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L’ESSENCE DES SAISON [Sous-titre]
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Du même auteur Aux éditions Pollymnie’Script [La cave des Exclus]
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MEL ESPELLE
L’ESSENCE DES SAISONS
Polymnie ‘Script
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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.
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[Dédicace]
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[PrĂŠface]
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Chapitre 1 Apolline supportait mal l’idée qu’on puise gérer ses problèmes à sa place alors quand sa sœur cadette, la jolie Helen arriva dans la salle de séjour en tenant une boite à outils dans sa main, Miss Apolline fut rouge. Ne peut-elle jamais se mêler de ses problèmes, pensa-t-elle affichant un regard chargé de reproches en direction de la plus ingénue des deux, celle que l’on surnommait ici Joli cœur. Les deux sœurs —de même mère mais pour l’une de père, seigneur de ses terres et pour l’autre un Français, un peu poète et en qui l’on ne pouvait avoir réelle confiance— passaient la majeure partie de leur journée à se bouffer le nez sans plus penser que cela gênerait quiconque. « Tu sais je suis assez grande fille pour me prendre en mains, alors cesses donc de toujours me materner ! Il y a assez de Becky pour cela ! N’as-tu donc rien à faire ? je croyais que tu devais aller en ville voir tes officiers. Force de constater que ton plan a apparemment changé ! —Tu as peut-être remarqué le temps qu’il fait non ? Il pleut comme vache qui pisse et non, je n’ai pas l’intention d’aller braver le temps pour des officiers, aussi beaux soient-ils ! De toute façon ils ne font pas s’envoler. Ils resteront à la caserne aussi longtemps qu’il pleuvra dans ce
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foutu pays ! Qu’est-ce que tu fais donc ? Te servir de cette pince coupante relève d’une certaine insanité. Dois-je te rappeler que tu as cassé tes lunettes et que par conséquent tu ne vois pas plus qu’une taupe dans son trou ! —Je construis une machine à remonter le temps, déclara Appoline en gonflant la poitrine, brandissant fièrement le tournevis dans la faible lumière déclinante de cette fin de jourée. —Une machine à remonter le temps ? Questionna la sœur, les bras croisés sur l’acajou de la table de la salle à manger. Depuis que la petite famille avait aménagée ici, Apolline ne cessait de bricoler sans que cela ne lui réussisse forcément ; elle avait cassé un carreau, brisé un vase et repeint les murs du salon ; Helen la taquinait avec cela, soulignant à qui voulait l’entendre, les maladresses de sa sœur. —Et ensuite que feras-tu de cette machine ? Tu l’oublieras dans le jardin comme tu as déjà oublié ta machine pour débusquer les elfes, à moins que ce ne fut pour les trolls….je ne sais plus trop avec toi, tu es toujours à expérimenter des tas de choses et si tu étais un homme on trouverait cela formidable, mais là, cela frise la bêtise ! —Ces objets ne te sont pas destinés de toute façon ! Tout cela est si subtil à tes yeux de novice et je pourrais passer des jours à t’expliquer la fonction de chaque objet que tu ne comprendrais pas même à saisir l’essence de la matrice ! De notre matrice à tout ! —Quoi ? De quoi parles-tu encore ? Tu es encore haut perché Nine et je ne peux plus rien pour toi, ajouta la cadette
