jamais. « Si c’est là votre unique préoccupation, Wharton je partirai remettre le pli à Waddington. J’ai besoin de me dégourdir les jambes » Aurais-je pu répondre à la place de quoi j’ai formulé ceci : « J’ai été heureuse de vous servir Monsieur mais il est temps pour moi de trouver un autre navire. Je pars pour Boston ». Un long silence se passa durant lequel mon cœur battait furieusement. « Ainsi vous partez. Vous prenez la décision de quitter cette délicieuse retraite pour aller affronter le monde dans son infâme laideur, qui plus est dépourvue de
54
toute arme. Vous ignorez combien il y a et il y a eut de Nina Spencer a aller tenter sa chance dans les grandes villes florissantes de la nouvelle Amérique ? Combien ont fait fortune selon vous ? Combien ont pu effleurer leur rêve des doigts? —N’attendez pas à ce qu’elle vous écoute Capitaine, sa décision semble être prise depuis longtemps. Je l’escorterais donc au port si vous ne voyez pas d’objection, répondit le Docteur avançant lentement vers la petite Spencer et il la dévisagea perdu dans ses réflexions. Si vous êtes prête Nina… ». Dans ma chambre je rassemblai mes affaires, emportant avec moi l’essentiel de mes effets personnels. Cette chambre allait me manquer, j’y avais passé de bonnes nuits dans ces draps propres et parfumés ; et puis la vue sur les faubourgs de Kingston dont les milliers d’odeurs nous parvenaient. Pitt courrait derrière un papillon en poussant des cris et penchée par-dessus la lucarne je tentais de mémoriser cette vue afin de ne jamais l’oublier. On frappa à ma porte. « Miss Spencer ! Permettez-moi d’entrer ! » Il s’agissait du Capitaine déterminé à me raisonner. Fichtre ! Jamais je ne l’avais vu si emprunté. Il passait d’un état à un autre en une fraction de seconde ; d’une allure fière, il avançait à travers la petite chambre martelant le sol de ses lourds pas. « Le docteur et moi sommes partagés et divisés comme nous le sommes il me semble difficile de ramener la paix dans cette maison et par extension, à Kingston. Cette situation est des plus compliquées j’en conviens et je crois comprendre que rien ne vous fera revenir sur votre
55
décision. Que lisez-vous en ce moment ? (Il attrapa mon livre pour le reposer sur le lit) Mon vaisseau reprend la mer demain et vous pourriez différer votre départ afin de jouir d’une luxueuse cabine à bord d’un navire de Sa Majesté, qu’en pensez-vous ? Ce voyage se fera naturellement à mes frais et mes officiers tous autant qu’ils sont prendront soin de vous. Un simple Oui suffirait à me soulager et pour ce qui sont de vos gages, je vous les remettrais à Boston car ici les caisses sont vides. Cette bâtisse en fin de compte s’avère être un gouffre financier et ma maigre solde de Capitaine ne me permet pas d’entretenir cette maison et toutes les autres dissimilées ici et là. Vous partis, je ne vois nul intérêt de continuer à entretenir cette demeure. —Que feriez-vous de La Fleur et. . De Josépha ? Et Pitt ? Que feriez-vous de Pitt ? Tous trois ont besoin d’un toit, vous en conviendrez ! —Votre jeune frère pourrait rentrer comme laquais dans une maison de Kingston. Il est en âge de travailler et de gagner sa vie ; quant à Josépha, elle trouva à s’établir comme cuisinière et La Fleur… La Fleur ferait une parfaite dame de compagnie pour qui accepterait une femme de caractère parmi les membres de sa maisonnée. Ne soyez pas inquiète, ils auront tous trois de bonne référence. La Révolution sévit en France et n’importe quel corsaire français pourrait nous couler par le fond. Mon désir est celui de vous savoir bien placée à Kingston et à Boston. Si toutefois vous décidez de rester ici, la question ne se posera pas puisque vous hériterez de la maison et de tous les biens qui s’y trouvent. J’ai ici des papiers qui
56
l’attestent et ils deviendront officiels si vous acceptez ce compromis ». Je ne répondis rien et le laissa partir. Dans le jardin j’y restais deux heures à soigner les plantes. Ce jardin d’Eden pourrait être le mien si j’acceptais de rester ici. J’adorais cet endroit, ces orchidées, ces palmiers et palétuviers ; ces hibiscus et tous ces bouquets de bougainvilliers ; plus loin l’ébène, le campêcher, l’acajour, la calebassier ; là-bas pour Josépha, les piments et gingembres Oh oui j’aime cet endroit ! La porte s’ouvrit et apparut La Fleur jouant les courtisanes dans sa belle robe de taffetas vert. « Vas servir le thé au docteur et après tu rangeras le linge de corps de ces messieurs ! As-tu compris ce que je t’ai dit ? Ces damnés fleurs pourront attendre, elles ne partent pas demain elles ! » Si elles n’étaient pas ma mère…Josépha m’attendait à l’entrée du salon, le plateau de thé à la main. Son regard semblait vouloir dire : Quelque chose d’inquiétant se trame ici, fais-en sorte que le docteur survive ! Pourtant quand elle ouvrit sa bouche, Josépha fut plus amère : « Répares ce que tu as fait ! Parfois tu es plus obtus que ta mère et tu sais ce que je pense de tout cela ! Tu n’es pas en mesure de négocier quoi que se soit ! » Puis elle me poussa dans le salon où lisait le Docteur assis sur la console de la fenêtre. « Ne lui cédez pas Nina. Le Capitaine croit possible de tout acheter et… (Il posa le livre pour s’approcher du guéridon sur lequel je posai le plateau au service de porcelaine de Chine) je l’ai mis en garde contre la perfidie de son esprit qui le pousse…à vous pervertir. Vous êtes jeune et…influençable. Nous sommes de vieux
57
amis et il est animé par un sentiment de passion quand il se tient près de vous et cette passion pourrait le perdre si ni l’un ni l’autre n’est capable de gérer vos émotions. Il ignore tous des sentiments amoureux et pense qu’il est possible de vos unir à lui par de fallacieuses opérations. A Boston il vous couvrira de bonnes attentions et je ne veux pas vous offenser, Nina en disant que votre ignorance joue en sa faveur, mais il en est ainsi. Il aura toujours le dessus sur vous si vous lui cédez ne serait-ce qu’une fois. Il conviendrait que vous continuez à vous montrer indifférente à ses nombreuses sollicitations et il ne s’en montrera que plus respectueux, croyez-moi. Vous n’êtes pas à vendre Nina et repoussez ses avances tant qu’il vous est possible de le faire ». Sur un bateau je suis malade et enfermée dans la cabine trois jours durant je m’en remets à Dieu et à Wharton ! Le roulis est tel qu’il me cause bien des désagréments. Une semaine après notre départ de Kingston j’entrevis enfin la lumière au bout du tunnel et je quittais l’étroitesse de ma cabine pour arpenter le pont de long en large, et de la proue à la poupe. Un enfant apprenant à marcher aurait immédiatement trouvé son équilibre sur ce pont mais pas moi et accrochée au cordage, m’encourage à avancer. Le ciel est d’un bleu sans trace de cumulus et nous remontons les côtes de la jeune république américaine ; après les Bahamas il s’agit de longer la Floride et en ce jour nous approchons de la Caroline du Sud avec un vent favorable depuis les eaux chaudes des Bermudes. Je ne pensais jamais devoir le dire mais La Fleur, Josépha et Pitt me manquent et assise à la
58
poupe de la lourde frégate HMS Le Bellérophon je les regrette déjà. Qu’allaisje devenir sans Josépha et ses prolifiques conseils et La Fleur, toujours soucieuse de mon ambition ? Oui pour la première fois j’éprouvais de la peur, une indicible peur : celle d’échouer et d’être dans l’impossibilité de retourner en Jamaïque. La peur me tenaillait du lever au coucher du soleil et les rares moments où je parvenais à m’endormir, j’entrevis les Enfers ; les démons se déchainaient autour de moi en faisant un tel raffut que mon esprit en fut troublé de longues minutes durant. Le roulis et le tangage. Comment survivre à cela ? Les embruns vous fouettaient le visage et le temps clément des tropiques se transforma en un ciel gris et pluie menaçante. Fixer l’horizon me permettait de survivre à quelques remontées acides et alors il me fallait des heures pour en guérir complètement. « Comment vous sentez-vous Mademoiselle ? Ne croyez-vous pas qu’il soit judicieux dans votre état de ne pas trop vous penchez par-dessus le gardefou ? Higgings raccompagnez Miss Spencer dans sa cabine ! » Deux jours plus tard je tentais une nouvelle sortie mais au dernier moment n’en trouva pas le chemin. Le docteur me trouva assise à l’entrée même de mon refuge et lui me guida jusqu’à la grande cabine où se tenait le révérend Howard, Waddington et son secrétaire, Mr Keynes ; le diplomate Howe et son aide de camp Townsend. Tous ces gentlemen avaient entendu parler de moi, ignorant tout de ma personne quand d’autres disaient que je n’étais qu’un fantôme hantant l’Argo.
59
Non, j’étais bien réelle et le révérend Howard joua les chaperons disant qu’il y avait à Boston plus de tentateurs qu’à Sodome et Gomorrhe ; son commentaire fut accueilli avec liesse par le très bigot Howe. Tous voulaient me ramener à la raison avant de passer à un autre sujet plus terre-à-terre et tous voulaient se faire entendre. Ils employaient des mots complexes et au bout d’un quart d’heures seulement je me sentis étrangère à ces hommes : de part mon sexe, mes origines et mon ignorance comme le dirait le Docteur. Alors je quittai le carré sans plus attendre, prétextant souffrir de cet insurmontable mal de mer. Je vins à croiser le lieutenant d’Arcy et on se frôla. J’eus envie de lui parler. De lui dire n’importe quoi avant que le Bellérophon n’accoste le port de Boston. Mais un fils de Lord ne s’abaisserait pas à engager la conversation avec une descendante d’esclaves. Une nouvelle nausée me gagna alors je retins mon souffle. « Toujours en proie à ce violent mal de mer, Miss Spencer ? Alors il est possible que vous ne mangiez pas à votre faim, ou que vous soyez fatiguée ou pas assez couverte. Dormez-vous assez ? Et fixezvous l’horizon à chaque fois que vous montez sur le pont ? Surtout Miss Spenser, respirez bien dans le vent et ne pensez à rien d’autres qu’à des choses gaies n’ayant aucun rapport avec la mer. Vous verrez tout ira pour le mieux. Si j’avais un peu de gingembre je vous en donnerai, c’est un remède imparable contre ce mal. Je suis persuadé que vous vous plairez à Boston. —Vraiment ? Vous croyez ça ? Parce que je n’en suis pas si certaine. C’est la
60
première fois que je me tiens aussi loin des miens et…en fait je suis terrifiée. Auriezvous quelques remèdes contre ce mal ? » Des rires éclatèrent dans la grande cabine et à ce moment la frégate fit une embardée sur tribord me jetant dans les bras de James d’Arcy. « Oh, veuillez m’excuser ! Je n’ai vraiment pas le pied marin. Dieu que je suis pathétique ! —Permettez-moi de vous accompagner à votre cabine. Prenez mon bras et faites bien attention à votre tête». Je fus sur un petit nuage et dans l’heure qui suivit je n’éprouvais nulle nausée, ni sueurs, ni crampes d’estomac. Dès lors remise sur pieds je fus toute disposée à me mêler à la vie de ces marins, talonnée par le Docteur Bergson des plus attentifs à mon bien-être. « Après Boston nous ferrons voile vers l’Afrique où Wasddington compte dissuader les négriers de quitter les côtes de la Guinée et de la Sierra Leone. Nous ferrons route avec Le Jupiter. Lord Waddington prendra en charge les frais relatifs au subsistance et il est homme de combat. La providence a trouvé à nous le mettre sur notre chemin. Ces hommes d’églises et ces diplomates savent comment mener à bien leur projet et Wharton approuve leur engagement. A notre retour nous aurons des choses à raconter. Je crois qu’il nous faille être dans l’œil du cyclone pour comprendre de quoi est faite la nature de l’homme, cette si complexe machine capable de détruire ce que Dieu nous a si généreusement offert. —Le Capitaine…vous l’aimez beaucoup n’est-ce pas ? —Oui il est celui qu’il faille avoir à ses côtés dans toutes les situations. Il sait tirer
61
profit de tout et il est très habile. Un parfait tacticien et son équipage le suit depuis cinq ans, les meilleurs marins de Portsmouth et les aguerris aux combats. Moi-même ait accepté de le suivre et je ne regrette aucun jour passé en mer en sa compagnie. Vous seriez un homme il vous serait impossible de quitter le Bellérophon. Dinerez-vous en notre compagnie ce soir ? Nous en serions flattés. Une compagnie comme la vôtre ne se refuse pas. —Soyez honnête Docteur, mon absence vous est tout aussi profitable. Je préfère rester en dehors de votre politique et de vos respectives affaires. Vous ne m’en voudrez pas si je décline votre invitation ? Mais je vous promets qu’une fois installée à Boston je vous inviterai à souper et nous parlerons de l’Afrique tout à loisir ! Le pont s’est rafraichi on dirait .Je n’ai plus qu’à vous souhaiter une excellente soirée Docteur ». Dans mon étroite cabine je songeai à me coucher quand on frappa contre la porte coulissante séparant mon espace du pont du cabestan. D’Arcy me fixait de ses grands yeux expressifs, le sourire illuminant son visage. « Le Capitaine Wharton m’envoie vous chercher pour le diner et j’ai l’ordre de vous ramener à sa cabine. S’il vous plait ! » Le scélérat ! Il envoyait son plus beau lieutenant pour me déloger de ma cabine, sachant que je ne pouvais refuser la sollicitation d’un tiers, quel malotru ! Et tous se levèrent en me voyant arriver, Wharton lui se précipita vers moi pour me saluer. « Je savais que vous finiriez par accepter ! Blakeney, soyez aimable de vous déplacer ! Miss Spencer, cette chaise est pour vous ! Voilà ce qui est parfait ! Le
62
docteur m’a dit que vous étiez parfaitement remise de vos haut-le-cœur et j’en suis le premier soulagé ! » Les hommes reprirent leur conversation sans se soucier de moi et fixant mon verre rempli de vin je maudissais cette traversée avec tout ce lot de contrariété qu’elle offrait. Le service fut l’équivalent de ce que l’on pouvait trouver sur terre et les valets de pied n’étaient autres que les matelots ; au détail près que ces derniers se tenaient là comme simples spectateurs des longs repas officieux de leur capitaine. Le Bellérophon avançait à vive allure, fendant les flots tels un cheval traversant un champ de blé et je n’en prouvais nul agitation. Un vrai miracle, je vous le dis ! Ayant pour voisin de table James d’Arcy et je me contenais pour ne pas passer tout le repas à le dévorer des yeux. Il me plaisait beaucoup. « Je gage que nous aurons tort de nous montrer confiants, déclara Howe en agitant sa fourchette en direction du révérend Howard. Nous débattons sur la question depuis des heures durant sans parvenir à nous mettre d’accord et Lord Waddington ne me contredira pas en disant que nous manquons cruellement de moyens. Quelques mois suffiront à dresser les preuves de cet accablant commerce mais il faudra plusieurs années pour que la Chambre prendre cas de nos diverses actions et il nous faut dès lors étudier toutes leurs objections. —Miss Spencer ! Quel est votre avis sur le sujet ? Questionna Waddington. Cherchait-il à me mettre mal à l’aise ? J’aimerai vous entendre quand tout le monde a fait entendre sa voix : Pensezvous que nous devions nous rendre en
63
Afrique pour tenter de corrompre le mal en brandissant notre Foi en l’Humanisme ? Pensez-vous qu’il soit sage de s’y rendre ? » Tous les regards convergèrent dans ma direction. Grand silence embarrassant. Mon cœur battait à vive allure, si fort qu’il aurait pu percer mon corps de baleine, mon corsage et le haut de ma robe de taffetas bleue aux reflets noirs. « En quoi mon opinion aura quelque influence sur votre décision ? Entendre mes pensées ne capitalisera en rien la somme de toutes vos bonnes actions, dussé-j’être une Sainte ou une martyre ou l’épouse de Spartacus ! » Wharton gloussa « Alors portons un toast à vos bonnes actions Waddington ! Puissent-elles trouver écho dans l’esprit des jeunes personnes ? » Et ils levèrent leur verre. La honte m’envahit et les yeux rivés dans mon assiette je cherchais à me faire oublier. Waddington n’avait pas une haute opinion de moi et il m’étudiait froidement cherchant à lire dans mon esprit mes motivations à rester près de Wharton. Peste soit cette situation ! Cette nuit-là j’éprouvais des difficultés à m’endormir et pendant deux jours je gardais ma cabine, tournant en rond tel un ours en cage. La perspective de me rendre à Boston ne m’enchantait plus guère et alors que nous logions la Virginie puis l’absence de vent nous fit perdre trois jours de navigation. Une semaine pendant laquelle je me morfondais dans cet espace confiné. Toutefois je décidais à sortir respirer à plein poumons l’air de l’océan quand le Capitaine quitta sa timonerie pour venir me saluer. « Miss Spencer…Nous ne
64
pensions pas vous revoir surgir sur ce pont avant notre arrivée à Boston ! —Cessez de me torturer ainsi, Capitaine ! Vous ignorez le temps que cela me prend pour me rendre sur ce pont ? Alors je profite de ce temps clément pour oser sortir de mon cachot. Vos hommes d’équipage pourront le témoigner, je n’ai pas le pied marin ». Le capitaine se contenta d’un sourire. Il dit m’aimer et il m’est étrange de le croire amoureux d’une insignifiante domestique tel que moi. S’il m’aime il ne me laissera pas rester à Boston : il m’enlèvera pour son propre plaisir et je me voyais déjà succomber aux charmes de cet austère capitaine de la Royal Navy. Là sur ce vaste océan nous pourrions nous aimer et donner cours à la passion. « Il n’y a aucun déshonneur à vous montrer maladroite, jeune fille car sur terre vous êtes l’être le plus gracieux qu’il puisse être donné de voir. Quant à ce cahot vous vous en accommoderez puisqu’il ne peut en être autrement ». Plus tard je le rejoignis dans le carré des officiers. Il ne sembla pas être surpris de me voir, étudiant les cartes du littoral africain. « En quoi puissé-je vous être utile Miss Spencer ? Le diner sera servi dans une heure et évitez d’apparaître ainsi vêtue. Les femmes du monde s’habillent au moment des repas. —Peut-être ne suis-je pas une femme du monde ! —Vous le serez pour mon bon plaisir, jeune fille et je veillerai à ce que votre trousseau soit digne de celui d’une coquette de ce monde. Il m’est permis d’espérer que vous avez changé d’avis me concernant.
65
—Epousez-moi et vous le saurez. —Ce sujet n’est pas à l’ordre du jour. —Alors ma réponse est non. Définitivement non ! Répondis-je en m’asseyant à sa table. A Boston je me trouverai un époux qui prendra soin de moi. Voilà comme j’envisage mon avenir et surement pas auprès d’un capitaine de la Royal Navy qui m’abandonnera dans le premier port sitôt qu’il me saura grosse ! —Le mariage n’est pas envisageable. Et même si je le voulais il me serait impossible de concevoir une vie enchainée à une quelconque demeure dans laquelle grandiraient des mômes que je ne connaîtrais à peine. Je suis trop égoïste pour devoir m’embarrasser d’une famille. Maintenant vous savez. Je n’ai pas l’intention de vous épouser, Miss Spencer ! —Vous m’enchaineriez à votre existence et il me faudra me montrer épanouie et radieuse, jouer les putains pour votre bon plaisir et renoncer à bien des choses plaisantes pour vous plaire ! C’est mal me connaître, je pensais que vous changeriez votre opinion à mon sujet. Force de constater qu’il n’en est rien. —Des choses plaisantes ? Mettre des gosses au monde n’est pas chose plaisante ! Je me demande toujours ce que les femmes éprouvent au moment de la délivrance, c’est une réelle épreuve dont peu s’en sortent victorieuses. Et cessez de prendre cet air indigné jeune fille, il n’y a rien d’affligeant à renoncer à ces plaisirs terrestres. Et à vous voir, je ne vous sens pas disponible à jouer les épouses dévouées et accomplies, grosse à chaque changement d’année et contrainte de donner vie à cette progéniture comme une
66
jument le ferait pour croître un élevage de selle anglaise. —Vous avez une vision bien pathétique du mariage. Je me console en me disant que vos nombreuses maîtresses vous ont choisi pour votre pragmatisme et votre franc-parler mais… —Libre à vous de retourner à Kingston et de m’y attendre. C’est là-bas que je vous veux et j’y mettrai le prix. Je vous veux Nina, vous et vous seule ! Aucune femme avant vous n’aura eu le privilège de gagner mon intérêt et plutôt que de vous montrer reconnaissante et débonnaire à l’égard de votre famille, vous faites la fin bouche en jouant les bécasses, ce que je ne peux tolérer. —Finalement je me plais dans mon cachot. Veuillez m’excuser…je me sens nauséeuse ». On arriva à Boston sous une pluie glaciale. Un mois de septembre pluvieux. Le fin crachin recouvrait la ville dont on ne voyait rien à plus de cinq brasses ; la frégate mouilla en rade et à bord d’un canot, je quittais ces Anglais non sans regret. Le lieutenant d’Arcy me conduisit à une auberge où j’eus un avant-goût de ce qui allait m’attendre : la solitude. Derrière ma soupe servit par une robuste femme aux joues rouges, je tentais de sourire afin de rassurer le lieutenant assis face à moi. Silencieux il m’étudiait attentivement, s’attendant presque à me voir faire demitour vers la Jamaïque. La pluie avait traversé ma ridicule cape et j’avais être trempée comme une soupe. « Vous allez nous manquer Miss Spencer. —Pourtant je n’ai pas été une passagère bien causante. Six semaines passées à fond de cale… Ces messieurs les diplomates ont
67
été pour vous de bien meilleure compagnie et je crains pour ma part que tous ne m’aient pas trouvée divertissante. —Moi je vous trouve très convenable. Jamais un mot au-dessus de l’autre et je vous sais passionnée. D’après le docteur vous êtes férue de littérature, ce qui prouve que vous avez une grande ouverture d’esprit. De ce fait vous avez su gagner notre intérêt. Vous êtes…fascinante. —Fascinante ? Est-ce bien là le mot que vous vouliez employer ? —Oui, répondit-il après un moment de réflexion. Il s’agita sur son banc et fixa un détail de la salle dans lequel les passagers de quel navire au départ ou l’arrivée se restaurèrent sous le son d’un violon. L’odeur s’échappant de la cuisine nous apporter la composition des plats ; un rien écœurant car mélangé avec l’odeur du crottin, du chient mouillé et de la sueur. D’Arcy tourna la tête davantage pour regarder à travers la baie vitrée. « Nous partons dans deux jours. Le temps pour le Capitaine de faire le plein de vivres. Je passerai vous saluer demain. —Cela ne sera pas nécessaire, je n’aime pas les adieux. Et puis n’allez pas perdre votre temps à trainer sur le port. —Je tiens à passer vous saluer ». Seule dans ma chambre, je me sentis démoralisée. Il pleuvait à verse et mes vêtements séchaient suspendus à la chaise et au pied du lit. En sous-vêtements, les jambes repliées contre ma poitrine, je tentais de me réchauffer. J’avais acheté des bougies, seulement deux et je décidais donc de souffler la chandelle avant minuit. De toute façon il faisait encore suffisamment clair pour ne pas craindre l’obscurité relative à ces endroits. En bas,
68
on déplaçait des chaises et la patronne criait contre quelqu’un. Une porte se claqua, une autre s’ouvrit. Un chien aboya. Des hommes chahutèrent dans la rue. La pluie ruisselait contre la vitre. Une cloche bourdonna au loin. Une femme ricana dans le couloir dans un froufrou de jupons. On descendit l’escalier à toute volée. « Regardez ! Venez voir Mss Spencer comme la nature est remarquablement ingénieuse ! Voyez-vous cet insecte ? Ce petit coléoptère appartient à la famille des lucanes très reconnaissables avec ses mandibules, particulièrement développées chez les mâles. Ces mandibules le servent à se battre ou bien à saisir des brins plus prosaïquement parlant. Et vous voyez ces élytres ? » Impossible de voir quoique se soit avec ce fichu me tombant dans les yeux à la moindre brise. Le docteur me le tendit afin d’admirer l’insecte ; accroupie sur le morceau de couverture, j’ouvris la main en écuelle. Au-dessus de nos têtes, les hêtres se balançaient doucement et les branches bruissaient ; nous étions loin de la Jamaïque et de ses odorants bougainvilliers. Au moins nous étions à terre et cela prévalait cette fichue virée sur un navire de guerre, de première ligne cette forteresse flottante, probablement le plus gros bateau qu’il me soit donné de voir. Les lunettes au bout du nez, le Docteur Bergson étudiait l’insecte tout à loisir. Sur l’Argo il passait pour un passionné homme de science et le chirurgien-major, le Docteur Delaney le portait en estime. « Ma chère, le jour où l’Argo crachera ses boulets sur l’ennemi mieux vous faudra rester près de lui ! » Jusqu’à maintenant
69
l’Argo n’avait pas craché un seul boulet de 18 livres et je me rassurai en disant qu’une fois à Kingston je ne craindrais plus de mourir sur ce « Gros Cul » et dans cette forêt, je tentais d’occuper mon esprit en filant le train de Bergson. En équilibre sur le tronc d’arbre surplombant la rivière, je passai d’un point à un autre avec plus ou moins d’agilité quand l’assistant de Bergson, le dénommé O’Malley me fit signe. Après trois heures de ballade, le Docteur envisageait de rentrer et rassemblant mes affaires sous le bras, je gravis le versant en courant. De retour sur l’Argo les officiers Watterson et Campbell nous salua, tous comme les aspirants de quart, à savoir Wimble et Paige. Ce vaisseau de ligne représentait le fleuron de la Royal Navy tout comme le HMS Victory, son sistership pour reprendre les termes de la marine. L’Argo était titanesque avec ses six ponts, ses 69 mètres de long pour ses 15,893 mètres de large ; un navire impressionnant dont il fallut six années de construction pour pouvoir l’admirer. « Mes compliments Docteur ! Lança Hewlett, le Capitaine Grant vous attend dans la grand-chambre et le Master and Commander Wharton nous a chargés de veiller à votre confort, à vous et à Miss Spencer ! Mademoiselle, s’il vous plait ! » Et dans la grand-chambre, le capitaine en second, Elliot Grant se leva imité par le Lieutenant d’Arcy et l’aspirant Burke, un freluquet gaillard blond et boutonneux. Grant tira une chaise afin que j’asseye derrière la grande table d’acajou. D’après ce que je savais il revenait d’Afrique comme Waddington et il se disait illuminé
70
par la fois de Waddington. Le maître valet Morris apporta du thé et des biscuits. « Avez-vous fait bonne marche, docteur ? —Absolument ! Les forêts du Massachussetts regorgent de trésors aussi bien sur le plan végétal qu’animal. Et Miss Spencer me fut d’une précieuse aide, ayant à elle seule plus de connaissance en botanique que Mr Harper, sauf son respect. Avons-nous des nouvelles du Capitaine ? —Il a dit descendre chez Mrs Worth, répondit d’Arcy plus séduisant que jamais. Notre Purseur (écrivain) Mr Jones est descendu à neuf heures pour tenir à jour la cargaison de vivres. D’après ses estimations, il nous faudrait plus de foin pour le bétail et il envisage d’assainir la porcherie qui selon les dires du Capitaine Wharton est une véritable puanteur. —On a à bord des milliers de barriques contenant vivres, eau, vin, rhum soigneusement arrimés dans la cale. Ce navire de guerre en plus de sa basse cour est un véritable arsenal, magasin et atelier. Notre Jones fait un remarquable travail, continua Hewlett en caressant son gras menton, mais si nous comptons mettre le cap sur l’Afrique, il nous faudra bien plus pour nourrir ses 850 âmes vivant reclus sur l’Argo. Il nous faudra entre deux à trois mois pour atteindre la côte de Guinée et nous ne serons pas épargnés par une panne ». Le capitaine Grant avec ses joues creuses et son regard gris étudiait les plantes de Bergson avant d’afficher un large sourire sur son visage émacié. « l’Argo reste facile à manœuvrer en dépit de sa taille, ne vous déplaise Hewlett ! Et il navigue aussi vite que les autres navires
71
comme vos frégates, vos sloops et corvettes en raison de ses voiles exceptionnellement stables et rapides. Wharton est chanceux d’avoir été choisi par l’Amirauté pour commander ce man’o’war. Ce genre d’opportunité se fait rare. —Il a des appuis à Westminster, poursuivit Hewlett le nez dans le carnet de croquis de Bergson, occupé à étudier les insectes remuant dans leur vivarium. Des appuis et surtout il sait se faire entendre ; tout ce qu’il désire il finit par l’obtenir. J’ai toujours pensé que servir à ses côtés vous facilitait votre propre ascension. On ne peut espérer meilleure place que sur l’Argo, moi je vous le dis. —C’est également ce que je pense, renchérit le Docteur tiré de ses pensées par le commentaire d’Hewlett. Je ne suis qu’un chirurgien de levée mais je n’ai pas à me plaindre de ma paye ». Cette remarque fit sourire les hommes attablés dont d’Arcy, ce ténébreux d’Arcy. Il est vrai que l’odeur sur l’Argo vous tenait au bide, probablement la raison de mon mal de mer des premiers jours ; on ne pouvait bouger sans que les effluves de la basse-cour ne vous chatouillent le nez. Une véritable arche de Noé avec son bétail et sa volaille : poulmes, boeus, vaches à lait, truies, verrat, cochons, dindes, canards, moutons, oies, veaux, pigeons. Impossible de respirer et à cela il fallait ajouter l’odeur des huit cent hommes transpirant dans leurs vêtements, celles des malades et celle plus détestable encore des « commodités ». Mon regard croisa celui de d’Arcy et l’ébauche d’un sourire se dessina sur ses lèvres.
72
« En parlant de chirurgien, Docteur. Delaney dit que Bowman notre premier pilote aurait besoin de soin, rapport à sa jambe. Votre confrère Wallace est de la vieille école, hein ? Il pratiquerait des saignées à tous les gabiers qui descendraient pour une simple entorse. Il opère à vif et les matelots se plaignent de ses méthodes qui tiennent plus lieu d’antichambre de la torture qu’à une infirmerie digne de ce nom. Il faudrait tenter de le raisonner. —Autant s’adresser à une vieille bique, sourde et infirme de naissance qu’à ce chirurgien à la dent dure ! « Railla Grant et je souvins avoir entendu les marins se plaindre de ses compétences. Mais comment remettre en question les aptitudes d’un homme de science ayant servi sur les navires de George III lors de la Guerre d’Indépendance ; lui restait nostalgique de cette époque et ressassait sans cesse quelques anecdotes sur ses longues années de service. « Nous pourrions recruter un nouvel aide-chirurgien, proposa d’Arcy debout derrière le dossier de sa chaise. Nous avons déjà O’Malley et Greyson mais Delaney ne me contredira pas si un nouvel assistant venait à s’ajouter à a liste des surnuméraires. La politique de Wharton est celle de lutter contre le scorbut, la dysenterie et le typhus ; le taux de perte varie entre 8 et 15% hors combat et s’il y a bien quelque chose à modifier c’est sur ce problème que nous devons agir. —Et nous partons demain, d’Arcy. Aurons-nous le temps de trouver quelqu’un ? —Je pourrais en former un ». Tous les regards convergèrent vers le Docteur. Tous
73
l’interrogèrent du regard, y compris moimême. « Oui Miss Spencer semble toute prédestinée à me seconder dans cette tâche. Elle est appliquée, très minutieuse et bonne gestionnaire ; des aptitudes que nul autre ne serait égaler. —Je suis d’accord, lança d’Arcy sans même entendre ce que j’avais à dire. Je n’avais jamais touché un malade de ma vie, qui plus est un marin ! Je ne pouvais accepter cette honorable proposition et j’allais arguer quand Hewlett gloussa, séduit lui aussi par cette proposition. Il rejeta sa tête en arrière, faisant danser les vrilles de ses cheveux et ainsi gonfler le torse. « Bien-sûr Miss Spencer ne pourra prétendre toucher plus que nos marins de basse paie. Son salaire devra être inférieur à 12 livres et avoisinera celui des hommes de rang, soit 9 livres par mois. Il faudra naturellement rédiger un contrat en bonne et due forme et préciser que notre hôte est ici à des fins professionnelles. La Royal Navy aime qu’on respecte ses règlements. —Oui si Miss Spencer n’en fait aucune objection, déclara Grant en caressant l’arête de son nez aquilin. Il sera demandé à notre maître-charpentier Briggs de retaper la cabine de Miss Spencer dans les plus brefs délais. Chargez Campbell de s’en charger, Hewlett et une domestique devra lui être attachée. Morris, apportezmoi une feuille et de l’encre ! Rédigeons une note à l’intention de Wharton que vous irez lui apporter en main propre d’Arcy ». Hewlett prit l’escalier suivit par l’aspirant Paige. Neuf livres par mois, cela serait toujours bon à prendre ! J’entends déjà le commentaire de La Fleur à ce sujet : C’est toutefois mieux que de ne
74
servir à rien à Kingston ! Et en redescendant dans la yole avec d’Arcy je me sentis fébrile, un peu comme si l’on venait de m’annoncer la fin d’un monde, celle de l’esclavage. Suivie par d’Arcy je retournais à l’auberge sous une pluie fine et pénétrante. Il n’était pas loin de quinze heures et mon estomac criait famine. Alors il commanda une soupe de poissons, du pain blanc, une assiette de bœuf avec des pommes de terre ; j’angoissai cependant à l’idée d’embarquer sur un navire de guerre. La promiscuité, le manque d’hygiène et toues les autres privations. Et puis tous ces hommes… Wharton dit que 150 hommes suffisent à manœuvrer un trois-mâts carrés de 1500 tonneaux et qu’en fait 77% des hommes sont affectés aux canons réparties sur les trois batteries : la force et la puissance de son artillerie reposait sur cet élément. « Et qu’est-ce qui vous effraie donc à ce point ? Tout le monde pense comme vous et il est légitime de penser à cela. L’Argo a essuyé des feux au large de l’Inde, de l’Afrique et de la France ; des feux plus ou moins nourris qui n’ont fait qu’effleurer la coque. Vous auriez du les voir ! Des boulets de 36 et 24 tirés pour démâter, l’œuvre des Français quand nous autres tirons « plein bois » à savoir dans la coque pour neutraliser l’ennemi en détruisant ses batteries. Il vous faut savoir que l’Argo est équipée de 30 canons de 36 livres, de 30 de 24 livres et pour la troisième batterie : 20 canons de 12 livres ! Nos canons propulsent ces boulets par cinq kilogrammes de poudre et atteignent une vitesse de 487 mètres par secondes ! Sans parler de nos deux caronades de 68 livres qui pendant les combats rapprochés
75
causent de sérieux dégâts à l’ennemi. L’Argo ne se laisse peu intimider facilement. —Euh... Si vous le dites. Et quels sont aujourd’hui nos ennemis ? La France certes mais devons-nous craindre la flotte espagnole ? —Nous avons livré bataille aux Français au large d’Ouessant le 28 mai et le 1 er juin 1794 et il nous fallait sous les ordres de l’Amiral Richard Howe empêché le ravitaillement de la France par les EtatsUnis. Nous avons du rompre la ligne de bataille pour traverser la ligne française et ainsi pouvoir réaliser des tirs de balayage. Ces derniers ont perdu sept navires malgré le désordre régnant sur les eaux de la Manche. Avoues que ni l’un ni l’autre ne l’a emporté mais cela a suffi à galvaniser nos marins et fusiliers. Le royaume connu un emportement patriotisme grâce à la bravoure de notre flotte. —Les Français sont pour autant d’acharnés belligérants. Une chance que nous n’en ayons croisés aucun au large des Bahamas et de la Floride. Ceux des Caraïbes sont particulièrement téméraires et…Quoi ? N’est-ce pas ce qu’il faille pense de ces révolutionnaires ? La Convention Nationale a épuré le sang neuf de la marine parmi les plus zélés et il reste manifeste que leur ardeur au combat dépasse de loin les plus aguerries des officiers de la Royal Navy ». Je n’avais pas cherché à le blesser mais il resta coi, perdu dans ses réflexions. Il suspendit son geste et moi de fixer le broc d’eau posé au milieu de la table. Au même moment arriva Hugues, le valet et secrétaire de Wharton, un type sec et nerveux avec un nez cassé et un œil
76
veiron, identifiable par sa perruque poudrée et ses bonnes manières tendant presque à nous faire oublier son trouble passé. Le Docteur Bergson disait que Wharton l’avait trouvé dans une geôle à Botany Bay, arrêté pour créances et bagarres. « Le Capitaine est chez Mrs Worth et il dit vous y voir ! Il a pris lecture de la missive rédigée par Grant et il ne comprend pas qu’on ne l’est pas prévenu avant. Il n’est pas content et il veut vous voir chez Worth, séance tenante ! » En bon officier qu’il était, d’Arcy avala sa dernière bouchée, tamponna ses lèvres et suivit Hugues hors de l’auberge après avoir glissé une pièce sur la table. La grosse femme du service arriva vers moi, prit l’argent et son œil brilla à la vue de la pièce d’or. « Et il va revenir ton galant ma chérie ? Un type qui paie rubis sur ongle, ça ne court pas les rues, déclara cette dernière enfonçant la pièce dans son corsage, et je vous débarrasse ? Il n’a touché à rien v’ote officier ! Pourtant il n’aura jamais mieux sur son rafiot, tu peux me croire ! » Le beau temps semblait revenu et sur le port l’activité battait son plein : on chargeait des marchandises sur des chalands destinés à l’avitaillement de l’Argo. Le purser Jones devait être à courir de gauche à droite, d’un magasin à un autre profitant de ce mouillage pour remettre à jour son propre magasin. Il surveillait tout : les cargaisons de biscuits, de salaisons, la qualité des vivres embarquées ; on le trouvait également à négocier le charbon, le bois de chauffage, chandelles, huile de lampe ; les vêtements d’équipage et tabac ; le tout à un prix
77
honorable. De plus il avançait de l’argent à un taux de 5% pour les officiers matelots et s’occupait de la liquidation des prises. Et naturellement je le trouvais sur les docks, parlant fort en tapotant sur un bordereau de commandes. Comment un homme si petit trouvait-il autant d’énergie ? Selon le Docteur, Jones traitait son complexe par une extrême assurance en lui. Les mouettes tournoyaient au-dessus de ma tête et je devais savourer les dernières heures passées sur la terre ferme ; si on m’avait proposé cet emploi la veille je n’aurais pas fait débarquer mes malles. Le chapeau de paille sur la tête et le fichu pardessus ce dernier je tenais plus d’une créole de la Nouvelle-Orléans qu’à une domestique de Kingston. Il y avait de mousseline sur moi pour couvrir les fenêtres de la maison du capitaine bordée d’azalées, de bougainvilliers et de palmiers. On aurait pu me prendre pour une riche créole de passage à Boston, les hommes me saluaient bien bas, les femmes me toisaient du regard sans craindre d’afficher un profond mépris pour celle que j’étais. L’ombrelle sur le dos, je quittais les quartiers populaires pour remonter vers la demeure de Worth. Cette dernière n’était autre qu’une somptueuse bâtisse de style colonial avec ses colonnes et son large perron ; de robustes molosses en gardaient la porte, deux dogues l’un noir et l’autre blanc moucheté. Combien de domestiques pouvait-elle employer ? Cinq ? Six ? Je brûlai d’envie de connaître ses gouts : savoir ce qu’elle portait, ce qu’elle mangeait ; le type d’hommes qu’elle recevait, ceux qu’elle évitait. Parlait-elle
78
aux gens de couleurs ? Ou au contraire, fuyait-elle les nègres ? En fait aussi curieux que cela puisse être, j’éprouvais de la jalousie. Wharton forcément la désirais puisque chez elle depuis la veille au soir. Aussi longtemps que durera notre relation j’éprouverai de la jalousie pour les autres femmes qu’il visiterait. Je poussais les portes d’une mercerie pour avoir vu de beaux rubans. Le grossiste me présenta une dizaine de rubans et pour 5 shillings je pouvais repartir avec un yard de tissus, trois rubans de bonne longueur et un peu de passementerie. Ravie de mon achat, je rentrais à l’auberge quand Mrs Rodgers courut derrière moi. « Mam’zelle, pas si vite ! V’ote officier est passé avec deux autres officiers et ils ont laissé une adresse pour vous (en me tendant un papier) C’est à deux pâtés d’ici, à dix minutes à pied. Henry pourrait vous y conduire, c’est un gentil garçon Henri, déclara-t-elle en tirant le mouflet à elle. Ces M’sieurs de la Royal Navy pourraient avoir besoin de lui, il est fort et n’a pas peur d’une rude virée sur un vaisseau de guerre ». Il s’agissait d’un hôtel pour riches négociants et devant le perron j’aperçus l’aspirant Moore et Kipling fumant à l’extérieur. Tous deux me saluèrent en me voyant pousser la porte de ce bâtiment, anciennement à la gloire du Roi George III et rebaptisé le Liberty Hall, en référence à Philadelphie et son sénat. Des rires atteignirent mes oreilles et un valet vint me débarrasser de mon ombrelle et de mon chapeau. « Ils sont dans la pièce d’à côté Miss Spencer et ils vous attendent ». Devant le miroir, je disciplinai mes
79
cheveux et donna plus de couleur à mes joues. « Ah, la voilà ! Beugla Wharton en arrivant droit sur moi. On vous attendait depuis deux heures, murmura ce dernier tout en me guidant au milieu des convives officiers, civils et jolies femmes. Voici donc celle que nous attendions tous : Miss Nina Spencer ! (Et il me présenta à tous les visages inconnus de l’assistance) Prenez place, près de Mr Styron (notre astronomephysicien monté à bord depuis Botany Bay). Avez-vous soif ? Qu’on lui apporte un verre de lait. Permettez. Que je m’asseye…Vous venez de prendre la plus sage des décisions et cela va s’en dire que vous arriverez à vous rendre indispensable ». Et les discussions reprirent avec plus d’entrain ; Mrs Worth de m’observer moi et mon verre de lait. Belle elle était indiscutablement. A Kingston, ce genre de femmes avait leur propre attelage, dormaient dans des draps de soie et oisives n’avaient d’autres préoccupations que de se poudrer le nez. « Je dois y aller Wharton. Oui je ne voudrais pas abuser des bonnes choses. Mais venez me saluer avant votre départ et j’insiste mon ami. Quant à votre mignonne petite créole…vous savez déjà tout le bien que je pense d’elle. Mes hommages à Lord Waddington quand vous le reverrez ! » Wharton les escorta jusqu’à la porte et revint en se frottant les mains. « Cette Mirs Worth est d’un tempérament fort appréciable ! Pour les besoins de notre expédition elle nous a gratifiés de céréales, de vins et de légumes secs. Nous lui consacrerons une prière avant notre Veni Creatorn n’est-ce pas Howard ?
80
—Oui où après l’angélus, capitaine ! Oui elle est de très charmante compagnie et nous avons fait bonne chaire, ce que je juge utile de souligner. Son coq au vin, particulièrement. ..D’ailleurs avons-nous des nouvelles de Jones ? —Il se concentre sur ce qu’il fait de mieux. Possible qu’on ne le verra qu’une heure avant notre départ, répliqua le Capitaine en se servant un verre de vin. Notre contremaître, Fletcher ne se plaindra pas de la bonne gestion de son équipage, car ce dernier ne mourra pas de faim et à défaut de devoir manger les rats, nos petits gars boufferont tous les produits consommables que Jones aura eu la bonne idée de faire monter dans les cales de l’Argo ! Maintenant que la messe est dite, passons aux choses sérieuses ! Nous souperons ici et le repas n’en coûtera à chacun qu’une pièce de trois pence et les moins fortunés d’entre nous se contenteront de nos restes. Vous n’avez rien contre le fait de souper en notre compagnie, Miss Spencer ? » Ce genre de réunion me terrorisait. Ces officiers m’impressionnaient. A Kingston près de Cornélia et de La Fleur les choses auraient été autres ; rien ne m’aurait impressionné et fière, la tête haute j’aurais dit tout fort ce que je pensais de ces hommes. « Tout va bien pour vous ? » J’affichai un large sourire forcé sur mon visage et me tournai vers le Capitaine. « Je sais que vous comptez me faire boire Capitaine et là d’où je viens les femmes qui boivent ont bien souvent été dupées. Par conséquent je me vois être dans le regret de refuser votre proposition. Quel officier serait bien
81
aimable de me ramener ? Il se fait tard et je tombe de sommeil ». Cependant impossible de fermer l’œil de la nuit en raison du départ à venir. Il me faudrait renoncer à mon confort. Le destin me tiendrait éloigné d’une chambre ordinaire avec sa penderie, sa commode, son foyer, etc. Je devrais me satisfaire d’un hamac et d’une malle. La chambre fut réglée par Wharton et Rodgers me souhaita un bon retour ; à la porte se tenait le Docteur et l’aspirant Fields qui se chargea de ma malle. « Etes-vous prête, Nina ? —Oui je crois. Mon cœur bat vite et je crains faire chavirer la yole, tellement je tremble. Avez-vous passé une bonne soirée ? —Vous me demandez si j’ai passé une bonne soirée ? Ma foi, oui. Nous avons soupé dans le carré avec le reste de l’étatmajor et ensuite chacun est retourné à leur respective besogne. Une soirée ordinaire en somme et vous-même ? J’espère que Wharton ne sait pas montré déplaisant à votre égard. Il lui arrive d’être impartial et arrogant comme tous ceux de son espèce et si nous devions le comparer à un rapace, il serait indiscutablement un aigle ! —Pourquoi un aigle ? —Pour son acuité visuelle, répondit Bergson sur le ton de la confidence. Quant à moi, fouine me conviendrait le mieux ». Au loin les matelots de l’Argo gagnèrent les canots rangés en bout de berge, filant vers la rade. Là le contremaître Fletcher au visage rubicond et marqué par la petite vérole criait des ordres ayant pour effet de réveiller les hommes encore endormis, grisés par l’alcool et le sourire des filles amassées sur les quais agitant leur mouchoir et dévoilant leur cuisse. Ces
82
dernières parlaient fort, apostrophant leur compagnon de nuit aux bourses bien remplies. « Vous nous manquerez garçons ! » Elles éclatèrent de rire et Bergson de me dissimuler le spectacle de leur vue. Les Argonautes par groupe de vingt gagnèrent la forteresse flottante dans un morne silence. Plus les rames plongeaient dans l’eau froide de la Charles River et plus j’éprouvais de la tristesse. La terre ferme me manquerait ; j’avais appris à apprécier Boston aux murs chargés d’histoire, de l’arrivée de William Blackston en 1629 à la Guerre d’Indépendance. Comme tous j’ai découvert le lieu de résidence de John Adams, de John Hancock et la maison du gouverneur Thomas Hutchinson. Et le Boston Tea Party restera gravée dans la mémoire collective comme étant l’acte de rébellion le plus célèbre contre le gouvernement britannique. « Vous reviendrez à Boston, déclara Bergson lisant dans mes pensées, Wharton y a ses entrées ». Sur le pont, le Capitaine me tendit sa main. « Soyez la bienvenue Miss Spencer ! Bergson ! Merci de nous l’avoir ramené ! » Fields m’escorta jusqu’à ma cabine modifiée par les soins de Briggs et de ses aides-charpentier. Il n’y avait plus de hamac mais un véritable lit fermé par un rideau ; une table et une chaise pardessus lequel un miroir et un portechandelle incrusté dans le lambris ; un nécessaire de toilette installé dans l’angle et sous le lit un tiroir pour y ranger mes affaires. « Cette cabine est-elle à votre goût, Mademoiselle ? » En guise de réponse, un large sourire et près de la porte coulissante se tint le Lieutenant Campbell
83
et une jeune fille rousse d’environ douze ans, peut-être plus, qui sait. « Capitaine ! Capitaine ! » Il se tenait après Grant dans la grande salle. « Votre cabine n’est-elle pas à votre goût ? Auquel cas il vous faudra descendre à terre commander des draperies, des candélabres et tout ce qu’il faille pour rendre votre traversée plus conventionnelle ! —Il ne s’agit pas de cela ! Catherine, descendez s’il vous plait ! Ce n’est qu’une enfant et je ne peux l’arracher à sa famille ! Et je suis assez grande pour m’occuper de moi-même ! Renvoyez-la Capitaine ou je me refuse à prendre part à votre expédition ! —Et bien soit ! Fields faites-la redescendre, elle ne nous sera d’aucune utilité. Est-ce tout Miss Spencer ? Dans ce cas, fermons cette parenthèse. Je me disais Grant que nous pourrions nous en remettre au Bowman notre premier pilote pour cet estuaire et nous porterons le plus grand soin à…Miss Spencer !Une fois le cabestan monté, je vous serai grée de respecter notre règlement et de vous plier à toues les lois qui régissent la vie à bord. Notre vaisseau de guerre ne souffrira d’aucune désobéissance et à ce titre, trouvez judicieux d’agir en conséquence. Dés lors vous ne serez plus considérer comme un hôte privilégié mais comme un passager de l’Argo. Le contrat que vous singerait vous attachera à la Royal Navy pour une durée de deux ans en tant qu’assistant-chirurgien et…Grant, le contrat voulez-vous ! Votre paie est fixé à 9 livres par mois avec les avantages financiers que sont les prises. Il vous faut le lire et signer en bas… »
84
Je survolai le papier, la gorge nouée. Deux ans ! Pourrai-je survivre à deux années passées en mer ? Je pouvais encore m’en aller. Hugues me présenta une chaise et attablée, je lus le dit-contrat sans parvenir à me concentrer sur les lignes. « Vous serez formée par le Docteur et chirurgien Bergson et à l’issu de ces deux années vous serez je l’espère une fervente praticienne. Mais pour y arriver il vous faudra acquérir de la discipline et humilité, sans cela vous ne serez rien, poursuivit-il le nez dans ses cartographies, Oh les Argonautes se réveillent à huit heures après le branle-bas, puis vient le Veni Creator entonné par notre aumônier. Seulement ensuite vous sera servi un petitdéjeuner et un déjeuner à onze heure trente. Le souper quant à lui…après l’angélus et les prières du soir. Des questions ? » Le capitaine en second, Grant et Bowman me défigurèrent s’attendant à ce que je réplique quelque chose d’inconvenable ; or j’avais fait le plus difficile : accepter l’offre d’emploi de Bergson. Ceci dit le capitaine craignait que je me dérobe, déchirant ce contrat en un millier de morceaux et quitter l’Argo en plongeant par-dessus la muraille. À-Dieuva ma liberté ! Hugues me tendit l’encrier et le buvard et pointa son doigt sur l’espace destiné à ma signature. Et j’ai signé. J’ai signé. Peut-être l’ai-je fait pour l’argent ? Et peut-être le regretterai-je ? Les gabiers montèrent dans les voilures ; la grosse cloche sonna le quart et Fletcher siffla dans son sifflet pour les manœuvres sur l’Argo. Comme pour la Jamaïque, je ressentis une étrange impression : une sorte d’exaltation et de grande nervosité.
85
Ces hommes qui crient dans les mâtures ; le grand mat culmine a près de 70 mètres, c’est vertigineux tout comme le mât de misaine et le beaupré. Dans ma cabine je restais fixe à ne pas savoir comment m’occuper et plus les minutes passèrent et plus je me sentis opprimée. Il me fallait respirer…Sur le pont, on parlait des agrès, des apparaux, des échelles, des haubans, palans, cordages et autres grelins. Derrière Fletcher suivait une dizaine d’hommes prêts à s’exécuter. Si je me penche pardessus le garde-fou, mon repas sera restitué et ira nourrir les poissons. « Mrs Spencer ? Quelle heureuse surprise ? » Lord Waddington se tenait derrière moi suivit par Sir Howe, le diplomate serrant contre son ventre rebondi une chemise en cuir. « Je ne vous taquinerai pas en vous disant que le mal de mer est un mal incurable si l’on en croit l’incapacité que les hommes ont à le dompter. —Je suis une femme. Peut-être me serait-il plus facile de le maîtriser ? » Il me salua, le sourire aux lèvres puis m’invita à marcher sur le pont. On discernait à l’horizon les terres du Massachussetts et je ne pouvais croire que nous avions parcouru si peu de miles en un si long moment. « Avez-vous apprécié votre séjour à Boston ? N’était-ce pas un avant-goût de la civilisation ? La première fois que j’y suis venu je devais avoir votre âge et des idées plein la tête. Mon père, grand humaniste disait que les voyages offrent à l’Homme plus de raisons de se repentir qu’une vie oisive faite de communion et de piété. Vous trouverez à vous consoler dans ces océans, là où les limites à la réflexion ne
86
peuvent être. Notre diplomate Howe vous dirait que je suis un idéaliste effronté et obstiné, après quoi je répondrai que le monde sait nous offrir des merveilles, à nous de les saisir. N’êtes-vous pas d’accord ? —Ma mère m’a appris à regarder la souffrance, la misère et la mort. Je ne saurai penser qu’il y a autre chose au-delà de cet océan, autre chose qu’il faille voir et admirer. Les choses que vous dites merveilleuses ne sont pas faites pour durer car l’homme se les accapare et les détruit. Il faudra bien plus de vos voyages autour du monde pour m’en convaincre. Je vais déjà mieux. On se voit pour le déjeuner ». On frappa à la cloison de ma cabine. Le Docteur se tenait là. Nous étions à six jours de navigation et nous allions nous mettre au travail. Il me faisait étudier les planches anatomiques pendant des heures ; il voulait que je sache différencier un os d’un autre et il me faisait disséquer des poissons pour que je puisse comprendre le fonctionnement des invertébrés. Le temps passait en sa compagnie et j’aimais ce que je faisais. « Branle-bas de combat ! » Hurla-t-on sur le pont et le roulement des tambours donna le ton. Ce fut la pagaille sans précédent sur les faux-ponts, et ponts ; il en venait et sortait de partout. Les maîtres canonniers filèrent à leurs batteries suivis par les aides-canonniers. Mon cœur battait furieusement. Le chirurgien-chef, Delaney et Wallace nous précédèrent dans l’infirmerie, suivis par Greyson et O’Malley, leurs aides ; on posa les instruments à même le sol et avant qu’on n’eut peu préparé quoique se soit, nos canons de 36 livres crachèrent leurs boulets. Cela était suffocant et à quatre
87
pattes par terre, je tenais de me redresser quand ceux de la seconde batterie, nos canons de 24 livres enchaînèrent. On criait des ordres sur le pont de la dunette et les cinq autres ponts. L’ennemi riposta. Le bois craqua, vola ; il y en eut partout. Les blessés, ceux de l’infirmerie vociférèrent, demandant qu’on les soulage de leur détresse. Bergson me recouvrit de son corps et au second tir, je découvris l’horreur : ces corps que l’on descendait, ce bruit bourdonnant dans mes oreilles, l’odeur de la poudre, de la mort, de la merde, du sang ; ces corps mutilés, ces membres arrachés et pendant le long du tronc, ces visages ensanglantés et l’horrible puanteur. « Nina, veuillez appuyer ici ! Avec vos deux mains, de toutes vos forces et ne le lâchez pas ! » J’appuyais sur l’aine du matelot alors que le sang giclait. « On va devoir couper ! Alors tenez-le bien ! »Les forces me manquèrent. Et ce pauvre bougre qui pleurait ; il passait des pleurs aux hurlements. Et Bergson a scié. « Nina, tenez le bien ! Si vous lâchez il mourra ! Greyson ! Faites-lui un bandage ! Nina, par ici ! » Nos canons tirèrent de nouveau et plus rien…ses hommes pleuraient, gémissaient, hurlaient. Je vivais un véritable Enfer. « Nina ! Celui-ci est mort. Nina ! On ne peut plus rien pour lui ». Ce matelot ne devait avoir qu’une dizaine d’années.. La nuit tomba bien vite et nous étions à amputer et à coudre nos blessés à la lueur des lampes. Le lieutenant d’Arcy arriva escorté par Harper, l’apothicaire couard et gras, identique à un gros rat couinant et filant d’un endroit à l’autre du vaisseau sans qu’on ne parvienne à mettre la main
88
dessus. « Docteur Delaney ! Le capitaine commandant vous réclame dans la grandchambre ! Docteur Wallace ! Remettez immédiatement sur pieds nos hommes de manœuvres, le Léviathan a été aperçu par nord-sud-est. Bergson s’il vous plait ! » Le Docteur le suivit, me laissant seule avec tous ces mourants et Wallace de me solliciter à chaque instant. « Spencer ! Plus de sable ! On va couper ce membre… prenez la scie…donnez lui du laudanum… bandez ce bras…pour l’amour du ciel, concentrez-vous ! » Je tremblai de partout, je n’y arrivais plus. « Où est-elle ? » La voix du capitaine me sortit de ma torpeur et Greyson me désigna du doigt. « Miss Spencer…On me rapporte que vous avez fait de l’excellent travail, c’est tout à votre honneur, jeune fille. Puisqu’il s’agit de votre première expérience au combat, je tiens à vous remettre ceci en guise d’encouragement. Ce n’est pas grand-chose mais…prenezle ». Il me glissa un collier renfermé dans un mouchoir de poche ; il devait valoir un peu plus de 12 livres au bas mot. Le porter à Kingston et tout le monde aurait su l’existence d’un amant capable de mettre une telle somme dans ce collier à petites gemmes bleus. « Je ne peux accepter. Qu’ai-je fait pour mériter ceci ? Des hommes sont morts et… leur sang recouvre mes vêtements. Comment pourrais-je porter un tel bijou ? —C’est la guerre Nina, le Léviathan est une diabolique frégate qui tient à nous couler par le fond. Ses boulets n’ont fait qu’effleurer notre coque ; plaise à Dieu que nous soyons rapides, selon quoi nous aurions du nous battre à coups de mousquets et d’épée. En cas d’abordage
89
mon devoir est de me battre sur le pont avec mon équipage et si je venais à disparaître, j’ai pris quelques dispositions à votre égard. Je voulais que vous le sachiez ». L’orage tonna au-dessus de nos têtes. Le Léviathan nous pourchassait. Une frégate de 74 canons d’après Bergson ; un navire de troisième ligne. « S’il venait à nous en parvenant à couvrir la distance, il ne pourrait tirer en raison de cette forte houle. Ils attaqueront demain ou dans deux jours, excepté si nous les prenons à revers ce que précisément compte faire Wharton. Un fin tacticien. Miss Spencer, allez vous mettre au lit, vous tombez de sommeil ». Waddington logeant dans la cabine avoisinant la mienne fit de même et on se salua réciproquement. Puis je l’entendis discuter avec son domestique un quart d’heure avant de sombrer dans un sommeil hypnotique. Peu de temps après, le domestique de Waddington me réveilla en déclarant ceci : « Le Léviathan est loin, Votre Excellence. Le capitaine Wharton a viré de cap en prenant la route par sudsud-est ». Soulagée, j’entamai mes ablutions constatant du sang logé sous mes ongles et j’avais beau frotter, il ne dissolvait pas. En sortant je vins à croiser Waddington et ce dernier me dévisagea de la tête aux pieds. « On m’a narré vos exploits à l’infirmerie, Miss Spencer et si je venais à être blessé, je serais heureux de trouver du réconfort auprès de vous ». Cependant l’Argo cracha ses canons non pas sur le Léviathan mais sur le Mercenaire, une frégate française de 24 décidée à riposter jusqu’à son dernier souffle ; en une salve, elle fut coulée et
90
deux jours après on croisa un négrier de retour d’Afrique, les cales pleines de bois d’ébène. Quelle puanteur ! Et puis surtout je maudissais ces marchants d’esclaves ; croiser ce sloop me rendit triste et nerveuse et le Docteur Bergson de constater ce soudain changement. Alors que nous étudions des planches anatomiques, il se pencha à mon oreille. « Ne vous laissez pas effaroucher par ce que vous voyez Nina. Vous avez le droit d’être fatiguée, contrariée mais ne baissez pas les bras pour autant, ne reculer pas face à l’adversité ; il y en a tant qui ont renoncé mais vous n’êtes pas comme eux et c’est la raison pour laquelle le Capitaine Wharton croit tant en vous. Et puis…je vous fais présent de ce livre. Mon premier manuel de médecine, une bible qu’il vous faudra avoir près de vous…prenez-le car je sais que vous avez soif de connaissance ». L’un m’offrait un collier quand l’autre me gratifiait de ses livres. Or rien ne me fit plus plaisir que ce livre, il ne devait plus jamais le quitter, je l’embarquais sur le pont par beau temps ; j’y lisais de longues minutes assise sur le gaillard avant ou arrière, une pomme à la main, retenant tant bien que mal les brides de mon chapeau. Et puis je le prenais quand il me fallait fréquenter ces messieurs dans le Grand Carré ; à l’infirmerie et ailleurs. « La lecteur nourrit l’esprit, disait notre aumônier fier de pouvoir être entendu sur un sujet qui ne diviserait personne. Sans lecture et savoir que serions-nous ? —Mais elle pervertit l’âme, renchérit Howe plus contrarié que jamais. Depuis les batailles engagées contre le Léviathan et plus tard contre le Mercenaire, il n’était plus tout à fait le même. On le trouvait à
91
marmonner plus que d’ordinaire et il délirait au sujet des rats venant le rendre visite dans la nuit. Et il poursuivit avec amertume : « On y trouve tant de mauvaises idées que la nature humaine ne peut se trouver être gâtée ! » Cette remarque appelait à la contestation mais, cependant aucun ne parla. « Ces Français n’auraient pas été animés par un sentiment de rébellion s’ils n’avaient lu Voltaire et Rousseau ! Ces philosophes ne font que parler dans le vent mais n’apportent aucune solution concrète. Guillotiner un roi et sa reine tient plus de la folie que d’un raisonnement ! Pour ma part, je préférerai vivre dans l’ignorance que d’être mêlé à de tels actes de barbarie ! —Miss Spencer ! Jouez-vous aux échecs ? Venez par ici, nous serons mieux sous cet éclairage ». Proposa Waddington et m’aida à m’installer en bout de table loin de notre diplomate. Etre de service sur un vaisseau de la Royal Navy est tout sauf une partie de plaisir : cabines étroites, puanteur et manque d’intimité ; plusieurs fois j’ai pensé sauter par-dessus bord ; et les blessés et malades que rien ne soulagent pas même de réconfortantes paroles. Il me faut écrire pour eux, des lettres à leurs chéries restées à Kingston, Boston, New York, Londres, Calcutta et d’ailleurs. Il me faut vivre avec ces moribonds, supporter leur odeur, leur sang et leurs confessions. Là face à Waddington je pleure cette existence laissée là-bas près de La Fleur et de Josépha, Pitt et George ; on jurerait que je ne puis me satisfaire à cette vie et pourtant…
92
CHAPITRE 3 Le lieutenant d’Arcy me rejoignit sur le gaillard arrière par cette nuit froide et houleuse. Le pont restait le seul endroit où je pouvais respirer sans éprouver de difficulté et j’y restais aussi longtemps que je pouvais, contemplant les étoiles et les voiles claquant sous le vent. Assise près de la caronade, je fus donc troublée dans ma médiation par l’arrivée du lieutenant dans son bel uniforme dont les filles raffolent tant à la Jamaïque. « Comment vous sentez-vous Nina ? —Je vais bien, merci de vous en inquiéter…C’est votre quart et vous ne devriez pas être là étant donné la discipline qui règne à bord. Quand la cloche sonnera le quart, il sera minuit, l’heure où vous irez vous coucher et je peux encore attendre jusqu’au changement de quart…Ceci dit, on m’a dit de m’adresser à vous pour les questions de la corruption de l’eau. Il s’agit de2 litres par jour et par homme et le Docteur Bergson dit que l’eau présente une activité bactérienne. On a beau la filtrer à travers un linge, elle sent terriblement fort et… —Le Capitaine Wharton vous a peut-être d’y de la mélanger avec du vinaigre et de laisser des clous dans les fûts. Ces questions ne sont pas relatives à mes prérogatives. Il vous faut vous adresser directement à Mr Jones. —Certes mais Mr Jones ne semble pas enclin à m’être aimable. Il dit qu’il y a une hiérarchie à respecter. Ce matin nous en sommes venus à nous quereller devant vos
93
hommes et je risque de jeter l’opprobre sur mon sexe si je m’évertue à vouloir améliorer le quotidien des blessés. —Ne prenez pas les choses à cœur. Bergson aurait pu vous dire qu’il n’est pas utile de s’adresser à Jones puisque ce dernier se moque bien de la santé des Argonautes ; seul le profit l’intéresse. —Alors nous les laisserons mourir de soif, répondis-je en me levant, et il ne me restera plus qu’à faire semblant d’être utile à quelque chose. On m’a autorisé à jeter un œil sur le journal de bord tenu par Delaney et c’est édifiant ! Bergson dit que rien ne sera jamais fait si votre chirurgien en chef refusera de consulter les doléances de ses pairs ! » Le froid m’envahit et le châle sur les épaules je tentais de me réchauffer en croisant les bras. Le navire gîta par tribord et les vagues venaient lécher la coque jusqu’au faux pont et ce soudain mouvement me jeta dans les bras de d’Arcy. La chaleur de son corps me réchauffa comme des milliers de feux. Lui fixait mes lèvres et je lis dans son regard plus de désir de Pâris pour son Hélène, épouser de Ménélas roi de Sparte et bien vite je m’éloignais de son étreinte pour revenir à mes préoccupations d’assistantchirurgien. « Alors j’en parlerai au Capitaine et il saura prendre les bonnes mesures pour éradiquer le problème de nourriture de santé. Est-ce tout Miss Spencer ? » Le ton froid qu’il prit me dérouta. Ainsi étais-je redevenue une domestique, celle à qui l’on ordonne de repriser le linge, récurer les casseroles et j’en passe ; il partit à l’avant de l’Argo et comme tous les regards convergèrent dans notre direction
94
je pris le parti de filer sans demander mon reste. Et le vieux Delaney pesta comme un damné ; derrière la cloison ses récriminations ressemblaient à s’y méprendre à ceux des harpies en guenilles sur les marchés de Kingston vendant leurs camelots aux ivrognes du coin « Jamais de mon vivant je n’ai connu pareille déconvenue ! Qu’on me dise ce que je dois faire et tout simplement inqualifiable ! C’est tout injurieux et une atteinte à l’ordre public ! » Pendant un bref instant il sembla s’être calmé mais il revint à la charge. « Qu’on me traite d’incompétent cela passerait encore mais voir en moi un jacobin profitant de la Révolution en France pour distiller ses idées est tout simplement… » Agacé le Docteur Bergson se leva pour mettre un terme aux délire de notre chirurgien. « Nous sommes en pleine étude, allez-vous bientôt cesser ce vacarme ? —Bergson, jusqu’à maintenant j’ai fait preuve d’un remarque sang-froid, murmura-t-il en lui soufflant son haleine chaude sous le nez. Mais il ne faudrait pas pousser le bouchon sous prétexte que vous traitiez avec l’ennemi ! Parfaitement, nous autres académiciens ne partageons pas ces idées somme toute issue d’une pensée libérale et…nous en reparlerons après, s’il vous sied gré». Plus tard le capitaine me fit demander non pas dans la grand- chambre mais dans son coach où il se faisait servir un thé le nez au-dessus de sa correspondance. En me voyant il posa sa plume et croisa les mains dont les avant-bras se tenaient en appui sur les accoudoirs. Il se racla la gorge.
95
« Alors Miss Spencer comment se passe ce premier mois à bord à l’Argo ? On m’a fait part de certaines de vos réprimandes concernant la bonne marche de ce navire et…je n’irai pas par quatre chemins, petite. Vous êtes ici pour assister le Docteur Bergson et uniquement à cette fonction car voyez-vous, ici il est plus difficile de changer les mentalités de ces vieux loups de mer que changer la garde-robe du roi alors mieux vaut donc vous en tenir à votre devoir. Et comment est l’ambiance sur les ponts ? Asseyez-vous petite, dans cette cabine il n’y a pas de hiérarchie, du moins comme on l’entend. Alors…je vous écoutais parler de l’ambiance sur les ponts. —Euh… —Cela doit indiscutablement vous changer de Kingston : cette demeure bien entretenue et lumineuse, ces espaces odorants où l’on ne craint pas de croiser des rats et l’eau. Tenez ! Le principal souci sur ce navire ! N’est pas rationnée et limpide et saine. Et bien sur terre, vous ne manquiez pas d’occupations, virevoltant d’un point à un autre en remuant la croupe sans risquer une mutinerie à bord, ironisa ce dernier, le rictus au coin des lèvres. Et bien ? Etes-vous déçue par l’Argo ? —Ah, ah ! C’est un bordel flottant. Avec un peu d’imagination l’on pourrait se croire dans un bouge de Kingston ». Ma remarque ne sembla pas aller à l’encontre de ses attentes ; il resta un moment à me fixer, perdu dans ses pensées. Déjà je ressentis de la honte. Et le capitaine qui me fixait toujours, les sourcils en berne et l’œil vitreux. « Un bordel flottant vous dites ? Ici vous n’êtes pas dans votre cuisine et par conséquent vous ne pourrez pas tout
96
régenter ; il est déjà disqualifiant voire impardonnable qu’un de mes lieutenants prennent au sérieux vos doléances ! Comme je viens de le souligner, il vous failler rester à votre place pour la bonne marche de ce vaisseau de 1ère ligne, ce remarquable équipage trié sur le volet pour la manœuvre de ce somptueux bâtiment de guerre et…dites-moi si je vous ennuie Miss Spencer, vous semblez prendre cette recommandation à la légère ! —Non ! Je disais seulement qu’on manque d’air ici. C’est tout juste si l’on peut respirer convenablement et les blessés guériraient mieux s’ils pouvaient respirer de l’oxygène et non pas les effluves des déjections animales et… —Cela suffira Miss Spencer ! Tonna-t-il et cette intimation me fit sursauter. Essayez toutefois de vous montrer plus respectueuse ». Ni l’un ni l’autre ne parla pendant de longues minutes. En ce moment mon sommeil est plutôt agité. Les tempêtes ne laissèrent aucun répit à l’Argo et ma tête résonnait encore des cris du Premier maître, des maitres d’équipage, des quartiers-maîtres et du sifflet strident du bosco. Comme je me levais, le capitaine sortit de sa torpeur. « Vous ai-je libérer de cet entretien ? La discipline n’est pas votre mot d’ordre. La discipline et l’humilité. Apprenez à… baisser les yeux et…Miss Spencer ! (il prit une profonde inspiration, tout en fixant un détail de la table) Miss Spencer, je crois qu’il vous faille grandir plus vite que si vous eussiez été sur terre. Vous l’aimez ? —Je vous demande pardon ! —L’Argo. L’aimez-vous comme je l’aime ? A tout moment il peut-être votre
97
dernière demeure et il vous faille la comprendre avant de la critiquer. L’Argo a été construite sur le modèle de l’HMS Victory et il a fallu six années pour en venir à bout de ce colosse des mers. Six ans de la quille au mat de misaine ! Je pourrais vous parler chiffres mais je crains vous voir piquer du nez alors parlons de l’essentiel. Il a fallu huit hectares de chênes pour 8500 mètres cube de bois d’œuvre. Son architecte qui est aussi inspecteur maritime, Thomas Slade s’est appuyé sur le maitre constructeur Edward Allen et le coût s’éleva à 71 893£. Notre Argo a une longueur de 69 mètres pour une largeur de 15,893 mètres et cela m’attriste que vous ne sachiez vous montrer plus respectueuse. —L’Argo a une longueur de cordage de 44km et son poids atteint les 2 302 tonnes pour un tonnage de 3 600 ; concernant l’Argo je pense savoir des choses que nul gabier ne refuserait de partager. La profondeur de la cale est de 7,5 mètres et la longueur des mats comme la grande vergue est de 31,5 pour un diamètre d’un mètre. Si l’on doit encore parler de chiffres, je viendrais à dire qu’il y a 438 piliers de chênes et le doublage de ses œuvres vives est de 3923 plaques de cuivre, ce qui monte à un poids de 17 tonnes. Vous voyez je respecte l’Argo bien plus que vous ne le croyez. —Ah, ah, ma petite vous êtes arrogante ! Je vois que vous ne perdez pas votre temps sur ce navire, c’est tout à votre honneur. Continuez ainsi et la marine n’aurait bientôt plus de secrets pour vous. Qu’en est-il de la médecine ? » Mon esprit alla se perdre dans les amputations, les ablations et l’horreur sans
98
description que l’on trouva à la diteinfirmerie ; quelqu’un de censé aurait fuit devant la puanteur s’en dégageant ; tous ces mourants que la Foi semble avoir quitté. La médecine est un bien grand mot pour décrire ce que l’on trouve à bord de ce vaisseau de la Royal Navy. Le docteur lui ne me considère plus comme un hôte et passager mais bien comme une apprentie. Plusieurs fois me vient le désir d’abandonner, de renoncer à ce pénible exercice pour me frayer un chemin à travers les marins à leur branle pour respirer autre chose que la mort. Le capitaine m’interrogea du regard. « Allons bon, si les mots vous manquent jugeons là que cette première expérience est formatrice. Bergson reste convaincue que vous avez du potentiel, à vous de l’exploiter convenablement. Quand je fus un tout jeune aspirant il m’a été donné de voir des horreurs, mais apprenez que cela fortifie le caractère. —Il y a des améliorations à apporter mais je doute que vous vouliez les entendre. Comme celle-ci par exemple. Pour utiliser un flacon d’éther je ne comprends qu’il faille passer par l’accord de Delaney qui lui aura consigné la demande sur ce foutu livre de bord ! Il nous faut parfois attendre deux heures avant de disposer de gaze et de laudanum pour soigner un malheureux souffrant d’un ulcère ! Vous savez que ce genre de procédure est ridicule et… —Ridicule, est-ce bien votre mot ? Ce navire n’a pas pour vocation de soigner tous les blessés de notre Empire ! Il sillonne les mers du globe pour faire la guerre et parfois il s’écoule de longs mois avant que nous n’accostions. Je vous laisse
99
imaginer l’embarras que cela produirait si par manque de laudanum nous serions obligés d’amputer nos blessés à vif ! Nous les entendrions hurler de douleur d’un océan à l’autre, c’est aussi simple que cela. Autre chose ? » Le reste de la journée se passa sans heurts ni tracas. Force de constater que notre apothicaire Vaughan se rangea du côté de Bergson avec qui il échangeait quantités de passions notamment sur les insectes, arachnides et batraciens. Avec son fort accent, que l’on dit cockney, Vaughan disposait dans son espace alloué pour sa pharmacopée des récipients contenant pour leurs effets anesthésiant, de la menthe poivée, du clou de girofle ; pour leurs effets antiseptiques : absinthe, de l’ail, de l’airelle, du basilic commun, du cassis, du genévrier commun, de l’hysope, de la lavande, du miel, de la sarriette des jardins, de la sauge officinale, du thym commun. Sur les étagères d’en face, en médecine anti-inflammatoire, du cassis, du frêne, de l’harpagophyton, de la prêle des champs, la reine-des-prés, du colchique d’automne. En astingent : de l’aigremoine eupatoire, du busserole, du chêne rouvre, du framboisier, du lierre terrestre, du prunellier épineux, de la verveine officinale. Pour le cœur et les vaisseaux : de l’aubépine, de la vigne rouge, du fragon et du mélilot blanc, pour les hémorroïdes, du marronnier d’inde. Je vous épargne leur nom latin qu’il m’a fallu retenir par cœur. Bergson quant à lui s’intéresse aux plantes soignant les maladies de peau, telle la bourrache officinale, la chélidoine (herbe à verrue), le millepertuis perforé, l’ortie dioïque contre l’eczéma ainsi que la fumeterre. Il a également dans sa cabine de
100
la prêle, du souci officinale, de l’eau de rose et de bleuet, de la bardane, de la pensée et de la joubarbe. Pour les problèmes de digestion dont souffrent certains à bord, le docteur et Vaughan ont de l’aigremoine, de la carotte, du fraisier des bois, de la ronce commune et contre la constipation, du séné, de la bourdaine, du maté ; du plantain et ispaghul pour des laxatifs. La liste est encore longue puisqu’il faille passer à ceux dédiés aux ballonnements au cholagogues (facilitant l’évacuation de la bile) et aux diététiques, aux diurétiques, aux inflammations, à l’insomnie ; métabolisme, œdème ; aux parasites, pour les poumons et les sédatifs ; ensuite les vulnéraires et pour les yeux. En tout plus de cent plantes qu’il me faille retenir. Les hommes sur ce bateau disent que tout cela n’est que de la perte de temps : « Ce n’est que de la frivolité…depuis quand apprend-on aux nègres à lire ?...et puis une femme sur un navire, ça porte la poisse… » Jusque dans mes rêves, je les entends médire sur mon cas, à moins que la paroi ne soit pas assez épaisse pour éviter de les entendre respirer, ronfler et chuchoter. J’allais monter sur le pont quand je vins à croiser le lieutenant d’Arcy. Il prenait son quart celui de six heures à minuit ; l’occasion pour nous de monter ensemble. Il remplaçait Watterson disant voir venir une tempête : « Par le sud-sud-ouest ! Nous filons à dix nœuds et la Capitaine compte maintenir le cap avec seulement la vergue de misaine, le petit hunier, la grand’ vergue et toutes celles qui ne mobilisent peu d’hommes dans les voilures ».
