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L’HÉRITAGE DES SAVANTS [Sous-titre]
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Du même auteur Aux éditions Polymnie’Script [La cave des Exclus]
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MEL ESPELLE
L’HÉRITAGE DES SAVANTS
Polymnie ‘Script
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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.
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[Dédicace]
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[PrĂŠface]
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Chapitre 1 La Ligue fut fondée en l’An 1825 et devait assurer une protection des douze royaumes situés sur l’île de Menaastra. L’île présentait une position stratégique, offrant une importante embrasure maritime sur la mer Saal ; de chaque côté de l’île on pouvait trouver la vaste Landerwyn à l’ouest, Elkins au nord-est et Aadastra servant de barrières aux autres îles de l’Est. A l’heure où je vous narre cette histoire, l’ile de Menaastra forte d’un gouvernement fédéral souffrait de l’absence de coalition au sein des royaumes aussi vieux que le temple de la Grande Déesse Najah (signifiant littéralement qui donne la vie). A force de querelles, de guerres dont on finissait par oublier l’origine, les sujets de ces Royaumes trouvèrent une entente cordiale dans le fondement d’une Ligue capable non pas de les protéger contre eux-mêmes, mais bien contre les peuples venant audelà d’Aadastra. S’il y a bien une chose qu’ils craignaient le plus, c’était bien de voir leur royaume renversé par ces peuplades sans rois, sans ordre et sans code d’honneur. Le roi Filéon, souverain du 11ème royaume offrit ses meilleurs guerriers appartenant tous à l’Ordre Stinven. Ces combattants
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zélés allaient offrir à Aadastra bien plus qu’une protection ; ils allaient développer le sentiment d’appartenance à une seule et unique entité ; les autres membres de la confrérie les rejoignirent au lendemain du 2ème mois de l’année 1131 et cette ligue vint à grossir et gagner en importance. De tous les royaumes ils accoururent ; ceux de l’Ordre de Kefren, d’Oriven et ils prêtèrent allégeance à une nouvelle bannière : celle de la Ligue des Protecteurs d’Aadastra. Jusqu’au jour où le monarque Filéon mourut et sa mort menaça la paix car nul autre souverain ne fut en mesure de commander si justement cette impressionnante et invincible armée ; les rois se querellèrent et la terre trembla d’Ouest en Est, du Nord au Sud. On rapporta qu’ils avaient vendu leur âme aux Grands Spectres encouragés par cette cohorte de Maitres. Ces esprits errants condamnaient la Foi et cette croyance en la réincarnation. Ils sillonnaient les terres dans l’objectif de rallier les plus faibles à leur Eglise. L’idée germa tant dans l’esprit collectif que la Ligue refusa de servir les intérêts de monarques fourvoyés dans l’abjecte religion des Grands Spectres. La ligue se détourna d’eux et les frontières ne furent plus assurées. Une invasion eut lieue ; dans la noirceur de l’époque proche des temps apocalyptiques, les rois se donnèrent la mort l’un après l’autre et seuls leurs descendant luttèrent pour préserver leur honneur. Autour du trône de Sôlms ils se réunirent et tinrent conseils ; ils décidèrent de faire de nouveau appel à la Ligue. Le temps de paix revint mais une menace pesait à l’horizon. Une menace dont ni la
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Ligue, ni les plus pragmatiques des Rois n’avaient pu imaginer. Une menace sans précédent qui marquerait à jamais les Douze Royaumes.
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LES OLMURILS Ils appartiennent au clan des Mages, classés en cinq catégories qui sont Les Olmurils, les Ketirils, les Elvenils, les Darendils et les Alesils. Les femmes dirigent l’ordre des Ketirils depuis que l’Homme est sur terre et ces magiciennes sont indissociables aux Olmurils. Si vous vous rendez sur la terre des Nymphéades située sur la petite île d’Astraa, entre Aadastra et Belgoril, vous pourrez probablement les apercevoir. Cependant méfiez-vous de leurs tigres blancs. Depuis des milliers d’années ils protègent la cité de toute intrusion ; ces massives bêtes aux dents de sabre sont les gardiens de ces enchanteresses. Si vous croisez leur regard, c’est que vous déjà morts et la Grande Déesse Najah vous accueillera en son sein. Les Olmurils sont leur frères, ceux que la Ligue ont su trouver aux heures sombres de notre histoire commune. Il n’y a pas de grands événements sans leur participation fortuite ou attendue ; ce sont les Messagers de Naja et les protecteurs de ses jumeaux Iopée (la femelle) et Réal (le mâle). Aussi loin que je me souvienne, les Olmurils n’obéissent à aucun roi ; ils sont par conséquent libres de leurs agissements et de leurs opinions ce qui leur a valu la triste et infondée réputation d’être des vénaux. Ils furent traqués sous le règne grandissant des Sôlms et dispersés par la Ligue. De nos jours on ignore qui ils sont et ce qui les animent. En des temps reculés, ils naissaient aveugles. Leur don de cognition ne pouvait être affecté par leurs yeux et leurs origines incertaines
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cultivaient toutes sortes de légendes comme celles de leur mort : leur âme, disait-on revenait aux Grands Esprits, les tuer permettait à leurs assassins la fortune à la condition de les brûler et de récupérer leur cendre. Leur trancher la gorge évitait leur réincarnation en âme errante. De telles représentations erronées visaient à les anéantir et la Ligue ne peut malheureusement éviter le pire. Persécutions après persécutions, les Olmurils disparurent de la surface de la terre ; du moins c’est ce que l’on pensa. En 1939, ils donnèrent des signes d’activité, quelque part sur la grande île d’Aadastra, ils virent en songe la destinée d’un Grand Roi capable d’unifier les Douze Royaumes. Et dans leur songe ils virent les éléments se déchainer ; leurs Dieux demeuraient en colère et la terre trembla, les océans engouffrèrent navires et ilots. A la frontière des terres ancestrales du roi Jochem, l’ennemi tambourinait à la grande muraille et la reine Ilosyos III, grande prêtresse et gardienne du sanctuaire d’Adaastra lança ses meilleurs messagers vers les sept autres royaumes et attendit, l’espoir…
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CHAPITRE 1 PARTIR OU MOURIR En ce matin de l’an 11939, l’on célébrait l’astre de Norion signifiant « l’Etoile du Nord ». Il s’agissait du 3ème mois des cinq mois de l’année, soir un mois de 130 jours correspondant à la révolution de l’astre autour de la planète Io. L’astre restait un spectacle à part entière ; il brillait haut dans le ciel réfléchissant la clarté des Soleils Iopée et Réal et les sujets de Sôlms apprécièrent la chaleur de leur rayonnement sur leur peau tannée. Deux fois par an, la fête ébranlait leur royaume et de partout l’on accourait pour assister aux réjouissances. Plus de quarante jours en tout, du lever au coucher du soleil retentissaient les cris de joie, le son d’un orchestre et des tambours ; du Nord au Sud les routes restaient le point de rendez-vous des fêtards. La tradition voulait que les portes demeuraient ouvertes et les repas mis à disposition des célébrants. Or si vous empruntez la Grande route, celle derrière le mamelon vous les croiserez. On dit que cet endroit est leurs terres depuis des milliers d’années. La carte se dessinait ainsi : au Nord les vastes plaines et les imposants forts dans les cités de Narbberg, Karlberg et Landberg ; vastes fiefs comptant plus de dix milles âmes et autant de villages nichés en contrebas de leurs hautes murailles blanches et scintillantes en fonction de la position du soleil. Plus à l’ouest, les espaces boisées et leur faune, pour y accéder les routes des
