(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)
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LA PERFIDIE DES CARTES [Sous-titre]
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Du même auteur Aux éditions Polymnie’Script [La cave des Exclus]
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MEL ESPELLE
LA PERFIDIE DES CARTES
Polymnie ‘Script
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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.
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[Dédicace]
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[PrĂŠface]
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Chapitre 1 Saanh et son frère Joshua attendirent que la voiture démarre pour monter l’escalier quatre-à-quatre. Ils avaient installé leur monde dans cette salle, derrière la vieille tenture murale et ils s’y rendaient sitôt qu’ils en avaient l’occasion. Prestement ils allumèrent leur bougies, fermèrent les rideaux et s’installèrent autour de leur petit autel improvisé au milieu de cet espace communautaire. Agé de douze ans, Joshua avait une imagination des plus fertiles ; il avait ça en lui comme d’autres développe des aptitudes dans les sciences, l’art, le social, etc. Et sa sœur de neuf ans le regardait avec admiration, fascinée par ce talent à décrire l’imaginaire. « Est-ce que tu es prête ? Il faut reprendre l’histoire où nous l’avons laissée. Ouvre le manuscrit…j’ai ajouté de nouveaux personnages cette nuit. Ce sont des Olmurils. —Des Olmurils ? Mais c’’est le conte de papa. Je croyais que tu ne voulais copier personne ! —C’est exact. Mais papa m’a donné carte blanche pour reprendre et améliorer son invention ; alors j’ai fait quelques modifications. Regardes mes croquis…ils n’ont pas d’yeux parce qu’ils développent un don unique : celui de voir ce que nous
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autres humains ne voyons pas. Ils voient des choses fantastiques comme cette forêt aux grands arbres violets et bleus. Ils voient également le futur et peuvent ainsi modifier le cours des événements. —Ouah ! Tu as fait tout ça hier soir ? Si maman l’apprend elle va encore te passer un savon et papa va se remettre à boire. Ils vont encore se disputer à notre sujet et l’on va être privé de bibliothèque jusqu’à notre majorité. —Ne t’inquiète pas, tout rentrera dans l’ordre quand papa aura publié son livre. On aura de l’argent Saanh. Beaucoup d’argent et tu ne seras pas obligée de mentir à tes copines de classe quant à notre situation financière. Tu pourras t’acheter des vêtements à la mode et on aura une vie normale. —Normale ? Maman a raison à ton sujet tu es un idéaliste. Ton monde est bien plus intéressant que celui dans lequel nous évoluons. Il y a des personnages fantastiques, des quêtes et des trésors à trouver. Moi ici je me fais chier et quand Mrs Golberg me demande de pondre un récit ; elle me colle une sale note parce qu’elle s’imagine que j’ai copié le travail de mon père. Enfin…celui d’un adulte. Ici les gens sont étroits d’esprit et n’aspirent qu’à la cupidité. Oui c’est un nouveau mot que je viens de découvrir. —Le monde des Olmurils apporte plus à l’espèce humaine, il est vrai. Grâce à toi, nous avons maintenant des institutions, une société des plus évoluée et la guerre, tout comme la maladie ne figurent pas au générique de cette fable sociale ». Saanh se mordit la lèvre en tournant les pages du manuscrit ; cela signifiait que
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quelque chose la préoccupait et son frère de l’interroger du regard. « J’avoue ne pas être entièrement d’accord avec tes idées sur un monde sans conflits. Tu m’as dit toi-même que les conflits faisaient avancer les choses, ce qui expliquerait entre autres que tu te disputes autant avec les parents. Grand-mère Honey appelle ça la puberté, mais maman elle a un mot pour désigner tout cela : ingratitude. Quant à papa, il te donne encore raison. Alors je n’ai pas pu résister à l’idée d’ajouter quelques maléfices comme des forces obscures sorties tout droit du néant et des monstres inspirés de la mythologie grecque, j’ai fouillé dans tes livres pour trouver des dragons, ou plutôt devrai-je dire, des dinosaures de l’ère de crétacé. Et puis comme je n’aime pas les fées, je les ai remplacées par des faucheuses. Et là… (Elle sortit un carnet de dessous l’autel) j’ai carrément pris des spectres, des fantômes dont l’âme est torturée par le souvenir de leurs bourreaux. Tu vas probablement me détester mais j’ai arraché une de tes pages pour la remplacer par celle-ci. Je ne veux pas de princesses et de beaux princes charmants ; ils sont très ennuyants. Moi je veux des héros tourmentés, des pauvres filles qui ne connaissent rien à la vie mais qui décident un beau matin de changer de vie. —Alors c’est plutôt cool. L’histoire ne pourra être que meilleure. (Il attrapa le manuscrit pour l’ouvrir) A la date d’aujourd’hui, nous mettrons : Saanh Wright a découvert dans quel monde étrange nous vivions ; puisqu’elle a remplacé les princesses écervelées par des farouches guerrières.