101
Pour sûr, il soufflait un vent à décorner les bœufs. Le Docteur dit que nous avons changé de latitude, quittant doucement celui du Tropique du Cancer pour descendre vers l’Equateur. Et d’ailleurs il prit le temps de m’expliquer les différentes latitudes appelées parallèles. Chaque parallèle représente un degré de latitude et chaque degré est divisé en 60 minutes et chaque minute en 60 secondes. La position de l’équateur est à 0 de latitude. Pour les longitudes cela n’est guère différent, on les surnomme les méridiens et avant pour savoir utiliser un compas ou une boussole, je serais à même de parler le même langage que ces messieurs. Le vent claqua ma robe contre mes cuisses et avant d’avoir pu comprendre ce qui se passait je perdis mon fichu ; il partit au loin tel un oiseau au long pelage diaphane. Cela me contraria. Les cheveux collés au visage, je clignai des yeux afin de pouvoir discerner l’horizon tendant à se confondre avec le ciel. Ce fut peine perdue, il fallait me décider à rentrer au risque de me retrouver nue sur ce pont. « Retournez dans votre cabine ! Une tempête se lève ! » Le vent ne me fit comprendre que : « …dans votre…une… lève ! » La main à mon corsage et l’autre dans les cheveux, je clignais fortement des yeux cherchant à lire sur les lèvres du lieutenant d’Arcy. « QUOI ? Je ne vous entends pas ! —Retournez dans votre cabine ! Braillat-il en levant le nez en regardant le mat d’artimon dans lequel évoluaient des gabiers. Si j’eusse levé le nez je me serai retrouvée déséquilibrée et les quatre fers en l’air empêtrée dans ma robe. « Je vais rentrer, c’est une bonne idée ! » D’Arcy ne
102
m’écoutait pas, retenant son bicorne sur la tête et suivant la direction empruntée par le timonier. En moins de vingt minutes nous fûmes vent debout à batailler contre ce puissant vent. L’Argo passait de bord à bord et Wallace me réquisitionna à l’infirmerie. Je n’y restais qu’une demi-heure selon la grosse cloche piquant sur le pont car Bergson me réclamait dans la grande cabine. Notre diplomate venait de recevoir un coup sur la tête et le Docteur tenait à ce que je reste près de lui jusqu’à son éveil. « Le capitaine va nous mettre à la cape. Face au vent si vous comprenez…l’Argo est lourd mais reste manœuvrable avec peu de moyens. Nina, vous n’êtes plus avec moi. Je disais donc qu’il allait nous mettre dans le vent. —Je vais sortir…on étouffe ici… ». Bergson me dévisagea, voyant que je n’avais plus les idées claires. La nature en colère me terrifiait et crispée à son bras, je restais réceptive au moindre bruit. « Voilure basse et réduite, on fait face à la mer et au vent, poursuivit-il avec un calme olympien, on dérive lentement, la barre dessous, à trois quart du lit du vent et…Nina ! (il m’attrapa le menton pour m’obliger à le regarder) La mer déferle autour de nous et notre propre dérive crée une zone de remous que l’on appelle la houache qui casse un peu la force des vagues. Si on ne fait plus route, on survit toutefois. On survit Nina. Ce n’est qu’un cyclone et Wharton connait son bateau. On va tenir mais si vous voulez prier, vous pouvez le faire ». Le carré était dans l’obscurité et seule la petite lampe vacillait de chaque côté des bouteilles. Les autres ont déserté le carré,
103
excepté Howe qui peu à peu reprend ses esprits. Les gréements et la coque furent mis à rude épreuve ; on les entendait qui gémissaient et pleuraient. Le vent faisaient vibrer, chanter, pleurer les haubans, les drisses et les écoutes ; je plongeai alors dans les bras du docteur et je le serrai si fort qu’il aurait pu se mettre à suffoquer et finir par rendre l’âme. Au lieu de trépasser il me rendit mon étreinte et là dans la semi-pénombre, il baisa mon front. Le cyclone partit aussi vite qu’il arriva et à neuf heures le calme revint tout à fait. Il y eut des hurrah et quelques gigues improvisées sur le pont, puis plus tard u violon se fit entendre et le tafia fut versé pour les valeureux gabiers qui avaient risqués leur vie pour nous sauver. Les valets remirent la grande cabine en ordre et on soupa de fort bon appétit. « A Wharton ! Au capitaine ! » Et Grant porta ce toast à l’homme de la situation capable de dompter les éléments. « Hurrah ! Hurrah ! Hurrah ! » Toujours est-il qu’il fallut se mettre en panne, la raison étant le mât de misaine qui selon Briggs le charpentier avait souffert ; quelques manœuvres dormantes comme le galhauban du petit mât de hune, le grand étai, l’étai de perruche, ainsi que les manœuvres courantes : écoutes de grands cacatois, le bras de perruche, cale-bas et les drisses de pic demandèrent des réparations de circonstances. Et tandis que les huit aides-charpentiers, et l’aide-voilier s’affairaient sur le pont, les officiers trinquèrent à la victoire de Wharton. Mon regard plongea dans celui de Bergson. Qui aurait pu dire ce qui nous liait l’un à l’autre ? De tout temps il se montrait affable et bienveillant, il ne
104
prenait pas de haut et me respectait mieux qu’il ne l’aurait fait pour l’un de ses semblables portant la culotte et un titre ronflant ; il semblait me connaître mieux que ma propre mère et après ses longues et éprouvantes semaines passées près de lui, je me sentis habitée d’un sentiment nouveau. Alors que je relisais des pages entières de planches anatomiques (dans le livre offert par le Docteur) près du beaupré à l’écart de toute agitation, Bergson vint me trouver et s’assit près de moi ; bras contre bras on resta silencieux à l’écoute du ronflement berçant de l’Argo dont la coque plongeait avec allégresse dans les vagues. « Ainsi c’est la partie du navire que vous préférez et l’on peut dire que c’est un excellent choix si l’on ne tient pas compte des embruns, de la forte houle et de l’étrange sensation que nous éprouvons sur cette partie précise du pont. Faire dos à la mer vous donne l’illusion d’une marche inversée. (Il leva le nez dans la vergue de misaine) Quelle belle journée n’est-elle pas ? Nous filons toutes voiles dehors sous un soleil proche de son zénith. —Il est regrettable pour nous autres que le devoir se situe loin de toute atmosphère saine et stimulante ! On ne gagne rien à rester enfermer comme du bétail et ignorer toutes ces belles choses. —Vous êtes insultante, le Capitaine a du vous le dire, plaisanta-t-il en fixant mes lèvres. Pensez-vous que nous ayons seulement le choix ? Nous sommes tous ici par devoir et le votre vous impute de vous montrer clairvoyante, discrète et…vous seriez un gabier sous le vent glacial, cinglant et violent il serait fort probable
105
que vous envierez notre sort, plus confortable. Qu’en dites-vous ? » Alors je détournai la tête, agacée par tous leurs bons sermons. La surface de l’océan scintillait et quelques poissons volants chahutaient quand au loin un fou de Bassan plongea pour apparaitre Dieu ne sait où. La main crispée sur mon livre, je le fermai sèchement et fixa les haubans, tout en remettant mon pied dans mon soulier. « Euh…où en êtes-vous dans votre étude ? Questionna Bergson, il attrapa mon livre, son ancienne possession pour jeter un œil sur la page maintenue ouverte. Je vois…vous êtes sur les os. Le principal est de situer les plus gros ainsi que les ligaments allant du muscle à l’os car lors d’une amputation il nous importe d’être le plus précis possible pour éviter de perdre le patient. Vous avez une feuille et un crayon ? Merci… (Il se mit à dessiner un croquis des plus aboutis). Avant une amputation, il nous faille trouver le point de compression…ici pour la jambe…là pour le bras…et ici pour le torse. Comme vous avez pu le remarquer, un blessé se vide très vite et en une fraction de seconde il est susceptible de perdre la vie ou pas. Un bon garrot assure sa survie. Retenez le nom de toutes les veines et leur emplacement car il vous sera interdit d’hésiter ». Avec quelle intensité me regardait-il ? Et pendant plus d’une heure nous de parlâmes que de cela ; il rentra dans les détails, me faisant reprendre des croquis, me faisait répéter des noms latins et m’arrachait le crayon des mains pour reprendre un mot mal orthographié, un os mal placé. Comment savoir s’il état heureux de moi ? La petite cloche sonna la demi-heure et au
106
même instant mon ventre cria famine. « Nous poursuivrons plus tard par de la pratique ». Il y eut le déjeuner, l’interminable déjeuner et ensuite je fis la sieste. Quand tirer de ma rêverie par un branle-bas de combat. On hurlait sur le pont et sur le point de défaillir je restais meurtrie dans ma cabine, n’osant faire le moindre mouvement. Je ne pouvais une fois de plus prendre part à cette damnée guerre. Ah ça non ! Plutôt m’ouvrir les veines. « C’est un vaisseau anglais ! Faites passer pour Watterson ! » et j’entendis d’Arcy ajouter : « Un premier rang, Mr Rothman ! —Un 100 canon, Sir ! Un qui s’en revient de nos Colonies avec les cales pleines de rhum et de tabac ! —Veuillez cesser Moore, gardez vos réflexions pour vous-même ! » Plus tard on frappa à la cloison de mon dortoir ; or je n’avais pas bougé d’un cil depuis le branle-bas craignant un revirement de situation. « Nous avons jeté l’ancre, Miss Spencer et le Capitaine vous réclame sur le pont ». Suivant le Lieutenant Campbell se me retrouvais bien vite au milieu des officiers de l’Argo parlant tous en même temps de l’autre vaisseau en panne sur bâbord ; certes plus petit mais plus élancé que notre vaisseau il n’en était pas moins majestueux, ce qui lui valait les critiques les plus pertinentes des Argonautes. « Miss Spencer ! (Le capitaine de me faire sursauter) Je tiens à vous présenter le HMS Royal Sovereign est un vaisseau de ligne de 1er rang de 100 canons construit en 1786 à Plymouth. Voyez comme ses lignes sont droites et élancées, une pure merveille qu’il vous faille admirer dans le moindre de ses détails. S’il vous plait de le
107
visiter, nous ferons le nécessaire. Tenez ! (il me remit sa longue vue) Parez à recevoir le Capitaine et son Etat-major ! —S’il vous plait, Sir, répondit d’Arcy derrière moi. Gordon, les ordres pour le Capitaine Wharton ! Parez à recevoir le Capitaine ! » Je ne sus que faire de sa longue vue puisque je voyais assez bien ce qu’il appelait les « détails » de ce vaisseau ; et déjà en face aussi impeccables et ordonnés que notre pont, les officiers majors de navigation, la maistrance, soldats et matelots, tous rangés dans un ordre bien établis et que vis-je sur le pont ? Des ombrelles grandes ouvertes sous lesquelles s’échappèrent des gloussements ravis. Trois femmes se tenaient là avec leurs domestiques. « Ainsi vous aurez un peu de compagnie, me glissa à l’oreille le Docteur. Elles gloussèrent encore quand elles se retrouvèrent sur le pont de l’Argo. « Bonté divine ! Ce vaisseau est une forteresse inviolable, déclara la doyenne des trois dont la gorge proéminente menaçait de sortir hors de son corsage. Sir Wharton, vous nous envoyez ravie de passer le reste de la journée en votre compagnie, nous désespérions d’avoir de la compagnie aussi charmante que la vôtre ! Mais épargnez-nous les civilités d’usage, notre voyage du retour ne doit pas être aussi ennuyeux qu’à l’aller ! » La riche passagère passa devant moi sans même me saluer. Ses filles eurent la même attitude, gloussant sans cesse derrière leur éventail et ombrelle. La plus jolie des filles croisa le regard de d’Arcy et une lueur de joie brilla dans ses yeux d’un bleu délavé, aussi pur que celui de
108
Bergson. A toutes ces calamités j’eusse préférée un combat naval. Bien vite je descendis à l’infirmerie. « Vous ne restez donc pas avec notre Capitaine et ses invités ? Questionna Bergson, ses lunettes sur le nez occupé à ausculter l’un de ses patients souffrant d’une hernie. Leurs discussions enjouées et leur ton plaisantin un rien proche du badinage pourrait vous divertir. —Non je préfère rester ici…près de vous ». Ma réponse sembla lui plaire et le discret sourire au coin des lèvres, il m’annonça les cas cliniques auxquels nous aurions à faire face pendant les prochaines heures. Au changement de quart je montais sur le pont pour constater que d’Arcy n’y était pas remplacé par Hewlett fort enclins au bavardage. Il devait être dans la grande chambre avec le capitaine du Royal Sovereign et ses riches passagères et passagers. Tant pis pour moi. Je me consolerais en écoutant Hewlett décrire le vaisseau tel un maître d’école chargeant à instruire les petites têtes à l’écoute de son enseignement. Dans les ponts, les marins dégustèrent leur tafia en parlant des trois femmes monter à bord et évoquaient leurs petites chéries restées au port. Que faisait La Fleur ? Et Pitt ? Cornélia et les autres ? J’enviai leur bonheur, celui d’être uni dans une belle demeure sur une île rythmée par le chant des oiseaux tropicaux ; les milles et une senteur, des plus exquises et moi d’en être privée. J’avais sacrifié ma liberté pour la leur. Quand reviendrai-je au pays ? Pas avant de longs mois voire des années. Pourquoi avais-je accepté ? Pour 9 livres par mois. La boule au ventre, je m’assis où je pus et
109
ferma les yeux, la tête posée sur mes genoux. Hewlett me désigna du menton à d’Arcy. « Miss Spencer, nous allons passer à table, s’il vous plait. —Faites savoir au Capitaine que je ne dinerais pas. Je doute que ses invités me trouvent de bonne compagnie. Je préfère rester ici. —Vous me chargez d’un message mais délicat. Vous les vexeriez tous en refusant de partager leur repas. Ces gens ont une haute estime d’eux-mêmes et il serait dommage de les voir mettre leur batterie à feu pour laver leur honneur ». Alors j’éclatai de rire, cela dura un petit moment pendant lequel je m’excusai mais je ne pouvais faire autrement que de rire ; était-ce nerveux ou juste marrant ? Oui bien vite j’en ai les larmes aux yeux et jamais je n’avais autant ri que lorsque Pitt avait voulu sauter du muret pour se voir atterrir dans du crottin. « Oh je suis désolée, vraiment désolée ! Je ne voulais pas rire ainsi mais l’image de la batterie faisant feu est…tout simplement hilarant, ah, ah ! Vous allez m’en vouloir d’avoir ri ainsi. J’ai vraisemblablement perdu le contrôle de moi-même, mais cela ne se reproduira plus, je vous le promets. —Cela serait fort regrettable Miss Spencer, votre rire est si charmant. Et je suis heureux d’avoir pu vous faire passer d’un état à un autre avec peu de mots. J’espère seulement que vous saurez rester vous-mêmes face à ses mondaines qui confondent le bon esprit à la bouffonnerie ». Et mon entrée fut acclamée par ses dames qui lancèrent des AHH en me voyant arriver derrière d’Arcy. Possible
110
que l’air du large est altéré leur raisonnement et leur sens critique ; toujours est-il qu’elles m’ovationnèrent en frappant des mains. Et Wharton vint me chercher pour me conduire auprès de Waddington siégeant près de Mrs Kingsley. « Oh ! Elle est vraiment ravissante Wharton ! Tout à fait exquise. Vous plaisez-vous à bord de l’Argo ma chérie ? » Combien de verres avaient-ils bu avant mon arrivée ? Suffisamment assez pour se montrer familière. « Et ainsi vous étudiez la médecine avec notre estimable Docteur Bergson ? —C’est une élève des plus assidues dont les capacités dépassent le simple entendement, répondit Wharton en posant un verre de vin devant moi. Miss Spencer, je dois dire ne surprend tous et s’avère être un allié de choix quand les boulets ont eu raison de notre équipage. (Sa main frôla subrepticement la mienne) Si Miss Spencer eut été un homme, elle aurait accompli à coup sûr de grandes choses —Et bien ma chérie c’est tout à votre honneur ! Portons donc un toast à Miss Spencer ! Et Mrs Kingsley leva son verre avec une grâce imitée par tout le grand carré. A Miss Spencer ! » Contrainte et forcée je dus boire ce vin coupé avec de l’eau qui ressemblait plus à du vinaigre qu’à du bon vin de table, cela vous montait à la tête et vous faisait voir double. Et les discussions partirent sur des sujets riches et variés. Le Docteur que je crus frappé de mutisme commença à s’exprimer et alors que les valets dressèrent la table pour le diner à la lueur des candélabres en argent, je l’écoutais d’une oreille attentive, buvant toutes ses paroles comme s’il eut s’agit des paroles
111
d’évangile et le cigare à la main attirait le respect et la sympathie des autres convives. Puis l’une des filles Kingsley se redressa sur son séant. « Docteur si tous les hommes pensaient comme vous, il n’y aurait plus de guerre sur terre et nous aurions enfin un monde de paix ! Je suis au moins heureuse de trouver un partisan de l’apaisement à cette table. —Si vis pacem, para bellum. Pour préparer la paix il faut préparer la guerre, répondit Howe en enfonçant le tabac dans sa narine, ce que vous dites est juste Bergson, très juste même ! Mais tout le monde sait des Romains harcelés par les barbares jusqu’aux Anglais menacés par les Français qu’il faille optimiser ses chances de victoires en frappant avant son ennemi et si possible là où on ne l’attend pas ! Et nos respectifs Capitaines ne nieront pas les faits. —C’est pourquoi nous nous battons à l’extérieur de nos terres ; une façon de nous assurer la Pax Romana n’est-ce pas Sir Howe ? Attaqua Waddington un brin taquin. Les légions romaines attaquaient toujours chez leurs ennemis pour les forcer à se défendre chez eux et pendant des siècles cela leur fut profitable. —Seriez-vous entrain de comparer l’Empire de Sa Majesté à l’Empire des Césars où les Empereurs régnaient en véritables despotes ? Alors il nous faudra revoir des chapitres entiers de notre histoire pour en gommer toutes ressemblances avec ce peuple dis-civilisés qui avait une vision bien étriquée des fondements même de la république, railla Malot fin politique à ses heures perdues.
112
—Qui parle de République ? Déclara Grant for à propos comme vexé qu’on l’eut oublié dans ce débat des plus stériles. Les exemples de Républiques que nous ayons à l’esprit sont des panacées, une sorte de remède à tous les maux dont souffre une société et qui ne tire avantage que dans son potentiel à réduire les têtes et exulter les foules derrière ce concept si vague. —Je l’entends bien Grant, je l’entends cette petite voix dans votre tête qui vous murmure de prendre les armes pour lutter contre un tyran que l’on appelle Monarchie, ironisa Bergson en lui envoyant un clin d’œil. Et l’autre des filles Kingsley, la belle aux yeux bleus délavés ouvrit la bouche : « Le succès d’un gouvernement tel qu’il soit tient à ses réformes et si la politique est une affaire de compromis, alors il faut aller dans ce sens et préparer aux extrémités auxquelles on ne souhaite pas recourir. Or tout le monde sait que chaque parti se fait craindre de l’autre afin de se faire respecter. Monarchie ou République, il y a toujours des laisser pour compte et c’est là que le bât blesse ; existe-t-il seulement un exemple de pouvoir où chacun y trouverait son compte ? » Elle jeta un froid autour de la table. Waddington fronça les sourcils et Bergson fixa son verre en pinçant les lèvres ; quand à d’Arcy, il était trop plaisant pour exprimer ne serait-ce qu’une expression d’indignation. « Et bien Miss Kingsley quel talentueux orateur feriez-vous, complimenta Grant les jambes croisées l’une sur l’autre. —Un orateur qui voudrait garder un œil ouvert sur la Bible et l’autre sur l’Acte de
113
Suprématie encouragée par Thomas Cromwell, persifla Wharton. A présent que nos langues se soient déliés je voudrais vous voir gagner vos sièges respectifs afin de poursuivre plus en amont de si brillantes discussions. Miss Spencer… » Je me levais quand Mrs Kingsley posa sa main sur mon avant-bras. « Et vous Miss Spencer on en vous a pas entendu vous exprimer sur le sujet. Si vous aviez une opinion sur la sagesse des hommes à vouloir gouverner quelle serait-elle ? —Sachez Mrs Kingsley que notre Miss Spencer ne donne guère son opinion en public, intervint religieusement Wharton pour rire de moi. Il y a en elle autant de vertu que de circonspection ». Quel mufle ! Comment pouvait-il me ridiculiser auprès de ces gens ? Je lui lançai un regard noir. « Et est-ce un tort d’être vertueuse ? Laissez-la donc s’exprimer Wharton ; les Créoles de nos Colonies ont autant de circonspection que notre député du Berkshire. Alors ? Une opinion sur le sujet ? » Grand silence autour de la table. Le vin avait terni ma réflexion, le vin et la colère en plus du sourire amusé de Wharton. « Et bien je qualifierai la Société à une sorte de vaisseau de guerre où chacun joue son rôle sous le contrôle d’un seul maître à bord. A la moindre incartade et vous voilà à fond de cale ; punition que beaucoup jugeraient méprisable mais si justifié par ce capitaine en outre si puissant qui ne trouverait nul autre égal dans un monde où les Lois régissent les Homme et non l’inverse ! —Pourtant la discipline est essentielle, Miss Spencer, déclara Watterson en se curant les dents, sans elle nous serions
114
condamnés à nous comporter comme des animaux ! Et personne autour de la table ne souhaiterait revenir à des pratiques primitives quand notre Société a si bien évoluée. —Et de quelles Lois faites-vous allusion Miss Spencer ? Questionna le capitaine du Royal Sovereigh dont le visage ne m’aspirait pas confiance. —Je ne blâme pas la discipline Sir Watterson, puisque essentielle à votre évolution ! Je dis seulement que le gouvernement le plus naturel est celui qui s’adapte le mieux au peuple pour lequel il est établi. La diversité des peuples entraîne une grande diversité de lois et par contrecoup un grand nombre de régimes politiques différents. —Alors il ne nous reste plus qu’à rentrer chez nous, ricana Howard en m’aidant à m’installer près de lui. Et vous avez tout à fait raison mon enfant ! —Cent fois raison, ajouta Waddington affichant un franc sourire sur ses lèvres. Il n’existe donc pas de régime universellement valable. Et pourtant nous nous acharnons à vouloir étendre notre exemple de gouvernement à travers le monde sans pour autant nous remettre en question. Tous les hommes ne sont pas si sages et pragmatique que vous malheureusement et justifient leurs actes au nom d’un Dieu qui se veut être de Pensée unique. —Et si vous étiez le capitaine d’un vaisseau quel genre de société y trouverons-nous, Miss Spencer ? Le plus évolué que puisse connaître l’humanité ? Une sorte d’école flottante où l’on y enseignerait le sophisme avec quelques pensées de Montesquieu jetées au hasard,
115
le tout bordé de douces et réconfortantes paroles de Hobbes versées à l’oreille des plus récalcitrants. Ah, ah ! Thomas More pourrait se vanter d’avoir fait des disciples à son Utopie ! —Cela suffit William, murmura Bergson voyant que la discussion prenait un tour inattendu. Nous pourrions passer à autre chose, qu’en dites-vous ? —Vous avez raison Capitaine, mieux me vaut regagner les cales du premier négrier que nous croiserons pour me concentrer sur des réflexions plus dyadiques notamment sur le sort de ce monde tel qu’il est, ne croyez-vous ? Après tous ne suis-je pas l’exemple même d’un Empire tendant à son expansion et régit par des hommes cherchant à modifier les Lois de la nature ! » Et Waddington opina du chef en glissant son regard amusé vers Wharton visiblement consterné par mes pensées. Notre aumônier Howard ricana. « Et vous nous manqueriez Miss Spencer, déclara-t-il toujours en gloussant. Hé bien Capitaine, ceci à la mérite d’être clair, non ? —Mais notre Capitaine est entêté et il est appréciable qu’on lui rappelle un peu qu’il n’a pas le monopole du bon sens, persifla Bergson. —Gardez-vous Docteur de tout commentaire sur ce mode de commandement qui m’est propre et qui par conséquent ne m’a jamais fait défaut ! —Et c’est ce qu’on attend d’un bon capitaine ! Ajouta Mrs Kingsley des plus enchantées. Droiture, maîtrise de soi, tempérance et constance, en plus d’un solide sens du devoir ce qui manifestement conduit cet Empire à la victoire ! Cet
116
Empire et vous-même puisque récompensé à juste titre par l’Amirauté ! » Le reste du repas fut des plus réussis, nous fîmes bonne chair pour reprendre l’expression de Howard et grisée par le vin je souriais à tout-va ayant à ma droite comme à ma gauche de très bons voisins de table dont un officier du Royal Sovereign qui me parla avec passion de la nature. L’aînée des Kingsley jeta son dévolu sur d’Arcy auprès de qui elle cherchait le consentement et lui des plus gênés fixait la table sans trop osé sourire. On riait plus d’un côté de la table que de l’autre et plus le repas se poursuivit et plus l’officier du Royal Sovereign se rapprocha de moi, au point de bientôt avoir son bras au-dessus de mon épaule. Son regard imperceptible glissait dans ma gorge et son haleine chaude apportait de la chaleur à mon cou et sa main caressa tendrement mon épaule. « Vous êtes délicieuse… dommage que nous n’ayons si peu de temps, me susurra-t-il grisé par le vin. —Cela me convient tout à fait. Je commence à me lasser de cette longueur. —Oseriez-vous insinuez que je suis un mauvais voisin de table ? —Je n’ai pas eu à m’en plaindre tant que vos mains aient su garder leur place ». Il se dégagea de moi surpris par mon ton et je m’imaginai les batteries du Royal Sovereigh tirant à boulets rouge sur la coque de l’Argo. « Quelle intrigante petite Créole faites-vous ! S’offusqua-t-il en me voyant sourire, ignorant que je souriais pour la blague échangée avec d’Arcy sur le pont. Ensemble nous pourrions échanger des souvenirs de Kingston, poursuivit-il en dénudant mon épaule.
117
—Hollmark ! On dit que vous retournez à Plymouth, est-ce bien cela ? La Royal Navy n’est-elle donc plus à votre goût ? Ou est-ce cette jambe qui en est la cause ? Intervint Wharton le regard noir plongé dans le sien. —C’est exact Capitaine ! Je compte m’installer à Plymouth et me consacrer à d’administration du port. A coup sûr je regretterai la Royal Navy et tout ce qu’elle a su m’apporter de bon, c’est la raison pour laquelle je songe rallier Miss Spencer à ma cause, lui vanter les mérites de ce port et les bonnes choses que nous pourrions accomplir ensemble. Toute une vie de service sans avoir un dédommagement à la hauteur de mes aspirations serait bien regrettable. Et Miss Spencer n’a nulle intention de rester faire carrière sur l’Argo, n’est-pas ma douce ? Faites-la moi transférer sur le Royal Sovereign et je vous en serai redevable. —La Royal Navy ne pourrait vous offrir une telle compensation. —Cette damnée Navy non, mais vous oui ! Que représente-t-elle donc pour vous Wharton ? Un nom sur un manifeste et rien de plus. —Hollmark s’il vous plait ! Intervint le capitaine du Royal Sovereign, un peu de tenue, nous ne sommes pas sur un marché aux esclaves ! Vous faudra-t-il ensuite débattre de son prix ? Veuillez l’en excuser et toutes mes excuses à vous, Miss Spencer, Hollmark manque cruellement de délicatesse, vous en conviendrez ». Le lendemain Wharton vint me trouver à mon étude et m’arracha à Bergson à qui je n’avais pas échangé un mot depuis une heure environ ; il me fit entrer dans sa
118
cabine et nerveux ne sut comment engager la conversation. « C’est au sujet d’hier soir, Nina (il se racla la gorge) je n’ai pu éviter cette situation et sachez que mon devoir est de veiller sur vous et…euh (il se racla de nouveau la gorge). Vous représentez beaucoup pour moi et vous n’êtes pas seulement un nom sur une liste, vous êtes…bien plus que cela et…j’ai beaucoup apprécié votre raisonnement sur le monde tel qu’il est conçu et la capacité de l’Homme à tronquer ces Lois, je n’aurai pas acheminé ma réflexion sur une telle conclusion. Etes-vous heureuse avec nous Nina ? Ne manqueriez-vous de rien ? Bergson dit que vous êtes mélancolique. Je n’ai aucune solution à apporter à cela si ce n’est de continuer à croire en nous et ne plus regarder en arrière. Tenez c’est pour vous ! (il me tendit un paquet) J’ai vu que vous aviez perdu le vôtre, alors je me suis dis que cette belle Indienne pourrait le remplacer ». En ouvrant le paquet je tombai sur un magnifique châle provenant d’Inde ; il avait du se ruiner pour l’acquérir. Un carré vert avec un bleu-roy des plus extraordinaires et il y en avait pour plus de deux yards ! Si La Fleur avait été là elle me l’aurait arraché des mains pour aller batifoler avec, montrant à toutes combien elle était devenue importante. « Il est magnifique ! Je ne sais comment vous remercier… (Je me hâtai à le nouer autour de ma poitrine, couvrant ainsi mes épaules et le dessus de mon corsage) De quoi ai-je l’air Capitaine ? —D’une très jolie naïade. La plus jolie créature qu’il me soit donné de voir ».
119
Ce cadeau n’échappa pas à Bergson qui en me voyant arriver se mit à glousser et je crus bien devoir repartir et le laisser seul à ses dissections. « Il vous gratifie de cadeaux maintenant pour réparer son odieux commentaire de la veille, je présume ? Et cela à tôt fait de raviver vos couleurs. Il y a à peine une heure je vous aurai cru au bord de l’hysteria et force de constater que vous semblez tout à fait remise. (Prestement il se redressa et ôta ses lunettes) Nina, il va lui être facile de disposer de vous si vous lui cédez pour une pièce d’Inde, sauvegardez-vous de lui montrer vos faiblesses. Vous êtes sur l’Argo pour apprendre un métier et non pour le distraire, l’avez-vous oublié ? Je ne peux croire que vous soyez à ce point vénale. —Alors vous pensez que je dois refuser ? —Pensez par vous-même et dites-vous si c’est vraiment ce à quoi vous aspirez. Il vous flatte Nina et si vous aspirez à votre indépendance, refuses ses avances ». Alors je lui rendis son foulard en main propre ; il m’interrogea du regard et j’ai cru bon m’expliquer : « Vous êtes capitaine de ce vaisseau et il vous serait malsain de corrompre les membres de votre équipage. Malsain et mal avisé, à moins que je ne l’eusse mérité ! Et comme ce n’est pas le cas, ne soyez pas affligé que je veuille renoncer à cette attribution visant à m’avilir et taire cette suspicion que je me dois de nourrir à votre égard. Avec mes compliments ! —Mr Hewlett ! Veuillez faire carguer la vergue d’artimon ! Plus d’hommes dans les galhaubans et sur les vergues de grand volant ! Il me faut pousser ce vaisseau
120
dans le vent. D’Arcy donnez plus de voiles et maintenez-vous à cap ! Les écoutes de l’artimon dansent alors envoyez tout ! Hewlett, amener les écoutes du cacatois ! » A midi il descendit accompagné par d’Arcy et s’installa à ses cartes dans la grande chambre et m’ignora superbement. Townsend et Styron de reprendre leur partie d’échecs, Waddington sa correspondance et Harper de me rassurer du regard. « Il nous faut remonter vers cette longitude d’Arcy, vous voyez ? Où est le compas ? Parfait. Nous allons calculer la déviation pour ainsi obtenir notre course… vous y êtes d’Arcy ? (il tenait son crayon entre ses dents, concentré sur le travail de son subordonné). Bon, nous avons un résultat. —Messires vous voulez bien descendre au carré, nous allons servir ! Déclara le maître-valet Morris, toujours impeccable dans sa livrée et Waddington me présenta son bras avec la courtoisie dont je me voyais être honorée à chacune de nos entrevues. Arriva en dernier Bergson — d’habitude il n’aurait rien trouvé à redire mais là, ce retard le contraria—, et comme nous en étions au second service, le capitaine manifesta son désappointement. « Je me permets de vous dire cher docteur que ce vaisseau est soumis à des horaires et que si vous comptiez ne pas les respecter, s’il vous plait de faire monter Greyson afin qu’il se délecte de ces plats à votre place. Il faut bien que ces mets fassent le bonheur d’un fin gourmet si ce n’est de vous. —J’ai pourtant fait avertir qui de droit que je ne pourrais prendre part aux hors d’œuvres. C’est une chance pour vous que
121
vous ne m’ayez pas attendu, vous en seriez très certainement à vous entredévorer ». Cette remarque me fit rire et en levant le nez de mon assiette, mon regard croisa celui de Wharton qui lui ne riait pas. Bien vite, j’effaçais ce sourire de mes lèvres derrière ma serviette et une fois calmée, je lançai un : « Veuillez m’excuser » plus que sincère. Et pourtant j’eus envie de rire ; rire aux éclats mais cet univers était si guindé, si conventionnel que je ne pouvais m’abandonner à pareille démonstration de joie. « Et quand est-il de ce pauvre maîtrearmurier ? Figurez-vous qu’il n’a rien trouvé de mieux que de se faire sauter la main en nettoyant l’une de ses armes, précisa Hewlett presque amusé par cette anecdote. J’ai entendu dire que le recoudre ne fut pas facile. Malot s’y serait repris à deux fois. —Oui, il bougeait tellement qu’il nous fut difficile de le recoudre et dans la pénombre du pont il n’y voit si mal qu’il nous a fallu le découdre pour ensuite recommencer. Il est arrivé la même chose au matelot Crowley sauf qu’il répandait ses tripes partout. On a tout remis en place et on a cousu aussi vite que l’on a pu de peur qu’il ne se réveille et nous voit ainsi tenant ses intestins et ses boyaux. Une véritable boucherie ». Tous les couverts se posèrent simultanément et aucun des officiers à la table n’osèrent plus déglutir ce qu’ils avaient en bouche. Je venais de leur couper l’appétit pour un long moment. Silence écœuré autour de la table. Seul Bergson se servait dans les plats apporté par l’un des valets.
122
« Ce que Miss Spencer veut dire ce que… —Docteur, nous avons clairement compris ce que Miss Spencer voulait dire, sourit faussement le Capitaine certainement pris par l’envie de restituer son déjeuner. Nous avons eue une version bien illustrée de ce qui se passe à l’infirmerie, c’est on ne peut plus clair ». J’échangeai un regard ravi à Bergson avant de poursuivre mon repas le plus naturellement qu’il soit. Néanmoins il fallait remarquer une tension entre les deux hommes —possible que le Capitaine ait vu clair dans le jeu du Docteur et qu’il lui en veuille de se montrer plus que prévenant à mon égard et je conçois que sans lui il y a longtemps que je serais sa maîtresse attifée des plus beaux présents de la Couronne—, et je ne pouvais rien faire de les laisser à leurs conflits. Le mois de septembre 1795 fut lourd et pluvieux ; le ciel menaçait à tout instant de perdre son bleu au profit d’un gris ou d’un noir menaçant ; des ondées balayaient le pont et on aurait dit que l’eau sortait du bois en des milliers d’échardes. Les averses nous tombaient dessus et dans la Grande Chambre, nos diplomates occupaient leur temps à fustiger les Français à coups de mots durs pour ne pas dire violents et le nez dans un ouvrage d’Epictète, intitule Le Manuel, je leur prêtais une oreille attentive à leur débat mené avec grande passion. Et le Docteur arriva, jeta un œil sur la couverture de mon livre : « Vous faites dans le stoïcisme maintenant Nina ? Si tu veux avancer dans l’étude de la sagesse, ne refuse point, sur les choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé,
123
aurait-il raison ou tort selon vous ? (Bergson s’assit entre la table des diplomates et moi de façon à faire un écran de son corps et ainsi menacer mon écoute) A quel chapitre êtes-vous donc rendue ? —Le chapitre XI. Le Capitaine me l’a conseillé. Il pense que j’ai plus à voir avec ce philosophe grec qu’avec les disciples du sophisme et il attisé ma curiosité en parlant de ce grec emmené à Rome comme esclave au service de Épaphrodite, un affranchi de Néron et connu pour sa cruauté. Il lui brisa la jambe malgré les avertissements d’Epictète et très stoïque il lui aurait répondu : Je t’avais prévenu. —Le monde est plein de fables de ce genre, Nina. Vous fallait-il ouvrir ce livre pour le savoir ? Atteindre la sagesse morale n’est pas accessible à tous, car Sénèque dirait : Le vrai plaisir est le mépris des plaisirs. Le plaisir serait donc un trouble de l’âme. (Bergson sourit pour lui-même) Alors le Capitaine finit par vous voir telle que vous êtes, et derrière tous vos refus de gouter aux plaisirs du monde, il pense que vous y trouviez du plaisir ; celui d’atteindre la sagesse, voyant dans le plaisir une notion basse et vile. Je crois qu’il…qu’il a fini par vous respecter ». Et je souris à ces mots. Enfin…et Bergson tourna la tête car derrière le débat touchait à son paroxysme. Howard venait de se joindre à la conversation et son avis d’homme d’Eglise, digne représentant de Dieu puisque son Ministre n’arrangeait en rien les choses. « Révérend Howard ! Révérend ! Le Directoire est un ramassis de gensfoutres ! Certes ces conventionnels modérés veulent mettre fin à la Terreur et la Révolution et s’ils établissent une
124
nouvelle Constitution, ce qui ne manquera pas de se faire, ils devront je l’espère séparer les pouvoirs législatif et exécutif ! On peut espérer un pouvoir sans partage pour que les choses se tiennent sinon cette Révolution aura été vaine ! —Tenez-vous aux faits Townsend, répliqua Howard ses lunettes au bout de son nez, la France connait une misère effroyable, des inégalités abyssales et leur monnaie-papier est sans valeur ; l’administration démunie sans parler de leur criminalité toujours en hausse. Leur Constitution est d’une extrême vénalité ; alors oui il leur est temps de changer ! Dans leur propre intérêt, pour celui de l’Europe et celui de nos Colonies ! —Comment ça ? Comment pouvez-vous arguer le fait qu’il leur faille changer leur politique pour nous en mettre plein la tronche ? Tonna Howe perdant quelque peu son sang-froid. Si leur navire coule, il coulera seul sur cette mer houleuse et démontée qu’eux seuls ont eu l’impudence d’agiter ! Si la France se rétablit, elle se dotera certes d’une nouvelle constitution mais enverra des négriers vers les Indes Orientales afin de se réapprovisionner en sucre et tabac, ce que nous ne pouvons tolérer ! —La Couronne britannique en a supporté bien pire ! Ce que nous voulons c’est la paix en Europe, de cette guerre nous n’en voulons plus ! Il est temps pour nous de signer des traités de paix et croyez-moi Sir Howe vous aurez tout à y gagner, croyez-moi ! La paix est rien d’autre ! » Quant à moi mon esprit fut perturbé par la conclusion de Bergson : le Capitaine enfin me respectait. Aucune femme
125
n’aurait pu se trouver plus heureuse que moi à cet instant où la vérité jaillit des lèvres d’un homme que l’on estime assez pour lui faire confiance.
126
CHAPITRE 4 Il me fallut rendre Le Manuel d’Epictète à son propriétaire qu’on me disait être dans sa cabine et quand j’atteignis la bouteille mon cœur battait à tout rompre. « Miss Spencer que me vaut cet honneur ? » Il rassembla ses cheveux blonds afin de les attacher et en gilet finissait seul de s’habiller. Il dormait très peu et quand il le pouvait surtout ; étant partout et nulle part à la fois, le Capitaine se donnait corps et âme son vaisseau et ne relâchait jamais rien. Et sans me prêter plus d’attention, il passa sa veste après avoir noué son mouchoir noir autour du cou. « Je vous rends votre livre, Capitaine ! —Et pourquoi ne pas l’avoir laissé dans la grande Chambre ? Je n’ai pas de bibliothèque personnelle et ce livre appartient donc à la Royal Navy dont je suis l’obligé. Si vous aviez quelque chose d’important à me dire qui soit dans mes compétences d’administration, parlez jeune fille ou remportez avec vous vos doléances à l’infirmerie. C’est encore où je compte vous y trouver. On ne vous paie nullement pour tirer au flanc, sachez-le ! —En fait, je… » Il boucla sa ceinture et je le regardais faire perdue dans ma réflexion ; j’avais été sur le point de faiblir, de lui avouer mes sentiments ; les mots me manquèrent, perdus au fin fond de mon esprit. Pressé par le temps il ne prendrait pas le temps de m’écouter, une fois de plus il me ridiculiserait en coupant court à cette puérile discussion. « Vous avez raison. Je tire un peu au flanc depuis deux jours pour le simple et bonne raison que je ressens de la joie en ce
127
moment. N’est-ce pas un mouvement raisonnable de l’âme voulant se distinguer du plaisir ? Ce livre me l’a enseigné et…je compte me réaliser dans ce que je fais aujourd’hui puisque vous m’avez montré la voie à suivre. —Et quel genre de joie est-ce, jeune fille ? Probablement celui qui vous fait vous agiter derrière d’Arcy ou vous esclaffer aux propos ironiques de Bergson ? Je peux être idiot mais je ne suis pas aveugle et je sais reconnaître un transport de tout autre sentiment exaltant dont connaissent les jeunes gens pour ne pas dire de jeunes femmes un peu désinvoltes et livrées à elle-même dans une société majoritairement composée d’hommes ! Ici il s’avère que vous n’ayez pas l’embarras du choix Miss Spencer et s’il me faille célébrer un mariage, plaise au Ciel qu’il fut de bonne morale. A présent retournez à votre étude et appliquez-vous y, s’il vous plait ! —Oui vous n’êtes pas aveugle capitaine mais je refuse à croire que vous soyez stupide à ce point. —Je vous demande pardon ? Vous êtes sur un vaisseau de guerre, jeune fille et vos épanchements sentimentaux d’aujourd’hui auront changé une fois à terre car loin de tout règlement et discipline, vous irez jeter votre gourme au premier venu et il y a longtemps que je me suis préparé à cette éventualité. Ce d’Arcy vous satisfera bien plus que je ne pourrais le faire et une fois que vous serez la sienne et pleine de son bâtard vous viendrez me supplier de vous prendre pour maîtresse, ce qui me sera impossible de refuser puisqu’ayant le désir de vous combler. Néanmoins sachez que je vous prendrez à certaines conditions
128
auxquelles vous ne pourrez déroger. Est-ce tout Miss Spencer ? —Et quels sont donc ces conditions ? —Il me semble déjà l’avoir évoqué à Kingston ! Alors je le répéterais donc encore une fois, jeune fille. J’attends de vous de la loyauté et à ce prix vous obtiendrez de moi ce que nul autre n’a obtenu : de la gratitude et un toit. —C’est peu cher payé dites-moi ! Combien il vous en aurait couté pour m’avoir dès à ce jour dans vos bras ? Vous pensez que l’air de la mer éduque l’esprit, capitaine moi je perçois qu’il durcit surtout les cœurs et si toutefois vous vouliez faire bonne figure, sachez que vous me devez déjà 60 livres que je compte bien récupérer d’une façon ou d’une autre ! Ainsi nous serons quittes. —D’une façon ou d’une autre ditesvous ! Est-ce là vos propos ou ceux du Docteur ? Vous complotez tous deux dans le seul but de contrarier mes plans et altérer mon raisonnement. Si c’est un époux qu’il vous faille, vous n’êtes vraisemblablement pas assez fortunée pour me satisfaire quand bien même vous auriez un Lord pour père et une aristocrate de mère, je ne m’abaisserai pas à pareille mésalliance ! Avalez votre fierté, petite et retournez accomplir ce pour lequel l’on vous a destiné ! » Il s’écoula deux bonnes heures avant que je parvienne à quitter ma cabine. De plus j’avais l’excuse d’être indisposée, la faute à ces maudites menstrues qui rendaient détestable tout ce qui m’entourait. A cet effet je dispose d’éponges naturelles que je glisse dans mon vagin et que je rince une fois pleine, soit toues les deux ou trois heures et réutilisable immédiatement ; loin
129
d’être pratique sur un navire de guerre mais suffisamment utile pour ne pas éveiller les moindres soupçons quant à cette période si désagréable. « Je ne vois pas en quoi cette période est désagréable Nina, réfuta Bergson à qui l’on ne pouvait rien cacher, si vous connaissiez mieux le fonctionnement du corps humain vous n’en éprouveriez nulle honte. L’utérus expulse tout naturellement cette membrane si chère à la procréation puisqu’il accueille l’œuf fécondé et… —Oui ! Mais je ne veux peut-être pas entendre tout cela Docteur ! » Il m’observa par-dessus ses lunettes et retourna à ses plantes médicinales qu’il triait afin de les préparer en décoction pour ses patients. « Pourtant un jour vous serez amenée à comprendre ce corps pour mieux accepter votre propre maternité. —Je n’ai jamais dit que je voulais avoir d’enfants ! » Il suspendit son geste et m’observa de nouveau comme incertain d’avoir compris mon propos. « Et pourquoi cela dites-moi ? Certes ce n’est pas à l’ordre du jour mais vous serez amenée à concevoir. Excepté si votre infertilité est avérée. —Je n’en veux pas c’est tout ! Mes raisons sont multiples et réfléchies. J’ai vu trop de souffrances autour de ce sujet et… je n’en veux pas ». Il ôta ses lunettes et se perdit dans ses pensées. Je ne voulais pas évoquer ces faiseuses d’anges au chevet de ma mère et les bébés que les Africaines tuaient pour leur éviter ce lourd fardeau qu’est l’esclavage ; des petits que l’on enterrait bien vite sans même donner de nom. Et puis de jeunes filles d’à peine douze ans violées et abandonnées par leur famille,
130
obligées de faire passer le fruit de ce scandale. Oui il y avait trop de souffrance autour de la maternité ! Et puis ces autres femmes qui aimaient leurs enfants et à qui on les leur retirait pour les vendre…Un monde cruel qu’on n’avait pas cherché à m’épargner. Des femmes mortes en couche et leurs bébés affamés réclamant le sein et dont on se détachait bien vite faute de moyens et de temps. De mauvais maîtres battant les femmes grosses pour les remettre bien vite au travail. Oh non, je ne voulais pas pour tout l’or du monde ! « Pourtant vous seriez une bonne mère Nina. —Qu’est-ce vous en savez ? —Vous êtes là sur ce bateau à supporter bien des privations alors qu’à Kingston vous étiez libre et heureuse. Je ne dis pas que vous n’êtes pas libre et heureuse parmi nous, mais ce que vous faites pour votre famille est ni noble car je ne puisse douter un seul instant de votre amour à l’égard de vos semblables. Vous gagnez votre vie honorablement et n’avez pas céder à la facilité. C’est à cela que je sais que vous serez une bonne épouse et mère ; et j’envie par ailleurs l’homme qui vous épousera. Vous avez tant à offrir. —N’y incluait pas d’enfants Docteur ! Cet époux aussi enviable soit il me verra avec un ventre à jamais vide ! » Alors n’ayant plus rien à ajouter je quittai sa cabine pour aller sur le pont où gabiers et marins dansaient et chantaient au son du : O’Sulluvans March, de The Cuckols Comes Out Of The Amery, Mother Hen et Mary Scott et Nancy Dawson. Le pont était à la fête et tous les gabiers me tendirent la main pour m’inviter à échanger quelques pas. Comment ne pas
131
résister à leur sollicitation ? Farandole endiablée, gigue et plus encore au point d’en être toute décoiffée ; on marcha sur ma traine et partit en de longues excuses. Bien vite j’eus un point de côté et le souffle court demandait grâce le temps d’une pause bien méritée. Des mèches entières de cheveux tombaient en cascade sur mon front et mon dos ; et bien tant pis me dis-je n’ayant plus à séduire à Wharton. J’en ris à gorge déployée, trop enchantée pour me contenir un seul instant. Mon châle remit à Howard tourne de mains en mains et ce fut auprès de d’Arcy que je le récupérais. Il me le passa sur mes épaules et s’y attarda et après l’avoir noué à la taille, m’aperçut du regard en coin du Capitaine. Il aurait pu avoir ce privilège de le faire mais son entêtement l’avait perdu. Nous approchâmes des cotes africaines et la tension fut palpable pour tous de la timonerie aux faux ponts ; plus personne vraiment ne parlaient en des débats savants ponctuant le rythme de la journée, les officiers chuchotaient entre eux et se passaient des ordres en catimini et à l’infirmerie le chirurgien-chef passait la majeur partie de son temps à aiguiser ses instruments. « Dans moins de deux semaines nous accosterons Nina si toutefois on nous en donne l’ordre…allez me prendre la busserole s’il vous plait. (et je revins avec le bocal contenant l’Arctostaphylis uvaursi) c’est pour le capitaine la partie la plus délicate de l’expédition. Les gouverneurs des différents comptoirs peuvent nous refuser l’accès aux côtes puisqu’en guerre avec les Français et Espagnols. Leurs conditions sont alors
132
revus à la hausse et bien vite ils nous feront connaître leurs intentions : bonnes ou mauvaises ». Alors que je rêvassais sur le pont accoudée au bastingage du pavois, je vis un corps tapé contre la muraille et horrifiée je levai la tête pour m’apercevoir que sur notre flanc tribord arrivaient d’autres corps contre la bordé. Un regard échangé à d’Arcy et ce dernier vint à moi. « Fields, faites passer pour le Capitaine ! Des corps flottant. Miss Spencer il est temps pour vous de regagner votre cabine. —Mais de quoi souhaitez vous me préserver ? Je n’en serais pas à mes premiers morts ! » Il arriva suivit des Docteurs Bergson, Wallace et du révérend Howard. En plus des cadavres —j’en avais dénombré six et Collins dix sur bâbord—, des détritus en grande abondance. Le Capitaine leva son nez vers la vigie toujours muette puis Beck cria un : « Canot sur tribord par nord-sudouest ! » Et Wharton de se tourner vers Grant « Une embarcation à la mer et battez le branle-bas ! » Derrière nous les tambours se mirent à exécution et le pont s’affaira en conséquence. « Mouillez l’Argo, Hewlett et mettez l’infanterie en position de combat ! » Plusieurs hommes furent mobilités pour le cabestan et l’ancre plongea tandis qu’une embarcation et son barreur descendirent le long de la bordée. Wallace y monta avec deux fusiliers et autant de marins que pouvaient compter d’avirons cette barque. Il se passa un long moment avant que les Argonautes ne reviennent penauds et déconfits. « Ils sont tous morts, Sir probablement de déshydratation, expliqua Wallace en
133
remontant sur l’Argo, douze hommes… Anglais, Sir, ceux du Goliath. Ceux-ci ont eu le temps de s’organiser. Leur navire a du prendre l’eau lentement. —Des pirates à coup sûr. Bien Docteur, ça sera tout. Le Goliath est une frégate de 24 assez rapide pour fuir tout ennemi. Un tirant d’eau de 17 pieds ce qui la rendait manœuvrable en toutes circonstances et plus stable qu’un vaisseau de ligne. —Et que faisait donc le Goliath sur ces côtes ? Questionna Grant en ajustant son bicorne. Escortait-il les négriers ou au contraire, leur donnait-il la chasse ? —Nous allons bien vite être fixé. Qu’on reprenne notre route et faites carguer toutes les voiles ! Si on nous attaque, ce qu’ils ne tarderont pas à faire nous devons avoir un net avantage sur eux, celui de la rapidité ». L’attaque eut lieu le lendemain à six heures et tirée de mon sommeil par le branle-bas, je suivis Bergson dans l’antre de ce colosse des mers. « Docteur ! Docteur ! Arriva essoufflé le jeune Davies, un mousse de douze ans. Le capitaine vous fait passer le mot : Une frégate française de 38 canons et deux autres plus légères, qu’il dit être des bricks ! —Les Français ont toujours eu un grand sens de l’hospitalité, ironisa Bergson, et notre Capitaine saura les recevoir comme il se doit ! » Le combat s’engagea et l’Argo cracha ses boulets ; la deuxième batterie et ses canons de 24 livres pour démâter le Français et le finir avec la troisième batterie, celle proposant des canons de 12 livres ; il termina par les caronades par une incroyable manœuvre. A l’infirmerie on nous descendit des gabiers à qui ils
134
manquaient des bras ou des jambes, parfois même les deux. La tête me tourna et la nausée au bord des lèvres, il me fallut recoudre guidée par les mains de Bergson. « Greyson, appuyez plus fort ! Nous allons le perdre ! » Et le pauvre diable hurlait à mon oreille. « Nina, que faites-vous ? —Je ne vois plus rien ! » En fait je tremblais plus que de raison et l’aiguille piquait au mauvais endroit arrachant des cris de douleur au malheureux. « Le laudanum par ici ! Tenez-le pour l’amour de Dieu ! —Cette négresse va le faire mourir ! » Entendis-je derrière moi. « Elle va le faire crever, j’vous l’dis ! Peste soit cette créature du Diable ! » Mon regard croisa celui de Bergson et je perdis toute motivation. « Non Nina ! Ecoutez-moi bien ! (il me saisit par le cou) Vous allez y arriver, vous allez le faire parce que je crois en vous, comme nous tous d’ailleurs. Concentrez-vous et recousez-le ». Au dernier point d’aiguille je ne fus plus en état de m’activer. Les forces me manquèrent et je tombai dans une sorte de transe nerveuse. On ne pouvait m’affliger pareille horreur. Je me fis être à Kingston marchant devant Wharton ; une matinée comme on les aime avec ces odeurs délicieuses des fleurs de frangipanier, celles des hibiscus et ces bouquets de bougainvilliers ; oui je me voyais avancer, rayonnante sous mon grand chapeau blanc et vaporeuse dans cette robe de mousseline. Au bras de Wharton j’étais la plus heureuse des femmes, quand une vague froide me submergea. Bergson venait de m’envoyer un seau d’eau de mer. « Nous vous aviez perdu Nina ! » Oh Bergson ! J’étais trempée
135
comme une soupe et rafraîchie pour un petit moment, jusqu’à ce que le soleil soit à son zénith et que le Capitaine descende prendre l’état de ses blessés. « Deux morts et huit blessés qu’il nous faudra garder ici, quatre autres qui pourront regagner le service dès maintenant. —Et comment va Nina ? —Vous n’avez qu’à le lui demander ». Je bandai un bras cassé et suspendit mon geste quand Wharton se pencha au-dessus de moi. « On dirait que vous subis quelques intempéries ici (en faisant allusion à mes vêtements trempés). J’aime l’idée que vous vous faites du service. Vous tremperiez votre chemise pour une cause qui vous dépasse de loin. La guerre est une affaire d’hommes et…j’admire votre courage. Comment allez-vous Beckett ? —Je suis en de bonnes, Sir, répondit le gabier Becket et moi de m’en sentir flattée. Il me semble être au paradis. —Que Dieu vous entende ! Faites que vous ne vous y retrouviez pas trop tôt/ Prenez soin de vous mon garçon ! » Et plus tard on me fit savoir que Wharton voulait me voir dans sa cabine. Il rédigeait quelques notes à sa table et en me voyant se leva prestement pour me coller contre le mur et enserra mon cou dans sa main. D’abord il me serra dans ses bras, une étreinte forte et passionnée à laquelle je répondis, puis il prit mon visage entre ses mains pour me contempler. Mon cœur battait si fort que la perte de connaissance pouvait arriver d’un instant à l’autre. Ensuite il posa son front contre le mien ; je n’avais jamais ressenti pareil bonheur et il trouva maladroitement ma bouche qu’il pressa contre la sienne avant d’y plonger
136
sa langue. Ce n’était pas désagréable au contraire. Il me serra de nouveau et resta un moment la tête dans mon cou. « Vous m’aimerez comme je vous aime Nina, d’un amour dévorant qui vous consume de l’intérieur. —Je ne cesserai d’être raisonnable pour autant. Vous n’aurez pas gain de cause, capitaine et je… » Fougueusement il prit ma bouche pour me faire taire. Je ressentis tant de plaisir qu’il parait honteux d’en parler à vous lecteurs ; il me pressa contre lui, laissant sa dévorante passion prendre le pas sur ma raison. « Vous en avez autant envie que moi Nina, j’en ai la preuve par vos baisers. Ils sont chauds et doux, la promesse d’étreintes plus brûlantes encore. Vous serez mienne Nina et vous m’encouragerez bientôt à vous prendre et… ». Je le giflai. Dieu que cela soulage ! Il ne l’avait pas vu venir, de quoi lui remettre les idées en place et les mâchoires serrées il me dévisagea comme si j’eusse été l’une de ces douceurs servies à table et dont tous raffolaient. Il me déshabilla du regard et je sortis sans y être invitée. A table on célébra la victoire prise sur les Français et bien vite le vin me monta à la tête (ou était-ce l’ivresse du combat ?) et d’Arcy près de moi riait également de bon cœur aux commentaires de son Capitaine. L’ambiance tenait presque à une farce quand on songe à la violence des combats en mer : ces vergues et ses voiles arrachées, les corps culbutant du haut des drisses et tombant sur le pont balayé par les canons de l’ennemi cherchant démâter ou tirer « plein bois » dans la coque. « Nous avions pour nous l’avantage d’être bien mieux entraîné que ces
137
arrogants mercenaires à la solde de la Convention ou du Directoire, je ne sais plus comment il faille l’appeler ! Souligna Hewlett, le nez dans son verre. Il ne fut pas dur d’anticiper leurs manœuvres. Et les bricks ! Parlons-en des Bricks ! Foutues voiles filant à border plat ! —Oui, ce Directoire envoie dans un dernier souffle quelques voiliers mercenaires attaquer les vaisseaux du Roi sans penser qu’ils s’attaqueraient à plus gros ! Déclara notre diplomate Howe le regard brillant. Depuis la chute de ce Robespierre en juillet dernier, les décisions de ces bourgeois visent avant tout à conserver une part de leur fortuite fortune sur les côtes Africaines pour le cas où ils auraient à ouvrir de nouveaux leur comptoir. Damnés Français ! » Le Capitaine glissa son regard vers moi et me fixa avec une certaine intensité ce qui eut pour effet de me mettre mal à l’aise. « Ils ont tenté de nous démâter, mais leurs boulets n’ont fait d’érafler le misaine, répliqua Campbell tout sourire et le visage rougi par la vive émotion partagée avec ses frères de navigation. La perte de leur gouvernail leur fut fatale sans parler de la perte de leurs haubans. Il eut beau lofer le malheureux, notre puissance de feu eu raison de lui. —Déplorons ceci dit la perte de deux de nos marins, critiqua Bergson plus rabatjoie qu’à son ordinaire. Quant à notre Gordon, ses propos sont injurieux et visent à corrompre l’estime des autres marins au sujet de Miss Spencer. —Je l’ai entendu dire oui, ajouta Howe déçu qu’une telle animosité puisse troubler mon travail.
138
—Soyez soulagé d’apprendre que le maitre d’armes s’en occupe, déclara Wharton sortit de ses douces pensées à mon égard. Il va s’en dire que nous ne pouvons tolérer cela à bord de l’Argo et son exemple en dissuadera plus d’un. —Le maître d’armes ? N’est-ce pas un peu radical ? Questionna Townsend sensible aux punitions corporelles de la Royal Navy. Ne craignez-vous pas que cet exemple attise la colère des autres marins, Capitaine ? —Voyez-vous à bord du vaisseau de Sa Majesté le Master and Commander agi en vertu de toutes les lois qui lui sont conférées, comme un bon père de famille éduquant ses enfants et châtiant quand il le faille les plus récalcitrants. Nous avons un objectif Mr Townsend, un objectif commun il semblerait et si ce Gordon n’a nulle intention de se ranger à notre cause, il est notre devoir à tous de…l’éduquer dans ce sens. Plaise à vous de ne pas y assister, cela ne fera pas la moindre différence. —Un simple entretien aurait suffi, attaqua Bergson lui aussi contrarié par la décision du Capitaine. —Docteur ! Ne contestez pas mon autorité à bord de ce vaisseau de guerre en vous faisant l’avocat du Diable. Nous rendrons les corps de Robinson et Austin à la mer et au changement de quart de quatre heures, Gordon expiera ses fautes. —Et pourquoi allumer un grand feu pour l’y voir brûler ? —J’ai dit : Cela suffit Docteur ! » Je savais être la cause de leur mésentente et alors que les discussions reprirent bien vite sur un tout autre sujet et quand tous quittèrent la table, je suivis le Capitaine
139
sur le pont où veillait Watterson et je le rejoignis sur le gaillard d’arrière derrière la timonerie. « Je viens plaider en la faveur de Gordon, Capitaine. —Cet homme vous a cruellement offensé Miss Spencer, alors il sera puni ! Il n’y a rien à ajouter à cela. —Comme le pense Mr Townsend, cela va se retourner contre moi et… —Jamais aucun homme ne vous offensera sous MON commandement Miss Spencer, ni maintenant ni jamais ! Alors soyez aimable de regagner votre cabine et vous assisterez à la punition, la tête haute, à l’endroit même où nous nous tenons ! Ne pas y assister serait perçu par mes hommes comme un signe de faiblesse ou de lâcheté, je vous laisse choisir ! Il en aurait été de même à Kingston jeune fille, j’aurai lavé votre honneur par les armes, cela ne vous en déplaise. Vous êtes ma passagère et à ce titre, aucun ne vous manquera de respect ! Bonne nuit ! » Au changement de quart toute la flotte fut réunie pour la punition. On amené le fautif et à coups de garcette il fut puni et debout près de Lord Waddington, je serrai les dents à chaque coup claquant sur le dos du malheureux Gordon. « Détachez-le ! Et que chacun reprenne son travail ! » Bergson tenta de me retenir par le bras, mais je fus prompte à m’en dégager pour aller m’enfermer dans ma cabine où il me rejoignit. Assise sur mon lit, il me serra dans ses bras et je lui rendis son étreinte. « Vous n’y êtes pour rien Nina. Cet homme a reconnu ses torts et… (Il me caressa la joue, puis les deux avant de poursuivre sur mes lèvres qu’il fixait avec convoitise) il a avoué avoir parlé de façon rude. La peur
140
en est seule la cause ». Il baisa tendrement ma joue et s’arrêta à la commissure de mes lèvres. Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir m’embrasser ? Le Capitaine d’accord, mais Bergson…Doucement je me dégageai de son étreinte pour rassembler mes jambes sur ma couchette. Quand la silhouette massive du Capitaine apparut dans l’encorbellement de la porte. Bergson le vit et un voile d’abandon s’abattit sur lui. Le désarroi face à la place qu’occupait le Capitaine dans mon cœur et réciproquement. Il partit sans rien ajouter et j’éprouvai de la peine pour le Docteur. Il était si affable à mon égard. A mon tour j’allais quitter la cabine quand le Capitaine referma la cloison et étant sa prisonnière dans ma propre cabine, je lui tournai le dos, les bras croisés sur ma poitrine. « Je pourrais arranger les choses en…en vous épousant ». Avais-je bien compris ? Non, mon esprit se troublait et me jouer des tours. « Je sais que vous n’en ferez rien ! Vous êtes bien trop…arrogant ! Quel capitaine de cette foutue armée accepterait pareille mésalliance ? Murmurai-je pour moi-même. Il se plaça derrière moi et caressa mon cou, ce qui eut pour effet de me faire frissonner de plaisir. Il me serra contre lui et posa ses lèvres dans mon cou. Il ne rêvait qu’à cela : me prendre pour ensuite me précipiter du haut d’une falaise. « Miss Spencer…voulezvous être ma femme ? —Décidemment les événements de ces dernières heures vous ont fait tourner la tête ! Ne soyez pas ridicule et ménagezmoi, ce n’est pas de cela dont j’ai besoin en ce moment. Ce petit numéro d’autorité sur le coup a eu un effet dévastateur sur mes nerfs, alors soyez aimable de me
141
laisser cogiter sur mon propre sort au sein de votre équipage ! Vous saurez trouver la porte ». Il prit mes mains et posa un genou à terre. Comment pouvait-il me faire cela ? « Nina…voulez-vous être mienne ? Faire de moi l’homme le plus heureux qu’il soit possible de rencontrer. J’ai su en vous voyant pour la première fois que je ne serais plus tout à fait le même et…j’avoue avoir eu besoin de vous croire pour ainsi me prononcer en ce jour. Votre personnalité, vos émois et votre aptitude à la survie vous désigne comme étant la seule et unique Mrs Wharton et… » Je fus prise de vertiges. Le reste fut inaudible et incompréhensible à mon esprit soumis à la torture. Bergson se trouvait être au-dessus de ma tête à me faire respirer des sels d’ammoniaque. « L’émotion en est la raison Docteur, sourit-il en m’aidant à me redresser, je viens de lui faire ma demande et… —Soulevez-lui les pieds, William ! Ordonna froidement Bergson, mais je me débattis en marmonnant un : « Ça va aller… » À peine perceptible et je recouvris bien vite la raison, transpirant de tous mes pores et quelque peu fébrile. « Je m’en occupe, un peu air lui fera le plus grand bien ». Assise sur le gaillard d’arrière sur le château je ne parvenais à me calmer ; rien n’avait de sens : cette expédition, la demande du capitaine, mon évanouissement…Bergson la tête entre les jambes semblait préoccupé, agité et il inspira profondément après m’avoir brièvement observée. « Acceptez sa demande Nina, elle est honnête. Vous ne trouverez nulle part
142
ailleurs plus belle preuve d’amour, il accepte de renoncer à tout pour la femme qu’il aime. Cependant ne soyez pas surprise si la bonne société lui fermera ses portes puisque vous n’auriez pu accepter ce rôle de maîtresse, ne soyez donc pas étonnée de vous voir frapper d’ostracisme d’un point à l’autre de l’Empire britannique. On vous reprochera d’avoir volé la destinée de cet homme promis à un bel avenir à la Royal Navy. L’Amirauté prévoyait de le nommer Commodore dans les mois à venir. Poste qui échouera à un autre dont le nom ne sera pas entache par un mariage quelque peu...comment dire ? Métissé et peu sujet à caution. Si vous l’aimez il n’y a rien de plus légitime que d’accepter, mais si vous tenez à votre bonheur réciproque, refusé. William Wharton est un homme de devoir, un homme convaincu du bien fondé de sa mission et jusqu'à aujourd’hui son univers tend à basculer dans le néant dans le but de vous plaire. Mais aussi jolie fussiez-vous, vous ne restez pas moins une sirène attirant les marins vers les écueils ; que restera-t-il de votre amour après qu’il se soit réveillé dans cette torpeur dans laquelle vous l’avez plongé ? Il vous reprochera de l’avoir égaré, de l’avoir contraint à prendre la mauvaise décision et il n’y aura plus d’amour possible entre vous ». Les larmes ruisselaient sur mes joues et je fixai l’horizon, éperdue de douleur. Je l’aime, est-il possible d’en douter un seul instant ? Bergson serra sa main sur la mienne. « La passion dure un temps Nina, ensuite il ne reste plus que des désillusion et un gout amer que ni l’un ni l’autre ne souhaité connaître.
143
—Vous m’avez encouragé à monter sur ce bateau, pour mieux me conduire à ma propre perte manifestement et je vous ai écouté ! Et je l’ai fait ! Vous aviez témoigné tant d’égard à mon sujet que je m’en suis sentie flattée au-delà du possible. Et vous n’avez cessé de croire en moi, aujourd’hui seulement vous doutez de mon avenir et je ne sais plus que croire… je ne sais plus que faire. —Nina ce que je souhaite avant tout Nina c’est votre bonheur. Vous savoir heureuse me procurerait bien plus de joie que celle de Wharton de vous avoir pour femme, soyez en certaine. Et que serait ce bonheur sans réciproque confiance ? Il vous aime n’en doutez pas un seul instant, dussiez-vous y abandonner votre vertu ». Deux jours plus tard la vigie annonça une frégate anglaise, suivit d’une goélette et d’un brick. La frégate est un cinquième rang, c’est-à-dire offrant sur son pont 32 à 44 canons avec à son bord 200 à 300 hommes. Et d’Arcy de me renseigner sur le HMS Thunder, 37 canons réparties sur deux batteries avec à son bord 245 hommes avec un tonnage de 880. Difficile de paraître intéressée quand notre Master and Commander lorgne les trois navires à travers sa lorgnette. Je le trouvais plus attirant que jamais et ses défauts d’hier furent aujourd’hui des qualités. Oui je le trouvais beau, mon bel officier avec sa chevelure dorée identique à l’éclat de ses épaulettes et les boutons de son uniforme. Et plus je le regardais et plus je sentais battre mon cœur. Je le voulais pour moi comme la maîtresse éprise attendant le retour de l’être aimé et l’enfermant dans cette étreinte.
144
Le brick le Glasgow se chargerait de notre courrier et je rédigeais donc une lettre destinée à ma famille pour leur annoncer la demande en mariage du Capitaine Wharton. Bien qu’ayant des choses à raconter je me trouvais être si fébrile que mon écriture en fut corrompue et ce style dont j’étais si fière me fit défaut. Oh oui ! On pouvait dire que j’étais fébrile comme jamais et après de longues minutes passées à rédiger, je me décidai à l’apporter à l’un des représentant du Glasgow quand une folle activité régnant dans la grande cabine attira mon attention. Et à l’intérieur en plus de tous ces uniformes bleus j’aperçus des femmes de couleur, de ces femmes fières identiques aux créoles portant de longs cheveux bouclés et des robes aux décolletés bien échancrés pour ne pas dire ravageurs ridiculement dissimulés derrière des fichus aussi transparents que les élytres d’une libellule. Aucun d’ailleurs ne remarqua mon entrée et comme je demandais après la remise du courrier, notre diplomate Pulling répondit : « Ne nous ennuyez pas avec votre paperasse, nous avons tôt fait de nous réjouir de ces charmantes passagères ! » Cherchant le soutien auprès de notre ingénieur-chef Boyle qui tint à peu près le même langage : « Peut-être pourrions-nous en parler plus tard ? » Après m’être tant donnée de mal, voilà que je me retrouvais à ne pas savoir que faire de cette fraîche missive. Ces hommes d’ordinaire si paisible semblèrent animés d’un feu de prairie passant de l’un à l’autre des individus avec une fulgurante rapidité sans rien à proximité pour l’éteindre. « Oh deux soleils au firmament, soupira Howe
145
comme pensant être seul face à ses lubriques réflexions, que donnerais-je pour me consumer dans leurs bras ? » Le souper risquerait d’être animé avec ces deux beautés africaines à bord. « De la Guinée équatoriale en fait, souligna Hewlett ravi que je vienne à parler de nos passagères, puisque nous faisons route dans la même direction, le capitaine Henri Williamson, quel Saint homme, nous gratifie de ses deux passagères ! Notre capitaine a pensé à juste titre qu’elles vous tiendront compagnie ! Ne sont-ils pas tous deux bienveillants à votre égard ? —Si vous le dites je n’ai plus qu’à vous croire sur parole ! » Il souriait d’une oreille à l’autre sans même avoir entendu ce que je venais de murmurer et bien vite j’allais me réfugier à l’infirmerie ; cependant les invalides fantasmaient à leur tour sur ces Africaines disant en connaître un rayon sur le sujet et tous parlaient de ce qu’ils feraient une fois débarqués et tous feraient la même chose : ils passeraient du bon temps avec les sœurs de nos résidentes. Elles faisaient des manières comme toutes les femmes habituées à quelques exigences pour mieux rentrer dans leur rôle ; celle-là réclamait du lait, l’autre voulait qu’on lui masse les pieds et toutes deux m’observèrent telle une pestiférée, une esclave puisque travaillant pour la Royal Navy quand ces dames passaient du bon temps avec ces gentlemen et elles s’exprimaient bien ; la plupart des Créoles de la Jamaïque baragouinent leur anglais approximatif quand elles ne causent pas en créole. Celles-ci je dois le reconnaître étaient distinguées et fraîches, spontanées
146
et divertissantes. J’enviai leur aisance et leur aptitude à susciter le désir d’un battement de cil, une tête légèrement penchée sur l’épaule, une main dans leur épaisse chevelure. Une jambe posée en appui sur une chaise et ce fut tout la grande cabine qui fut plongée dans un grand émoi. Le Docteur Bergson me cherchait dit-on et quand j’arrivais à lui il semblait être heureux de me voir et cet enthousiasme me fit l’effet d’un grog bien chaud. « Et bien Nina où étiez-vous cachée ? C’est bien cru mourir d’ennui seul dans ce cachot humide et puant ! Votre compagnie est de loin la meilleure que la mer puisse offrir ! » Et nous officiâmes à la lueur des lampes ; l’un contre l’autre comme pour mieux économiser la chandelle et ce dernier ne me quitta pas jusqu’au moment de passer à table avec les officiers du Thunder parlant fort de l’Afrique comme d’une vierge indocile pour prendre l’expression du Capitaine Wayne. Puis il employa le mot putain pour parler des comptoirs Espagnols et Français, ce qui eut pour effet de me surprendre. « Nous serons en Afrique dans trois jours, déclara Wayne en tendant son verre vide aux valets de pied surpris de trouver pareille table sur un vaisseau de guerre. Si l’Argo devait passer à l’ennemi, la grande cabine serait inéluctablement pillée pour ses richesses comprenant les deux services de porcelaine, le service d’argenterie de 180 pièces chacune ; les candélabres et bougeoirs en argent, les porte-couteaux, les ronds de serviette, la précieuse collection de livres et la collection d’épées prises sur des Hollandais, Français, Portugais, Espagnols et Prussiens.