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Trois Fontaines, du Tumulus et du Vieux Moulin. Terrain de chasse pour les seigneurs alentour quand le gibier vient à menacer les terres des fermiers de la région. Au sud, les terres irriguées propice à la culture de toutes sortes de légumes, à l’élevage des chevaux et des bovins ; la sente des Mille pas est l’une des principales routes pour y accéder. Si l’appellation sente est restée, cela n’en est pas une car cette voie ben qu’inondée deux fois par an oblige les usagers a remonter vers la route du Taureau ailé, un peu plus au nord. Enfin à l’ouest les terres fertile de la Walner. C’est là que débute l’histoire en somme car s’il faut bien commencer quelque part, la Walner présente toutes les caractéristiques d’un endroit propre au commerce des hommes. Ce lieu diffère des autres par la taille de la végétation dite luxuriante. Les Nolrulils vouait un amour inconsidéré à leur terre, non pas qu’elle puisse être fertile au point-de-vue agraire mais bien parce que leur terre recelait mains mystères dont celui d’engendrer à chaque célébration de Norion des enfants aux capacités extra-sensorielles. La famille Derems illustrait parfaitement cet incroyable don de la nature cité par les Anciens comme la Régénérescence de la Création divine d’Iopée et Réal. Les plus jeunes de s’incliner devant la sagesse de leurs ainés et saluer le caractère de ces êtres choisis de toute évidence pour accomplir une destinée moins ordinaire que ceux nés les mois suivants. Les Nolrulis puisqu’il s’agit d’eux décidèrent comme un commun accord de fonder l’Académie des Sages. Le résultat fut plus de 120.000 Académiciens à ce jour ; anciens et jeunes confondus afin de
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ne pas fausser le nombre. Leur bastion se tenait à flanc de paroi rocheuse : Castle Rock. Une large passerelle surplombait le vide et la haute tour semblait vouloir ne faire qu’un avec le ciel et par extension le cosmos. Une tour d’observatoire fut érigée là depuis la nuit des temps et l’on y vient comme pour s’y recueillir. Le Grand Académicien se penchera à votre demande sur l’historique des fondations remontant après estimation à l’ère des Waxens, soit pendant le règne d’Elric le Brave, fils de Guildur. Tout cela remonte à l’an 40 ; la cabane érigée au sommet de la crête devint à force de patience et de passion un endroit titanesque aux dimensions vertigineuses, encore bien plus solennel que la Tour d’Argent du Roi Almiric. De loin la façade paraissait humaine, presque animée par le vent soufflant à l’intérieur du ravin. On disait que la roche vivait, chantait et pleurait ; légende ou superstition, nul ne saurait dire. Un immense escalier à palier serpentait au flanc de cette inviolable citadelle ; depuis longtemps oubliée remplacée par les routes pavées venant du Nord, de l’Ouest et de l’Est. La réputation de cet édifice dépendait de l’accueil faite aux visiteurs plus qu’à l’enseignement qu’on pouvait y recevoir. Accueillir c’est toujours donner un peu de soi. Le doyen de l’Académie le vieux Praxis au regard cristallin tenait à serrer dans ses bras les étrangers et après un bon repas, partager son savoir. Praxis dont la longue chevelure blanche descendait jusqu’aux jambes disait en avoir vu passer : « Aussi loin que ma mémoire me porte, ils sont venus nombreux contempler les vestiges d’un passé révolu, visiter le présent pour
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consulter le futur ». Bien qu’on ne puisse lui donner d’âge, il se trahissait en disant avoir salué le grand Roi Boelen III. Jamais personne n’insistait tant le savoir de cet homme grandissait au fil du temps. En raison des fêtes de Norion, les portes de la citadelle restaient ouvertes du lever au coucher du soleil et l’on ne s’étonna pas de voir surgir de la route de l’Est un cortège d’une dizaine d’hommes à cheval et autant à pied portant étendards et oriflammes. D’aussi loin qu’ils puissent venir, les riches toilettes révélaient leurs origines sociales. Probablement des Princes ou riches seigneurs en route vers les terres du roi Almiric. Oyez brave gens ! Vous est offert l’hospitalité de Castle Rock ! Après quoi l’un des membres de la délégation descendit de cheval pour tendre un rouleau de parchemin à l’homme en charge des étrangers. Le seigneur Dorins et son escorte acceptèrent avec joie le gîte et le couvert. On les logea dans les grands appartements de la tour Est et Praxis de ne contenir plus longtemps sa curiosité. Il s’y rendit à grandes enjambées. « Que nous vaut l’honneur de votre visite, Dorins ? Il y a fort longtemps que vous n’avez accepté le gite offert par notre Académie. Les années passent et je me fais vieux, non au point d’oublier de vieux sermons mais assez vieux pour vous voir changer et gagner en maturité. Récemment j’ai appris le succès de vos fils et je voulais vous en féliciter de vive voix. Il le serra dans ses bras. Qu’il est plaisant de vous revoir mon vieil ami ! Alors parlez sans détours. —Oui il est difficile pour un Seigneur Arcadien de se détacher de ses obligations pour venir saluer un vieil ami. A vrai dire
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le temps passe si vite et nous n’avons malheureusement aucune emprise sur lui au point qu’il me faille bien vite me souvenir de mes obligations de donateurs. Ce qui me conduit ici est l’un de vos élèves ». Le doyen comme tout le monde le sait devinait les choses avant même qu’elles ne se produisent. Il caressa sa longue barbe blanche, affichant un rictus au coin de ses lèvres. Il n’était pas rare qu’une riche famille vienne déposer son enfant et par la même occasion apporter une pierre à l’édifice. Exténué par le voyage, Dorins s’écroula dans une chaise sculptée avec délicatesse et lâcha mollement ses bras de chaque côté des accoudoirs. Ses pieds tendus droits devant lui révèlent des souliers brodés de fils d’or, rappelant les motifs de ses manches évasées ; le riche seigneur caressa son menton en pointe avant de poursuivre. « Je viens en personne m’assurer des progrès de ce dernier. Bien entendu je ne saurai troubler la quiétude de son étude c’est pourquoi j’aimerai me faire le plus discret possible. Que sait-il que nous ignorions ? —Peut-être faudrait-il lui demander vous-même ? » Il se passa un long silence avant que Dorins ne laissa poindre un sourire presque ironique au grès des circonstances. Le regard du sage devint plus dur : Dorins agissait pour le compte d’un tiers, assez cupide pour envoyer son plus vieux disciple aux confins de leur monde. *
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Alpahae appartenait aux Alesils, du moins ce qu’il pouvait rester de la communauté des mages issus des temps de l’Age de la Création ; son peuple ne comptait plus à présent que quelques éléments dissimulés sur Loc Eles. Des éléments qui comme lui vivaient loin de toute civilisation. Alphae se redressa sur le qui-vive. Il savait que quelque chose grondait là-bas, au-delà de la Mer Doc. La chose venait d’Astraa ou peut-être plus loin mais il n’aurait pu dire où précisément ; tout ce dont il était certain restait des songes figés dans son esprit. Alors sans tarder il devait se mettre en route et rassembler ce qu’il pourrait des siens pour contacter la Ligue. Or depuis sa plus tendre enfance on lui narrait les exploits de ces chevaliers devenus des légendes tels que Baréon le Preux, descendant de Darios IV et de Denefa. ; Arthor Némésis, provenant du Royaume Nektaoui et Ploemel le vaillant. Et sur sa noire monture, il se souvenait de la bonté du mage Aldo et de tous ses autres frères dont le souvenir tendait à disparaître. Pauvre de moi, pensait-il tout en enfonçant ses doigts dans le crin de la bête. Dans ce vaste monde dont il ignorait l’étendue, il n’avait plus qu’elle et le cœur pincé par le chagrin s’efforçait de rassembler ses souvenirs. Sa mère, la douce Séforya le mit au monde au cours de la saison des Brémides et à sa naissance rien ne le prédestinait à cette vie de vagabonds. De haute naissance, Alphaé aurait pu être un roi en ces terres mais là…Le vague à l’âme il avançait, son lourd manteau noir cinglant les flancs de sa monture. Il avait combattu pour des rois et des seigneurs, son corps