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—Ah,ah, très drôle. Je ne fais pas que m’inspirer de nos propres expériences, je lis beaucoup aussi et plutôt je serais romancière comme papa. Je gagnerai beaucoup d’argent et j’irai m’installer sur une île déserte avec mes chiens et mes chats. Et toi tu seras l’assistant de papa ; tu corrigeras ces notes et tu veilleras à ce que papa ne sombre pas dans l’alcoolisme. Tu veux que je te dise Joshua ? Je crois même qu’ils finiront par t’interner pour cause d’incompatibilité avec le reste de notre société. Et dans ta cellule tu écriras des tas de bouquins que personne ne lira, excepté moi quand j’aurai répondu à toutes les lettres de mes fans. —En attendant Saanh, c’est ici que tout se passe ». Alors ils s’allongèrent l’un à côté de l’autre sur leur matelas recouvert d’un couvre-lit en patchwork et ils plongèrent dans leur féerique univers jusqu’à ce qu’une voix leur parvint aux oreilles : Les enfants ? Où êtes-vous ? « Merde ! C’est oncle Sean ! —Il devait passer ? —Je crois que oui. Maman m’a dit de ne pas le laisser entrer pendant leur absence, mais papa m’a dit de ne pas l’écouter, répondit Saanh en aidant son frère à tout ranger. Il ne doit pas nous trouver ici, sinon il soupçonnera un complot et ils finiront par fermer le grenier. Alors il nous faudra trouver une autre planque…Et il n’est pas question que je bouge d’ici ! —Dépêches-toi au mieux de causer ! Si on se fait prendre, cela sera de ta faute. Mets tout ça sous la table, allez, dépêchestoi ! Vas-y descends avant moi et dis-lui que je travaille mes mathématiques ».
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Et Saanh quitta le grenier, descendit l’escalier à vis en trompe et au-dessus de la rampe, tendit l’oreille à l’affut du moindre bruit trahissant la présence de l’oncle Sean. Ce dernier arpentait le living room, les mains dans les poches de son costume. Il était toujours bien habillé l’oncle Sean. La petite Wright le trouvait étrange, à commencer par cette barbe de trois jours qu’il refusait de raser, tout comme il refusait de couper ses longs cheveux châtains clairs. Son regard encadré par des pattes d’oies avait toujours l’air amusé, pétillant et enthousiaste. « Oh Saanh ! Je ne t’ai pas entendu venir ; tu es seule ? Où es ton frère ? —Il apprend ses mathématiques. —Ses mathématiques, dis-tu ? Auraitil gagné en sagesse ? Allez, viens je te taquine…Je t’ai trouvé un livre et j’espère que celui-là tu ne l’as pas déjà lu. Tiens c’est pour toi…Oui c’est un livre d’ésotérisme et j’ai dû me battre avec une cliente enragée pour pouvoir te l’offrir. Je sais que ce n’est pas très galant mais… pour ma nièce adorée je suis prêt à briser tous les principes éducatifs. Alors ? Qu’est-ce qui se raconte ici ? —Maman ne veut pas te voir. Elle dit que tu n’as rien à faire ici. Ils sont sortis faire quelques courses et elle était très en colère contre papa. —Et pourquoi ? —Je ne dois pas te le dire. De toute façon tu ne comprendrais rien à nos histoires de famille. Merci pour le livre… je dois remonter travailler. Mais peut-être que Joshua descendra te dire bonjour avant de retourner à sa philosophie ». Et Saanh assise sur son lit ouvrit le livre offert par oncle Sean. D’abord elle