147
Wayne parlait beaucoup et fort comme craignant de ne pas être entendu par le reste de la tablée et sa surdité il le devait à un canon de 24 livres lui ayant perforé le tympan et comme tous les sourds il parlait pour s’éviter les longs moments de solitude résultats par l’absence de bruit. Il était affable et plaisantait beaucoup, tournait tout à la dérision et son ouverture d’esprit le fit aimer de tous. En ma présence je remarquais le mutisme des filles qui poussèrent leur mépris à parler dans leur langue natale et Anderson les reprit bien vite, Marion répondit froidement et ce dernier dut oser le ton. Vraisemblablement il fut question de moi à en juger par la direction du regard d’Anderson. Cette Africaine ne m’aimait pas et elle le faisait sentir ; à Kingston j’avais eu ce genre d’ennui. Les Créoles me trouvaient trop blanches, n’ayant rien hérité du Nègre pas même son indomptable chevelure. La Fleur en me donnant la vie avait gommé toutes les caractéristiques propres à l’Africain de telle sorte que je grandis avec le sentiment d’être un parasite dans ma propre communauté. Et Wayne poursuivit : « Nous aurons tout le loisir de nous reposer une fois à terre, ces Africains ont un grand sens de l’hospitalité comme vous n’êtes pas s’en l’ignorer, ricana-t-il en se laissant caresse la poitrine par cette Marion, si toutefois nous savons les flatter ». Marion convoitait Wharton et je n’aimais pas l’idée qu’il puisse envisager trouver du plaisir dans les bras de cette négresse. « Nous avons à bord de l’Argo assez de verroterie, de tabac et de cuivre pour les
148
amadouer, lança Hewlett fier de sa remarque, s’attendant peut-être à ce qu’on salue son pragmatisme. De la verroterie et des armes. —Qui passeront dans les mains des Portugais, Hewlett ! Dans pareil contexte, la verroterie ne suffira pas, lança Sir Applegate notre nouvel hôte à l’expression joviale. Lui et Leonce disaient savoir traiter avec les Africains, ce qui eut pour effet de froisser Howe et Townsend relayés au rang de second intermédiaire, de vulgaires consultants quand tous deux nourrissaient une démesurée ambition. Il faudra nous montrer très prudent avec ceux de Gorée car les Portugais aidés par les Hollandais se saisissent des forts Français abandonnés depuis la fin de la traite en 1792. A la Sierra Leone ce sont des esclaves affranchis qui sèment la zizanie. Ils auraient quittés nos Colonies britanniques pour un retour légitime dans leur terre d’origine. —C’est plutôt encourageant non ? Railla Wharton et comme son regard plongea dans le mien je fixai prestement mon verre de cristal. Comme je vous l’ai dit il y a quelques jours de cela nous avons été attaqués par des navires portant les couleurs de la France, il s’agissait de la Rapide, de la Furie et le Directoire probablement conduit par les pirates sévissant aux larges de la Côte Nord. —Les forbans d’Alger ne sont pas à exclure, souligna Grissom cet autre diplomate du Thunder à l’œil vairon toujours accompagné d’un cigare de fabrication brésilienne, les Salétins et les Barbaresques n’ont aucun scrupule à s’attaquer à plus gros pour la cargaison, l’équipage ou le navire en question. Les
149
négriers se voient être déroutés ce qui contrarie les armateurs hollandais et portugais qui alors demande l’entraide des Ministres de la marine ». Après ce frugal régal, le docteur Bergson me raccompagna dans ma cabine et sans lui il y a longtemps que j’aurais été comme l’une de ses catins de Jamaïque. Pour sûr La Fleur aurait eu un bel attelage à faire pâlir d’envie le voisinage et je la connais assez pour savoir qu’elle boirait l’argent et bourrée comme un coing dirait qu’il lui était légitime de le dépenser. « Je suis à côté alors si vous avez besoin de quoique se soit… —Vous n’allez pas rejoindre les autres ? Ils vont trouver regrettable de devoir s’amuser sans vous. D’accord…je toquerais si le besoin s’en fait ressentir. —Oui vous n’hésiterez pas hein ? » Il semblait soucieux, préoccupé par le fait que je n’ai pas trouvé à desserrer les dents de la soirée. Les vedettes restaient ces Africaines au franc-parler n’hésitant pas à remettre ne place les officiers de l’Argo. Leur présence ici tenait plus d’un cadeau empoisonné « Alors bonne soirée Nina… » Je finissais de me déshabiller quand on frappa à ma cloison et en robe de chambre ouvrit à Bergson, tout en finissant de nouer le kimono à ma taille. « Euh…Nina je…je suis troublé comme vous pouvez le voir. Ceci est pour vous… prenez-le ! » Des plus enthousiaste je déballais le cadeau pour tomber sur un magnifique petit coffret en acajou ; à l’intérieur des instruments chirurgicaux au nombre de vingt. Aussitôt je fouillais dans mon coffre pour y récupérer le cadeau que je lui destinai et qui j’espère ferait son bonheur.
150
« Je comptais vous l’offrir une fois à terre, mais je ne trouverai pas meilleure occasion que maintenant…Est-ce que cela vous plait ? C’est un bien modeste cadeau comparé au vôtre. Il s’avère que je dispose d’un peu de temps libre. —Je sais que vous y avez consacré beaucoup d’heures à le faire et cela me touche énormément Nina. On se voit demain ». Mon cadeau ne sembla lui faire aucun effet et assise sur le rebord de ma couchette je me dis que je n’avais manifesté aucune joie en recevant le sien qui me plaisait tant. Le coffret sur les genoux, je fis l’inventaire des instruments m’émerveillant sur le soin porté à leur réalisation ; si précis et si efficace. Bergson restait le premier à dire qu’un bon praticien devait avoir le meilleur matériel à disposition et notre chirurgien-major l’attaquait en répondant qu’un bon praticien reste un bon praticien quelque soit le support avec lequel il doit se conformer. L’animosité régnant entre les deux hommes est telle que je me désole de ne pouvoir trouver en Delaney un allié de circonstances. Des querelles de vieilles poules comme dirait d’Arcy à ce sujet, car excepté Watterson et Howe aucun ne semblait satisfaire sa curiosité et nourrir son intellect. Par ailleurs, il ne me voyait et ne m’entendait pas, s’adressant aux autres assistants en feignant le trait, d’un ton autoritaire et dénoué de toute attention. « Ce vaisseau de guerre n’est pas une Académie ! Par conséquent je n’ai ni le temps ni la volonté de vous enseigner cette science ! » Allongée dans cette étroite couchette, le dos légèrement surélevé je me dis que je
151
manquais d’assurance vis-à-vis de Wharton ; être plus exigeante serait une garantie de l’avoir pour moi car l’idée qu’il puisse passer du bon temps dans les bras de Marion ou de cette Emily me rendait folle de rage au point de ne parvenir à trouver le sommeil. On les entendait s’esclaffer d’ici. Elles. Eux. Comment ne pas éprouver de la folie ? Il y eut un bruit de vaisselle cassée. Le silence et de nouveau les rires. Ma respiration s’accéléra. Non, je ne pouvais me soustraire à cette terrible éventualité. Là, de nouveau assise sur le rebord du lit je brûlai d’intervenir. Alors je rallumai la mèche de ma lanterne pour étudier dans le livre offert par Bergson. Mon salaire passerait dans l’achat de bougie pourtant rationnée par Jones. Waddington arriva peu de temps après et son domestique l’aida à se mettre au lit. Du mouvement se fit entendre dans la coursive avec le changement de quart. Le vacarme sembla durer un petit moment et dans sa cabine Bergson marchait d’un coin à l’autre de son habitable Lui non plus ne dormait pas, agité par quelques tracas. Le lendemain je fus sur le pont de bonne heure et sur le gaillard arrière mon attention se porta sur le Thunder filant à cinquante miles sur bâbord poussé par les alizés ; vu de l’extérieur cette frégate avait fière allure et il choqua ses voiles afin de l’aborder plus près de l’Argo. L’écume montait le long de ses sabords, telle une collerette d’argent. Le Thunder lofa et vint se placer à dix miles à peine de notre coque. Alors je compris l’attraction qu’exerçait la mer sur les hommes. Comment croire possible que l’esprit humain concevoir de si belles choses…
152
l’émotion me submergea et les larmes me montèrent aux yeux. Avais-je le droit de me plaindre ? De trouver l’existence e amère quand les portes du paradis grandes ouvertes me laissent entrevoir des merveilles ? Wharton furtivement approcha, cela le démangeait depuis un certain temps déjà et il profita du changement de quart de midi pour le faire. « Et je vous trouve avec Spinoza ! Son idée sur l’éthique du bonheur et de la liberté pourrait avait raison de vous. Et en quoi consisterait votre bonheur s’il n’est pas dans la passion ? Il existe des passions qui ne sont pas condamnables, des passions qui augmentent notre puissance d’action et le but de l’éthique se serait-il pas de rester actif ? Découvrir le monde, Dieu et ainsi trouver de la joie derrière chaque élément ; c’est aussi exprimer la puissance de notre entendement puisqu’éternel ! Que resterat-il de nous quand… —Tant de préjugés, monsieur ! Sachez que je n’ai pas eu besoin de ce philosophe pour me cheminer vers la sagesse ; votre conception du monde est bien trop pâteuse et destinée à des hommes dont la logique, or cette compréhension mathématique, est gâtée par un but motivé qu’il vous plairait d’appeler…nécessité. Avec quelle détermination allez-vous défendre ce concept ? Pour moi la vérité est bien plus dure à approcher dans ce monde des ténèbres où seule la destruction semble être justifiée. —Ah, ah ! Votre insolence nous a manqué hier soir au souper ; point de Nina pour s’offusquer du peu de sagesse des hommes ! Point d’ange pour apaiser le cœur des hommes ! Je crains que ce
153
voyage ne soit pour vous un Enfer puisque ce navire en est le Purgatoire. Vous avez sciemment écarté Descartes pour cet Hollandais qui je le crains ne vous rendra pas plus aimable. Qu’est-ce que ce cher Docteur vous enseigne-t-il à l’infirmerie ? Vous consacre-t-il quelques heures au conatus ? Le conatus est selon Spinoza, l’effort par lequel « chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » Ethique III que vous trouverez dans ce livre si j’ai bonne mémoire. S’il n’avait pas été médecin, il aurait sûrement fait carrière dans l’Eglise en tant ministre de son culte. —Pourtant vous vous félicitez qu’il me tienne office de prédicateur, lui au moins de me convoite pas outrageusement. Il vous est loyal, n’est-ce pas avec ce seul épithète que se porte votre estime à autrui ? S’il n’était pas votre ami, il y a longtemps qu’il m’aurait faite sa demande que j’aurai acceptée. Est-il possible que je puisse être éprise de vous ? Or je redoute chaque instant passé auprès de vous. —Et pourquoi si vous dites m’aimer ? Vous souvenez-vous de notre rencontre sur la plage ? » Oui je me souvenais de cette crique. L’endroit idéal pour apprécier cette île et dans l’eau j’avançais au milieu des poissons filant à grande vitesse de tous côtés ; il fallait être alerte ou très prétentieux pour espérer en attraper un. Et puis il y avait ces coquillages ; de belles nacres échoués sur ce littoral. J’en ramassai pour Edda, elle en faisait des colliers quand soudain j’aperçus le capitaine Wharton sur la plage fixant l’horizon sur lequel se dessinait des bateaux filant vers le port.
154
Il ôta sa chemise et glissa sous l’eau ; impassible face à cette présence je continuais à ramasser des coquillages, les cheveux dans les yeux, les vagues léchant mes pieds. De loin je l’apercevais plongeant tel un cormoran ressurgissant l’on ne savait jamais où. Ici il y avait les plus belles nacres de l’île, un cimetière de crustacés ignoré de tous. Il sortit de l’eau en tenant trois grosses berniques qu’il me remit sans rien dire d’autre. Un homme qui se jetait à l’eau pour vous, cela eut quelque saveur romanesque, accentué par ce corps viril, charpenté et hâlé. Vigoureusement il se sécha à l’aide de sa chemise et bien vite dissimula ce torse fort que je voulus comme un rempart aux agressions subies par les hommes. Son regard m’avait troublé ; il y avait tant de puissance en lui, tant de bienfaisance que j’en fus bouleversée. Sans savoir qui il était, je le voyais voguant sur les eaux à la recherche de quelques trésors cachés par les flibustiers. Oui il émanait de lui une telle robustesse que n’importe qui l’aurait suivi au bout du monde. Il partit sans rien ajouter. Du moins l’eussé-je cru jusqu’à le voir réapparaître, les sourcils froncés —une expression qui ne devais pas le lâcher, car la seule que je lui connaisse depuis, un mélange d’interrogation, de contrariété et d’autorité naturelle—, et là sur la plage je le fixais avec attention et il fit de même : son regard bleu et ses paupières tombantes, son front large et sa fossette d’ange. Je ressentis tant de joie, tant de bonheur qu’il me fut impossible de le décrire. Oui je l’aimais… Je détournais la tête pour fixer le Thunder. Cette rencontre scella mon
155
destin ; trois jours plus tard je le revis sur le port, au milieu de soldats du Roi. Intimidée par son uniforme je n’ai pas osé l’approcher. Il m’a reconnu au moment où j’allais fuir loin de cette scène. « Si je voulez vous revoir, comment devrais-je m’y prendre ? » M’avait-il posé sur la plage et rougissante je n’avais su quoi lui dire. « Donnez-moi au moins votre nom… » En proie à cette vive émotion je répondis que je n’étais pas adepte du nécessitarisme. « Où voulez-vous en venir…capitaine ? Il aurait été moins contrariant pour vous de renoncer à cette lubie. Dépenser pareille somme pour une demeure que vous n’habitez jamais, n’est-pas une délicieuse fantaisie ? Tant d’effort pour n’avoir de moi que des baisers volés. Comme je vous plains ? Votre souffrance et la mienne pourrait prendre fin ici, personne ne nous blâmera cette tentative, pourtant jugée bonne mais passablement efficace. La conscience n’est souvent qu’une vague illusion de soi et le pêché originel fut celui de détourner les Hommes de leur parfaite ignorance. Cependant vous trouverez bien plus de plaisir en épousant Marion qu’en adjurant votre Foi en votre Royaume. Votre Dieu ne pourrait accepter d’avantage et le parjure fera de votre âme celle d’un damné ». Au loin apparut Rose escortée par les aspirants Gordon et Moore, apportant coussins et parasol pour la belle Africaine, avançant nue pied la robe relevée sur un côté pour laisser entrevoir ses jambes musclées. « Aujourd’hui ma réponse est : non je ne suis pas adepte du nécessitarisme, je crois au hasard et à la liberté. Je veux opérer
156
mes propres choix, libre de me tromper tout en gardant mon esprit critique afin de ne pas sombrer dans le néant d’une existence se résumant à l’absence d’oppositions, de rivalités et d’antagonismes. —Piloter un navire de guerre ne vous suffit-il donc pas ? —C’est votre barque que je souhaite piloter, vous conduire habilement au milieu des écueils et vous faire mouiller dans des endroits inconnus de tous. Incroyable que vous puissiez m’avoir fait confiance à Kingston et désolant que je doive justifier mes actes à votre critique, déclara Wharton en me caressant la joue tendrement à la vue de ses hommes d’équipage et de ses lieutenants. Dans deux jours nous mouillerons au large de la Guinée et il serait prestigieux pour vous que vous descendiez de ce navire en portant mon nom. Vous feriez une bien meilleure rançon mariée que vierge et célibataire ».
157
CHAPITRE 5 L’Afrique. L’Argo et le Thunder mouillèrent devant le fort érigé devant l’estuaire du fleuve le Sénégal. Une longue attente pénible et oppressante ; à tout moment la batterie sur la côté pouvait répondre sans risquer de voir trois négriers couler par le Thunder, l’Argo menaçant directement le fort niché à flanc de falaise ; l’alizée nous envoya les effluves des Africains entassés dans les cales des goélettes et sur le pont Marion me dévisagea de la tête aux pieds. « Tu n’as encore rien vu et on verra si tu es encore fidèle à tes maîtres ! Ce que tu verras ici te marquera comme le fer marque la peau des esclaves et tu auras beau frotter, ta liberté ne te sera jamais rendue ! » Il faisait chaud et je suffoquais, m’éventant sous ce soleil de plomb, toutefois préférable à l’épouvantable chaleur accablant les hommes à leur batterie. Au moins à Kingston nous avions de la verdure et de l’eau fraîche en abondance…Je donnerai n’importe quoi pour plonger dans la mer. « Nous leur enverrons Howe et Townsend demain, murmura Warton à l’intention de Grant debout près de lui s’épongeant le front, Applegate et Leonce pourraient convenir mais je préfère les avoir près de nous pour le cas où les Africains refuseraient toute négociation. Les Africains connaissent nos attentions. Faites en sorte de les maintenir au plus haut de leur forme. Il serait dommage de perdre cette bataille pour un problème de rapport diplomatique».
158
Dans la grande salle, le Dr Bergson lisait un livre sur Archimède qui disait être fort instructif et je l’accompagnai plongée dans Euclide et son Enseignements des éléments, près de nous, Lord Waddington rédigeait quelques notes en compagnie d’Applegate que je crus être le seul incapable de ressentir la peur. Emily et Marion vautrées dans le sofa lorgnaient du côté de Howe et Townsend, se préparant à intervenir. Howard discuta sur les travaux d’Archimède qui dès lors me parut être des plus accessibles, ils parlaient de ce Grec comme d’un voisin aux idées prometteuses mais contestables. Ils dévièrent sur Érastothène, également scientifique et ami d’Archimède qui sut estimer la circonférence de la Terre et leur discussion s’éternisa, parvenant presque à nous distraire. Ces Argonautes demeuraient suffisamment calmes et vers 6 heures, Wharton descendit le visage ruisselant de sueur. Waddington et moi en étions à notre partie d’échecs et son arrivée ne nous troubla pas pour autant. « Attention à votre fou, Miss Spencer ! Le cavalier de Waddington n’en fera qu’une bouchée, murmura Wharton, les yeux rivés sur ma poitrine. Votre adversaire doit encore apprendre, Milord, sa défense lors d’un siège pourrait lui valoir d’agiter le drapeau blanc. Bergson ! Avez-vous une minute ? » Lui se leva interrogeant le capitaine du regard comme s’il ne comprenait pas un traître mot de ce qu’il venait de lui dire. « Mais certainement… » A contre cœur il posa l’ouvrage près de notre Howard méditant seul sur les prouesses passées de cet Archimède et disciples. Qu’avait-il de
159
si urgent à lui dire ? L’enverrait-il lui aussi sur le continent ? Avec Waddington les parties ne duraient jamais longtemps ; inutile de souligner le fait que je sois un mauvais stratagème et incapable d’anticiper le coup de Waddington avec qui je jouais le plus souvent, aidé par Howard et Knowles, notre second ingénieur-chef, contrarié que personne ne prenne le temps de m’instruire correctement à ce jeu. L’officier d’Arcy nous rejoignit et là Marion se leva prestement, agitant ses jupons pour se placer derrière Waddington et langoureusement se pencha sur son dos, laissant glisser un bras sur le buste du Lord qui cependant, ne bougea pas d’un cil. L’Africaine caressait l’idée de le séduire. Lui aussi transpirait à grosses gouttes et discrètement épongea sa nuque, posa son bicorne sur un fauteuil ainsi que sa redingote et se vautra à la place que j’occupai toute à l’heure. Il attrapa le livre d’Euclide qu’il feuilleta avant de s’y plonger complètement. Marion le rejoignit sur le sofa. « Qu’estce que vous lisez ? Est-ce à ce point passionnant que vous ne leviez pas les yeux ? —Veuillez m’excuser, Madame… —Je n’ai jamais vu autant de gens à lire comme vous le faites sur ce navire ! Je me suis toujours demandé ce qu’on éprouve quand on lit, questionna Marion en s’approchant de lui pour rendre confidentielle leur conservation. Quel genre de plaisir trouve-t-on là-dedans ? Et la main de Marion glissa vers son entrejambe ce qui le fit lever d’un bond, peu habitué à ce qu’on trouve à flatter son
160
anatomie particulièrement bien mise en relief. Parions qu’à Kingston les filles aiment à lui courir derrière, gorge ouverte et s’entretuent pour avoir ses faveurs, tout comme cette Marion et Emily, sœur de lait, solidaires et pourtant rivales quand il s’agissait de se dégoter un riche et puissant amant. Howard me renseigna sur nos passagères, anciennes résidentes du Thunder ; de jeunes beautés élevées dans un fort français avant de s’enfuir, quitter l’Afrique pour la Saint-Domingue puis Antigua où elles comptèrent faire affaire avec pour capital leur seul beauté ; leur histoire plut aux Anglais notamment au capitaine Wayne qui entretint Marion, l’aînée des deux. La fortune personnelle de Marion s’élevait à 1700 livres par an et à ce prix pouvait s’offrir un attelage, se payer le luxe d’avoir des domestiques et se faire respecter d’un coin à l’autre de la Jamaïque. Cependant sa soif de pouvoir la poussait à se trouver un protecteur plus fortuné que ce Wayne ; il rentrait en Angleterre et sans Marion. « Elle dit que vous l’avez offensé l’autre soir. Selon elle, son Wayne vous regardait un peu trop, déclara Bergson hier matin quand il nous surprit à nous fusiller du regard. Evitez de trop embarrassée cette Princesse qui vous jettera par-dessus bord manu militari si elle vous sait capable de perversion. A part passer son temps à apporter ses doléances au Capitaine, elle frise l’indolence, la suffisance et le pêché, ricana Bergson. —Taisez-vous donc, elle pourrait vous entendre et c’est alors vous qu’elle s’empressera de jeter par-dessus bord. On dit que le coin regorge de requins Il serait
161
dommage de les empoisonner. L’arsenic est si dur à se procurer… » Il éclata de rire, un bon rire sincère qui le projeta d’avant en arrière ; tous sur le pont nous observaient et lui se pinça l’arrête du nez sans parvenir à se contrôler. J’ignorai ce qu’il y eut de si drôle dans ce que je venais de dire, mais il rit de bon cœur, la main posée sur mon avant-bras. « Ah, ah, ah ! Où allez-vous trouver tout cela Nina ? Ah, ah ! (soupir) Ah Nina, je n’avais pas ri autant depuis longtemps ! L’arsenic c’est bien trouvé ! Ah, ah ! Et moi qui vous croyez incapable de faire de l’humour ! Voilà que je découvre une autre facette de votre personnalité. Bon…qui mangerons-nous aujourd’hui au déjeuner ? Styron ? Ou Delaney ? » Nous avions un jeu consistant à deviner qui bouderait le déjeuner entre nos astronomes Styron et Brake ou bien Delaney ; Harper souvent ainsi que Townsend ; ces hommes trop imbus de leur personne ne déjeunaient qu’en présence du Capitaine, envoyant leur domestique s’enquérir de la disponibilité de notre Master and Commander et ainsi s’annonçaient ou non, ce qui va s’en dire contrariait le Maître d’hôtel Morris. On se trompait rarement sur nos pronostics. Pour revenir à Marion le fait qu’elle gagnait plus que notre chirurgien Delaney suffit à l’éloigner de nous pour un petit moment ; il prenait ses repas avec Harper, le médecin de garde et les aideschirurgiens se fichant bien de ce qui se passait dans la grande cabine. Sale caractère que ce Delaney ! Pas moyen de l’accrocher et encore moins lui faire passer un message ; depuis l’épisode de l’eau rationnée il ne voulait plus entendre parler
162
de Bergson dont il disait être corrompu par les miasmes de la fièvre française. Personne n’aurait pu le raisonner, pas même Wharton. Appuyé contre le dossier de ma chaise, d’Arcy étudiait mon jeu et grâce à son intervention je pus sauver ma reine. « Echec et mat ! » Lança ce dernier à Waddington en prenant ma main pour déplacer les pions sur l’échiquier. « Vous n’aviez pas pensé à cela, Milord ? Nous vous battons à plate couture ! » Sur le pont Campbell fixait le fort l’œil rivé dans sa lorgnette et en me voyant arriver remit l’observation à l’aspirant Rothman. Les mains derrière le dos, il fit le coq, gonflant son poitrail pour paraître plus costaud encore. « Le docteur Bergson vous cherchait Miss Spencer, il y a de cela dix minutes. La soirée risque d’être très longue…sans parler de cette chaleur. Je dirais que l’invention du sorbet ait vu le jour ici, n’êtes-vous pas de mon avis ? Si nous pouvions avoir de la glace en quantité suffisante nous nous en porterions bien mieux, n’est-ce pas ? » D’après Applegate notre spécialiste de la Sénégambie et de la Sierra Leone nous devions nous attendre à une longue attente de plusieurs jours, voir de plusieurs semaines ; les rois d’Afrique gérant les forts et les factoreries de la côte de l’Or et de la Côte des Esclaves. Ainsi les Français, Anglais et Portugais devaient cohabiter séparer seulement de quelques dizaines de lieues. Leonce craignait que les Africains leur demande d’ouvrir un comptoir et de payer au roi la valeur de douze esclaves pour ainsi s’acquitter de l’occupation du
163
mouillage en rade de l’estuaire ; ce que Wharton refuserait n’étant pas là pour faire du commerce. « Alors n’espérez pas rentrer, Capitaine ! Argua Leonce en se délectant de la tête de veau servie avec les asperges. Nous sommes ici bien de l’Anamabou où nous disposons d’un fort puissant braquant ses canons face à la mer et la terre ! Dès demain, faire tirer aux canons pour les obliger à nous rendre visite ! —Si nous suivons vos idées nous pourrons tant qu’à faire leur remettre quelques pièces d’écarlates, des meubles bien brillants, tous nos flacons d’eau-devie et toute l’argenterie que compte ce navire ! Railla Howe une fois de plus contrarié par les avertissements de Leonce. Il coupait sa viande avec empressement mué par un sentiment de colère. —De quoi êtes-vous entrain de nous parler ? » Fallen prenait toujours le parti de celui qui parlait le plus et je le trouvais par moment détestable. Le capitaine sur sa chaise soupira, agacé une fois de plus que l’on soit là à discuter du sexe des anges. Pour lui les Africains restaient d’habiles menteurs, n’ayant aucun scrupule à se voler entre eux, tromper les Européens en leur vendant des esclaves avariés pour reprendre l’expression de Townsend agacé par les palabres des vieux Africains, restant là dans le seul but de leur faire perdre un temps fou et précieux. En fait ce qui les rendait tous fous de colère se résumait à la traite volante, cet espèce de cabotage le long de la côte africaine ; des négriers comme ceux mouillant sur notre flanc bâbord, rempli de 2/3 par des captifs et attendant patiemment qu’on leur livra le
164
reste de la cargaison. Le Thunder disait qu’ils étaient en rade depuis deux mois. Deux mois ! Eprouvant des difficultés à rester assis, Wharton arpentait la pièce. « Alors nous nous déplacerons vers le Sud ! Cet estuaire n’est pas la seule place force disponible sur cette carte ! Rester en rade plus de trois jours serait insultant pour un vaisseau de guerre tel que l’Argo et si nous nous n’opposons pas à leur opiniâtreté ils continueront à se montrer grossiers et nous n’en voulons plus ! —Oui nous n’en voulons plus, poursuivit Waddington le verre à la main, mais…vous savez comme moi que notre gouvernement s’est assis sur l’idée que les Africains pourraient produire le sucre, le café, l’indigo et e café sur place ; cela nous aurait économisé la déportation de ces Africains, mais pour cela il aurait fallu pouvoir disposer de terres. Or il leur est impossible de collaborer, partout ces roitelets ne pensent qu’à leurs intérêts propres en convoitant notamment les richesses de leurs voisins. L’abolition de la traite d’une part, puis celle de l’esclavage d’autre part restent les seuls compromis possibles. —Compromis ? Nous pourrions débattre des heures entières sur ce sujet mais je préfère l’action aux palabres, continua notre capitaine et le ton qu’il emprunta aurait pu vexer une si distinguée personne comme lord Waddington ; ce dernier suffisamment intelligent savait rire de luimême pratiquant l’autodérision mieux que personne. La preuve nous fut apportée une fois de plus. Bergson l’aurait applaudi, si heureux qu’on puisse tenir tête au Capitaine mais le
165
Docteur ne soupa pas avec nous. Le repas terminé je le trouvais non pas à l’infirmerie mais dans sa cabine, le nez dans son microscope. « Docteur ! Me permettez-vous d’entrer ? » Il tarda à répondre. « La porte étant ouverte il m’est impossible de vous en refuser l’entrée ». Sa question me fit me rendre ridicule et ne sachant quoi répondre je triturai mes mains avant de tirer sur ma robe de gaulle écrue à large ceinture, une robe vaporeuse à maints jupons qui me donnait l’impression d’être aussi légère qu’un duvet. De Kingston je pris ma robe parme que je destinais aux grands diners, ma robe de mousseline pour les chaudes journées, cette robe écrue au décolleté vertigineux et une robe plus classique de taffetas lie-devin à manches courtes. Ma mère m’a toujours encouragé à la coquetterie et plusieurs, elle m’emmena visita la garde de robe de Mrs Clark. « On va jouer aux Dames ! » Disait-elle en me conduisant à travers l’escalier de service. Du haut de mes huit ans je me sentais fière d’avoir une mère aussi jolie ; assise sur le lit je la regardais porter de belles robes à panier, des boucles d’oreilles et des magnifiques parures. « Toi aussi, un jour tu auras tout ce que tu veux si tu sais accrocher le regard des hommes ! Il te faudra être la plus jolie…tu me le promets ? » J’avais hoché la tête face au regard si sérieux de La Fleur. « Tu n’auras que la beauté pour te distinguer des autres ne l’oublie pas ! » Et Wharton me trouva sur cette plage, dans une robe franchement défraîchie pour ne pas dire une guenille, remontée dans la ceinture afin de pouvoir progresser plus
166
facilement dans la mer. J’avais pour seul accessoire un vieux chapeau de jardinier troué de partout et ce jour-là je m’étais dis que je ne rencontrerai personne… Pourtant nos regards se croisèrent. « Dites-moi un peu comment s’est passé le repas. Qui d’entre ces gentlemen a cherché à ridiculiser l’autre ? Pouffa-t-il en levant le nez de son appareil. Il tenait dans sa main mon présent qu’il maltraitait puisqu’il le réduisait en état de boule avant de le poser sur la table. S’en servait-il pour s’essuyer le front ? Cette étoffe soigneusement brodée finirait bien vite en état de serpillère et cela me creva le cœur. Un simple mouchoir brodé à ses initiales aurait fait l’affaire. Et il poursuivit me dévisagea de son regard opalescent : Ditesmoi ce qui vous trouble et voyons si je peux y remédier? —Pourquoi n’étiez-vous pas au souper ? —Un cas de déshydrations au pont inférieur. Je ne tenais pas à vous indisposer en vous faisant descendre. L’atmosphère y fut insoutenable et je n’aurai pas donné cher de votre survie dans pareille condition. Il aurait alors fallu que je délasse votre corps de baleine et vous auriez vu en ce geste une agression faite à votre sacro sainte chasteté. Je ne me serais pas risqué sur ce terrain-là. Ai-je pu satisfaire votre curiosité ? Dois-je en déduire que vous n’aviez personne avec qui vous abroger de l’autorité du Capitaine ? » Dans la grande cabine les discussions tournaient autour de l’Afrique ; il ne pouvait en être autrement et je pensais connaître ce continent mieux que personne sachant tracer ses côtes de Saint-Louis au royaume de Matamba, en passant par la
167
Côte de l’Ivoire, la Côte de l’Or et la Côte des Esclaves. Plus que jamais il fut question de faire mon éducation et Mr Fallen disait pouvoir s’en charger. Assise à la table du Docteur, je piquai dans son assiette un morceau de biscuit et lui me regardait, le sourire en coin prêt à me faire part de son sarcasme. « Vous prive-t-on de nourriture spirituelle à la table du Master ? Ici vous vous gaverez de connaissances, Bergson passa son bras derrière mes épaules afin d’attraper un livre encastré parmi d’autres. Tenez celui-ci par exemple…Ouvrez le à la page 23 et lisez les premières lignes du second paragraphe. (Le texte à lire apparaissait en grec et n’y comprenant rien je l’ai interrogé du regard) Oui c’est du grec. Le capitaine est persuadé que vous le parlez couramment puisque nouvelle adepte des philosophes antiques ! Ainsi je lui apporterai la preuve que vous n’avez pas la science infuse, souligna-t-il en m’arrachant le livre des mains. Un commentaire à apporter ? —Bonne nuit Docteur ! » Notre nuit fut de courte durée. Les tambours rentrèrent en action et le sifflet du bosco ainsi que les ordres du contremaître me tirèrent du lit. A tâtons j’enfilai mon corsage, celui de ma robe liede-vin et le lacer se révéla fastidieux, sans parler de mon fichu couleur paille impossible à retrouver dans ma maudite malle où tout se confondait. « Les Africains veulent nous prendre par surprise, Affirma O’Malley en répandant le sable à nos pieds, les hommes de quart disent que la vigie aurait vu des pirogues approcher par bâbord ! Rudes, tenez correctement cette lanterne ! »
168
La cloche sonna au-dessus et on continuait à courir dans tous les sens sous les battements des tambours. Cependant il ne se passa rien. Absolument rien. Je m’endormis la tête dans les jambes, adossée contre le mur et à mon réveil, le Docteur se tenait sur ma droite, la tête posée sur ses avant-bras, somnolant presque comme un oiseau, la tête sous l’aile. « Docteur ! Docteur ! Le valet Randall le réveilla doucement. Avec les compliments du Capitaine, pour Miss Spencer… —Et bien faites ! » Ce dernier me remit une tasse de café accompagné d’un billet disant : Continuez à me faire confiance et à ce prix goûtez au plaisir jusqu’à plus soif ! Ce que je fis pour découvrir une bague au fond de la tasse. Manifestement il avait toujours dans l’idée de m’épouser ; La Fleur en aurait pleuré de joie, quant à moi il me fut impossible de réaliser que les choses prenaient un tour, comment dire, surréaliste ! En tremblant je le rejoignis sur le pont. Ce n’était ni l’endroit, ni le moment mais je devais lui donner ma réponse. « Todd, dois-je vous apporter un hamac ? Grant, faites lever l’ancre ! Miss Spencer, vous n’avez rien à faire ici ! Votre place est sur les ponts inférieurs, alors soyez aimable de regagner vos quartiers ! Tonna-t-il les mains derrière le dos, les sourcils froncés. Plus de monde de cabestan Hewlett ! Cette ancre ne peut pas se lever d’elle-même ! » L’Argo filait le long de la côté vers un fort anglais à deux jours d’ici. Dans ma cabine je brodais quelques éléments floraux à l’un de mes châles quand Marion y rentra sans même y être invitée. Pout
169
tout vêtement une robe de chambre translucide sur un corps de baleine et un jupon à volants ouvert sur le devant. « J’ai mal à la tête ! Donne-moi un truc pour me soigner ! —Je n’ai rien ici. Il te faut aller à l’infirmerie, répondis-je tout en la suivant des yeux. Marion furetait partout, touchait à tout jusqu’à ouvrir mon coffret contenant mes instruments chirurgicaux ; à croire qu’elle cherchait quelque chose de précis, s’arrêtant sur mon nécessaire de toilette et après avoir contempler son reflet à travers mon miroir, elle me fixa avec attention, les fesses posées contre le rebord de la petite table. « Tu vas l’épouser ? Tu peux tout me dire, on est des sœurs après tout. Tu fais trop de manières... Dépêches-toi de le ridiculiser, ensuite je m’occuperai de lui ; il aura besoin d’être consolé. Tu garderas ses mouflets à la maison tandis qu’on passera du bon temps ensemble. Le mariage ne te rendra pas libre, tu t’en rendras bien vite compte et ton docteur glissera dans ton oreille : Tu aurais du écarter tes cuisses pour ton salut. Tu pourrais avoir tous les hommes que tu veux dont ce d’Arcy. Quand on veut manger trop gros, on finit par s’étouffer ». Je savais trouver le Capitaine dans sa cabine pour sa sieste de 2 heures et je m’y rendis pour le trouver à son bureau, la plume à la main. « Vous venez certainement m’apporter votre réponse jeune fille ! Espérons qu’elle me plaise… Miss Spencer…je vous écoute. —Vous avez volontairement fait monter ces Africains sur l’Argo ! Et je devrais saluer votre machiavélique plan ? Pour cela je vous déteste ! Comment pouvez-
170
vous manquer de confiance en moi à ce point ? Tous vos discours sur…quel genre d’hommes êtes-vous capitaine ? Vous avez pensé que j’eusse été stupide en me contentant d’une simple mansarde sous les combles quand je pourrais convoiter plus confortable, voir plus luxueux ! Votre Marion touche 1600£ par an, ce qui est bien plus que notre chirurgien quand j’ai du pleurer pour récupérer mes 30£ que vous avez sciemment oubliées de me payer ! Je suis née pauvre, mais je refuse de mourir dans le caniveau ou une fosse commune ! Des amants, j’en aurai suffisamment pour me combler et je mets au feu tous mes principes quand je vois à quel point vous vous jouez de moi ! Je ne veux plus rien vous devoir, attestai-je résolument en lui rendant sa bague. Trouvez-vous quelqu’un de plus…africain pour assouvir vos fantasmes ! Et soyez bienséant de ne plus rien tenter avec moi ! » Il me retint par le bras et me colla contre le mur. Là doucement il me serra dans ses bras et me caressa la nuque. Je fus de nouveau à Kingston, le jour où l’on se revit après trois jours d’interrogation sur cette fortuite rencontre. Rien n’arrivait jamais au hasard ! Wharton baisa mon front et je fondis en sanglots. « Hé ma douce ! Je suppose que vous pleuriez de joie…le bonheur produit souvent cet état de surexcitation et vous serez heureuse près de moi, j’y veillerai. Jamais rien de fâcheux ne vous arrivera et…c’est le contrat que j’honorerai. Hé ! Relevez la tête, ma douce, Wharton glissa la bague à mon doigt et prit ma bouche en grognant de plaisir/ Mrs Wharton, faites de moi l’homme le plus heureux du monde et
171
quelques soient les ennuis que nous rencontrerons, nous y ferons face ensemble ». Le mariage eut lieu le lendemain, dans la grande cabine. Tous les officiers furent là et dans ma robe de mousseline, une Indienne sur la tête je n’ai pas entendu un seul mot de ce que disait Howard, célébrant le mariage. Plongée dans une sorte de nébuleuse spirituelle, je ne voyais ni n’entendais plus rien ; pour moi la cérémonie dura quelques secondes après quoi à midi, nous fîmes bonne chair. J’étais désormais Mrs Wharton. Mrs Wharton. Mrs Wharton…Ne parvenant à réaliser, il se passa de longues heures pendant lesquelles je survolais l’Argo, l’océan Atlantique pour errer par delà le ciel azur. « Alors Mrs Wharton êtes-vous redescendue de votre petit nuage ? Déclara le Docteur Bergson, tout sourire apparaissant dans l’encorbellement de ma cabine. Vous fîtes une ravissante mariée, je dois dire et en tant que témoin je fus comblé du spectacle que vous nous avez apporté par votre grand sourire, vos yeux brillant. Tout laissa penser que seul l’amour vous eusse transporté et pas autre chose qui aurait pu motiver ce mariage. —Comme quoi Docteur ? Répondis-je en pliant mes vêtements secs ayant été mis à séchés par Gaynor. Il n’y a que la sécurité offerte par le mariage qui ait motivé ma décision, vous le savez mieux que moi ; se marier par amour aurait été irraisonné, futile et condamnable. Sommes-nous blâmables de vouloir un toit au-dessus de notre tête ? En fait j’ai eu une révélation hier dans la journée. Je brodais quand cette révélation m’est apparue : Au
172
diable la vertu si l’on ne peut jouir des bienfaits de la Nature ! Les Grecs m’ont quelque peu influencé, les Grecs et vousmême d’ailleurs. J’ai prêté une oreille attentive à tous vos conseils avertis et…si le malheur doit nous affronter, j’accepte de tout cœur de l’affronter ; ne rien tenter m’aurait affecté plus que de raison. Ah, ah ! Pour le moment voyez-moi comblée, même si cela doit durer qu’un temps ! » Après trois jours de navigation, le Thunder envoya des signaux à 40 miles de notre position et sur le pont je suivais les manœuvres des marins. « Mrs Wharton… » Me saluait-on tour à tour et le livre à la main me dirigea vers le gaillard arrière, un œil rivé sur la côté africaine pour arriver dans les eaux de la Sierra Leone où nous pensions trouver le HMS Jupiter partit de la Jamaïque au moment où nous partions pour Boston. « Et pourquoi tant attendre du Jupiter ? Demandais-je à Waddington venu me rejoindre sur le château. —Le Jupiter est l’un de mes navires, armés par mes soins mais contrairement aux négociants je ne perçois aucun bénéfice, excepté si les négriers sont interceptés, leur marchandise confisquée et rendue libre. La Sierra Leone reste une place forte importante pour nous autres. D’autre part nous savons que les colons sont mauvais payeurs et la rapidité des rotations nous permet d’agir directement dans nos Colonies. Bien vite les armateurs perdent leur capital et finalement acculé à la faillite. Nous agissons comme des chevaux de Troie, profitant des obligations de l’Argo pour agir le plus ordinairement possible. Il nous faut être très rusé pour parvenir à nos effets, Mrs Wharton et
173
j’appelle à votre bon sens pour soutenir notre entreprise ». Pendant deux jours nous fûmes à la paperasse, William me prenait pour son secrétaire personnel et sollicitait ma présence à chaque retour de cabine. « Mrs Wharton, pour le Capitaine dans la grande cabine ! » Alors je me précipitai à la suite d’un officier ou d’un aspirant et quand je n’allais pas assez vite, il en allait de son commentaire sur le devoir de tout Argonaute. « C’est un navire de guerre, Madame pas un salon de thé qu’il vous faille traverser avec circonspection ! Asseyez-vous et écrivons à nos couins de Brighton ! » En plus des cousins, il y avait les oncles, les tantes ; l’Amiral William Wharton, Lady Ann B. et j’en passe. Au bout d’une heure après seulement deux jours de pareil traitement je fus si contrariée de manquer une leçon de Bergson que je m’exprimai en ces termes : « Pourquoi ne pas remettre cela à plus tard William ? Il n’y a aucune urgence à traiter de tel courrier et… —Madame quand j’aurai recours à votre appréciation je vous le ferai savoir, en attendant soyez aimable de vous taire et de cesser de souffler comme un bœuf ! Ces lettres, bien que vous en doûtiez, sont d’une grande importance ; elles contribueront à faire de nous d’heureux colons loin des devoirs et obligations du vieux continent ! Tout cela vous échappe mais je m’en voudrais si aucun de ces gens ne vous considéreront comme ma légitime si je venais à trépasser lors d’un de ces combats. Vous vous retrouveriez sans aucun soutien de part et d’autre de cet Empire, ce qui m’est inconcevable d’imaginer, poursuivit-il en me caressant
174
la nuque, certaines mesures s’imposent jusqu’à la question des héritiers, vous serez… —Reprenons la rédaction s’il vous plait ! Le coupai-je afin de ne pas entendre ce qu’il avait à me dire sur les héritiers. Le mariage n’avait pas été consommé à mon grand soulagement. Vous savez William que je n’aime pas vous faire perdre votre temps ! » Le courrier terminé je retournai bien vite près de Bergson. Depuis mon mariage avec le Capitaine nos rapports demeuraient distants voir froids par moment ; plus question de rire et d’échanger l’un avec l’autre, or j’avais besoin de l’entendre sur divers sujets. Par deux fois il n’a pas daigné me répondre, perdu dans ses pensées et feignant ensuite la surprise. Je quittais le pont quand il y montait ou inversement ; il me fuyait et quand il ne pouvait faire autrement s’en tenait à des banalités d’usage sur le temps et la santé de nos marins. En me voyant arriver, le Docteur me tourna le dos et stoppée dans mon élan, je tentais toutefois de faire bonne figure pour me convaincre que cette situation ne passerait pas éternellement. « Qu’avonsnous là Nina ? Dites-moi à quoi vous fait penser cette plaie ? Aucune idée ? Il est navrant de constater qu’après ces longues semaines passées en mer vous ne sachiez toujours pas reconnaître une bénigne plaie à une nécrose ! O’Malley veuillez renseigner Mrs Wharton… » Il partit sur un autre cas en me laissant là à la jambe de Burke. Ce profond malaise m’affecta au point de trouver le voyage pénible et infect tout comme l’eau rancie.
175
L’Argo me volait mon époux et rien ne comptait plus à ses yeux que le commandement de ce vaisseau de guerre ; mis à part la bague à mon doigt rien ne laissait entendre que nous étions époux et femme. Les Africaines avaient rejoint le Thunder à l’approche de notre destination. On s’affairait sur le pont, personne des hommes de quart ne voulaient manquer la rencontre avec le Jupiter, là mouillant à quelques miles de nous. William me tendit sa longue vue, un franc sourire illuminant son visage buriné autour duquel ses blonds cheveux prenaient tout leur éclat. « Le Jupiter Madame ! Un man’o’War tout comme notre Argo, l’épine dorsale de notre marine. On parle ici d’un navire de second ordre, soit un 98 canons répartis sur trois ponts et à son bord pas moins de 750 hommes pour un tonnage de 2 200 ! J’ai eu l’honneur de l’avoir commandé et il dégage tant de puissance qu’il serait insultant de le voir comme un simple vaisseau de guerre dont il n’en a que l’apparence. Nous avons un bon vent du sud, Milord ! Il vous plaira certainement de monter à bord de votre navire… » Je n’écoutais plus voyant Bergson se déplacer discrètement vers le caillebotis. Cela ne faisait pas le moindre doute il m’évitait soigneusement quand auparavant il serait venu me voir pour échanger quelques blagues sur l’ambiance des ponts inférieurs pour lesquelles j’aurai ri de bon cœur. Le mariage m’avait enlevé un ami. J’ai tant de peine à l’imaginer. Pourtant quand il fallut mettre les canots à l’eau, il monta dans le mien et celui d’Howard ; alors que William se trouvait déjà être à terre avec le capitaine du Jupiter et celui du Thunder, nous fîmes
176
partis du dernier détachement comprenant les astronomes : Styron et Blake, l’ingénieur et les botanistes sans parler de Jones, pressé de faire des affaires. Enfin je voyais l’Afrique et à peine fussé-je débarquée, à peine avais-je posé le pied sur le sol que je fus transportée d’émotion et plus encore quand de petites têtes noires vinrent me saluer. Des enfants souriant et heureux de me compter parmi les invités du gouverneur. On tenta de les repousser mais je m’y opposai férocement. Qui plus est je refusai la litière pour marcher avec les enfants chantant et riant ; une petite à qui il manquait deux dents sur le devant serra sa petite main dans la mienne et prisonnière de cette étreinte je la suivis jusqu’à la grande tente dressée sur le promontoire sous laquelle attendait l’étatmajor. « Gentlemen, permettez-moi de vous présenter mon épouse, Mrs Nina Wharton ! —Capitaine, vous savez nous honorer par votre présence, déclara le gouverneur en me prenant la main pour la porter à ses lèvres, votre épouse est ravissante. Mes félicitations ! Mrs Wharton vous ici comme chez vous et soyez assurée que votre séjour dans la Sierra Leone se passera pour le mieux ! Veuillez m’excuser, je vous l’emprunte…s’il vous plait Madame ! Parlez-moi un peu de votre voyage, fut-il plaisant ? L’Argo a-t-il craché quelques boulots ? Qu’il est plaisant de vous avoir avec nous, ainsi nous aborderons d’autres sujets un peu moins, comment dire…politique. On dit que vous êtes une créole de Kingston. Sont-elles toutes aussi jolies dites-moi ! Je vous taquine tout naturellement, je suppose que vous ne souffrez d’aucune
177
comparaison sur terre ; il serait déplacé de ma part de penser que Kingston regorge de pareil trésor ! » Le fort du gouverneur se tenait à vingt minutes de la côte et flanqué de canons de tout côté sur la muraille ; le dépaysement complet puisqu’il fallut marcher à travers la végétation verte et fraîche, une sorte de savane tropicale où poussaient des palmiers et divers plantes qui feraient le bonheur de Harper qui déjà questionnait les autochtones quant au nom qu’on leur donnait. Sous ma moustiquaire, j’avançais à la suite de mon époux, laissant la litière vide. Après ses semaines passées en mer, se dégourdir les jambes restait des plus salutaires. Bien que le fort donnait l’impression de tomber en ruine, nous fumes surpris de la complexité du domaine et notre appréhension tomba bien vite dès lors que nous y trouvâmes de l’eau fraiche extraite d’un puits et des fruits aux saveurs extraordinaires. La chambre nuptiale ne comprenait qu’un grand lit surmonté d’une moustiquaire, un psyché, une commode et une grande malle ; sans parler du nécessaire de toilette et d’une corbeille de fruits que nous devions nous disputer avec un singe un peu taquin qui piquait, disparaissait et revenir déposer des fruits dérobés ailleurs. De l’unique fenêtre je vis la caserne pleine d’une quarantaine de soldats, l’intendance et les domestiques ; nos marins prenant le soleil dans la cour. William délassa mon corsage silencieusement et avant que je ne puisse défaire quoique se soit d’autre, il était déjà en moi. Ce fut un peu douloureux et crispée à sa chemise, je le laissais me déflorer de façon presque mécanique. Il jouit. Pendant des années j’avais craints ce
178
moment pendant lequel on me prendrait de force dans un escalier, dans un couloir, dans un champ, une ruelle ; j’avais crains souffrir mais la douceur et les baisers passionnés de William m’apaisèrent. Tout contre lui je le laissais me dévisager. « Avez-vous aimé ? N’ai-je pas été trop brutal ? —C’était parfait…William ». Il se leva pour tremper son visage par-dessus la bassine et revint à moi. « Déshabillezvous…je veux vous voir nue comme à votre premier jour et je vais vous donner du plaisir comme jamais vous en aurez dans votre vie ma belle ! » Et mon Dieu… je connus deux orgasmes à intervalles d’une heure et jamais rassasié il me prit encore et encore ; j’aurai pu demander grâce mais j’aimais cela. Et la main sur mes lèvres étouffa mon troisième orgasme. Le soleil déclinait lentement à l’horizon quand épuisée je posai la tête sur son épaule. Depuis quand étions-nous à l’œuvre ? « Tournez-vous ma douce.. » Me susurra-t-il à l’oreille avant de glisser son sexe entre mes fesses. J’aimais cela aussi, cette bestialité qui me coupait le souffle et m’obligeait à m’accrocher à lui, de toutes mes forces le tenir pour ne pas le laisser repartir. Les Africains sont des personnes adorables ; les vieillards, les enfants et les femmes, tous aspirent à la quiétude. Ils ont ça en eux et je pourrais les observer de longues heures, assise avec eux en m’adonnant à de nouvelles occupations. On apprend beaucoup en restant à leur contact ; l’humilité surtout comme le soulignerait William et quand je ne suis pas avec ces gens, on me sollicite autrement. Bergson ne semblait pas
179
vouloir me parler. Il passe la majeure partie de son temps avec Harper et Vaughan, botaniste et apothicaire. A part les palétuviers bordant les mangroves et marécages, j’ignore ce qu’ils vont trouver pour compléter leur pharmacopée. Ils partent aux premières heures du jour et ne reviennent qu’à la lueur de leur torche. La salle à manger dans laquelle nous nous retrouvons pour le diner est fraiche et pleine d’insectes attirés par l’éclairage qu’on y emploie et j’apprécie aider les Africains affectés au service du gouverneur ; eux sont moins loquaces que leurs voisins des cases bien que baragouinant un anglais un peu approximatif, et ils ont tôt fait de me jucher comme impropre à la productivité. Quand on termine de dresser la table, je retourne à ma lecture près du piano ; j’occupe ce petit boudoir pendant une heure voir deux dans une solitude atroce, attendant de voir surgir William, ou Bergson, ou d’Arcy, ou bien Howard ; n’importe qui pourvu qu’il soit sensible à ma détresse. Et puis nos diplomates font chambre à part, s’entretenant avec quelques personnalités d’ici et d’ailleurs, des ambassadeurs détachés de quelques cours royales, des courriers des négociants « cueillant » de nouveaux esclaves, émissaires envoyés par les tribus locales demandant le soutien de l’Argo, du Thunder et du Jupiter pour attaquer quelques négriers contenant à bord l’un des leurs. Des doléances, encore et toujours des doléances ! Au moindre bruit mon cœur s’emballe et aussitôt je suspends ma lecture pour me concentrer sur les bruits de couloir. Seules
180
admises dans le clan fermé de ces gentlemen Marion et Emily ; il m’était insupportable de les entendre badiner, minauder et plaisanter. En plus de rester toute la journée avec nos officiers, elles accédaient à leur table de réunion, buvant dans leurs verres de vin et se laisser nourrir de la main de leur « maître » comme des petites chiennes cherchant constamment l’affection des hommes. On me tenait à l’écart de toute distraction, m’accordant seulement la possibilité de prendre part aux repas officiels en présence de mon époux. Un jour je serai grosse de Wharton, mon ventre se modifiera, se préparant à lui donner un fils…or cette pensée me rendait folle. Grosse, Wharton me déliasserait pour une autre ! J’avais de part le mariage remporté un combat mais pas la bataille ! Ce soir-là je décidai de diner dans la chambre, lasse de cette vie oisive quand William m’y retrouva, les sourcils froncés. « Nous allons servir Madame et je me trouve être surpris de ne point vous trouver à table, seriez-vous souffrante ? A croire que ces petits Africains parviennent à vous fatiguer tant grande est leur curiosité à votre égard. Pour tous ces Africains vous êtes fascinante, mais ne les laissez pas vous user de la sorte, au risque de vous voir quitter du nez à table. Habillez-vous dignement et faite-moi honneur, s’il vous plait. —Et c’est tout ! Vous débarquez dans ma chambre et…vous ne trouvez que cela à me dire ? Vous prenez mon corps chaque nuit et autant de fois que vous jugez nécessaire de m’honorer et je fais mon devoir d’épouse ; je peux tout accepter mais pas votre mépris de la femme que je
181
suis devenue par bon sens. Vous m’auriez préférée plus légère, une petite catin à faire sauter sur vos genoux et que vous auriez baisé dans ce couloir ! —Qu’est-ce qui vous prend Nina ? Vous êtes ma femme et je ne peux tolérer votre insolence ! C’est vous qui teniez à ce mariage, alors ne me reprochez pas ensuite de vous considérer comme une femme respectable, de celle qu’on salue le chapeau à la main ! Etes-vous à ce point ingrat et dénouée de tout bon sens ? Le devoir d’une épouse est l’obéissance, jeune fille et je gage que votre fierté en prenne un coup ! Obéissance et circonspection, je vous croyais sage et modérée, force de constater que le retour sur la terre ferme vous ait rendue votre caractère belliqueux, indompté et typique des femmes de votre espèce ! —De mon espèce ? Alors vous vous êtes bel et ben fourvoyant en m’épousant. Vous me dépréciez vous qui m’aimez assez pour me voir souiller votre nom. Vous savez que je peux vous refuser la porte de ma chambre et la forcer vous ferez perdre à jamais mon estime. (Il approcha mais je reculai, il saisit brutalement mon cou) je vous jure que je m’enfermerai à double tour plus ne plus faire de mon corps votre temple à la soumission et… (Il souleva ma robe pour caresser mon entrejambe en grognant de plaisir). Prenez-moi maintenant et je mets mon avertissement à exécution. —Ah, ah ! Il faudra bien que je passe par cet orifice si vous espérer être mère un jour. Vous me donnerez des enfants, j’y compte bien. De beaux enfants au regard vert comme leur mère et je veux des filles, que des filles dont la vocation sera de faire
182
perdre la tête aux hommes. Et il me tarde de vous voir pouponner. —Non…je ne veux pas d’enfants. » Il s’éloigna de moi pour mieux me jauger. Il attrapa la robe posée sur la chaise et me la jeta en pleine figure. « Nous n’aurons plus jamais ce genre de discussion Nina, je vous le garantis. Je vous attends dans la salle à manger et montrez-vous à la hauteur de mes espérances ! » Je ne suis pas descendue, je me suis enfermée dans ma chambre et cette scène dura une semaine pendant laquelle nous n’échangeâmes aucun mot ; il me voulait comme femme docile et je ne voulais céder en aucun cas, refusant de plier devant Wharton. Tous en journée vaquaient à leurs occupations et seule au milieu des Africains je me mis à soigner les enfants, puis leurs mères et telle une trainée de poudre, tout le village arriva avec des présents en nature afin que je puisse exercer ma magie. Avec Okoumé et Moufasa, on prit une pirogue pour traverser la mangrove et prêter assistance à une femme dites « possédée » par un mauvais esprit. La pauvre malheureuse se mutilait, s’écorchant sans en éprouver de douleur et je l’ai soulagée avec les plantes d’Harper avant de veiller sur elle pendant trois heures. Les villageois dansèrent pour moi, des chants venus des entrailles de la terre. Puis Okoumé s’excita, il disait vouloir me fairerentrer. Alors que nous nous mîmes en route, la pauvre femme se mit de nouveau à délirer. Elle parlait vite et personne ne semblait comprendre ce qu’elle disait. La petite Komé, la petite de la plage avec ses dents en moins s’occupa
183
de moi en me coiffant, en me donnant la becquée et en me préparant la natte pour la nuit. Difficile de dormir sereinement dans pareil contexte : Moufasa avait quitté le village pour prévenir le fort (il ne devait jamais arriver à destination et personne ne retrouvera jamais son corps) du cas de ce malade aux troubles proches de la folie. Face à ce mal, ma médecine restait impuissante. Aux premières heures du jour, le réveil fut mouvementé. Les soldats du gouverneur fouillaient les cases les unes après les autres et le dénommé Garner, préposé à la police joua du fouet. Une intervention si mouvementée qu’à mon retour au fort, je restais dans ma chambre deux jours durant me refusant à tout commentaire. Les hommes du gouverneur me dégoutaient…je ne voulais plus rien à voir avec eux. Wharton frappa à ma porte plusieurs fois dans le seul but de me voir, de trouver un terrain d’entente ; seulement je ne voulais plus de lui, plus l’entendre, ni le voir d’ailleurs. Il me dégoutait. Comment pouvait-on faire fouetter ces hommes ? Un monstre ! Toutefois je finis par lui ouvrir en sousvêtements et les cheveux flottant sur mon dos. Comme je me dirigeai vers ma coiffeuse, il me suivit jusqu'àu meuble derrière lequel j’entreprenais de me démêler les cheveux. « La saison de la pluie dure jusqu’en décembre et selon le Docteur l’humidité tropicale pourrait être fatale à nos Argonautes peu habitués à pareil climat. Il est convenu que nous partions demain. Le gouverneur Woodward est un homme susceptible et les événements de ces
184
dernières heures ont quelque peu froissés sa nature si impropre au désordre. —Vous ne me ménagez pas, répondis-je froidement en quittant ma chaise afin de fuir sa présence que je jugeai intolérable, votre gouverneur a fait fouetter ces Africains ! —Et à quoi pensiez-vous en les suivant dans la mangrove ? Ne vous êtes-vous pas dit que cette situation pourrait leur être préjudiciable ? Ici nous sommes loin de Kingston et de toute autre ville dite civilisée, ici c’est l’Afrique sauf votre respect et plaise à Dieu qu’il ne vous soit rien arrivé. Les villages de la Sierra Leone ne sont pas à l’abri des razzias et les marchands d’esclaves auraient pu vous enlever. Vous êtes ma femme Nina et je trouve la répression de Woodward toutefois bien légère quand on juge aux répercutions. Pourquoi riez-vous ? —Ces hommes ont été fouettés jusqu’au sang et vous trouvez la sanction bien légère. Qu’auriez-vous donc souhaité pour ces hommes ? La peine capitale ? —Je déplore cette forme de collaboration visant à vous assimiler à ces Africains ! Vous êtes MA femme, alors comportez-vous comme une femme du monde et non pas comme une sauvageonne marchant nu-pieds, la robe retroussée sur vos cuisses ! Nous avons assez de ces mondaines ici, je parle bien entendu de Marion qui pourrait avoir une bien mauvaise influence sur vous. —Je n’ai jamais contesté vos ordres. Ne sont-elles pas ici à votre demande ? Et l’Argo porte encore l’odeur de leur passage. Vous avez fait ce qu’il fallait pour me rendre jalouse. Votre mère a pourtant du vous mettre en garde contre l’amour.
185
William ne tombez jamais amoureux ! A-telle du vous dire. Comme je vous plans William ». Il marchavers moi lentement et posa la main sur ma joue. « Je pourrais tuer de mes mains Nina, je pourrais tuer quiconque chercherait à vous nuire. Ce fâcheux épisode ne connaîtra pas de précédent (il voulut prendre ma bouche mais je m’y dérobai) et naturellement je prendrai toutes les dispositions qu’il faille pour rendre votre sécurité optimale aussi longtemps que durera notre expédition ». Il prit ma bouche et je lui rendis son baiser. Plus tard à table, le repas se porta exclusivement sur les pérégrinations de l’Argo et du Jupiter, le Thunder disait vouloir rester un moment veiller aux intérêts de Woodward. Applegate, Leonce et Howe ne parvenaient à se mettre d’accord sur le processus d’intimidation visant à réduire les efforts des notables africains toujours prêts à s’aligner avec les marchés européens. William silencieux les laissait débattre, l’avant-bras étalé sur la table et l’autre main posée sur sa hanche et je me surpris à le trouver beau. Oh oui j’étais prête à le suivre jusqu’au bout du monde ! Quand il fut en moi, je ressentis un bonheur intense, si fort que je me mis à pleurer ; ce que je ressentais était si violent, si pur et si intense. L’émotion me submergeait tellement. « Nina, tout va bien, murmura-t-il à l’oreille, vous avez lâché prise et vous venez de me prouver à quel point vous teniez à moi. N’ayez pas honte d’exprimer vos émotions ma chérie. Criez-les sur les toits, que le monde puisse vous entendre. Nina…pleurez autant qu’il vous plaira de pleurer. Je vous aime ma
186
douce ». Ce bonheur me fit frissonner de longues minutes durant. Devoir remonter sur l’Argo me fut étrange. Non pas que je me plaise dans ce fort infesté de moustiques et humide mais bien parce qu’il me faudrait ignorer mon époux. Il est Master and Commender et le seul maître à bord et la présence de son dame à bord pourrait le faire passer pour un faible, capable de sentiments quand le Royal Navy n’en manifestait aucun. Sentiment. Au-dessus on s’activait sur le pont pour les manœuvres dormantes et courantes, on ne cessait jamais sur un vaisseau tel que l’Argo et Bergson vint frapper contre la cloison afin de s’assurer que j’avais repris possession des lieux. « Etes-vous bien installée ? » Je répondis par un sourire. Depuis deux semaines, il n’avait rien trouvé à me dire et voilà qu’il tentait une nouvelle approche. « Et vous Docteur ? On dirait que l’air vicié et nauséabond bordant le fort Woodward vous a contrairement aux autres donné un semblant de vie. Vous êtes bien le seul à qui cela ait réussi, poursuivis-je en sortant mon nécessaire à couture et le tissu acheté à Jones pour 3 shillings le yard, et nous voilà de nouveau dans les entrailles de l’Argo à pratiquer la médecine telle que nous la connaissons, proprement et sans état d’âme, ah, ah ! Bergson…je n’ai pas été très juste avec vous. Alors je tenais à m’en excuser. —Je ne suis pas doué pour déchiffrer vos signaux. De quoi s’agit-il au juste ? —Vous savez très bien Docteur ! (Il me fixa de ses beaux yeux transparents mais ne semblait vraiment pas savoir de quoi je parlais, ou bien il ne voulait pas l’exprimer
187
au risque de me perdre à jamais) Je parle d’Harper, je n’aurais pas du m’en mêler mais j’étais loin de penser qu’il irait parler au Capitaine. Cela a affecté nos rapports. J’étais loin d’imaginer qu’il puisse s’agir de cela, quand d’Arcy m’a parlé de cette histoire. —Mais de quoi parles-vous Nina ? —Et bien de…c’est stupide d’en parler maintenant puisque de toute évidence vous avez oublié et alors je me trouve être soulagée que vous ne me portiez pas rancune. Comment trouvez-vous ce tissu ? J’en ai pris pour dix yards, cela m’occupera pour un petit moment. Regardez comme il accroche la lumière et Jones qui qu’on n’en trouvera pas de si beau dans tout l’Empire ! » Et l’Argo partit. Jones arriva tenant le livre de compte à la main. On l’entendait venir de loin, contestant la décision de Grant au sujet de je ne sais quoi et il entra dans la grand-chambre en faisant un raffut de tous les diables. Petit à la voix haute perchée, il ne parlait pas, il caquetait comme une vieille poule. « Mrs Wharton et elle seule ! » Derrière lui, le lieutenant Watterson tentait de ne pas envenimer les choses, tous connaissaient les excès de colère de Jones l’écrivain de bord et tous le caressaient dans le sens du poil puisque maître absolu dans l’art des négociations des Antilles jusqu’à Londres, de l’Inde jusqu’à Macao. Un savoir-faire hors norme que tous nous enviait. On s’isola pour discuter et cela dura plus d’une heure afin de venir à un compromis ; j’avais besoin de Jones et lui de moi. Enfin je me retrouvai chez moi, à Kingston, à gérer l’argenterie et les dépenses de Wharton. Un sous était un
188
sous et le HMS Argo ne devait souffrir d’aucune dépense inutile. A la lueur de ma lampe j’étudiais les comptes de Jones quand William me rejoignait. « Vous étudiez la comptabilité de Jones ? Il ne laisse jamais personne la consulter et encore moins la déchiffrer comme vous le faite à la lueur de cette lampe. Comment avez-vous fait pour le faire céder ? Déclara-t-il en retirant son foulard et les sourcils froncés m’étudiait plus attentivement. Je suis curieux de l’entendre. —Je ne vous demande pas comment vous remporter vos victoires sur l’ennemi Capitaine. Nulle connaissance en stratégie marine et encore moins dans tout corps-àcorps avec l’ennemi, ce que vous appelez le combat rapproché et qui m’échappe complètement. Chacun son métier et les vaches seront mieux gardées, dirait Florian dans son Le vacher et le garde-chasse. Vous vous connaissez en fables français ? (Je lui arrachai des mains la feuille qu’il étudiait par-dessus mon épaule) Ceci ne vous concerne en rien. Jones a ma pleine confiance et je ne peux le trahir quand bien même le Capitaine chercherait à me soudoyer par des baisers. —Je pensais plutôt à vous faire l’amour, argua ce dernier en caressant ma nuque découverte. Nous pourrions ainsi saluer votre victoire prise sur l’ennemi. A moins que vous m’envoyez sur les roses disant servir la Royal Navy plus que les appétences de votre mari. Et vous aurez raison. La discipline perdurera sur ce vaisseau de guerre. Une collaboration avec Jones et nous sommes en droit de craindre la gestion de la paie de nos hommes
189
d’équipage ? Manquez-vous à ce point de temps libre ? —J’espérai que vous me soutiendriez dans cette entreprise ? —Ah, Ah ! Il s’agit d’un navire de guerre et non pas d’un hôtel flottant ! Or la Royal Navy vous paie pour une seule fonction, celle d’assistance au médecin Bergson et non à l’intendance de ce navire. (Sa main devint plus chaleureuse, glissant sournoisement vers ma poitrine et sa respiration s’intensifia) Vous devez comprendre que j’attend de vous économie et…dévouement à la cause que nous servons ». D’un bond je me levai, la main sur le front. Oui les Africains du fort Woodward furent fouettés par ma faute. Cela m’agitait et m’affectait au plus haut point. On ne pouvait continuellement me le reprocher, la culpabilité me rongeant le sang ; j’avais voulu soulager ces Africains n’ayant aucune compétence pour le faire comme expliquerait Delaney, le menton relevé et l’œil sombre. De l’économie. Depuis notre départ de Kingston je n’étais qu’une petite souris trottant dans cette immense forteresse de bois, grinçant, craquant, ronflant, sifflant, toussant ; on ne pouvait par conséquent considérer mon inconduite. « Votre devoir est celui de me servir, mon soutien se portera sur votre aptitude à me contenter et rien de plus. Comprenezvous mes mots ? —A demi, répondis-je contrariée par l’homme de principe qu’était William Wharton. Il était l’une de ces plantes qui ne plie et ne rompt jamais ; le plus violet des vents n’aurait aucun effet sur ses ramures et quand il posa sa main sur ma joue, je sus qu’il me tenait fermement, non
190
pas à la gorge comme le ferai un prédateur mais il tenait mon cœur dans sa main qu’il pouvait presser et étouffer. Son pouce passa sur ma lèvre et sans cesser de le fixer, je vis dans ses yeux son désir de me posséder entièrement, s’abreuvant à mon flux vital pour mieux prendre racine dans ce monde qu’il construisait pour notre descendance. Et sa main glissa lentement jusqu’à mon ventre. « Votre ventre je l’espère ne restera pas vide longtemps. Votre prochain cycle me donnera satisfaction et cet enfant sera une bénédiction. Vous n’imaginez pas la fierté que je tirerai de cet enfantement. Ce ventre contribuera à appuyer la légende et si c’est un garçon… (Il afficha un sourire ravi sur ses lèvres) Si c’est un garçon et bien, il sera un grand marin puisque né sur les flots… —Vous êtes un grand rêveur, le coupa-je en m’éloignant de lui, la gorge nouée. Vous savez qu’elle et ma position sur le sujet et je ne fléchirais pas. Je ne suis pas faite pour enfanter et aucune femme ne tire d’enseignement en…s’encombrant d’enfants. Je laisse volontiers cet emploi à d’autres. Vous disiez que je manquais cruellement d’ambition, Capitaine alors laissez-moi vous dire que je me refuse à pouponner et mon ventre restera à jamais vide ». Un voile d’effarement recouvrit ses traits. Certains mots employés ne trouvaient consonance dans son esprit. Il resta un moment muet, la bouche entrouverte et les paupières alourdies par le poids de mes mots. Je ne voulais pas d’enfant ! Etait-ce aussi difficile à comprendre que cela ? Soudain tiré de sa torpeur dans laquelle je l’avais placé, il
191
battit des yeux successivement et tenta un sourire qui partit se perdre sur ce visage morfondu. « Et quelle est donc cette ambition dont vous parlez ? Vous m’avez épousé alors qu’attendre de plus de la vie, si ce n’est me combler comme toute femme dévouée le ferait. Ne vous fatiguez pas les yeux avec cette comptabilité, elle ne vous sera d’aucune utilité dans votre assaut de la notoriété sur ce navire, ricana-t-il comme amusé par mon discours, essayez de ne pas trop vous épandre car j’attends de vous retenue et constance ».
192
LIVRE 5 Sur le gaillard arrière j’étudiais les planches anatomiques profitant du soleil brûlant du large pour y réchauffer mes os quand la silhouette de Bergson apparut en haut de l’échelle et en me voyant filant vers la drisse de couronnement. Alertes les gabiers descendaient et remontaient les vergues sous les ordres des quartiersmaîtres Downey, Daniels et Kypri. « A border les bras ! » Tonna Hewlett, le troisième lieutenant et s’ensuivit un bourdonnement rugissant et les matelots se mirent à haler les drisses péniblement ; le vent prit dans la toile et l’Argo reprit son cap guidé par le timonier Benson et le second-pilote Sullens. On ne se lassait jamais de les regarder œuvrer pour faire se mouvoir ce monstre de bois. Soudain il se mit à pleuvoir. Il ne pleuvait jamais longtemps sous ces longitudes et le fin crachin dura le temps d’un battement de cil. Ce Man’o’war bruissait d’activité telle une ruche et au loin ; les hommes me saluèrent, touchant leur couvre-chef du doigt et on me donnait du : M’dame à longueur de temps. Bergson me vite certes, mais ne vint pas pour autant. Ce mariage l’affectait, lui qui avait placé tant d’espoir en moi. L’orage gronda au loin, menaçant d’éclater à tout moment. Je redescendis dans la grande cabine pour n’y trouver que Byron et Howard chacun vaquant à leur occupation propre. L’un et l’autre me saluèrent et Howard parle le premier.