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affichant un sourire narquois sur ses lèvres ourlées. Il faudrait que tu reviennes un jour sur terre pour ne serait-ce que te trouver un emploi et avec un peu de chance un époux. » Apolline la suivit des yeux avant de se précipiter à la porte et la claquer derrière elle. Cette idiote va finir par me rendre folle ! Et elle se remit à son énième prototype de sa machine à remonter le temps. Tout ne se passait pas comme elle l’eût espérer. Il lui faudrait travailler sur un autre schéma. Assise sur le rebord de la fenêtre à l’endroit favori de Félix leur chat, elle griffonna un croquis de cette machine révolutionnaire quand un officier passa dans la rue à cheval. Une chance pour lui qu’il ne pleuve plus, la pluie tout le monde le sait, rendait les chaussées glissantes et son beau costume kaki risquerait de changer de teinte pour adopter une autre plus rupestre. Il s’agissait là d’un énième soupirant pour sa sœur ; on venait de loin pour la séduire, certains traversaient tout le Devon pour seulement un café en terrasse avec la belle Helen Gordon de la 14th de la George’s Street. Un bruit de folle cavalcade retentit dans l’escalier et Helen apparut à Apolline, le rose aux joues et aussi fébrile que s’il eut s’agit du roi en personne. « Mon Dieu ! C’est….le capitaine Nicholls ! Je ne pensais pas qu’il passerait mais il l’a fait ! C’est le plus beau jour de ma vie….Comment me trouves-tu ? Tu ne crois pas que je devrais mettre la robe verte ? Ou plutôt la bleue ? Il ne peut pas me voir comme ça ! Apolline prête-moi ta robe grise, de toute façon tu ne la mets jamais ! Ecoutes, ouvres-lui la porte et
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propose lui du thé, je n’en ai pas pour longtemps ! » Abasourdie Nine allait répliquer quelque chose mais Helen était déjà bien loin. En panique, Apolline jeta un œil par la fenêtre ; il venait d’attacher son cheval à la grille et dans peu de temps il serait là. Vasy ma chérie ! Tu peux le faire ! Et quand il sonna, notre Nine ouvrit la porte sans desserrer les lèvres pour autant. « Bonjour ! veuillez m’excuser, je suis le capitaine Nichols et je viens chercher Miss Gordon et…. » Il la prenait sensiblement pour une domestique ; les Gordon n’avaient pas les moyens de se payer le luxe d’une femme de chambre. Toujours sans rien dire, elle le laissa rentrer et l’invita d’un geste de la main à passer au salon. Il tenta un sourire mais rien ne vint. Il se découvrit enfin, le malotru et Apolline, des plus nerveuses, tira sur sa jupe pour l’ajuster sur ses hanches. « Vous voulez du thé ? » Il semblait ne pas l’écouter, étudiant la pièce avec minutie s’attardant sur les natures mortes accrochées au mur. « Non, uniquement un verre d’eau, s’il vous plait ! » A son retour elle le trouva le nez dans sa planche à croquis. Comment ose-t-il fouillé dans mes affaires ? Celui-ci manque cruellement d’éducation ! Et prit en flagrant-délit Nichols se redressa, referma le tout et retourna à l’observation de la pièce. « C’est une chouette maison n’est-ce pas ? J’ai vécu deux ans ici et j’occupais la petite chambre du fond, celle qui donne sur la cour du voisin, les Campbell. D’ailleurs, on dit que Mrs Campbell cherche à louer sa maison. Etes-vous au courant ?
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—Non. Je sais seulement que con chien, un espèce de ratier sans éducation traverse régulièrement la haie pour effrayer notre chat et j’ignore si cela vous intéresse mais ces chiens sont une réelle calamité pour qui comme moi apprécie le calme ! —Hum….si vous le dites ! Votre sœur est-elle prévenue de mon arrivée ? » Il n’est pas à l’aise avec moi, sinon pourquoi vouloir fuir ? Elle lui tendit son verre d’eau. Il le saisit sans lâcher Apolline des yeux. « Elle ne devrait plus tarder. Elle est très coquette vous savez ! Et le jeu en vaut la chandelle ! » Helen se marierait un jour mais pas Apolline, vu le peu de succès qu’elle avait auprès de le gente masculine ; tous la trouvaient aux antipodes de la belle Helen dont on s’arrachait la compagnie. Et puis elle restait une jeune femme gauche, maladroite dans ses propos et incapable de correspondre à ce que l’on attendait d’une femme accomplie. Apolline s’assit et il l’imita ; bien vite elle se leva comme piquée par une mouche