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portait à jamais la signature de ses acharnés combats ; ceux du Val d’Or, des Monts Noirs, de la Mer d’Os et tant d’autres hantant ses rêves. Parfois il s’imaginait revenir vers eux, son épée Cirx pendant lourdement à sa ceinture et leur jurer fidélité le temps d’une saison. Qu’avait-il fait de sa fierté ? Envolée. Et quand la nuit tomba il discerna les bruits de la fête dans le village en contrebas. Fêter l’Astre de Norion s’accompagnait toujours de longs festins, de feux d’artifices et de saltimbanques venus accomplir leurs tours ; ces gens respiraient une certaine insouciance. Et quand Norion disparaissait à l’horizon, les pleureuses se mettaient alors en transe, accomplissaient d’étranges danses sensées rendre hommage à leur vitale planète. En des temps plus calmes, Alphae se serait joint au cortège de vierges vêtues de voiles et à la chevelure piquée de fleurs ; elles s’offraient aux caresses des hommes avant de disparaître dans un tourbillon de rires. Le cheval à la bride, notre mage avançait au milieu des champs de blé, s’assit sur l’arête d’un rocher pour allumer sa pipe. De ce promontoire, il vit brûler le grand feu autour duquel dansaient des vierges. Quelque part une fusée fut envoyée et sa gerbe scintillante alla rejoindre les étoiles tapissant la voute céleste ; il mordit dans l’embout de sa pipe en pensant au sien laissé à Loc Eles. En tant que membre de la communauté des Alesils, Alphae restait un guerrier et le père de son arrière-grand-père avait porté l’épée façonnée dans le plus noble des métaux et cet héritage ne pouvait être anéanti par la faiblesse de l’Homme. Et quelle faiblesse ? Il se redressa d’un bond
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tenaillé par la faim. Une explosion plus foudroyante que les précédentes retinrent son attention et le feu commença à prendre dans la grange. D’un bond il se leva pour venir en aide aux malheureux. Il aida à éloigner tout combustible de la source du foyer et quand le feu fut maîtrisé, Alphaé remarqua les regards de ces villageois posés sur sa personne. Adaastra ne serait jamais assez grande pour tous les accueillir, pensa-t-il en en se frayant un chemin vers l’extérieur du lieu. Déjà les vieillards appuyés sur le bâton se mirent à cracher et psalmodier des propos haineux à l’égard de cet étranger. « Je vais m’en aller, vous n’avez pas de soucis à avoir… » Et sans demander son reste disparut comme il était venu, laissant les enfants l’escorter jusqu’à l’orée du village. Il ne pouvait rester ici et trouverait un endroit plus certain pour se reposer quelques heures avant de reprendre la route vers le fleuve Furcy. « Les ponts sont barrés mon pauvre ami, lança un mendiant en reniflant bruyamment. Ils ne vous laisseront pas embarquer avec vos guenilles à moins d’accepter de payer une taxe pour ton canasson et toi-même. On dit que le roi prépare sa guerre et qui dit guerre dit nouvelles taxes ! Moi je suis trop pauvre pour me déplacer par bacs alors j’emprunte les pistes qui ne sont pas les plus sûres. Par trois fois on m’a détroussé. Si ce que je dis est bien vrai, le pays va mal. Mes propres frères d’infortune me volent ! Et toi où cours-tu donc ? Une épée et un cheval, tu dois forcément être l’un de ces mercenaires attirés par l’appât du gain. Il en passe beaucoup ces derniers mois et
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crois-moi ou crois-moi pas mais ils ne sont pas aussi affables que toi l’étranger ». Alphaé allait lui proposer de partager sa pipe à défaut d’un bon repas quand un hurlement attira son attention et le vieillard de déclarer : « Ces vauriens pillent, tuent et plus rien ne les arrête ! » Avec la vélocité et la rapidité d’un félin, notre Alesils fendit l’air, trancha la chair et décapita les plus coriaces. Onze hommes périrent sous l’épée d’Alphaé et les témoins de cette scène se hâtèrent de rassembler leurs effets pour ficher le camp, excepté le vieillard des plus hilares. « Tu me plais, petit ! Mon nom est Brathéon et je suis là pour te servir. Mais on ne peut rester là, poursuivit-il en fouillant les poches des cadavres. On doit se déplacer et implorer la protection du gouverneur Thédéus. —Le gouverneur Thédéus ? Qu’est-il arrivé à son oncle ? —Il n’a pas survécu à la fièvre. On dit que ce fléau balaie tout sur son passage. Les hommes et le bétail finissent par périr. Des pustules recouvrent la peau des malheureux et ils perdent leurs dents l’une après l’autre. Cela se passe non loin de la cité d’Astroos. Je n’ai pas pour habitude d’effrayer les nouveaux visages mais saches que si tu as pour idée d’aller par làbas, tu ne pourras malheureusement fuir et puis, d’après ce qu’on raconte un mage du nom de Kal a pris le pouvoir. Il influence les décisions de Thédéus et conduit son peuple à néant. Oh, non je peux te le dire, rien de bon ne subsiste par là-bas ! Mais toi tu ne sembles pas connaître la peur. Est-ce que je me trompe ? —C’est précisément là-bas que je me rends et j’ai besoin d’un bon guide. Mon
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prix sera le sien et plus encore s’il me ramène ici. Connais-tu un homme capable de marcher plusieurs jours sans s’arrêter et d’avancer sans jamais se poser de questions ? Les lunes vont décroître et je ne veux pas être là quand les nuées noires se mettront à chercher leurs âmes ». Le visage d’Alphaé se figea. Il avait connu le gouverneur Edarr, un homme juste et loyal. Son trépas n’annonçait rien de bon et comme pour appuyer les pensées du mage le ciel s’assombrit. Il ne tarda pas à pleuvoir et la pluie précéda à la foudre. CHAPITRE 2 PREDICTIONS Le prince Mordreg se passionnait pour l’art divinatoire au point de régulièrement consulter Kem. On ignorait qui elle était ; tout ce qu’on savait c’est que la prêtresse aux yeux d’eau avait été élevée par une louve blanche. Le seigneur qui l’avait recueillie disait qu’elle n’était pas humaine. Ce jour-là, la femme à la peau de lait poussa la chambre du prince des plus tourmenté. Ce dernier impatient de connaître son sort la pria de commencer sans plus attendre ; les cousins du prince, les seigneurs Manner, Bran et Wilbur furent conviés à participer à cet entretient et Manner, les bras croisés sur sa poitrine dévisagea celle qui depuis peu jouait un rôle considérable dans la vie politique de leur prince. Elle commença par purifier la pièce en marchant nus pieds, suivant un chemin tracé dans sa tête ; la bougie à la main, elle prononçait des incantations, les yeux clos. Wilbur ne parvenait à détacher les yeux de son corps nu que l’on devinait sous son drap blanc retenu aux épaules par deux
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grosses boucles dorées. Il eut envie d’elle sans comprendre ce qui empêchait Mordreg de la posséder ; il avait pour lui les plus jolies jouvencelles de treize royaumes mais semblait prouver de l’indifférence pour cette sibylle aussi jolie que vertueuse. Ensuite, Kem déshabilla le prince afin de lui passer une étole autour de ses larges épaules et le coiffa d’une couronne de primevères. Tout cela était ridicule et Manner se mordit la langue pour ne pas lâcher un ricanement perturbateur à la face de son prince. A quatre pattes devant lui, elle baisa le sol à quatre reprises sans cesser de réciter ses prières. Les bougies furent posées autour du prince, des plus impatients ; son visage se découpait sur le mur et sa silhouette se profila sur le sol sur tous les points cardinaux. Et ses grands yeux bleus dévisagèrent Kem dans une expression de soumission absolue ; elle porta ses mains à son cœur et les yeux clos, fit doucement remuer ses lèvres. Et Bran de secouer la tête, résolu à ne pas croire à ces farces car nul ici n’était plus rationnel que ce dernier. Il plongea ses doigts dans son épaisse chevelure avant de plonger son regard dans celui de Manner. Ce dernier haussa les épaules aussi dérouté que ces cousins. Alors que les courants d’air s’infiltraient sous les portes, Kem fut incommodée par la chaleur ; son corps transpirait à grosses gouttes faisant ainsi coller sa diaphane tunique sur sa peau aux formes arrondies. D’une main elle chassa l’air devant le prince ; ouvrit les yeux et disposa trois pièces devant lui. A genoux, il en choisit une qu’il lui remit sans desserrer les lèvres.