193
« Mrs Wharton avez-vous entendu parler de la Controverse de Valladolid ? Il ne s’agit ni plus ni moins d’un long débat opposant en 1550, l’évêque de Chiapa, Bartolomé de Las Casas et Ginès de Sépúlveda ; l’un luttant pour la libération des Amérindiens et l’autre leur niant toute humanité, expliqua Howard la plume à la main cherchant son inspiration dans cette dite controverse. Et le représentant du pape donna raison à de Las Casas : les Indiens d’Amérique sont des êtres humains et il fut par conséquent interdit de les réduire en esclavage. —Il fallut attendre les encyclopédistes pour remettre en cause, au nom de la science et de la raison, toutes les idées établies sur l’esclavage, poursuivit Bergson tout en me présentant une chaise, et la France nous a quelque peu devancée sur ce sujet si sensible. N’auriez-vous pas laissé ceci sur le pont ? » Il me remit mon éventail de nacre offert par William, une sorte de clin d’œil pour la plage de Kingston où l’on se rencontra pour la première fois. Cet éventail était magnifique avec ses délicats détails sculptés représentant des arabesques et la toile de satin écru me rappelant l’un des nombreux appartenant à Mrs Clark. Cette créole blanche et toutes les autres me recevraient dans leur grande maison ou dans leur plantation ; l’argent seul offrait les portes et celui de Wharton convaincrait ces gens à m’aimer. Tous s’empresseraient de me recevoir et La Fleur ne s’en remettrait pas, ayant connu tant de souffrance, tant de misère. Cette dernière pensée réveilla de douloureux souvenirs dont la fuite de la Virginie, Césarée et moi. « Ta mère nous
194
rejoindra après ! Elle est forte, elle s’en sortira ! » Et je me souviens avoir hurlé et pleuré ; je me souviens également de la douleur, celles des ongles de Césarée s’enfonçant dans mes avant-bras. « Si nous restons ici, nous serons revendues et séparées. C’est ce que tu veux, petite ? » Sans Césarée à mes côtés, il n’est pas difficile de savoir ce que j’aurai pu devenir. L’orage se calma et apparut dans la cabine Lord Waddington talonné par Howe, Townsend et Applegate parlant sans discontinuer de leurs actions à entreprendre une fois débarqués sur la côte sud de la Sierra Leone. Suivaient derrière Fallen et Leonce tenant sous leurs bras des libelles enroulés. Leur arrivée troubla les pensées philanthropes de Bergson et Howard soudain redevenus silencieux. Deux valets apportèrent des biscuits pour la collation de onze heures et la tasse de thé à la main, le Docteur Bergson prit place près de moi sur le sofa. Il avait le visage humecté comme après une longue exposition au soleil et ses beaux yeux me sondèrent ; il devait lire en moi de l’apaisement : enfin il acceptait de me parler, mettant de côté ses tracas pour redevenir l’homme affable qu’il était et pendant deux heures l’on parla de médecine, un sujet en conduisant toujours à un autre. Il voulait m’entendre sur les maladies que j’avais pu observer en Afrique et j’étais fière de pouvoir l’instruire. « Vous serez une grande praticienne Nina. Je ne doute pas une seule seconde de votre aptitude à analyser et à guérir les maux qui accablent les hommes. Il vous sera tout à fait possible, après vos années
195
de service accordées à la Royal Navy, de pratiquer sur terre. Votre degré de connaissances sera inégalé à condition toutefois que vous vous montriez persévérante et assidue. Vous devrez travailler davantage et ne pas admettre qu’on vienne vous dérange dans vos apprentissages ». Mon enthousiasme restait inaltéré et il le savait. Je consacrai tout mon temps libre, et Dieu sait qu’il y en avait sur un navire de cet envergure, à étudier sous l’égide de cet homme. Alors pendant les jours qui suivirent nous fumes de nouveau inséparables et très complices. La veille du mouillage au large des côtes, un brick escortant deux gabares fit feu, crachant ses boulets de 18 sur la coque du Thunder avant de prendre la fuite. Celui-ci défendait les négriers sachant qu’il ne serait pas de poids à lutter contre les batteries et les caronades de l’Argo. Une seconde salve arracha les vergues, faisant éclater le bois en millier d’éclats ; des morceaux d’affuts, de lisses et de boutdehors recouvrir le pont. Quelqu’un poussa un hurlement tandis que les boulets ricochaient devant nous, arrachant sur son passage la jambe de Richmond. « Descendez les blessés ! » Criait-on autour de moi qui penché au-dessus du gabier tentais de soulager l’hémorragie. Il perdait du sang en abondance. Soudain je fus soulevée hors du pont et Wharton me porta jusqu’à l’écoutille. « Occupez-vous d’elle, James ! Je ne veux pas la voir ici ! Grant, ramenez-nous plus près du vent ! Watterson faites courir à pleines voiles… » Et d’Arcy de me conduire à l’infirmerie ; en me voyant ensanglantée, Bergson se précipita sur
196
moi, lâchant son blessé pour m’examiner. « Je vais bien, ce n’est pas mon sang ! Ce n’est pas mon sang je vous dis ! Lâchezmoi ! » On nous descendit des blessés puis trente minutes suffirent pour faire couler le brick baptisé le El Criollo (le Créole), escortant la Concepción et la Natividad, deux gabares de 730 tonneaux selon estimation de Watterson ; et Wharton appuya les dires. Les négriers incapables de riposter contre le Thunder et l’Argo se mirent en panne, préférant négocier que perdre leur précieuse cargaison. Cette odeur propre aux négriers me colla la nausée et pensant être habituée à celle des faux-ponts de l’Argo je dus avouer mon embarras, décuplé par la présence des Africains à bord de ces bateaux espagnols. Les libérer ! Les Argonautes n’eurent que ce mot à la bouche et en insuffisance respiratoire je remontai sur le pont, maculée de sang et de sueur. Et William m’apercevant, lâcha ses officiers : « Madame Wharton, dois-je vous descendre par les pieds sur le pont inférieur ! Votre place n’est pas ici, permettez-moi de vous le faire remarquer ! Hewlett, soyez aimable de ramener ma Dame à l’infirmerie et assurez-vous qu’elle y reste, en lui collant Woodall sur le dos si besoin est ! » Et mon attention se porta sur le claquement des fouets des gardeschiourmes des négriers. Ce cinglant bruit me glaça le sang et le spectacle de ces corps noirs que l’on malmène sous ce soleil de plomb. Les esclaves ont toujours faits partis de mon environnement, d’abord en Virginie puis en Jamaïque et la cruauté des Blancs pour cette main-d’œuvre dite
197
rentable. Césarée a autrefois travaillé dans une plantation de tabac en tant que mulâtre affranchie ; elle ne parle jamais de ce qui s’est passe là-bas et mes souvenirs de petite fille de six ans me ramènent aux jeux partagés avec les enfants du maître que l’on me décrivait comme un monstre assoiffé de sang: « Si tu n’es pas mignonne, il te tuera avec son fouet ! » J’étais terrorisée et sitôt qu’on annonçait l’arrivée de ce bourreau je partais me cacher sous la table, derrière la méridienne ou les rideaux ; partout où je pouvais me cacher, j’y courrais pour y rester des heures et quand La Fleur me retrouvait elle me giflait disant que l’on ne devait jamais se séparer. « Non ! Jamais personne ne te prendra à moi ! Tu es ma fille et tu es née libre ! » Ensuite elle m’embrassait, je sens encore l’odeur de ses baisers sur ma joue ; une odeur d’homme, un peu poivrée, musquée comme je pourrais l’identifier maintenant ; une odeur de foin et de tabac. Elle ne voulait pas que je vois le monde tel qu’il était. La Fleur m’expliquait alors que les mères revoyaient toujours les enfants qui partaient ailleurs, disant que les larmes versées, les tentatives d’évasion et de suicide illustraient cet amour, intense et difficile à contrôler quand on porte des chaînes aux pieds ; or les enfants ne revenaient jamais…Et puis un jour je vis une esclave étrangler son enfant sous mes yeux. Je ne comprenais pas ce qu’elle disait cependant sa douleur fut telle que je la ressens aujourd’hui encore. Et cette autre qui a noyé ses enfants dans la bassine. J’ai prié chaque nuit pour que La Fleur ne me tue pas. Les Argonautes montèrent à bord de la Concepción puis de la Natividad pour ce
198
qu’ils appelaient être une inspection de la cargaison humaine et celle-ci dura trois longues heures pendant lesquelles nos Humanistes prirent des notes sur le pont de l’un et l’autre de ces négriers. La peur du fouet me contraignit à rester enfermée dans ma cabine et Wharton m’y rejoignit peu après six heures. Son expression était celle d’un homme abruti par les combats livrés contre ses ennemis multiples et harassé resta un moment sans rien trouver à me dire. Il respectait mon silence comme je respectais le sien. « Je ne vous ai pas ménagé toute à l’heure. L’engagement est une chose que l’on ne peut prendre à la légère et j’admire votre sang-froid. Vous auriez été parfaite sur un champ de bataille et telle Agamê cette reine amazone vous auriez conduit vos troupes contre l’invincible légion romaine. Sourit-il les poings sur les hanches et les épaules hautes. Dans votre cas, il faudrait vous comparer à Ambroise Paré, chirurgien de guerre au 16ème siècle. Votre Docteur a du vous en parler. Il a mis au point la ligature des artères qui remplace la cautérisation dans les amputations. —Oui j’ai entendu parler de cet homme, premier chirurgien du roi Charles IX. Le Docteur Bergson m’a donné à lire son Anatomie universelle du corps humain qui à ce jour est mon ouvrage de référence. —Ah ! Alors je n’ai plus rien à vous apprendre ». Le sourire de Wharton s’efface de ses lèvres et il se racla la gorge avant de poursuivre : « J’ai pensé que vous pourriez prêter main forte à M. Jones demain. Nous aurons besoin de vivres fraiches et d’eau de source. Qui mieux que vous pourrez ravitailler ce navire ? Vous
199
pourrez finalement y trouver un quelconque intérêt ». Jones et moi descendirent du canot à dix heures et escortés par le sergent Keene et six de ses hommes nous traversâmes le grand village côtier plein de bruit, d’odeur et de couleurs ; avec nous Mathurin le grand nègre de Bettany, le diplomate embarqué à bord du Jupiter. Lui parlait plusieurs dialectes et zélé, il nous permit d’avancer rapidement dans ce dédale d’étales toutes plus fournies les unes des autres. Jones était de ces hommes précieux, toujours poudré et soucieux de bien paraître, rien d’étrange à ce qu’il fut constamment au courant de ce qu’il se faisait de mieux sur terre quelque soit le continent visité. Il n’avait pas la langue dans sa poche et l’entendre parler m’amuser énormément. « Ma vieille tante Margareth dite Maggie aveugle depuis la création du monde n’en voudrait pas pour cuisiner, montrez-nous quelque chose de plus appétissant…vos fruits sont aussi crotté que le cul d’un bœuf du Devonshire ! Mon petit, vous appelez ça de la poterie ? Mon neveu Jacob ferait mieux que vous…Pourquoi ne pourrait-on pas avoir quelqu’un qui puisse nous vendre de l’épice bon marché ? Mrs Wharton et moi ne mangeront pas à St James avant que sa Majesté le roi George III ait reconnu notre inestimable grandeur mais nous nous refusons à manger cette merde à bord du vaisseau du Roi que nous servons si justement ! Nous n’avons que 12 livres dans notre bourse, ce lot pour 3 livres s’il vous plait ! Non mais je rêve ! Pincez-moi Mrs Wharton, ces chèvres sont toutes galeuses ! Eloignons-nous
200
rapidement de ce cheptel de viande avariée ! » Une heure suffit pour identifier et incorporer les commandes des coqs Leadley, Dunn, Feldman ; des tonneliers Mc Dermott, Marks, Troobs ; des boulangers Fisher et Quinn ; des commis aux vivres et des bouchers Blalock et Blum ; le charpentier Curtis recherchait du bois de qualité pour les entrailles de l’Argo. Pas moins d’une vingtaine de commandes à honorer et Jones arrivait à baisser de 85% de leur valeur initiale tout produit passant sous son nez. Un sens du commerce que je lui enviais. Les vivres furent expédiées sur l’Argo et alors que nous étions à mettre un terme à ces transactions principalement faites par le troc ; les marchands d’esclaves arrivèrent à leur comptoir. Une longue file de captifs le cou emprisonné par une fourche de bois furent précipités vers la plage, derrière les remparts. Les mêmes qui seront vendus dans les Colonies de la West Indie et j’en eus le souffle coupé. « Plus vite ! Plus vite, j’ai dit ! Làdedans ! » Hurla le marchand anglais en faisant claquer son fouet dans le vide. Dans la grande cabine, les discussions s’envenimèrent ; les diplomates finiront un jour par s’étriper ne parvenant à faire preuve de modestie et de conciliation. « Il s’agit de la cargaison de l’Esquire, l’un de nos navires, un 20 canons destiné à cet odieux commerce. On dit l’avoir aperçu à quelques miles en aval de ce site. Nous allons l’intercepter et espérer qu’il fasse parler de nous une fois débarqué dans les Antilles. C’est là toute la subtilité de notre prescription.
201
—Foutaises, tout cela ne rime à rien, Applegate ! Il me semble déjà vous l’avoir dit ! » Tonna Howe une veine bleue barrant son large front moite. Le port de la perruque ne servait qu’à ennuyer ces hommes de ce côté du globe et sur le HMS Argo aucun ne la portait s’ils n’avaient une bonne raison de le faire. « Assez ! Assez ! Nous nous fatiguerons avant eux à ce rythme là ! L’Esquire a à son bord 500 captifs quand il ne peut en contenir que 400 ! Et que dire de la Concepción et de l’autre trois-mâts espagnols ? Leur cargaison n’est pas conforme aux règlements et… —Quel règlement ? Il n’y a pas de règlement spécifiant le nombre précis de têtes à bord d’un négrier ? Coupa Townsend à l’intention de Léonce et prestement je m’assis sur le sofa, angoissée à l’idée de devoir supporter leur débat stérile pendant toute la soirée et audelà cela, ils parlaient sans véritablement agir. —Il existe des règlements fixés par chaque comptoir qui lui doit des comptes à la Compagnie des Indes et cette dernière au cabinet adéquat ! Intervint Fallen persuadé de faire évoluer la discussion vers une possible issue, mais c’était sous estimer le reste de l’assemblée. L’Esquire n’aura que faire de nos intimidations aussi sûr que deux et deux font quatre ! —Alors vous ne tenterez rien sous prétexte que ce négrier navigue avec nos couleurs! C’est absurde et irrespectueux quand on songe à l’effort, l’énergie et la disponibilité de chacun ici, Fallen ! Oh, la bonne histoire ! J’ignorai que vous fussiez couard à ce point, quel député feriez-vous
202
si quelques mal informés prenaient le parti de vous élire ? —Au moins auront-ils la sagesse de le faire ! Que peut-on reprocher aux sujets du roi ? D’être de bons partisans qui signeront toutes les pétitions, encouragés par leur député ? Je ne suis pas plus couard que vous n’êtes forcené et dans pareilles occasions et de l’avis du Capitaine nous devons nous montrer unis et circonspects ! Tout notre succès dépend de notre clairvoyance ! —Mrs Wharton ! Mrs Wharton ! Veuillez donc vous joindre à nous ! (Howe vint me chercher et aimablement m’installa à table) Peut-être souhaiteriezvous une tasse de thé ? Ingleby ! Apportez le thé pour Madame…Vous étiez sur le marché n’est-ce pas ? Qu’aviez-vous pensé de l’ambiance de ce comptoir, Mrs Wharton ? » Ses sourcils broussailleux apportaient de la sévérité à son regard déjà accentué par ses traits durs. Penché vers moi il me fit l’effet d’un prédateur au bac crochu et aux serres prêtes à se refermées sur mes épaules. Par respect tous se turent et je fus le point de mire de toutes ces prunelles. « Vous avez grandi à la Jamaïque n’estce pas ? Par conséquent qui mieux que vous peut expliquer l’esprit corrompu de l’homme ? Ce besoin d’asservir les nations qui… —Ceci n’a rien à voir avec notre discussion initiale Howe, protesta Applegate le mouchoir sur son front ruisselant de sueur, un problème après l’autre si vous voulez bien ! Tous les œufs ne sont pas à mettre dans le même panier et il s’agit pour nous de renseigner ce mal à la source et non pas, une fois de plus,
203
tourner autour du pot en minimisant l’impact de cet odieux commerce ! —Nous étions nous autres au comptoir pendant vous étiez encore ici à parler de fédération ! S’emballa Townsend en présentant ses feuilles à la vue de tous, les brandissant telles des trophées. Nous avons noté ici le nom des trois armateurs qui sont Smith, Armand et Twist, tous ont payés rubis sur ongles pour armer leur navire dont l’Esquire appartenant à Armande de la Compagnie des Indes ! Office basé sur la West India Dock et les chiffres parlent d’eux-mêmes ! Mrs Wharton si vous voulez y jeter un œil… faites passer Leonce, s’il vous plait…Une valeur de 800 pièces d’étoffes pour 300 captifs ! —Où voulez-vous en venir ? Nous savons tout cela, nous ne sommes pas nés de la dernière pluie ! » Protesta Grissom parcourant la feuille des yeux. Le ton ne finissait pas de monter de nouveau, crescendo. Continuellement en représentation ces hommes finissaient par se montrer fort ennuyeux. J’avalai mon thé d’une seule traite et repoussa la tasse vers le milieu de la table quand arriva Waddington. « Que se passet-il donc ici gentlemen ? Nous vous entendons pester depuis le pont supérieur ! Mrs Wharton, le capitaine Wharton réclame votre présence sur le pont… (Il m’offrit son bras jusqu’à l’extérieur de la grande cabine) Vous n’êtes pas obligée de rester en leur compagnie, de toute façon ils finiront par s’entretuer si on ne leur donne pas matière à conjuguer leur énergie et se battre avec les mêmes armes. Ceux-ci sont bornés et Wharton dit pouvoir se passer d’eux. Comment furent vos négociations
204
avec Jones ? Cet homme dit qu’il est plaisant de vous avoir près de lui au moment des tractations. Votre sourire seul suffit à faire plier ces véreux grossistes. (Il reprit mon bras, une fois que nous fumes sous ce soleil implacable) Mrs Wharton, vous êtes une alliée dont on ne pourrait aujourd’hui se passer. William…je vous ramène votre dulcinée. —Ah parfait ! Parfait ! Grant, veuillez m’excuser…Madame, nous sommes invités à séjourner à terre et tous ces Anglais auront de belles manières. Ils seront intimidants et chercheront d’une manière ou d’une autre à vous effaroucher et Dieu sait que vous êtes facilement impressionnable. Par conséquent je ne serai guère contrarié si Bergson et vous souhaitiez rester à bord de l’Argo une nuit ou deux, le temps pour nous de nous familiariser avec nos hôtes ». Il n’était pas sérieux là ! Après ces longues et pénibles semaines passées sur l’Argo, il me consignait à rester sur ce man’o’war avait aucune perspective de fuite. A Kingston il n’aurait pas eu ce même comportement désinvolte et renfrogné, un goujat comme on en voyait nulle part ailleurs ! Peste soit le mariage songeai-je en étudiant mon reflet dans mon miroir. Bergson et moi contraints à rester à bord…et l’état-major quitta le pont de l’Argo et du Jupiter à six heures quinze. Cinq minutes plus tard Bergson me rejoignit. « Ainsi le Capitaine dit que vous êtes souffrante, sourit-il sans se cacher de cette ironie, je pourrais prendre votre pouls et constater qu’il bat correctement car vous ne semblez pas sujette à de la fièvre, ni à un état de fièvre avancé ; de plus aucune
205
épidémie à déplorer à bord ce qui vous éloigne d’un état contagieux. Vous n’êtes en rien contagieuse (il tira sur son cigarillo les yeux perdus dans le néant ou plus sûrement dans sa réflexion sur le monde dans toute sa complexité). Permettez-moi une suggestion Mrs Wharton : l’air tempéré du continent pourrait profitable à votre santé que l’on sait tous fragile. Nous pourrions déambuler dans les rues avoisinantes au fort, comme de vieux amis et…trouver un endroit où souper. Que pensez-vous de la demeure du gouverneur ? Et j’ai entendu dire qu’il recevait ce soir. Que pensez-vous donc d’une sortie mondaine ? » Le fort en comparaison à celui de Woodward ressemblait plus à une large caserne aux murs hauts et infranchissables ; force de constater que l’on ne pouvait y entrer sans autorisation du gouverneur et Bergson n’eut qu’à révéler son nom et son emploi sur l’Argo pour qu’on le laisse entrer sans opposer la moindre résistance. L’édifice dans toute sa superbe me renvoya à Kingston ; nous avions les mêmes, certes plus blancs et récents mais on aurait presque peut se retrouver chez soi à savourer du jus de coco à l’ombre d’un grand bougainvillier. Derrière la grille des voitures attendaient devant un large perron où des nègres s’assuraient de l’accueil des riches négociants de passage sur ces terres sous occupation britannique. Au bras de Bergson je me sentis en proie à une vive agitation et quelques négrillons ricanèrent en nous voyant passer dans le large couloir ; négrillons et singes s’en donnaient à cœur joie chahutant sous le son d’une harpe, d’un quatuor et d’un
206
piano-forte. Une trentaine de personnes discutaient, riaient et se tapaient l’épaule. Au loin j’aperçus Marion agrippée à l’épaule de mon époux et en me voyant murmura quelques mots à l’oreille de Wharton. A quoi devais-je m’attendre en venant ici ? Mon époux, Sir William Wharton voulait se saouler et chahuter avec quelques négresses à la croupe bien rebondie. Une rouquine aux cheveux bouclés ricana tout en saisissant Bergson par le cou. Devais-je me montrer enthousiasme face à ces catins de tout genre ? Un colosse arriva droit sur nous, le visage rubicond et la perruque poudrée, les dents noircies par le tabac. « Par tous les Saints, quel est donc cette ravissante demoiselle ? » Suant de tous ses pores, il s’épongea bien vite le front sans me lâcher la main qu’il serrait dans la sienne de peur de me voir m’évanouir, emportée par le vent chaud soufflant dans cette pièce aux fenêtres recouverte par des voiles de mousseline. « Permettez-moi de vous présenter Mrs William Wharton, sir ! « Ce dernier leva les sourcils des plus surpris. « Mrs Wharton ? Et bien nous vous pensions alitée, couchée par une fièvre bénigne et passagère. Prenez donc mon bras Madame. Nous allons donc faire les présentations d’usage si vous le voulez bien ». Wharton dit se résoudre à m’accepter près de lui et accrochée à son bras, je recevais les compliments de l’un et l’autre des convives. On nous plaça à table et les conversations furent de toute part ; mon voisin de gauche fut particulièrement loquace et me parla sans détour de la traite négrière en des termes si durs qu’il fallait être simple d’esprit pour ne pas en
207
comprendre le sens. Je n’en offusquai par pour autant ayant choisi de souper avec ces négociants pour la plupart de retour de Guinée et de la Côte de l’Or, des Esclaves et de la Côte d’Ivoire ; il me fallait les écouter et serrer les dents. On n’attendait pas à ce que je m’exprime et pourtant je le fis contrainte et forcée à le faire : Si les Africains étaient eux-mêmes les artisans de leur propre ruine, nous ne devions pas nous attendre à voir cesser le passage des négriers ; l’eau plutôt le sang continuerait à couler tant que les gouvernements européens ne cesseront pas d’activer la pompe et de vouloir s’abreuver à cette source, symbole de juteux profits. « Mr Wharton ! Vous avez omis de nous dire qu’en plus d’être d’une beauté presque scandaleuse votre femme est une femme de tête ! Déclara mon voisin en lorgnant dans mon décolleté. Tout ce que nous devons faire c’est…de saluer son audace. Comment affirmer que nous autres Anglais sommes des hommes de profit, agissant que par cupidité et réduire à néant l’artisanat local de ces Africains ne jurant dès lors plus que par nos produits manufacturés ! Avons-nous seuls le monopole de ce commerce ? Ah, ah ! —Je ne vois pas pourquoi s’esclaffer quand l’on vous parle de bénéfices ? Vous devriez vous en montrer flattés et rougir ; votre lucidité ne s’est jamais nourrie d’illusion, poursuivis-je tandis que Wharton semblait se trouver au plus mal fixant son assiette, les sourcils formant une seule et même barre de poils blonds. A moins que vous trouviez une autre source de profits, les faits parlent d’eux même, voyez l’exemple de la Gambie. Depuis 1763, vous vous y êtes établis solidement,
208
avait érigé un fort au-dessus du fleuve et contrôlé les activités locales ; un navire de 80 tonneaux pouvaient ainsi remonter sur 80 lieues sans encombre et saluons ici votre maitrise de la navigation ». William soupira et autour de la table tout le monde semblait attendre la chute de l’histoire avec une certaine réserve nourrit de crainte et teintée de critiques à venir. Seul Bergson souriait discrètement, mais il souriait voyant à quel point je nourrissais l’ambition de le battre sur son propre terrain, celui du cynisme. « Oui nous autres Anglais avons cela dans le sang, c’est indéniable et on ne pourra nous l’enlever », répliqua le gouverneur Blakeney laissant dévoiler son sourire noirci par sa consommation excessive de tabac, j’en déduisis qu’il avait de longues années durant, abimé ses semelles en débutant comme simple employé d’une importante exportation de tabac. Et ce dernier poursuivit : « Il est vrai que nous avons exploité le filon jusqu’à épuisement pour ne pas avoir à le céder aux Portugais et aux Français ! —Et c’est précisément là où je veux en venir : vos comptoirs vous représentent bien mal. L’ambiance y débilitante et reflète bien mal l’image que l’on attend d’un peuple tourné vers l’Humanisme puisqu’à l’origine de tant de réformes visant à encenser le genre humain, répliquai-je prestement voyant que Blakeney se congratulait de sa maîtrise de la navigation. De son côté mon tendre époux se pinçait l’arête du nez en m’entendant attaquer si violemment les comptoirs et le sourire aux lèvres, je conclus par cette sentence : or les Français et leur Révolution semblent vous avoir
209
coiffé au poteau sur un terrain qui vous est pourtant intime, j’entends par là les relations avec les indigènes qui peuplent ce monde. La postérité ne se souviendra que de l’abolition de la traite de 1794 signée par les Français. Il semblerait que vous ayez un combat de retard ». A la fin du repas, soit trois heures après William m’attrapa par le bras pour m’enfermer dans une chambre et lassa poindre sa colère. « Je ne peux supporter davantage de votre impertinence ! Il en fallait de peu pour que le repas prenne un tour bien tragique si l’on considère que votre ignorance ait troublé ces hommes plus que le vin sur cette table ! Qui vous a permis de ridiculiser notre hôte de la sorte ? Vous ne savez rien de ce monde et vous parlez avant tant de volubilité que cela en est affligeant ! Vous êtes ma femme et je ne peux tolérer un tel comportement de votre part, dussé-je vous garder éloigner de moi le temps de ce séjour ! Vous allez de ce pas retourné sur l’Argo et vous y reposer le plus sagement qu’il soit donné d’espérer ! —Pour qui me prenez-vous William ? Je suis votre épouse comme vous semblez bon de souligner, pas l’un de vos matelots qu’il vous plait de corriger à chaque infraction ! N’espérez pas me voir obéir aveuglement quand vous vous obstinez à minimiser ma participation à votre projet ! Or que vous le vouliez ou non, je me suis engagée pour deux ans auprès de la Royal Navy et je ne parle pas de mon engagement auprès de vous, dussé-je vous garder dans mon cœur le plus longtemps possible ! —Ah, ah ! William plaça ses poings sur ses hanches et leva le menton comme pour
210
assoir son autorité sur moi et je ne sourcillai pas, le fixant avec intensité. Vous aurez réponse à tout n’est-ce pas ? Donnez-moi un héritier et ensuite je m’adresserai à vous d’égal en égal ». Ainsi il n’avait pas apprécié mon commentaire de l’autre jour concernant les enfants qu’il n’aurait pas. Sa virilité serait mise à l’épreuve sachant à quoi il s’exposerait s’il osait me toucher pendant ma période dite à risque, le reste du mois je m’offrirais à lui telle une Vénus pour son dieu. Pour l’heure la Vénus demeurait contrariée par la position qu’elle occupait près de son Dieu. « En quoi seriez-vous indisposée à ne pas être une bonne mère ? Vous faites beaucoup trop de sentiments pour quelque chose qui devrait vous paraître naturel, déclara-t-il concentré à fixer mes lèvres avec concupiscence. Je suis dans l’attente d’un fils et non pas d’une féministe s’inspirant des écrits d’Olympe de Gouge pour mener à bien son réquisitoire. Oui vous mettez tellement d’entrain pour plaidoyer sur le compte de ces femmes des marins que j’ai pensé que vous en étiez une, devant rivaliser avec la mer que l’époux a choisie pour maîtresse. Grotesque et pathétique. —Vous avez bu. Je refuse de m’adresser à quelqu’un qui déraisonne de la sorte ! Déclarai-je hautainement sachant que derrière la porte, les convives du gouverneur continuaient à s’enivrer et qu’ils prendraient quelques Africaines à la croupe rebondie pour oublier les semaines de privation sur l’Argo. Mon époux marcha vers moi, le visage illuminé par un franc sourire, affichant sa victoire prise sur
211
l’ennemi. Devais-je m’avouer vaincue pour autant ? —Vous n’auriez jamais du quitter l’Argo et votre confortable cabine, mais une fois de plus vous avez trouvé amusant de contrarier mes plans en vous affichant ici aux yeux de mes officiers et ces autres personnes que vous avez trouvé bon d’humilier. Vous ne voulez en faire qu’à votre tête et je ne peux en tolérer davantage, dussé-je vous rappeler que vous me devez obéissance ! Si toutefois vous décidez de rester, c’est en ma compagnie que vous resterez pour accomplir votre devoir : celui d’une femme mariée ». On me raccompagna à l’Argo et contrariée je m’enfermai dans ma cabine, grisée par l’alcool et le comportement de Wharton. Au moment où j’allais souffler ma bougie, le lieutenant Campbell m’informa de la présence du Capitaine à bord et ce dernier désirait me voir. « Oui j’ai craint que vous ne fussiez déjà au lit », psalmodia-t-il plus serein que jamais. L’effet de l’alcool combiné à son autorité somme toute naturelle me laissa voir un homme chahuté par sa conscience. Il versa du Madère dans deux verres et m’en tendit un. « Buvez jeune fille ! Ce n’est pas ce malheureux verre qui vous fera tituber sur le pont de l’Argo. Sourit-il en léchant son doigt ayant servi à détacher l’excédent de ce précieux breuvage ruisselant sur la bouteille. Le gouverneur nous en a fait présent. Il semblerait que vous l’avez charmée et il n’a pas tari d’éloges à votre sujet Nina. Alors que je ne croyais perdu, il tient à vous recevoir en tant qu’invitée d’honneur. C’est la raison pour laquelle
212
nous travaillerons ce soir afin que vous puissiez être au point. Il est très important pour nous que vous le fussiez. Allez, buvez ! Maintenant dites-moi comment vous compter aborder l’épineux sujet des négriers ? » Jamais encore on ne me flatta de la sorte ; le gouverneur de Carolis soucieux de notre confort sur l’Argo envoya de nombreux produits frais, de la volaille et des chèvres ; il voulut nous faire présent de nègres bien portant mais Wharton refusa ; on ne fut guère surpris de voir une caravane entière de malles de Porto, de rhum quitter le comptoir pour se voir être comptabilisés par les soins de Jones. Du tabac de Hollande, du vin pétillant de la Champagne, de belles étoffes rien en comparaison à ce que l’on pouvait trouver à Saint Domingue. De la Cité de l’Or, nous parvint de l’ivoire et des cornes de gazelles, du cuir d’excellente qualité et des animaux vivants tels que des singes et des perroquets. Deux nègres apportèrent des plumes d’autruche, environ une trentaine ; des malles en maroquinier contenant de la nacre et sous mon grand chapeau je suivais la progression de ces trésors sortant tout droit de la réserve personnelle du gouverneur. Sous le grand dais, je fus l’objet de toutes les attentions ; il fallait voir en moi une nouvelle reine de Saba aux pieds de qui on venait déposer des offrandes et comment ne pas se sentir grisée ! Les Argonautes me remercieront tous pour le soin apporté aux provisions de vivres et diverses fournitures pour Jones. Ce gouverneur-là avait un excellent sens de l’hospitalité car puisqu’il était convenu que nous séjournerions à terre, il mit à
213
notre disposition la plus grande et la plus luxueuse des chambres. Une multitude de négrillons gravitaient autour de moi depuis ma descente de l’Argo et toutes ces petites têtes noires me rappelèrent Kingston et les rencontres que nous pouvions y faire. Les diplomates et l’état-major se retrouva dans le salon, du moins ce qu’ils appelèrent le salon et rebaptisé le Club des Phrygiens en rapport avec un épisode de la république romaine. Grande fut ma déception en y voyant Marion et les autres négresses se frottaient aux Argonautes et tiers. Ne pouvions-nous rien faire pour éviter la contagion de la chair ? Une chance que Wharton n’y fut pas, ainsi personne n’aurait à redire sur notre couple. « Nina ? Est-ce que tout va bien ? J’ai entendu dire que vous étiez logé de l’autre côté du bâtiment ou devrais-je plutôt édifice puisque nous ne sommes plus sur mer et un malentendu pourrait être lié, murmura Bergson rougie par la longue exposition au soleil dans les environs du Fort et la chemise collée à la peau. Quelles informations avez-vous qui puisse être utilisées contre ce marchands d’esclaves ? —Rien. Absolument rien. Le gouverneur fut sourd à mes tentatives Ô combien naïves et acharnées pour lui faire dire ce que nos intellectuels et diplomates craignent d’entendre. Ces gentlemen me chargent d’une mission mais délicate. —Cessez de vous sous-estimer. Vous étiez plutôt à l’aise hier soir, railla bergson en fixant mes lèvres. Le pauvre homme comme tous ici mourrait de soif et s’il ne mourrait pas déshydrater, l’insuccès de cette mission aurait raison de lui.
214
—Ai-je été promue ? » Il ne répondit rien l’avant-bras posé contre le mur frais de cette pièce. Dans le coin de la pièce, dans ce petit carré composé uniquement de Howe, Townsend et les autres du Jupiter. Les officiers de l’Argonaute engoncés dans leur costume d’apparat se tenaient silencieux et patient dans un autre angle et au milieu de tout cela près du piano-forte, les Africaines allongées sur des peaux de zèbres, lions et zébus attendaient que l’on vienne s’occuper d’elles. « Wharton ne fait pas que vous évaluer. Il se réfère à ce que l’on pense de vous. N’oubliez pas qu’il vient d’un pays où la grenouille veut se faire aussi grosse que le bœuf (en français) vraisemblablement il attend beaucoup de votre implication, il dit que vous lui serez bien plus utile sur terre que sur mer et d’après ce que je sais, vu et étudié vous êtes tout sauf inutile à bord de l’Argo. Que ferons-nous de vous Mrs Wharton ? » Folle de rage j’allais m’enfermer dans nos appartements et tel un ours en cage je décrivais d grands cercles dans ma chambre, n’étant pas certaine que comprendre le sens du mot : Inutile. Qui plus est sur ce man’o’war sur lequel j’avais signé pour deux ans. James d’Arcy vint me chercher et gentiment je déclinai son incitation. « Oui Mr d’Arcy il vous faut comprendre qu’une guerre se gagne dans le sang et non par des ronds de jambes, des courbettes et des compromis à tout-va ! Sur l’Argo êtes-vous le dernier à prendre des décisions ? Faites savoir que je serais bien plus utile morte qu’en vie ! Dussé-je moi-même me brûler la cervelle ! »
215
Et plus tard arriva Wharton, les sourcils froncés et avec l’air de ne pas trop y croire. Les poings sur les hanches il m’observait ranger le contenu de mes coffres soit mes fichus, les gazes, la dentelle ; mes marocains de cuir vert contenant mes bas de soie, mes gants de chevreaux ; mes rubans, mes plumes ; dessous et jupons de batiste bouilli ; souliers de soie et de cuir ; jaquette de soie empesée, mes mitaines, escarpins en cuir, encore des bas de fil, de laine peignée ; des paires de manchettes, pantalons de soie et chemises. Pour la plupart des pièces à transformer et qui allaient m’occuper un petit moment. « Mon Premier lieutenant d’’Arcy dit que vous ne manifestez pas l’envie de vous joindre à nous. Est-ce vrai, Je pourrais me lasser de vos caprices et ne pas prendre au sérieux vos revendications. —Ecoutez mon chéri, je comprends à demi-mots les vôtres mais je n e suis pas d’humeur à vous écouter ! la couture voyez-vous va occuper une grande partie de mon temps et…ici plus qu’ailleurs les femmes s’habillent pour souper. Pas comme vos trainées qui ont investi cette plate-forme, illustration de votre Empire dont vous ne cessez de me venter les charmes ! Déclarai-je en m’installant sur le lit le nécessaire à couture à la main. Que pensez-vous de cette soie ? J’ai bien pensé acheter à crédit quand je me suis souvenue que nous étions mariés. Je fais m’en faire une jolie robe (en posant le tissu sur mon corps) je ne compte pas apparaître à poil… bien que cela, d’expérience, ne vous effraie pas ! » Je me retournai pour le regarder. Son regard le trahit et assise sur le rebord de la
216
table, je soulevai mon jupon pour l’inviter à se loger entre mes jambes, ce qu’il fit sans se poser la moindre question et je poussai un « Hum ! » de plaisir quand il s’introduisit en moi. Enfin il me retrouvait, savourant chacun de mes baisers et quand je fus certaine de sa loyauté envers moi, je m’oubliais complètement, l’encourageant à se livrer à mon étreinte passionnée. A table, le nègre me servit du vin quand mon regard croisa celui de mon époux. Il y a une chose que l’on apprend à faire dans la Royal Navy : on apprend à boire et tenir droit quelque soit la quantité et la qualité des vins servis à table. La Fleur aurait apprécié ces agapes et on l’aurait retrouvé roulant sur le pont de l’Argo, serrant dans ses bras son précieux tafia. Et alors que la table s’enthousiasmait pour des sujets divers le souvenir de Kingston s’amenuisait lentement comme les inscriptions sur le sable effacé par les vagues. « Et Mr d’Arcy qui se trouve être ici fut longtemps persuadé que les plus beaux vaisseaux de guerre restaient indiscutablement les navires de sa Majesté jusqu’à ce que nous mouillâmes en baie de Castrie et…Mr Howe ne me contredira pas s’il apportait aujourd’hui la preuve que nos man’o’war sont certes rapides et prompts au combat mais tout aussi identiques en taille, en vitesse que les Français, déclara Wharton hilare et se voulant toutefois très sérieux. Alors craignons que les alliés des Français ne se joignent à leur flotte pour empêcher nos navires d’accoster les côtes de Sénégambie et les nombreux comptoirs espagnols, portugais et hollandais qui jalonnent ces terres du nord au sud.
217
—Et bien nous pourrons les obliger à reconsidérer nos offres, proposa Applegate cherchant un appui du côté de Howe. Etrange de constater comme l’adversité les avait rassemblés et ce dernier poursuivit. La corruption pourrait avoir raison d’eux, non ? Je vous ai entendu dire que les pirates dérobent les négriers pour relâcher les cargaisons et les membres d’équipage non loin de la Mauritanie et… —l’on vous entend bien Applegate, mais cela ne nous est pas possible, trancha Townsend essayant tant bien que mal à se redresser sur sa chaise, glissant inexorablement vers le sol. Les Africains contrairement à ce que l’on pense sont difficiles à corrompre car devenus plus exigeants face à l’importante demande des Colonies de la West Indies. » En tournant la tête, mon regard croisa celui du gouverneur Blakeney à qui je fis la demande bien singulière de visiter le comptoir. Difficile de lui trouver plus laid : tête difforme et dents noires le tout surmonté d’une étrange perruque qui lui donnait un air étrange ; on eut dit un poisson aux yeux s’orientant vers l’extérieur et s’il avait été possible de lui trouver des nageoires à la place des jambes, Blakeney se serait trouvé être exposé sur une place publique. Cependant il compensait son physique désavantageux par son érudition et sa générosité, toutes deux se révélant être sans limite. Les autres gentlemen attachés à sa personne se distinguées elles par leur oisiveté, apprenant l’Afrique pour les longues heures de palabres qu’elle offrait ; indolents, portés par l’alcool et les filles, ces MM Wilton, Brieuc, Abott, Morelle et Cox rivalisaient de mollesse et coincés
218
dans leur fauteuil ne prenaient part à aucun débat qui risquerait d’affecter leur profonde réflexion sur le monde dans lequel ils évoluaient et qui pour eux méritait de rester tel quel A notre table se tenaient deux femmes, à savoir l’épouse du gouverneur, une petite femme ratatinée et affaiblie par le climat parlant que par monosyllabe et n’ayant pas conscience de notre présence vraisemblablement. Pour cette dernière nous restions les Argonautes en transit sur leur comptoir qui finiraient par filer une fois la cargaison du Pacha et du Nabab complété. Mrs Blakeney se semblait pas avoir d’âge et tenait continuellement la croix pendant autour de son cou comme pour se raccrocher à jamais à sa foi ; quant à sa fille, grande, étriquée à la mâchoire proéminente, elle donnait l’impression d’être sortie d’un mauvais conte de fées. Quelle place pouvions-nous lui attribuer dans ce monde bien réel ? Dès lors je compris que les hommes du fort puissent souffrir de l’absence de galante compagnie bien que leurs mulâtresses s’activaient à leur plaire. Les Argonautes et l’état major du Jupiter, en somme d’excellents marins s’affaiblissaient sur terre et devenus maladroits et privés de leur aisance naturelle sur mer, s’évertuaient à paraître adroits et prompts à faciliter les échanges entre les diplomates et toutes autres personnes se trouvaient être auxiliaires ou invités de Blakeney. Or quand je leur fus présentée comme l’épouse du Master and Commander Wharton, je crus discerner une vague d’étonnement sur leur visage, du Capitaine Rockwell à ses enseignes pas
219
ou peu habitués à jouir d’une telle présence. Puis mon attention se porta sur bergson riant d’une plaisanterie glissée à son oreille par Torrington le second lieutenant du Jupiter qui s’avérait être un grand orateur et désireux d’être entendu par Bergson dont il appréciait le cynisme et sa vision exagérée de l’univers. Ils rirent de bon cœur en se frappant dans le dos et leur bonne humeur me pénétra. « Mrs Wharton, on dit que vous êtes réfractaire au conservatisme, murmura mon voisin de gauche, le dénomme Abott, un homme d’un certain âge à la peau si tannée qu’elle semblait desséchée. Son accent et son timbre d’outre-tombe vous glaçait d’effroi et lui vous fixait dans le blanc des yeux. A quoi avait songé Mrs Blakeney en l’installant près de moi. Et il se pencha plus en avant : J’entends par conservatisme la volonté de faire sienne les délicates combinaisons régissant des éléments peuplant ce vaste cosmos. L’Angleterre devrait se parer de vos velléités pour mener à bien ses projets à de bien meilleures directions. J’ai entendu dure que tout bon commandant doit avoir une boussole orientée vers son propre nord magnétique. Est-ce le cas pour vous Mrs Wharton ? » N’ayant rien à lui répondre sur l’heure, je me contentais d’un gracieux sourire avant de trouver une tirade qui pourrait mettre à jamais un terme à toute discussion. « La boussole m’est pas seulement mr Abott. D’où je viens les femmes sont de bons motifs de conversion et on ne saurait prendre la mer sans envisager un possible retour vers de beaux
220
rivages où corruption et compromis ne sauraient être. —Vous devez être une raison bien suffisante alors pour orienter le Capitaine Wharton à bon port. Difficile d’imaginer plus belle attraction magnétique. —Assurément, répondis-je crânement trouvant insupportable de partager mon diner avec un homme considérant l’esclavage comme solutions aux maux dont souffraient les Africains. De telles tablées ne permettaient pas d’échanges variées et condamnée à prêter une oreille attentive à mes voisins les plus proches, je fus bien vite esseulée et perdue loin des discussions du bout de table, entre nous les plus passionnées de cette soirée. « Vous disiez vouloir visiter le comptoir ? C’est l’un des plus importants de la Sierre Leone pour ne pas dire le meilleur, déclara Abott ricanant d’un petit rire sardonique. Ici nous respections la discipline navale et le gouverneur est le seul Dieu sur terre exerçant son pouvoir divin pour exercer son influence sur les hommes. Ce Lord Waddington et ses bonnes manières se cassera les dents sur cet édifice et ses amis diplomates feront les frais de cette désespérée tentative de vouloir améliorer le sort de ces nègres. —Mr Abott, veuillez comparer Lord Waddington et ses fifres à ce que vous pourriez imaginer de plus entêtant venu pour ronger vers enthousiasme et saper votre autorité. Je ne connais pas d’hommes plus déterminés que ces gentlemen et quelque soit leur cap, ils manœuvrent avec exactitude parmi les récifs les plus submergés et vous devriez vous sentir flattés d’avoir pareils ennemis à votre table ».
221
Les hommes partis à leur brandy, leurs cigares et leurs pépées, je devais me distraire en écoutant Mrs Blakeney et sa fille discuter de longues minutes durant sur la dureté du climat de la Sierra Leone, le manque de divertissements dont elles souffraient toutes deux et la mauvaise compagnie que l’on trouvait sur ce comptoir. Je supposais qu’elle parle des marchands de nègres qu’elle connaissait si bien pour les fréquenter depuis onze ans. Les trafiquants ne fréquentaient pas le fort, Dieu merci, on les invitait à disposer leurs quartiers en contrebas et ces derniers jouissaient de tout le luxe et confort offert par leurs conditions. Une heure plus tard repue de fatigue je piquais du nez dans le fauteuil quand la foudre tonna au-dessus de nos têtes. Un essaim de domestiques s’empressa de condamner les issues et je profitais de l’agitation régnant ici pour filer vers mes quartiers. « Mrs Wharton? » Je me retournais pour tomber nez-à-nez sur James d’Arcy escorté par un négrillon tenant une lanterne loin devant lui. « Mrs Wharton, je…je pensais bien vous trouver ici. Je tenais à m’excuser suite à votre différends avec le commandant Wharton ; différend qui n’aurait pas eu lieu si j’avais su rester maître de la situation. Il m’est insupportable de penser que…Il s’avère que tous soient un peu tendus en ce moment et les Argonautes tout autant qu’ils sont tiennent à vous féliciter pour votre collaboration. —C’est gentil à vous de m’en faire part. Qui plus est je suis touchée que vous veniez ainsi vous assurer du bon rapport relationnel que nous pourrions avoir Mr Wharton et moi. Nous sommes un jeune
222
couple qui apprend lentement à se connaître et il est normal de passer par des phases de controverses. Vous devriez rejoindre les autres et songer un peu à vous amuser, Mr d’Arcy ! Ce n’est pas une fois sur l’Argo que vous songerez à passer du bon temps dans les bras d’une douce petite chérie. —C’est ce que vous ferez à ma place ? Passer du bon temps ? Nous n’avons pas l’esprit à nous distraire. Nous avons en notre possession les journaux de bord des divers négriers pratiquant la traite volante et…les rapports sont alarmants et les courtiers chargés des transactions veulent de l’argent en échange d’informations dites sensibles. Les Africains trompent les courtiers qui trompent les marchands qui trompent le gouverneur sur leurs comptes. Or le gouverneur a trop longtemps fréquenté les Africains au point de s’approprier leurs méthodes. Il vous a acheté comme on achète une faveur et ainsi il s’assure que vous ne conspirerez pas contre lui si d’aventure l’émotion vous gagnait. Il pense que…non, il est convaincu que Mr Wharton est sous votre emprise. —Mon emprise ? Mr d’Arcy, l’influence que j’exerce sur mon époux est purement domestique. Qui chercherai-je tromper en agissant avec calcul et perfidie ? Pas un Wharton. Qu’est-ce que sait ce gouverneur sait-il de moi au juste ? Il y aurait-il quelques détails qui puissent jouer en notre défaveur ? Sites-moi s’il est bon que je reste une nuit de plus sous son toit ? —Ils sont passés maîtres dans l’art de la dissimulation et ils veulent nous voir quitter le comptoir heureux de notre séjour en Sierra Leone. Nous ne pourrons agir si
223
Blakeney continue à vous couvrir de cadeaux pour mieux escamoter les faits. Il vous faudrait trouver un nouveau plan d’attaque et ne pas laisser ces négociants se conforter dans leur pouvoir. On dit que Blakeney accepte de vous faire visiter le comptoir. Alors à vous de mener à bien cette visite ! » Au milieu des petits négrillons je réfléchis à une stratégie d’attaque visant à saboter les efforts de corruption de Blakeney ; si d’Arcy disait vrai et je ne voyais pas un tel officier me mentir, il était de mon devoir d’agir avec délicatesse en offrant à ces hommes une petite leçon de civilité. En bas de l’escalier à double révolution le vieux Brieuc assis à l’ombre tenait sur ses genoux une fillette de douze ans et je fus saisie d’un haut le cœur en voyant son sexe gonflé par le désir. En me voyant ce dernier lâcha la petite et prit une attitude plus adéquate à la situation et tandis qu’il me saluait bien bas tout en évoquant le festin de la veille, de pénibles souvenirs m’assaillirent car plus jeune je fus témoin de faits pénibles dont un viol. Le grassouillet Brieuc suintait par tous les ores et en le voyant la nausée me gagna les lèvres. Il existera toujours des hommes en quête de jeunes vierges pour assouvir leurs fantasmes et profondément abattue par ce que je vis, il me fallut difficile de me montre gaie et affable. Derrière son bureau, Wharton écrivait, tenant à jour sa correspondance quelque soit notre situation géographique. Il écrivait sans lever la tête, perdu dans ses réflexions. Alors je serrai sa tête contre mon ventre avant de passer sur ses genoux. « Nina, n’y aurait-il pas un autre moment dans la journée où vous pourriez
224
me témoigner votre affection ? Que se passe-t-il mon amour ? Nina ? Nous irons nous dégourdir les jambes dans une heure et nous prendrons le temps de discuter. Pourriez-vous vous montrer patiente ? Nina, laissez-moi une petite heure. » L’ambiance de l’Argo me manquait, force de le constater. La promiscuité facilitait les échanges et rendue nerveuse par les mauvaises relations du gouverneur je tournai en rond tant et si bien que Wharton vint à poser sa plume pour me regarder, comprenant qu’il ne trouverait le calme propice à la rédaction qu’après m’avoir entendu. Je fredonnais une chanson créole en glissant d’un pied à l’autre. « Mrs Wharton. Votre voix bien qu’exquise perturbe mon travail et voyant que vous vous agitez comme un singe dans sa cage, je vous questionne donc sur l’origine de votre mal être. Quel est-il donc Mrs Wharton ? —Ce gouverneur porte sur lui les traces apparentes de ce que fut la petite vérole et il devrait en être de même pour ses compagnons que je juge méprisables puisque rendus improductifs et foncièrement malsains. Une telle compagnie est une offense pour des hommes comme vous, William et Waddington, Howe et consœurs ! Le gouverneur a consenti à me faire visiter le comptoir mais à bien réfléchir je ne me sens guère enclins à m’adonner à pareil spectacle. Pourriez-vous couvrir mon départ, ma fuite vers l’Argo ? Je ne puis m’empêcher de me dire que tout cela tient du calcul et de la perfidie ; de la corruption de l’âme mon amour et je ne veux pas faire de profit avec cet homme pour ainsi me
225
voir juger d’épouse corruptible et assujettie à ce genre de crapule. N’importe quelle excuse fera l’affaire, William et qu’il s’en montre vexé ! —Nos intentions sont honorables comme les leurs. Nous avons besoin de ce comptoir et nous ne pouvons le prendre par la force. Nous passerions pour des pirates et c’est la corde pour chacun de nous et la prison pour les officiers ayant contribués à rendre possible ces actions punitives et non justifiés. Je vous ai conduite jusqu’ici Nina pour que…pour que vous résistiez de toutes vos forces contre cet odieux commerce ». Je m’assis sur ses genoux pour mieux l’étudier car je ne pouvais passer comme ambassadrice de leur croisade si je n’en connaissais pas les risques encourus. Je fis galoper mes doigts sur son visage tout en pensant aux Argonautes contraints et forcés de rester sur le sol africain au bon vouloir de leur capitaine qui lui agissait sous les ordres d’un amiral ayant empoché une forte somme d’argent par Waddington. Lui tenait les ficelles du jeu et dans un mouvement aérien de mousseline je me présentai à sa porte. « Mrs Wharton que me faut donc votre visite ? Entrez donc je vous prie…Il parait difficile d’aimer l’Afrique quand nous pensons être mêlés à ce commerce de chair, ce Bois d’ébène comme on le nomme plus communément. Vous les avez tous impressionnés Mrs Wharton et j’ignorai que vous aviez cela en vous. —J’agissais sous les ordres de mon époux car de moi-même il ne me serait pas venu à l’esprit de raisonner de la sorte. Mon courage se limite à peu de choses, je suis pourvue de toute audace et
226
d’opiniâtreté ; il n’y a pas si longtemps que cela le capitaine Wharton disait que je manquais cruellement d’ambition. —Mais aujourd’hui il peut être fière de vous ». Il s’assit en face de moi après m’avoir tendu une timbale en argent contenant de l’eau citronnée. Il sonda mon regard, le menton relevé et le rictus à la commissure de ses lèvres. Il pourrait être mon amant, un richissime amant auprès de qui j’aurais les privilèges des femmes de ce monde. Son étreinte et ses caresses ne seraient en rien désagréables et je me voyais déjà goutant à tous les plaisirs terrestres sans jamais en être rassasiée. Et Waddington devait avoir la même idée puisqu’il rapprocha sa chaise pour saisir ma main dans la sienne. « Avez-vous tenu compte de la fortune de votre époux ? » Comme je l’interrogeai du regard il poursuivit, les sourcils froncés et impeccable dans son rôle de protecteur. « Comme je vous l’ai dit votre époux aura besoin de soutien à Londres comme ailleurs et je pense que vous êtes brillante et astucieuse pour médire sur mes propos visant à la bonne fortune de votre époux. —Il serait moins attrayant de le voir comme votre noble serviteur, lui qui dominé par la fierté se refuserait la main que vous lui tendez. —Un poste d’amiral pourrait s’offrir à lui dans les années à venir et vous savez que je pourrais l’appuyer, lui et tous les siens. Ma seule et unique condition reste votre engagement à notre combat. Devenir membre de notre confrérie serait un honneur Mrs Wharton. —Je ne suis pas certaine de survivre à l’Afrique et aux avances du gouverneur Blakeney. Or vous savez qu’il nous
227
manipule depuis le début en nous endormant par la qualité de ses mets et il convoite le vaisseau de guerre de Wharton et votre Jupiter. Il lui suffit pour cela de taire nos suspicions. —Ah, ah ! Nina, le gouverneur n’a nul besoin du Jupiter et de l’Argo alors pourquoi aurait-il besoin de vous soudoyer ? —Réfléchissez John ! (et je me pris d’une soudaine familiarité avec Lord Waddington) Si Westminster vote un jour la fin de la traite et de l’esclavage, Blakeney et tous ses fifres rêveront de s’établir dans votre Empire et ils ne pourront le faire sans le soutien de Wharton, d’Arcy et vous-même. Ils gagent de ce service rendu leur sera accordé en retour. Votre honneur l’exige et ils n’y arriveront que si j’en soumets l’idée à mon époux. —Bien vu Nina ! Quelle perspicacité et acuité visuelle dépasse de loin le meilleur des télescopes. Et vous avez donc pour projet de les laisser pourrir ici pour les punir de vous avoir sous-estimer. Ah, ah ! Vous savez déplacer vos pions pour mettre en péril leur reine et…votre stratégie est fiable. Laissons-les se mordre la queue et savourons leur défaite à venir ! » Le Docteur Bergson fut introuvable et désespérée je songeai à repartir seule vers la baie quand au milieu des négrillons je vins à croiser le regard de James d’Arcy. Masquant le dardant soleil de sa grande taille, il avançait vers moi dans son costume bleu et blanc, les mains serrées derrière le dos il se pencha sur moi, le visage fermé à toute expression. Les hommes dans le service manquaient
228
singulièrement d’émotion et je devais m’en accommoder. « Mes hommages Mrs Wharton ! —Oh James, pas de ce petit jeu avec moi ! J’ai passé une nuit démente à me tourner et retourner sur ma couche parce que vous m’aviez dit des choses rageuses concernant ces marchands d’esclaves et si j’avais été à bord de l’Argo j’aurais fait feu sur ce maudit fort pour le réduire à néant ! Qui vous aurez renseigné sur les agissements du gouverneur ? —Mrs Wharton, je suis le Premier lieutenant sur ce vaisseau de guerre et mon grade m’interdit de divulguer certaines informations dites sensibles. Mieux pour vous que vous restiez dans l’ignorance. —Est-ce à ce point digne d’un grand complot d’état ? Parle-t-on ici de l’assassinat de Jules César par ses proches ? Mr d’Arcy j’aimerai pouvoir compter sur vous et sur nul autre car vous êtes les oreilles et les yeux de mon époux si toutefois vous avez une quelconque confiance en ma personne. —Pour rien au monde je ne trahirai mes sources ; dussè-je finir pendu. La nature humaine peut se tenir pour corruptible mais je ne peux bafouer l’estime de mes relations au profit d’’une sirène aussi courroucée que vous Mrs Wharton ! —Mr d’Arcy ! Je pensais que vous étiez mon ami ! —Je protège mes sources et vous en feriez autant si vous occupiez en ce moment ma position. —Précisément. Et je porte donc une mention spéciale à votre loyauté. Ecoutezmoi Mr d’’Arcy, il existera toujours des différends entre nous et je ne demande pas à ce que vous soyez toujours d’accord avec
229
mes principes et mes idées mais par pitié, soumettez-moi à l’arbitre autorité de Wharton, mon époux. Il a pensé que nous pourrions être amants bien avant qu’il ne me fasse sa demande et dans une autre vie il aurait pu en être ainsi, néanmoins dans celle-ci il est dans notre devoir de renoncer à nous plaire. —C’est aussi mon avis Mrs Wharton. Ainsi je resterais à votre entière disposition comme lieutenant sur l’Argo. Humble et repentant. Je n’attends rien de vous Mrs Wharton. » A la bonne heure ! J’applaudis comme prenant part à une humoristique scène et pleine de joie j’empruntai l’escalier à double révolution quand une douleur au bas-ventre me saisit. Il me fallut reprendre mon souffle et plus paisiblement je regagnais nos quartiers, la main sur le flanc. « Le Docteur est introuvable. Nous pourrions passer de nombreuses heures à le chercher quand on le sait fort occupé à soigner ces Africains, déclarai-je à l’intention de mon époux concentré à son étude. A peine s’il m’entendit rentrer et le visage moite, les sourcils froncés et les lèvres serrées, il ne pipa mot ce qui me poussa à poursuivre : Peut-être qu’il vous aurait renseigné sur ses déplacements à venir ? je pensais que nous pourrions nous entendre sur notre visite pour le moins très officielle de ce comptoir. —Vous ne prendrez pas la peine de vous y rendre. Mes intentions ont changés à votre égard. Ces gens dits-civilisés sont aux antipodes de ce qu’on pourrait définir comme civilisés, sans vouloir les offenser. Il ne vous sied pas de fréquenter ces monstrueux marchands de chair. Votre
230
moralité pourrait en souffrir, quand on songe a tous mes efforts entrepris pour vous élever à votre modeste condition. » Cette remarque naturellement me vexa : on ne pouvait sans cesse me rappeler mes « origines modestes » comme le lui faisait dans le seul but de me ramener à la raison ; il voulait se servir de moi comme un simple instrument politique et Wharton agissait de par sa formation comme le maître absolu de ma destinée. Il replongea le nez dans sa paperasse et me laissa à méditer ses propos. Puis me voyant inerte au milieu de la pièce, il jeta son papier sur la table pour tonner comme il le ferait sur le gaillard arrière de l’Argo. Il serait de toute évidence plus facile pour lui de se faire entendre sur n’importe quel vaisseau de Sa majesté que dans sa propre demeure. « Je comprends votre désarroi Madame, mais ma décision est irrévocable. S’il vous convient de jouer les courtisanes, cela n’est pas à mon goût ni aux goûts de Lord Waddington et de ces gentlemen qui autant qu’ils sont savent vous tolérer dans les entreponts et faux-ponts de l’Argo. Et votre regard de petit chat en quête de caresses n’y changera rien. Je connais vos ruses et vos façons, jeune fille et permettez-moi de vous dire que vous perdez votre temps et par la même occasion le mien. —C’est aussi mon avis. —Je vous demande pardon ! je ne pourrais tolérer un vent de rébellion dans l’enceinte même de cette paisible retraite ! Vos arguments seront tus au profit de la retenue et de l’étude, la mienne. Pendant que vous vous distrayez avec ces négrillons, courant d’un point à un autre du fort comme poursuivie par un coquin
231
avide de caresses et de flatterie, nous autres nous gardons à l’objectif que le temps est une notion élémentaire et vu comme un outrage quand il est si laborieusement gaspillé. Je ne voudrais pas qu’on parle de vous en des termes peu élogieux. Le comprenez-vous ? —Ce que je comprends c’est votre désir de vous retrouver seul avec vos officiers privés du bon plaisir offert par la compagnie de ces Africaines à la poitrine bien ronde et aux larges hanches ! Ma présence suffit à vous doter d’une paire d’aile et vous en oublierez presque vos manières de galopins courant d’un port à l’autre dans le seul but de faire courir votre réputation d’un ^pole à l’autre du globe et….la messe est dite, Mr Wharton et votre vie de débauchée vaut bien à elle seule celle de ceux qui vous tiennent compagnie en ce fort ! » Il ne répondit rien, se contentant de me dévisager imperméable à ma critique et moi la tête haute, je le toisai du regard jusqu’à ce que son sourire m’atteignit dans mon orgueil de créole. Il partit dans un éclat de rire bien caverneux et je vis se dessiner sur son regard un trait de cynisme, le même poussant Bergson à se montrer si vaillant pour ne pas dire arrogant. « Ne me donnez pas de leçons de vie. Venant de vos lèvres ils pourraient être mal perçus. Que dois-je attendre qu’une personne dont la mère soit mariée à une bouteille de whisky et la grand-mère conjuguant la bonne fortune à la sienne propre ? Votre fierté ne vous conférera pas plus de noblesse, jeune fille et… » La gifle partit. Ce geste fut un soulagement sur le coup ; pouvoir
232
décharger toute sa colère vous rendait presque surhumain puisque capable d’infliger la douleur à l’autre ; en même temps, paradoxalement j’éprouvais de la honte et du remords. Je pouvais battre Pitt quand il se montrait désobéissant et sournois mais Wharton…Ne m’avait-il pas poussé à bout ? S’obstinant à faire de moi son instrument, utilisé pour une seule cause et qui une fois exploité finirait oublié dans quelconque endroit de son univers ? « Je suppose que je l’ai mérité ? Les femmes que l’on marie deviennent susceptibles et s’imaginent que leur nouveau statut les prive de la critique et des maux de cette société. Accomplissez seulement votre devoir et nous reconsidérerons la chose, Mrs Wharton. En attendant demeurez sage et exemplaire. » Peste soit l’amour ! Pensais-je allongée sur mon lit. L’orage tonnait depuis une heure déjà et le vent s’engouffrait ici et là, soulevant les moustiquaires et le voilage. Une petite africaine assise devant la porte en peignait une autre sans qu’aucune des deux n’oser s’approcher de ma couche et les chants de l’ainée m’apaisèrent. Wharton arriva. Je le sus à son pas lourd et botté. Comme il s’approcha du lit, j’enfouis mon visage dans la jointure de mon bras. Pourtant notre regard se croisa et je remarquais qu’il empestait l’alcool. Le gouverneur le débauchait ; il ne buvait jamais avant six heures et force de constater qu’il dérogeait à ses principes dans le seul but de plaire à son hôte. « Je suis un imbécile Nina. J’apprends lentement mais il n’est pas aisé d’être un bon époux quand le pragmatisme et
233
l’affection ne semblent pas être au rendezvous. Vous êtes impliquée dans nos actions et par égoïsme je vous ai poussé à me suivre en Afrique en passant par un mariage dont vous ne semblez pas apprécié le goût par ma faute. Rendu esclave de mes sentiments j’avoue ne pas réussir à paraître conciliant et attentif à vos besoins. Laissez-moi un peu de temps et je me perfectionnerai. Ne me jugez pas trop vite ou notre mariage sera voué à l’échec. Et ça, je ne peux le concevoir. —Et pouvez-vous concevoir que je puisse un jour vous échapper ? Depuis le début de notre relation vous me parlez de loyauté et ce mot à vos yeux a plus d’importance que nul autre. Vous m’en parlez comme d’une chose incompatible à l’amour et à aucun moment vous ne vous remettez en question, fort de votre emprise sur la femme que voulez docile et complaisante ; pas le genre ennuyeuse et révoltée comme je peux l’être. Or ma loyauté cessera le jour où vous m’enchainerais définitivement à mon rôle d’épouse et de mère, si toutefois un jour je devais l’être. Regardez-moi William. Regardez-moi…N’oubliez pas que c’est vous qui avez le plus à perdre dans ce mariage alors nos sabotez pas par mimétisme cette union. —La vie aux côtés d’un original vous aurait le plus convenu, argua-t-il en déboutonnant son gilet et brutalement il écarta mes jambes et passa sous ma robe. Le plaisir me fit me tordre dans tous les sens et sa langue me visité avec tant de passion que quand il me pénétra j’étais déjà à planer aux confins de notre univers. La foudre semblait faire corps avec William et chaque coup de tonnerre
234
s’enfonçait profondément en moi. Il bâillonna ma bouche voyant que je prenais trop de plaisir et à cet instant je sus que je porterai ses enfants, une nichée de petits Wharton qu’il exhiberait fièrement à Londres, disant à qui voudraient l’entendre qu’ils étaient le fruit de l’amour et aucun n’aurait du mal à le croire. Quel homme autre que lui aurait épousé une descendante d’esclaves ? Le soleil dardait et sous mon ombrelle j’étudiais les enfants jouant à faire pousser un bateau sur un fin cours d’eau. Nul n’aurait pu m’extirper de cet examen et soucieuse je craignais de devoir supporter les incessantes questions du gouverneur Blakeney devenu irritable et perplexe suite au refus de mon époux de me voir circuler librement dans ce comptoir. Cette situation fit rire aux larmes Bergson se fichant pas mal de leurs ronds-de-jambes, de leurs simagrées et leur code de bonne conduite ; il disait ne pas vouloir s’encombrer la tête avec cela et je lui enviais son aptitude à s’extraire de ce monde si compliqué. Plus tard je le rejoignais à l’intérieur d’une case, son point de base, une sorte de petite infirmerie pour les autochtones qu’il fit aménager et surveiller par un aide de camp, un titanesque nègre au nom imprononçable que lui appelait Cicero et qui s’avérait être aussi doux qu’un agneau. « Mrs Wharton, vous voilà être tirée de vos rêveries ! Et pour combien de temps avant que la réflexion ne vous m’arrache à notre chère médecine ? Il est aimable à vous d’avoir quitté le fort pour vous joindre à notre modeste compagnie et si Waddington ne trouve nul emploi pour vous distraire, j’assume donc cette nouvelle responsabilité. Si vous ne vous en
235
formalisez pas j’aimerai commencer par un rapide examen. Asseyez-vous sur ce tabouret. —N’avez-vous pas de patient à soumettre à vos instruments ? S’il faut ceci pour égayer votre matinée alors je me soumets à votre analyse. Craignez-vous peut-être des cas de fièvres ? Certains se plaignent de la fièvre causée par les moustiques et…quand Wharton compte-til partir ? —C’est marrant que vous posiez la question, nous en avons longuement parlé ce matin. Waddington ne souhaite pas prolonger le séjour à la Sierra Leone, du moins pas à ce fort et…j’ai remarqué que vous mangiez moins. Une raison ? —La cuisine de Leadley, Dunn, Feldman Roy et Butler ma manque. Lord Waddington dit n’avoir jamais aussi bien mangé de toute sa vie qu’en étant passager sur l’Argo. Ce que je crois volontiers. —Ah, ah ! On dirait que la cuisine locale n’a trouvé grâce à vos yeux ; alors notre pauvre Blakeney a toutes les raisons de s’apitoyer sur son sort. Je parlais de vos nausées, Nina ! Votre femme de chambre dit que vous avez restitué votre déjeuner hier matin. Or on ne décède pas seulement de fièvre dite malaria dans ce continent ! —C’est dit pour me rassurer ? Oui je lui ai dit que mon corset était trop serré. Avec toute cette chaleur, on finit par en suffoquer et elle ne m’a pas écoutée. Il est difficile de se faire entendre sans crier par les domestiques de ce fort ; tous sont attachés à leurs privilèges et on en viendrait aux mains si l’intendant ne tranchait pas en faveur des invités de son gouverneur.
236
—Oh vous devez lire l’excellent L’Ile aux Esclaves, de Marivaux ! Un délice théâtral qui vous fera certainement rire aux éclats. Pas de ballonnements ? De douleurs aux articulations ? Des troubles de l’humeur ? Du sommeil ? —Non rien de tout ça. Peut-être seulement un point de côté. Mais rien d’alarmant en soi. Pourquoi donc ? Serions-nous appeler à nous revoir dans le rôle du praticien et de son patient ? » Il s’assit près de moi et immédiatement je sus que j’étais en sursis. A force de fréquenter ces négrillons la maladie rongeait mes entrailles et on m’enterrerait en Afrique, loin des miens. Mon cœur battait à rompre jusque dans mes tempes et ma respiration s’accéléra. Non, je ne pouvais mourir au milieu de ces inconnus ! « Que se passe-t-il ? Ne me ménagez pas, je peux tout entendre. » Il ôta ses lunettes. « Oui nous allons être appelé à nous revoir, Nina. Vous ne devinez pas ? A quand remontent vos dernières menstrues ? Nina, votre corps montre des signes cliniques d’une grossesse et… —Non, non ! Comment pouvez-vous en être si sûr ? Vous m’avez à peine examinée, seulement posé de futiles questions sur mon alimentation et alors vous en déduisez que…que je suis grosse ! —Je vous observe et si vous doutez de mes compétences en matière de médecine nous pouvons encore en discuter dans un mois, ou deux. Je comprends que vous ne soyez pas prête mais les faits sont là, vous portez la vie. —Examinez-moi Bergson ! Examinezmoi ! Je veux être certaine pour pouvoir
237
l’annoncer à William ! Examinez-moi, s’il vous plait ! » Cette annonce me combla de joie et des plus fébriles je filais ventre à terre vers le fort, montai l’escalier quatre à quatre dans l’espoir de trouver le futur père. Son second lieutenant Campbell m’informa de l’absence de ce dernier partit depuis deux heures avec le reste de l’état major sur les abords du confluent. « Il y aurait-il un message à lui faire part Mrs Wharton ? » Campbell détacherait l’un des aspirants pour jouer les courriers. « Non, il n’y a aucune urgence. Cela peut attendre ! » Et déjà je me repris trouvant plaisant de me rendre à amont du fort sous bonne escorte ; on détacha donc un cortège de domestiques et de gardes mariniers difficiles à rassembler quand ils n’étaient pas de service. Le déplacement fut long et compliqué, ressemblant à une étrange expédition composée d’indigènes, mulâtres pour la plupart ; de nègres tenant des parasols et de jarre de vins et de jeunes négrillons courant devant pour dégager la voie et chanter des louanges à la gloire des Argonautes. Un convoi d’Africains devait embarquer sur un négrier mouillant en rade et dont l’odeur nous chatouillait les narines. Le claquement des fouets et les hurlements des gardes-chiourmes me glacèrent le sang dans les veines. Désolant spectacle et plus encore quand on me dit qu’on venait de les marquer au fer. Notre aumônier Howard se trouvait être là, priant pour l’âme de ces malheureux. « Notre capitaine se trouve être sur place pour retarder ou empêcher le transport de ces hommes ! Cause perdue, il semble que
238
nous soyons arrivés trop tard ! Ils sont marqués du nom de leur propriétaire actuel et le gouverneur aurait pu empêcher cette tractation mais son âme est des plus corrompue ! » Blakeney se confondrait en excuses comme la veille disant qu’il ne pouvait interférer dans ce négoce. Le jeune aspirant Gordon remua les lèvres silencieusement, les mains jointes et détourna la tête de cette cohorte ; il devait voir pour ne pas oublier. Jamais ! « Nous ne pouvons pas rester ici, madame… murmura l’aspirant Johnson en passant son mouchoir de poche sur son front. Nous devons avancer et ne pas rester en plein soleil ! —Taisez-vous donc. Ils ont plus à craindre que ce soleil ! Prenez le temps de savourer votre liberté Johnson, la culpabilité finira par vous ronger comme le ver dans un fruit et je m’en voudrais de ne pas être intervenue. Un mot pour le gouverneur : Aucun négrier ne quittera la Sierra Leone tant que l’Argo et la Nepture mouilleront en large de son fort. Faites passer le mot, Johnson ! —Ce n’est pas un ordre officiel et je ne puis Madame au risque de m’attirer les foudres du commandant Wharton et je… —Alors nous contourneront les règles et nous aviserons comme si nous étions en état de siège et contraints à nous rendre à un ennemi désopilant et fugace, corrompu et traitre. Votre promotion n’est pas pour maintenant Johnson et en tant qu’Argonautes vous me décevez par votre attitude. J’en aviserai qui de droit ». L’idée fut celle d’empêcher tout déplacement et j’eus là mon idée ; un peu étrange je l’avoue mais qui maintient leur
239
division à terre. Johnson partit en courant en avertir le gouverneur et sous un soleil implacable nous faisions barrière de nos corps, les fusiliers en première ligne, le mousquet braqués vers les hommes de Brooke, de brutes épaisses agacés par notre inutile et désespérée tentative de sabotage. Ils tempêtèrent, râlèrent et nous insultèrent brandissant leur ordre émanant du capitaine du négrier la Sirène, rejoignant le Pacha et le Nabab dans ces tumultueuses eaux. Arrivèrent Bergson suivit de Johnson et me voyant assise sous mon ombrelle, les pieds dans l’eau il franchit le cordon de sécurité pour se joindre au reste des résistants. « Ne me blâmez pas, je n’ai trouvé que ceci pour les empêcher de joindre la Sirène. —Courageux mais vain. Blakeney ne bougera pas le moindre petit doigt pour ces esclaves comme il s’est abstenu de le faire pour la cargaison des autres négriers. Il semblerait qu’il soit inaltérable et Wharton fera mettre aux fers tous les hommes qui ont pris part à cette insignifiante mascarade. Il vous faut boire Nina et faire boire ces malheureux. Une heure de plus et vous aurez une centaine de morts sur la conscience. Wimble ! Assurez-vous d’acheminer de l’eau et quelques fruits ! » Et nous passions parmi les captifs pour les faire boire. Les enfants eurent toute mon attention et je tentai de les rassurer sachant qu’ils garderont en mémoire mon visage ; celui d’une descendante d’esclaves comprenant mieux que personne leur souffrance à venir. Beaucoup ne survivraient pas à la traversée et attristée je les serrais dans mes bras.