et il l’imita. « Capitaine Nicols, gloussa Helen la main posée sur sa gorge au jabot de popeline, c’est un immense plaisir pour nous que votre présence en ces lieux ! » il marcha vers elle des plus conquis et alla jusqu’à baiser sa main. « Le plaisir est pour moi Miss Gordon ! —Vous avez donc fait connaissance avec ma sœur, entonna cette dernière en bondissant au bras de son ainé, c’est l’artiste de la maison ! Chaque maison bourgeoise se doit d’avoir le sien et bien nous c’est Apolline qui aujourd’hui exceptionnellement abandonnera ses dessins pour m’accompagner en ville ! Tu
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ne me laisserais tout de même pas descendre seule en ville n’est-ce pas ? » Piéger, elle du se résigner en enfiler son manteau noir au col de pelage d’ours pour les suivre et ils marchèrent loin devant sans même se soucier de savoir si elle suivait ; et notre Apolline trainait des pieds, les poings enfoncés dans ses profondes poches. Elle maudissait sa sœur et encore plus ces officiers la privant de certains plaisirs terrestres. La coquette marchait, ou plutôt voletait sans jamais vouloir se poser, saluant tous les citoyens du roi au bras de son bel officier à la flamboyante chevelure. Oh, quel couple parfait forme-t-il ! Devait-on songer en le voyant et Mrs Gordon se féliciterait de cette alliance à venir ; n’étant sans fortune c’était à coup sûr la cadette qui gagnerait le gros lot car sa beauté à elle seule éclipsait ce manque d’argent. En fanfaronnant Helen précéda sa sœur dans un troquet. « Mère va nous tuer, si elle sait que nous fréquentons ce genre d’endroit ! Protesta Apolline agrippant sa sœur au passage, furieuse de la voir ainsi s’embarquer contre son gré dans un endroit plein d’officiers à l’haleine chaude. Nous n’avons rien à faire ici Helen ! —tranquilles-toi, on ne reste pas longtemps de toute façon ! Nicols nous offre un verre et ensuite, si cela peut de consoler on rentrera. Il faut vraiment que tu apprennes à te détendre Nine, cela finit par être ennuyeux, vraiment ! » Nichols leur apporta deux verres de lait, pas question non plus de les faire boire ! Helen souriait et riait à tout va ; un véritable rayon de soleil quant à sa sœur elle venait de tirer de sa poche son carnet à croquis, histoire de passer le temps. Elle
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possédait cette faculté de se couper du monde pour regagner bien vite le sien ; personne ne pouvait l’y déloger, du moins le pensait-on jusqu’à ce que Nichols se penche vers elle. « Que faites-vous là seule dans votre coin ? —Elle dessine ! Répondit Helen un franc sourire sur les lèvres, elle ne fait que cela dessiner ! Ce n’est pas toujours aux goûts de tout le monde mais elle s’applique vraiment. Montre-leur tes croquis ! Allez, Nine ! Ne fais pas la timide ! —Non, ne l’ennuyez pas avec cela Miss Helen ! Chacun aime cultiver son jardin secret, réplique le major Davies caressant son épaisse moustache. Notre compagnie peut également se vanter d’avoir son artiste en la personne du capitaine Nichols. —Certes mais je dessine beaucoup moins bien que votre sœur ! Je suis bien loin d’avoir son talent. » Les deux hommes s’échangèrent un rapide regard puis le Major déclara : « A ce sujet nous cherchons des cartographes, des personnes de métier ou non pour reproduire certains de nos documents et si cela plait à Miss Gordon nous serons flattés de l’accueillir parmi nos auxiliaires ! » Le sourire s’effaça des lèvres de notre Helen dont l’ainée venait de lui voler la vedette. « Et bien dis, qui l’aurait cru ! Ma sœur rejoignant l’armée ! Ricana cette dernière voyant toutes ses maigres tentatives de faire un bon mariage s’amoindrir au fil des minutes. Sa sœur allait anéantir à jamais ses espoirs. Elle ne pouvait laisser faire ça. Après tout ce que j’ai fait pour cette ingrate ! Pensa-t-elle en tenant un sourire de son côté.