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« Dis-moi ce que tu vois… ». Elle posa la pièce dans une écuelle remplie d’eau et attendit que le reflet n’en fut plus perturbé pour s’exprimer d’une voix cristalline ; une voix si pure que Manner en éprouva des frissons. « Je vois un champ, monseigneur. Des chevaux qui galopent montés par de puissants guerriers…Il y a un dragon avec eux. C’est un étendard rouge et je discerne la colère sous leur heaume. Oui, ces seigneurs sont en colère car vous disposez d’un bien qui ne vous appartient pas. Ils veulent le récupérer. —Et quel est ce bien ? Est-ce un objet qui m’est familier ? » Son regard se voila de tristesse. La magicienne pivota sur la droite et tenta un sourire en direction de Bran. Ce dernier éprouva des difficultés à déglutir, non pas qu’il eut su de quoi il retournait mais bien parce que le regard de la jeune mage le troublait. On eut dit qu’elle allait fondre en larmes, noyée par le désespoir. « Cet homme connait la réponse. Quand vous étiez enfant vous jouez ensemble. Il y avait ce lac près des montagnes sacrées et vous aimiez vous y baigner. Et puis un jour vous avez trouvé cette épée au fond de l’eau ». Bran se redressa, interdit. Il avança vers Kem prêt à la faire taire ; c’était là un secret remontant à une vingtaine d’années, du temps où ils n’avaient pour seule ambition celle de plaire à leur nourrice. Mordreg trouva l’épée. Elle était lourde et quelconque. Ils auraient pu la remettre à l’eau si des inscriptions n’avaient pas excitées leur curiosité. Ignorant leur signification, Bran eut l’idée de la cacher dans un endroit connu d’eux seuls. Puis
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des phénomènes étranges survinrent peu de temps après : les puits se remplissaient d’eau, les arbres ployaient sous le poids de leurs fruits, les femmes furent grosses et l’argent ne manqua pas. Mais un jour Mordreg reconnut l’épée dans un précieux ouvrage rédigé il y a fort longtemps par un sage nommé Ilysan ; il prédisait l’immortalité à qui la restituerait au roi Filéon. Or la tombe introuvable fut l’objet de nombreuses quêtes avant de sombrer dans l’oubli. Mordreg et son cousin se mirent à fantasmer, mais aucun des deux ne prit la légende plus au sérieux ; c’était leur secret, l’un de ceux qu’ils emporteraient dans leur tombe. Bran s’accroupit devant Kem ; il pouvait la faire taire d’une simple gifle. « Je crois que tu ne sais pas de quoi tu parles. Il n’y a jamais eu d’épée. Tu ne cherches qu’à manipuler le prince pour obtenir ses faveurs. Combien veux-tu ? Cent Daleg ? Ou peut-être deux cent ? Je n’aime pas tes façons. —Laisses la parler Bran, trancha Mordreg le regard noir. Continues Kem. Que va-t-il ensuite se passer ? Que vois-tu qui puisse nous renseigner sur les intentions de ces hommes ? Sommes-nous véritablement menacés ? —Le trône est en danger. —De quelle façon ? N’y-a-t-il rien que nous puissions faire pour éviter le pire ? Kem, que vois-tu ? » La tête penchée sur ses cuisses, elle ferma les yeux. Des images d’une rare violence l’assaillirent ; des membres arrachés à leur corps ; des visages déformés par la souffrance ; la mort passant d’un homme, d’une femme, d’un enfant à un autre. Elle se mit à trembler ;
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son corps fut saisi de spasmes de la tête aux pieds. Kem savait qu’elle devait partir sans plus attendre. Mordreg lui souleva lentement le menton. « Dis-moi ce que tu vois. —N’avez-vous jamais la guerre, mon Prince ? Je crains que les mots me manquent ». Une larme ruissela sur sa joue. Prestement elle brûla des feuilles sèches qu’elle laissa se consumer dans une seconde écuelle ; coupa une des mèches du prince qu’elle posa dans une troisième. Les yeux clos, Kem de nouveau se concentra. La terre se mit à trembler. Le sol se déroba sous ses pas. La cité s’effondrait. Il devait ne plus rien rester. «Il veut que vous le libériez. Son âme est prisonnière sous la cité impériale de Tin-sha shong. Son tombeau est vide et… —Tin-sha shong? D’où est-ce que tu sors ce nom ? Lança Manner en fronçant les sourcils. Les anciens l’appelaient ainsi pour honorer la mémoire des anciens empereurs au nombre de douze, soit un par royaume. Ils régnaient sur le monde visible et invisible, jusqu’à ce que le trône du Roi Filéon soit renversé. Le chaos remplaça l’ordre et les empereurs ont préférés se donner la mort plutôt que voir la malédiction s’abattre sur leur monde. Mais leurs héritiers furent déterminés à lutter contre les forces du mal ; ils se sont légués autour du trône des Sôlms, les aïeux directs du prince Mordreg. Or depuis des milliers d’années la paix règne sur nos douze terres. Une paix que rien ne menace pas même votre dragon. Toutefois tu sembles être bien renseignée. D’où est-ce que tu viens, femme ? —Peut importe mon origine, je… »
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La lame de l’épée de Wilbur se plaça sous son menton. Le géant en avait assez entendu. Un rictus se dessina au coin de sa barbe et une longue mèche blonde cachait son œil gauche afin de dissimuler une blessure l’ayant rendu borgne. La tuer serait facile ; s’excuser auprès du prince le serait moins ; il vouait une étrange fascination pour Arhzen à qui il offrait à sa demande, des plantes à l’aspect et au nom bizarres. Mordreg ne laisserait personne la toucher et il dégagea le gracieux cou d’Kem de cette menace. Il avait besoin d’elle comme les corps malade ont besoin d’un remède à leurs maux. « Cette femme est sous ma protection et je ferai exécuter quiconque la toucherait. Est-ce clair ? Maintenant taisez-vous ou disparaissez loin de ma vue. Vous irez raconter à mon père que je baise cette femme et tout rentrera dans l’ordre. Vos inquiétudes à mon sujet seront dés lors effacées et vous poursuivez vos existences avec une déconcertante ignorance. —Ta petite protégée te parle d’une épée, d’un tombeau vide, d’une cité impériale sous son véritable nom ; elle voudrait nous faire croire qu’elle détient son art de ces farfelues mises en scène, mais tu ne sais rien d’elle Mordreg. Toi qui es d’un naturel si méfiant, tu choques par ton attitude vis-à-vis de cette étrangère. Prends-la et…laisses la repartir dans sa forêt. —Je sais à quoi vous rêvez la nuit…A cette femme quittée il y a maintenant six ans pour suivre votre prince. Doloren, estce bien son nom ? Vous aviez dit vouloir l’épouser mais vous ne l’avez pas fait ; or elle vous a attendu de longues heures, des jours entiers…Vous pensez encore à elle.
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Aujourd’hui, elle est mariée. Elle a deux adorables enfants. Pourquoi avoir refusé de croire en l’amour ? » Manner la soutint du regard ; elle savait pour Doloren quand ses propres frères et sœurs ignoraient tous des sentiments de cet homme. Oui, il avait renoncé à elle et honteuse d’avoir été si faible, il pensait à la belle jouvencelle ; il la regrettait amèrement. Et le prince Mordreg de sourire en voyant son cousin bouleversé par les révélations d’Kem. « Peut importe d’où elle vient Manner, ce qu’elle dit s’avère toujours vrai. Elle m’avait prédit hier que tu tomberais de cheval et ce matin, ton étalon t’a désarçonné. Elle voit ce que personne ne voit, ce qui fait d’elle un être unique. C’est un don, Manner. Cette femme est envoyée par les Dieux pour éclairer nos chemins. C’est l’allié que nous avons toujours souhaité avoir à nos côtés ; c’est la vierge dont notre oncle Benrad parlait ». Chaque famille avait ses farfelus ; ces oncles ou tantes capables de transformer votre quotidien en un épisode plus prodigieux. Oncle Benrad était de ceux-là. Une forte personnalité parlant ouvertement des sujets les plus délicats : ses exploits sexuels, ses déboires sentimentaux, ses incurables maladies toutes plus exotiques les unes que les autres, ses relations des plus compliquées, ses opinions politiques, etc. Tout y passait et à la tombée de la nuit, devant la grande cheminée, il parlait à ses neveux de leur avenir le plus sérieusement possible et les quatre garçons écoutaient attentivement. « Dans l’adversité il vous faudra rester uni, avait-il déclaré en caressant sa longue barbe blanche. Il vous faudra vous faire