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crut en une mauvaise blague : le livre ne contenait que des mandalas. Au Tibet, ils servaient de support à la méditation ; la sagesse profonde pouvait être atteinte et dévoiler ainsi le devenir de celui ou celle qu’on était destiné à être. Les sourcils froncés, Saanh les étudia quand Sean se manifesta à la porte de sa chambre. « Je peux entrer ? Tu dois certainement te demander pour quelle raison je t’ai offert ce livre, déclara ce dernier en s’asseyant sur le rebord du livre. Je sais que tu aimes dessiner et ces formes sont des plus agréables à reproduire. C’est l’univers que tu tiens entre les mains. Les Tibétains accordent une grande importante à ses sphères qui par extension se rapportent à la communauté, l’entourage sacré d’une déité. Celui-ci par exemple (en posant son index sur une page) est la Roue du temps. Disposées en plusieurs quartiers, les déités expriment la compassion, la douleur, d’autres l’intelligence, l’énergie ; plus encore le discernement et la force de vaincre les forces négatives. Crois-tu en la réincarnation ? —Je n’en sais rien. Papa dit que j’étais quelqu’un d’autre dans une autre époque. Il dit que je m’appelais Aldren. C’était une fille un peu mystérieuse qui a bravé les anciens en quittant le lieu où elle vivait pour rechercher une nouvelle vie ; mais elle n’a pas eu le courage d’aller jusqu’au bout. Elle devait déchiffrer des messages invisibles, traverser la mer de sable et l’océan de lave ce qui l’aurait conduit à atteindre un lieu magnifique et recevoir sa récompense. Papa dit qu’elle n’a jamais sut ce qu’elle avait à faire, parce qu’elle a oublié le passé ; alors elle a été obligée à le revivre.
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—C’est exactement ça. Et son histoire est inscrite dans cette mandala. Sa naissance, son existence et sa mort. Le cycle reprend inlassablement ; d’où ma question sur l’immortalité. Au moment de la mort, l’âme est séparée du corps et prend naissance encore et encore ; de cette expérience, cet être immortel apprend et évolue spirituellement. —Oncle Sean ! —Hum… —Pourquoi maman est-elle fâchée contre toi ? —Oh c’est une longue histoire. Les adultes rencontrent des différents qui parfois ne sont pas résolus. Disons que ta mère pense que j’encourage ton père à s’enfermer dans sa littérature. Il est vrai que j’attends un peu trop de ses écrits… (Il se perdit dans ses pensées)Non pas que le sort du monde en dépende mais parce qu’il écrit différemment depuis que vous êtes ici. Je crois en quelque sorte que vous l’avez aidé à trouver sa voie. Oh Joshua ! Mais entres mon garçon ! » Et l’adolescent s’exécuta ; préféra le fauteuil au lit et observa son oncle Sean avec intérêt. Il avait écouté derrière la porte et piqué par la curiosité, il rentra furtivement. Et Saanh, les jambes croisées en tailleur encouragea oncle Sean à poursuivre : « Tu penses que papa écrit mieux depuis que nous sommes nés ? —C’est une certitude. Avoir des enfants est une réelle bénédiction et si j’en avais, je puiserai en eux assez d’inspiration pour écrire une Bible à moi tout seul. Qu’êtes-vous à écrire en ce moment ?