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« Et toi tu ne réponds rien ? —Je n’ai peut-être rien à dire ! Et puis j’ai déjà un emploi qui me convient très bien ! Non, merci Messieurs mais je me vois dans l’obligation de refuser ! Vous trouverez non sans mal une personne expérimentée que moi et certainement plus en adéquation avec votre poste ! » De nouveau le Major étudia son auxiliaire du regard ; il savait l’effort que cela lui avait couté de venir chez les Gordon en sachant qu’Apolline s’y trouvait ; or il ne dormait plus depuis une semaine, depuis qu’il avait croisé notre Miss Gordon à la librairie. Il écrivait des livres pour enfants et son dernier ouvrage venait d’être publié ; comme tout écrivain il voulait voir son bébé se matérialiser sous ses yeux et immédiatement tomba sous le charme de la jeune femme. Elle passa devant lui sans même le remarquer à la recherche d’un vieux bouquin pour les enfants qu’elle gardait. Il l’avait épié feuilleter un livre d’illustrations de botanique, sortir de sa poche son carnet à croquis et commencer son travail. Un rets de lumière tomba dans sa direction lui conféra une aura presque surréaliste. Il aurait voulu lui parler mais au moment où leur regard se croisa, Nichols regarda ailleurs, feignant de l’ignorer. Le Major Davies comprit le trouble agitant son ami et vint à sa rescousse. « Mais cela ne vous empêchera pas de travailler à demeure, tant que le travail est fait, nous y verrons aucun inconvénient ! —Il va être six heures Helen ! Il nous faut rentrer ! Veuillez nous en excuser ! » Le lendemain Nichols retourna les voir et Apolline ne pouvait oublier sa froideur de la fin de journée : il ne l’avait à peine
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salué, probablement vexé par son refus de collaborer avec l’armée. Il se trouvait être là sur le palier, le regard distant et énigmatique. Apolline y lut du mépris et touchée en plein orgueil, elle le laissa au salon et disparut bien vite. Il voulait lui parler ; lui demander comment elle allait mais il était incapable. « Ma cœur est indisposée, elle ne pourra venir aujourd’hui….Je vais vous raccompagner. » Cette annonce à vrai dire le laissa indifférent car déjà il rassemblait ses esprits pour trouver un sujet de conversation. « Miss Gordon je…..dites à votre mère que je passerais la saluer ce mercredi. » En apprenant cela Helen comme Mrs Gordon furent nerveuses. Les cartes étaient jetées : Nichols venait lui faire sa demande ! Comment parvenir à garder son calme ? on commanda des fleurs et du nouveau thé, Hlelen fit un délicieux gâteau et on envoya Apolline en ville récupérer le costume de sa mère chez le blanchisseur.
La terre tremblait du matin au soir. Un véritable calvaire pour les oreilles, les nerfs et pire encore pour les pauvres gars laissés sur les champs de bataille. C’était
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une hécatombe, un épouvantable carnage dont le résultat nous arrivait en pièces détachées. Le petit village français est à feu et à sang depuis hier ou avant-hier peut-être. Elle ne s’en souvenait plus trop. Il lui semblait avoir perdu la notion du temps, comme l’envie de dormir ou celle de partir, faire comme les autres pour sauver sa peau. On dit que les boches ne sont pas là. Quelques kilomètres tout au plus. On ne cesse de le leur répéter depuis des heures. « Fuyez ne restez pas ici ! Les boches arrivent ! ». Elle voulait rester. Estce la folie ? L’adrénaline ? Jeanna avait mal partout, mais elle ne pouvait se plaindre en comparaison à ces pauvres soldats qu’on nous dépose entre deux tirs d’artillerie. Les américains étaient là aussi, soutenant Foch avec seulement douze divisions. Le général John Pershing avait lancé sa première offensive près de Verdun. Mais tous ignoraient si l’on pouvait compter sur eux pour remporter cette bataille car leur équipement était fourni dans leur intégralité par le gouvernement français. « Sulfamide, Jeanne ! —On n’en a plus ». Une explosion fit trembler les murs et tomber les gravats sur leur tête. Daniel Desoren, le dernier médecin resté dans les ruines de ce village incendié, détruit et rendu en un tas de décombres ne pouvait croire en ce tragique dénouement. L’ambulance venait de partir et à son bord une trentaine de blessés à rafistoler. « Tu montes dans la prochaine. —Parce que vous croyez qu’ils vont être assez stupides pour nous en envoyer une autre, criai-je dans sa direction, les yeux irrités par la poussière descendant du toit