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confiance comme des frères pour qui vous donneriez votre vie. Douze royaumes autour d’une seule bannière ; quand ce moment viendra, l’Empire ne retiendra de vous que vos succès. (Il soupira profondément) Rien ne doit jamais vous diviser pas même une vierge dont la beauté ferait tourner bien des têtes ; ne vous laisser pas distraire et soutenez le plus faible quelque soit son degré d’emprise. Les femmes sont bien souvent la cause de nos fratricides ». Bran éclata nerveusement de rire ; il s’accroupit devant Kem dans une ultime provocation. « Si elle est si futée qu’elle le prétend, alors qu’elle me dise un peu quel fut mon pire crime dont vous seuls êtes a courant. Alors ?...J’avais raison, elle se moque ouvertement de nous. Allez les gars, fichons le camp d’ici, nous en avons assez entendu pour ce soir! » La porte se referma dans un claquement sec. Et le prince tenta un sourire; il voulait voir Kem s’installer définitivement au palais et son prix serait le sien. Mais l’ensorceleuse ne voulait restée ici, dans ce somptueux palais aux murs blancs ; jamais aucun homme ne l’obligerait à rester contre sa volonté ; tout comme aucune fortune ne pourrait rétribuer son art. Il remplit un verre de vin sans la lâcher des yeux. « Je ne comprends pas à quoi rime tout cela ; tu laisses ces hommes t’humilier alors que tu as le pouvoir». Ses bougies furent soufflées, elle angea ses affaires et enfila sa tunique rouge, translucide, vaporeuse et recouverte de poussière d’argent. Soigneusement, la belle passa une fine chaînette autour de sa
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taille quand le prince se leva pour lui barrer la route. Il ne la laisserait pas partir ; c’est bien elle qu’il voulait. Humblement elle baisa la tête quand il la lui releva ; il voulait une reine qui lui ressembla ; traits pour traits. Tendrement, il lui caressa le visage et chercha à prendre sa bouche. C’est alors qu’elle lui décocha un violent coup de genou dans l’entrejambe. Plié par la douleur, il chercha à se tenir au mobilier. « Monseigneur, il n’est pas possible que nous poursuivions dans cette voie. Votre père est souffrant et vit ses dernières heures et… —Justement je ne pourrais régner sans le secours d’un mage. Saches que mes hommes apprendront à te respecter, tous jusqu’au dernier. Laisses-leur le temps de vous apprivoiser ». La porte s’ouvrit sur Manner. Le seigneur prit une longue inspiration. Son regard s’arrêta sur le pendentif d’Kem ; il l’avait déjà vu quelque part, il en était certain. La prophétesse recula. De soyeuses boucles noires tombaient le long de son sensuel visage, il aurait pu être un poète partant sur les routes pour déclamer ses vœux à de romantiques dames. A la place de cela, il était un chevalier de l’Ordre Stinven ; l’un de ces puissants seigneurs tout auréolés de gloire car invincibles. A l’âge de ses dix sept printemps, Manner prit l’épée et disparut de la surface de la terre pendant plus de dix ans et quand il revint le jeune écuyer avait fait place à un redoutable chevalier. « Que nous veux-tu cousin ? Non, toi ne t’en vas pas, on n’a pas fini notre discussion déclara ce dernier en retenant Kem par le bras. Manner est pour moi ce que sont les prédictions pour vous, un
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élément indissociable de ma personnalité. Il n’y a rien que je puisse lui cacher et auquel il ne saura me mentir. Et vous devriez bien vous entendre tous les deux ; la chasteté vous correspond le mieux et… regardes la bien, cousin. As-tu déjà croisé pareille beauté lors de tes expéditions sur les terres des Nymphéades ? Celles-ci est la plus jolie de toutes ; il sera pêché de ne pas la consommer pour toutes les fois où elle se serait dénudée devant moi. Mais Kem veut nous quitter ; cette gracieuse magicienne dit vouloir servir un autre royaume. — Peut-être a-t-elle raison ? Sa caste n’est pas la tienne et ne le sera jamais ; quelque soit sa famille, elle ne sera jamais assez noble pour t’approcher. Je ne vois en cette créature que séduction, manipulation et audace ; Bran et Wilbur sont également de mon avis et l’heure n’est malheureusement pas à la récréation. Tu dis t’appeler Kem…ce nom est celui qu’on donne aux prêtresses du Feu. Ces gardiennes ont fait vœu de solitude. Montres-moi tes poignets…la marque des prêtresses. Ce pentagramme est celui du Dieu Mon-réal et tu le portes tel un sceau. Es-tu son messager ? —Qu’est-ce que cela veut dire ? Questionna Mordreg en passant de l’un à l’autre de ses interlocuteurs. Le temple du dieu Mon-réal est situé sur la terre des Nâsha et elle n’aurait jamais pu faire le voyage seule sans l’aide d’un guide. Les Nâsha sont nos ennemis… D’où est-ce que tu viens précisément ? Est-ce là une imposture destinée à me faire perdre la face ? Ce sont bien là leur façon de faire. Et bien, parles !
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—Je viens effectivement de là-bas. Mon frère et moi avons été séparés. C’était il y a deux mois de cela… ». Elle ferma les yeux et se souvint.
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CHAPITRE 2 PROFANATION D’abord il y avait l’odeur. Celle de la putréfaction des corps. Des charniers entiers dispersaient leur nauséabonde odeur sur les collines alentour. Les vautours se repesaient de la chair inerte. Désolant spectacle que ces corps décharnés et dévorés par les mouches, les vautours et les hyènes. Eiv Shing Sha se retourna vers sa sœur. Cette dernière focalisait son attention sur un cadavre recouvert d’une armure noire ; il portait des crocs en guise de dents et ses orbites ne présentaient plus que deux trous béants à l’extérieur desquelles les asticots grouillaient. « Tu rêves ou quoi ? » D’un grand coup de pied, il la sortit de sa torpeur. Non Kem ne dormait pas, seulement elle se rappela avoir vu cette créature dans l’un de ses visions. « Une vision d’horreur j’imagine ? Regarde autour de toi Kem, que crois-tu qu’il y ait ? La mort et la désolation. L’on chevauche depuis plus de trois semaines et c’est toujours cette même puanteur. Pendant combien de temps assisterontnous à ça ? Kem, es-tu avec moi ou bien ? » Il suivit le regard de sa sœur. Un bruit venait d’attirer son attention, là dans les buissons. Son loup Aastra grogna, lui aussi avait entendu et rien ne pouvait tromper le flair de cet animal au pelage d’un noir soyeux, aussi noir que la chevelure de Kem. Les babines retroussées, il avança vers les feuillages, le poil hérissé ; il pouvait tailler en morceaux plus gros que
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lui et aucune bête sauvage n’avait pu échapper à sa puissante mâchoire, ses crocs acérés et ses griffes taillés pour tuer. D’un bond Kem descendit du dos de Vinus son raptor et sortit la lourde épée de son fourreau. Le raptor siffla la tête penchée vers le loup ; la veille Astrae et lui s’étaient battus mais l’armure du loup n’avait permis au raptor de triompher. Bien souvent l’instinct de l’animal reprenait le dessus et à coup de fouet Kem les ramenait à l’ordre. Eiv descendit de sa monture et les deux raptors se querellèrent, chacun cherchait à prendre l’ascendance sur l’autre. A quoi bon les séparer, se dit Eiv, ils recommenceront plus loin et avec la même hargne. Ils avancèrent sur plusieurs mètres, descendirent un ravin suivant le loup des plus excités par l’odeur de sang et ils virent l’homme, appuyé contre l’arbre la main posée sur son flanc. Il saignait et la plaie menaçait de le vider entièrement. « Bonjour…vous n’êtes pas d’ici vous. —Cela se voit tant que cela ? Dis-nous ce qu’il t’est arrivé et ta situation a-t-elle un rapport avec le tas de cadavres exhumés sur la colline ? Tu saignes et dans moins d’une heure tu mourras, à moins que ma sœur ait la bonté de te soigner ou si elle se montre moins clémente tu serviras de repas à son loup ». L’étranger éclata de rire. Il n’avait pas d’armes, seulement une armure de cuir lacérée de toute part par ce qui pouvait ressembler à des griffes. Il a du morfler pensa Kem en le dévisageant de la tête aux pieds, s’attardant sur son gantelet souillée par un mélange de terre et de sang séché. Ce n’était pas le sien ; il avait tué avant de se voir affligée cette blessure.