240
Comment pourrais-je être mère après avoir été le témoin de tant d’horreur ? Je serrais un petit tout contre mon cœur quand je distinguais la silhouette costaude de mon époux au loin et plus il se rapprochait et plus montait en moi la crainte de ne pas parvenir à mener à bien ma grossesse. Je lui devais tant pas seulement ce mariage mais sa prise de position ce jour-là au plus profond de la tourmente. Il ne me fit pas de procès d’intention, trouvant juste de me soutenir dans cette tourmente. Il me soutint, il n’en eut pas le choix. Il tint à s’entretenir dans nos appartements. Il transpirait à grosses gouttes, s’en essuya le visage à l’aide de son mouchoir de poche qu’il jeta froidement sur la commode. Il se servit un verre d’eau, des plus fébriles, le regard en coin. Il me destinait ce verre. « Nous partirons demain. C’est plus que ne peut supporter un gouverneur un tant soit peu orgueilleux et nous avons sciemment froisse son humeur. En d’autres termes, nous ne sommes plus les bienvenus. —Alors nous rentrons ? Nous rentrons n’est-ce pas ? Je ne saurais me satisfaire de cette existence de flibustiers sans vergogne vivant des prises et de rapines dans les eaux territoriales. Si j’avais été un homme j’aurais été tenté de m’engager comme corsaires pour le compte des anglais bien entendu, répondis-je en ôtant mes souliers usés jusqu’à la corde qu’il me faudrait jeter. Et je me vois déjà buvant du tafia à la taverne du roi parlant butin et prises avec une bande de joyeux mercenaires. —Ce n’est pas un jeu, répartit-il en m’envoyant son regard noir des jours de discorde. Nos engagements politiques ne
241
sont pas de communes distractions dont on pourrait se gausser de participer. Vous mettez tant de désinvolture, tant de dérision à nos mêlées que je doute vouloir continuer à vous éduquer. Il n’y a pas d’autres raisons pour vous libérer de ce désobligeant emploi. —J’ai signé pour deux années, l’avezvous oublié ? Plus grand est le risque pour vous de perdre en crédibilité. A Kingston il y a un diction qui dit que…peu importe le dicton, William, vous ne m’écoutez déjà plus ! —C’est faux. Vos propos trouvent un écho en ma personne. » Notre regard se croisa. Il disait vrai et je quittai mon fauteuil pour prendre ses mains et le porter à mes lèvres. « Il se puisse Sir Wharton que vous soyez comblez dans les mois à venir. Pour le moment il est encore tôt pour se prononcer mais… (Il me fixait incrédule, ses paupières lourdes remontant sur son œil vert ; il buvait mes propos suspendu à mes lèvres). Ne devinez-vous pas ? Je porte votre enfant, William ! » Il se passa un petit moment avant qu’il ne réagisse et l’explosion de joie me fit quitter le sol. Il enserra mon visage entre ses robustes mains et baisa avidement mes lèvres. « En êtes-vous certaine, ma douce ? —Oui ! Bergson m’a examiné à plusieurs reprises et à ma demande ! Je suis bien…grosse. Par conséquent il n’est plus utile de me toucher. »
242
CHAPITRE 6 On dansa sur les ponts de l’Argo. L’ambiance était à son apogée et dans les eaux chaudes de l’Océan Indien, nous étions à la fête. Mascareignes, l’Ile Bourbon et tant d’autres mondes ouverts à notre curiosité. Baby Will dansait avec les autres, tournoyant tel un farfadet, ses longues boucles blondes bordant son doux visage. Le portrait miniature de son père. Il allait sur ses quatorze mois notre petit marin, coqueluche de tous les membres de l’équipage et des autres passagers ; autant d’yeux pour veiller sur lui. Je le trouvai magnifique dans sa petite redingote bleue à l’image des autres de l’Argo. Mon petit ange… En bas je trouvais Bergson attablé à disséquer quelques poissons et en me voyant rentrer ôta ses lunettes pour m’étudier plus en détail. Ma seconde grossesse se passait pour le mieux ; nous allions rentrer en Jamaïque après de longs mois passés en mer à dérouter les négriers et leur précieuse cargaison. Il vous fallait me voir m’accrocher à tout ce que je pouvais, tentant d’éviter le moindre obstacle fatal à ce bébé à venir. J’avais l’air d’une baleine échouée sur le rivage se débattant telle qu’elle pouvait pour s’extraire à ce manque d’oxygène. Tous demeuraient à mes petits soins des coqs aux maîtres d’équipage, des canonniers aux voiliers, des surnuméraires aux chirurgiens et intellectuels de ce Man’o’War. Tous se précipitaient pour
243
satisfaire le moindre de mes caprices et Dieu sait qu’ils étaient nombreux. « En quoi puissé-je vous être utile Nina ? Etes-vous lassée de l’agitation régnant sur le pont ? N’y-a-t-il plus assez de gentlemen pour satisfaire vos lubies. Je vous ai trouvé soucieuse au diner, ai-je raison de penser que vous aspirer à être délivrée de votre fardeau le plus rapidement possible ? —Si vous l’évoquez je suppose alors que cela ne vous échappe pas ! En fait rien ne vous échappe, Bergson. Le capitaine veut me voir porter ses enfants alors je m’y attèle avec la docilité d’une vache à lait. Oh, soyez aimable de ne pas lui rapporter mes élans du cœur ! Je ne suis plus tout à fait la même quand je… —Ce qui se dit ici reste ici. Où en êtesvous avec vos études ? la Royal Navy attend de vous que vous soyez une assistante hors-pair et la médecine ne devrait plus avoir de secrets pour vous, ce qui sous-entend l’anatomie des sujets de la nature. De quoi parliez-vous avec Waddington ? Etait-ce en rapport avec vos lectures des planches anatomiques ? —Exactement ! Je ne le savais pas si féru de botanique et de sciences, j’en apprends plus avec lui qu’avec ces textes et ces schémas étriqués que l’on nomme d’un nom emprunté à je ne sais quel domaine grec et qui… —Nina ! Nina vous faites preuve d’un si grand talent qu’il serait dommage de le gaspiller avec des futilités comme l’importance de thé à la table des Lords, le thé décliné par degré d’amertume selon sa culture dans les régions reculés de ce monde où peut-être n’irez-vous jamais, pour ne citer que le Darjeeling et Ceylan.
244
J’ignorai que le thé vous passionne à ce point ; et s’il y a un tel sujet qu’il doit prévoir sur le reste je vous demande de le choisir avec circonspection afin de ne pas ennuyer ces autres interlocuteurs. Possible que la culture du thé plaise à Waddington mais pas à la majorité, permettez-moi de le soupçonner. —Taisez-vous donc mécréant ! OHHH ! Il vient de bouger ! Donnez-moi votre main ! Vite ! (Et je la lui posai sur mon ventre) Ne le sentez-vous pas ? Attend…il vient de me donner un coup de pied et je ne m’y habituerai jamais ! L’avez-vous senti ? » Il me sonda de son regard délavé alors que je pressai sa main sur mon ventre ; nous aurions pu rester longtemps ainsi s’il n’avait conclu à une trêve. « Le petit coquin aurait décidé de ne pas se manifester en sa présence. Navré Nina mais je ne peux percevoir ce mouvement qui vous est cher. Il semblerait que vous soyez plus enthousiaste que vous l’étiez pour le premier ; ainsi je n’aurai pas à vous consoler de vos turpitudes concernant votre mission sur l’Argo. Baby Will se porte comme un charme et sa jeune mère n’aura jamais été aussi éblouissante. Finalement la maternité vous sied bien. —Lily se charge d’améliorer mon quotidien avec ses gris-gris et ses incantations. Cette Africaine a fait bien plus pour moi que votre médecine cher Docteur et bien que nous ne nous comprenons pas sur de nombreux sujets, Lily reste pour moi une bénédiction. » Lily était cette Noire arrachée à l’esclavage lors de notre intervention à la Sierra Leone. Une véritable sauvage arborant scarification et nombreux
245
coquillages autour de son cou. Howe disait d’elle était une princesse et il nous était impossible de l’imaginer autrement que fière sur son méhari. Je la pris à mon service et qui mieux que cette lionne pouvait veiller sur mon fils ? Le crâne rasé et les lèvres pincées, notre nouvelle figure de proue refusait de se vêtir à la mode occidentale pour ne se revêtir que de pagne et marcher nu-pied sur le pont. Lily, l’indomptable fascinait les hommes par son autorité toute bestiale ; pour moi elle restait Lily, cette femme du continent Africain, fière de ses valeurs et de son héritage, bravant seule la solitude causée par la perte de sa famille. Je l’aimais beaucoup, comme une sœur et comme une sœur nous passions par de brillants éclats de voix. « Alors si vous avez trouvé en votre Lily toutes les réponses aux questions que vous vous posiez, il serait vain de penser triompher sur votre conscience. » Il avait parfaitement résumé mon état d’esprit. Plus tard Lily gagna la cabine avec Baby Will pour s’y coucher et mon fils pleura un court instant bien vite apaisé par les complaintes de l’Africaine. Et je regagnais la cabine de mon époux pour m’y coucher quand l’orage éclata audessus de notre tête. Sur le pont se fit la cavalcade et allongée dans ma couche, la porte s’ouvrit enfin sur Wharton. « Dormez-vous ma douce ? Nina ? —Comment pourrais-je dormir avec ce vent et tout ce chambardement ? Si le vent persiste de cette façon, nous finirons par démâter, je le crains. Et comment est l’ambiance dans la grande cabine ? Ces hommes ont-ils finit par s’étriper ?
246
—Pas complètement, mais cela ne devrait tarder. Ils sont susceptibles tous autant comme ils sont et il est difficile d’obtenir de la condescendance. Ce Howe par exemple ne peut plus sentir Applegate qui ennuie fermement Grissom qui lui ne peut plus voir Townsend. A croire que cela tient plus du sabotage qu’à un conflit d’intérêt personnel. Ce Man’o’war finira par couler, pas du fait de l’ennemi mais du nôtre, saborder de l’intérieur. » Il glissa dans la couche, souleva ma robe et me pénétra comme il le faisait chaque soir ; c’était là son rituel, m’avoir tout à lui alors que je portais son enfant en moi. Allongée contre lui je lui rendais ses baisers en songeant à Bergson, cela me faisait jouri de penser à lui ou bien d’Arcy, n’importe quel mâle de l’Argo pouvait tenir ce rôle d’amant et l’homme insatiable qu’il était, mon époux pouvait remettre cela dans la nuit avec la même hargne. Prisonnière de son étreinte, je le laissais se vider en moi et aussitôt plongé dans un sommeil de juste. Le lendemain je fus rejointe sur le gaillard arrière par Bergson. Devant jouait Baby Will et Lily, cette dernière lui envoyait une balle et lui de la repousser du pied avec maladresse. Il tenait à peine sur ses jambes qu’il aspirait à se montrer agile comme un chimpanzé. La fierté de son père qui voyait en lui un marin émérite puisque né sur l’océan. « Comment vous sentez-vous aujourd’hui Nina ? —Cessez de me prendre de haut, Docteur ! Je vois très bien où vous voulez en venir ! Déjà ce matin votre petit sourire en coin en disant long sur vos conceptions de l’amitié!
247
—Je vous demande pardon ? —Vous voyez c’est exactement ça dont je parle ! Vous n’êtes qu’un plaisantin incapable de prendre au sérieux les revendications des autres, tournant tout en dérision ! C’est plus fort que vous et je suis censée vous entendre encore sur ce que la Royal Navy attend de moi ! Tout cela est agaçant et bien contraire aux usages régissant la vie de chacun en société ! —J’ai bien peur de ne pas tout saisir. Vous aurai-je par hasard manqué de respect ? Si tel est le cas je tiens à m’en excuser. Avec l’orage que nous avons eu cette nuit j’aurai pensé que… —Ne changez pas de sujet Docteur ! —Soit. Alors de quoi parlions-nous au juste ? Je crains ne pas savoir de quoi il est question et si je dois m’en défendre qu’on me donne matière à plaider ma cause devant un tribunal compétent. » Sans rien ajouter d’autre, je retournai dans mon livre jusqu’à ce que je l’entende rire, la tête entre les jambes. De loin je lui préférai la compagnie de Waddington, lui au moins ne ricanait pas à tout propos. Sous son chapeau le Docteur savait qu’il me faisait des infidélités avec Applegate son nouveau meilleur ami, ce philosophe altruiste un peu borné avec qui il passait des heures entières à discourir sur le sort de la Sénégambie. Sans la moindre pudeur je le fixais, m’attardant sur les traits fins de son visage ; on eut dit un Empereur grec… Le vent pris dans les manœuvres courantes et les drisses se choquèrent. Mon regard croisa celui de Bergson. On lisait en lui comme dans un livre ouvert ; pour l’heure il était à sonder mon esprit. Je détournai ma tête pour suivre les
248
ondoiements des vagues chassées par l’imposante coque du navire laissant un profond sillage derrière lui. Un spectacle que je ne cessais de regarder derrière la vitre de l’étambot de la grande cabine et de la grand-chambre. « Voulez-vous savoir comment se porte l’officier-marinier Daniels ? Votre diagnostic d’il y a trois jours s’est avéré être juste. Naturellement Delaney continue à vous considérez comme une pestiférée et il ne sera question pour lui de revoir son jugement… —Je ne cherche pas son approbation, coupai-je froidement, ni la vôtre d’ailleurs ! Si j’avais souhaité qu’on me porte au pinacle j’aurais plus facilement trouvé à me distinguer dans un bordel de la Jamaïque, vous ne croyez-pas ? —Je l’ignore. Je ne pourrais évaluer les plaisirs de la chair ayant très peu d’expérience en ce domaine mais je suppose qu’elles savent aussi se distinguer autrement puisqu’ il leur faut bien avant toute chose, appâter le chaland ; disons par leur gouaille somme toute naturelle et une force de persuasion sans égale. Pour vous rassurer ni l’une et ni l’autre de ses aptitudes. —Vous n’avez pas à le faire, je sais ce que je vaux ! » Il fronça les sourcils, toujours en appui sur ses avant-bras et fixant le sol. « D’accord…et puissé-je vous demander comment vous allez sans que vous le preniez mal ? Dans ma question il n’y avait aucune arrièrepensée…Nina ? —Qu’est-ce que vous pouvez être acharné ? N’y aurait-il pas assez de place sur ce pont pour que vous m’accapariez ? Soyez aimable de me laisser à ma lecture,
249
nous avons fait le tour de la question et je ne vois absolument pas ce que je pourrais ajouter d’autre ! » D’Arcy eut la gentillesse de me conduire à la grand-chambre et tous les hommes se levèrent en me voyant arriver ; Howard se hâta de prendre le relias sur d’Arcy, Arrington me présenta une chaise et Townsend m’avança le repose-pied. Depuis quelques jours je n’y descendais plus guère car tous les sujets de discussion me paraissaient bien fades et stériles ; la vache laitière que j’étais devenue ne semblait plus tolérer ces gentlemen et puis je sais que Bergson avait médit sur mon état. Je tenais cette information de notre écrivain Jones. Pour moi cela s’apparentait à de la trahison. Un ami ne vous poignarde pas dans le dos ! Bien calée entre les coussins, les jambes surélevées et dorlotée par ces intellectuels, je restais dans cette bergère jusqu’à ce que la cloche piqua midi. On passa à table : tête de veau marinée et sorbets, de quoi enchanter vos pupilles et pour m’être agréable le coq Feldman me fit un entremet qui fit mon bonheur et celui de mon bébé j’en reste persuadé. Fatiguée de l’incessant bavardage de ces compagnons de mer, je remontais sur le pont avec mon panier. Il me fallait vêtir Baby Will et je lui confectionnais de jolis petits vêtements, un véritable trousseau digne des enfants royaux. Mon époux me rejoignit sur le dunette arrière. « Avez-vous une seconde Nina ? —j’ai toute la journée William. Voyez en quoi j’en suis réduite ! Pensez-vous qu’il n’y ait pas des occupations plus nobles que les travaux d’aiguilles ? Je pourrais encore me rendre utile à l’infirmerie mais on ne
250
m’autorise qu’à y descendre une heure. Pour me ménager n’est-ce pas William ? —Nous en avons déjà discuté et je ne crois pas utile de me répéter ! Je me suis entretenu avec certains et il est troublant de constater que l’ambiance sur ce vaisseau de guerre empire au vu de l’avancement de votre grossesse. —Que voulez-vous dire ? —On vous dit être irascible et d’humeur changeante, voire insupportable or sur mon navire je ne peux tolérer davantage, le comprenez-vous ? Pour moins que cela on débarque des hommes à la première occasion pour éviter que tout malaise ne se propage de part et d’autre dans les entrailles de ce vaisseau. —Je porte vos enfants, n’est-ce pas ce que vous vouliez ? Ne me demandez pas ensuite d’enfanter en silence quand la nature est ainsi vite. Alors tant que germera toute vie dans MES entrailles vos hommes devront me supporter ou bien débarquez au prochain port que vous entrepercerais à travers votre lorgnette ! Je n’ai pas à me justifier sur mon état, déjà qu’il est assez difficile comme ça de perdre le contrôle de son corps…Si ces hommes avaient un semblant de compassion, nous n’en serions pas là ! » J’allais m’enfermer dans la cabine de mon fils pour pleurer de tout mon saoul. Il dormait profondément dans sa banette, veillé par Lily. Cette dernière s’exprima dans sa langue natale, trouvant probablement choquant que je me mette à pleurer devant l’enfant endormi. Elle me lança un regard noir, chargé de reproches. « Pourquoi, toi pleuré ? Enfant, vit. » En relevant la tête je fis face à la dureté de son regard. Après m’avoir jugé inapte à élever
251
mon enfant, elle jugeait à présent mes capacités de bonne épouse. Comme j’allais caresser baby Will, elle tiqua folle de rage et me désigna la sortie du menton. « Partir. Bébé dort. » Où irai-je pour oublier ses tourments ? Le navire gîta sur bâbord et je fus projetée contre Blake notre astronome qui gentiment me conduisit dans la cabine du Capitaine et le premier Lieutenant D’Arcy me réceptionna. Cette cabine servait de salle de cartes et aussi large que la grande cabine elle permettait surtout aux officiers qui n’étaient pas de quart de venir échanger ici. Cependant ces officiers préféraient de loin la grande cabine avec son piano, ses deux grandes tables en merisier, son salon marocain de brocard, ses tentures murales rappelant indiscutablement quelques salons anglais avec ses appliques, ses lustres et ses tapis d’orient ; son perchoir à perroquet (pour les deux magnifiques spécimens rapportés d’Afrique), on y trouvait également ses miroirs et tout le luxe spécifique aux besoins de l’époque : livres, globes, encyclopédie, lunettes astronomiques, etc. la salle des cartes quant à elle n’offrait qu’une étagère pleine de cylindres renfermant les précieuses cartes ; les épées du capitaine fixées contre le lambris et un petit salon lui permettant de rédiger ses rapports face à l’étambot. « A-t-on des nouvelles du Jupiter ? —Il ne devrait plus tarder à apparaître. Il y a trois jours, il faisait voile sur tribord par nord-sud-est. Il est fort envisageable que la tempête l’ait contraint à modifier son cap, alors nous ne serons pas surpris de le voir arriver à Kingston avec trois semaines de retard sur notre éphéméride.
252
Les conditions de navigation ne sont pas les mêmes d’un navire à l’autre. —Comme il pourrait se trouver être devant. Oui le Jupiter n’a que 98 canons ! Il pourrait se trouver devant nous, ayant su tirer avantage de sa petite taille pour marcher vent debout. Non, laissez tomber James ! —Oui c’est tout à fait possible mais n’allez pas le dire au Capitaine, il n’apprécierait pas cette allusion à la relative lenteur de l’Argo. Une telle suggestion les tuerait. Incontestablement. Mieux vaut songer à voir le Jupiter ne pas respecter ses délais. » On resta un moment coi, à s’observer en chiens de faïence et D’Arcy finit par prendre la parole en premier. « Il fait un temps superbe, n’est-ce pas ? —Oui, assurément. » Et nous nous fixâmes de nouveau. Quand on passe de longues semaines, de longs mois et de longues années en mer, à bord d’une telle forteresse flottante on finit par ne plus rien avoir à se dire ; les banalités d’usage prennent le pas sur la monotonie. Je cherchais à fixer un détail de son costume mais rien n’y fut, je manquais cruellement d’inspiration. « Qu’êtes-vous entrain de faire James ? —Le Capitaine Wharton m’a demandé de l’attendre ici avant le changement de quart de 18heures. J’ai croisé notre second qui m’a fait savoir qu’il m’attendrait ici après son inspection aux batteries ; ce qui ne devrait plus tarder à se terminer. De plus l’un de nos bosseman, le dénommé Dogan souhaiterait consulter une carte et…je dois en vérifier l’exactitude. —L’exactitude ? Mais les astronomes Blake et Styron ne sont-ils pas là pour
253
cela ? Cette pièce est avant tout la leur, ils y passent tellement de temps qu’on vient à se demander s’ils ne sont pas nés ici. James, je suis horrible n’est-ce pas ? Le cynisme ne me va pas. La faute à…ce Docteur Bergson. Dites-moi franchement, je suis affreuse n’est-ce pas ? » Il baissa les yeux et retourna à sa carte. « Alors c’est ça, je suis un monstre embarqué sur l’Argo ! (Les larmes me montèrent aux yeux) Je pensais être autre chose qu’un monstre. William est intraitable avec moi, il est persuadé que je sème la discorde telle cette Eris de la mythologie mais cela n’a jamais été mon intention ! Veuillez m’excuser, murmuraije cherchant un mouchoir dans le creux de ma manche, je n’ai pas mérité cela… Enfin…que disiez-vous au sujet des cartes ? » Il me fixait de ses beaux yeux verts, chagriné à l’idée que je puisse souffrir ; D’Arcy n’avait rien d’une mégère comme ce bergson que je savais être à la source de la délation et du coup de gueule de mon époux. Sous ses airs de gentleman il n’était qu’un perfide et sournois praticien ! « Nous parlions de leur exactitude Mrs Wharton. —Oui c’est ça… » Je perdis connaissance la seconde qui suivit et à mon réveil, William se tenait près de mon couchage, sa main serrant la mienne. Et derrière lui je vis Bergson s’affairer à la table où le valet y posait le nécessaire de toilette. Que faisait-il là-bas ? Cherchait-il à m’empoisonner ? « Non ! Restez allongée ma douce. Bergson va bien vite vous remettre sur pied avec une décoction. Bergson ! Où en êtes-vous ? Julius? » Et de nouveau je
254
m’évanouis; la chaleur m’étouffais et si je ne prenais pas garde Bergson me tuerait. Il me fallait garder les yeux ouverts, ne pas dormir. Le temps passa lentement entrecoupé par l’ouverture de la porte, quelques chuchotements et de nouveau le calme. Trois coups de cloche. De nouveau le silence. « Comment va-t-elle Greyson ? —Elle semble aller mieux, Sir. Elle a un peu bu. Le Docteur Bergson est passé la voir et demande à ce que vous l’avertissiez si la fièvre la gagnait. —C’est bon Greyson, vous pouvez y aller. Et faites savoir à bergson que j’apprécie son dévouement. » Je sursautai quand William posa ses doigts sur mon front. Il me fallait de l’air. J’étouffais. Dans la nuit n’en pouvant plus, je quittai la bannette pour sortir hors de la cabine, traverser la salle des cartes et emprunter la coursive déserte qui me conduirait sur le pont et de là je pourrais respirer autant d’air qu’il me faudrait. « Mrs Wharton ? » Je me retins au bras de Campbell, le troisième lieutenant et je vis à l’expression de son visage que quelque chose clochait ; derrière j’entendis chuchoter : « Mrs Wharton est sur le pont, faites passer pour le Capitaine… » Peutêtre n’était-ce que le fruit de mon imagination. « Je viens…. Seulement prendre l’air, arguais-je pour ne pas les inquiéter davantage. Lentement mais toutefois déterminée à prendre l’air, je gagnais le passavant tribord que j’enjambais. Les vagues léchaient la muraille de l’Argo et ce remous m’attira ; un doux murmure causé par les manœuvres coulantes et le bruissement de l’eau le long de la carène ;
255
je fermais les yeux pour mieux me les approprier. A Kingston j’aimais m’amuser avec Edda. Nous sautions du muret pour atterrir dans le sable, ou bien des rochers pour plonger dans l’eau tumultueuse ; nous prenions des risques mais nous aimions cela. C’était à qui irait le plus loin. Souvent Edda me provoquait : « Allez Ninita ! Qu’est-ce que tu attends ? Tu n’es qu’une froussarde ! N’est-ce pas toi qui mourrait de chaud toute à l’heure ? » A ces mots je gonflais la poitrine : il n’existe pas de plaisir plus intense que celui de sauter dans la mer et s’y laisser recouvrir parles flots ! J’ai sauté pour en apprécier de nouveau l’intense plaisir, quand une force interrompit mon élan ; une chose qui me happa par le bras au moment où mes jambes rencontraient le vide. Et avant de comprendre quoique se soit j’étais dans les bras de Wharton. On me remit dans mon lit et Bergson tenta de me faire boire ; je refusais catégoriquement d’y plonger mes lèvres. « Vous allez me tuer…moi et mon bébé mais…je ne vous laisserais pas faire. Vous…vous m’avez empoisonnée…Ah, ah, ah ! » Pourquoi avais-je ri ? Peut-être parce que je voyais enfin clair dans ses manœuvres ? Il sortit prestement pour s’entretenir avec mon époux. « Qu’est-ce que nous avons Julius ? —Son état empire. Elle craint mourir empoisonnée de ma main. Je pourrais lui administrer la potion de force pour la calmer mais cela ne changera rien à son état général. Wallace, Delaney et moi portons le diagnostic suivant : votre épouse est…il pourrait s’agir d’une
256
infection du sang causé par le fœtus et si nous ne faisons rien la folie va peu à peu la gagner et la tuer, William. —Et quelle solution préconisez-vous ? » Je grattais la paroi de mes ongles sans cesser de sourire ; je ne pouvais dormir maintenant tant que Bergson se tenait près de moi. « Nous pourrons sauver la mère mais pas l’enfant, vous devez l’accepter comme étant la seule solution curative que nous ayons en ce moment pour palier à cet empoisonnement. —N’y a-t-il vraiment que cette solution ? Elle était déjà terrifiée pour le premier…je n’aurai pas du lui opposer cette seconde gravidité. Je ne peux plus vous demander de vous impliquer davantage ; vous en avez assez fait et…en même temps il n’y a qu’en vous que j’ai entièrement confiance. Nina ne réfutera pas cette décision : Faites ce qu’il y a de mieux pour la sauver. —Je m’y efforcerai William mais la médecine reste une science encore inexacte et avant que je n’épargne cette vie il vous faut prendre conscience que cette perte pourrait être multiple. » Il se passa un court silence pendant lequel je me griffais jusqu’au sang pour ne pas hurler de chagrin, de peur et de colère ; la douleur d’une mère à qui l’on prend son enfant. « Comme je vous plains Julius. Non apaisé de me prendre mon enfant, vous envisagez déjà le pire en voulant me prendre ma femme. Quel rôle pourrait-il être pire que le vôtre ? » J’avais fini par avaler son breuvage et quand je me réveillais enfin, le bébé donnait des coups de pied. Je fondis en
257
larmes quand Bergson quitta sa chaise pour me tenir la main. « Ne me touchez pas ! Eloignez-vous de moi ! —Nina…je suis ici pour vous soulager. —Et tuer mon enfant ? —Nina votre sang est contaminé. Ce dernier désorganise votre cerveau ce qui vous amène à délirer et porter des jugements arbitraires sur les événements que vous traversez en ce moment. Ma fonction est celle de vous soulager et ce, également à la demande de votre époux. Je comprends que vous soyez tourmentée mais je ne l’aurai pas prise s’il n’y avait pas là l’opportunité de vous sauver. —Me sauver de quoi ? D’une existence poursuivie dans la douleur ? Je pourrais tuer mon enfant par amour, arrachée sa vie de mes mains mais je refuse qu’un autre le fasse et encore moins vous. Vous tueriez l’amour fraternel qui vous unit à William et votre vie s’achèverait avec celle de l’enfant que vous aurez arraché de mes entrailles. Vous nous tueriez tous les quatre. —Je ne pourrais vous maintenir en vie, murmura-t-il après un temps consacré à la réflexion, vos capacités cérébrales et vos aptitudes psychiques s’en trouveraient modifiées. Vous avez tenté de mettre un terme à votre existence et vos poignées montrent les signes d’une évidente modification comportementale. Qui sait comment évoluera la maladie ? —Cela me regarde. Je suis encore capable de disposer de mon corps comme bon me semble. Vous ne me toucherez pas, aucun de vous ne posera la main sur moi ! » Les jours qui suivirent furent épouvantable et impuissant William
258
regardait la folie me consumait. « Greyson pour l’amour du ciel, allez chercher le Docteur, je ne peux en voir davantage. —Non ! Coupai-je en le retenant par le bras. Je vais bien…seulement besoin de boire. Les journées sont chaudes à Kingston et je ne peux sortir sans ombrelle. —Allez me chercher le Docteur, c’est un ordre ! Que dois-je faire Nina ? Comment vous aider ? Dites le moi… —Laissez-moi partir. Je veux m’en aller car je suis un fardeau, répondis-je en pleurant, j’aurais aimé ne pas vous causer toute cette peine. Je n’avais pas prévu cela en montant sur l’Argo. Mourir folle empoissonnée par mon propre sang, n’estce absurde ? —Non, je ne vous laisserais pas partir Nina. Je me refuse à cela. Prendre le choix de vous suicider n’est pas envisageable car ici je reste le seul maître à bord. Dieu ne vous rappellera pas à lui de sitôt. Je m’efforcerai à vous maintenir le plus longtemps possible près de moi, dussé-je y perdre un peu de moi. » Le Jupiter nous surprit tous ; il mouillait en rade de Kingston et sur le pont de l’Argo, l’ambiance n’était plus à la fête ; seul Waddington se félicitait de la vélocité de son navire. Derrière la lunette de sa longue-vue Wharton balayait le rivage afin d’identifier certains bâtiments de guerre en mouillage dans les eaux tropicales assujetties à roi George III. Les oiseaux pépiaient au-dessus de notre tête et les embarcations plus légères filèrent sur nos flancs. Un canot arrivait sur l’Argo et je reconnus la silhouette du Capitaine Rockwell debout au milieu de ses gars
259
souquant dans l’eau cristalline ; impérial, le manteau rejeté sur son épaule, ses galons d’or reluisaient au soleil. Il souriait d’une oreille à l’autre, sachant que sa joie ne trouverait écho dans l’orgueil de notre capitaine. Tandis que les matelots manœuvraient pour se rapprocher de la coupée, Howe crut bon l’ouvrir : « l fanfaronne, nous ayant coiffé au poteau mais notre Capitaine serra lui faire fermer son caquet. Toute cette arrogance au service de la Marine est mal employée. —Mr Howe ne soyez pas si amer, raillaije en lui prenant le bras, il n’y a pas si longtemps que cela vous vous conteniez. Est-il possible que cette longue traversée ait eu raison de votre implacable Foi en vos semblables ? Oui bien je vais finir par penser que Townsend reste la source de vos humeurs si absolutistes. » Je me surpris de nouveau à caresser mon ventre vide quand je surpris le regard de Bergson posé sur moi. Tout était en ordre pour accueillir les officiers du Jupiter et pourtant régnait à bord une ambiance des plus glaciales. Les sifflets trillèrent un salut quand Rockwell enjamba la coupée et d’un geste automatique ôta son chapeau tourné vers la dunette pour répondre à l’accueil du capitaine. J’étais déjà loin quand ils se saluèrent, échangeant des banalités d’usage. « Le contre-amiral Johnson est ici à Kingston et Wharton le sait. Acceptera-t-il cependant de descendre à terre rendre des comptes à cet impétueux homme ? Questionna Howard à l’intention d’Applegate adossé contre l’examen. Après un bref examen de ma personne, ce dernier tenta un sourire signifiant
260
clairement que mon opinion à ce sujet pouvait changer le cours des choses. Leonce se redressa et s’écarta pour me laisser le chemin. « Mes hommages, Mrs wharton ! Quelle agréable journée n’est-elle pas ? Le plaisir de votre compagnie à table ne dérogera pas à la règle de la bienséance. Tous ici se vantent de votre prompte rétablissement, Madame et… —Sir Leonce, je suis enclin à penser que… » Je me tus en voyant descendre Bergson. Il fixa l’un et l’autre des protagonistes et disparut vers la grande cabine, là om précisément j’allais m’y rendre. « Je suis enclin à penser que les remèdes de la médecine sont bien impuissantes face au pouvoir de l’esprit sur le corps. Veuillez m’excuser, je dois encore veiller au bon acheminement de mes malles. Au plaisir ! » Baby Will chahutait sur le dos de Lily ; elle me jeta un regard noir et se leva en me voyant approcher du berceau où dormait le petit Charles, les poings serrés de chaque côté de son visage. Un bel ange que je dévorais des yeux chaque fois qu’il me fut permis de poser le regard sur cet être si parfait, si abouti. Une merveilleuse œuvre de la nature. La cloche sonna midi et après avoir allaité Charles, je bandais ma poitrine quand on toqua à ma porte. Lily ouvrit à Bergson. « je viens voir comment se porte la mère et son bébé, me laisserez-vous entrer ? » baby Will marcha vers lui pour lui tendre son hochet en poussant des : « Ta-ta et da ! » Il s’assit et le prit dans ses bras. « Pourquoi n’êtes-vous pas venue déjeuner en notre compagnie ? Nous
261
aurions espérer votre soutien face à cette avalanche Rockwell. Est-ce que tout va bien ? —J’allaite mon fils, Docteur. Qui pourrait le faire mieux que sa mère, vous peut-être ? N’’attendez plus de moi une implication et participation entière et exemplaire à tous vos débats sur le sort de ces diplomates, puisqu’il ne s’agit plus que cela depuis que nous avons quitté l’Afrique et sa traite. Ces querelles de vieilles poules risquent de faire tourner mon lait. Lily, prend le bébé, j’ai à parler, lui dis-je en sa langue natale apprise grâce aux soins d’Applegate. —Il veut te manger. Manger sa petite Nina. » Et je la fis taire en lui donnant le bébé ; cette insolente savait voir et pour elle, Bergson se consumait d’amour pour l’épouse de son ami. Après avoir noué Charles autour de sa poitrine et prit Will par la main, elle quitta la cabine en maugréant. Nerveuse, je plais les langes de mes enfants sans oser regarder Bergson. « William veut me débarquer ici pour que j’y élève mes enfants, loin de tout ce tumulte. Je ne pourrais me résoudre à vivre loin de lui. Interférez en ma faveur pour… je risque de tourner en rond à Kingston et… mon contrat auprès de la Royal Navy n’est pas entériné ; il me reste encore quelques mois au service de l’Argo, n’estil pas sans le savoir ? —Oh il le sait mais la sécurité de son épouse et de ses fils prévalent sur le reste. J’agirai de même si vous fussiez mienne. Kingston vous offrira bien plus que les ponts étroits de ce vaisseau de guerre. Nous avons eu la chance de ne pas ouvrir le combat contre les Français concentrés sur cette partie du globe mais le contre-
262
amiral Johnson a d’autres projets pour Wharton. La situation de la France avec le reste du monde se veut plus courroucée et les Argonautes sont soucieux d’obtenir des primes sur les prises de guerre, enseignes comme mariniers et hommes d’équipage. L’Argo si vous ne l’avez pas oublié est un man’o’war, pressé de ficher une raclée à nos ennemis infectant ces eaux ! —Non je ne l’ai pas oublié. Cependant il vous écoutera si vous plaidez en ma faveur. » Il se leva pour mieux m’étudier. Son regard translucide me sonda et j’eus envie de le serrer dans mes bras pour lui dire combien je regrettais de m’être montrée si peu aimable à son intention. J’avais proféré des injures à son sujet. « Vous êtes ce qu’il a de plus précieux en ce monde Nina et il ne prendra pas le risque de vous perdre à nouveau. Cette décision l’affecte plus que vous ne l’imaginez. Elle lui pèse ; c’est un homme clairvoyant, bourré de principes je vous l’accorde mais, follement épris de sa femme. Je ne peux malheureusement faire entendre ma voix dans ce qui est de son seul ressort. » J’allais retrouver William dans sa cabine, du moins dans la grand-chambre et l’y trouvant avec Rockwell je proposais de repasser ultérieurement. D’un bond les deux capitaines quittèrent leur siège ; le contre-amiral avait envoyé Rockwell chercher Wharton pour le diner de ce soir prévu à terre. « Naturellement Mrs Wharton est la bienvenue ! il a tant entendu parler de votre épouse qu’il brûle d’impatience de lui être présenté. A présent je dois m’en aller, j’ai monopolise assez de votre temps pour que vous m’en teniez
263
rigueur. » Tous deux partis je m’écroulais dans le profond fauteuil quand entra D’Arcy. Mon cœur se pinça en le voyant entrer, le bicorne à la main. « Madame, j’ai l’ordre de vous conduire à terre à l’heure de votre choix en vue du diner de ce soir ! » Descendre à terre après des semaines passées en mer, cela relevait du domaine de l’impossible. Il me faudrait apprendre à vivre de nouveau avec Césarée et La Fleur et dans la barque, Charles serré dans mes bras, je vis ce mastodonte des mers s’éloigner lentement, me laissant un gout étrange dans la bouche. Et je comprenais ce que les Africains pouvaient ressentir lorsque privé de leur liberté, enchainé là il allaient accoster sur une terre inconnue. L’Argo s’éloignait à chaque coup de rame et Lily près de moi ne desserrait pas les lèvres regardant droit devant elle tout en se demandant où le destin la conduirait. « Le Pétore et le Peacock sont ici ! Souligna Bergson à l’intention de D’Arcy, ces frégates sont magnifiques et leur tirant d’eau leur permettent de rivaliser de rapidité avec les goélettes bien moins impressionnantes que ces trésors. —Leurs réceptifs capitaines souperont ce soir à la table de Johnson. On les dit pétri de savoir, Docteur ; leurs connaissances cela va s’en dire vous impressionneront. » L’ambiance sur les docks fut grisante : partout une foule bigarrée, haute en couleur se massa sur le quai pour vendre leurs produits artisanaux dont des fruits, des fleurs, des animaux exotiques. Cette masse humaine nous terrorisa et Jones d’un coup de canne la repoussa pour nous dégager le passage assisté par les
264
enseignes Burke et Wimble. « Bienvenue chez vous, Mrs Wharton ! » Déclara un nègre au grand sourire blanc, le chapeau à la main. Jones avait pris soin d’envoyer les malles le matin-même et fendant la foule je vis apparaître La Fleur. « Ma fille ! Ma fille chérie ! Que Dieu soit loué ! » Se fut à peine si je l’eusse reconnut. Elle était diablement jolie avec ses noirs cheveux relevés sous son coquet chapeau, cette robe de mousseline bleue indigo et ses yeux brillants et taquins. Elle poussa un cri de joue en découvrant Charles qui les yeux ouverts s’agitait contre mon sein. « Ce sont mes petits fils ? Qu’ils sont beaux ! Tu peux en être fière Nina ! Les garçons sont des bénédictions en ce monde ! Docteur, soyez le bienvenu à Kingston et vous aussi D’Arcy ! Par ici, la voiture est là ! » Les retrouvailles furent poignantes et plus encore quand Césarée prit mes enfants dans ses bras pour pleurer de joie. Des fils ! Je les avais toutes deux comblées en leur donnant des petits-fils et arrièrespetits-fils. Ils assureraient leur confort pour les années à venir et après m’être reposée dans la chambre conjugale, je redescendis au salon pour surprendre ma mère en grande conversation avec Bergson. C’est elle que je trouvais le plus changée. Par mon mariage elle avait assis son statut de femme de la Haute société et tenait son rang avec une déconcertante disposition. « Il faudra aller visiter le jardin, Docteur. Nous l’avons aménagé avec l’aide d’un paysagiste et vous ne pourrez que vous y sentir bien. Le Capitaine nous en a fait des compliments. C’est la première chose qu’il a remarqué en venant ici et Nina n’aura
265
plus à y passer autant de temps à désherber et à planter ! Et comment vas-tu ma chérie ? Viens t’assoir près de moi et parles-moi un peu de toi…Elle est superbe n’est-ce pas ? Pas autant que moi il faut l’avouer, mais tout à fait appréciable ! J’ai pris la liberté de faire venir la modiste ici pour tes toilettes ma chérie ; le capitaine dit de ne pas regarder à la dépense. Il est généreux et nous n’avons pas eu à nous plaindre de toutes les dispositions financières qu’il a prises pour améliorer cet endroit. —Oui le Capitaine est soucieux du confort de sa famille et je vois que vous avez fait de cet endroit un havre de paix, plus extraordinaire que l’endroit que nous avons quitté il y a peu de temps encore. » La nouvelle domestique beth arriva pour poser un plateau de victuaille sur le guéridon. Grande et élancée cette octavonne me rappelait étrangement La Fleur par son côté zélé et malicieux, un brin effrontée mais rien qui puisse me faire penser que nous aurions des soucis avec elle. J’entendis Lily rire dans le jardin, poursuivant Will en poissant des cris de lion. « Oui c’est un véritable paradis, enchainé D’Arcy appuyé sur le dossier de la chaise, il va nous être difficile de le quitter, nous pour qui de tels plaisirs nous sont refusés. —Cette maison est la vôtre James et vous y serez toujours le bienvenu. —Merci…Mrs Wharton, répliqua ce dernier en rougissant, la main se crispant sur ce dossier. Il baisa les yeux par pudeur ce qui fit sourire La Fleur, depuis toujours séduite par ce beau lieutenant.
266
—Et j’ai vu que vos voisins, les Graham sont partis. George m’a fait savoir que le fils avait éprouvé des difficultés financières depuis que la France gèle les échanges commerciaux avec le reste des Compagnies des Indes Orientales. C’est fort regrettable. Ils étaient charmants. Cette maison va-t-elle trouver un acquéreur ? —si vous êtes intéressé, faites-le savoir au maître Willburg c’est lui qui s’est occupé de l’hypothèque. —Non ma maigre solde ne me permettra pas d’en faire l’acquisition mais je dois admettre qu’elle est des plus agréables. Sans parler de son emplacement, poursuivit-il en découvrant les gâteaux posés dans l’assiette creuse du magnifique service de porcelaine de Sèvres. Hum, délicieux… —Oui la petite nouvelle fait des prouesses ; cela nous change des indigestes collations de Césarée. Et vous lieutenant ? Des projets d’investissement ? Le capitaine dit que vous n’êtes pas pressé de retrouver votre mère-patrie. Cette demeure pourrait peut-être la votre, arguat-elle en lui jetant un radieux sourire accompagné d’un électrisant regard. Nous serions alors flattés de vous avoir comme voisin. Vous êtes de si charmante compagnie…et combien de temps l’Argo compte-til mouiller en rade ? —Cette évaluation est à l’étude du Capitaine Wharton et aux décisions bienveillantes du contre-amiral Johnson. — En deux mots, Mrs Spencer, nous n’en avons aucune idée. Cela pourrait aller à quelques semaines, voire deux mois. Les Argonautes font recevoir leur solde et il y a ici assez de distraction pour faire oublier
267
à tout homme la guerre. J’en discutais dernièrement avec Lord Waddington et… —Cessez donc de me parler de cette guerre, vous serez bien aimable ! Coupa La Fleur tout en agitant son éventail sans lâcher D’Arcy des yeux. La guerre n’est pas la seule préoccupation des insulaires, nous avons ici nos lots de consolation. Des plaisirs que les belligérants ne pourraient partager s’ils n’ont que ce mot Guerre à la bouche. —Veuillez m’excuser… » L’envie de sortir, de me retrouver seule m’effleura l’esprit et dans le jardin devenu un Eden, je repris racine avec mon île. A la demande de Césarée, le paysagiste avait laissé un lopin de terre pour que je puisse y faire pousser mes boutures et à genoux, je m’empressai d’enfoncer mes doigts dans l’herbe fraîche, enthousiasmée par l’odeur de bougainvilliers, des palétuviers et des iris. J’avais peu de temps pour moi avant la prochaine tétée ; Césarée disait vouloir trouver une nourrice pour mon bébé afin que je ne fus pas dépendante de cet être affamé. Il était dès lors question de me bander les seins —Wharton en amont en discuta avec lui, ce qui signifiait clairement qu’il ne voulait plus de moi sur l’Argos ; une façon adroite aussi pour faire savoir qu’il voulait de nouveau disposer de moi quand bon lui semble, sans avoir à partager mon corps avec mon fils—, et moi de vouloir allaiter aussi longtemps que je le pourrais. « Vous ne vous préparez pas pour la soirée chez Johnson ? —Je suis trop lasse pour m’y rendre ! Envoyez-y ma mère, qui mieux qu’une Spencer pourrait représenter une Spencer ? Le Capitaine comprendra mon
268
indisposition, tout comme vous Docteur s’il vous ait encore possible de faire preuve de compassion. Eloignez-vous de mon soleil, vous m’empêchez de voir clair. » Des cris de joie se firent entendre, ceux de Césarée quittant le perron sur lequel elle lisait avec Baby Will pour aller vers Wharton suivit par une horde d’enfants des rues l’escortant jusqu’au portail. Il lorgna dans notre direction et fut bien vite happé par le charivari. Je rentrais peu après le Docteur et fit surprise de voir le salon envahit par les officiers Campbell et Hewlett en plus de D’Arcy et les Spencers dont mon nigaud de frère, Pitt certes plus grand mais plus sot encore qu’au jour de mon départ. D’après Césarée, ce dernier envisageait de s’engager dans la marine. « Nous avons repoussé l’ennemi, Mrs Spencer ! Au large des côtés de la Guinée, fanfaronna Campbell la poitrine gonflée pour se donner de l’importance. —Bien qu’en petit nombre, il nous fallut user de tempérance pour ne pas voir surgir toute une armada de pirogues avec à leur bord grands nombres d’Africains hostiles et assoiffés de sang, poursuivit mon époux, le verre de tafia à la main. L’expérience en ces eaux troubles nous a appris que nous avons tout à craindre d’un ennemi si peu impressionnant sur le plan numéraire. —Vous êtes nos héros de guerre ! S’exclama ma mère, ses pieds nus posés sur le repose-pied et à son ricanement je sus qu’elle venait de goûter à l’alcool dont je pensais la croire sevrer. Discrètement je pris l’escalier pour retrouver Lily à veiller sur Baby Will. Il fut vain de vouloir la voir se vêtir
269
correctement ; cependant pour me faire plaisir elle opta pour une chemise de batiste et un calicot trouvé je ne sais où et sur sa tête, Césarée lui avait noué un chiffon gris. Cela aurait été déplacé de vouloir lui faire ôter ses bijoux et de sa superbe, Lily continuait à en dérouter plus d’un. Assise par terre près du lit à baldaquin, elle se cachait derrière ses mains pour amuser mon Baby Will. « Toi pas parler à hommes blancs. Toi rester seule. Toi, femme forte. Pourquoi triste ? —J’ai besoin de dormir un peu. Les femmes fortes ont également besoin de repos. Réveilles-moi pour la tétée du petit… » Pendant que je nourrissais mon petit dernier la porte s’ouvrit sur mon époux et Lily se mit à crier : « Partir ! Maman se repose ! Toi partir ! » Et impassible, Wharton jeta un œil par-dessus l’épaule de Lily. « C’est l’heure de son repas ? Je voulais voir si vous ne manquiez de rien ma douce. La Fleur dit que vous avez renvoyé la modiste, pourrais-je en connaître les raisons ? —Lily laisses-le passer…Il est encore temps pour que j’apparaisse en public. Je veux allaiter mes fils. Toutes les autres le font, William alors pourquoi en serais-je privée ? Il est si beau…je ne pourrais le voir sur le sein d’une autre. Regardez ces petits cheveux ! Il sera aussi roux que Césarée et il aura la couleur de mes yeux naturellement comme son aîné. Je vous donnerai de beaux enfants William si vous me donnez le temps de m’en occuper. —Je risque de m’ennuyer sans vous à me taquiner. Oh je pourrais me tourner vers Waddington, Ah, ah ! Car vous êtes
270
aussi opiniâtre l’un que l’autre, de vrais têtes de mule qui si vos ars pacifistes tendent à se faire respecter. J’ai appris bien plus de lui en ces quelques mois passés sur l’Argos que sur ce vieux Grant qui me supporte depuis que je fus aspirant. Et cela je le dois à vous. —Si j’avais été un homme vous aurez tenu un autre raisonnement. Waddington est mon ami, rien de plus et je n’ai pas cherché à lui soutirer des informations sur Westminster quand nous évoquions tous deux des sujets faussement naïfs pour passer le temps. On dirait que vous ne m’écoutez plus William…William ? —Est-ce douloureux ? Je vous ai entendu vous plaire au Docteur concernant d’éventuelles crevasses. Ces termes médicaux me sont inconnus mais je ne demande qu’à les connaître afin de vous soulager du mieux que je peux. Avez-vous des revendications à me soumettre ? Je préfère cent fois les entendre de votre bouche que de celles de votre bilieuse mère qui me reproche votre état physique actuelle qu’elle définit comme étant lymphatique. Or si je ne m’abuse le Docteur vous a remise sur pied et il ne subsiste plus aucune trace de votre longue et douloureuse convalescence. Ai-je raison de m’inquiéter de votre état physique ? » Il partit seul chez le contre-amiral Jonhson mais n’aurai-je pas mieux fait de m’y rendre quand ma mère s’enquit non pas de ma santé mais de mon travail à bord de l’Argos auprès du Docteur. Elle ne put résister à l’idée d’y mettre le nez, voyant là une certaine forme d’autorité dont elle fut si souvent privée au profit de sa propre mère. Que grand bien lui fasse de vouloir se montrer utile ! D’abord il y eut la
271
gestion de mes effets personnels : linge de corps et trousseau complet ; Jones en tant qu’excellent écrivain attaché à l’Argos depuis toujours fit joindre une missive soignée détaillant en trois pages tout le matériel composant mes malles (produits qu’il fallait renouveler en raison de la mode actuelle de cette fin de siècle) ; bien que La Fleur ne gérait pas mes comptes (cela devait quelque peu me rassurer) elle aimait cependant y jeter un œil pour évaluer le prix du tissu au yard-près, le choix de mes patrons pour mes mises et celui de mes nombreux accessoires. Force de constater qu’ayant abandonnée ses bouteilles de rhum, de tafia, de cognac et autre, La Fleur semblait plus prompte à se faire respecter de ses pairs, voisins y compris venant quotidiennement lui rendre visite. Or ce soir-là, La Fleur suivait de près le Docteur jouant tour-à-tour les confidentes, les bonnes amies et les bonnes maîtresses de maison. « Un thé vous ferait-il plaisir, Docteur ? » Lui ne refusait pas ce breuvage en sa compagnie s’amusant presque de la trouver clairvoyante, touchante dans ses excès de volonté propre à la faire passer pour une femme accomplie qu’à une créole un peu rustre au franc parler connue quelques années auparavant. A l’heure du souper elle nous fit part de sa bonne humeur tenant son petit fils sur ses genoux pour le faire manger. Lily quant à elle se tenait debout dans l’obscurité prête à lui arracher l’enfant des bras pour aller le mettre au lit. « La médecine, est-ce bien ce que tu voulais Nina ? Qui plus est sur un vaisseau de guerre ! D’Arcy dit que vous avez du
272
engager le combat un bon nombre de fois mettant ainsi en danger ta vie et celle de tes enfants ! J’approuve donc le choix du Capitaine à ne plus vouloir te voir jouer les guérisseuses dans les entreponts de l’Argos, quel homme censé n’est-il pas Docteur ? Le rôle d’une épouse est celui de s’occuper du foyer et d’y élever ses enfants, doit-elle renoncer pour un temps à la compagnie de son fortuné compagnon ! » Que savait-elle des engagements pris entre un homme et une femme ? Il sourit, plongeant son regard translucide dans le mien ; il savait que trop bien déceler en ma mère le genre de femme versatile car intéressée par la situation financière de son gendre plus qu’à mon confort dans les entreponts de l’Argos. Son sourire en dit long, son sourire le trahit : tant que je me trouvais être à Kingston, Wharton satisferait à tous mes caprices et les siens par extension. « il est un homme censé cela va s’en dire, finit-il par dire après s’être tamponné les lèvres recouverte de sauce accompagnant les pintades. Mais notre homme se tourne vers la politique, il en a fait son cheval de bataille et sur ce point il ne peut malheureusement se passer du bon sens de son épouse. Votre fille a su nous démontrer à maintes reprises que certains combats ne se gagnent pas par la poudre et les mousquets mais par des actions arbitraires visant la Chambre des Lords et… —Nina n’entend rien à la politique ! Railla cette dernière. Vous ignorez chez Docteur que ses connaissances sur ce vaste sujet sont limités et que vos députés se
273
moquent bien de son opinion sur ce sujet si controversé qu’est l’esclavage ! —Alors possible qu’elle ait appris plus qu’il ne faudrait au cours de notre traversée que le meilleur député de Westminster durant la période de son mandat. Lord Waddington pourrait vous le confirmer. Dois-je vous rappeler que la nature de l’Homme n’est pas définie dans son patrimoine de naissance mais par ses actions ? Vous seriez surprise de la faculté de votre fille à faire siennes des notions jusqu’à maintenant réservées à une élite ! » En entendant cela je rougis. Ma mère naturellement s’en aperçut et se retint d’exprimer tout commentaire sur ce sujet. Son teint cependant s’illumina et je discernais une vive lueur au fond de son regard vert. « Qu’en est-il de vous Docteur ? Songezvous à vous marier ? Vous êtes dans la fleur de l’âge et plutôt bel homme ! Les Créoles du coin s’affolent en vous voyant déambuler dans les rues bondées de la capitale et vous les ignorez toutes. Une femme n’a-t-elle jusqu’à présent su captiver votre attention ? » Ma respiration s’accéléra. Il avait mis mes enfants au monde et il ne connaîtrait jamais pareille intimité avec aucune autre. Le sourire aux lèvres, La Fleur attendait sa réponse, le sourcil en pointe. « J’avoue ne pas m’être posé la question. Disons que mon engagement avec la Royal Navy est pour l’heure, totale, ce qui me laisse peu de temps pour rechercher activement celle qui portera mes enfants, dussé-je parcourir toutes les mers du globe pour la retrouver. Mais je garde espoir qu’un jour…l’une d’elle saura me faire renoncer à la Royal Navy. »
274
William revint peu après deux heures du matin et me trouvant allaitant le bébé patienta debout près du lit. La maternité le privait de tout accès vers le plaisir et ses pressantes caresses ne firent accélérer la tétée du petit dernier bien heureux de trouver à ce mamelon tout le réconfort dont il avait besoin. « Il vous faudra trouver une nourrice et le plus tôt sera le mieux. Je ne peux me défaire de cette pensée que vous souhaitiez l’allaiter jusqu’à ses premières dents. Les femmes de ce monde n’allaitent pas, toutes se déchargent de cette fonction pour satisfaire d’autres devoirs. Quelle différence trouvera-t-il dans le fait d’être nourri par une autre que celle qui la portée ? Votre absence de ce soir s’est faite remarquée et dorénavant je vous veux à mes côtés. —J’ai dit vouloir l’allaiter William et vos virils discussions sur le rôle d’une épouse hors de la nursery ne pourront trouver écho dans cette maison ! Et puis vous m’avez tout le reste de la journée. De quoi d’autre avez-vous parlé à la table de Johnson ? Tout bien réfléchi il m’aurait été profitable de sortir car une fois de plus ma mère déraisonnée et j’avoue être partagée dans mes sentiments à son égard. Si je suis officiellement votre épouse, c’est malheureusement elle qui tient les rênes de cette maison et tant que je vivrais ici avec mes fils il me sera difficile de trouver un terrain d’entente avec cette dernière. Elle décrie toutes mes initiatives et minimise ma participation à la tenue de ce foyer. —Ma colombe, La Fleur reste votre mère quand je ne suis que votre époux. Notez qu’elle a accompli ici un remarquable travail qui tend à améliorer
275
notre quotidien s’inspirant des maisons réputées de Kingston. Et puis comme vous le savez j’ai pour devoir de rallier l’Angleterre dans les semaines qui viennent. On me propose un poste à la mesure de mes ambitions. Un poste de commodore. —Oh William ! M’exclamai-je folle de joie. C’est magnifique ! Poursuivis-je en lui tendant la main afin qu’il la baisa. Je savais que vous arriveriez. Un poste de commodore ? Quelle remarquable distinction ! Oh Will, je suis si heureuse pour vous ! —Je n’y serais arrivé sans vous ma douce, ajouta ce dernier en baisant mon front, vous êtes le soutien que je n’aurais pu espérer et Dieu seul sait ce que nous accomplirons ensemble, sourit-il l’œil brillant. Alors vous vous empresserez de trouver une nourrice pour m’assister au meilleur de votre forme ! » Lord Waddington arriva le lendemain suivit de D’Arcy, Hewlett et de nos diplomates : Howe, Towsend, fallen et Grissom. Pour l’occasion je passais une robe verte moirée sur un corsage de mousseline dissimulant ma poitrine bandée. Ce même matin trois nourrices furent le sujet d’une étude poussée afin de les choisir selon des critères qui se voulaient les plus élogieux possibles pour mon bébé. Mon choix se porta sur une mulâtresse, jeune et vigoureuse déjà mère de trois enfants et dont la poitrine ronde et ferme devait convenir à mon petit dernier. Répondant au prénom d’Hannah celle-ci me plut immédiatement. Or si je devais écouter ma mère, l’Africaine Roxie aurait fait une bien meilleure nourrice. Il se passa de longues minutes pendant lesquelles
276
folle de rage La fleur psalmodiait à qui voulait l’entendre. Pendant deux heures la maison fut sans dessus-dessous et quand ces gentlemen arrivèrent ils furent accueillis chaleureusement par la maisonnée. Beth assez jolie pour être l’objet de convoitise de ces hommes passait de l’un à l’autre pour leur proposer des rafraichissements, s’attardant un peu trop longuement auprès de D’Arcy dont elle entrevoyait la faiblesse. Bien vite La Fleur la renvoya en cuisine pour s’installer près de notre lieutenant si auguste dans son costume bleu-roy. Profitant de la folle ambiance je tentais de m’éclipser quand Waddington me retint par le bras. « On m’a fait savoir que vos azalées sont les plus belles de l’île, Mrs Wharton, me feriez-vous l’immense plaisir de me montrer ces fleurs exotiques afin que je l’atteste de mes propres yeux? (Il m’entraîna à l’extérieur à son bras) Je suppose que le Capitaine vous l’a annoncé n’est-ce pas ? Il sera prochainement nommé commodore. Notre contre-amiral Johnson va appuyer sa nomination et il aura besoin de votre soutien plus que jamais. —Je ne vois pas comment. Ma coopération fut si maigre. —Ne jouez pas les modestes Nina ! Vous lui avez donné de beaux enfants et l’homme comblé qu’il est aujourd’hui ne l’aurait jamais été si vous n’aviez pas écouté votre conscience. Ah ! Voilà donc nos fleurs ! Je dois admettre qu’elles ont su trouver à s’épanouir dans votre jardin. Il me faudra ramener quelques jeunes pousses à Londres et je le délecte déjà de leur délicieux parfum. Il est remarquable
277
de noter comment certaines fleurs évoluent gracieusement à l’ombre de certaines. Bien-sûr je les ferais pousser en serre, le climat du Berkshire ne se prête guère à l’épanouissement de telles fleurs. » En le voyant là humant ces fleurs je songeais au Docteur et le sourire illumina mon visage. Me tiendrait-il la jambe toute la journée avec la botanique ? Il me reprit le bras pour se pencher à mon oreille. S’il avait festoyé la veille il n’en restait rien de ces agapes : il conservait le teint frais du large, son bonhomie habituelle et son regard électrique surplombé par de fins sourcils. Cette noblesse de traits lui conférait une attitude proche d’un empereur romain, un Imperator victorieux dont le seul plaisir sur terre résidait dans son altruisme. « Il me tarde de vous introduire à Londres, Nina, les mains de Waddington levèrent les miennes pour y déposer un long baiser. Avec l’aval de votre époux je me chargerai de votre intronisation et j’envisage de me porter garant de votre succès. » En deux mots il voulait me mettre dans son lit. Tout cela pour arriver à cette conclusion/ La nomination à venir de mon époux dépendait de ma résistance ou non à ses avances ; or mon amour pour wharton ne me poussait pas à prendre un amant au risque de manquer de loyauté à son égard. Pourtant si je refusais il me tournerait le dos. Toute la subtilité se tenait dans mon aptitude à lui faire croire qu’il me possédait en partie. Ma mère anima le déjeuner par son radieux sourire et sa fraîcheur. Exaltée par une robe parme virant au rose, ses cheveux tirés en arrière et ses pommettes
278
recouvertes de poudre rose ; Howe en fut sous le charme et la prenait à témoin, la main posée sur son avant-bras ; elle riait comme une jeune vierge à qui l’on promettait le mariage et ses gloussements me tapèrent sur le système. Assisse sur la gauche de Waddington présidant une partie de la table, je ne pouvais le regarder sans croiser le regard de D’Arcy installé face à moi et dont l’éclat actuel dépassait de loin celui de tous les hommes installés autour de cette table. Dieu qu’il était beau ! Ce bel éphèbe nourrissait tous les fantasmes les plus inavoués. Un jour il me fera la cour et je ne pourrais le refuser. Il le savait ce qui le poussait à prendre de la distance à mon égard. Le repas fut fort animé d’un côté ou de l’autre de la table. Seul notre Docteur restait silencieux, ou du moins ne prenait-il très peu la parole, campant sur ses positions sans chercher à contester les propos de Grissom. La douleur au sein fut intense, ils étaient sur le point d’éclater. Bergson lut dans mon regard et d’un bond je me levais pour l’inviter à me suivre. « C’est douloureux ! Ils sont sur le point d’éclater ! Regardez… (Je pris sa main pour la poser sur mon sein). Il faut que vous fassiez quelque chose pour éviter la montée de lait. Il y a forcément un remède à cela parce que je ne peux pas croire que cela fasse si mal. Je menace de tomber inconsciente à tout instant et…mon bébé pleure en ce moment. —Nina je comprends votre désarroi mais c’est à votre demande que nous vous avons bandé la poitrine alors il vous faudra prendre sur vous quelque soit le degré de souffrance. Il ne vous reste plus qu’à
279
masser vos seins pour en extraire le surplus et… —Montrez-moi ! S’il vous plait ! » On monta dans la nursery et après avoir délacé mon corsage, il examina ma poitrine devenue rouge et douloureuse. Lily nous rapporta des bandages secs pour remplacer les humides. Non loin de là Hannah nourrissait le bébé qui ne se souciait plus de moi, les joues pleines d’avoir tété. Lily noua grossièrement le bandage et le Docteur me montra quels mouvements opérer pour soulager les glandes mammaires ; très rapidement le lait coula, imbibant le drap de lait et soulagée je le remerciai de m’être venu en aide. Les mains sur les miennes il fronça les sourcils. «Dites-vous que cela va passer. Si vous vous massez soigneusement comme je viens de vous le montrer toutes les quatre heures, la gêne devrait s’estomper au fil des jours. De plus il ne sera plus utile que je vous soigne quand vous avez autour de vous plus de femmes qu’un gynécée pourrait contenir. Référez-vous en à l’expérience de Césarée, celle de votre mère et d’Hannah. Lily ? Venez bander Mrs Wharton et serrez fermement, n’ayez pas peur de recourir à la force. De ce pas je descends. Ma place n’est plus ici. » Un nouveau linge propre autour de la poitrine je retournai m’assoir pour ne rien troubler à leur discussion sur la politique. A peine fussé-je assise qu’on me prit à parti. « Et vous Mrs Wharton, pensez-vous qu’il faille changer modifier quoique se soit à notre constitution ? Questionna Townsend visant mon époux en m’interrogeant de la sorte. J’ai entendu
280
dire que vous étiez réfractaire aux règlements et édits fixés par Westminster ; or nous autres sujets du roi ont tendance à penser que ce qui est établit par le Roi et son gouvernement sont immuables. Qu’en est-il donc de vos autres Créoles ? —Je bougonne et rouspète or s’il faille voir en cela un acte de rébellion à la Couronne il pourrait être judicieux de ne pas me laisser m’exprimer sur la santé du Roi qui comme tout le monde le sait est Divine, puisque semble t-il de Droit Divin. Je n’ai pas de mot pour décrire vos provocations, répondis-je le sourire aux lèvres. Avec des libres penseurs comme vous je serais à coup sûr enfermée à la Tour de Londres. » Le Docteur rit dans sa barbe mais pas mon époux, me fixant, les sourcils froncés. « Et bien moi j’aimerai vous entendre sur ce sujet, répliqua Waddington, il serait dommage de laisser sous silence les opinions des dits-sujets royaux. On ne vous assimilera pas aux Jacobins si l’on vous entend contester l’autorité de notre pouvoir mis en place depuis des siècles et dont le caractère religieux ne pourrait, en toute invraisemblance, admettre la moindre controverse. Wharton ne vous aisje pas dis que j’ambitionne vous avoir à mes côtés lors de mon prochain mandant au Cabinet des Affaires Etrangères ? Alors c’est chose faite ! —Vous ne saurez que mieux me flatter, Milord mais je suis avant toute chose un homme de terrain qui n’ambitionne qu’à voguer sous les latitudes. Que feriez-vous d’un marin aguerri dans votre Cabinet aussi censée soit votre proposition ? Il me serait gré de la refuser. »
281
Bergson posa ses couverts pour se perdre dans ses pensées. Il y eut un court silence embarrassant pendant lequel tous les regards convergèrent vers Wharton. Etait-il stupide ? Qui refuserait pareille suggestion ? Ma mère se tamponna les lèvres. « Et bien mon gendre, on dirait que le vent tourne en votre faveur ! Ah, ah ! Il parait possible que votre retraite dans les hautes sphères de Londres vous conduise à de hautes ambitions. » Voilà une sagace sentence de sa part ! Bergson me sonda, attendant peut-être à ce que je sautai au plafond, saluant cette noble entreprise ; ce que je voyais à cet instant fut un lit destiné à satisfaire les exigences charnelles de Waddington. Wharton n’était pas aveugle et encore moins sot : il savait lire entre les lignes et contrarié à l’idée de me perdre, il ne pouvait accepter les faveurs de Waddington aussi brillantes soient-elles. « Il vous sera impossible de faire de Wharton un fortuné homme de la providence, railla Bergson plus sarcastique que jamais. Tout l’or du monde ne pourrait le corrompre, il est aussi droit que la justice et son épouse doit-être de mon avis. Il n’y a personne autour de cette table qui puisse être en mesure de lui faire changer d’avis, sauf votre respect Nina. —Je m’efforcerais de lui faire prendre raison si toutefois je connaissais le véritable motif de son refus. Un amour inconditionnel pour la Marine ne justifie pas une telle soumission. —Mrs Wharton je serais bien aise de vous les exprimer si vos propres intérêts ne divergent guère des miens. Restons-en là pour le moment ; votre état de santé ne
282
vous permet pas de mesurer vos élans patriotiques quand la veille encore vous ne fussiez qu’un avec votre progéniture. J’apprécierai plus de discernement de votre part. Ménagez-vous encore un temps et ne soyez pas si pressée de rallier à la civilisation qui n’a pour seul dessein de modifier votre perception de votre légendaire spontanéité. Alors comme je viens si justement de le dire, nous en resterons là, voulez-vous. » Le reste du repas fut électrique. Inutile de vous dire que Wharton y fut pour beaucoup dans ce changement subit d’ambiance. Sans exagérer encore un mot, une allusion de Waddington et Wharton en viendrait au gant. Il ne saurait tolérer une autre provocation de sa part et derrière son sourire contenu, voire forcé, je le sentais perdre patience, lui qui était si difficilement imperturbable. Avec le Docteur je me rendis sur la plage ; il tint à ce que je me dégourdisse les jambes en sa compagnie et sous mon immense chapeau de paille, j’étudiais l’horizon azur en songeant à la mauvaise humeur de Wharton ; depuis trois jours il était lointain, imperceptible et ne partageait plus aucune de ses pensées. « Pensez-vous que je l’ai déçu de quelque façon ? Il est votre ami Julius et personne ici ne le connait mieux que vous. Je dois savoir car il m’est impossible de supporter une journée de plus à me morfondre dans mon coin en attendant une bonne parole de sa part ! Lui qui est pourtant si affable…Je vous ennuie avec tout cela n’est-ce pas ? Ayez la franchise de le dire, je n’en serais point fâchée. —Nina vous êtes un tantinet susceptible, sourit-il allongé sur le flanc, il n’y a
283
aucune raison de s’inquiéter, William n’a jamais été plus heureux qu’aujourd’hui. Vous lui avez donné de beaux enfants et votre attachement pour lui n’a jamais eu d’égal depuis Adam et Eve et je ne crois pas avoir été mis au courant d’un quelconque transport de ce part. Cessez de voir le mal où il n’est pas. Il ne se fait pas trop à la vie sur terre, il est ce qu’on pourrait appeler un vieux loup de mer, un marin conviendrait le mien mais il se considère lui-même comme assez vieux pour prétendre à cette distinction de Vieux loup de mer. Qu’ajouter d’autre à cela ? —Je vous ai vu discuter avec la voisine, la petite Rose Hamill. On la dirait toute droit sortie d’un rêve et William la décrit lui-même comme étant d’une beauté diaphane et angélique. Pourquoi ne pas l’inviter à partager le thé ? Pour ma part un peu de compagnie féminine ne me serait pas déplaisant, cela me changerait de mes commères de mère et grand-mère. Ah, ah ! —je comprendrais vos motivations à me voir fiancé mais la petite Rose n’a pas l’intention de satisfaire ma curiosité en matière de femme. Je ne parle pas sur le plan physique mais sur le plan émotionnel. Elle est aussi fermée qu’une huître et n’a pas la moindre idée de ce que j’attends d’une compagne. —Ah, ah ! Ecoutez-vous parler Docteur ! Moi je la trouve plutôt bien réfléchie. Elle m’a avoué s’intéresser à l’anatomie, répondis-je agenouillée près de lui. Et puis il serait dommage que vous finissiez vieux garçon. Je rejoins La Fleur là-dessus et je tiens à contribuer à votre bonheur en vous trouvant une femme quelque soit son âge et son origine sociale, pas forcément jolie mais passionnée pour
284
vous suivre dans vos élucubrations mentales. Je la vois pleine de ressources et insensible à votre sarcasme, bien entendu. Il faut bien cela pour résister à l’envie de vous fiche une sévère branlée. » Il me fixa intensément, perdu dans ses pensées. Je souriais d’une oreille à l’autre, les mais posées à plat sur mes cuisses. Ses yeux translucides me caressèrent le visage et je vis poindre un sourire à la commissure de ses lèvres. « Une sévère raclée dites-vous ? Alors il faudra ajouter à votre petite liste de caractères : complaisante, ce qu’apparemment vous n’êtes pas pour me juger d’un mal dont vous semblez être la seule à vous plaindre. Il lui faudra être pragmatique en plus de tout le reste, pragmatique et ordonnée dans ses pensées. Non pas une de ces arrogantes Créoles qui continuent de voir en les compatriotes Anglais les tributaires de leur infortune. On nous cesse de nous reprocher les mauvaises récoltes, les révoltes des Nègres, bientôt l’esclavage et la peste bubonique pour ceux qui en auraient échappé au cours du siècle passé. Cette étroitesse d’esprit est la preuve de la mauvaise foi des femmes quant au sujet de la supériorité de l’homme sur elles. —Si je n’étais pas la femme susceptible que vous pensez que je sois, je vous dirais d’aller vous faire voir. Les Créoles ne sont pas aussi furibondes que vous le pensez. Tenez cette Rose par exemple est douce et complaisante, son pragmatisme pourrait vous émouvoir sans parler de son aptitude à organiser son esprit. Si nous la recevons vous pourrez le constater par vous-même, cher Docteur !
285
—Oui cela pourrait être amusant. C’est tout juste si votre mère la supporte et cette pauvre malheureuse se défend comme elle le peut face aux attaques de La Fleur. Tenez-vous donc tant à passer pour l’arbitre de ces Dames ? » Sur ce point-là il avait raison. Comme je m’allongeais sur le côté, je m’endormis sur le coup, la tête posée dans la jointure de mon bras. A mon réveil, Bergson se tenait toujours assis près de moi et son regard défilait de droite à gauche comme suivant la rapidité de ses pensées. Il n’était plus avec moi mais ailleurs, à quelque endroit inconnu de ma cognition. Alors que je me rinçais les jambes recouvertes de sel par-dessus la bassine entra Wharton. Silencieux il avança à travers la pièce, posa son épée sur la commode et soupira. Puis je l’entendis se servir un verre d’eau de la carafe posée sur le même meuble. La serviette humide appliquée contre ma gorge, je restais un moment à humecter ma peau ; après ces fortes chaleurs il n’était pas déplaisant de s’offrir pareil rafraichissement. Dans la chambre William ôta sa redingote et frappa à la porte du petit cabinet. « Cela m’ennuie de vous le dire mais je veux que Beth s’en aille. Il n’est plus possible de la garder une minute de plus ici et vous comprendrez ma décision. Son comportement n’est tout simplement pas digne pour cette maison aussi jolie soitelle. —Et quel est son crime ? —Votre mère la suspectait de voler de l’argenterie et voilà que je la surprends la main dans le sac ! Et loin de se montrer honteuse elle m’a clairement exprimée sa désinvolture en affichant un large sourire.
286
Une telle attitude n’est pas concevable, l’entendez-vous ? —Ma mère l’apprécie beaucoup tout comme Césarée. Si elle vole de l’argenterie et bien déduisons cela de ses gages ! Nous aurons du mal à trouver une domestique aussi efficace que cette dernière, Will mais…si vous voulez vous en débarrassez faites-le, après tout vous faites matière d’autorité ici ! Vous auraiton des suggestions en matière de domestiques car mis à part les esclaves, il est difficile voire impossible de trouver des gens de maison qualifiés et qui ne soient pas sujets à la révolte. Depuis SaintDomingue, les Libres se font payés très chers et…je ne veux pas pourquoi nous sommes à parler de cela, vous avez certainement déjà pris votre décision en montant ici ! M’entendre sur ce sujet ne servirait à rien. Seulement croyez-vous que se soit le moment de la renvoyer ? —Tout manquement à la discipline se doit d’être sanctionné et cela s’applique aussi sur un vaisseau du Roi que dans la demeure de ses sujets. Elle partira parce que vous l’avez-vous-même décidé, cette maison est également la vôtre Nina et à ce titre je vous encourage à inviter les voisins dont les Hamill. Le Docteur pense qu’il serait bienveillant de les recevoir après les horreurs à leur sujet dispensés par votre mère. Demain à six heures par exemple. —Et comment ferons-nous justement sans l’aide de Beth ? Comptez-vous me voir porter un tablier et donner du Sir à tout-va ! Et bien je n’aime pas cette façon que vous avez de me donner des ordres ! Nous ne sommes plus sur l’Argos et voyez-moi comme autre chose que vos maîtres d’équipage ! Demain, six heures ?