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éventré sur toute sa largeur. Avec ce qui nous tombe dessus il faut se résigner à partager les Enfers avec ces fantassins ». Desoren sourit. Il souriait parce qu’il sait qu’il n’y a plus le moindre espoir. Le ciel s’était embrassé et l’odeur de mort était omniprésente autour d’eux. L’envie de vomir la tenaille mais Jeanne ne pouvait y arriver, si ce n’est cette immonde bile qui remonte des abysses de son estomac pour se figer dans son palais. La moindre secousse précipitait cette substance hors de sa trachée, mais elle ne parvenait toujours pas à vomir, pas même cracher. Tout à l’heure un cheval était passé au galop devant eux et sur sa selle, un cavalier sans tête. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien fiche dans cette succursale de l’Enfer ? Ses cheveux bruns lui collaient au visage, tout comme ses vêtements gorgés de sang et de sueur. Elle puait, c’était immonde comme elle puait. Les canons semblaient s’être tus, mais ce fut pour mieux leur interpréter le dernier mouvement de cette danse macabre. Jeanne manqua de m’écrouler sur un cadavre allongé là, la bouche grande ouverte. On ne l’avait pas vu partir celuilà…La mort les leur retirait silencieusement, accomplissant son devoir pour mieux leur rappeler notre simple condition de mortels. Maintenant, Jeanne éprouvait l’envie de pleurer. Mais aucune larme ne lui vint. Que c’était moche ! Une robuste main la secoua, celle de Desoren. Il restait inquiet pour la petite infirmière sans formation qui la suivait depuis le début des hostilités. « Vas te reposer, c’est un ordre ! Tu ne tiens plus debout. A quoi joues-tu ? De
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toute façon nous n’avons plus rien pour ces pauvres gars. Plus rien ! ». Il la conduisit à l’intérieur d’une bâtisse dont la devanture n’existait plus et là sur une chaise, la tête soutenue par la main, elle voulait pouvoir se reposer, mais n’y parvenait pas non plus. Pas tant qu’il y a tous ses hommes à l’extérieur qui appelaient leur mère, les tripes à l’air ou la jambe en charpie. Elle ne voulait pas craquer, pas maintenant. Il lui fallait rester conscient. Un obus venait d’éclater dans le quartier avoisinant. Tous les murs vibrent avant les premiers effondrements apocalyptiques. Les cloches de la vieille église se firent entendre. Que sonnentelles ? Etait-ce là les trompettes de Jéricho. « L’Eglise est touchée. Même Dieu nous abandonne ». Desoren a raison. Dans cet Enfer, il n’y a nulle place pour le bien. Les blessés étaient entassés dans une grange réquisitionnée pour le besoin. Plus de trois cent blessés y attendent des soins appropriés. Ils hurlent quand on les amputait. Jeanne passait entre ces soldats au visage gazé, aux membres atrocement mutilés, au ventre haché et à la Foi absente. Ils la supplient de les soulager, mais elle n’a pas ce pouvoir-là. Dieu viendra les chercher quand Il jugera le moment importun. En attendant ses avantbras et ses mains servent d’anesthésiant et taisent pour un temps cette incessante mélopée. Elle le rencontra dans cette grange, son professeur de littérature anglo-saxonne. « Mademoiselle…Je croyais bien ne plus contempler de si gracieux visage avant mon départ pour l’au-delà et vous
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apparaissez tel un délicieux rayon de soleil ». Des mouches agglutinaient sa jambe raide. Elles se repaissaient de leur gargantuesque festin. Un banquet digne de meilleures tables de province, là où l’on déguste le vin autour d’une bonne table. Mais aujourd’hui, les rires d’enfants étaient remplacés par les râles de leur père. A la place du mélodieux son d’un orchestre improvisé sous une tonnelle, ces inattendus spectateurs avaient le privilège d’écouter le bruit de la scie coupant les os, accompagnés par les hurlements de douleur de ces interprètes de fortune. Elle s’assit près de lui. Le regard du soldat était voilé, comme déjà absent et son âme semblait avoir quitté son enveloppe charnelle. Cependant elle se trompait cet américain qui s’exprimait dans un français irréprochable vivait toujours. Un étrange sourire tirait ses rides empêchant son visage de ressembler à ceux des cadavres privés de la moindre expression. « Comment vous appelez-vous ? —Jeanne….Jeanne Debussy. —Et que faites-vous ici Jeanne dans cette épouvantable cacophonie de jeunes mourants ? ». Les larmes lui montèrent aux yeux. Et lui, pourquoi souriait-il autant ? Que trouvait-il de si gai dans cette pagaille sans nom ? Elle savait que plus jamais elle ne sourirait. « Racontez-moi votre histoire. —Je ne sais pas raconter des histoires. Je n’ai pas cette imagination qui caractérise ces grands narrateurs. Mais vous pouvez me parler de vous, je serais heureuse de vous écouter ».