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« C’est un guerrier du Clan des Olmstates, lança Kem en serrant le fourreau de son épée, prête à fendre l’air face à la menace. Je crois qu’il est plus sage pour nous de le laisser se vider de son sang, cela ne fera qu’un cadavre de plus pour nourrir les vers. D’où nous venons nous accordons aucune confiance à vous autres Olmstates. Tes tas de rumeurs courent à votre sujet et j’aime à penser qu’il ne s’agit pas uniquement de rumeurs. —Ma sœur est timide mais elle se soigne ». Il avança vers le blessé et pour appuyer les dires de sa sœur sortit à l’aide de sa dague un collier de la poche de ce dernier. Le sourire s’effaça de ses lèvres et pour moins que cela il aurait sauté au cou du jeune homme pour lui trancher la gorge ; comme devinant ses intentions le loup grogna si fort que le guerrier éprouva des difficultés à déglutir. « Rends-lui ce bijou Eiv, il ne nous sera d’aucune utilité. Ce n’est que de la viande froide. —Je…j’aimerai vous dire de partir tant qu’il est temps. Ces créatures sont des mangeurs d’hommes et de femmes…Je les ai vus faire. Ils nous sont tombés dessus et nous ont réduits en pièces. L’une d’elles m’a traîné sur plusieurs mètres avant que je ne trouve son point faible. Ils n’ont pas d’organes vitaux mais une sorte de pierre grosse comme mon poing. Il suffit de le leur arracher ». Kem interrogea son frère du regard. « Tu parles des Spectres ? Si tu en as vu pourquoi es-tu encore en vie ? —Je sais de quoi je parle, petit. Quel intérêt aurais-je à mentir quand je n’ai plus rien à attendre de cette vie. Il est temps pour moi de regagner les bras de notre
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Iopée, depuis le temps qu’elle me tenait en sursis ». Son regard noir plongea dans celui de Kem. Il ne mentait pas. Il en avait bien vu et le fait qu’il puisse être encore en vie tenait du miracle. Et Kem posa la main sur le torse du guerrier ; la vie s’en allait comme l’eau d’une source fuyant, grondant entre les pierres. Et elle vit les Spectres s’abattre sur les guerriers. Un carnage. Une boucherie. Leurs cris stridents glacèrent Kem d’effroi. Il avait survécu. Iopée l’avait désigné pour les protéger. Et elle le recousit en prenant soin de ne pas endommager la peau meurtrie du mourant. A moitié inconscient il tenait à l’aide des onguents et de la drogue composée de plantes écrasées et macérées dans la salive de la guérisseuse. Il serrait le collier dans sa main, secoué par de nombreux spasmes. Kem alluma des bougies et récita des incantations destinées à éloigner les esprits. C’était une soirée froide propice à toute sorte d’angoisse. Une nuit où seule Norion veillait les enfants d’Iopée. Eiv aiguisait son épée machinalement jetant de temps en temps de furtifs regards sur sa jumelle. Il l’entendait quand elle ne parlait pas ; il voyait ce qu’elle voyait et pleurait avec elle les nuits où les cauchemars la terrorisaient. « Tu devrais essayer de dormir un peu. —Nous avons perdu du temps depuis que nous avons quitté notre île. Je ne peux dormir en pensant à ce qui nous attend. Kandaar est encore bien loin. Pourquoi soupires-tu ? Quand l’astre Proxion montera dans le ciel, il sera peut-être déjà trop tard. Cet homme nous protégera.
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—De quoi ? Nous n’avons pas besoin d’un guerrier aussi fourbe que cet Olmstates. Tu sais le sort qu’ils nous réserverons s’ils viennent à nous prendre, et ni tes prières, ni ton loup noir ne nous sauvera ». Astraa leva sa massive tête, se leva pour s’allonger près de Kem. Ses trois mètres firent écran entre le frère et la sœur, à tel point que le jumeau dut se lever pour passer un bras protecteur autour de sa sœur. « Tu pourrais te tromper Kem, ce n’est peut-être pas lui. Et si tu te tromperais cela aurait de graves conséquences sur nos respectives destinées. Regardes-le…il s’accroche à ce médaillon comme toi à ta Foi. Tu aurais du le laisser là-bas mais toi, ma sœur tu es trop sentimentale. —Mais Iopée ne nous a pas mis au monde pour nous entretuer. —Sottises ! Combien d’hommes as-tu tué depuis que nous faisons route vers les Douze Royaumes. Moi je ne compte plus ceux que ton épée à occis. Tu tues parce que Iopée te l’ordonne et non ton libre arbitre ; tu es pareille à ces guerriers : les Saates, les Néfates, les Gengstates et tout le reste. Ils tuent pour ne pas être tués, mais beaucoup le font pour la gloire. Tu sais que j’ai raison, n’est-ce pas ? Une fois là-bas que diras-tu à ce prince ? Laissezmoi vous dire qui tuer car jamais je ne me suis trompée et la vie que vous arracherez ne sera pas pire que celles d’un Olmuril. —Pourquoi me parles-tu des Olmurils ? Je ne veux pas entendre parler d’eux ! » Il lui attrapa le poignet et la fixa intensément.
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« Tu portes la marque des Ketirils, tu ne peux nier ton appartenance à ces Mages. —Non, je ne suis pas comme eux ! Toi et moi sommes différents. Ce don de cognition et ses étranges scarifications ne font pas de moi une Olmuril. —Alors dis-moi quel est cet homme avec qui tu parles dans ton sommeil ? Tu crois que j’ignore tout, Kem ? Il t’appelle et te dit où avancer ; nous ne serions pas là si ce Mage n’était entré en contact avec toi. Tu crois suffisamment en lui pour… quitter notre ile et aller retrouver ce Prince dont on ignore tout. —Nous avons besoin de ce prince… —Non ! Toi seule a besoin de lui.
—Oui Monseigneur, tout ce que j’ai dit jusqu’à présent est faux. Tranchez-moi la tête pour vous avoir menti ». On la jeta dans un cachot humide et les grilles se refermèrent dans un long cliquetis sec et nerveux ; bien vite le froid la recouvrit et en grelottant rassemblant ses genoux sous son corps. A travers le minuscule interstice, elle vit la lune se détacher de la voûte céleste. Prier, invoquer les esprits de ses ancêtres s’était encore ce qu’elle pouvait faire le mieux en attendant son procès et le bûcher. Au troisième jour, le seigneur Gwenneg descendit vers les geôles ; il avait entendu parler de cette magicienne et piqué par la curiosité, il avançait dans cette semi-pénombre en faisant danser sa torche devant les cellules. Quand il la vit enfin, il
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déglutit avec difficulté. Les ombres se profilèrent contre le mur poisseux et Kem recouvrit ses jambes de son maigre tissu. « On dit que tu appartiens au clan des Nâsha et je rêvais de pouvoir en voir un. Comment tu t’appelles ? Tu ne dois pas avoir peur de moi. Je suis le seigneur Gwenneg et j’ai recueilli ton loup alors que les gardes tentaient de le tuer. J’ai une fille qui a à peu près ton âge et que je n’ai pas revue depuis deux maintenant. Et mes fils servent l’armée en tant que chevaliers et écuyers. As-tu peur de mourir ? Prends ce couteau et tranches toi la gorge… Ignores-tu ce qui t’attend au-delà de ces geôles ? Le sortilège exercé sur le prince s’est dissipé et maintenant qu’il a retrouvé ses esprits, il va te tuer. Tranches-toi la gorge, c’est un ordre ». D’un bond Manner se leva en proie à un violent cauchemar. Il s’aspergea le visage avant de remarquer qu’il fut pris de frissons. Oui ce dernier frissonnait comme si les frimas de l’hiver avaient eu raison de son enveloppe charnelle ; il tremblait tant qu’il dut littéralement se mettre dans le feu pour y réchauffer ses membres devenus blancs. Une sensation étrange le tenaillait depuis que le prince avait ordonné l’emprisonnement d’Kem. Et puis il ne pouvait se souvenir dans quel contexte il avait vu le médaillon de la prêtresse. A la lueur d’une lampe torche, il se rendit dans l’aile gauche de la forteresse et gravit les marches vers le donjon. Là étaient stockés plus d’un millier de livres, des origines de ce monde aux actualités contemporaines. Ne sachant où commencer, il caressa la tranche des livres quand un raclement de gorge retint son intention.
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« Monseigneur, mais que faites-vous ici ? —La même chose que toi. Je m’instruis ». Le seigneur Konwal assis dans un profond siège tournait les pages d’un imposant manuscrit éclairé par la lumière diurne filtrant à travers les vitraux. « Ton cousin aurait-il perdu la tête, s’inquiéta Konwal sans détacher les yeux des pages aux enluminures dorées. Il prend des décisions qui ne lui siéent guère. Il va lui falloir envisager de changer son orientation politique au risque de se voir traiter d’inconstant. Quelle est cette histoire de dragons rouges ? —C’est un peu long à narrer. Cette étrangère venue de je-ne-sais-où y est pour quelque chose et je crois qu’elle l’a ensorcelée avec tous ses charmes ; si nous n’étions intervenus, notre Mordreg se serait senti bien seul. —Kem c’est bien ça ? —Oui, une jolie petite vierge comme on n’en fait pas dans le coin. Son cousin a du se sentir éprouvé quand elle lui a refusé son lit. Mais cette sournoise a avoué avoir menti sur toute la ligne. Je crois seulement qu’elle cherche à nous fausser compagnie. Qu’est-ce que tu regardes ? —Je cherche des renseignements sur cette femme autre que ceux qu’on aurait pu me confier. Il me faudrait la voir de plus près pour étudier son langage, sa gestuelle et…divers objets embarqués dans ses affaires. —C’est une Nâsha, elle appartient au Dieu Mon-réal, je l’ai découvert par son pentagramme tatoué sur son poignet gauche. Et c’est pour cette raison que Mordreg la faite enfermée.