287
N’avez-vous pas pensé que je puisse être occupée dans mes études à défaut d’avoir un bébé à allaiter ! —Petite diablesse. Je ne m’abaisserai pas à vous répondre mais sachez que je dispose actuellement d’un peu de temps pour m’occuper de vous. » Cette remarque mit un terme à mes ablutions et l’interrogeant du regard je reposais l’éponge le long de l’assiette creuse pour arranger ma coiffure dont des mèches sortaient de mon chignon. L’air chaud pénétrait à travers les moustiquaires suspendues aux fenêtres et je vis le Docteur marcher dans le jardin, s’arrêter pour humer une plante et étudier la racine d’une autre. Je l’avais toujours trouvé bel homme aussi loin que cela puisse remonter : énigmatique et ténébreux, toujours bienveillant à mon égard et très attentionné. Wharton me rejoignit à la fenêtre et vit lui-même le Docteur. « Pauvre homme que notre Docteur ! Vous l’accablez de reproches et le traiter de pourceau, ce qui va sans dire n’être guère apprécier d’un homme de son envergure. A ma demande il vous a sorti car je vois bien que vos rapports ont changé. Vous vous montrez insultante et semblez ne pas vouloir lui accorder votre amitié depuis votre dernière gestation. » Alors c’était dont ça : Wharton restait persuadé que je n’aimais pas Bergson aussi bien que lui et il lui donnait raison, soulignant toutes les raisons que j’avais de le tenir à distance de ma personne. Or il n’en était rien, seulement Bergson me plaisait plus que je ne l’aurai cru. Il me considérait comme son égale sur bien des points et je ne pouvais lutter contre cet avilissement de l’âme voulant faire penser
288
qu’il fut mon alter-égo. Les mains de William caressèrent mes épaules dénudées et il déposa un long baiser dans mon cou. « Soyez aimable avec notre Docteur, il vous aime tant. » J’allais répondre quand il souleva mes jupons pour s’engouffrer en moi. A l’étage mon bébé pleurait et les pas de la nourrice résonnèrent sur le parquet. Il prit ma bouche tout en caressant ma gorge ; crispée à son bras je le laissais m’honorer en songeant à Bergson, soucieux de préserver cette unité. Il tuerait ses sentiments à mon égard pour se glisser dans l’interstice laissée par Wharton ; un fine interstice entre le cœur et la raison où il aurait toute la liberté d’y rester, jamais dérangé par d’éventuelles suspicions de la part de mon époux. Il devint plus brutal au fur-et-à mesure que la jouissance montait et crispée à son pantalon je tentais de me montrer active, sachant qu’il appréciait de me savoir réceptive à ses ardeurs de mâle. « Oh William », gémis-je en gardant un œil sur Bergson discutant avec Beth gesticulant et désignant du doigt la fenêtre de notre chambre conjugale ; le Docteur posa une main réconfortante sur l’épaule de cette dernière. Tant que Beth resterait là, Bergson transférait son attention sur elle. Wharton prit ma bouche tout en se répandant en moi ; le claquement de ses cuisses sur mes fesses s’amenuisa et il hoqueta submergé par le plaisir. « Beth doit rester Will et j’irai lui parler pour la ramener à la raison. Laissez-moi faire et vous n’aurez plus à vous en faire. » Je la trouvais dans la cuisine près de Césarée et la jeune domestique me fixa de ses grands yeux noisette s’attendant à ce que je la condamne à une vie de récluse
289
loin des siens en punition à ses actes commis. La Fleur, ne tarda pas à apparaitre alors même que j’allais ouvrir la bouche. « Ma domestique ! Il veut me renvoyer Beth pour un malheureux larcin et il ignore tout des difficultés que cela représentent de trouver une domestique de nos jours ! —Beth ne part pas, d’où avez-vous entendu pareille chose ? Elle reste mais doit nous garantir à l’avenir sa fiabilité. N’est-ce pas Beth et à l’avenir nous nous dispenserons de votre spéculation mère. J’entends bien gérer moi-même mes domestiques. Cela sera tout pour aujourd’hui. Je descends en ville, nous recevons demain soir et j’aimerai préparer un repas digne des Hamills et des Graham. —Alors ça non ! Tonna La Fleur attaquée dans son orgueil. Moi vivante ils ne mettront pas les pieds ici ! As-tu perdu la tête ma fille ? Ces gens n’ont pour nous que mépris et aversion, il suffit de les voir nous regarder par-dessus l’épaule pour s’en convaincre. Il n’y a pas si longtemps que cela, ils ne daignaient pas ouvrir la bouche pour nous saluer et voilà qu’ils se mettent à sourire et jouer les bons voisins quand Wharton a la gentillesse de leur affubler un sourire de circonstance. Moi je ne me laisse pas berner. Et je me refuse à les recevoir ici ! » Beth me suivit jusqu’au portail talonnée sur plusieurs mètres par La Fleur crachant son venin comme déclamant des répliques pour un public invisible. Rien ne semblait vouloir l’arrêter. Cette furie jeta un regard accusateur vers la maison des Hamill espérant les y voir, croisa les bras et resta à un moment à nous suivre des yeux. En ville nous trouvâmes ce que nous voulions : de la viande à faire livrer pour
290
demain et des légumes frais en grande quantité, des entremets et des sorbets pour ravir les palais ; j’allais jusqu’à commander des bouteilles de Madère et du whisky écossais. Nous allâmes pour la blanchisserie quand en chemin je vins à croiser Marion débarquée du HMS Thunder ; passée des bras du Capitaine Wayne à ceux de Grissom et dernièrement une nouvelle victime en la personne d’un bel officier aux tempes grisonnantes. En me voyant cette dernière gonfla la poitrine et glissa quelques mots à l’oreille de son lieutenant qui partit dans un franc éclat de rire. « Mais n’est-ce pas Mrs Wharton ? On vous disait alitée à donner la tétée à votre dernier ! Et qu’avez-vous fait de votre époux ? Son absence se fait remarquer à Kingston. Il n’est donc plus le noceur qu’on appréciait tantôt mais nous savons qu’il nous reviendra. Les hommes comme lui reviennent toujours à leurs premiers amours. Bonne journée à vous et…saluer Wharton de ma part, vous serez aimable. » Son déplacement transporta son doux parfum à mes narines. Deux négrillons marchaient derrière elle en tenant un parasol et un éventail ; j’eus le temps de l’observer pour constater que son arrogance dépassait le bon sens et derrière son sourire, se cachait une femme déterminée, de celles qui détournent les époux de leurs devoirs matrimoniaux. Cette rencontre me plaça en grande détresse affective et le soir j’en parlais à Wharton comme de l’arrivée du choléra dans cet antre de paix qu’est la Jamaïque. « Cette coquine, gardons-nous de le dire, est trop voyante. Que mon bon vieux Wayne ait trouvé à se consoler et se
291
distraire dans ses bras est une chose mais un homme censé ne voudrait pas d’une demi-mondaine de ce rang pour satisfaire son égo. Ce produit exotique n’est fait que pour être consommée sans entrevoir la possibilité d’une relation que nous jugerons plausible. Si elle attire dans son filet les officiers désolés car loin de leur patrie, vous ne devez en rien vous comparer à cette dernière. Elle est loin d’avoir votre classe et votre intellect, rassurez-vous ma colombe, ce qui sort de ses lèvres ne visent qu’à anéantir votre enthousiasme. (On frappa à la porte) Ah ! Docteur ! Entrez donc. Nous parlions de cette petite Marion du Thunder et mon épouse, ici présente, se lamente des actions lubriques de cette dernière. Qu’avez-vous à dire sur ce sujet ? —Et bien que votre épouse est la plus digne des épouses si on s’accorde à penser qu’elle dénigre vos agissements passés et à venir. Une femme aimante réclame l’exclusivité, il ne pourrait en être autrement et il est à saluer son imprécation de vous vouloir près d’elle quand l’Argos reprendra du service. —Un homme réfléchi, ne trouvez-vous pas ma colombe ? » Il passa sa main autour de ma taille pour me ramener à lui. J’eus pestée comme une damnée s’il n’y avait eu Bergson dans cette pièce. Il ne pouvait être tout à fait honnête sur ce point-là et je l’imaginais à la buriner dans quelconque endroit de Kingston ; un jour il retournerait à ses petites chéries pour se prouver à lui-même qu’il était aussi habile à conclure un engagement sur terre qu’en mer. Il tirerait ses salves sans interruption pour anéantir l’ennemi et triompher de ses doutes quant à sa virilité.
292
Le repas craignait d’être bien morne : La Fleur boudait dans soin coin, Césarée en cuisine continuait à œuvrer pour les besoins culinaires de tous, quant à mon frère Pitt, on ne le voyait guère ces derniers temps, partant à l’aube pour ne réapparaître que tard dans la nuit, buvant son argent et s’enivrant des récits maritimes des Argonautes. Coincée entre Bergson et mon époux, je souffrais des égarements de l’un et des inquiétudes de l’autre concernant le silence de Waddington et de ses sbires. A la lueur des candélabres nous soupions dans un silence religieux entrecoupés par quelques pensées exprimées à voix haute. « Que pensez-vous de D’Arcy ? Il est venu le temps où il pourrait obtenir un navire. Wayne se fait vieux et dès son arrivée à Portsmouth il faudra nommer un nouveau capitaine et nous savons que ce dernier est le favori de Waddington, tous deux sont du même moule et se comprennent au-delà des mots. —Oui il fera un bon auxiliaire si tenté soit-il qu’il ne soit rappelé à la Chambre des Lords. Et pourquoi pas votre second ? Grant à l’étoffe d’un excellent Master and Commander, sa nomination parait être de circonstances. A mon avis, vous auriez tout intérêt à le coopter pour le Thunder. —Non, non ! Si je passe Commodore, j’apprécierai de l’avoir près de moi. Il est méthodique, respecté des hommes d’équipage et je ne vois personne d’autre suppléer à cette tâche. Et puis c’est un grand Humaniste, ses idées ne divergent en aucun point des vôtres et les insultes des esclavagistes passent sur ses plumes sans jamais l’atteindre. D’Arcy quant à lui est sensible à l’opinion publique et…
293
—Votre aspirant Wimble pourrait certainement convenir, déclarai-je en me rappelant de quelles utilités il fut en Afrique et dans les eaux tumultueuses de la Saint-Domingue. Il est discret mais efficace, bien qu’il ne soit pas aussi charismatique que vos autres enseignes, il est conscient d’appartenir à l’élite de ce royaume et s’emploie à mener à bien votre projet. Je l’ai entendu maintes fois s’exprimer sur vos procédés et je m’étonne que vous n’ayez pensé à lui pour une éventuelle promotion. » Bergson sourit enfonçant ses lunettes sur son nez pour rédiger quelques suggestions sur son carnet. Il servait de secrétaire à son Capitaine et à défaut d’Hugues, destiné à cette tâche il acceptait de se plier à la dictée de Wharton et sans attendre la réponse de ce dernier écrivit Wimble sous le nom de Grant. « Wimble, dites-vous ? Ce freluquet a encore beaucoup à apprendre. Il a échoué à son examen de lieutenant et sa place sur l’Argos il la doit à son condisciple Paige dont le père aurait joué de ses influences pour soudoyer l’amirauté. Wimble n’est pas une alternative possible. Johnson ferait un bien meilleur capitaine s’il savait se montrer bien moins complaisant à l’égard de ses subordonnés, conclut William la bouteille de Madère à la main. —Je rejoins Nina sur ce point. Wimble est un bon élément. Il nous a été d’une aide inestimable à l’infirmerie et j’aime à croire qu’un homme aussi soucieux du sort de ses pairs pourrait le moment venu tenir la barre du trois-mâts sans avoir à user de son autorité pour asservir l’équipage comme le ferait Fields ou Rotham. »
294
Silence contrarié de la part de William. Beth nous apporta le gigot d’agneau et le navarin de petits légumes ; comme bergson la suivit du regard j’en conclus qu’il fut soulagé de la trouver ici. La lumière se reflétant sur sa peau de miel la rendait plus désirable encore qu’à la lumière du jour et je ne devais pas être la seule à le penser ce soir-là. « Laissez tout cela beth et allez aider Césarée, nous nous passerons de vos services ce soir, murmurai-je la main posée sur son avant-bras. Sans chercher à contester mon organisation, elle se plia en une rapide courbette et disparut, avalée par la pénombre des lieux. Si nous devons recevoir les voisins demain soir, elle sera plus utile en cuisine, ne le pensez-vous pas William ? —Je laisse ceci à votre jugement, répondit-il le couteau à la main. Il s’affaira déjà à couper le gigot quand Bergson émit un petit rire nerveux. Alors pourquoi ne pas renvoyer notre bon Docteur afin qu’il trouve assez de courage en lui pour monter à l’assaut de sa jolie Rose Hamill ? —Vous êtes tous deux de féroces conjurés. Cet arrangement me contraint à apparaitre plus galant que je ne suis d’ordinaire. Toutefois j’ai prévu pour la distraire de courts récits sur ma vie passée dans les infirmeries étroites et peu aérées des frégates où l’on se voit amputer à la faible lueur d’une bougie. —Oh ! Elle appréciera certainement cette petite attention, c’est pourquoi j’ai prévu un diner léger pour le cas où prise d’un malaise elle ait à restituer son repas, ricanai-je amusée par la sagacité de notre Docteur. Pourquoi pas la ravir avec des poèmes de votre création ?
295
—Allons bon, vous m’auriez caché ce talent Julius ? —Non pas, Nina exagère un peu le trait. Je n’ai rien d’un Orphée et de sa lyre composant pour le bon plaisir de son Eurydice. —Dussiez-vous la chercher jusque dans les Enfers, poursuivis-je, prenez garde cependant de ne pas vous retourner trop vite au risque de la perdre à jamais. Hadès serait heureux de posséder deux belles âmes à charrier sur le Styx. —J’ignorai Nina que vous puissiez lire en moi comme dans un livre ouvert car effectivement je compare cette expérience comme un épisode mythologique puisque chaque héro mortel ne connait jamais de fin heureuse. La destinée des mortels n’est qu’une abjecte farce pour les Dieux de l’Olympe, voyez-vous ? » Le sourire s’effaça de mes lèvres. Il se voyait déjà comme un martyr que nous condamnions à une funeste fin. Rien de réjouissant en somme ; il nous faudrait alors faire sans l’optimisme du Docteur. Au moment de monter me coucher, Bergson vint me rejoindre dans l’escalier, un bougeoir à la main. « Vous ne vous joignez pas à nous ma belle ? J’avais pensé qu’une âme aussi charitable que la vôtre se joindrait à nos délibérations. Seriez-vous contrariée par un fait qui nous placerait dans une situation bien inconfortable ? Si c’est le cas, je ne voudrais pas qu’on s’enferme dans un malentendu qui m’obligerait à… —Bergson ! » Réclama William dans la salle à manger. Déjà hissée sur la première marche de l’escalier, il m’enveloppait de sa haute taille. Tant de chaleur se dégageait de lui, un feu intérieur semblait le
296
consumer et j’en ressentais les bienfaits pareils aux effets enivrants d’un bon vin. La main posée sur le croisement de mon fichu je me perdis dans la profondeur de son regard. Je pouvais m’y perdre et ne plus trouver à y sortir. « Bonne nuit Julius ! » Lentement je posai un baiser sur sa joue. Il ne s’était pas attendu à telle démonstration d’affection et pétrifié me sonda, cherchant à voir clair dans mon action ; il est de ces hommes qui attendent des signes et qui voient en un les réponses aux questions qu’ils se posent sans forcément être dans le vrai. J’allais poursuivre mon ascension quand sa main retint la mienne ; j’étais devenue cette proie coincée dans les rets. Le chasseur averti jubilerait en voyant cette prise de débattre fiévreusement, voyant là les derniers instants de liberté dérobés à sa victime. Bergson n’était pas du genre à se réjouir et pourtant, au fond de son regard limpide je crus y discerner de la félicité. Il serra ma main dans la sienne, glissa son pouce contre ma paume et pressa. « Dites-moi ce qui vous tourmente tant. Est-ce peut-être le fait que vous ne puissiez plus allaiter qui vous perturbe à ce point ? —Oui c’est cela, mentis-je en fixant ses lèvres ourlées. —Vous êtes une excellente mère Nina, on ne peut nier cette évidence, sourit-il lâchant doucement son étreinte. Notez que Wharton a ses raisons et vous ne pouvez l’en blâmer. Il vous aime plus que de raison et cette exclusivité ne doit en rien nuire à votre statut de mère. Passez une bonne nuit, déclara-t-il en me caressant la joue, le repos est l’arme des éprouvés. »
297
Le lendemain dans le jardin, affairée à mes plantes je ne vis pas Waddington approcher sur le dos d’un magnifique alezan. Agenouillée devant mes massifs, je le saluais de la main et aussitôt apparut sur le perron La Fleur si légèrement vêtue qu’on pouvait penser qu’elle sortait à l’instant de son lit ; cheveux défaits et éventail à la main elle fondit sur lui en un éclair. « Mais n’est-ce pas notre ami, John ? Nous ne pensions plus vous revoir et voilà que vous apparaissez pour nous tenir compagnie ! —Mais Mrs Spencer, je ne serais jamais parti sans vous saluer, rassurez-vous ! Les actualités politiques m’ont contraintes à rester cloitré quelques temps dans ma paisible retraite mais je serais me faire pardonner cette négligence, renchérit-il serrant La Fleur dans ses bras, des plus familiers. —Vous resterez diner n’est-ce pas ? On ne pourrait se passer d’un élément aussi distingué que Votre Grace, cela nous changera des Créoles bien peu arrangeants de notre capitale. Oui ma fille a dans l’idée de recevoir nos voisins aussi détestables soient-ils ! » Il fallait qu’elle en parle. Si elle n’était pas ma mère…Les dits-voisins Créoles bien peu arrangeants arrivèrent vers six heures vingt et régnait chez nous une ambiance digne d’une fête dédiée au dieu Bacchus : des guirlandes de fleurs pendaient ici et là, Beth servit des punch et des collations pour mettre ces gens en appétit. Les Hamill, charmants et disponibles furent à l’aise au point de prendre parti à chacune de nos discussions, tout comme les Graham qui restèrent un
298
long moment en compagnie du Docteur. Le vieux couple et leur fils nous présentèrent leurs vœux et malgré leur situation financière nous remirent un ravissant service en porcelaine non pas Chinoise mais Française ; de la porcelaine de Sèvres qui nous servirait pour le chocolat ou tout autre breuvage à la mode à Paris et à Londres. Le vieux Graham appuyé sur sa canne, les sourcils épais fixait ma mère avec attention. La découvrait-il pour la première fois ? Ou bien comme tous les autres riverains, il devait s’être imaginé une diablesse aux mœurs dissolues, incapable de sobriété et d’être sobre. Or La Fleur réservait bien des surprises. Pour ce qui est de la délicieuse Rose Hamill, l’objet de toute notre réflexion, elle passait de l’un à l’autre des amphitryons ici réunis pour faire étalage de son discernement. Waddington qu’ils n’avaient vu que de loin fut pour eux tous, l’attraction de la journée. Un Lord anglais à Kingston, cela valait bien le détour ! Encouragée par Waddington elle s’exprima clairement sur l’esclavage et la Traite apportant des données chiffrées au nom des Chambres de commerce de tous les grandes capitales européennes. « Les Colons de cette île, tout comme ceux de la Saint-Domingue ont perdu une partie considérable de leurs revenus, les marchands se retirent sans cesse des affaires une fois leur fortune faite, confondant leurs intérêts avec ceux des royaumes en place et ne se gênent plus pour importer des marchandises étrangères pour en tirer profit. Les armateurs ne peuvent soutenir la concurrence et se voient contraints de vendre aux plus offrants. Les autres spéculateurs eux se
299
voient payer des impôts qui montent au dixième de leurs revenus. Si la traite formulée comme étant la réponse au capitalisme, nous devons nous pencher sur une autre solution que l’on ne peut trouver que dans les libres échanges de biens. —Alors vous préconisez de mouiller dans les ports français pour échanger nos visions communes de ce que serait l’interlope en temps de paix ? Souligna mon époux des plus attentifs, la main posée sur sa hanche. Nous avons déjà essayé et regardez où cela nous mène : les Français nous tirent dessus à boulets rouges sans tenir compte de nos revendications commerciales. —Plus que cela, l’administration ne tient pas compte de la nécessité de lutter contre la fraude sévissant dans les Antilles, ajouta Waddington, les responsables ne sont pas punis pour leurs méfaits, les sanctions sont bien légères car ces derniers sont appuyés par la complicité générale de la population. Le Trafic devient si flagrant, si lucratif qu’aucun royaume ne prend ses « prises » au sérieux. —Certes mais vous-mêmes armés des navires à vos frais, railla cette dernière jouant les provocatrices, pour intercepter ce commerce défendu et que l’on sait destiné secrètement à votre gouvernement ! Vous arrêter chemin faisant tous les navires ne portant par les signaux convenus, vous les envoyer par le fonds sans autre forme de procès et les dites marchandises de contrebande s’en retournent à des Juges bien moins scrupuleux qui les remettent en circuit. La confiscation et les amandes ne suffisent malheureusement pas. Il vous faudrait éduquer les Colons, les premiers
300
responsables publics de ce commerce que vous décriez tant comme, abject. » Bergson la considéra d’un œil nouveau ; je vis briller au fond de son regard un semblant de passion. Redressé sur son séant il l’observait, les lèvres à semiouvertes ; le poisson allait mordre à l’hameçon. Je souris puis me ravisa en lisant le désarroi sur le visage de Waddington. « Miss Hamill, si les guerres se menaient par les calamités naturelles des hommes, le mobile le plus profond qu’est la nécessité pousserait les innocents à assassiner leurs bourreaux et non l’inverse. Or la Révolution qui sévit en France nous prouve que le crédit que nous accordons au poids des colonies est l’écran qui masque un feu bien plus difficile à éteindre. —Je l’accorde, sir. Mais vous ne pouvez soumettre une nation à vos idées si vous n’avez pris soin d’étouffer ce feu naissant dans l’enceinte même de vos autorités ! Ajouta-t-elle sans se démonter pour autant. L’ouverture des hostilités poussera les armateurs à marquer d’une pierre blanche l’intempérance des députés du commerce qui ne prendront pas la peine de renseigner les Chambres. Le gouvernement approuve certaines mesures tant que son négoce reste déficitaire. » Je m’attendais à ce que Bergson l’appuie dans ses pensées mais il n’en fit rien. J’allais le faire quand je vis la silhouette de Lily se découper dans l’entrebâillement de la porte. « C’est le bébé, il est malade… » A grandes enjambées je courus à la nursery, le cœur battant furieusement au point de me priver d’oxygène. Mon petit Charles étendu sur le lit fixait le plafond des plus cyanosés, veillé par Hannah.
301
« Il ne va pas bien. Il tétait son lait mais subitement a cessé de boire. Je ne voulais pas vous inquiéter mais… —Allez chercher le Docteur, vite ! » Lily détala. Je pris l’enfant dans mes bras et lui ouvrit la pouce à l’aide de mon index. Il respirait encore. « Non, non ! Pas cela ! M’entendis-je dire en le serrant contre mon sein, il faut te battre Charles ! Je suis là et je vais veiller sur toi ! » Bergson me l’arracha des mains, le déshabilla et entreprit un massage cardiaque. Effondrée sur le sofa, mes jambes refusèrent de me porter. Mon bébé ne pouvait s’en aller. Je ne pouvais imaginer le pire. La réanimation sembla durer des heures, il le massait et insufflait de l’air dans ses poumons. Les larmes coulèrent de mes yeux. Non ! Je me refusais de le voir partir, pas après ce que j’avais enduré pour le mettre au monde. Soudain il se mit à gesticuler et à tousser. Le choc fut si intense que je perdis connaissance dans les bras de Lily. On me vit respirer des sels d’ammoniaque, je ne sentais plus mes jambes et accroupit devant moi Bergson le front collé au mien caressait ma nuque. « Il vit. Votre enfant vit Nina. Il s’agit d’une fausse route mais votre bébé est un coriace. Tout va bien ma chérie. » Il baisa mon front et serra mes mains dans les siennes. Impossible de les lui lâcher. S’il n’avait pas été là, mon petit Charles n’aurait pas survécu. Je serrai Bergson dans mes bras, de toutes mes forces je le serrai. Il avait sauvé mon bébé. Lily insulta Hannah dans sa langue natale et la pauvre malheureuse comprit à défaut d’une traduction de circonstance.
302
« Je vais rester à le veiller ce soir si cela peut vous rassurer. Votre place est en bas, près de votre époux. Cela ne se représentera plus et Hannah n’y est pour rien en cela. Trouvez les mots justes pour l’apaiser. Nina ? Descendez, je vais m’occuper de votre bébé. » En me voyant William comprit et derrière mon sourire forcé, il prit congé de nos convives pour m’interroger. « Et Bergson est près de lui ? murmurat-il sans me lâcher du regard. Si cela peut vous rassurez nous pouvons faire mettre le couffin près de vous et ainsi vous pourriez manger l’esprit apaisé. Avez-vous pleuré ? (Un voile de tristesse recouvrit son visage) Ma douce aimée, je…je crains de faire votre malheur en ayant fait de vous une mère. Combien de larmes verserez-vous encore au sujet de vos enfants ? Venez ma colombe... (Il me serra dans ses bras) Nos enfants n’auraient pu trouver meilleure mère que vous. » William plaisanta beaucoup ce soir-là peut-être pour exorciser la peur que nous ayons eu, celle de perdre notre petit Charles. Les Graham partis, il s’empressa de monter voir son fils et seule avec les Hamill je fus incapable de regarder Rose dans les yeux. Tant que nous aurions besoin de Bergson, il me serait impossible de le voir partir dans un autre foyer. Quand mon époux apparut avec le bébé dans les bras, je ne pus contenir ma joie. On l’avait langé et il sentait bon au point que je trouvais plaisir à m’enivrer dans son odeur. Timidement Rose s’approcha de moi. « Qu’il est beau ! Vous avez toutes les raisons d’en être fière Nina. Quant à votre ainé, nous le voyons souvent jouer dans le jardin avec votre Africaine alors je ne peux
303
m’empêcher de dire à mère combien vous avez de la chance ! Les enfants c’est notre seule raison de vivre. Un jour, si Dieu se montre généreux j’en aurais à moi et je les couvrirai des yeux autant que vous le faites pour vos fils ! Ils sont si parfaits ! »
304
CHAPITRE 7 On marcha dans l’eau ; avec les garçons nous avions confectionnés une sorte de lunette aquatique à fort grossissement pour observer la faune aquatique, cela nous prit plusieurs heures pour le mettre au point et Caesar se disait être fier de son invention, volant la vedette à son benjamin, Nathan. Nous ramassions des échantillons de crustacés pour nos études et quand nous le pouvions nous croquions ces derniers sur des planches anatomiques. En cette année 1813, nous en avions plus d’une centaine à nous cinq. Les filles aussi s’y mettaient : Diioné, Thétis et Nausicaa. Thétis avait un talent certain pour le dessin, il était fascinant de la voir faire, mettre en relief ce qu’elle percevait et Nausicaa, la pette dernière de dix ans marchait sur les pas de son aînée. Achille au milieu de ses sœurs se contentait lui d’apporter les échantillons de nos trouvailles. Souvent nous partions des heures entières emportant avec tout notre attirai portée par Rosemund notre jument baie : provisions pour la journée et appareils d’observations comprenant longues vues, boussole, papier et crayons. Achille marchait devant, fier comme Artaban, le tricorne enfoncé sur sa blonde chevelure puis suivaient les filles, Dioné en tête de l’expédition marchant d’un bon pas, observant faune et flore sans cesser de noter tout ce qu’elle voyait. Ses connaissances en latin lui permettait de nous donner le nom exact des plantes exotiques croissant ici ou là ; Thétis du haut de ses douze ans se battait avec sa sœur afin de tenir les rênes de notre jument et Nausicaa quand elle n’avait ce privilège
305
me tenait la main quand elle n’était pas à courir derrière un papillon. Les insulaires ne s’étonnaient plus de nous voir passer souvent suivis par des négrillons et leur mère chargés par LA suite que nous formions. Ensuite nous rentrions pour exposer nos trouvailles à Julius qui ne se lassait pas d’écouter les enfants parler de leurs trouvailles multiples et variées. Il leur offrait des instruments de calcul, des livres et toute sorte de présents pour instruire leur petite tête blonde, comme il aime le dire. Et quand nous le gardions à souper il n’était question que de botanique, de l’œuvre des naturalistes du roi et des planches de Buffon pour ne citer que lui. Mes enfants avaient su l’aimer comme moi-même je l’aimais ; il les avait mis au monde, mes chères têtes blondes et entre eux excitait un lien très cher. On rangea nos trouvailles dans les bocaux, boites et écrins prévus à cet effet quand Dioné me passa les bras autour de la taille, le sourire aux lèvres. « Comment est la neige maman ? On la sait blanche et immaculée comme le cœur d’un bienheureux nourrisson. J’essaye de me la figurer mais mon imagination a ses limites. Julius dit qu’on peut y inscrite des figures, la creuser et la modeler. Quelle nature généreuse possédons-nous là mère ? Prodigieuse nature, n’est-ce pas et cela doit être envoutant telle une volée de plumes. Maman, vous semblez soucieuse. Pourrais-je en connaître la cause ? —Je n’ai pas connu autre chose que cette île Dioné. Le Docteur parle de ses merveilles quand nous en sommes privés. Quand j’avais ton âge, j’ai souvent songé à d’autres endroits, peut-être en Europe que
306
sais-je ? J’ai connu l’Afrique et ses rivages, on ne peut imaginer que ce monde regorge de trésor. Un jour et je le souhaite pour toi tu quitteras cette île pour voler de tes propres ailes ; —Et vous quitter mère ? Cela jamais ! —Il le faudra pourtant ma chérie. Tes frères sont partis sur le navire de ton père pour aspirer à un avenir bien plus prometteur que ce petit bout de paradis où ne subsiste que papillons, oiseaux chanteurs et plantes odorantes. William et Charles connaîtront une destinée peu ordinaire au-delà des mers. Ils ont lutté contre la flotte de ce Bonaparte et ils ont connu des victoires. Il en sera ainsi pour vous si vous acceptez de partir loin de Kingston. Et il est convenu que tu partes, alors fais-toi à cette idée ma chérie. —Pourquoi ? Est-ce là les ordres de père ? Nous savons si peu de choses sur lui que Nausicaa le voit comme un étranger assez austère pour ne pas accoster ici aussi souvent qu’il le pourrait. Nous savons que le gros de la flotte du roi mouille sur les côtes du Brésil ; la guerre contre la France et le reste de l’Europe aurait du le conduire ici mais il boude son plaisir pour la seule compagnie de ce maudit vaisseau-amiral ! Pouvons-nous imaginer plus triste infortune que la nôtre ? —Ne vois pas cela comme de l’infortune ma chérie ! Ton père agit pour le roi qu’il sert depuis tant d’années, il ne pourrait en être autrement il est au service de ce monarque vivant dans son nouveau palais de Buckingham et dont le sort de ses amiraux ne le préoccupent peu. Tu ne peux déraisonner de la sorte, grâce à ton père tu as de l’instruction, de jolies toilettes, un attelage et assez de nourriture dans ton
307
assiette pour continuer à faire preuve de gratitude. —Il semble loin le temps mère où vous pleuriez son départ, accrochée à sa jambe et pleine de son enfant. Argua Dioné en me talonnant jusqu’à ma chambre dont elle prit soin de refermer la porte derrière elle. Je vous ai vu pleurer maman et maudire cet homme qui vous prenait vos fils. Charles a toujours été votre préféré, vous le disiez si fragile et pas adapté à la vie sur un man’o’war. Sensible il l’est et le restera encore si la guerre ne lui a prit sa conscience comme elle vous a pris votre époux. —Atout n’est pas aussi simple que cela Dioné, je vous ai eu et élevée. Cette existence je l’ai choisie et je ne regrette rien ! » Elle me dévisagea de la tête aux pieds de son regard améthyste, ramassa le linge posé sur le lit pour le plier nerveusement. « Non ! Vous ne regrettez rien bien-sûr, vous êtes fière comme La Fleur, moins provocante je l’admets mais tout aussi arrogante. Je ne peux pas croire qu’une femme aussi brillante mère soit condamnée à survivre dans cette jungle tropicale au milieu des perroquets quand vous aspiriez à mieux vous aussi. Vous avez étudié la médecine et ce n’est pas rien. Vos maigres contributions se rapportent à notre hospice, l’hôpital de jour et les abords du port. N’avez-vous jamais songé à mieux ? —Mais j’ai fait le choix de vous élever, le reste n’a que trop peu d’intérêt. Pour nous autres femmes nous n’avons malheureusement d’autres alternatives. Sans un tel mariage il faut admettre que la vie aurait été plus difficile, aujourd’hui je
308
me sens plus libre de vaquer à mes occupations sans que cela affecte votre quotidien et je n’éprouve dès lors plus aucune culpabilité quand je me rends auprès des malades et des nécessiteux. —Alors c’est une chance que vous ayez trouvé Julius. Lui seul sait vous consoler au plus sombre de la nuit et veille sans cesse à flatter votre égo en vous laissant exercer près de lui. —C’est exactement ça ! Cela te soulaget-il que je puisse avoir un ami sur lequel compter ? J’apprécie ta clairvoyance Dioné et je me félicite que tu aies autant de maturité ma chérie, à ton âge j’en étais dépourvue. J’étais jolie et cela suffisait amplement à me trouver un protecteur en la personne de ton père. Il a cru en moi, assez pour m’épouser. Mais Julius….Julius a fait de nombreux sacrifices en acceptant cette vie et pour cela je lui dois toute ma gratitude. —Si père venait à disparaitre, l’épouseriez-vous ? » Cette question me heurta ; j’acceptai la discussion avec elle sur les sujets de son choix mais force de constater que parfois cette discussion déviait, prenait un cours inattendu et il me fallait parfois batailler ferme pour revenir au principal sujet. Dioné ne me ressemblait pas, comme aucune de mes filles d’ailleurs. Elles étaient toutes blondes, un blond extraordinairement pâle ; teint de porcelaine et moue boudeuse ; seule Nausicaa passait presque pour ma fille à un détail près qu’elle avait mes lèvres pulpeuses, le reste provenait de Wharton. On s’étonnait presque du lien de parenté qui nous unissait. On s’étonnait à chaque fois que je fus leur mère. Pour mes garçons
309
on fut moins de remarques blessantes concernant leur blondeur et la pâleur de leur teint. Wharton s’était amusé de cela disant que nous devions tous deux être des anges et j’attendis mois après mois que William trouve à brunir, teint et cheveux confondu. Mais ni le soleil ni une alimentation particulière ne changea quoique se soit. Dioné s’assit sur le rebord de mon lit et me fixa avec intensité. Que répondre à cela ? Si Wharton venait à trouver la mort sur l’une de ses eaux du globe, il n’est pas certain que je me remariasse ; nous étions à ce jour, très riche ; cette fortune provenait de en partie du patrimoine héréditaire de mon époux, de ses revenus en tant qu’amiral et de ses propriétés terriennes. Mes enfants seraient à l’abri du besoin et mes filles pouvaient prétendre à de beaux mariages. « J’aime trop votre père pour penser à autre chose Dioné. —Un époux bien trop absent du foyer et que vous continuez à estimer ? C’est tout vous cela mère, une exemplaire loyauté quand toutes les sirènes de l’île entament la même chanson ! » Ma fille Dioné était brillante, forte instruite et d’un esprit supérieur aux autres. Déjà enfant elle montrait des signes de précocité. Et le débat fut interrompu par l’arrivée du Docteur accueilli par les cris de joie de Nausicaa et de Thétis. Le chapeau de paille sur la tête en en chemise de soie sous son gilet il ressemblait fort à un marchand ambulant portant quantité d’articles autour des bras et de la taille ; une sorte de camelot bien loin de l’homme de sciences qu’il était. Aussitôt il déballa ses effets sur la table de la salle à manger
310
et les enfants de se bousculer autour de lui pour admirer ses trésors parmi lesquels des fossiles, des dents d’animaux africains et des ossements trouvés sur une table de dissection. « Allez les enfants à vos planches ! Nous parlerons de l’évolution des espèces notamment celles des mammifères. Achille, mon garçon, apporte-nous de la cire et de quoi composer des empreintes dignes de ce nom. Dioné je vous charge de tenir à jour notre répertoire d’ossements et Thétis quant à elle les croquera. Pour nausicaa nous lui trouverons un travail d’intérêt digne de ce nom. Notre Nausicaa prendra soin de les sceller dans les boites en y apportant tout le soin dont il faille pour emmagasiner nos trouvailles ! » J’entretenais les bougainvilliers dans mon jardin sous mon grand chapeau de paille quand une voiture apparut, celle de La Fleur qui en descendit escortée par un ben Africain vêtu d’une redingote et culotte de soie. Souvent elle descendait nous voir non pas pour prendre des nouvelles de ses petits enfants mais bien pour nous renseigner sur le devenir de tel ou tel autre voisin ; cela pouvait durer des heures car toute l’île y passait —d’autres pouvaient trouver cela divertissant mais ici, chacune de ses visites tournait à une orgie d’informations toutes plus copieuses les unes des autres. Peu après la naissance de Charles je mis définitivement un terme sa collaboration pour ne garder près de moi que Césarée et un valet anglais nommé August qui autrefois avait servi sur les vaisseaux du Roi ; une jeune femme de chambre Emmy, anglaise elle aussi et une gouvernante Mrs Compton et chargée de
311
leur enseigner les bonnes manières en plus d’’une bonne éducation de rigueur. Pour revenir à ma mère, elle vivait une coquette maison non loin de la nôtre, de la fenêtre de Dioné en pouvait discerner le toit. Bien que je fusse à l’origine de cet achat, elle ne m’invitait jamais à demeure disant que je n’aurai rien d’aussi propre et bien ordonné que notre maison. Ma Dioné ne pouvait souffrir les hommes qui s’y retrouvaient, tous des parvenus, de riches armateurs créoles ou anglais, tous très endimanchés et tous à la recherche d’évasion et de plaisirs terrestres. « Avez-nous des nouvelles de votre Amiral d’époux ? Les courriers se font de plus en plus rares du côté de Londres. J’ai entendu dire qu’une flotte rallierait le port de Kingston dans les mois à venir. Mais il ne s’agit que de rumeurs. Le Docteur pourrait-il confirmer vos doutes ? » Il me le confirma plus tard, une fois que les enfants furent au lit. Face à face, nous nous étudiâmes en silence et je tentais un sourire qui alla se perdre sur mon visage. « Pourquoi ne m’a-t-il pas écrit ? Il a trouvé à le faire dans des moments moins propices aux commerces et….il vous a écrit pour vous l’annoncer ! Cela m’agace, poursuivis-je debout près de la console de fenêtre ouverte sur le jardin d’où on pouvait entendre les oiseaux continuer à chanter. Et que disait sa lettre ? S’est-il enquis de savoir si tout allait pour le mieux pour nous ? —Il vous sait près de moi et cela suffit à le rassurer. Pourquoi se formaliser pour une simple, lettre qui aurait pu être oubliée, égarée ou tout simplement détruite. Il n’est pas rare que certains courriers ne trouvent jamais à rentrer à bon
312
port, certains navires sont connus pour dérober les marchandises portant le pavillon britannique. Nina, ce n’est pas si grave. Nous savons que son navire fait route vers Kingston. Ce n’est maintenant qu’une question de semaines. —Oui ce n’est pas faux. Voulez-vous davantage de thé ? Questionnai-je, versant le breuvage dans ma tasse et dans la sienne sans attendre sa réponse. Et comment se porte la ravissante Miss Hamill ? Elle multiplie les visites ici dans le but de vous y voir Julius et je m’étonne que vous n’en soyez qu’à ce stade de séduction. —Miss Hamill n’est qu’une relation amicale. Je lui reconnais beaucoup de qualité mais elle s’est fait l’idée de ne jamais obtenir de moi que cette affection si chère à son cœur. Rose est une femme très respectable et instruite, nous arrivons à nous mettre d’accord sur bon nombre de sujets comme vous le savez, elle m’aide dans mes travaux et je sais que je ne pourrais trouver meilleure assistante que cette dernière. —Vous ne semblez pas croire ce que vous dites Julius : Vous me sortez la même chose depuis des années et depuis des années, je vous sais être partagé entre le désir de fonder une famille et celle de rester le père de substitution de mes enfants. Or vous savez pertinemment que la place que vous occupez dans leur cœur est considérable. Le souci est que Dioné plus que les autres vient à rejeter son père qu’elle juge trop absent du foyer. Je ne pourrais les voir souffrir et avoir une mauvaise opinion de leur père parce que vous êtes trop pressant près d’eux. —Dioné n’est qu’une enfant…
313
—A son âge j’étais déjà fiancée à Wharton ! Si demain elle décidait de partir avec le premier galant qu’elle rencontrerait je ne suis pas certaine de pouvoir refreiner ses ardeurs : Elle est suffisamment accomplie et intelligente pour obtenir son indépendance par le mariage. A cela j’ajoute que Dioné a le tempérament qu’il faille pour tenir tête à son père. —J’en suis également convaincu. La laisserez-vous partir pour autant avec le premier venu ? Je ne crois pas. —C’est exact ! Elle est ainée. Quel exemple transmettra-t-elle à ses cadettes ? J’ai dans l’idée ceci dit qu’elle fasse un mariage d’amour…. —Ah, ah ! Alors vous connaissez très mal votre époux. Il a placé vos fils à des places stratégiques et il continuera avec vos filles si cela peut flatter son orgueil de père. Il n’y a pas un gentleman à Londres qui refusera les honneurs qui leu fera en leur présentant Dioné, Thétis et Nausicaa. Vos filles trouveront bien des nobles ici et là pour les courtiser et je me vois être dans le regret de vous dire que rien ne justifiera un mariage d’amour quand la raison l’emportera sur toutes vos idéaux ! —C’est ce que nous verrons, mon époux n’aura pas le dernier mot ! Pas cette fois-ci et je vous défends de l’appuyer sur ses décisions qu’il veut irrévocables ! —Nina ! ne vous ai-je pas déjà par le passé prouvé ma tempérance ? —Si Julius mais avec le temps vous avez appris à me connaitre et développer une opinion sur ma personne ; peut-être ne suis-je plus aussi capricieuse que par le passé ? Peut-être ai-je mûrie au point de vous soulager de certaines positions ? A tor
314
ou à raison j’ai toujours pensé que parfois vous manquiez cruellement de partialité. » Il sourit dissimulant son désœuvrement ; il restait facile de le contrarié, lui qu’on savait si intègre. Je repris ma couture : le détail d’une robe pour Nausicca. Comme toutes les filles de leur âge, mes trois grâces ne manquaient pas de vouloir parader dans les plus beaux atours et ces dernières avaient un goût fort prononcé pour les belles étoffes, les soieries, les draperies et la mousseline, le cachemire ; par année je dépensais des sommes astronomiques pour les vêtir et les chausser car si l’une aimait le satin, l’autre voulait plus de mousseline ; aucune ne voulait ressembler à l’autre et toutes trois cultivaient leur singularité. La plus coquette restant Thétis, ma coquette Thétis très friande de mode parisienne. Longtemps elle avait suivi les toilettes de Joséphine de Beauharnais pour les faire siennes. « Certes, vous avez mûri Nina et le mariage en est pour quelque chose. Vous n’avez jamais manqué de lecture ici, votre curiosité n’a jamais trouvé de limites et pourtant je continue à vous voir comme la petite assistance que vous étiez sur l’Argos. Vous étiez seule maîtresse à bord et tout vous réussissait. Pas une seule fois vous ne m’avez déçue et j’ose espérer que vos nombreuses maternités n’aient affectées votre pluralisme intellectuel. —Vous le savez très bien ! Alors cessez de me taquiner voulez-vous ? J’ai suffisamment à faire avec Dioné. Elle est impertinente par moment et si elle n’était pas ma fille, je la trouverai insoumise et entêtée. Pourquoi souriez-vous de la sorte ?
315
—Elle me rappelle quelqu’un au même âge. —Non ! Je n’étais pas comme ça ! Mon instruction était bien plus limitée et plus pudique je ne faisais pas étalage de mon savoir. Il est tendance pour ces jeunes générations de se faire remarquer et j’aime ce début de siècle pour les idées novatrices qu’elles y encensent. Dioné comme Achille l’ont bien compris et font en sorte qu’on les remarque. Pour ce qui est de William et de Charles, ils ont du trouver à se faire entendre ! » Le Docteur me fixait avec la plus grande des concentrations et à la lueur des bougies, on ne pouvait discerner que son regard les fondre dans le décor. Comme je me levais, il me suivit du regard ; trop souvent il me regardait ainsi comme cherchant à sonder mon âme et je m’interrogeai de savoir s’il restait encore quelques parcelles d’esprit qui n’ait été sondées par le Docteur Bergson. Il attendit que je me fus rassise pour expirer profondément ; à croire que cette conversation l’exaspérait. Or je savais qu’il n’en était rien, sa prodigieuse mémoire en était la preuve ; il était capable de sortir mots pour mots une conversation que nous ayons eu il y a des mois de cela. Je lui enviais cette prodigieuse mémoire. Je cousais sans plus lui prêter attention, le thé refroidissait dans ma tasse appartenant au service de Sèvres et force de constater qu’il m’observait toujours. Alors je pris le parti de le fixer avant la même intensité que fut la sienne ; un sourire apparut sur ses belles lèvres finement ourlées. Il avait toujours était bel homme et ne manquait pas de propositions à Kingston. Ses favoris tendant vers un blond cuivré tombaient sur
316
ses joues à la commissure de ses lèvres et j’avouai aimer le regarder ; il était gracieux, de très grande taille et de très grande noblesse dans ses actes et ses manières et je l’imaginais être un sénateur romain siégeant sur le Capitole et moi, son esclave Africaine, de sang-mêlé. Ne m’avait il d’ailleurs pas influencé pour les prénoms de mes enfants ? Dioné, Thétis, Nausicaa, Achille ? Il avait une forte influence dans ma vie et cela continuerait jusqu’à mon mit de mort. « Que comptez-vous faire demain ? Avez-vos des projets qui vaillent la peine que je vous accompagne ? Comme vous le savez je déjeune avec le juge et Mr Bisbee et confrères. Je m’autoriserais à partir plus tôt si vous avez besoin de moi. —Le Mercredi, les enfants ont respectivement leur leçon de musique le matin et l’après-midi, ils s’adonnent à l’équitation. Je garde Thétis et Nausicaa pour rendre visite à quelques amies du quartier. Si je pouvais éviter pareilles mondanités, je ne m’en priverais pas mais le moment venu mes filles devront être admises dans cette société, répliquai-je en coupant de mes dents un fil. Et vous ? Que ferez-vous après ? Songerez-vous à distraire les filles du juge par vox exploits passé comme chirurgien de marine ? —J’avais songé passer le reste de la journée avec vous. » Mon cœur battit à rompre. Jamais il n’avait été aussi explicite dans son langage. Passer le reste de la journée en ma compagnie. Un amant l’aurait souhaité, multipliant ses chances d’être aimé de sa belle mais venant du Docteur cela me surprenait. Et il se surprit lui-même, nerveux il tourna la tasse dans sa soucoupe et se redressa sur son séant.
317
Quand Emmy frappa à la porte ; elle le faisait systématiquement à dix heures pour s’assurer que je n’eusse besoin de rien et planifier la matinée de demain. Je bafouillais ne pas avoir besoin d’elle et une fois partie, je retournais à mon travail d’aiguille sans cependant en éprouver une quelconque motivation. « La journée de demain s’annonce être aussi chargée que celle d’aujourd’hui, c’est la raison pour laquelle je ne vais pas tarder. Arguai-je en me levant, le cœur meurtri. Jamais au grand jamais je ne serais sienne. Et je poursuivis sur le ton de la confidence ; ma vie de mère ne m’accorde aucune récréation Julius et accordez vos disponibilités à ceux qui en sauront faire bon usage. Bonne nuit Julius. » Et je posai ma main sur son épaule. Un signe amical qui clôture nos intimes discussions, je rentrais dans mon lit froid et vide. Je l’avais accepté. Cependant la main sur le front je me dis que je pouvais continuer à vivre ainsi. Les femmes de cette île avaient des amants et ne s’en privaient pas de le dire : Mrs Bennet, Hamilton, Cantridge, Bolton, Murray ; il y avait quelque chose d’excitant dans leur existence et toutes pensaient que le Docteur contribuait à m’apporter cette « excitation » ; s’il comblait les vides laissés par l’absence de William mais jamais nous ne fûmes consommation de nos chaires. Or le Docteur me connaissait intimement pour avoir mis mes enfants au monde. Je me mis à pleurer en songeant à cela. Il m’avait serré dans ses bras, encouragé dans les moments les plus critiques et j’avais pleuré de bonheur en serrant ces petits bébés tout mugissant contre mon sein. Lentement je caressais
318
mon ventre vide. J’avais dit à William ne plus vouloir d’enfants. il l’avait accepté et chacun de nos rapports physiques fut protégé. Je pourrais en faire autant pour Julius…Quelle honte de penser à cela ! Dioné se serait félicitée en m’entendant déraisonner de la sorte et voilà que je me touchais pour faire monter le plaisir. Après quoi je n’aurais plus envie des caresses de Julius…. Une semaine plus tard, ma Thétis fut une femme. Cela arriva dans la nuit. Son petit corps d’enfant passa à celui de femme. Je la serrai dans mes bras en lui expliquant le fonctionnement de son anatomie. Le corps tous les mois avait besoin d’évacuer ce mucus favorable à la fécondation et je vis ses grands yeux se baigner de fierté. Elle était devenue une femme au même titre que Dioné et cela l’emplit de joie. En caressant sa blonde chevelure ondoyant sur ses frêles épaules, je me sentis étrange. La nature me prenait mes filles, m’éloignant d’elles peu à peu ; elles délaisseraient toutes leurs poupées et les jouets d’enfance pour se recueillir dans d’autres loisirs. Ma Thétis ne dérogerait pas à cette règle ; en l’observant je la trouvais mystérieuse. Elle avait mon expression interrogative, la forme de mes yeux et de ma bouche et une peau légèrement plus foncés que Dioné et Nausicaa. Elle avait ce côté espiègle et arrogant. Césarée de dire qu’elle me ressemblait ; il en avait plus de moi en elle que pour les autres de la fratrie. « Est-ce vrai ce que raconte Dioné ? Elle dit que papa va rentrer avec les premiers ouragans de la saison. Est-il vrai qu’il passera Noël avec nous ? —Je l’ignore, il est encore bien tôt pour se prononcer, mais peut-être nous fera-t-il
319
la surprise de nous surprendre ! Répondisje en peignant ses longs cheveux blonds tirant sur le roux bronzé et le reflet que me renvoya le miroir fut celui d’une jeune femme au regard malicieux. —Il semblerait que Julius sache plus de choses que vous. Je sais cela de Dioné et vous ne resterez pas longtemps silencieuses. Je dois vous remettre un pli qui vous appartient. (Elle quitta sa chaise, ouvrit le tiroir de sa commode et me tendit une lettre toute froissée mais encore cachetée) Lettre a été effacée mais elle vous ait adressée, Césarée l’aurait trouvé dans la besace d’Achille. Il est tellement tête-en-l’air qu’il aurait oublié de vous la remettre. » Des plus fébriles je décachetais le pli et je reconnus l’écriture de mon ainé William, aspirant sur le Bellerophon et le courrier datait de six mois. Etrangement je fus déçue ; je m’étais attendue au courrier de son père et non d’une énième et fréquente lettre de mon ainé. Je ne me faisais pas de soucis pour lui, il était présomptueux, fier et contrairement à Charles, plus sensible, mon William était téméraire, fonçant là où il fallait foncer. Il y eut trois pages noircies par sa belle écriture. Dans le jardin je pus m’évader auprès de mes plantes. Nausicaa non loin de moi marcher en équilibre sur une corde tirée entre deux poteaux ; elle avait la grâce fêline et le côté diaphane des papillons ; une sorte de nymphe des sources, aérienne et délicate. La bouche entrouverte, elle se concentrait sur ses pas ; recommençait quand elle tombait —Thétis affirmait que pour marcher comme une lady il fallait se plier à cette sorte d’exercice—, et
320
Nausicaa, acharnée comme elle l’était s’y attelait depuis de longues minutes déjà. D’un bond elle sauta allégrement pour filer vers la barrière derrière laquelle se tenait le Docteur. « C’est un lépidoptère ma chère Nausicaa, un somptueux spécimen mâle à recenser parmi vos 35 espèces découvertes. Continuez ainsi jeune fille et vous ferez une parfaite naturaliste, spécialiste en sciences naturelles et notamment de la botanique. Il vous restera à découvrir la zoologie, la minéralogie et l’astronomie. Qu’en diriez-vous Thétis ? Souhaitez-vous apporter vos sciences à notre histoire naturelle ? —Evidemment ! Mais il faudra convaincre ma mère. Elle est du genre compliquée quand nos idées ne coïncident pas avec sa propre affirmation des connaissances scientifiques. Elle dit que mon cabinet de curiosité tient plus à un bazar qu’à un cabinet de ce genre ! J’y entrepose toutes mes collections botaniques et zoologiques vivantes selon vos recommandations ! Que faire de plus ? » Prestement je rentrais à la maison, le panier plein de fleurs et pétales ; il me suivit jusque dans le salon. Hissé sur son perchoir, Mozart notre perroquet caquetait en se dodinant d’une jambe à l’autre. Ces fleurs comptaient parmi les plus odorantes de l’île alors on ne pouvait s’en priver. « Je ne vous ai pas vu chez les Norris et je vous ai attendu à l’hospice. Vous ne pouvez vous détourner de vos engagements Nina, surtout pas quand tierce personne est impliqué. J’ai du parler en votre nom et….
321
—Vous êtes bien trop impliqué Julius ! Coupai-je sèchement, déposant les fleurs fanées sur le chemin de table. Les Norris savent à quoi s’attendre avec moi et ils ne sont pas nés de la dernière pluie ! Quant à l’hospice….je préfère ne pas m’y rendre pour le moment. —Mais….pourquoi ? Vous y faites de l’excellent travail et…. » Il se perdit dans ses pensées. Je partis remplir le vase d’eau claire et à mon retour Julius n’avait pas changé de place, figé là il paraissait livide et tourmenté. Et Thétis entra, marchant sur la pointe de ses pieds nus et se posa sur l’ottoman pour passer les bras autour de ses fines jambes. Julius attrapa une chaise pour s’installer à la grande table en merisier. « J’ai croisé Achille en ville sur un bel hongre. Il remontait la rue Elizabeth Str. Dans un costume digne des hussards de l’empereur Bonaparte. A son âge on est plus habile aux combats de rue et parader ainsi comme il le fait suscite bien des convoitises auprès des populations les plus démunies. J’exècre ce rôle de délateur mais il n’a pas semblé me reconnaitre trop bien entouré pour daigner poser un regard sur moi. —Achille est vaniteux quand il n’est plus assimilé comme cadet de William et Charles. Le blâmerez-vous pour ses relations à présent ? Si l’ainé doit héritier du titre de son père, le cadet se fera officier de la marine et le dernier, mon Achille aura tout le restant de sa vie pour méditer sur les plaisirs terrestres dont il sera privé par la suite. N’est-ce pas le commun à tous les benjamins de famille de disposer d’une cure ?
322
—A voue entendre parler Nina on pourrait penser que vous êtes résignée à toute destinée qu’elle soit prospère ou humble. Cette sorte d’abnégation est…. —Thétis ma chérie ! Peux-tu nous laisser un instant ? Nous avons à échanger loin de tes oreilles indiscrètes ! Vois si tu peux être utile à ta grand-mère ? » Elle repartit sur la pointe des pieds, ma gracieuse Thétis et une fois la porte refermée, je sortis mes griffes. « De quel droit vous permettez-vous de contester mon autorité de mère auprès de ma fille ? Vous ne pouvez contester mes propos devant eux combien même vous les trouvez infondés ! Achille est sorti à ma demande. Il règne ici un drôle de climat propice à la révolte alimenté et exacerbé par les critiques de Dioné et je vous supplie de ne pas contribuer à ce chaos en ajouter votre jugement à ce procès. Achille et moi avons eu une longue discussion ce matin concernant une lettre de William qu’il aurait omis de m’adresser ! Il lui arrive d’être inspiré et poussé par ses sœurs, il pourrait commettre des actes répréhensibles. —J’en suis profondément navré Nina. Il pourrait véritablement s’agir d’un oubli de sa part. Achille est bien souvent à rêver. Je le vois incapable de pareille bassesse à l’égard de son ainé car c’est bien William qu’il aurait visé en ayant agi ainsi. William est connu pour être très autoritaire et il aime à faire régner l’ordre. Wharton a toujours eu de grands projets pour lui, plus que pour Charles et Achille. —Restons en là voulez-vous ? » Il resta surpris de nouveau par le ton de ma sentence ; il quitta le dossier de son siège pour marcher vers moi sans me
323
lâcher des yeux. Ce bouquet m’enchantait, exaltant mes sens et fière du résultat je reculais pour mieux jauger le rendu. « Dinerez-vous ce soir en notre compagnie ? —Non, je suis attendu chez les De Havilland. Pourquoi ne pas vous joindre à moi ? les De Havilland vous estime énormément et je serais heureux de vous y voir. Nous savons ce qu’ils ont fait pour le sort des Nègres à Saint-Domingue et si Napoléon n’avait pas rétabli l’esclavage dans sa colonie la plus chère, nous n’aurions pas faire leur connaissance de façon si déterminante. » Je suspendis mon geste pour me concentrer sur le Docteur. La fille des De havilland passait pour être une beauté et de trois ans l’ainée de Dioné, ces deux là se toléraient parcimonieusement et je devinais le transport de ma fille pour son précepteur ; Dioné était d’humeur maussade quand elle le savait chez eux à faire bonne chère et à discuter botanique. « La petite Havilland semble être de bonne compagnie Julius si l’on en croit vos fréquentes visites et de ce fait votre assiduité saute aux yeux. Avons tort ou raison de penser que cette charmante jeune femme ait trouvée à vous distraire par ses chants et son naturel si flatteur ? —Elle n’est pas plus ensorcelante qu’une bernique accrochée à son rocher ! —ah, ah ! Vous vous parjurez. Vous aimez à observer les petites choses de ce monde, mollusques et berniques y compris. On vous sait être très amoureux de la nature et je vois dons là un compliment pour qui vous sait capable d’observer une algue échouée sur le rivage pendant des heures ! Maintenant, veuillez
324
m’excuer (j’ouvris la porte pour héler le valet) August ! N’ajoutez pas de couvert supplémentaire et ne sortez pas l’argenterie pour ce soir voulez-vous ! A moins que ma mère nous fasse l’honneur de sa visite ! « Les filles et moi marchâmes sur la plage après le souper de six heures. Dans mes pensées, je fixai l’horizon, les bras croisés sur ma poitrine. Thétis et Nausicaa nous précédaient, courant presque sur le sable fin ; Dioné me rejoignait et accrocha mon bras de sa main, laissant tomber sur son épaule son châle de cachemire. « Qu’est-ce qui vous préoccupe tant mère ? De tout le souper vous n’avez exprimé mot et je doute qu’Achille en soit principalement la cause. Est-ce alors la mauvaise foi du Docteur qui vous mette dans cet état ? Il vous offense en allant souper avec ces De Havilland. Il sait que vous tenez tant à ces repas pris au coin du feu…. avec ce bon Madère….ces fiévreuses discussions. —Il est libre de ce faire ce qu’il veut. Aucune chaîne ne le retient à nous ; il y a longtemps que j’ai appris à ne dépendre d’aucun homme. Tu apprendras qu’ils sont dédaigneux et que notre sort leur importe peu puisque le monde entier se tient dans leur main. La Révolution Française a eu de bon le fait de rapprocher les citoyens et citoyennes entre eux mais c’est si insuffisant. —Vous êtes déçue par le mariage mère et vous auriez dû être ailleurs, ce n’est pas ce auquel vous aspiriez, je le sais et…. —Je suis heureuse de la vie que je mène. Vous êtes ma plus grande fierté ! Si je ne vous avez pas donné vie, j’aurais manqué quelque chose dans ma vie. J’en suis
325
convaincue, déclarai-je les mains posées sur les épaules de ma belle Dijoné. Une fois de plus je fus saisie par son insolente beauté et je sus que notre bonheur serait éphémère : Wharton me la prendrait comme il me prit Charles. Et je déposai un long baiser sur son front. Je ne dormais plus de la nuit, partagée entre excitation et crainte. Un mois se passa sans que rien ne vienne ; Dioné organisa un pique-nique et on se rendit à une crique où les enfants purent nager dans une eau chaude et claire. Allongé près de moi, le Docteur sentant que je l’observais se redressa et me tendit un paquet emballé dans du papier de soie. Un cadeau ? Il m’en offrait pour mon anniversaire, pour Noël et à présent il me prenait de cours avec ce présent. « Est-ce un jour exceptionnel ? Je sais que vous êtes pressé d’en découdre avec moi mais était-ce nécessaire de….c’est… —Un cadran solaire oui. Je n’’ai pas pu résister à l’idée de vous l’offrir or ces derniers temps je vous sais préoccupée par le temps qui s’écoule et qui vous rapproche un peu plus de la fatale échéance. Alors sachez que….vous trouverez toujours en moi un allié de choix. —De quoi parlez-vous ? Me suis-je déjà plainte de quoique se soit en rapport avec la course du soleil ? Vous savez, l’on vous prend pour un excentrique en ville ; beaucoup s’accordent à penser que vous êtes une sorte d’ermite vivant en autarcie au milieu de ses livres et instruments chirurgicaux ; on vous sait par ailleurs grand érudit et passionné d’astronomie et je ne vous trouve pas si différend du portrait que l’’on fait de vous, car vous
326
êtes bien un excentrique aux idées quelque peu avant-gardistes. —Et qu’il y a-t-il de mal à l’avancée du progrès ? Vous savez que je suis de ceux qui ont suivi les grands événements français lors la naissance de leur République. Et si j’avais pu me rendre en France j’aurai applaudi l’ascension sociale de cette Olympe de Gouge. Peut-être ne vivrai-je pas assez vieux pour voir vos filles se rendre aux urnes pour voter au même titre que leurs époux. —Vous êtes un idéaliste, murmurai-je sentant les larmes me monter aux yeux. Il m’arrivait d’être émotive telle une pucelle à qui l’on promet un soir de lune alors que ce spectacle lui est défendu. Quand partezvous ? —Où ça ? —Dioné dit que vous partez pour la Saint-Domingue ! —Ah, ah ! Cette Dioné a l’imagination fertile. Il est de son âge de tirer des conclusions hâtives. Non ! Je n’ai pas pour dessein de quitter la Jamaïque. Il est vrai que j’ai dernièrement fait mention de cette île mais c’était seulement pour illustrer la pauvreté d’esprit de ce Bonaparte qui a cru bon rétablir l’esclavage dans cette ancienne colonie et grenier de France. Alors je vous devine soulagée…. » Le sourire amusé aux lèvres je me tournais vers lui. Oui, on ne pouvait se le cacher : il était d’excellente compagnie. Le soir Dioné joua ;e Rondo Alla Turca de Mozart et dans le salon tout transpirait la parfaite harmonie ; personne n’aurait souhaité troubler ce portrait de « famille » et absorbée par la musique ce fut à peine si je remarquais le Docteur occupé à m’observer. Avant la fin de la petite
327
représentation musicale, il me tendit un verre de citronnade et prit siège près de moi. « Demain j’envisage de prendre une voiture pour me rendre dans les terres. Seriez-vous des nôtres ? J’emmène avec moi quelques amis parmi les têtes pensantes de Kingston et j’apprécierai de vous avoir avec moi pour le cas où je me trouverai à ne plus avoir de sujets de conversation. —C’est une excellente idée ! Je n’avais justement rien de spécial à faire. Quand à lieu le départ ? —Aux alentours de onze heures ! Cela vous convient-il ? » Alors que je m’apprêtais pour cette sortie en voiture avec les illustres compagnons du Docteur, un cavalier arriva ventre à terre. « Le navire-amiral de votre époux vient d’accoster, Mrs Wharton ! » Mon cœur battit la chamade et des plus fébriles, je dispensais mes ordres aux domestiques ; à savoir le choix du menu pour le déjeuner, la préparation de la chambre et quantité de détails domestiques à traiter en toute urgence. Les enfants ne tinrent plus en place et ce furent des commentaires à tout-va : Allait-il les trouver changer ? Les reconnaitrait-il ? Qu’avait-il apporté pour ses cadettes qui vaillent la peine d’être découvert ? Pressée de questions, je leur demandais de faire preuve de retenue, Mr Wharton ne supportait pas le désordre et tel un chef des armées, je fis le tour de toutes mes petites têtes afin de rendre l’événement aussi parfait que je l’entendais. Je passais donc en revue leur coiffure, l’état de leurs dents, de leurs souliers, de leur mise, etc. Achille demandait à partir pour le port afin
328
d’accueillir son père, ce que je refusais catégoriquement ; l’ordre avant tout ! Mon cœur battait si fort qu’il menaçait d’imploser dans ma poitrine et prise de malaise je m’accrochai à la frêle épaule de Thétis qui d’un œil curieux m’observait dans ce moment de grande faiblesse. Ordre, retenue et discrétion. A onze heures arriva la voiture ouverte du Docteur ; August de lui ouvrir la porte affichant un large sourire. « Mr Wharton est de retour, Docteur Bergson ! » Il ne sembla pas surpris ; il s’en revenait de ville où la moindre information prenait son ampleur. Le HMS Majestic et ses 1123 canons donnait à voir avec pour escorte l’Argos, le Thunder et le Jupiter. J’imaginais alors Wharton appuyé contre le garde-fou, le bicorne enfoncé sur sa tête blonde, scrutant d’un œil ravi son île. « Notre père est de retour Julius ! Lança Thétis les mains derrière le dos et se dodelinant gracieusement devant lui. Resterez-vous au moins pour l’accueillir ? Il serait vexé que vous ne soyez pas là ! —Thétis s’il vous plait ! Le Docteur a des obligations ce que votre père comprendra ! Vous n’aurez qu’à passer à votre retour de campagne, lançais-je si sèchement que je vins à le regretter ; plus encore quand Dioné en retrait inspira profondément. Oui Julius, vous serez toujours le bienvenu, soyez-en convaincu ! » Il me dévisagea, perdu dans ses pensées, tenant fermement son haut de forme à la main. A peine remarquai-je son départ et m’en apercevant je me tournais vers August. « Evidemment qu’il est parti mère ! Vous n’avez rien fait pour le retenir ! Souligna
329
Dioné les éclairs plein les yeux. Vous l’avez si bien éconduit que je doute qu’il ne réapparaisse un jour ! » Et puis les minutes succédèrent aux minutes et les heures aux heures, sans aucune nouvelle de William excepté un message impersonnel rédigé de sa main nous informant de sa présence en ville. Je vous transmets mes hommages Madame, je descendrais vous voir quand j’en aurai la disponibilité. W. Wharton. Et c’était tout….Et pour enfoncer le clou La Fleur passa à quatre heure vingt de l’après-midi, ce qui causa à tous une fausse joie en apercevant la luxueuse voiture. Comme elle ne se déplaçait jamais seule nous eûmes la surprise de voir débarquer dans notre paisible retraite des hommes vêtus de la dernière mode, empestant le parfum et les effluves d’alcool. Cela augmenta mon trouble car rares furent les fois où elle se déplaçait pour nous visiter ; il fallut que ce soit en ce jour d’attente interminable causant un grand trouble pour mes nerfs. « On ne peut lui reprocher d’être à l’heure ma chérie ! N’est-ce pas plus tard que vous l’attendiez ? Une chance que les vents furent favorables. Oui je l’ai aperçu si c’est ce que tu veux savoir ! Il était avec cet élégant d’Arcy et le très charismatique Waddington. Bien évidemment ton Docteur suivait derrière tel un petit toutou ayant retrouvé son maître ! —Image est un peu forte, je trouve ! Tonnai-je impossible de me ménager davantage ; tous ces étrangers chez moi et ces hommes lorgnant du côté de Dioné à qui mieux-mieux. Et je n’apprécie guère que vous fumiez dans mon salon en présence des enfants ! Vous savez que je ne vous retiens pas pour le diner, vous
330
avez tellement mieux à faire dans votre bastion ! » Ma Dioné se redressa soulagée que je puisse ainsi la remettre à sa place. Ceci dit la Fleur ne décampa pas pour autant ; superbe dans ses beaux atours elle donnait à voir par son élégance et sa beauté qui refusait de se tanner ; on lui donnait du Miss et les jeunes hommes se retournaient sur son passage. Elle aimait être vue et entendue telle une diva en pleine représentation. « Faites-moi savoir quand il se présentera enfin ici que je puisse lui transmettre mes hommages ! Leur compagnie sera très demandée en ville et l’on parle déjà de somptueux soupers auprès du gouverneur et c’est tout naturel quand on porte un nom comme le sien ! Il n’aura que peu de temps à vous consacrer toutefois si j’en juge tous ces notables et politiciens qui gravitent autour de lui ! » Folle de rage je me levais imitée par Dioné ; jamais le gouverneur n’avait pris le soin de m’inviter ! Il devait me deviner forte occupée auprès de mes enfants. Mon amiral d’époux restait beaucoup plus intéressant quand il s’agissait de parler politique et augmentation des taxes portuaires. Manu Militari je fichais La Fleur dehors, elle et son escorte de flagorneurs ! Et nous soupâmes ; la nuit venait de tomber sans aucune autre nouvelle de sa part. Les enfants veillèrent jusqu’à dix heures avant que je pousse de force au lit. Dionée seule fit montre de résistance. Toutes deux avachies sur le sofa nous dressions l’oreille face aux bruits extérieurs de la rue. « Mettez-vous à l’évidence qu’il ne viendra pas ce soir ! Comme dit La Fleur
331
vous avez épousé un homme bien trop mondain pour se préoccuper de sa propre famille ! Me laisserez-vous veiller cette nuit avec vous ? Maman ? —Non, je….ce n’est pas raisonnable. Demain je projette de faire une longue ballade sur la côte….Nous partirons de bonne heure. Disons pour neuf heures et nous irons saluer Mrs Austen ! La pauvre malheureuse est si coupée du monde qu’elle appréciera notre visite et….allez vous mettre au lit Dioné ! —Vous avez amplement raison maman, déclara-t-elle en baisant mon front, un peu d’exercice ne nous fera pas de mal. Je préconise que nous emmenions August avec nous à défaut du Docteur en guise de chaperon. Nous rentrerons tard évidement car Mrs Austen nous aura retenu une bonne partie de la journée. J’aime assez cette idée et le fait qu’elle sorte de votre esprit torturé ne l’a rend que plus merveilleuse —Oh Dioné s’il vous plait ! » Mrs Austen vivait à plus de quatorze miles de Kingston. Notre vieille connaissance jadis esclave, devenue affranchie et propriétaire d’un lopin de terre fut émue de nous revoir et celle-ci de pleurer dans les bras de Césarée, son amie de toujours. Si Thétis, Achille et Nausicaa protestèrent quant à cette fortuite visite il est bon de souligner qu’ils trouvèrent à s’amuser plus que je ne l’eusse imaginée ; le mérite revint à Dioné capable de changer l’eau en vin. Nous avions pris assez de provisions pour nous restaurer sur place et après s’être rafraichis la gorge et les pieds nous repartîmes pour Kingston comme nous étions venus. A six heures du soir, les petits exténués par la ballade en
332
voiture ne tardèrent pas à réclamer leur diner. Toujours aucune trace de Wharton. Qu’il aille au Diable ! Et la voisine Mrs Burns de se précipiter à la barrière pour me héler au moment où j’allais arroser les plantes et fleurs. « Oh quel charmant monsieur que Mr Wharton, Madame ! Que vous devez en être fier ! Il est passé en fin de matinée et il nous a invités à partager son repas. Il était en compagnie du Docteur Bergson et deux autres gentlemen des plus honorables ! Nous n’avons pas oser venir en votre absence mais nous avons été si surpris quant à son bienséance que nous l’avons juré de repasser à sa prochaine visite ! Je pense savoir qu’il se trouve encore chez les Hamill, nos respectables voisins….Oh, je me suis naturellement permise de dire que vous étiez tous allés rendre visite à la charmante Mrs Austen. Sur le coup il a parut surpris mais il s’est bien vite consolé quand le Docteur a dit que vous n’en auriez pas pour long ! Comment allez-vous Mrs Wharton ? Vous avez une petite mine. » Je lui répondis par un sourire. Césarée qui n’avait rien perdu du discours de Mrs Burns vint me trouver. « Vous devriez aller le saluer ! Il est votre époux et vous froissez son orgueil en agissant de la sorte ! —Et lui n’’as-t-il pas froissé le mien en agissant comme le pire des goujats : Il a une femme et des enfants pour l’amour de Dieu ! S’il ne le fait pas pour moi qui le fasse au moins pour ses enfants ! Et puis je suis trop lasse pour avoir à m’apprêter pour un diner dans lequel je ne suis pas conviée ! Que les enfants y aillent ! Ils seront toujours mieux reçus que moi ! »
333
Tous partirent en courant, exceptée Dioné qui préféra me donner un coup de main dans je jardin. Deux heures s’écoulèrent. Mon ainée et moi reprisâmes dans le salon en silence ; nous n’entendîmes que les mouches voler et les bavardages incessants de perroquets. Ma fille chérie délaissa alors son ouvrage pour poser la main sur la mienne. Je la rassurai par une caresse à la joue quand des rires et des discussions nous atteignirent. Ils arrivaient. « Maman, quoiqu’il trouve à vous reprocher, je vous soutiendrais ! Balança cette dernière en me suivant jusqu’à la porte d’entrée. Je sais tout comme vous ce que nous sommes en mesure de tolérer d’un homme et j’avoue non sans mal que son comportement est inadmissible ! » Thétis entra presque en collision avec ma personne, quant à Achille, voilà qu’il se mettait à fanfaronner devant son père suivit par Nausicaa lui tenant fermement la main. Bergson fermait la marche. « Les enfants ! Laissez-moi saluer votre mère comme il se doit. Mrs Wharton…. (Il prit ma main pour la porter à ses lèvres) bien le bon soir ! Ma charmante colombe ! Je vous imagine bien être fatiguée par votre expédition ; Achille m’a narré vos exploits dont vos tentatives infructueuses pour nourrir les lèvres de cette Mrs Austen et j’abuse de votre fatigue en ayant invité le Docteur à se joindre à un dernier verre ! Je ne pouvais supporter de le laisser rentrer de si bonne heure, ce que vous comprendrez n’est-ce pas ? —Où est William ? Ne vous a-t-il pas accompagné ? —Il est sur le Majestic ! Répondit Achille fiévreusement. Père dit qu’il m’y
334
emmènera demain ! William à la charge du vaisseau-amiral et il me tarde d’aller le saluer ! C’est un grand honneur que père lui a fait ! —Je présume. Je n’ai plus qu’à vous laisser à votre boisson. Dioné, soyez aimable d’embrasser votre père ! —Dioné….Vous avez considérablement changé, c’est à peine si je vous aurai reconnu ! Approchez que je vous vois, ma petite ! —Je ne suis plus votre petite ! Si vous vous étiez donné la peine de venir plus souvent vous auriez pu suivre l’évolution de ma pensée ! Nous vous avons attendu toutes la journée d’hier mais en vain ! Qu’attendre d’un père qui ne respecte pas ses engagements ? Un coucou aveugle et sourd aurait mis plus d’ardeur à retrouver sa nichée que vous-même ! Je m’étonne que maman ne vous ait pas accueilli par une gifle bien méritée ! Vous ne la méritez pas ! » Prestement elle monta l’escalier sans même prendre le temps de saluer son père. « Nous aurons l’occasion d’en reparler Mrs Wharton, déclara-t-il affecté par le discours amer de son aînée. Son regard lointain me fixa avec intensité. —Au sujet de quoi ? Elle est exactement comme vous avez imaginé qu’elle soit ! Un mot à son sujet et je vous comprendrez à quel point vous avez eu tort de rentrer ! Veuillez m’excuser, maintenant j’ai une enfant à punir ! » Elle s’endormit dans mes bras ; lentement je quittais sa chambre pour croiser Wharton dans le couloir. Il me suivit jusque dans ma chambre, les lèvres pincées et ôta sa redingote bleue roy pour la poser sur le dossier de sa chaise. Il
335
empestait l’alcool. Je ne pouvais plus supporter cette odeur de mâle grisé et si fier de pouvoir ainsi boire pour se défaire de certains tracas de leur existence. Les sourcils froncés, il ne cessait de m’observer, l’œil bilieux et l’haleine chargé. « J’ai été retenu hier par l’administration portuaire et j’avais pensé vous trouver ici ce matin. Ce n’est pas ainsi que je songeai vous revoir. C’est l’anarchie dans cette maison en commençant par l’éducation de mes filles ! C’est inadmissible ce qui vient d est produire ce soir et je vous tiens en partie responsable de tout cela, car je doute qu’une enfant de quinze ans puisse raisonner ainsi ! M’entendez-vous Nina ? Elle n’a pas à me manquer de respect ! C’est ma fille et non pas une vagabonde sans principes qui parle sans réfléchir, déversant sa bile sur la personne qui la nourrit ! J’aurais une conversation avec elle demain. Cela est nécessaire pour la bonne marche de MA maison et vous m’appuierez naturellement ! Nina ? » Perdue dans mes pénsées je songeais à cette Pénélope attendant le retour de son Ulysse bien-aimé ; si son attente ne fut en rien comparable à la mienne je me sentais néanmoins troublée par cette absence de félicité et occupée à plier le linge, je restais de marbre, accusée par ce manque de sagacité : depuis de longues années j’élevais ses enfants du mieux possible et le fait qu’il soit là à remettre mes capacités de mère en jeu relevait de la provocation. Dans la salle d’eau j’ôtai lentement ma robe verte pour délasser mon corset et enfiler une chemise de nuit assez large pour y passer à deux et assez légère pour
336
ne pas craindre de transformer le lit en mare. « Je suis exténuée. Peut-être parleronsnous de tout cela demain ? Déclarais-je en pénétrant dans le lit, rafraichie et disposée à dormir. La journée fut longue aussi bien pour vous que pour moi. Bonne nuit ! —Vous ne me demandez pas des nouvelles de Charles ? Vous savez qu’il a intégré Oxford et Waddington veille à lui assurer un bel avenir dans la politique. N’était-ce pas là votre souhait ? Il s’est avéré que Charles ne présentait aucune aptitude à la vie en mer : les corvées, le respect des règles et la motivation des plus absentes ont fini par me convaincre de l’envoyer en Angleterre. —Je vous en remercie. Bonne nuit ! —Quant à William, il me donne du fil à retordre. Il est plein d’entrain certes, mais s’il n’était pas mon fils, il y a longtemps qu’il serait destitué de ses fonctions d’aspirant pour insubordination. Il est difficile, brillant mais difficile. Il conteste mon autorité tout comme Dioné le laisse penser. Il n’y a pas un jour où il faille le ramener à la raison. J’avais pensé qu’il trouverait à s’accomplir à bord de l’Argos mais ce fut là un cuisant échec. S’il n’est pas à terre c’est parce qu’il a une fois de plus dévié mon autorité. Je ne peux lui faire confiance tant il brille par son autoritarisme. Possible que je me sois trompé à son sujet. Quel capitaine de vaisseau fera-t-il s’il ne parvient à réfréner ses ardeurs ? Poursuivit-il en s’asseyant près de moi. Bergson pense que nous devrions lui donner une chance de se distinguer dans une autre discipline. Il a toujours été d’excellents conseils et je vous laisse seule juge de la situation. »
337
Avec Achille je me rendis sur le HMS Majestic à bord d’une yole mise à notre disposition. Gordon, Wimble et Fields passés lieutenants sur le Majestic firent le nécessaire pour nous rendre le transport plus aisé ; voir Kingston s’éloigner à chaque coup de rame me procura une étrange sensation qui grandit au fur et à mesure que nous approchions de l’Amiral. On cria des ordres sur l’imposant vaisseau et une armada de soldats se ruèrent sur le pont tandis que le bosco sifflait ses ordres. Sur la bordée une échelle nous fut dépliée et Achille d’un geste précis monta le premier pour se voir accueilli par l’équipage disposé en rang sur ce grand pont baigné par l’ombre des mats et grées. Monter à bord d’un tel vaisseau vous collait la chair de poule et l’ombrelle sur l’épaule je cherchais des yeux mon William. Quand un jeune aspirant blond aux mèches brunes se détacha du reste de l’état-major ; il avança vers nous, impeccable dans son costume bleu. J’en éprouvais une vive émotion et plus encore quand un sourire franc apparut sur son visage ferme, tanné par le soleil et aux grands yeux malicieux. Ce n’était plus un petit garçon mais bien un jeune homme qui me dépassait de deux têtes. « Soyez la bienvenue à bord du Majestic Mrs Wharton ! Lança ce dernier en posant deux doigts sur son bicorne. Je suis heureux de te revoir Achille ! Mes hommages mère et s’il vous plait de me suivre, je vous fais la visite de notre vaisseau-amiral ! » Peu de temps après il m’invita dans la grande cabine, loin du regard circonspect des membres du Majestic alors qu’Achille
338
resté sur le pont questionnait les lieutenants quand aux dimensions du vaisseau et toutes sortes de détails nautiques. « Alors que me vaut votre visite mère ? Mr Wharton a du vous dire combien il est difficile de faire de moi un bon aspirant ? Parlez sans détour, je me suis préparé à cette éventualité. Tous me jugent incapable de faire un bon officier ; on me reproche d’être trop impétueux et notre amiral ne comprend pas que je puisse bouder son autorité, argua ce dernier en allumant un cigarillo, mais je suis lasse de la discipline navale quand il ne s’agit que de rapport de force. Tous réveilleraient d’avoir les mêmes opportunités que Charles qui a toujours eu votre préférence, si je ne m’abuse ! —William, vous avez ici de quoi vous distinguer : Il vous faut par conséquent mettre votre orgueil de côté et faire ce que l’in attend de vous avec circonspection et vous en tirerez les fruits de tout ce que vous pensez être tyrannique et bien loin de l’idée que vous vous faites du service. —C’est facile de penser ainsi quand vous n’êtes pas sous la mitraille de l’ennemi ! J’ai jusqu’ ‘à maintenant fait tout ce que l’on me demandait de faire sans pour autant en tirer la moindre gloire ! J’envie l’existence de Charles et d’Achille, eux savent qu’un bon lit chaud les attendent en fin de journée, ils ont des amis plus que des subordonnés qui ne parviennent pas à épeler leur nom et qui ignorent tout de ce monde ! Charles sera admis à Westminster, peut-être même au Ministère des Affaires Etrangères, il épousera une riche héritière qu’il aura pris le temps de courtiser quand moi je suis
339
réduit à voir ces hommes baver devant des prostituées atteintes de vérole. Vous en conviendrez que ce n’est pas une vie ! —A quoi donc aspirez-vous William ? Vous gagnez honnêtement votre vie et une fois que vous l’aurez décidé, vous épouserez une belle héritière vous aussi ! Les prises sont nombreuses du côté de l’Europe tant que ce Bonaparte sévit en mer et je ne me fais pas le moindre souci pour vous ! Vous êtes beau garçon et brillant à en juger votre père. —Ah, ah ! Il me juge aussi têtu que vous mère et il salue les glorieux résultats de Charles à Oxford ! Oui il s’enorgueillit d’avoir un puiné capable de lire Aristote dans sa langue originale et on ne peut nier le fait que je puisse perdre la vie avant même d’avoir pu poser le pied à Londres et contempler de mes yeux le succès de Charles. —Je vous entends William mais votre père a de grands espoirs pour vous ! —Je les connais ses attentes ! Trancha-til vert de rage. Il veut faire de moi son auxiliaire et Sir Turlington dit que je pourrais me distinguer autrement. D’après lui j’ai une belle plume et de belles idées que je pourrais tenter d’exploiter dans un métier de lettres. Que devient ce cher Bergson ? Lui a plus de bon sens que vous deux réunis ! N’est-ce pas lui qui a interférer pour que Charles quitte son service pour Oxford ? Ecoutez mère, je ne peux vous retenir plus longtemps puisque cette discussion perd tout son sens puisque vous ne semblez pas disposée à m’écouter ! —maintenant c’est vous qui allez m’écouter William ! Vous êtes descendant d’esclaves ! Auriez-vous oublié vos
340
racines ? Alors que vous êtes là à gaspiller toutes vos nombreuses ressources, il existe autour de vous plus d’hommes talentueux et prometteurs qui n’auront jamais la chance d’obtenir un dixième de ce que vous possédez ! Votre père en m’épousant vous offre à chacun de fois la chance de repérer et gommer une partie de cette infortune ! Que vous le vouliez ou non, un douzième de votre sang est Africain ! Si j’avais été à votre place j’aurais pris tout ce qu’on m’aurait donné sans me poser la moindre question ! Alors je ne tolérerais pas que vous manquiez une fois de plus de respect à celui que vous appelez Père et qui vous aime plus que tout au monde ! » De retour à la maison je fus surprise d’y trouver toute une garnison d’officiers et sous-lieutenant dans mon salon. Et surgit Dioné qui vint déposer un baiser sur mes joues. « Père n’a rien trouvé de mieux que de faire venir ces hommes ici. A croire que notre compagnie seule ne lui suffit plus ! Faites cesser tout ce tapage mère ou bien ne réponds plus de rien. Il n’y a Achille que cela amuse. Nous pourrions sortir toutes deux mères et nous rendre chez Mrs Clayton ! —Aah ! Nina ! Vous voilà enfin ! Déclara mon époux en franchissant le seuil du corridor. Vous êtes très en beauté Madame et j’espère seulement que votre action aura été bénéfique auprès de votre ainé : Que me rapportez-vous du Majestic ? De bonnes nouvelles ? Entrez donc, nous vous attendions ! » Il me présenta à son état-major et je fus soulagée d’y trouver le Dr Julius au milieu de ces uniformes bleu-roy. Les discussions reprirent de bon train et force de constater
341
que Dioné collait à son père telle une bernique à son rocher, lorgnant du côté de D’Arcy qui lui indifférent aux charmes de mes filles discutait avec Bergson, son vieil ami de toujours. Ce dernier était encore plus bel homme que dans mes souvenirs, une grâce emprunte d’une certaine austérité. « Avant que vous n’arriviez Mrs Wharton, nous parlions de vos récents engagements pour la bonne marche économique de cette île ! Déclara Watterson, un verre de cognac à la main. Engagements et succès retentissant si j’en crois les dires du gouverneur en personne ! —A vrai dire tout le mérite revient au Docteur bergson, lui seul a su trouver les mots justes pour rallier les plus conservateurs de Kingston à tout changement que l’on sait profitable à cette société ! Dans cette hasardeuse démarche mon rôle ne s’est borné qu’à celui d’un auxiliaire ! » Je le surpris à rougir, ce pauvre Docteur Bergson rougissait de cette remarque. Etait-il à ce point sensible à cette élogieuse critique ? Et mon époux glissa son regard vers ce dernier qui ne le remarqua pas ; encore sous le poids de ma flatterie et ma Dioné glissa son bras sous le mien dans un de ses nombreux moments de tendresse. De tempérament réservée, elle n’en demeurait pas moins démonstrative quand elle se sentait être en confiance et appréciée à sa juste valeur. Comme je m’adressais à lui au sujet du déjeuner à venir, Bergson eut le regard fuyant cherchant à conclure notre discussion le plus prestement possible, déclarant par ailleurs ne pas pouvoir rester près de nous. La bonne humeur s’effaça du visage de
342
mon époux ayant trouvé à s’assoir près de ses officiers parmi les plus estimés. Je n’avais jamais compris de telle marque de faveur. La Royal Navy semblait vouloir maintenir une certaine forme de hiérarchie entre ses membres tout en condamnant certaines familiarités. Mr Wharton allait jusqu’à les inviter dans sa demeure de Kingston pour leur servir du thé en bavardant botanique et sciences naturelles en toute décontraction. Notre Docteur trouva seul la porte de sortie et le chapeau à la main fut surpris de me trouver derrière lui, tenant nerveusement le pan de mon fichu dans la main. « Vos nous quittez Docteur ? Je pensais sérieusement que vous resteriez mais si vous avez d’autres préoccupations à honorer en ce jour, je ne puisse être en mesure de vous retenir. Sachez toutefois que nous aurions apprécié de vous avoir à déjeuner. Tous ces officiers ne parlent que de Bonaparte et de Wellington. Il serait accablant pour nous autres novices de nous soumettre à cette torture ! —Mrs Wharton, je….Nina, il est plus sage que je m’en aille. Ma présence n’est pas aussi souhaitable qu’on le prétend et si vous l’ignorez il s’avère que j’entretiens des relations houleuses avec un certain lieutenant de votre époux et pour cette raison, il ne serait pas moral que je reste. Je ne ferai qu’alors exciter l’animosité contenu dans l’esprit de cet homme. Animosité qui se retournerait contre son Amiral si ce dernier venait à apprendre certaines vérités sur ma personne. —Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites ! Auriez-vous fait l’objet de menaces ? Si tel est le cas il ne vous
343
faut pas chercher à venger votre honneur et comme vous le dites le plus sage reste la retenue. » Il resta à me fixer, sondant mon esprit tout en triturant le rebord de son chapeau. A cela il n’ajouta rien et partit sans demander son reste. Après le déjeuner, les officiers partirent et dans le salon dans mon confortable sofa, Dioné la tête posée sur mes cuisses faisant la lecture à haute voix, un texte de la Princesse de Clèves qu’elle affectionnait tout particulièrement. Dans le jardin Wharton s’amusait avec ses benjamins accompagnant leurs pirouettes de vociférations, de cris de joie. Le cœur battant à rompre, je ne parvenais à me concentrer ni sur le texte lu par Dioné ni par mon ouvrage de broderie susceptible de faire le bonheur des nécessité de Kingston. « Voilà mère, c’est une nouvelle vie qui commence, déclara Dioné sans bouger, le livre ouvert devant ses yeux. Il est revenu celui que vous craignez tant de voir apparaître. Il nous faudra du temps pour nous habituer à cette nouvelle vie. Si on avait pu se préparer à cela, nous n’en serions pas là à évoquer le passé. (Elle referma le livre qu’elle posa sur sa poitrine). Il est venu voir mon potager et n’a pu se retenir de m’abreuver de conseils concernant mes boutures. Il n’a pas pu s’en empêcher. Ah, ah ! Bergson a raison sur ce point : Il n’y a pas un homme du monde a ne pas vouloir traiter des sujets de botanique quand ils pourraient s’en tenir à leur politique. C’est de bonne guerre mais je trouvais amusant de vous le dire. Quoi vous ne riez pas ? Je vous
344
savais plus cynique dans votre propre interprétation de ces officiers de la Navy. —Reprends donc ta lecture, Dioné ! J’ai assez avec ton frère William. Il veut être poète, artiste de son siècle et il y a une raison à cela. Il est arrogant et supporte difficilement l’autorité. Je ne peux pas prévoir ses réactions et il me sera tout à fait impossible de savoir ce qu’il adviendra de lui. Oh, naturellement son père risque de ne pas le supporter. L’ambiance à la maison risque d’être houleuse et il me faudra écrire à Londres pour tenter de sauver William de cette lubie. Charles je l’espère saura mieux le raisonner que nous autres. La vie à Londres n’est pas une sinécure et les études restent compliquées pour qui souhaite vivre du fruit de ses labeurs. Manifestement il feint de le savoir. —William a toujours été ainsi mère : présomptueux et déterminé à suivre vos pas. Vous ne pouvez le lui reprocher. A son âge vous étiez à bord de l’Argonautes voguant sur toutes les latitudes, oubliant votre condition de femme pour agir comme vous l’entendiez. Alors il n’est pas surprenant d’entendre William déraisonner au sujet de sa passion aussi peu lucrative soit elle ! Le laisserez-vous perdre la partie face à ce paternel, renoncer à ses rêves pour continuer à jouer le valet de son roi ? Il revient pour mieux vous torturer et vous laissez faire ? » La porte s’ouvrit avec fracas sur Thétis ayant retrouvé son beau sourire. « Mère ! Mr Wharton nous emmène en ville et il veut savoir si vous vous joindrez à nous ! —Non, faites-lui savoir que je suis très occupée ! »
345
Il est vrai que je l’étais ; la communauté m’entretenait sur le plan physique. On ne pouvait par conséquent me reprocher de ne pas être près des sujets du roi. Avec mes filles nous composions des napperons, des mantilles en crochet et des mitaines ; les filles s’appliquaient à leurs ouvrages et pas moins d’une dizaine de commandes hebdomadaires pour notre petit atelier de confection. Et Wharton entra, le bicorne à la main, talonné par Achille au regard brillant et aux joues légèrement rosées. « Thétis me fait savoir que vous ne viendrez pas ? J’ose penser que vous ne croulez pas sous ces difficiles ouvrages dont vous avez à ce jour la maîtrise. Sachez toutefois Madame, que j’apprécierais votre présence comme à chaque fois qu’il m’est donné de vous revoir. » La nuit tomba bien vite et ne les voyant pas revenir, je pris peur, jamais encore ils n’étaient rentrés en pleine nuit et déjà je m’imaginais des histoires épouvantables : on avait pris mes enfants, ils gisaient enchainés dans les cales d’un brick ; pis encore Wharton après avoir perdu leur trace ne pouvait retrouver mes filles violées et égorgées dans les ruelles de Kingston. Devant Dioné je m’efforçais de rester calme mais le moindre bruit extérieur me rendait fébrile. Ils revinrent à dix heures dans une ambiance des plus festives, ce fut des rires et des applaudissements. Sans plus attendre je bondis sur Nausicaa et Thétis pour m’assurer qu’elles ne souffraient d’aucun mal. « Où étiez-vous ? Bafouillai-je le cœur battant à rompre, je me suis faite du souci pour vous ! Je ne peux pas croire que vous
346
soyez sorti aussi longtemps quand je me tenais là à vous attendre ! Rentrez maintenant, nous allons faire servir votre souper ! —Mais nous avons déjà soupé mère, chez le gouverneur ! Déclara Nausicaa en se détachant prestement de mon étreinte ; C’était vraiment très beau et je sais que vous auriez aimé ça Dioné ! —Chez le gouverneur Questionnai-je sans cesser de fixer Wharton. Vous emmenez mes filles chez le gouverneur ? Comment pouvez-vous manquer à ce point de pragmatisme ! Ce ne sont que des enfants et vous les exposez à la vue de ces hommes aux mœurs débridées. Dioné ! Conduisez les petits dans la salle à manger, j’ai à parler à votre père ! » La porte refermée derrière Wharton affichant un regard interrogatif. « Expliquez-moi un peu ce qu’il s’est passé ! Vous êtes parti depuis plus de quatre heures et pas un message à mon intention ! J’étais là à m’imaginer les pires dénouements. Alors ? Je vous écoute ! —Ecoutez Nina vous prenez tout cela trop à cœur, il ne s’agit que d’une sortie qui effectivement s’est prolongée chez le gouverneur. Aurai-je pu vous envoyer un messager quand nous étions sans idée de la fins dette rencontre ? Et vous n’êtes pas à même de me faire la leçon devant les enfants quand vous manquez à certains de vos devoirs conjugaux qui vous place bien au-delà de vos considérations de mère ! —Retournez donc à votre auberge et restez-y ! Vous y causerez moins de dégâts ! » Bergson me manquait et dans le jardin, agenouillée devant mes fleurs j’envisageai d’aller le retrouver. Lui au moins savait
347
m’amuser ; il savait rire de soi et quand ma Dioné apparut, le large chapeau de paille sur la tête, j’eus l’intention de lui dire d’aller le quérir mais la raison fut plus forte que mes transports sentimentaux. « Laissez-moi vous aider mère, déclarat-elle en s’agenouillant près de moi. Je vois combien vous êtes affectée par le départ de père mais il reviendra. Il revient toujours pour mieux vous torturer. Il n’existe pas un homme plus habile que lui dans cette dissimulation, mère. —Soyez aimable de ne pas réfléchir à haute voix. Comme nous tous, il n’est pas parfait mais il reste votre père et à ce titre, vous lui devez respect et loyauté. A présent, je m’en vais le retrouver. Il est de mon devoir de femme, épouse et mère ! » A l’auberge, l’officier en place m’escorta jusqu’à la chambre occupée par son amiral. On m’introduisit dans une chambre assez spacieuse pour loger tout un étatmajor et force de constater que notre Dr Julius s’y trouvait être, les bras croisés sur la poitrine, les lèvres serrées et ce dernier me fixait les sourcils froncés. « Madame Wharton, que me vaut cet honneur ? Questionna mon époux lâchant la plume qu’il jeta dans l’encrier. J’avais bien pensé vous retrouver avant midi mais puisque vous me faites l’honneur de votre visite. Et que tenez-vous donc, serrer contre vous ? —Du linge propre, j’ai pensé à juste titre que vous en auriez besoin, répondis-je en ouvrant le paquet pour disposer une chemise sur le lit. Mais rassurez-vous, je ne compte pas m’éterniser, le Docteur Bergson et vous-même devez avoir quantité de choses à vous raconter.