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Jeanne descendit de la Talbot, le chapeau cloche sur la tête. L’histoire venait de tourner une funeste page et l’heure partout en Europe et dans le monde était aux réjouissances. En cette année 1923, elle venait de fêter ses vingt ans et avait accepté d’aller danser ses amis dans un endroit branché où toutes les femmes en fleur et les dandys s’y rendaient. La jolie brunette avait envie de boire, de se saouler jusqu’à tomber raide. Dolly 25 résonnait dans ce tripot où des couples déjà ivres exécutaient des pas de danse sur la piste faiblement éclairée. « Qu’est-ce que tu veux boire ? —Un scotch. —Est-ce raisonnable Jeanne, tu es déjà ivre ». Questionna son prétendant avant de passer la commande au serveur portant un large tablier et des gants blancs. Elle souriait à pleines dents, les yeux pétillant de malice. D’un geste las, elle inhala la fumette de sa cigarette sans quitter des yeux la piste. Les regards masculins se dirigèrent vers la table où se tenaient ces belles personnes. Bien vite, on leur apporta une bouteille de champagne. « De la part de l’homme au costume blanc qui dit ne jamais avoir vu aussi jolie femme depuis la Vénus de Milo. Il a insisté pour vous offrir la bouteille… —Et bien laissez-la sur la table. —Qui est-ce ? Pourrait-on au moins avoir un nom ? N’es-tu pas curieuse de savoir qui est ton admirateur, petite sœur ? ». Elle haussa les épaules avant de tourner la tête en direction du prétendant en question. Elle ne le trouvait pas beau avec son nez busqué, légèrement cassé et son odieuse chevelure noire striée de cheveux blancs dont les pointes se
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terminaient par des boucles pour le moins indisciplinées. Il leva son verre vers elle mais prestement cette dernière détourna la tête. « J’ai envie de danser Milo. Offres moi tes bras, veux-tu ! ». Quand elle revint s’assoir, August le cigare coincé à la commissure des lèvres se pencha sur sa charmante cousine. « C’est un Lord. Il est actuellement à Londres en villégiature. On dit qu’il est armateur d’art et qu’il posséderait plusieurs galeries. Il semble avoir le béguin pour toi chère cousine. Il ne te lâche pas des yeux depuis toute à l’heure. Fais lui apporter un billet doux, toi qui sait si bien écrire. —Dis à ce Lord et à sa maîtresse au grand chapeau que je ne suis pas un cœur à prendre et que je me fiance dans un mois avec Milo. S’il a assez de convenances, il renoncera à d’éventuelles avances. —Oh Jeanne chérie, que tu peux être délicieuse ! ». Milo plongea en culotte longue dans l’étang. A la fenêtre de sa chambre, Jeanne suivait des yeux les délires de sa cour de prétendants. Elle se servit un verre de Porto qu’elle avala cul-sec. En sousvêtements, elle arpenta sa chambre à la recherche de sa robe blanche jetée là dans un excès de colère. Elle n’arrivait pas à écrire par cette chaleur torride. Le thé frais n’avait pu la désaltérer et à présent, elle s’attaquait à l’alcool dans le but d’exorciser son malaise. « Jeanne ? Descends donc, à moins que tu veuilles que je vienne te chercher !