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—Enfermée dis-tu ? Pour quel dessein aurait-elle menti et pourquoi avouer si brutalement avoir dupé le prince ? Elle s’est rétractée pour mettre un terme à tes accusations. Ce n’est pas une Nâsha. Je crois plutôt qu’elle s’est enfuie pour ne pas vivre recluse du monde, mais elle n’a jamais pu l’avoir fait seule. Et ce n’est pas non plus un hasard si elle est ici, dans nos murs. Il est possible qu’elle ait besoin d’aide ». Il tourna le livre en direction de Manner et pointa d’un doigt la représentation d’une femme portant des ailes et son cœur sortait de sa poitrine ; de longs cheveux d’or tombaient jusqu’au sol et détail singulier : elle n’avait pas de regard. Manner sourit ; son grand-père Ilian lui avait jadis ouvert ce même livre pour s’arrêter sur la même image et l’enfant s’était senti ému par cette créature. Et le seigneur Konwal de tourner rapidement les pages jusqu’à s’arrêter sur la même créature devant des serpents entrecroisés. Voilà le symbole recherché ! Manner le rapprocha des yeux avant de ricaner nerveusement. « Une Olmuril… —Oui et de la plus belle espèce, renchérit Konwal satisfait d’avoir frappé juste. Les Olmurils n’appartiennent pas à notre monde. Il est dit ici qu’il faut les détruire par le feu et récupérer leur cendre, ceux-ci enfermés dans un canope assurera un incroyable destin à qui les conservera ». Il se caressa l’arête de son nez et tenta un sourire. « Si elle se tranche la gorge, elle deviendra un esprit errant de ceux qui prennent vie dans un autre corps. Son loup en est un, il suffit de voir le regard de cet
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animal pour s’en convaincre. Nous avons essayé de le tuer, mais la bête a pris la fuite. Ils ne restent pas moins des êtes vulnérables, craignant les hommes plus que leur propre Dieu. —Pourquoi donc ? —Il y a très longtemps de cela, probablement des milliers d’années, ils avaient pour dessein de protéger les Hommes, un peu comme un chevalier le ferait pour ses semblables. Mais l’un deux tomba éperdument épris d’une humaine au point de sacrifier son immortalité pour lui plaire. La légende raconte qu’elle se serait tué croyant son amant mort ; or ceci n’était qu’une ruse visant à tromper la vigilance de l’homme à qui on l’avait promise. Alors l’esprit aurait éprouvé de la colère engendré par une insurmontable tristesse. Depuis ce jour, les Olmurils ont appris à nous crainte pour notre perfidie et notre lâcheté. Mais l’histoire reste incomplète, il reste de nombreuses zones d’hombre affectant notre jugement sur ces créatures. Il est tout à fait possible que ces esprits soient…des messagers ». Le jour se leva quand Manner descendit. Il trouva la prêtresse debout devant l’unique orifice fixant de ses grands yeux bleus le ciel aux teintes orangés. Elle priait pour le salut de tous les hommes. Le sang souillait le tissu de sa tunique et épouvanté le chevalier ordonna au garde d’ouvrir la grille. Doucement il l’allongea sur le sol pour lui bander les poignets. « Tu deviendras un grand roi. Il y a des terres pour toi au-delà des mers. Suis ton instinct et je te guiderai. Mais il faut que tu me laisses partir. L’histoire ne doit pas se répéter car tu es notre seul espoir,
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répondit-elle en s’accrochant à lui. Je te guiderai là où aucun homme n’a posé le pied avant toi mais je dois passer par le sacrifice de ma chair. Ce corps est une prison pour qui n’en contrôle pas les effets. —Non ! Je veux que tu vives. Je prendrais soin de toi et moi vivant personne ne cherchera à te faire du mal. Je vais t’emmener loin d’ici et un jour tu retrouveras les tiens je t’en fais la promesse ». Une larme ruissela sur la joue d’Kem et en tremblant posa son index sur les lèvres de Manner pour le faire taire. « Ne promets pas ce que tu ne pourras jamais tenir. Retrouves d’abord celle que tu as aimé et ensuite tu verras à travers mes yeux. Ils seront les tiens aussi longtemps que tu en auras besoin.
». Le vent gonfla les voiles de la nef ; l’embarcation glissa sur l’eau aux teintes violines recouvertes de pétales de fleurs. Allongée sur la méridienne, Kem caressa la fourrure soyeuse de sa louve entrevoyant de nouveaux horizons. Elle voyait des enfants jouant sur un littoral et elle sut qu’un jour elle porterait la vie. Son regard glissa vers Manner accoudé au bastingage fixant les montagnes autour de lui. Le loup se dressa sur son séant en voyant approcher le seigneur Gwenneg, l’épée sur le flanc. « Sais-tu réellement ce que tu fais, jeune homme ? Tu contraries les plans du Prince et mort à qui le désobéi. Cette
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créature aurait du périr car elle représente une menace pour le royaume. —Ce combat n’est pas le tien Gwenneg. J’ai foi en Konwal et il sait qu’il y a du bon en elle. Tout n’est pas complètement perdu. J’ai fait un rêve étrange : je voyais des serpents dans une tombe et j’étais là mort dans ce sarcophage tenant une étrange épée. Or cette épée pourrait être celle de Filéon ». Le seigneur pouffa de rire. « Filéon dis-tu ? L’Acristaa est un mythe mais je pourrais y croire maintenant que la prêtresse vogue en notre compagnie. C’était un Empereur très respecté mais ces voisins convoitaient ses richesses ce qui causa sa perte. Que fait Konwal ? » Manner se tourna vers l’homme à la blanche chevelure plongé dans ses livres comme agité par un étrange mal. Ce dernier cherchait un moment de communiquer avec Kem frappée de mutisme depuis leur départ de la grande cité d’Apenshir. Quand il fut sûr de lui il tendit la main sur le loup. Ce dernier émit un grognement ; Konwal récita l’un des passages des Ecritures ; le loup s’écarta de la couche. « Toi, fille de Nôshen prend pitié de nous ! Lança-t-il agenouillé devant la prêtresse. Nos vies sont entre tes mains et nous nous en remettons à ton divin jugement. Nos vies et nos épées pour ton âme ». Alors intriguée Kem se redressa sur son séant ; une de ses mèches caressa son angélique visage. Elle avait bien entendu cet homme se prosterner à ses pieds après s’être s’adressé à son loup avec les mots sacrés. Minutieusement elle l’étudia. C’était un sage destiné à entrer au Temple
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de Jaïpur. Il allait porter la toge rouge et aurait les cheveux rasés ; il arborait la longue barbiche et les tatouages sacrés sur son torse. « Tu apprends vite. Le Clergé aura besoin de toi : un homme du futur capable de rassembler les hommes. (Elle lui attrapa la main pour la porter à son médaillon) Tu connais ce symbole pour l’avoir vu sur un jeune homme que l’on a jadis exécuté devant tes yeux. Racontes-moi… —Tu connais la vérité, fille de Nôshen. Tu sais ce que mes yeux ont vu et l’horreur dont j’ai été témoin. —Que t’a-t-il dit ? » Konwal baissa la tête en soupirant. Tout cela remontait à une trentaine d’années. « Parles-moi Konwal, fils d’Arin. Dismoi ce qu’il t’a dit et que tu cherches à taire à jamais. —Il m’a parlé de cette grande montagne infranchissable…cette horde de guerriers venus des entrailles de la terre… de ce roi à la tête de serpents et de cette créature venue des neiges éternelles ». Quand il entendit évoquer les neiges éternelles Gweneg se rapprocha et plongea son regard inquisiteur dans les yeux translucides de l’enchanteresse. Son père périt là-bas dévoré par la créature ; un monstre à l’aspect terrifiant doté d’une mâchoire aux crocs acérés. Elle dévora tous les guerriers sauf un qui parvint à s’enfuir et Gwenneg se jura de tuer la bête. Il serra la main sur le fourreau de son épée quand un dragon à l’horizon monté par une sentinelle d’Apenshir attira leur attention. Il vola assez bas. Immédiatement Manner attrapa la magicienne par le poignet pour la conduire à l’intérieur de la