348
—J’allais précisément m’en aller Mrs Wharton, je venais saluer notre amiral comme le fait un vieil ami. A présent, je me retire, j’ai quantité de travaux à effectuer avant le crépuscule. Mes hommages, Madame ! Votre Grâce ! » Il quitta la chambre et contrariée, j’attendis la fermeture de la porte pour me concentrer sur mon époux affichant un sourire radieux. Wharton se leva et ôta mon châle de cachemire de mes épaules. Il le fit avec tellement de délicatesse que le désir survint ; il était là quelque part tapi au fond de moi et au contact de ses doigts sur ma peau, j’en frémis. « Vous avez un amant à Kingston ? —Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ? Vous aurait-on rapporté une histoire de ce genre-là ? Mrs Wharton s’exhibant fièrement dans son bel attelage en compagnie d’un riche planteur de la Jamaïque. Ah, ah, ah ! Entendez-moi bien William, je suis résolument déterminée à être un modèle de vertu, bien que cela ne soient pas les occasions qui m’aient manquées ! Ce port regorge d’officiers de la flotte britannique et il s’avère que je n’ai rien perdu de mes charmes d’antan. —C’est bien ce que j’ai cru comprendre. On m’a fait savoir qu’une fois veuve vous n’auriez aucun mal à vous remarier, souritil en déplaçant sa chaise devant la mienne. Vous êtes très jolie en plus d’être très brillante. Il me tardait de vous revoir. —Mais… qui ose dire pareille chose ? J’espère qu’il ne s’agit pas là de vos amis ; j’aurais à votre place tout à craindre de pareilles suppositions ! —Il n’est pas nécessaire de le savoir. Comment vont les filles ? J’ai dégoté pour Dioné, un recueil de poésie, argua-t-il en
349
allant le récupérer sur sa table. Il serait aimable à vous de le lui remettre. » Et je levai les yeux au ciel, triturant la passementerie de mon aumônière. Wharton le posa sur mes jambes et profita pour davantage se rapprocher de mon fauteuil. « Euh….j’ai été ravi que vous ayez été raisonner votre fils. Il a besoin que sa mère lui rappelle ses origines, mieux que je n’aie su le faire. Un jour je l’espère il commandera son propre vaisseau. —Mais ce n’est pas ce qu’il veut William ! —Je me fiche de ce qu’il veut, trancha-til sèchement avant de se raviser, arborant son radieux sourire de circonstance, je me fiche de ce à quoi il aspire tant qu’il est sous mes ordres ! Il sera un grand officier et il n’en sera pas autrement. Quant aux filles, il est temps pour elle d’évoluer dans la société londonienne. —A quel dessein, Sir Wharton ? Elles sont encore bien jeunes pour entreprendre un tel voyage et elles seront inadaptées à cette existence. —Balivernes ! Où allez-vous chercher tout cela ? Elles seront admises dans leurs meilleurs établissements, fréquenteront de jeunes et fortunés Lords et seront reçues dans les meilleures familles de la capitale ! A cette épreuve elles réussiront. De plus avec votre permission, je compte fiancer Dioné à l’un de mes subalternes dont j’admire l’éloquence ainsi que le courage. Il s’agirait du jeune Lord Blakeney et…. —Non ! Je la connais suffisamment pour savoir qu’elle n’est pas prête. Elle se fait une fausse idée du mariage et de part votre comportement, elle considère les hommes comme des tourmenteurs. L’unir à ce
350
Blakeney aussi talentueux soit-il serait une erreur de stratégie. —C’est votre fille. Vous l’avez éduquée à votre image et fait germer dans son esprit des idées contraires à son époque. Vous vous tromperiez en affirmant qu’elle refusera le mariage et si vous n’êtes pas convaincue de ce que vous avancez, il serait peut-être préférable de remettre son éducation à un tiers. —Qu’insinuez-vous ? —Vous avez allaité tous vos enfants et entretenue avec eux un rapport digne d’une louve pour ses louveteaux. Vous avez été excessive envers eux, refusant que je m’immisce dans leur éducation et maintenant qu’il leur est temps de quitter le nid, vous sortez vos griffes. —Et vous trouvez cela affligeant, William ? Qu’aurai-je bien pu faire d’autre, dites-moi ? J’ai rempli ma part du contrat qui stipulait vous donner des enfants et entretenir votre foyer, à présent, j’aspire à autre chose. —Et quelle est donc cette autre chose ? Encore une de vos lubies concernant la médecine ? Vous aurez tout ce que vous voudrez Nina, si vous acceptez de me faire confiance sur ce point-là : l’avenir de nos enfants. Vous avez été la première à vous réjouir de cette existence à Kingston. D’aucune ne vous aurait plainte et… —Veuillez m’excuser, je vais rentrer ! » Déclarai-je debout devant lui. Son regard se durcit et comme je remettais mon châle sur mes épaules, il vint se placer devant moi, sans sourciller. Jamais je ne le vis plus autoritaire qu’à cet instant ; il perdait l’autorité sur son fils et ses filles et cela il ne pouvait l’admettre étant un homme de principes et officier du Roi.
351
«J’ai besoin que vous m’appuyer Nina. Nous ne sommes pas en guerre vous et moi. Noua aurions malheureusement rien à gagner si vous décidez de me tourner le dos. Nos enfants ont besoin de structure et d’une autorité essentielle à leur épanouissement personnel. Sans cela il serait question d’anarchie et en rentrant à la maison j’ai eu la nette impression que vous faisiez barrage à ma responsabilité de père. —William je…. Peut-être suis-je trop sentimentale et peut-être ne suis-pas la femme que vous imaginiez vouloir mais vous arrivez avec vos directives sans rien savoir de vos enfants. Vous pensez qu’il s’agit de vous revendiquer comme père de famille pour disposer d’eux comme il vous semble mais je ne l’entends pas de cette oreille. Dioné est férue de littérature et une jeune femme fragile qui est terrifiée à l’idée que son monde puisse prendre fin à votre arrivée. Elle ne vous le dira jamais mais combien de nuit ai-je du la consoler quand elle vous croyait mort car sans nouvelles de vous pendant de longues semaines. Alors comprenez mon émoi quand je vous entends dire qu’elle est bonne à marier et avec tout le respect que je vous dois, c’est en tout point lui manquer d’égard. —Je lui manque d’égard ? Répéta-t-il en gloussant nerveusement, comme je manque d’égard avec mes fils probablement ? Votre vie paisible, votre petit paradis est l’aboutissement de mon sacrifice ! De tous mes sacrifices ! Pensezvous que je l’ai ignoré quand les canons sifflaient près de ma tête et quand mes marins, les intestins à l’air suppliaient qu’on les achève ? J’ai enduré les pires
352
privations qu’un homme puisse connaître, les pires souffrances pour que mes enfants et ma femme n’aient jamais à mendier leur repas et vous me voyez comme un imposteur, Nina. Est-ce donc là tout ce que je mérite ? —Oh, William c’est la vie que vous rêviez d’avoir ! Personne ne vous a forcé à le faire, mais vous vouliez vous prouver que vous en étiez capable quitte à vous embarquer pour l’autre bout du monde sans même me demander ce que je pensais de tout ça ! —Sacrebleu ! Mais vous êtes ma femme ! Depuis quand ma carrière doitelle être discutée avec vous ? Il n’y aurait que des reproches, des sempiternelles reproches quand à mon rôle à tenir dans cette société et vous savez qu’il m’est impossible de renoncer à ce choix de carrière au profit d’une que VOUS auriez estimé plus profitable ! —Sous-entendez-vous que je sois égoïste ? Vous m’avez encouragée à monter à bord de votre vaisseau et à partager votre existence ! J’y ai pris un certain plaisir et vous m’avez exhorté de rester ici parce qu’il n’aurait pas été profitable pour vous de vous escorter dans tous les ports où vous mouilliez. J’aurais été un frein à vos conquêtes et…. —Ai-je enfreint de vous mentionner certains détails de mes nombreuses escales que vous soyez à me voir comme un goujat ? Certes les occasions n’ont pas manquées d’un endroit à un autre, j’ai eu à faire à de superbes créatures à la peau halée et à la chevelure aussi noire que la vôtre ; des femmes capables de vous faire oublier votre mission mais jamais, je dis bien jamais je ne vous ais été déloyal !
353
Nous savons vous et moi que les hommes longtemps privés de leur foyer résistent peu aux appels des sirènes, mais vous oubliez que je suis un homme de principes. Comment pourrais-je penser que je pourrais prendre le plaisir ailleurs que dans mon foyer, hein ? —Parce que je vous ai refusé ! Je ne voulais plus avoir d’enfants William et cela aurait été un motif plausible pour aller vous consoler dans les bras d’une autre ! » Il ne répondit rien, se contentant d’hocher mécaniquement la tête d’avant en arrière, perdu dans ses pensées. Il revint à lui pour se gratter la tête. Il s’assit sur le rebord de la table, les bras croisés sur sa poitrine et se pinça l’arête de son nez. « J’ai beaucoup d’estime pour vousmême quand vous vous mettez à délirer de la sorte ; j’ai pensé de votre côté que vous auriez trouvé à vous consoler dans les bras du Dr Bergson. Lui n’a jamais caché son affection pour vous, allant jusqu’à vous trouver diablement attirante. Ne vous a-t-il pas consolé toutes les fois où vous pensiez ne pas parvenir à me haïr suffisamment ? Et aujourd’hui vous voilà être prisonnière de son amour. —Cela vous rassurerait de la savoir. Au moins vous vous dites qu’il est préférable que se soit un homme comme Bergson qui jamais, par loyauté, m’arracherait à votre foyer ! —Contrairement à vous, je n’ai jamais ignoré les sentiments qu’il avait à votre égard. Pourquoi à votre avis est-il resté ici alors qu’un glorieux avenir s’offrait à lui sur les mers du globe ? C’est par amour pour vous qu’il a renoncé à sa prometteuse carrière.
354
—Et vous me mettez un peu tard en garde contre Bergson. J’ai appris à l’apprécier. —Et à l’aimer. —Il est mon ami au même titre que le votre. —Alors vous serez attristée d’apprendre qu’il retourne vivre à Londres. Il part dans deux jours, à bord du HMS Le Triton. Il va vendre sa maison et il ne reviendra pas. Son désir le plus cher étant de fonder une famille et cette expérience dans les colonies britanniques lui auront été profitables. Avec le talent et le charisme qui sont les siens, il trouvera bien vite à s’installer auprès d’une douce Anglaise passionnée par ses récits d’aventures. Maintenant Nina, certaines occupations requièrent mon attention ! » Cette annonce me figea sur place. Comment pouvait-il s’en aller ? Il choisissait de partir en pleine bataille, là où j’avais le plus besoin de lui. Possible que Wharton fut derrière tout cela et après que ce dernier eut baisé ma main je pris congé de lui sans desserrer les lèvres.
355
CHAPITRE Plus tard je vins à le croiser en ville en compagnie de Mrs Hillmore et la veuve Campbell. Pressant le pas je rentrais à la maison pour me remettre au travail ; il me fallait astiquer l’argenterie et ensuite repriser les vêtements de mes petites têtes blondes. La gorge nouée, je fis ce qu’il fallait pour m’occuper l’esprit, le temps de voir partir les précepteurs de mes enfants. Par la fenêtre je guettais l’arrivée de Bergson mais il ne vint pas ; pas plus que mon époux. J’ôtai mon tablier pour me rendre au salon et m’adonner à des ouvrages de couture, vite imitée par Dioné surgit de nulle part. « Quand aurons-nous la chance de voir Charles, mère. On dit qu’il enfin eu une permission pour aller dépenser sa solde et je m’étonne qu’il ne soit pas là à nous parler des exploits de son père. Il est un héro pour lui, le seul qui ne connaitra jamais la fin tragique des demi-dieux de l’Olympe. Vous me semblez bien soucieuse mère. Laissez-moi deviner…estce que votre humeur aurait un quelconque rapport avec votre sortie de ce matin ? —C’est un fait oui. On ne peut rien te cacher ! Cela ne s’est pas tout à fait passé comme je le voulais et je crains que ton père ait raison sur certains points et si nous avions été sur le continent à la merci d’une famille de propriétaire foncier communément appelé Franklin nous n’aurions pu trouver à nous consoler de notre infortune. Les Anglais sont les maitres de l’intrigue et aiment à se garantir de leur supériorité. —De quoi est-il question ? Père comptet-il nous éloigner de ces possessions
356
britanniques ? Venant de lui cela ne m’étonnerait pas. Il met Bergson dans la confidence et tout le monde ici parle du départ du Triton, ce navire qui conduira les dignes en dehors de ces iles et il y a des fortes chances que père ne résiste pas à l’idée de nous y voir nous installer. —Dioné tu es… une jeune femme réfléchie et… sache que personne ici ne te forcera à faire ce que tu ne souhaite pas faire et… » D’un bond, elle se leva, prise d’un furieux élan. Elle gagna le rebord de la fenêtre avant de pousser un gloussement cynique, ses cheveux dorés flottant sur ses rondes épaules. « Il suffit d’en parler pour le voir surgir ! C’est Bergson, dois-je me précipiter à son coup ou aller me réfugier dans la salle d’étude ? —Ne sois pas stupide ! Reprends ton ouvrage et sois mesurée dans tes propos, notamment en ce qui concerne ton père. As-tu entendu ? Je ne tolérerais plus la moindre critique de ta part, est-ce clair ? » Il arriva et notre valet l’introduisit près de nous. Il paraissait gêné, jamais je ne l’aurais imaginé aussi mal à l’aise dans une demeure familière pleine de rires d’enfants, de discussions endiablés et de bruits de fond ; il nous regarda broder sans que je trouvais de quoi lui dire. Il faisait chaud et on suffoquait sous cette atmosphère pesante. D’autres à Kingston se laissaient aller à la sieste mais dans cette maison entourée de végétation odorante nous aspirions à enrichir nos connaissances, parfaites nos idéaux et cultiver nos intérêts pour les sciences naturelles, la botanique, la biologie, etc.
357
« Ainsi vous êtes venu nous dire adieu, docteur. Mr Wharton a cru bon me mettre au courant de votre imminent départ, déclarais-je en gloussant prise dans une folle envie de tout ficher en l’air, broderie comme tout le reste. C’est très bien que vous vous décidiez à partir, vous ne pouvez continuellement vivre de la charité des autres quand vous aspirez à bien mieux. —Oui, j’ai…j’ai une proposition d’emploi que je ne peux décliner et les relations de votre époux m’apporteront leur élan pour ce nouveau revirement de situation et, euh….je vous prie de m’excuser pour ainsi vous fausser compagnie. —Non, vous faites ce que moi-même j’aurais fait si j’avais été sans attaches, sans épouse et sans enfants. Après tout vous êtes le seul maitre de votre destinée. Souhaitez-vous boire quelque chose ? » Il ne répondit rien, perdu dans ses pensées. Dioné se leva et je l’imitai et une fois dans le couloir, je m’écroulais sur le banc pour laisser passer mon désarroi. Les larmes me montèrent aux yeux. Ma journée avait bien mal commencée et voilà que l’homme en qui j’avais le plus confiance s’en allait. Je m’éventais le visage à l’aide de ma main avant de regagner le salon. Il n’avait pas bougé d’un poil et les bruis d’une cavalcade se fit entendre à l’autre bout de la maison. Dans peu de temps les enfants auront fini leur leçon et partiraient se dégourdir dans le jardin. « William et moi avons eu un différend et je sais maintenant que j’ai eu tort de m’être montrée si arrogante. Cela ne me ressemble pas et je ne suis pas un
358
ensemble de droiture pour mes enfants. Seulement je ne peux me faire à cette existence. J’aimerai moi aussi vivre de ma passion. —Si vous l’avez ainsi exprimé à William alors il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il vous voit comme une intrigante. Il a eu des moments difficiles en mer et en ce moment il doute beaucoup de ses compétences à être un bon amiral, en plus d’être un bon père et un bon époux. Donnez-lui l’illusion qu’il est un homme accompli, c’est encore près de vous qu’il est le mieux. —Oui probablement. C’est encore vous qui avez ce savoir Bergson. Vous semblez cerner l’esprit de William mieux que je ne saurais faire. Je suis pleine de doute et d’incertitude et vous, rien ne semble vous ébranler. —Je suis passé voir votre ainé et I m’a fait part de la discussion que vous avez eue et votre époux ne s’attend pas à ce qu’il abandonne. Il fonde tous ses espoirs en lui et il s’attend à ce que vous le souteniez Nina, dans toutes ses décisions. —Alors il vous aurait chargé de venir me faire la leçon n’est-ce pas ? Mon fils ne se plait pas dans ce qui entreprend. Wharton a toujours vu en lui ce potentiel, cette assurance qui n’était en somme que le reflet de sa propre vanité. Mon fils aspire à autre chose qui ne se trouve pas être à la poupe d’un navire ou derrière une batterie faisant feu sur l’ennemi. Il sait ce que la guerre inflige aux hommes et il ne veut pas être cet autre soldat que son père aurait envoyé à la mort. William ne parle que de devoir et il me mesure par ce qui est vraiment important. Mes enfants sont tout ce que j’ai en ce monde, je ne pourrais supporter qu’on me les prenne.
359
—Votre fils est destiné à être un homme avec tous les sacrifices que cela comprend et plus tard vos filles seront vouées à se trouver un époux bienveillant pour construire un foyer. Leur foyer. Vos enfants aspirent à être des adultes responsables, ce n’est en rien déshonorant, croyez-moi et c’est pour cette raison que les femmes mettent leurs enfants au monde. —Oui, je suis peut-être un peu trop sentimentale. —Vous aimez vos enfants Nina et vous êtes une très bonne mère pour eux. Dioné ne jure que par vous et Thétis comme Nausicaa sont des filles pleines d’esprit et cela c’est grâce à vous ! Vous avez su leur donner de votre temps et beaucoup d’amour. Quant à vos fils je ne peux vous mentir, ils sont admiratifs de leur père, ce capitaine de frégate qui a su se distinguer et maintenant Amiral de la flotte royale. Pour des fils c’est la parfaite illustration du devoir. Nina vous êtes vraiment une mère formidable, brillante et passionnée, sensible et dévoué. Je ne tarirais jamais d’éloges à votre sujet. —Vous savez que vous me manquerez. —Mais vous aussi Nina. » Un timide sourire apparut sur ses lèvres et comme je me levai il m’imita en me tendant une poignée de main. Cela me fut étrange ; il avait mis mes enfants au monde et connaissait tout de mes secrets. Alors cette poignée de main eut quelque chose e surréaliste. La gorge nouée je le raccompagnai à la porte. Il m’aurait certainement embrassé sur le front si les enfants n’avaient fait irruption dans le corridor et le précepteur de les pousser vers le jardin. Il partit comme un vulgaire
360
démarcheur, si solennel dans son costume noir et sur le perron de la maison je le fis s’en aller sans rien ressentir d’autre que de la tristesse et de l’incompréhension. Ce n’est que tard dans la soirée que mon époux revint. Il resta avec les enfants pour leur parler de ses exploits navals et las de l’entendre sur ce sujet je partis jardiner quand il me rejoignit aux pieds de mes azalées. A tort j’avais pensé qu’il ne me rejoindrait pas ayant la conscience suffisamment tranquille pour ne pas avoir à se justifier quant à son comportement de ce matin. Mais c’était me tromper ; il état là derrière moi, les bras croisés dans le cos, humant l’air tel un animal les narines au vent. « C’est le paradis ici et je comprends que vous fassiez tout pour le conserver. Demain j’ai donné l’ordre de faire descendre William afin qu’il puisse venir saluer le reste de la fratrie et j’ai alors pensé qu’il vous plairait de le garder à déjeuner. —Oui c’est une bonne idée que vous avez eu William. » L’envie de lui sauter au cou n’était pas loin mais je me contins sachant que ma joie serait de toute façon, de coute durée. « Et puis nous nous accorderons quelques heures vous et moi pour visiter notre île bien aimée. Cela vous convientil ? Nina, je tiens à me faire pardonner pour ce matin. Vous savez qu’il n’y a rien que je puisse vous refuser et de vous savoir à ce point tourmenté m’affecte profondément. Peut-être ai-je manqué de discernement et mes décisions sont hâtives et décidées par mon seul chef et je sais combien il vous ai difficile de ne pas avoir
361
votre mot à dire dans cette famille dont vous seule tenez les ficelles et la bourse. » Mon William fut parmi nous et sur la plage, nus pieds dans le sable chaud et fin nous avancions des plus guillerets, les benjamins devant et William et Dioné marchant loin derrière nous, bras dessus bras dessous. Nausicaa refusait de me lâcher le bras et souriait béatement en direction de son père quand ce dernier se lançait dans l’étude d’une plante. Achille et Thétis collaient à leurs ainés et de les voir ainsi s’amuser ensemble me rappelait les moments de bonheur passés en compagnie de Bergson. Ses ballades ressemblaient fort à des expéditions démarrées au lever du soleil pour ne s’arrêter qu’à la nuit tomber ; Achille et Nausicaa les affectionnaient tout particulièrement. Il fallait beaucoup d’endurance pour le suivre et un certain intérêt pour les sujets scientifiques ; mes enfants aimaient le Dr Julius et ne se feront pas à son départ et quand Wharton me tendit la main pour m’aider à traverser une passe, je fus troublée de ne pas me retrouver face au Docteur. A maintes reprises, Wharton tenta des approches physiques qui me laissèrent de marbre. J’aspirai à autre chose qu’à sa cour effrénée quand j’occupai à plein temps le rôle de mère. Et de retour à la maison je m’entretins avec William en compagnie de son père. « Votre mère tient à ce que vous restiez sur terre quelques heures avant de reprendre vos fonctions comme vous le savez et par la même occasion nous avons à discuter de votre avenir. » Mon cœur s’emballa et assise dans mon fauteuil j’eus envie d’y croire.
362
« Il s’avère que vous ne vous plaisez guère dans l’exercice de votre fonction, c’est pourquoi nous nous interrogeons sur vos réelles motivations. On ne peut forcer un homme d’être ce qu’il refuse d’être quand tout le prédispose à un autre dessein. Je ne pourrais supporter de vous voir forcé et contraint de porter cet uniforme quand vous n’en êtes plus le riche représentant. A quoi donc aspirezvous monsieur ? » William m’interrogea du regard, surpris par la nature de cette discussion ; « Et bien… je dirais que je pourrais rejoindre Londres à vos frais naturellement et étudier à Oxford tout comme Charles. —Votre cadet n’est pas un tire-au-flanc. Il étudie durement pour un jour prétendre au poste qui lui échoit. Pensez-vous en être capable quand vous avez gouté aux commandements sur notre vaisseau amiral ? —Ce n’est pas à moi qu’il faille demander si je m’adapterai à la vie dans un collège quand vous seul me voyiez diriger un vaisseau, monsieur ? —Je vous demande pardon William ? » D’un bond je me levai pour prendre sa défense. « Londres est une alternative des plus appréciables vous n’échouerez pas à vos projets aussi équivoques soient-ils ! Maintenant que tout est dit, pourquoi ne pas parler d’autre chose comme notre départ pour Londres ? Vous pouvez disposez William et soyez aimable de refermer la porte derrière vous ! (la porte fermée je restais plantée au milieu de la pièce) William a raison : accepterez-vous de le voir quitter le service ? Vous aviez tellement d’espoir à son sujet.
363
—Et voilà que vous doutez Nina, maintenant que j’ai ouvert la grille du fauve ? William est un jeune homme difficile, épris de liberté et de la discipline ne l’aurait en rien brisé dans son orgueil. Au contraire. L’autorité forge les esprits mais vous, sa mère trouvait affligeant que je vous prive de cet enfant capricieux pour mieux l’affaiblir et lui donner peu d’espoir de se distinguer dans cette société qui rejette les marginaux ! —Vous n’avez pas l’air de me soutenir dans ce projet si je ne m’abuse pas. S’il vous est trop compliqué de raisonner en ma compagnie alors cessez de m’offenser avec vos sous-entendus ! Si vous croyez en lui, votre fils réussira et la seule chose dont il est besoin est de se sentir soutenu. —Oh et bien pour cela, il a sa mère ! Tonna ce dernier. Pour cela je ne me fais aucun souci. Vous continuerez à le bercer et à la choyer quand il n’est plus en âge de porter des langes ? Et quand sera-t-il des autres ? Les priverez-vous de la maturité dont ils aspirent ? —Alors restons-en là, je suis lasse de vous entendre sur ce sujet puisque vous vous obstinez à être amer et peu conciliant ! —Et c’est moi qui suis peu conciliant ? Où allez-vous Nina ? Nous n’avons pas fini cette discussion ? » A vive allure je montai l’escalier le panier de linge propre à la main et une fois dans ma chambre je cherchais à m’occuper l’esprit, folle de rage contre Wharton et ses idées si étroites en matière d’éducation ; la porte s’ouvrit sur ce dernier dont le regard glacial n’inaugurait rien de bon. Sans me préoccuper de lui je poursuivis mon rangement.
364
« Vous êtes ma femme Nina et je ne tolérerai pas que vous me tourniez ainsi le dos à chaque fois que nos idées divergent ! William que vous le vouliez ou non resterez avec moi et il gravira les échelons quelque sot le temps que cela prendra mais je refuse de le voir comme un indécis perdu en chemin. Le comprenez-vous ? Quant à vous Nina, je vous demande plus de modération vis-à-vis de vos enfants à moins que vous ayez trouvé un moyen pour subvenir à leurs besoins ? En tant que père je ne pourrais tolérer que mon ainé s’égare pour des enfantillages et je vous demande de prendre en considération la politique de cette maison. —Et maintenant vous vous en souciez ! Il n’est pas nécessaire de me parler de cela maintenant, excepté si cela peut soulager votre conscience. J’ai contrairement à vous, une maison à faire tourner et des enfants à élever. —Nina….vous et moi pourrions partir quelques jours pour profiter de la douceur de ce climat. Nous pourrions ainsi caboter sur une yole comme au bon vieux temps et nous arrêter ici et là pour déguster quelques fruits exotiques dont vous raffoler tant et si le cœur vous en dit, nous pourrions faire halte dans un port en eau profonde pour…. —Oh, par tous les saints ! Cessez donc de vouloir vous montrer aimable ! je ne suis pas l’un de vos officier dont la cajolerie et la flatterie finissent par berner ! je suis lasse de vous entendre pérore sur ce sujet, arguai-je en jetant le linge sur la table. Vous vous y prenez aussi mal qu’un jouvenceau face à sa première conquête et si vous cherchez tant à vous divertir, retourner donc à votre hôtel pour lever
365
quelques filles bien avenantes auprès de qui vous vous perdez dans vos contemplations ! » Il ne répondit rien, les lèvres scellées ; en avais-e trop dit ? le cœur battant furieusement dans ma poitrine, je récupérais le linge des plus fébriles sentant les larmes gagner mes yeux. On toqua à la porte et Thétis se trouva être dans l’encorbellement de la porte, ma si jolie Thétis aux cheveux cuivrés et à la moue boudeuse. Elle passa de l’un à l’autre avant de prendre une profonde inspiration. « Veuillez m’excuser mais William demande la permission à Monsieur de nous conduire au port. Lui direz-vous oui, Monsieur ? » Wharton ne répondit rien mais il s’en alla, sans un mot pour moi. Une large ruissela sur ma joue, suivit d’une autre plus grosse encore. Si Julius s’en allait je ne lui survivrais pas. Profitant de l’accalmie offerte par le départ de cette petite troupe j’allais le trouver chez lui ; il s’apprêtait à sortir quand j’apparus devant lui, des plus agitées. « Pouvons-nous discuter, docteur ? » Il fit courir son regard le long de mon visage et prit une mine affectée avant de m’indiquer le chemin pédestre conduisant vers la ville. Autour de nous progressaient quelques rares piétons abrités sous des ombrelles de végétaux et marchant nupieds pour les moins fortunés ; les belles Créoles nous saluaient d’un regard emprunt de respect et Julius leur rendit leur sourire. Les plus jeunes dissimulèrent avec peine leur bonne humeur derrière leur éventail bien vte reprises par leurs ainées. « Et bien Mrs Wharton, en quoi puissé-je vous être utile ? Pour l’heure je dois
366
rencontrer mon successeur, un charmant praticien du continent venu s’essayer dans nos colonies. Comment vous sentez-vous Nina ? Ai-je tort de penser que ce départ à venir vous affecte ? —Non, vous n’avez pas tort, je suis convaincue de la perte que votre départ suscitera à Kingston. Tout le monde ici vous apprécie et vous avez fait énormément pour ces gens. Comment pouvez-vous accepter de partir quand nous avons tant besoin de vous ici ? C’est égoïste de votre part ! —Egoïste ? J’entends vos doléances, Mrs Wharton mais il serait égoïste de vouloir rester ici contre vent et marée quand on m’offre bien plus en Angleterre. Un homme censé serait attirer par l’appât du gain et je suis cet homme aussi corrompu soit-il ! Le Docteur Mercier fera de l’excellent travail ici, c’est un Américain mais il connait suffisant les mœurs des Créoles pour les faire siennes et se fondre dans la masse sans heurter l’opinion publique par ses opinions politiques. Ce que l’on tend à me reprocher par moment, l’ignorez-vous donc, Mrs Wharton ? Ma plume agace quand elle n’horripile pas le lecteur. Oui je serais bien plus utile près de Lord Waddington ou d’Arcy ! Pour moi il s’agit d’une consécration. —Tout ceci n’est qu’un abject prétexte pour partir ! —Pensez ce que vous voulez mais mon choix est fait. Demain le navire appareillera et moi à son bord. Pourquoi ne pas m’en féliciter ? Libre à vous de venir me saluer à Londres quand l’occasion se présentera.
367
—Cessez un temps soit peu d’être cynique à mon égard ! Vous me laisseriez donc ici sans soutien moral quand nous avons passé tant d’années à bâtir ce projet ensemble ? Vous avez toujours pensé de moi que j’étais une bonne assistante et…. —Mrs Wharton ! Vous me contrariez en brandissant vos armes contre mon irrévocable décision, trancha de dernier en stoppant net sur la chaussée, je ne puis m’égarer à dissocier le faux du vrai mais vouloir me garder pour vous seule n’est-il pas de l’égoïsme sous toutes ces formes ? —Non ! C’est seulement de l’amour ! » Mon aveu ne lui plut pas ; son regard se durcit. Impossible pour moi de faire marche arrière et sans le lâcher des yeux, je serrai mes poings contre ma robe. Une enfant aurait réagi de la sorte, mais que dire d’une femme, qui plus est, celle d’un amiral de la flotte britannique, Bergson prit une profonde inspiration et son regard gris délavé alla se perdre ailleurs ; il condamnait ma franchise et soucieuse de préserver son amour, je poursuivis. « C’est ainsi et vous comme un autre ne pouvait défaire les liens qui m’unissent à vous ! Alors soyez aimable de croire à la sincérité de mes sentiments. —Je pense Mrs Wharton que vous vous égarez et il serait temps pour vous de vous maitrisez au nom de l’amitié qui m’unit à vous. Mais si toutefois vous êtes enclin à m’accompagner, je prendrais cela comme un gage de sincère fraternité. Vous comprenez n’est-ce pas ? » La gorge nouée je ne sus à quel Saint me vouer et lui droit comme la justice, ce modèle de droiture continuait à me fixer sans manifester le moindre signe de transport. Puis il me salua comme il
368
l’aurait fait pour l’une de ces Créoles et poursuivit sa route sans plus se soucier de ma personne. Cette soirée-là fut un cauchemar et que dire de cette nuit durant laquelle je ne pus fermer l’œil. A mes côtés ronflait mon époux ; il dormait d’un sommeil de juste comme le reste de la maisonnée. Alors je quittai le lit pour aller prendre l’air et au clair de lune, je fondis en larmes, accablée par le chagrin et la lâcheté des hommes. A peine eussé-je eu le temps se sécher mes larmes que Wharton fut sur moi, tout habillé et sa redingote bleu à galons dorés sur ses larges épaules. « Je ne prétends pas savoir ce qui vous rend triste et j’ose espérer que je n’en suis pas l’investigateur, ma douce et si vous vouliez vous confier à moi, j’apprécierais comprendre la raison de vos tourments. —Gardez-vous de le savoir, cela ne vous consolera pas, comme cela par ailleurs ne vous a jamais consolé de vos entêtements. Il s’avère que je n’ai plus rien à vous dire, ni maintenant ni dans la suite que j’accorderai à nos relations. » Cette sentence pour lui fut le coup d’estoc porté à sa personne, digne représentant du Roi et fils spirituel d’Ulysse tant affecté par sa quête de la Toison d’or qu’il en oublie sa Pénélope. Il fronça les sourcils et son visage se durcit. « Nous pourrions nous séparer sans heurts ni fracas. Je resterai ici avec les enfants dont j’aurai la garde exclusive. Il va de soi que vous ne pourrez les garder pendant vos longs mois sur l’océan. —De quoi parlez-vous Nina ? Vous êtes ma femme et ils sont mes enfants ! A quel nouveau caprice devrais-je me plier ? Seriez-vous tombée sur la tête, Nina ?
369
Retournez donc vous coucher, il est connu que le sommeil favorise la réflexion et soulage les âmes tourmentées. Nina….allez vous coucher, demain vous y verrez plus clair. » Et plus tard au petit matin je le retrouvais au salon, la tête entre ses bras, l’expression figée de l’homme face à ses tourments ; prestement il se leva en me voyant arriver mais aucun son ne sortit de ses lèvres. L’ombrelle à la main et le bonnet fixé sur la tête, je me contentais d’un bref regard dans sa direction pour m’en aller. Il faisait chaud en cette matinée. Le temps tournait à l’orage mais je n’en avais cure, déterminée à ficher le camp au plus vite. Ma décision était prise, soit celle de quitter au plus vite cette île qui serait mon tombeau si je m’évertuais à rester ici. Au comptoir on me vendit des places sur une goélette faisant route vers l’Afrique, le départ étant prévu à midi, je revins en courant à la maison pour mettre ma fille Dioné dans la confidence et cette dernière, les yeux pétillant d’excitation me passa les bras autour de la taille. « Ce voyage est un merveilleux plan ! Ainsi nos frères ne seront pas les seuls à jouir des bienfaits de la providence ! A croire que père n’est pas le monstre si tenté que vous l’eussiez imaginé, puisqu’il vous laisse accomplir vos desseins. Il n’y a plus une seconde à perdre ! Que devonsnous emporter d’utile pour ce périple sur l’océan ? —Prenez ce qu’il vous plait d’emporter, il est possible que notre retour ne soit pas pour tout de suite ! Dans moins d’une demi-heure, l’employé préposé au transport viendra prendre nos mailles. »
370
Mes autres petits furent tous très enthousiastes à l’idée de quitter Kingston et la maison se transforma bien vite en un chantier envahi de malles et effets personnels à étiqueter. Le préposé de la compagnie maritime arriva pour charger les malles dans une charrette tiré par un robuste hongre noir aux pattes balzanes et peu avant midi nous avions salué une dernière fois nos domestiques et cette maison dans laquelle nous avions partagés tant de bons souvenirs. A bord de la goélette, la Rédemption il fallut calmer les ardeurs des plus petits, collés au bastingage et saluant Kingston et ses habitants. Le vent fut de la partie, on pouvait s’étonner qu’il souffle aussi fort dans les voiles de ce gréement et assise à l’arrière je songeai à mon fils William resté avec son père sur le Majestic dont l’imposante muraille se détachait au loin telle une forteresse imprenable. Wharton me prit deux de mes fils mais il n’aura pas le reste car rien désormais ne pourra se placer entre eux et moi. Plus on s’éloignait de la côte de la Jamaïque et plus la peur me tenaillait ; Wharton ferait mettre en panne toutes les embarcations faisant route vers le continent africain et alors nous serons à jamais ses prisonniers. Achille parla le premier disant au capitaine que son père tenait le grade d’Amiral ce qui ne manqua pas de surprendre le capitaine Goddard qui aussitôt nous considéra comme des passagers de marque, m’invitant poliment à assister au souper prévu dans sa cabine ; On poursuivit notre route dans la Mer des Sardaigne ayant un vent puissant pour nous pousser vers l’ouest quand un grain s’abattit sur nous. La promiscuité de nos
371
cabines ne laissait pas envisager de bons rapports pour les semaines à venir mais c’était sans compter sur l’autorité naturelle de Dioné pour régenter tout ce petit monde. La première nuit fut catastrophique pour les filles, notamment pour Thétis regrettant son confort et pleurant sitôt que la goélette gitait un peu trop fort ou bien émettait toutes sortes de bruit faisant penser à un spectre s’agitant sur le pont. Et l’euphorie des premiers moments descendit. La première semaine fut une réelle épreuve pour mes nerfs, mis à rude épreuve sitôt que la vigie montait dans son nid pour scruter l’horizon. La semaine suivante se termina par un dimanche ensoleillé, loin des remous d’une mer agitée et le lundi, on fut tiré de notre couchette par le cri de la vigie annonçant la présence d’un gros vaisseau de guerre sur tribord. Goddard attrapa sa longue vue pour confirmer les dires et mes soupçons : il s’agissait bien d’un vaisseauamiral suivit par deux lourdes frégates. Mon sang ne fit qu’un tour dans mes veines. Goddard avait beau avoir l’air d’un gentleman il ne restait pas moins un traitres quand il se mit en panne à la demande des signaux émis depuis le Majestic. Nous étions perdus et Dioné qui depuis le début avait compris les raisons de notre départ, me serra la main pour me manifester son soutien. Le Charles et le Beaver mirent deux heures pour nous accoster ; deux heures pendant lesquelles les enfants suivirent de près toutes les manœuvres du Majestic. Et quand le capitaine du Charles derrière son porte-voix nous transmis les compliments
372
de l’amiral Wharton, une larme perla au coin de mes yeux. Monter à bord du Majestic fut épouvantable, qui plus est quand tous les officiers et leurs subordonnés ne nous lâchaient pas des yeux et une fois sur le pont, Mr Wharton salua brièvement ses enfants, puis commandant à l’un de ses lieutenants de me conduire à la grande cabine, telle une condamnée que l’on conduit à sa geôle. Il y avait là tout le luxe que peut prétendre un tel vaisseau : tapisseries et écran de velours, mobilier de style et tableaux représentant des scènes champêtres ; un endroit digne d’un roi et de sa suite et serrée dans ma redingote, il me semblait étouffer dans mes vêtements devenus trop étroits. Avec difficulté je respirai, n’osant pas quitter le fauteuil de perdre de défaillir sur ce tapis damassé. Et la porte s’ouvrit sur Wharton. Il approcha une chaise à médaillon pour se tenir face à moi. « Comme convenu nous faisons voile vers l’Angleterre et vous continuerez à être une mère exemplaire pour vos enfants. Nina, il n’y a rien que je pusse vous refuser et vous n’êtes pas sans l’ignorer. Mais ce que j’éprouve pour vous ne peuvent m’éloigner de ma raison. Ce que vous avez fait est impardonnable et cela a du être justifié par un profond mal-être dont je suis seul responsable. Vous perdre aurait été un cruel châtiment dont je ne me serais jamais remis et j’ose espérer votre clémence pour me pardonner mes faiblesses d’hommes et de père. S’il vous plait Nina, dites-moi quelque chose pour l’amour du ciel.
373
—Vous deviez m’avoir haï. N’importe quel époux censé aurait condamné sa femme pour moins que cela, mais pas vous ! Pourquoi William ? Ainsi vous ne craignez pas de passer pour un homme faible auprès de vos subordonnés. Je peux encore me montrer aimable envers vos officiers mais une fois à Londres, soyez sage de mettre un terme à notre mariage.»
374
CHAPITRE Le Docteur s’entretenait avec ma fille Dioné à l’arrière du vaisseau et sitôt que je la regardais, elle baissa les yeux craignant que je parvienne à sonder son esprit ; pour moi cela ne faisait pas l’hombre d’un doute, ma Dioné aimait Bergson et au lieu de m’en réjouir je fus frappée de confusion. Nausicaa me rejoignait contre le bastingage pour passer ses bras aimants autour de ma taille. « Mère qui est Lord D’arcy ? » Et surprise, mon regard croisa le sien. Elle m’étudiait de ses grands yeux de chats et elle poursuivit sur le même ton enfantin : « William dit qu’il est à bord avec un certain Waddington mais que Mr Wharton refuse de les faire monter ici tant que vous n’avez pas repris vos esprits. Pourtant William dit que leur compagnie est des plus appréciables et qu’ils seront tous deux capables de nos distraire par leur respective érudition. » Plus tard je me rendis sur le gaillard arrière, un livre à la main, toutefois préoccupée par les dires de ma benjamine. Wharton refusait de les faire monter à bord en raison de ma présence sur le Majestic. Fort possible que Wharton veuille me garder tout à lui, l’orgueil le caractérisait si bien. Profitant de ce soleil, Bergson me rejoignit à l’arrière du vaisseau, là où nous avions établit nos quartiers et sans un mot, s’assit près de moi, laissant courir son regard dans les mats et grées du Majestic avant de finir son étude sur mes mains gantées tenant le livre d’Ovide sur les genoux.
375
« A quel jeu dangereux jouez-vous avec ma fille ? N’êtes-vous pas sans savoir qu’elle vous aime ? Elle boit chacune de vos paroles et va jusqu’à rougir sitôt que vous lui adressez la parole. Si vous n’avez pas dans l’idée de l’épouser alors faites-lelui savoir dans les plus brefs délais, c’est son cœur qui vous briserait en mille morceaux et je ne pourrais le tolérer. —Votre fille est l’être le plus charmant qu’il m’est été donné de rencontrer ; elle est brillante et pertinente dans ses réflexions mais sans vous mentir son cœur bat pour un autre homme qui occupe en ce moment les ponts inférieurs du Beaver. Elle m’a posé de longues questions sur ce dernier, la mettant cependant en garde contre les élans de cœur, compte tenu de son jeune âge. —Et est-il possible que cet homme soit Lord D’Arcy ? —C’est précisément cette personne mais votre époux craint de le faire monter à bord de peur de vous froisser. Sa compagnie a elle celle pourrait faire chavirer le cœur de la mère comme celui de la fille, n’est-ce pas ? » Et je partis dans un franc éclat de rire ; Bergson ne riait pas, perdu dans ses réflexions et sur la contemplation de ma bouche déformée par ce sourire si soudain. Alors je détournai la tête voyant à quel point il me dévisageait. Puis mon attention se porta sur un détail de mes gants que je n’avais jusqu’à maintenant, pas remarqué. « Il aurait fait sillonner toutes les mers du globe pour vous retrouver, sans relâche il aurait écumé les océans. Pensiez-vous donc qu’il vous aurait laissé partir ? Votre époux est un homme amoureux et si vous aviez fui avec un amant ce malheureux
376
aurait préférer faire couler le navire plutôt que vous perdre. —Et vous ? L’auriez-vous secondé dans ses recherches ? Je doute qu’un homme aussi loyal que vous aurait contourné le problème, arguant haut et fort avoir mis William au courant de mes sentiments envers votre personne. N’est-ce pas ce que vous avez fait ? Votre dévouement pour mon époux est sans faille et plutôt que de le trahir, vous lui avez avoué l’inavouable. —Pourquoi le faire quand votre attitude seule vous trahit ? Vous avez toujours su me t’éloigner de l’intérêt et j’ai profité de la situation en prenait mes aises dans cette existence qui n’était pas la mienne. J’aspirais à autre chose en 1795 et vous êtes arrivée et… Nina, il n’est pas nécessaire que je vous l’explique, vous êtes assez intelligente pour vous en être rendu compte par vous-même. —Fuir en Angleterre et me laisser seule à Kingston. Est-ce cela la définition de l’amour pour vous ? Contrairement à William vous ne m’aurez pas cherchée autour du globe, trop occupé à ressasser le passer et pleurer sur votre sort ! Admettez que vous êtes lâche et je vous pardonnerai votre inconstance. Alors ? —D’autres Milady, aurait appelé cela de la loyauté. Vous êtes l’épouse légitime d’un homme qui a le cœur pur et que vous cherchez à corrompre par votre folie passagère. Vous avez tenté de lui prendre ses enfants. N’y a-t-il pas forfait plus odieux ? Pourtant il est resté maitre de lui et à aucun moment n’a fait entendre que vous aviez fui votre domicile conjugale. —Alors je devrais me fustiger pour avoir voulu sauver mes enfants ? »
377
On resta un long moment à se fixer. Il me désirait autant que je le désirais et cet amour nous consumait inexorablement ; nous étions deux feux ardents nourris pas le même idéal et brûlant de désir pour lui, je poursuivis, le dos de la main posée contre sa jambe. « Vous ferez un bon époux, Julius. —C’est également mon avis, répondit-il en souriant, votre époux a du vous le dire mais en ce moment je corresponds avec la fille d’un pair du royaume. Et Lady Charlotte est tout à fait charmante. Tout ce qu’on peut attendre d’une jeune femme passionnée de sciences et dont l’intérêt est celui de me plaire. » Mon cœur se brisa en milliers de morceaux. « Si elle apprend à utiliser le protocole d’hygiène afin de rendre votre environnement plus sain alors elle sera indubitablement une excellente épouse pour vous, soulignai-je la gorge nouée. La fille d’un pair vous dites ? Il en faut bien moins pour vous faire accéder à la gloire. Est-elle à ce point passionnée de botanique, qu’elle arrive à vous citer les noms d’insectes en latin ainsi qu’à la branche et famille dont il se réfère. —Oui et elle n’ignore pas la course des astres dans le ciel et cite des passages entiers d’Ovide selon les dires de Lord Waddington. —D’accord pour Ovide, mais la course des astres dans le ciel, est-ce vraiment utile à votre satisfaction d’époux ? » Il plaqua ses cheveux blonds et ondoyant sur son crâne et se décida à se détendre, croisant les bras sur sa poitrine et étala ses longues jambes droit devant la proue.
378
« Cela vous choque-t-il que je la veuille aussi talentueuse que vous ? —Non ce qui m’aurait choqué est que vous eussiez voulu pour femme ma Dioné. Elle a beau être ma création elle n’est pas moins une enfant qui n’a cessé de vous voir comme son père spirituel mais comme un probable époux. Et j’aimerai croire aux sentiments de d’Arcy à son égard. » Sa main effleura la mienne et craignant qu’on nous surprenne je pris congé de Bergson pour retourner à ma cabine soulagée et heureuse. Lord d’Arcy nous rejoignit à bord du Majestic vers les alentours de midi à la demande de Bergson. Wharton craignait nos retrouvailles persuadé qu’il fut mon amant sinon un homme prompt à m’écarter de mes devoirs matrimoniaux. Chacune de ses apparitions rappelait à Wharton combien son mariage restait fragile car bâti sur des illusions. Notre regard se croisa. Il bafouilla quelques mots à mon époux avant de saluer chacun de mes enfants sans pour autant s’attarder sur Dioné si éblouissante dans sa robe jaune aux reflets moirant la transformant en une sorte de déité des temps anciens. Il fut impossible de ne pas le trouver bel homme avec son allure martiale et ses traites célestes, Ô combien divins ! Le temps ne semblait n’avoir aucune emprise sur sa personne, il était le même que celui rencontré jadis. Pour Wharton ce mariage serait un succès de plus dans sa fulgurante ascension. Sa fille ainée mariée à un aristocrate et influent à Westminster ouvrirait à coup sûr de nombreuses portes pour le reste de la fratrie. Il ne pouvait que s’en féliciter et derrière son implacable
379
bonhomie il jubilait conscient du pouvoir qui était le sien. Waddington quant à lui conservait cet air sévère mais juste et les mains derrière le dos nous suivit dans la grande cabine évoquant de lointains souvenirs, amusé de ne point me trouver changer malgré mes nombreuses grossesses. On nous apporta des collations fraîches tandis que nous parlions de politique et des derniers amendements officialités par le parlement britannique. Ma Dioné restée en retrait disparut au moment où arriva son père et à aucun moment je ne surpris le regard de d’Arcy sur ma fille. Comment lui faire ouvrir les yeux sur les nombreuses qualités de ma fille sinon en le guidant vers elle ? « Milord j’ai pris connaissances de vos libelles rédigés pour Lord Waddington et il nous faut admettre votre talent certain pour la rhétorique, murmurai-je assise près de lui, mais voila que je m’interroge sur vos propres aspirations. Envisagez-vous de briguer un autre mandat auprès du Ministère des Affaires Etrangères, Si tel est le cas, alors il vous faudra me pardonner mon indiscrétion mais, envisagez-vous un jour de prendre un secrétaire à votre service ? Mon fils Achille a maintenant quatorze ans et il serait opportun de le placer auprès d’un homme de votre renommée. Il est brillant et curieux de tout, ses connaissances de base sont multiples et variées, il est assez malin pour faire parler de lui mais également assez discret pour qu’on ne le remarque pas quand sa présence est on ne peut plus tolérée. —Je serais heureux de vous satisfaire Mrs Wharton, je veux dire….que cela
380
serait un honneur pour moi de le prendre sous ma responsabilité et ce, à vos conditions, répondit ce dernier la tête penchée au-dessus de son verre de citronnade, je ne me serais jamais attendu à une telle proposition de votre part. —Achille en sera enchanté ! Comment pourrais-je vous remercier ? Permettez que je le lui annonce dès à présent. Je ne peux garder un tel bonheur plus longtemps ! » Cependant je n’allais pas trouver Achille mais Dioné tournant en rond dans sa cabine. En me voyant, elle se jeta dans mes bras des plus enthousiastes. Le feu colorait ses joues et une vive flamme brûlait au fond de son limpide regard. « Ils serviront bientôt le diner et père accapare ses convives avec ses histoires de navigation. Il faut croire qu’il n’ait guère envie de nous voir passer du bon temps en compagnie de ces gentlemen. Pourquoi sommes-nous donc condamnée à vivre pour ces hommes qui nous méprisent tous autant qu’ils sont ? —Ils veulent seulement conserver le pouvoir. —Peut-être finirai-je comme vous, prisonnière d’un mariage qui ne vous convient plus ? Vous n’arrivez pas à haïr cet homme qui exige de vous plus d’un sacrifice et je m’étonne d’ailleurs que vous n’ayez pas quitté ce vaisseau pour une yole qui vous assurerez à coup sûr la victoire sur votre ennemi. Que ferez-vous de votre époux encombrant une fois en Angleterre ? Le bannirez-vous à jamais de votre chambre à coucher ou bien finirez-vous par trouver un compromis dans la quiétude de votre alcôve? » Dioné s’assit sur le rebord de sa couchette sans me lâcher des yeux.