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—Oh Milo, sois aimable de la fermer tu me colles la migraine. Je ne suis pas d’humeur à patauger dans cette mare aux canards. Vous êtes assez grand garçons pour vous passer de moi ». Précédée par son dogue allemand blanc moucheté, elle finit par les rejoindre, grisée par la douceur du Porto. Diaphane dans sa robe blanche faite de mousseline, elle s’assit avec grâce sur la pelouse sous le regard séduit de ses compères. « Alors qu’est-ce qui se raconte dans le coin ? S’enquit-elle en arrachant des lèvres de Paul la cigarette qu’il fumait. Ne me faites pas regretter d’être descendue pour rien. —Elliot Richard va se marier avec la jolie Paula. Les noces sont prévues pour septembre. —Encore un qui va droit au casse-pipe. Pourquoi ne pas me parler de vraies actualités ? De celles qui se racontent dans les hautes sphères de Londres, que je puisse avoir un peu de conversation. Sous son grand chapeau blanc à bord souple, Jeanne trouvait la situation bien incommode. Pas un seul de ses hommes n’était capable de la distraire. A quoi bon disposer d’une cour si cela n’était pour être diverti ? Milo allongé près d’elle ne la lâchait pas des yeux, le chapeau de paille enfoncé sur sa tête, laissant entrevoir son regard électrisant. Quand elle s’aperçut qu’il fixait son décolleté, elle lui lança un bouquin. « On se demandait seulement quand tu accepterais de te joindre à nous. Tu es couchée depuis la veille, à moins que tu ne sois à écrire ton énième préface. En parlant de littérature, tu dois savoir ce qui se raconte dans le coin. Le livre que tu as
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publié sous un nom d’emprunt à l’équivalent en Amérique. Exactement la même histoire et le style est quasiment identique. Seule différence, le nom des personnages. Tu devrais lire le livre en question. —Tu me crois assez stupide pour lire la production des autres ? Si j’ai mis plus de cinq ans à écrire le mieux, il est fort probable que je ne mettrais que cinq minutes à lire celui de l’amerloque. —Ne sois pas si amère Jeanne. —Amère ? Mais à qui t’adresses-tu au juste ? ». Elle marcha à vive allure à travers le jardin poursuivit par Milo plus affligé que jamais. « Attends-moi Jeanne. Ne crois-tu pas que l’on puisse discuter comme deux adultes sans craindre les remarques de l’autre. Jeanne… (Il la retint par le bras). Je sais parfaitement par quoi tu es passé et je m’en excuse, ce n’est certainement pas le mot que j’aurai du employé. On pourrait faire une excursion dans le coin, qu’est-ce que tu en penses ? On pourrait partir ce soir et rouler jusqu’à la tombée de la nuit. On emmènerait Prince et de quoi piqueniquer. Jeanne qu’est-ce que j’ai encore dit ? —Je n’ai absolument pas l’envie de quitter la maison pour le moment. Et j’aimerai que tes petits amis et toi-même me laissiez souffler un jour ou deux. C’est usant de vous supporter continuellement. Ca passe encore pour Paul et August, mais je ne supporte pas Adam et Garreth avec leur air supérieur et médisant. Ne m’imagine pas idiote au point de ne pas savoir qu’ils profitent du site sans me montrer la moindre affection.