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nef portant l’emblème du clan Belphor. Le dragon poussa un hurlement strident et piqua vers le bateau ; la sentinelle sauta sur le plancher et observa les hommes l’un après l’autre. Son examen s’arrêta sur Manner. Mordreg souffrait atrocement. Il voulait Kem pour l’aimer. Bran entra suivit par le maître d’armes Cladius. Ce dernier se prosterna longtemps et remit une missive à son prince. « A-t-on des nouvelles de Manner ? Mon père se meurt et mon cousin est le seul à ne pas être présent pour mon couronnement à venir. Pourquoi ce sourire sur ce visage Bran ? Que me caches-tu ? —Une des sentinelles aurait aperçu sa nef à l’embouchure de la rade et il ne voyageait pas seul. Le seigneur Gwenneg et Konwal l’accompagnent. Mais nulle présence de ta prêtresse. Tout simplement volatilisée. Cladius dit qu’il aurait aperçu Gwenneg près des geôles, ce qui expliquerait la disparition de… —Cladius, mon cher Cladius ! Pourquoi avoir tardé à t’exprimer ? Mais oublions ce contretemps, déclara Mordreg en l’attirant par l’épaule. Je sais que tu es un homme de confiance et que tu as mené ton enquête avant de rapporter les faits à mon cousin. Alors que sais-tu que j’ignore ? —Votre cousin n’a pas l’intention de revenir. —Vraiment ? Et qu’est-ce qui te permet d’assurer cela ? T’aurait-il fait des confidences ? Parles avant que je te fasse trancher la langue ! Qu’a-t-il l’intention de faire loin de ma protection ? —Il fait voile vers le sud. Mes hommes ont l’ordre de le suivre jusqu’à la
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frontière de Penshala et nous attendrons vos ordres pour l’intercepter. —Si Gwenneg a tué cette femme, c’est sa tête que je veux. La sienne est celle de personne d’autre. Quant à Manner je m’en occuperai personnellement. Nous serons le ramener à la raison. N’est-ce pas Bran ? —Assurément ». Et le maître d’armes partit laissant les deux hommes se défigurer. Le rictus au coin des lèvres Bran se félicitait pour ce revirement de situation ; enfin il allait pouvoir prendre sa revanche sur ce cousin et favori du futur roi. Ce dernier s’écroula sur son siège et tendit la missive en sa direction. Il s’agissait du seigneur Noroz demandant au Roi une intervention de ses troupes sur ses terres. La raison : les chevaliers errants menaçaient de tout saccager afin de revendiquer leurs droits. « Des foutaises ! Lança Bran en lisant sa courte moustache rousse. Crois-tu qu’il faille sans cesse céder aux récriminations de ces proscrits ? Qu’ils s’estiment heureux de ne pas être esclaves. Que comptes-tu faire pour Manner ? Il agit sans ordre pour une quête connue de lui seul. —Je n’aurai pas été inquiet si Konwal ne l’avait accompagné dans cette lubie. C’est un homme d’honneur, Bran et il ne m’a jamais abandonné contrairement à mes propres frères. Je crois que cette histoire de tombeau vide lui est montée à la tête. —Faudrait-il d’abord qu’il possède la grande épée de Filéon. Il est temps pour toi de revendiquer le trône de ton père. Ce dernier a fait son temps et plus tu frapperas vite et plus tes ennemis te craindront ». Déterminé il se rendit au chevet de son père. Le vent s’engouffra par les
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balustrades donnant sur la cité imprenable faite de pierres blanches ; au loin des navires et des voiliers de toutes tailles accostaient par la grande porte et une nuées de dragons gardaient les remparts depuis des milliers d’années. Ils décrivaient des cercles dans ce ciel rouge. Dans quelques heures le soleil se coucherait dans la mer aux reflets violets et on sonnerait le buccin pour avertir de la fermeture de la grande porte. Les trois femmes chargées de veiller le roi disparurent comme emportées par le vent chaud. Une vieille aveugle resta seule et Mordreg de s’incliner respectueusement devant cette dernière aussi âgée que les pierres de cette cité. Alors elle tourna son visage émacié et ses yeux aux iris nacrés fixèrent le prince. « Je vois de la peine en toi, jeune Mordreg. Réjouis-toi de la savoir en vie. Je vais prier pour qu’elle te revienne car de son ventre naîtra tes fils ». Il allait la presser de question quand le roi toussa. Il réclama son fils et accoudé sur le côté, tendit une fébrile main vers son héritier. « Père comment vous sentez-vous ? —Comme une vieille peau prête à rendre l’âme. Je ne te vois plus ces derniers temps. Que complotes-tu derrière mon dos ? J’ai beau être vieux, je ne suis pas sénile pour autant. Alors, Manner est-il revenu ? Tu sais que tu ne peux gouverner sans lui ; sa réflexion et ses pensées sont aussi pures que le diamant et son cœur est d’or. Il te sera d’une aide précieuse plus que l’on était tes défunts frères. Paix sur eux. Il reviendra sois sans crainte. Je le destine à régner sur les terres de l’ouest, le grand domaine de Vhagar.
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—Quoi ? Mais le royaume ne peut-être divisé ! Père, je peux régner sur les deux unités comme vous autrefois. —Mais tu manques de sagesse ! La plus élémentaire des vertus. Manner est tout destiné à te seconder ». Fou de rage, Mordreg serra les poings et concentra son attention sur la vigne vierge grimpant sur la tête de lit. Un chat sans poils somnolait assis sur le rebord de la fenêtre ouverte offrant un vitrail aux mille couleurs. On aurait dit une statue tant l’immobilité restait parfaite. Le vieil homme éprouva des difficultés à déglutir. La peau tannée et asséchée, l’œil vide et les joues creuses, le roi Amdrek vivait ses dernières heures et grand fut son désespoir de n’avoir Manner à ses côtés. Le vent souleva ses cheveux blancs et filasse tombant sur sa poitrine privée de peau. Il avait régné trop longtemps et accordé bien des privilèges à ses suzerains ; il était temps pour lui de rejoindre ses fils et son épouse. Mais avant de le tuer, Mordreg voulait savoir. « Vous ne m’avez jamais apprécié, préférant la compagnie de mes ainés à la mienne. Non, ne dites rien ! Vos sujets se sont toujours montrés loyaux envers vous parce que j’ai su maintenir cette unité. J’ai besoin de toute votre confiance pour… régner en juste. Qui d’autres est au courant du partage de votre royaume ? —Pour conquérir le cœur de vos sujets vous devrez faire les bons choix. —Qui sait pour Manner ? —Pourquoi cette colère, mon fils ? Je croyais que tu serais heureux ; tu l’aimes comme un frère et… » Prestement il se débarrassa de cette main ; il l’avait trahi. Son propre père. Le
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ciel se coucherait ce soir-là et un nouveau jour viendrait, différent des autres. Le souvenir d’Kem lui revint à l’esprit. A qui se fier à présent ? Bran avait couvert la fuite de Manner. Or ce dernier voguait vers d’autres cieux avec celle qu’il convoitait depuis de longues nuits. La folie sembla le gagner. Agité, il arpentait la chambre serrant les poings derrière son dos et les larmes lui vinrent aux yeux. La beauté de ses traits le quittait remplacé par une expression connue de ses ennemis. « Le seigneur Gwenneg le sait n’est-ce pas ? Depuis toujours vous le protégez audelà du raisonnable. Pourquoi lui ? Pourquoi ce traître aurait besoin de vos faveurs ? —Alors tu ignores tout de la gratitude. Tu devrais être à me remercier et non pas à me juger. Mordreg, tu n’es pas encore prêt à être roi ». Kem poussa un terrible cri. Elle sentit le roi étouffé sous cet oreiller. Prestement elle se jeta contre le garde-fou et fixa l’horizon. Nul dragon, nulle navires de guerre et pourtant la mort rôdait autour d’eux. Manner l’interrogea du regard tendant une timide main vers celle qu’il protégerait jusqu’à la mort. Quant à Gwenneg, il fixa le mat. Le vent ne prenait plus et la nef avait du se mettre en panne. « Mordreg…Mordreg est le nouveau roi. Il a tué son père pour ne pas avoir à partager le royaume avec Manner. Il va vous traquer sans relâche. Cladius…a des hommes postés à la frontière et l’ordre du roi de vous trancher la tête. Nous n’aurons jamais assez de temps pour fuir les dragons….Ils sont déjà en chemin ». A la poupe du navire les hommes surent qu’ils n’avaient aucune chance.
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L’ensorceleuse peut sentir la détresse des guerriers ; plus que jamais ils avaient besoin d’elle.
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[Epilogue]
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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France
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