381
« Etes-vous furieuse contre moi ? Me giflerez-vous pour m’être montrée désobligeante ? Vous exigerez de lui le divorce une fois que Nausicaa aura fait son entrée dans le monde. Les femmes censées le font et pour l’obtenir vous pourriez évoquer ses infidélités chroniques. A ce jeu de dupes, notons que vous avez tout à apprendre de votre époux. N’est-ce pas pour cette raison que vous trouvez être ici ? A moins que cela ne soit pour me parler de ce charmant d’Arcy. Combien de temps avant que vous ne tombiez dans ses bras ?» La gifle s’abattit sur sa joue. Elle hoqueta de surprise, la main sur l’empreinte de la mienne ; sur le coup j’éprouvais de la honte contre ce geste si autoritaire. Je voulus la serrer dans mes bras pour la réconforter, elle recula prestement avant de se redresser, de sa superbe. « Que vous le vouliez au non, nous sommes enchainés à vos passions puisque les fruits d’un amour contrarié. Mais n’attendez soumission et entière dévotion de notre part, pas tant que vous agissez avec profit, soit avec la pire des insanités. » Son attitude me bouleversa. Ce n’était qu’une insolente. Atterrée je quittai sa cabine pour regagner la mienne et avachie dans mon fauteuil je réfléchissais à la suite à donner à ces événements quand la main de Wharton se posa sur mon épaule ; un geste qui se voulait rassurant mais qui eut tôt fait de m’agiter. Le cœur battant furieusement je me levai d’un bond pour le défigurer. « Lord d’Arcy ne l’épousera pas. Il dit avoir pris un autre engagement auprès
382
d’une ravissante petite comtesse de l’Essex. Je ne devrais pas m’exprimer ainsi mais il semblerait qu’on nous est coiffé au poteau. Cela pourtant devrait vous rassurer, vous qui craignez prendre l’époux de votre fille si je ne m’abuse. Il vous sera impératif de vous trouver un amant qui ne soit pas attaché d’une manière ou une autre à mon emploi et à mon cercle d’amis. —Ne soyez pas inquiet, je saurai me distinguer. —En proposant Achille à ce pauvre malheureux ? Il n’y a pas mieux croyez moi pour vous distinguer, Madame. Ainsi lié à lui, vous resplendirez d’orgueil en trouvant les occasions d’aller saluer Achille tout en le visitant en son cabinet. Certaines sont bien plus habiles que vous dans l’art du discernement. —Vous concernant, je n’ai plus rien à cacher. Vous devriez vous en montrer réconforté, vous qui aimez à tout contrôler. Veuillez m’excuser mais je crains ne pas parvenir à vous tolérer ce soir. C’est tout juste si votre parfum ne me colle pas la nausée. » Il me fallait prendre l’air. Dans ce vaisseau nous n’étions jamais seuls et marcher sur le pont me permettrait de mieux me sentir. Mon âme demeurait tourmentée. Il me retint par le bras. « Je compte sur vous pour que ce diner ne soit pas une damnée farce. Tous les officiers seront là et jusqu’à maintenant vous avez été parfaite. Peut-être trouverezvous un peu de temps pour discuter avec Dioné avant qu’on ne sonne le rappel des troupes ? —Lui parler ? Mais je ne cesse de lui parler, William ! Croyez-vous que je sois insensible à sa détresse ? Dioné en a après
383
moi et je ne vois pas ce que je pourrais faire d’autre pour la rassurer. Toute cette tension entre nous la fragilise plus qu’elle le laisse paraitre et toute à l’heure je l’ai giflée. Cela n’a pas arrangé les choses, bien au contraire. Le problème s’est accentué, il a pris une toute autre forme et… Dioné ne va pas bien. —Merci d’être venue pour me parler de ce qui vous tient à cœur. Et vous devez savoir que vous n’êtes pas seule, Nina. Plus que jamais vous et moi devons être. C’est là notre devoir en tant que parents et époux. Où allez-vous Nina ? —J’ai besoin de prendre l’air. Et ne me faites pas suivre par l’un de tes lieutenants, je trouverai cela très inconvenant. » Sur le gaillard arrière,, le vent soufflait fort, soulevant le tissu de ma mise. Loin des relations diplomatiques de Wharton je tentais de rassembler mes esprits avant qu’on ne sonne le diner. Au loin je distinguais Dioné tenant le bras de Bergson, une Dioné prenant un malin plaisir à jouer les persécutées. Les voir tous deux ensemble, me contraria. Je détournai la tête pour ne pas les voir deviser en toute. Cette épreuve m’affectait tout comme imaginer mon existence à Londres. Dioné éclata de rire et la main sur la bouche lorgnait de mon côté. Elle se tut à l’approche de son père escorté par D’Arcy. Il ne m’en fallait pas plus pour rugir de colère et sur ce banc je concentrais mon attention sur les lanternes éclairant ce gaillard. Nausicaa arriva en courant suivie par Thétis et de leur gouvernante de Kingston. Ma benjamine passa ses bras fins autour de mes épaules et sa délicieuse odeur de
384
fleurs des iles caressa mes narines. Nausicaa serait aussi jolie que Dioné et moins sarcastique. Thétis la taquinait au sujet de sa sensibilité à fleur de peau. Je pinçais tendrement sa joue ronde et la petite baisa ma main avant de poser sa tête blonde contre mon cœur ; Thétis quant à elle resta assise près de moi, les mains posées à plat sur ses cuisses et aussi fière que Dioné, se contentait de balayer cette scène d’un regard glacial. Pourtant elle vint à poser sa tête contre mon épaule en soupirant. Mes petites filles…. Saurais-je les protéger comme il se doit ? Escortées par ces dernières je regagnais les salons privés où Thétis put jouer du clavecin, du Haendel quand Nausicaa feuilletait l’un des livres trouvés dans la bibliothèque de la Grande Cabine. Il s’agissait d’un ouvrage d’un naturaliste anglais dont elle recopiait les schémas et croquis divers censés améliorer certaines cultures. La porte s’ouvrit sur d’Arcy Mes filles ne cessèrent pas leurs activités pour autant. Notre regard se croisa. Ma Thétis commença à chanter de sa voix claire, tintée de mélancolie au point que les frissons parcoururent ma peau, de la racine des cheveux à mes avant-bras. Entrèrent Dioné accompagnée par notre Docteur. Mon ainé vint s’assoir tout contre moi et sa main se glissa sur la mienne. « J’ose espérer que vous avez retrouvé la raison Dioné. Je ne pourrais tolérer de tels débordements quand je m’efforce de vous rendre la vie plus agréable. —Voyons, c’est mal me juger. Avec le Docteur Bergson nous pensons à juste titre que vos élans vous égarent et travestissent
385
votre réflexion. Il semble d’accord pour dire que vous allez trop loin. D’abord avec Mr Wharton puis avec vos amis que vous vous empressez de calomnier quand leurs discours ne vont pas dans votre sens et j’ajouterai que…. —Cela suffit Dioné ! Me suis-je bien fait comprendre ? —Mais à quel sujet ? C’est bien vous Madame qui portez en ce moment les armes et cet esprit mutin ne peut s’entendre avec la droiture de notre père, l’amiral Wharton qui à notre connaissance est le seul maître à bord. Il serait peut-être temps pour vous de reconsidérer ses propositions. Nous priver de Londres et de ses beautés, de l’éducation qu’on y jouit là-bas et la compagnie des gentlemen de ce royaume devrait être jugé comme de l’orgueil mal placé. Londres est au cœur même de la civilisation et vous vouliez nous en priver pour nuire aux projets de père ! —C’est un fait. Kingston est un paradis en somme. Qui sur terre se priverait de ses charmes pour aller affronter la noirceur du monde ? —Mais vous ne connaissez rien de ce monde dont vous décriez tant ! Votre audace ne vous a porté qu’en Afrique et alors que vous auriez pu accomplir de plus beaux dessines vous avez préféré vous enfermer sur cette île sur laquelle nous crevions de chaud tout en voyant débarquer des négriers aux cales pleines de ce Bois d’Ebène ! Qu’avez-vous fait pour ces malheureux, vous qui vous dites philanthropes et abolitionniste convaincu ? Broder des napperons pour les nécessités était-ce là votre œuvre, celle qui valait tant de sacrifice ? Mais de temps à autres vous
386
venez le désir de vous montrer plus décisive, alors vous suiviez le Docteur Bergson dans ces pérégrinations sanitaires mais est-ce assez pour justifier de votre présence à Kingston ? —Avez-vous terminé ? Si vous pensez avoir tout dit alors je vous invite à aller vous vêtir pour le souper. Ces gentlemen comme vous dites attendent bien mieux à leur table qu’une fille des iles pour les divertir. Si vous pensez être digne de leur compagnie alors commencez à apprendre à vous taire. —Quel enseignement pour celle qui fut la domestique de Mr Wharton avant de finir dans son lit ? Je doute que vous n’ayez fait que vous dissimuler quand un homme de sa condition n’a eu que l’embarras du choix dans tous les ports visités par sa flotte ! » Le souper fur bien vite expédié et à dix heures, on sonna sur le pont pour le diner. J’allais m’y rendre quand une force m’attira à l’extérieur de la coursive et dans cette semi pénombre je distinguais les traits du visage de Bergson. « Quelle décision avez-vous prise concernant votre époux ? Pourquoi ne m’avoir rien dit à ce sujet ? Vous ne pouvez demander le divorce au risque de condamner nos enfants l’un après l’autre ! —Mais de quoi parlez-vous ? Je n’ai jamais pris une telle décision. Je l’ai formulé sous la contrariété mais rien de plus. —Nina, cette rumeur s’est propagée telle une trainée de poudre et mon nom apparait comme celui étant à l’origine du trouble qui agite votre couple. Il pourrait s’agir de calomnies auxquels cas je ne prête aucune oreille à ces bruits mais si Wharton venait
387
à confirmer les faits, alors mes plans risqueraient de s’en montrés contrariés. —N’allez pas croire que je me joue de vous en sachant les risques encourus si je m’étais montrée aussi directe ? On aurait peut-être voulu vous duper, dans ce cas ayez la clairvoyance de me ménager ! —En d’autres circonstances oui, mais on m’cité auprès de votre époux et il est préférable qu’on en reste aux politesses d’usage jusqu’à ce que vous ayez retrouvé toute votre lucidité. » Le repas fut glacial. Ni Bergson, ni mon époux ne parlait ; ce dernier ne me regardait même plus, excepté pour charger son regard chargé d’animosité à mon égard. L’attention des officiers se portait sur ma Dioné dont la beauté évinçait tout le reste et dont la compagnie surpassait la mienne. Pour une fois, je me tins en retrait de cette représentation. « Il me tarde d’être à Londres et peutêtre en éprouverais-je l’ivresse si propre aux Créoles quittant leur paisible paradis pour répondre aux sirènes d’une autre île calomniée par les défenseurs de la liberté! —Votre fille est une délicieuse poétesse Mrs Wharton, déclara Sir Leighton en la dévorant des yeux. Mais vous semblez déjà avoir été abusée par l’Angleterre Miss Wharton sans pour autant y avoir m’y les pieds, quel est donc l’origine de ce trouble ? —Nous avons entendu tant d’horreur sur ces monarchies qui abritent des tyrans pour se faire une idée du remous politique de ce vieux continent et… —Merci Dioné pour avoir su exprimer clairement votre opinion, coupa Wharton affichant un masque de contrariété sur son visage ; il serait temps pour vous de
388
regagner votre cabine. Mrs Wharton s’assurera que vous y fussiez bien arrivée. » Tard au petit matin, Wharton me rejoignit en cabine pour s’apercevoir que je ne dormais pas et dans ma robe de chambre, les cheveux défaits sur mon dos je me levai bien vite pour aller à son devant. Mais au dernier moment il esquiva mon approche pour se rendre à sa garderobe et y ôter sa redingote et tout vêtement susceptible d’entraver ses mouvements. Il refusa de me regarder, le regard vide et la pensée préoccupée par ma navrante attitude. « Tout cela doit cesser Nina et au plus vite ! Je n’ai jamais cessé de vous aimer et ce, depuis que mon regard a croisé le vôtre sur cette plage et si ce mariage est à ce point un fardeau pour vous alors dites-moi un peu quel est dont le secret du bonheur ! Dioné et moi avons eu une longue discussion avant le souper et si notre amour est à ce point compromis alors, je suis prêt à renoncer sur le champ à mon poste d’amiral. —William, vous ne pouvez faire une chose pareille ! Dioné a tout exagérer et vous la connaissez suffisamment pour savoir qu’elle sait tirer profit de tout y compris de vous ! Vous êtes un homme sur qui vos subordonnés peuvent compter et votre rôle de père aussi difficile soit-il ne doit en rien vous obliger à renoncer à votre emploi auprès de la flotte de sa Majesté. Que feriez-vous loin de ces océans et mers ? —Et bien, je vous assisterai. N’état-ce pas ce que vous me reprochiez : ne pas être suffisamment près de vous pour élever nos enfants et vous témoigner un peu de
389
gratitude et d’amour en quotidien ? Alors ce sacrifice en vaut bien un autre. » Il glissa sous son drap après avoir soufflé sa chandelle. Abasourdie au milieu de la cabine, je ne pouvais pas le laisser renoncer à tout pour moi et ma Dioné, mes autres filles et fils. Combien de temps avant de voir mes enfants me reprocher cet amour excessif, étouffant et nuisible à leur propre bonheur ? Je ne voulais pas de cela : être un fardeau pour eux tous. Je devais donc mettre un terme à mes désillusions. L’abnégation de soi restait la meilleure des solutions. Le reste du voyage firent les pires semaines de mon existence. D’aucun ne se serait plaint persuadés de faire le meilleur voyage de leur existence dans l’espoir d’une terre plus verte mais dans mon cas, je n’aspirais qu’à notre demeure de Kingston. Ma Téhhis fut malade et une violente fièvre la cloua au lit quinze jours durant. Dioné et moi nous relayons à son chevet. Quand le temps le permettait nous la mentions au soleil et la main dans la sienne je scrutai l’horizon, perdue dans mes réflexions ; Une possible trêve se fit ressentir entre Wharton et moi. il me surprit en veillant plusieurs heures sur la santé de sa fille. Il lui faisait la lecture et Thétis raffolait ces petits moments en compagnie de son père. Il lui racontait ses exploits sur les océans et béate d’admiration elle l’écoutait sans oser l’interrompre. Thétis fut tirée d’embarras et soulage comme toute bonne mère puisse l’être je la couvrais de baisers en la félicitant d’avoir vaincu la maladie. Force de constater que Bergson ne s’en était tenu qu’au strict minimum et il préférait finir le voyage sur le Beaver en compagnie des Lord Waddington et d’Acy. C’était là son droit. Il parti et je ne lui fis aucune scène, celle Nausicaa bouda suivit par Achille craignant que son éducation ne soit achevée. Mes enfants restaient mon seul réconfort car au plus sombre de la nuit je me consolais en me disant qu’un homme à aimer j’avais mes petites têtes blondes.
390
Or épuisée par ces dernières semaines, je décidais de m’octroyer quelques heures de répit dans ma vie de mère et d’épouse. Donc je décidai de rester au lit et allongée sur ma couchette je songeai à mon existence en Jamaïque, à mes enfants et à Wharton. Ce bonheur je ne le devais qu’à mon époux. Comment avais-je pu être aussi odieuse, stupide et ingrate ? rien d’étonnant alors à ce que Bergson me prenne de haut et ne veuille plus de mon affection. Je me jurais que tout cela allait changer ; je devais accepter mon sort et mon destin hors du commun. L’Angleterre se présenta à nous. De Portsmouth nous devions rejoindre Londres. En quittant le vaisseau-amiral en compagnie de mes filles j’eus la curieuse sensation d’être un trophée de chasse, un souvenir exotique d’ailleurs. Les hommes en temps de guerre rapportaient leur prise, ainsi ils gagnaient en valeur et en prestige. A peine eussé-je posé le pied à terre qu’un essaim de domestiques en livrée se chargea de nos bagages et une lourde voiture se présenta à nos yeux hagards. La fièvre lentement nous submergeait et mon fils cadet nous précipita à l’intérieur du véhicule. Quelques minutes plus tard Wharton apparut dans la porte. « Nous nous verrons à Londres dans deux jorus si tout se passe bien. J’espère que ce voyage ne vous sera pas déplaisant. Je ferai mon possible pur que vous ne manquiez de rien, Madame ! William ! Prenez soin de votre mère et de vos sœurs, elles sont actuellement entre vos mains ! » Aucune de nous ne parla dans la voiture et la gorge nouée je ne perdais rien au spectacle de ces cottages et à cette campagne pittoresques. Mes filles échangeaient toutes sortes de remarques sans débattre pour autant. Thétis s’endormit contre mon épaule et Nausicaa la réveilla quand nous arrivâmes aux abords de Londres. Il y a tant à dire sur cette métropole mais par où commencer exactement ? Londres était mille fois plus grand que ce que nous avions imaginé et si impérieuse, fière et ces gens si arrogants, si ma pédants. De lourds attelages côtoient
391
le notre à travers les vitres desquels nous essayons de deviner l’aspect de leurs occupants. La voiture nous conduisit vers un hôtel disposé dans une cour pavée. Notre demeure de style néo-classique et une flopée de domestiques, pas moins de quinze nous saluait par ordre d’importance. La maison dépassait tout ce auquel nous pouvions nous attendre en matière de luxe et de confort. Les pièces succédaient aux pièces et rien ne fut laissé au hasard, pas même mes friandises préférées disposées dans un écrin vert émeraude. En découvrant ma chambre, devrais-je dire, ma suite, je fus comme pétrifiée. Mon époux avait entrepris d’importants travaux afin de respecter mes goûts et la main sur mon flanc, je m’écroulais dans cette bergère afin d’y recouvrer la raison. Avais-je seulement mérité tout cela ? Une heure plus tard, Wharton arriva suivit par son attaché de camp et l’un de ces commodores en visite dans la capitale. Les poings sur les hanches il me défigurera comme ému par la transformation subie par mon arrivée à Londres. Après un bain chaud je troquais mes vieux vêtements de voyage pour cette mise très commune dans les salons à la mode. « Comment s’est passé votre installation ? Je serai soulagé d’apprendre que vous trouvez quelques attraits à cette ville. Et comment vont les filles ? —Elles ne semblent pas s’en remettre. C’est tout simplement irréaliste pour nous autres créoles. La peinture est encore fraîche dans certaines pièces set on ose à peine s’assoir de peur d’abimer le revêtement des meubles tapissés à la dernière mode. Tout cela n’était pas nécessaire, nos ambitions sont plutôt modestes. —Si Londres vous semble trop ostentatoire alors Jenkins pourra vous conduire sur notre propriété de l’Oxfordshire. C’est certes plus rustiques mais tout à fait acceptable si vous craignez de nous perdre dans ce dédale de pièces refaites à neuf ! Mais parlons plus sérieusement. Achille devra préparer ses affaires pour séjourner quelques jours à la campagne chez Lord d’Arcy, comme convenu. Ensuite à la rentrée
392
prochaine il intégrera Eton. Les filles seront placées dans des prestigieuses institutions pour faire d’elles des futures femmes accomplies. —Non, je ne crois pas ! Répondis-je à brûlepourpoint, il me semble que nous ayons déjà abordé le sujet et elles seront tout aussi bien ici avec de bons précepteurs. Laissez-moi m’occuper de leur avenir. —Vous en avez déjà fait et il est temps pour vous de passer le relais à des personnes compétentes. Votre rôle ici se limitera à leur trouver de bons époux et épouses et vous aurez assez d’argents à disposition pour parvenir à vos fins. »
393
CHAPITRE Wharton arriva un bon matin. Dione se trouvait être à la campagne avec son père, tous deux en chemin pour Oxford. Nausicaa quitta le salon pour aller l’accueillir à bras ouverts quand nous autres restions impassibles dans nos fauteuils. « Mon cher Docteur mais entrez donc ! Cela fait plus de trois semaines que nous sommes arrivées et nous nous tenons là sans aucune nouvelle de vous, Bergson. Sommes-nous à ce point repoussantes et peu dignes d’intérêts pour que vous nous boudiez de la sorte ? —Ces derniers temps j’ai été très occupé, répondistil le sourire aux lèvres et passant sa jambe sur l’autre de manière décontractée. J’ai tout récemment rencontré lady Charlotte et cette rencontre fut plus instructive que je ne l’eusse imaginée. » En était-il amoureux ? Certains hommes mettent peu de temps à connaitre ce sentiment. Sans le lâcher des yeux je l’imaginais dans ses bras à lui parler de ce que fus son existence dans les colonies britanniques. Charlotte trouverait cela si exaltant qu’elle en oublierait la bienséance. Elle se mettrait alors à l’écouter d’une oreille attentive, sa main dans la sienne et l’œil brillant d’excitation. « Vous avez piqué sa curiosité vous savez, à tel point qu’elle désire vous rencontrer. Je lui ai parlé de vous comme étant Lady Wharton et votre réputation a fait le reste. Mais ne vous formalisez pas, cela ne sera qu’une brève entrevue. Pour être France j’aimerai que vous fussiez amie. Elle est vraiment ravissante. —Cette requête est des plus inattendues mais je l’accepte, si cela peut vous faire plaisir. » Le sourire s’effaça de ses lèvres et il décroisa ses jambes, les sourcils froncés. « Et comment trouvez-vous Londres ? —On s’y ennuie plus qu’ailleurs mais au moins ici je ne crains pas de finir couler par le fond. » Il se perdit dans ses pensées puis caressa l’arri-re de sa tête, là où ses boucles soyeuses et dorées
394
descendaient en harmonie vers sa nuque. Il n’avait rien perdu de sa superbe et je me félicitais d’avoir un ami aussi brillant que le Docteur Bergson. Ce sentiment me gonfla d’aise au point d’afficher un sourire sur mon visage. Il sourit par imitation laissant glisser son regard vers la fenêtre ouverte sur le parc. Nausicaa adorait ce jardin et décidait d’y élire domicile. Avec quelle agilité grimpait-elle aux arbres au grand désespoir de sa gouvernante ! Et que dire de mon Achille. Il incarnait si bien cet héros de la mythologie grecque, impétueux et prêt à défier toute autorité. « William dit que vous séjournez en ville, poursuivisje en voyant arriver le thé qu’on s’empressa de poser sur le guéridon. Trouvez-vous un charme à cette ville ? Kingston ne vous parait-il pas lointaine ? —Je m’efforce de ne plus y penser. Mais le mal du pays est certain. Je réside en ville en effet. Ma tante possède un coquet petit hôtel à quelques pas d’ici. —Votre tante ? Alors elle se doit d’être fortunée. —Elle a fait un bon mariage oui. Ses fils sont bien établis et je ne me voyais pas dans l’affront de refuser son hospitalité. On me propose une charge comme chirurgien à Chelsea, à titre provisoire suite à l’invalidité du titulaire en poste souffrant d’un atroce excès de goutte. A moins que cela ne soit du mauvais climat sub-saharien puisque revenu récemment du contient africain avec une vilaine pneumonie. —Cela serait tout à votre honneur ! Ces vieux amiraux ont tout autant besoin de soin que les jeunes recrues de la Royal navy. Vous y ferez vos preuves et bientôt l’on ne pourra plus se passer de vos services. Comme vous le savez William est à Oxford avec Dioné pour y saluer mon ainé. —C’est une excellente chose. Oxford est tout ce qui se fait de mieux en matière d’éducation, répondit-il en remuant la cuillère dans sa tasse. J’ai jouit également de ses enseignements. —Achille après Eton il sera également reçu. Quant à mes filles, nous pensons qu’il leur sera bénéfique de fréquenter des institutions dignes de ce nom. »
395
Il posa la tasse sur le guéridon et croisa les jambes l’une sur l’autre. La porte s’ouvrit sur Thétis. Cette ernière nous observa sur le pas de la pore avant de poursuivre son chemin. Thétis se faisait à cette existence mais au fond d’ele je savais qu’elle ne trouverait pas l’enjeu de taille. Dioné ne cessait de lui parler des devoirs des jeunes femmes. La minute d’après je l’entendis au piano-forte jouer une fugue. Bergson l’écoutai, son coude en appui sur l’accoudoir. Il paraissait envoûté par la musique. « Et quand aura lieu le mariage ? —quel mariage ? Questionna ce dernier les sourcils froncés. Déjà je regrettais e m’être montée si indiscrète. —Et bien je suppose que lorsque qu’une personne s’enflamme pour une autre et que les deux familles consentent à s’unir, il est e bon ton de conclure à un mariage en bonne et due forme. Lady Charlotte a vous écouter à toutes les qualités recherchées pour vous satisfaire. Alors je me demandais si vous aviez fixé une date. —Je suis pour l’heure encore libre. Nous avons diné à plusieurs reprises ensemble mais il est possible que l’absence de mes titres de noblesse ne constitue une entrave aux codes de moralité fixés par la partie adverse. Pour contenter les parents de cette dernière il me faudrait accéder à la pairie. —Je l’ignorais. Mais alors…. Waddington pourrait vous âtre d’un grand soutien, arguai-je le nez plongé dans mon breuvage chaud. C’est un homme très généreux et attentionné. Je doute qu’il accepte de vous voir renoncer à Lady Charlotte par absence de titre. Votre bonne fortune sera méritée. » Thétis cessa de jouer. Bergson expira profondément sans rien ajouter à ma plaidoirie. Il porta la tasse à ses lèvres avant de m’étudier avec minutie. « Vous pourrez également solliciter l’aide de Wharton. Il a de nombreuses relations à Westminster et pas des moindre d’après le courrier que je reçois là chaque matin. Vous pourriez ainsi obtenir les faveurs de tous ces Lords et… je vous ennuie avec tout ça
396
non ? Vous allez finir par penser que je raisonne comme ces Anglaises aux noms flatteurs dont le mérite réside dans leur engagement auprès de leur époux. Et bien parlez-moi de vos études ? Qu’avezvous découverts de passionnant ces derniers temps ? —Je m’attèle à divers travaux et je compte prochainement écrire pur une chaire à l’université d’Oxford. On ne sait jamais, la publication de mes ouvrages pourrait avoir un impact plus ou moins important sur nos futures têtes pensantes. —Oh, oui assurément ! Et je me félicite de votre brillante ambition ! Vous êtes si érudit, si passionné par votre art qu’il serait tout à fait jusque que vous tentiez votre chance du côté des dogmes universitaires. —Votre enthousiasme est sans limite Nina. Si demain je vous annonçais que je partais en vol orbital autour de la lune vous applaudirez des deux mains face à cette folie. En serais-je pour autant plus sage ? —et vous m’en voulez de me monter exaltée face à vos projets ? Julius nous sommes de bons amis et oui, je me félicite de partager toutes vos victoires dont celles à venir ! » Il pianota sur l’accoudoir avant de se caresser le menton, troublé par mes propos à en juger par son comportement. « Je ne fais pas vous ennuyer plus longtemps. J’étais passé vos transmettre mes hommages mais maintenant je dois m’en aller, déclara-t-il en se levant. Soyez aimable de saluer votre époux pour moi ! » Les jours d’après je ne le vis pas. Aucun courrier à son nom ne me parvint. Il savait se montrer rare etun matin le majordome vint m’annoncer l’arrivée de Waddington. Craignant une mauvaise nouvelle je franchis la porte du salon pour me présenter à lui. ce dernier portait une longue redingote verte sur sa culotte de cheval et un gilet de brocard des plus seyants. Il se précipita vers moi pour porter mes mains à ses lèvres. « Veuillez m’excuser ma chère amie ! J’ai tardé à venir vous saluer étant seulement de retour en ville
397
que depuis deux jours. S’il vous plait ! Murmura-t-il en me présenta une chaise. Je me suis récemment longuement entretenu avec votre époux concernant votre fille ainée et j’aimerai qu’elle devienne mon épouse. —Dioné ? Mais elle n’est pas encore en âge de se marier ! Ce n’est encore qu’une jeune femme qui ignore tout des usages de ce monde ! —C’est un fait, votre fille me plait énormément. Elle a beaucoup d’esprit. Il lui arrive d’être espiègle et ses propos parfois frisent l’insolence mais cela ne travestit en rien sa nature et je m’emploierai à faire d’elle une merveilleuse épouse si toutefois vous m’autorisez à la courtiser. —Je suppose qu’il me faille dire oui après que vous ayez eu le consentement de son père ? Dioné est encore bien jeune vous savez et je doute qu’elle trouve en vous l’image de l’époux idéal selon ses propres critères ; Alors je suggère que vous ne vous montriez pas empressé à la conquérir. Elle a besoin de temps. -6Cela va s’en dire. Je pourrais attendre deux ans avant de conclure un accord avec vous. —Deux ans c’est bien court. Elle a besoin d’être éduquée. Ensuite nous aviserons. Ce projet a besoin d’être mûri pour elle comme pour moi. Nous aurons l’occasion de nous revoir prochainement, Milord, je l’espère ! » Tard dans la nuit la voiture de Wharton arriva. Ma fille en sortit prestement talonnée par son père. Ma joie fut entière et j’allais la serrer dans mes bras quand Diné s’y déroba sans un sourire. « Je suis bien lasse mère ! Et plus encore quand j’apprends que vous trouvez juste de décider de mon avenir sans en référer un traitre mot à mon père ! Bonne nuit ! » Incrédule j’interrogeai Wharton du regard avant de le suivre dans la bibliothèque. On lui apporta son porto et lui renvoya son assistant pour se concentrer à son courrier. « Vous avez tout ouvert n’est-ce pas ? je vous suis redevable d’avoir étudié toute cette correspondance,
398
sourit-il en déliant son mouchoir de cou. Il applaudit en voyant arriver une assiette de viande froide. Ah, quelle merveilleuse composition ! Je meurs de faim et je me sens d’humeur à avaler un bœuf en entier ! Seriezvous heureuse d’apprendre que votre fils se porte comme un charme ? Il est méconnaissable vous savez et j’ai pu l’identifier qu’à son regard. Il a vos yeux, ma douce et cet orgueil propre aux Wharton. Vous avez bonne mine ; a croire que le temps capricieux qui sévit ici n’altère en rien votre beauté. —Que dois-je comprendre au sujet de Dioné ? —A vous de me le dire. J’avais dans l’intention de vous ménager ce soir pour reporter cette conversation à demain mais on ne peut vous changer Nina. Vous êtes d’un tempérament de feu et j’aime tant cela en vous ! je compte vous honorer ce soir, déclara ce dernier en avalant d’un trait son porto pour se ruer sur la carafe de vin. Je vous sers un verre ? —Dioné est trop jeune pour se fiancer. —Ah, pour un temps cessez de parler des enfants ! J’aimerai ce soir retrouver la femme que j’ai épousée. Vous et moi avons besoin de nous retrouver. Venez ici ma colombe ! » Il m’attira sur ses genoux pour baiser mon cou avec avidité. Il passa bien vite à mes lèvres. Il ne m’embrassait pas, il me dévorait, engloutissant mes lèvres dans les siennes. Je poussai un cri de stupeur quand sa main glissa dans mon entrejambe. Je ne pouvais pas lui résister. J’étais faible. Il me prit sur la table avec bestialité. Chacun de ses furieux assauts m’arracha de ses cris de jouissance. Il me bâillonna la bouche tout en opérant ses mouvements de va-etvient parfaitement maitrisés et quand après cette longue étreinte il se répandit en moi, le visage de Bergson se dessina dans mon esprit. Alors je chassai cette pensée insane pour me concentrer sur mon époux accroché à mes hanches. « Avant de monter nous coucher je veux vous parler de Dioné, insistai-je de nouveau. Dites-moi quel est l’origine de son malaise ?
399
—Cela suffit Nina, murmura ce dernier en ajustant ma robe sur mes courbes. Si vous ne connaissez pas encore votre fille, vous devriez savoir que rien n’affecte plus Dioné que des décisions prises à la vavite sans la concerter. Nous reparlerons de cela demain matin si vous le vouez bien. Pour l’heure j’ai du travail qui m’attend. S’il vous plait ! » Pendant deux jours Dioné resta muette, froide à mon égard telle une étrangère vivant sous notre toit. Thétis crut bon lui préciser la visite de Waddington et la frustration qui découla de notre entrevue. Mes filles parfois redoublaient d’agressivité trouvant notable de me fustiger dans mon rôle de mère en me comparant à celle que je fus autrefois, soit une maman plus conciliante à l’écoute de ses enfants et abordable. Pas ce genre de créature hautaine recevant le toutLondres dans son fief ostentatoire. Wharton, lui ne se plaignait pas de ce changement. Il m’encourageait à recevoir, animer des repas mondains et pour se faire le budget de mes loisirs restait sans fond. Comme je proposai une promenade au parc, aucun de mes filles n’accepta de se joindre à ma personne. Pas même Nausicaa, coincée dans son arbre, vêtue tel un petit mousse recevant les ordres de son capitaine de frégate, Achille. Une voiture s’engagea dans la cour au moment où je me préparais à sortir et mon cœur s’emballa en y découvrant les traits augustes de Lord D’Arcy. Il me présenta à l’un de ses amis, un ancien de la Royal Navy converti au commerce des Indes. Pendant un bref instant je ne sus que lui dire avant de les guider tous deux vers le salon vert réplique parfaite d’un salon de la nouvelle résidence royale de Buckingham Palace. « Sir Holloway ici présent pense qu’il serait sage que vous souteniez Waddington à la Chambre des Lords. Votre époux a du vous dire combien il est difficile pour ce dernier de se concentrer sur ce qu’il sait faire de mieux. La politique. Or Waddington a pour idée de repartir dans nos Colonies dans les mois qui viennent. Une attention particulière envers notre ami pourrait lui être stimulante, ne le croyez-vous pas ?
400
—Oui Waddington est pour ainsi dire, dans une mauvaise passe, renchérit Holloway en caressant ses favoris gris. Son amour pour les Indes orientales ne se limitent pas qu’à son commerce, il est foncièrement optimiste quant à nos possessions outre-Atlantique. Or il s’avère que votre époux et Waddington soient un peu en froid. Leurs idées divergent et qui d’autre que vous pourriez les raisonner ? Enfin, nous pensons à juste tire que tout cela part d’un malentendu. » Dont la cause restait ma fille Dioné. La nausée me gagna les lèvres. Devrai-je sacrifier ma fille comme un vulgaire pion pour satisfaire aux lubies de cet homme aussi aimable soit-il ? « Je vais y réfléchir. Une femme respectable à Londres ne peut sortir sans galante compagnie. J’avais dans l’idée d’aller prendre l’air au parc. Je reste persuadée que le parc de St James reste aussi plaisant que le parc de cette demeure. Pourquoi ne pas m’y accompagner ? » D’Arcy se crispa sur sa chaise. Il interrogea son ami du regard avant d’émettre une réponse. « cela aurait été avec plaisir, Milady mais nous sommes tous deux attendus chez un vieil ami à l’autre bout de la ville. Une prochaine fois si vous le permettez. » Cette réponse brève et sans équivoque me laissa abasourdie. Réalisant son erreur, D’Arcy tenta un sourire de circonstance qui alla se perdre sur son charmant visage. Ainsi je les raccompagnais à la porte, l’ombrelle à la main. Déçue au plus au point je me contenterai de notre parc et sur le banc je me mettrais à songer au plaisir éprouvé à Kingston ans mon jardin au milieu de mes plantes en compagnie de ma mère et grand-mère. Toutes deux me manquaient. En épousant Wharton j’avais fait leur fortune mais en même temps un fossé s’était creusé entre nous. Dès lors je ressentis le mal du pays. Vous ne vous imaginez pas à quel point je me trouvais inutile ici. J’étais devenue ce que j’avais craint devenir, une femme sans lendemain vivant cloitrée ans une belle
401
prison dorée avec des enfants qui bientôt ne seraient plus là pour égayer mes mornes journées. La journée codifiée ne permettait pas le moindre imprévu, la moindre incartade. Les enfants recevaient leurs précepteurs dans un défilé permanent e gens en tenue sombre. Aucun d’eux ne prenait conscience de mon existence ; ils se bornaient à leur activité et une fois l’exécution terminée ils s’en allaient sans même passer me saluer. Tout m’échappait. Je n’avais plus contrôle sur rien, pas même sur ma propre existence. Je venais à me trouver insipide, dénouée du moindre intérêt. Le seul fait mémorable de cette fin de mois fut l’invitation de la mère de mon époux dans son magnifique château aux charmes palladiens. En nous voyant descendre de voiture cette femme, devrai-je dire cette boule d’énergie quitta son perron pour embrasser ses petites-filles avec un tel empressement que je n’en crus pas mes yeux. Il ne fut pas question pour nous de nous plaindre du trajet car déjà elle nous précéda en insistant sur la nécessité que chacun trouve réconfort et épanouissement en son domaine. Les filles ne s’en firent pas prier, heureuses de trouver en leur grand-mère une oreille à qui se confier. « Oui mes chères petites ! Tout ceci appartient à votre père. Il est le seul héritier de ce domaine et à ce titre a trouvé généreux de me placer ici à défaut d’une résidence à Bath. Cet endroit n’est-il pas idyllique ? Cela doit vous rappeler Kingston. Mon fils a toujours aimé cet endroit mais la Jamaïque lui a fait perdre tout sens des responsabilités, soupira cette dernière perdue ans ses pensées. Il est si attaché à cette île que j’ai cru qu’il ne reviendrait jamais. » Ce reproche m’était destiné mais bien vite elle se ravisa trop heureuse de voir ses petites-filles pour la première fois. Wharton devait nous rejoindre plus tard avec ses fils et dans l’heure qu’il suivit ils arrivèrent montés sur de magnifiques bais. L’émotion fut à son paroxysme en voyant mon cadet désormais transformé en homme. En me voyant il fut intimidé et
402
osa à peine m’approcher sous le regard hilare de ses sœurs. Taquiné par son ainé le bel arrogant William il baisa ma main avec une certaine gêne à le faire. « Et voilà mon fils et sa petite famille à ce jour réunis en ce royaume ! Que ces jours soient les plus prolifiques et gages de réussite, mes enfants ! Argua Lady Elisabeth les larmes perlant à la commissure de ses yeux gris. Prenez soin de votre famille mon fils, c’est le seul capital que vous ayez en ce monde ! Le seul qui vous donnera satisfaction ! » Et dans le grand parc Dioné poursuivait Nausicaa et Thétis quand William et Charles arpentaient les lieux comme deux parfaits gentlemen, échangeant sur leur réciproque succès dans ce monde. Toutes trois gloussaient, des plus heureuses, excitées à l’idée de ne former qu’un tout, une unité compacte et homogène dressée face à l’adversité. « Elles sont ravissantes ! Dioné a-t-elle à ce jour un soupirant ? Questionna Elisabeth fascinée par l’attraction exercée par ma Dioné. Je ne lui donne pas la saison pour se débusquer un beau galant. J’espère William que vous serez la guider comme il se doit! » Le regard de Wharton croisa le mien. « Dioné a beaucoup de prestance et un talent certain pour ne pas satisfaire à nos exigences, répondit-il sans me lâcher des yeux. Elle intrigue tout comme elle suscite la discorde. Nina et moi pensons qu’il est préférable de lui laisser du temps afin qu’elle comprenne par elle-même ce qu’on attend d’elle. —C’est une excellente idée ! Excellente idée ! Si votre père avait été encore de ce monde, il n’aurait pas été de cet avis, lui qui était si rigide, si ennuyeux. Je suis si soulagée de vous entendre dire ça ! Les jeunes femmes de ce monde ont le devoir d’être savantes et il me plait de penser que vos petites chéries le soient. » A ma grande surprise Elisabeth et moi partagions les mêmes idées. Comment ne pas la trouver admirable ? Cette mère avait connu un mariage difficile et son fils unique fut son seul réconfort. « Et comment va ce cher Bergson «
403
Cette question me fit tressaillir. Ainsi Elisabeth connaissait Bergson ! Mon cœur battait à rompre dans ma poitrine et immédiatement je me redressai sur mon séant. « Il m’a écrit une lettre forte charmante pour me faire part de son installation dans la capitale ; Force de constater que j’éprouve quelques difficultés à l’imaginer près de sa tante, cette odieuse créature lui qui est si épris de liberté, si grand humaniste ! Il doit être bien malheureux et souffrir le martyr dans cette ville qu’il exècre au milieu de ces personnes si étroites d’esprit. Que cela est regrettable pour notre ami ! A quel funeste sort se dévoue-t-il ? —Je lui vois un brillant avenir dans la capitale. Et vous ne devriez pas être si inquiète pour lui car très prochainement il sera marié à l’une de ses conquêtes et relation de Lord Waddington. —Que racontez-vous là Nina ? Questionna Wharton le sourcil froncé. —Et bien, je parle de cette lady Charlotte ! Il a entretenu une longue correspondance avec cette dernière avant de la rencontrer à Londres peu de temps après notre arrivée. Une parfaite idylle dont on ne l’aurait pas cru capable. Toujours est-il qu’il se dit très séduite par la belle ! A l’expression déconfite de Wharton je sus que mon histoire ne tournait pas rond. Le visage de mon époux se figea à la minute où il comprit avoir été dupé par son ami, le seul qu’il n’ait jamais eu. Il caressa sa mâchoire avant de concentrer son regard vers les enfants. « Oui, Nina a raison ! Notre ami Bergson file le parfait amour avec sa nouvelle conquête. —Vraiment ? Et comment ne suis-je pas au courant ? Qui est donc cette Lady Charlotte, relation de notre très Honorable Waddington ? —C’est une amie de ce dernier qui se veut discrète mère et d’une commune mesure il ne tient pas à ce que cela s’ébruite sans obtenir l’approbation de la famille de cette dernière.
404
—Oh, quel malheureux homme ! Il serait donc tombé amoureux de la mauvaise personne ! Comment parvenir à réparer cela ? —en ne tenant aucune considération à ses transports. Votre discrétion sera hautement appréciée au risque de le précipiter dans un scandale sans précédent ! » Plus tard on monta se délasser avant le déjeuner. Une fois les domestiques renvoyés, Wharton frappa à la porte de ma chambre et me trouva là, debout au milieu de la pièce. Il se passa de longues secondes avant que ce dernier ne se décide à parler. Ehors les oiseaux pépiaient. Mes enfants jouaient aux cartes sous l’œil bienveillant de leur gouvernante. Mes fils discouraient toujours et encore sans jamais s’en lasser. Wharton tira une chaise pour m’inviter à m’y assoir et inspira pour se donner du courage. « je ne resterai pas déjeuner en votre compagnie. Il me faut regagner la capitale dans les plus brefs délais. J’en ai averti ma mère. Au-delà des mots, elle comprend beaucoup de choses. J’emmènerai avec moi les garçons. —Pourquoi la priver d’une telle compagnie ? Et pourquoi moi me priver de mes fils ? Wharton existet-il une obligation plus importante que celle de rester auprès de votre famille ? Vous nous fuyez. Continuellement vous cherchez le prétexte pour esquiver notre compagnie et je doute que cette urgence en soit véritablement une ! —Soit, je n’ai rien à vous cacher ma douce ! l s’agit de Julius. Il est mon ami d’aussi longtemps que je m’en souvienne et vous espérez que je me montre indifférent à son sort ? —Non, je n’ai pas dit cela ! ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! —Il vous a parlé de sa fiancée mais vous n’avez pas trouvé bon de m’en parler. —Pour moi vous étiez au courant ! Enfin pourquoi ne le seriez-vous pas ? Il est votre ami aussi longtemps que remonte la conception de l’univers alors ne dites pas que vous l’ignoriez ! »
405
Wharton cala sa tête entre ses robustes mains avant de passer sa main dans ses cheveux blonds. Un geste qui me fit savoir que Wharton souffrait le martyr intérieurement. Alors je détournai la tête, la gorge nouée. « A Kingston deux jours avant notre départ il m’a parlé d’une femme à qui il devait faire ses adieux. Il cherchait une façon élégante de la saluer une dernière fois pour ne pas la froisser. Alors après deux verres de gin nous avons inventé cette Lady Charlotte, relation de Waddington et passionnée de botanique, d’astronomie et de tout ce qui pourrait faire le bonheur de ce dernier. Je ne l’aurai pas pris au sérieux si à l’annonce de votre départ anticipé avec mes enfants il ne s’était absenté deux heures. » Une larme ruissela sur ma joue que je m’empressai de faire disparaitre. « Et j’avais pensé avoir trouvé les mots pour le rassurer. C’était sans compter sur sa discrétion à bord de mon vaisseau. A aucun moment il n’a rougi de cette situation. Comme le dit ma mère. Bergson est épris de la mauvaise personne. Et vous l’aimez en retour n’est-ce pas ? Vous pensez que je ne vous entends pas pleurer la nuit quand vous me croyez endormi ? Je devrais éprouver de la colère quand je me dis que tout cela est mérité. —Wharton ne soyez pas stupide, s’il vous plait ! —Vous n’êtes pas heureuse avec moi. je pourrais te voler la lune que cela ne t’ébranlerait pas plus que cela. Si vous deviez refaire votre vie, il reste fort possible que vous choisissiez Julius. Alors je pars e ce pas à Londres, c’est encore là-bas que je suis le plus capable de réfléchir. » Il baisa mon front et partit. Plus tard on frappa de nouveau à la porte et pensa avoir à faire à Wharton je bondis hors de ma chaise pour le serrer dans mes bras et le rassurer quand à l’amour que je lui portais. Dioné se tenait là, le sourire narquois sur les lèvres. « Avez-vous un peu de temps à me consacrer mère ? Mais surtout ne me prenez pas de haut comme vous avez tant l’habitue de le faire. Voilà je ne sais
406
comment vous le dire sans que vous vous emballiez. Je veux être certaine que vous conserviez votre calme le plus longtemps possible. Je ne rentrerai pas à Londres. La mère de votre époux, cette très sage lady Wharton se propose de m’héberger sur son domaine le temps pour moi que Lord Waddington m’épouse. Nous nous aimons et tous deux nous envisageons de retourner vivre à Kingston. —Mais je pensais que…. —Ne faites pas celle qui vous doutiez de rien. Vous saviez que lui et moi étions faits pour nous rencontrer et nous entendre. Sachez que père m’a donné sa bénédiction. Il savait qu’il serait plus dur de vous convaincre alors il m’a demandé de ne rien vous dire tant que je n’avais pas rencontré sa mère. Maintenant que cela est chose faite je veux que vous sachiez qu’il n’y aura pas plus grand bonheur pour moi d’épouser un tel homme que lui ! » Je n’arrivais pas à y croire. Ma petite Dioné… un timide sourire apparut sur mes lèvres. La peur me saisit. Wharton avait tenu secret cette information. Il éprouvait pour moi du mépris, ceci expliquait pour quelle raison il n’éprouvait nulle colère en découvrant mon infidélité passagère avec son ami de toujours. Un tel mépris ne pouvait être acceptable, pas au vu de ses enfants que j’avais mise au monde. Dans la voiture qui nous ramenait à Londres inq jours plus tard et sans ma fille Dioné je ne pus me faire à l’idée de poursuivre dans ce monde devenu si étroit à mes yeux. Poussée par l’audace de dioné j’écrivis à Waddington dans le seul but d’accélérer leurs noces. Elle allait sur ses seize printemps et en paraissait vingt ans de part sa maturité ; ce n’était qu’une enfant et moi une pauvre imbécile. Pour me punir Wharton avait déserté la demeure. Peut-être avait-il une maitresse en ville pour satisfaire à ses pulsions sexuelles ? L’idée de le savoir en compagnie d’une autre me collait la nausée. Rien n’aurait pu mieux me dégouter que cette détestable image. La trahison avait donc cette amère saveur.
407
CHAPITRE A mon réveil je fus prise d’une horrible crampe qui irradia mon bas-ventre. Jamais si ce n’est au moment de mon premier accouchement je n’avais ressenti pareille douleur. Avec effroi je constatais le sang maculant mon drap. Il était visqueux et rouge. La panique me saisit. Ma femme de chambre Nelly arriva pour repartir prestement à la recherche de l’intendante. « je veux voir William ! Je veux mon époux ! —Il n’est pas à Londres, Milady ! Mais nous sommes partis chercher le médecin. Surtout restez tranquille et respirer ! » Je savais être au plus mal tant je suais à grosse gouttes. On ouvrit les fenêtres. Le Docteur arriva. Je l’entendis dire : « Elle a perdu trop de sang. Où se trouve son époux ? Nous ne pourrons pas pratiquer de saignée. Il ne lui reste malheureusement que peu de temps à vivre. » Je voulais voir mes enfants. Mon époux. Je ne pouvais pas mourir ainsi. Les domestiques sanglotaient autour de mon lit. Je fixai le plafond sans pouvoir réagir. « A-t-elle de la famille ici ? Qui devons-nous prévenir ? Questionna le docteur en vérifiant une énième fois mon pouls. —Il n’y a personne. —Si ! Il y a le docteur Bergson, répondit-on. Il est passé la voir il y a deux mois de cela. On devrait pouvoir le contacter s’il n’est pas trop tard ! » Je me revis à Kingston marchant sur le sable chaud. Les vagues léchaient mes pieds et tout l’enjeu restait de les éviter. Wharton me regardait faire tout sourire en bras de chemise. Je gloussais tout en affrontant les vagues, les cheveux dans les yeux. Wharton ne me lâchait pas des yeux, allongé sur le flanc. « Etes-vous heureuse avec moi ? —Comment ne le serais-je pas ? Répondis-je en me précipitant à genoux face à lui. Vous vous persuadez
408
que je ne pourrais pas l’être avec un vieillard comme vous ! La Fleur pense que j’aurais tort de vous épouser mais votre argent encourage sa bénédiction. —Ah, ah ! Vous êtes un modèle d’impertinence Miss Spencer ! —Et vous un abject goujat qui pense tout obtenir par son argent et ses beaux galons de cuivre ! Les capitaines de la Royal navy sont-ils tous comme vous, des hommes corrompus décidés à séduire les innocentes vierges de cette ile pour faire d’elle leur esclave sexuelle ? —Mais avec vous ça sera différent. —Je ne vois pas en quoi. Vous êtes un officier et vous vous lasserez de moi. —Non, jamais ! J’ai trop d’estime pour vous et à mes côtés vous ne manquerez jamais d’amour ! » Puis ce fut une nuit sans étoiles. Un ciel noir strié de flammèches rouges. En baisant la tête je vis des centaines de milliers de mort-nés posés à même le sol. Ils avaient des yeux noirs et pas de bras. ils étaient morts mais hurlaient sans répit. Le froid me glaça le sang. Plus je tentais de fuir la scène et plus mes pieds s’enfoncèrent dans ces petits cadavres. Les voix furent lointaines, presque inaudibles mais je les percevais comme autant de sons perçant le néant. « Depuis combien de temps est-elle ainsi ? » Une autre voix répondit : « Depuis cinq heures Docteur ! Nous avons essayé de la voir boire mais elle n’absorbe plus rien. Elle a déliré pendant une heure. Elle ne cessait de dire qu’elle était désolée. Par moment elle semble nous entendre mais elle ne réagit plus ! Elle ne bouge plus et nous sommes des plus inquiets quand aux petites Wharton. Elles réclament après leur mère. » Un souffle caressa mon cou. « Nina, c’est moi Julius. Je sais que vous m’entendez mais que vous n’êtes pas en état de me répondre. Mais….ce n’est pas fini pour autant. Il faut que vous reveniez. Où que vous soyez, vous devez revenir. Vos filles sont très inquiètes. Nausicaa se montre très forte mais… Veuillez m’excuser… Nina,
409
j’aurais du arriver plus tôt ! Je vous demande pardon. » La voix s’éloigna lentement et je me retrouvais sur la côte africaine accoudée en bastingage d’un vaisseau britannique. C’était apaisant. Il me semblait être dans le ventre paisible d’une mère et lentement bercée par le doux clapotis de l’eau contre la coque du navire je m’endormis à l’ombre d’un arbre où chantaient toutes sortes d’oiseaux au plumage plus qu’extraordinaires. « Comment ? Comment va-t-elle ? » Wharton parlait et j’eus envie de le serrer dans mes bras, là allongée sous cet arbre. « Je guette le moindre signe, mais…. Elle est forte et elle lutte. Elle nous entend et réagit à certain stimulus. William, je vais vous laisser. » Et sous cet arbre je tentais mes doigts vers le soleil dissimulé sous ses feuilles de palme ; Wharton se trouvait être allongé près de moi, l’air inquiet. Mes doigts se posèrent sur son visage, ses sourcils froncés et ses lèvres pincées. Il finit par me sourire et nos mains se joignirent. Ses cheveux blonds se mêlèrent à ma noire chevelure ; nous étions deux enracinés, capables de se satisfaire de l’un et de l’autre. « Ma petite chérie…. » Ses lèvres se posèrent sur ma main et mon cœur saigna en entendant les sanglots de mon époux au fond de sa voix. « Ma douce colombe. Vous savez comment faire pour me torturer et…. Les enfants se portent bien. Les filles son efficace dans la gestion du pont. De véritables aspirants de la Royal Navy. Quant à vos fils…. Ils tiennent la barre et je ne serai pas surpris si un jour l’on m’annonçait leur nomination à de hautes fonctions dans ce royaume. Ils sont comme leur mère, zélée et plein d’ambition. Ils ne se laisseraient pas submerger par la première vague. Nina…. J’aimerai pouvoir vous rendre heureuse. Toutes ces années passées n’ont servi qu’à vous éloigner de moi. Mais revenez-moi je vous en prie. Sans vous, je suis inutile. Je vous aime tant Nina. » A la proue d’un navire je me tenais fermement aux vergues. Une tempête se dessinait à l’horizon et bien
410
vite le vaisseau gîta sur bâbord. L’eau se déversa sur le pont et les hommes surent précipités dans l’eau. Je reconnus là Bergson. Je lui lançais une corde et quand sa tête immergea de l’eau je reconnus les traits de mon époux. J’ai sauté ans la mer en furie. Mais Wharton se trouvait être sur le pont serrant tout contre lui mes enfants, de petits êtres sans défense. Le navire inexorablement les éloignait de moi. Je criais leur nom mais ils ne m’entendaient pas. Thétis jeta une couronne mortuaire tout contre ma tête. Je criais mais aucun d’eaux ne réagit favorablement. Je voulais vivre et plus je me débattais et plus je m’enfonçais ans cette eau noire. « Maman, maman accrochez-vous ! » Nausicaa tenait ma main dans la sienne. De grosses larmes ruisselaient sur ses joues rondes et clairsemées de tâches de rousseur. Je devais me battre et vivre. Et ans cette pénombre je luttais contre les éléments furieux. Puis se fut le calme. Une vive lueur m’aveugla et je discernais avec difficulté le visage de Nausicaa me fixant, incrédule. « Maman ! O Maman, vous nous avez tellement manquée, murmura cette dernière en me serrant dans ses bras frêles. Papa va être si heureux. Maman…. » Peu de temps après, entra un homme costaud qui s’assit prestement sur mon lit sans chercher à me ménager. Il voulut poser sa main sur ma joue mais je prie peur. Ses sourcils se froncèrent et approcha sa main de la mienne. « Nina, je suis heureuse que vous soyez de nouveau parmi nous. Nous n’avions jamais cessé de croire que vous nous reviendrez. Cela fait deux mois maintenant et tout va bien se passe maintenant. » Il tendit la main pour caresser ma joue mais je m’y dérobais. Où est Wharton ? Où est mon époux ? Une larme coula de ma joue. Je voulais mon époux. « J’ignore qui vous êtes, mais… j’aimerai vraiment revoir mon époux. » Il s’en alla et plus tard, filles me tinrent compagnie. Tandis que l’une brodait l’autre lisait à voix haute. Le regard vague je tentais de me concentrer sur tous les
411
visages croisés depuis mon réveil. Je reconnaissais tout le monde excepté le visage de mon époux que je continuais à espérer. « Où est votre père ? Finis-je par demander, craignant le pire. Peut-être s’était-il donné la mort de désespoir ? Non, il n’aurait pu abandonner ses enfants. « Voulez-vous qu’on aille le chercher mère ? —Oui, oui, suppliai-je presque les yeux bordés de larme. Il faut que je le voie. » Ma Thétis revint accompagnée de cet homme blond arborant fièrement une redingote bien ajustée sur ses larges épaules. Un timide sourire apparut sur ses lèvres et en panique je me tournais vers Nausicaa. « Ce n’est pas lui… Ce n’est pas vôtre père. —Mais si maman, c’est Mr Wharton. C’est notre père et votre époux.» Ma gorge se noua. Je ne reconnaissais pas le père de mes enfants, mon époux et protecteur. L’homme qui avait cru en moi et m’avait épousé malgré mes conditions sociales. Comment ne pouvais-je le reconnaitre ? Lui qui m’avait donné tout son amour et plus encore. Une larme coula sur ma joue. Tenant fermement Nausicaa dans mes mains, je n’osai regarder cet étranger dont le regard lubrique m’effrayait. Il s’assit près de moi et je ressentis une indicible peur. Comment pouvais-je trembler à ce point ? « Notre ami Bergson demande à vous ausculter. Si vous pensez être prête alors nous le feront rentrer. Nina, vous avez traversé une longue épreuve et il se puisse que votre esprit soit quelque peu éprouvé mais il n’en reste pas moins que je vous aime et que je suis très heureux de vous voir de nouveau me fixer avec votre regard interrogatif et si intense, sourit ce dernier l’œil brillant. En l’espace d’une heure vous semblez mieux vous porter, mon petit cœur. Avez-vous soif ? Ou peut-être faim ? Les filles vous ont-elles nourries depuis ? —Je ne me souviens pas de vous, finis-je par articuler avec douleur.
412
—Je vous demande pardon ? » Il reposa le pain dans son assiette et s’essuya les mains avant de revenir vers moi, des plus inquiets. « J’essaye de me souvenir de vous mais il ne reste plus rien dans ma tête. —Permettez que je fasse entrer le docteur ? » Wharton sortit et Bergson entra seule prenant soin de lisser la porte entrouverte derrière lui. Il avança sa chaise sans me lâcher des yeux. Il prenait un air sérieux ce qui ne présageait rien de bon pour la suite de notre entrevue. Son regard me défigura puis il prit une profonde bouffée d’oxygène avant de se lancer. « Mrs Wharton vous avez survécu à une hémorragie interne qui a causé quelques lésions cérébrales et il vous faudra rester le plus souvent que possible dans un environnement sain.et…. —Ce n’est pas ici chez moi. —Je comprends tout à fait mais il s’agit du choix que vous avez fait pour vos enfants. —Je crains eu vous ne sachiez pas ce dont je parle ! Mon époux n’est pas ici. —Mr Wharton est là, avec nous. —Non, répondis-je froidement acculée dans une impasse émotionnelle, il n’est pas ici. Cet homme qui cherche à m’être aimable n’est pas mon époux ! Mon époux ne m’aurait jamais envoyé ici. —Mrs Wharton, donnez-moi le nom de votre époux. Dans ce cas je lui écrirais pour qu’il puisse faire le nécessaire vous concernant. Comment s’appelle-til ? » Et je ne sus que lui répondre. J’ignorais tout simplement son nom. Aucun son ne sortit de mes lèvres. Les larmes inondèrent mes yeux. « Je sais seulement qu’il m’aime et qu’il ne m’aurait jamais laissé tomber. —Alors, pouvez-vous seulement le décrire ? » Avec vigueur je secouai la tête faisant ainsi jaillir les larmes de mes paupières. « Non…j’en suis désolée… » Et Bergson se rapprocha de mon lit et son regard bleu limpide plongea dans le mien.
413
« Mrs Wharton… Nina, l’homme qui est à l’extérieur de votre chambre. Cet homme qui vous aime plus que de raison est votre époux. S’il est possible que vous n’en gardiez aucun souvenir, au nom de l’amour qui vous unit à vos enfants, ne le refusez pas. Il est votre époux Nina. Ne le laissez jamais voir que vous ne ressentez rien pour lui ou cela le tuera. Si dans un mois la mémoire ne vous ait pas revenu, alors soyez aimable de prendre Mr Wharton pour amant. Et si d’aventure vos souvenirs ressurgiraient alors la conversation que nous avons eu en cet instant n’aura jamais eu lieu. S’il vous plait, Nina, serrons-nous la main afin de sceller cet accord. » Ce que je fis. Il garda ma main dans la sienne. La caresse de ses yeux m’emplit de confiance. Wharton pouvait-il convenir comme amant ? Aucun moyen de le savoir. Il restait là à m’observer derrière une porte, un détail de l’architecture de la demeure et son aspect général rassurait. Les enfants arboraient cette même blondeur, cette même assurance de la vie. Il leur faisait la lecture de l’actualité et commentait la politique et mes filles l’écoutaient avec attention, buvant chacune de ses paroles. Cet amiral prenait le temps de s’occuper de ses fils et filles quand d’autre aurait déserté le foyer conjugal. Je m’en voulais de ne pas m’en souvenir. Quelle épouvantable situation que la mienne ? J’essayais pourtant de stimuler ma mémoire de quelque manière qu’il soit mais nos souvenirs communs restaient enfouis au plus profond de mon esprit. Julius parlait d’une amnésie partielle suite à un traumatisme. Impossible de savoir le temps que cella me prendrait pour réveiller ma mémoire. Comment cela avait pu se produire ? « Vous avez fait une hémorragie Nina et c’est une chance que vous soyez encore en vie. A un moment votre cerveau aurait manqué de sang, donc d’oxygène et votre femme de chambre a eu le bon sens de relever vos jambes afin de faire circuler le sang. Vous êtes une miraculée, vous savez ? Mais il va s’en dire que vous ne pourrez plus avoir d’enfants. Cela vous
414
tuerait. J’en suis navré Nina mas il en est ainsi. Plut au ciel que vous ayez déjà de charmants enfants qui en ce jours vous comble de joie. —Je suis une déception pour Mr Wharton. —Non ! Pourquoi pensez-vous cela ? Vous êtes bien plus qu’il n’aurait jamais imaginé et vous lui avez déjà tellement donné. » On resta à se fixer. Je crus lire dans ses yeux quelque chose comme de l’amour. Tout son être se consumait d’amour pour ma personne et il fallait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir. Les rares fois où Mr Wharton s’absentait avec ses filles, il s’empressait de jouer les valets en venant me border, ouvrir les fenêtres de ma chambre, me sortir dans le parc de la résidence ou bien me dorloter de toutes les manières qu’il soit. Cet homme élégant portant le noir come personne et serrant son mouchoir avec soin autour de son cou me tenait également informé de la politique intérieur du pays en insistant tout particulièrement sur les décisions de la Chambre des Lords. Son vieil ami, Lord Waddington appuyait sa candidature pour une importante fonction au ministère public e la santé et sous mon édredon de plumes je ne perdais pas un mot de ses tergiversations. Il ne craignait pas de m’ennuyer avec la politique que je savourais avec délectation. « je ne suis pas malade Mr Bergson, alors est-il possible que je puisse aller me promener en phaéton dans les rues de Londres ? je pense que cela me ferait le plus grand bien. » Il ne fut pas long à commander l’attelage de la voiture qu’il guida jusqu’au bord de la Tamise dans ce flot ininterrompu de piétons, voitures, attelages. Cela était grisant de pouvoir ainsi me plonger dans le commun des mortels après avoir entrevu la mort. A ma demande il me conduisit à la Coven garden où j’achetais quantités de livres et bibelots en tout genre pour mes filles. Pour mon William pensionnaire à Oxford je llui trouvais un coupe-papier en or de Tolède payé par la bourse de Bergson puisque n’ayant plus un shilling pour poursuivre mes achats. Me voyant
415
heureuse, réjouie et des plus sereines, ce dernier m’offrit un éventail enèmeivoire représentant une scène champêtre du 18 siècle copié sur les représentations romantiques d’Antoine Watteau. Quand vint le moment de rentrer je me décidais pour une montre à gousset qui je l’espérais, plairait à Mr Wharton. Sous un fin crachin nous reprîmes le chemin de notre hôtel. Les filles me sautèrent au cou excepté ma Dioné plus candides que jamais. Il était question e la marier à Waddington dans les deux ans à venir et son nouveau statut de fiancée la plaçait au-dessus de ses benjamines dont l’innocence soulignait la course du temps. De mes mains, Wharton reçut la montre à gousset. Devait-il se montrer heureux ? Il afficha un morne sourire avant d’inviter bergson à le suivre dans son bureau. Ils y restèrent une petite heure à dévisser autour de leur boisson préférée et au salon avec mes petites princesses je brodais tout en suivant des yeux les minutes égrenées par la pendule. Wharton devait se dire que j’étais une déception. Une épouse qui ne parvient plus à enfanter est une déception. Pour me rassurer je lorgnais du côté de mes filles concentrées à leur ouvrage. Mon amnésie ne serait jamais arrivée si j’avais accepté ce bébé dans mon esprit ; il fallait voir là un châtiment divin. Dès lors je ne lui servais plus à rien. Thétis m’observait derrière son livre, les lèvres pincées et les sourcils froncés. Son regard semblait vouloir dire : Elle refuse l’amour de notre père pour s’adonner à quelques caprices dont elle seule a le secret. Et pour me donner plus de contenance, je gonflais la poitrine. « Que dites-vous si nous partions à la campagne quelques jours ? Nous pourrions ainsi visiter la région ? —Père propose de nous emmener voir l’un de ses amis d’enfance logeant à St James. Et puis nous avons un emploi du temps bien rempli, mère qui ne nous permet aucune récréation, répliqua Dioné d’un ton qui se voulait froid et moralisateur. Nous ne sommes pas
416
à même de gérer nos loisirs quand bien même votre convalescence ne laisse pas de place à toute forme d’excès. » Je ne trouvais rien à redire. Dioné avait l’art et la manière de tout tourner à sa faveur. Peut-être s’exprimait-elle dans le but de me punir ? Il paraissait évident que je n’avais plus ma place dans cette famille où seule l’autorité du père régnait dans un monde si codifié en proie à la puissance des hommes, régnant en souverain sur leur foyer. La gorge nouée je poursuivis mon travail d’aiguilles, maugréant ma situation et cette faiblesse si amère qui inexorablement me tenait éloigner de mes enfants, de mon époux. Cette légitimité n’était plus emportée par cette amnésie dont peu acceptait sa véracité. Mon attention se porta sur la porte fermée coupant le monde des femmes et de l’enfance à celui des hommes et de leur virilité. A plus forte raison je pouvais me méprendre sur les sentiments de Bergson. Fort possible qu’il prenait son rôle de précepteur au sérieux faisant de moi non plus l’épouse de son très respectable ami, mais comme une jeune femme écervelée sans opinion propre reléguée au rang subalterne de génitrice. Rôle pour ma part que je n’occupais plus. Ma gorge se noua et prétextant un soudain mal de crâne je partis me mettre au lit. Le lendemain Mr wharton fit irruption dans ma chambre, les mains sur les hanches dans une morne attitude de celui qui enfreint les règles de bonne conduite. Il n’était pas l’heure de m’habiller et au milieu de mes oreillers, embrumée par mes derniers sones je l’observais d’un œil en pensant avoir à faire à un revenant venu depuis l’outre-tombe pour me tourmenter. « Julius vient de recevoir sa nomination hier soir et par conséquent prendra ses fonctions dans la matinée. Cette nouvelle est un peu impromptue comme je vous laisse l’imaginer mais il a dans l’espoir que vous lui pardonniez son absence. Si vous souhaitez le saluer avant son départ il en serait soulagé. »
417
Je sonnais ma femme de chambre qui m’aida à enfiler une robe de chambre et peigner mes cheveux. Un dernier regard dans le psyché et je disparus à la recherche du docteur que je trouvais être en tenue de voyage dans l’antichambre. Ses boucles blondes se découpaient autour de son auguste visage dont un tic nerveux agitait sa joue gauche et la commissure de ses lèvres si bien dessinées ; Il se pencha avec respect sans oser me regarder comme il l’avait fait les jours précédents. Il aurait trouvé déplacé de le faire maintenant qu’il était désigné pour s’occuper d’un poste à responsabilités bien loin de cette demeure qui ne lui offrait aucun avenir concret. Il s’était attendu à ce que je parle la première mais aucun son ne sortit de mes lèvres. Désarmée et en proie à une vive émotion je restais là à le fixer dans cette clarté naissante. Je craignais de fermer les yeux et de voir cette vision s’effacer à jamais. « Mrs Wharton, je n’ai plus qu’à vous souhaiter un bon rétablissement. Mais je vous ai être en bonne compagnie au milieu de vos aides-soignantes de choix et maintenant il me faut retourner à mes obligations professionnelles. -aurons-nous cependant l’occasion de nous revoir ? —Waddington organise des réceptions dignes des palais royaux et nous comptons sur votre présence pour égayer ces mornes et ennuyeuses soirées. Ou bien on pourrait convenir de se voir en fin se semaine, ici ou ailleurs. » Cela sonnait comme une invitation à devenir une femme du monde coincée dans son emploi du temps des plus mondains. Avant tout je songeai à ma fille Dioné et au pouvoir fascinant qu’elle suscitait. Où que j’aille sa beauté céleste me reléguait au rang de mère de famille, créole et épouse d’un amiral jouissant d’un important statut d’officier de sa Majesté. « Oui, cela pourrait se faire, répondis-je par dépit. Nous recevons le mardi et le jeudi. » La porte s’ouvrit sur Wharton don tle regard passa de l’un à l’autre.
418
« Julius, votre voiture est avancée ! Il est temps pour vous de rallier vos quartiers et à moi, de vous souhaiter une bonne continuation dans votre entreprise. » Il s’en alla sans un regard pour moi. Comme il est étrange de ressentir pareil désordre émotionnel ? Et dans l’antichambre e restais inerte à ne plus savoir que faire. Le reste de la matinée je le passais à écrire à de parfaits inconnus sollicitant notre présence dans leur diner, souper et bals. Wharton vint se présenter aux alentours de onze heures. Il s’assit à quelques mètres de mon bureau, perdu dans ses réflexions et la plume à la main j’essayais de recouvrer mon inspiration. « Vous avez fait part aux filles de votre désir de gagner la campagne. Alors nous pourrions nous rendre à Oxford vous et moi pour ce qu’on pourrait appeler un séjour sanitaire loin du tumulte de cette métropole ? Qu’en pensez-vous ma belle ? —Je ne sais pas. il y a les filles et… » D’un bond il se leva pour marcher cers moi et poser sa main sur mon front avant de s’accroupir devant moi avec cette expression pleine de candeur au fond des yeux. « je vous néglige un peu en ce moment. Cette excursion aura pour bienfait de nous rapprocher l’un à l’autre et j’espère vous faire prendre conscience de l’amour que je vous porte. On prendra le temps de nous apprivoiser. » Sa main caressa ma joue et à peine eussé-je repris mon souffle qu’il me hissa hors de mon fauteuil pour me serrer dans ses bras. pas de doute cet homme m’aimait malgré toute la souffrance que je lui infligeais. Il chercha à prendre mes lèvres mais je m’y dérobais en proie à un violent malaise. « je n’aurais jamais du vous laisser, ne serait-ce qu’un seul instant. Quand je vous ai épousé j’avais des projets pour vous. Pouvons-nous imaginer un bien meilleur avenir en Angleterre quand notre passé nous a tant éloigné l’un de l’autre ?
419
—Il est un peu trop tôt pour se prononcer. Je ne suis pas aussi utile que vous l’eussiez imaginé, répliquai-je en m’éloignant de lui, les mains jointe dans un mouvement de crispation. Les choses ne sont pas toujours ce que l’on imagine être et je suppose que je vous ai trahie à bien des égards. —Nina, cessez de vous fustier de la sorte. Il n’y a rien qui me ferait penser que vous avez faill à votre devoir d’épouse et de mère. Vous étiez là quand j’étais absent du foyer. —Dans ce cas, remettons à plus tard cette excursion. Je suis bien ici avec mes enfants et je songe mettre à profit mes talents de plume pour répondre à vos encenseurs. » Il fut déçu car de nouveau je le refusais, lui quand il se montrait pourtant si prévenant. Une partie de ma personne refusait toute confrontation qui me remettrait dans les bras de cet homme. Je ne voulais plus souffrir comme j’avais souffert. Cette faussecouche avait enterré une partie de mon être. cet amour manqua de me tuer.
420
CHAPITRE Je revis Julius Bergson à au département de sciences. Au milieu de ses pairs, dans son amphithéâtre aux airs de tribune politique, il parut surpris de me revoir et m’éloigna des oreilles indiscrètes. Dans ce couloir poussiéreux et vieux de trois siècles, ces professeurs semblaient figés dans le décor, identiques à des gisants secoué de temps à autre par un mouvement articulé lentement. « Mrs Wharton, s’il vous plait ! —Vous m’avez laissé un mois pour me familiariser avec Mr Wharton mais malgré tous mes efforts et les siens, nous ne parvenons à combler l’espace qui nous sépare. Il me semble vivre en dupant mon monde. —Que dites-vous ? Et moi qui vous croyez en sa compagnie dans notre campagne. Suivez-moi je vous prie.» Il me laissa entrer dans un vaste bureau aux grandes fenêtres éclairant une table remplie de dossiers reliés entre eux par des lanières en cuir. « Vous plaisez-vous ici, Docteur? —Assurément. J’ai tout ce qu’il faille pour satisfaire à mon ambition. J’ai cru comprendre que William viendrait vous rendre visite. —Oui c’est une excellente nouvelle ! Vous devriez passer le saluer quand l’occasion se présentera. Or nous savons que c’est pour bientôt. —Oui j’avais dans l’intention de le faire. Mrs Wharton, Ai-je toutes les raisons d’être inquiet ? Vous me parlez de Mr Wharton comme d’un étranger et il serait préférable d’en venir aux faits, Mrs Wharton que nous puissions l’un et l’autre retourner à nos préoccupations. De quoi s’agit-il au juste? —Il me semble vous l’avoir dit, je crains que nous ne puissions jamais y arriver. Il est si….enfin, il souffre de cette situation autant que moi à l’exception près qu’il me croit capable du pire. Or je ne suis pas cette femme qu’il entrevoit dans ses souvenirs les plus tendres, je ne suis qu’une… enfin… je le déçois. —Non, où allez-vous chercher cela ?
421
—Je cherche seulement à comprendre l’origine de cette souffrance et…. Je crains de ne plus jamais être la même.» Il m’étudia de son regard cristallin. Perdu dans ses pensées, il restait à me fixer. Mes mains tremblaient et depuis la veille des frissons parcouraient ma peau. A qui aurais-je pu me confier si ce n’est à un docteur en médecine ? Il Bergson lissa ses cheveux blonds sur le côté. « Mrs Wharton, il est possible que la peur vous fasse penser tout cela. Il s’avère que la perte de ce bébé à venir ait été un déchirement pour vous deux. Mais dites-vous que vous avez survécu quand d’autres n’ont pas cette chance. Vous êtes une rescapée, une miraculée. Cela devrait vous donner la force de poursuivre. —ce bureau est bien éclairé, est-ce le vôtre ? Et ce parc est… ce qu’on peut trouver de mieux à Londres. Je me souviens de certains détails relatifs à Kingston. J’étais alors une petite domestique sans avenir et vous me tendiez la main. Je me demande quelle existence aurait été la mienne si je vous avais épousé. Je sais que vous avez fait énormément pour mes enfants. Vous avez manqué toutes les opportunités de faire un bon mariage et ce fut en partie de ma faute. Je vous ai accaparé tout votre temps. —A la demande de votre époux. Wharton est mon ami, le meilleur que je puisse avoir. Vous comprenez alors que je n’ai aucun mérite à me montrer bienveillant à l’égard de sa femme. Si j’ai pu vous duper alors j’en suis tout à fait contrarié. —dioné dit que… enfin elle sous-entend que nous avions été plus que de simples amis. Et je la crois sincère quand elle évoque notre relatif passé. —Dioné a toujours été indélicate. On la connait pour être une jeune personne directe au verbe acerbe. Elle pourrait avoir cherché à semer le doute dans votre esprit, seulement pour s’assurer que vous ne laissez rien passer à votre époux. —A quel sujet ? Pourquoi Dioné chercherait-elle à saborder les efforts de son père ?
422
—Je l’ignore, Madame. Tout ce que je sais c’est que votre fille aime se développer autour d’intrigues. Tout le temps elle se plaint à tourmenter les âmes. En plus d’être très jolie, elle est diablement rusée. E n’ai aucune crainte à avoir concernant son avenir. —Vous tourmente-e-elle ? —Non, répondit-il en soutenant mon regard. —Pourtant vous venez de dire qu’elle tourmentait les âmes. Je sais voir, Docteur et par conséquent je sais de quelle manière ma fille envoûte les esprits. Vous l’aimeriez que je n’en serais pas surpris. —Madame, j’aime beaucoup votre fille. Vos enfants, tous autant qu’ils sont ! Je me plais en leur compagnie et je ne vois vraiment pas comment je pourrais me montrer plus aimable qu’en m’efforçant de les respecter. —Vous parlez comme un philosophe. Vous avez probablement raison comme vous pourriez avoir tort concernant votre implication au sein de ma famille. Toutefois je sais en quelles circonstances j’ai quitté Kingston. Mes femmes de chambre parlent. Je n’étais plus vraiment moi-même en apprenant la décision de Mr Wharton à l’égard de mes filles. On élève les enfants dans le seul but d’en faire des biens consommables et…. —Il ne s’agit pas de cela madame… —madame ? Vous ne cessez de m’appeler Madame comme si mon prénom vous faisait horreur. N’avezvous l’intention de vous montrer familier quand vous m’avez accouché et veiller à la santé physique et morale de mes enfants ? Mon nom est Nina, l’auriezvous oubli ? —Non, seulement je ne voudrais pas donner l’impression d’en profiter. Cela serait contraire à mes principes.
423
lire ce livre traitant des troubles psychiques. Il fut écrit par un praticien Allemand avant la réforme et publié en Hollande. On y découvre maints détails sur certains traumatismes et il pourrait peut-être vous éclairer sur vos propres maux. —Vous résumez ma pensée à un simple livre ? Je pensais que vous prendriez le temps de m’écouter et de m’aider comme un vieil ami le ferait. —Je le conçois. Seulement nous ne sommes plus de vieux amis, répliqua ce dernier en fixant la couverture de son livre, nous sommes des proscrits vous et moi. Nous tentons de nous frayer un chemin vers la liberté mais nous n’y parvenons pas. Je pourrais certes me contenter de m’assoir derrière cette table et vous écouter parler pendant des heures pour ensuite porter un diagnostic mais je suis tout simplement incapable. Je me suis trop impliqué dans vos histoires et je ne peux pas faire comme s’il ne se passait rien. —Alors vous préférez y renoncer ? J’ai foi en vous et il ne pourrait en être autrement, Julius. Depuis toujours je m’en suis remise à vous et vous me demandez aujourd’hui de faire fi u passé pour continuer cette existence comme si de rien n’était. —Oh, Nina, il ne s’agit pas de cela. —Et bien de quoi s’agit-il alors ? Vous êtes là à m’ignorer et je devrais me contenter de quelques minutes volées chez un tiers ou entre deux visites ? » Il enserra mon visage entre ses mains tandis que mes larmes coulèrent sur mes joues sans que je ne puisse rien y faire. « Vous savez bien Nina que je ferais tout pour vous être aimable. Je n’agis que par dévotion et je ne fais que penser à vous, murmura-t-il en posant ses lèvres sur mon front. Je ne pense qu’à vous, chaque jour que Dieu fait. Mais ne me demandez pas de trahir Wharton, j’en serais incapable. —Oh, Julius…. « Ses lèvres se posèrent sur ma joue, mon nez et mes lèvres. Je pressais ma bouche à la sienne et une vague de plaisir me submergea. Je songeai à la Jamaïque et ses plages. Julius. Je l’aimais tant. Il étouffa mes sanglots par ses baisers. Il releva
424
la tête et m’exposa toute sa détresse. Il semblait mortifier, viscéralement anéanti par ses propres révélations et il ne pensait pas souffrir autant. « nina j’aime Wharton de tout mon cœur. il est un frère pour moi et vous êtes sa femme
FIN
425
[Epilogue]
426
Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France
427