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—Mais que voudrais-tu qu’ils fassent ? Qu’ils te baisent les pieds ? C’est ça que tu veux ? Tu passes la majeure partie du temps à nous ignorer et lorsque tu apparais, tu es trop saoule pour tenir le moindre propos cohérent. Ensuite, tu nous reproches de ne pas être dans ton délire éthylique, mais vois-tu ces hommes sont des gentlemen et ils ont la décence de ne pas t’offusquer en parlant trop ou trop fort. Tu sais que si je ne te connaissais pas, je te jetterai dans l’étang pour que tu puisses pour une fois avoir les idées claires. —Tu ferais cela ? Alors tu ne vaux pas mieux qu’eux Milo. Sortez de ma maison ! Je ne veux plus vous voir ici, tu entends ? Sors et ne reviens plus en ce qui te concerne ! ». Jeanne descendit l’escalier à grande vitesse. « Hillary, je sors ! La voiture estelle prête ? » Demanda-t-elle, dans sa mousseline laissant entrevoir la naissance d’une gorge voluptueuse. Un sautoir pendait à son cou, tombant jusqu’au milieu de ses cuisses. Jeanne ne portait que du blanc. De temps à autre, un accessoire noir et des souliers dorés. Elle ne connaissait pas d’autres couleurs dans sa garde robe. Elle exigeait que tous ses amis en sa présence ne portent que du blanc et le moindre écart était perçu comme de la haute trahison ou de la provocation au grès des circonstances. « Il est possible que je reste dormir à Londres, mais n’en soufflez pas un mot à qui le demanderait ». Arrivée dans la capitale, la première chose qu’elle fit fut de visiter l’une des galeries appartenant à Lord Cunningham. Elle voulait se changer les idées et il n’y
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avait pas meilleur endroit selon elle pour vider son esprit. Bien qu’elle ne comprenne rien à l’Art, elle prenait un air profondément convaincu d’obtenir de pareilles merveilles chez elle. Elle commanda à un grand nombre de tableaux et insista pour être livrée dans la semaine. « Oui, je me fiance dans la semaine et j’aimerai que de tels tableaux égayent la future maison conjugale. Je suis actuellement à l’hôtel et j’aimerai que vous me contactiez au plus tôt afin de déterminer la date et l’heure de la livraison. Merci de votre compréhension et j’apprécie par avance notre future collaboration. » Lord Neeson Cunningham la contacta personnellement et lui proposa de se joindre à lui pour le dîner. Ce qu’elle accepta bien entendu, plus pour se montrer que par dépit. « J’adore l’Art. Mais j’avoue parfois ne pas en saisir toutes les subtilités, lança-telle en expulsant lentement la fumée de sa cigarette. Bien souvent, je n’arrive pas à me décider entre ce qui est susceptible de durer éternellement ou bien au contraire, quelque chose d’éphémère associé à un vulgaire souvenir. Enfin, je ne vais pas vous ennuyer avec mes futiles interrogations ; parlez-moi plutôt de ce que vous faites pour gagner votre vie. En dehors bien-sur du fait que vous proposiez des murs pour la vente de tableaux. Etesvous rentier ? » Il pouffa de rire sous le regard amusé de la belle. « Non, bien-sûr que non ! Je suis un homme d’affaires accompli qui se lève le matin pour aller travailler et qui rentre le soir épuisé par une dure journée de labeur.
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« Allons donc ! J’avais l’idée du châtelain oisif qui ne sait comment occuper ses journées. —C’est ce que vous êtes ? —Non, moi c’est différent. J’ai hérité du domaine familial à la mort de mon père. L’oisiveté je la cultive depuis peu. A vrai dire depuis mon retour de France. Avant cela j’avais une vie sociale parfaitement équilibrée. » Elle sourit se laissant caresser du regard par celui qui la convoitait sans la moindre pudeur. Il la trouvait délicieuse et si irrésistible qu’il ne pouvait détacher ses yeux de la belle. « Et met-il indiscret de vous demander ce que vous faisiez en France ? —Vous pouvez. J’ai rejoins les américains à Verdun et j’ai servi auprès d’une unité médicale. Mais cette épouvantable partie de ma vie se doit de rester enfermée au fin fond de mon esprit. —Et est-ce là-bas que vous avez rencontré l’élu de votre cœur ? Arrêtezmoi si je suis indiscret. L’objectif de ce dîner est de vous mettre à l’aise, sans pour autant se montrer désobligeant. —Milo est un ami de longue date. Une relation d’enfance, celui avec qui j’ai partagé le plus. C’est le seul qui soit capable de me supporter dans les bons comme dans les mauvais moments. Mais pourquoi ne parlons pas d’autre chose ? J’ai une sainte horreur de parler de moi, il y a si peu à raconter que je laisse toujours mon auditoire sur les dents. Nous pourrions dîner qu’en pensez-vous ? Où se cache donc le maître d’hôtel ? » Quelques verres plus tard et le repas affalé, Jeanne voulait danser. Cunningham la suivit dans un dancing-club dans lequel on passait du bon jazz. Une sincère
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complicité naquit entre Jeanne et celui de trente ans son aîné. A voir la foule d’hommes désireux de danser avec elle, Cunningham la désirait encore plus.
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[Epilogue]
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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France
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