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—C’est confidentiel », trancha Joshua d’un ton ferme. Mais sa benjamine ne partageait pas son avis. « Joshua est entrain d’écrire une nouvelle version des Olmurils. Il est modeste, mais je crois qu’on tient quelque chose. Quoi Josh ? On peut en parler à oncle Sean, il fait partie de la famille…Il va me tuer, il déteste parler de son travail, alors je suis devenue son attaché de presse. (Elle se pencha sous son lit pour attraper une boîte qu’elle déficela) Si on te montre quelque chose, tu ne dois pas en parler à papa ; pas avant que notre projet ait avancé. Jures-le ! —Non Saanh ! Cela doit rester entre nous ! —Si Joshua si oppose, mieux ne vaut pas en contrarier l’auteur. Tu apprendras jeune fille ce qu’est la propriété intellectuelle. —Mais cette œuvre est autant la mienne que la sienne ; j’en suis le coauteur et à ce titre je peux défendre ce projet ou bien céder tous mes droits à mon frère ». Sean se mit à sourire, décontenancé par la maturité de l’enfant. La petite Saanh avait toujours eu de l’avance, vive et très curieuse elle agaçait Claire sa mère par certaines de ses questions des plus déroutantes. « C’est à vous de voir les enfants, mais je ne veux être en rien l’origine d’une querelle. Toutefois qu’elle que soit votre décision, je vous jure que rien ne quittera cette chambre, je vous en fais la promesse. « D’accord…(en sortant une Bible de sa sellette) Il faut que tu le jures sur notre Bible. —Je le jure !
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—Les esprits des Olumrils se réveillent après des milliers d’années de silence. Un danger arrive et à l’heure où nous te parlons, tous partent à la recherchent de l’héritier qui permettra de conserver l’équilibre sur terre. Et c’est tout. —C’est tout ? Que va-t-il se passer ensuite ? » Sean passa de l’un à l’autre des enfants, dans l’attente de sa réponse. Les lèvres closes, le frère et la sœur fixèrent leur attention sur l’oncle, assis au milieu d’eux. « Saanh ? Que va-t-il se passer ensuite ? —Les Olmurils vont…poursuivit Joshua presque imperceptiblement. Il s’éclaircit la voix avant de poursuivre. Ils vont venir à se quereller, et ça c’est l’idée de Saanh. Avec elle, il faut que tout pète ; elle ne peut pas s’empêcher d’ajouter deux ou trois gags pour corser l’intrigue. A ses yeux, le monde ne peut être conçu autrement que par la destruction, le chaos et…la mort. —C’est faux ! Il va aussi leur arriver aussi de belles choses. Mais je ne peux pas tout de dévoiler Joshua parce que tu adores être surpris ! Oncle Sean, sois franc : l’un de mes personnages doit mourir pour être réincarné en une autre entité ; crois-tu que cela puisse troubler l’ordre de leur existence ? —D’une certaine façon oui. La mort dans notre société est dure à accepter, voire impossible ; le deuil dans votre histoire est perçu comme nécessaire, mais pas dans notre monde actuel. Tu comprends ce que je veux dire ? Ton père m’a avoué un jour avoir pleuré en faisant
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mourir l’un de ses personnages ; on éprouve toujours une quelconque peine quand on fait le choix de tuer l’un de ses héros. —Ça c’est la voiture des parents. Je retourne dans ma chambre Saanh avant que maman ne me colle aux corvées domestiques ». Assise sur la balançoire Saanh faisait la lecture à son chien, un énorme Léonberg appelé Goliath. Le jeune mâle l’écoutait la gueule grande ouverte, le museau humide ; il ne quittait jamais la petite fille, la protégeant de tout intrus osant franchir la barrière pour s’aventurer dans leur jardin. Le molosse au pelage jaune et noir, bailla avant de poser son énorme tête sur la cuisse de la fillette. « Si je te montre cela Goliath, qu’estce que tu vois ? (en tournant le livre de mandala vers lui) C’est bien ce qu’il me semblait : le néant. Tu veux que je te dise, les adultes prennent parfois les enfants pour des imbéciles. La preuve nous est apportée par oncle Sean ; il croit que je vais rentrer en lévitation après avoir découverts ces mandalas. Il va vite déchanter, le pauvre malheureux. Je vais te montrer quelque chose (elle descendit de sa balançoire en tirant son chien par le cou. Ici personne ne vous verra…Ce caillou n’est pas un caillou ordinaire. Il vient de là-bas et tu sais de quoi je parle. Aadastra, la cité Perdue. Ils m’ont parlé hier et ils vont venir chercher Joshua. Mon frère va s’en aller et il ne restera plus que nous deux. —Saanh, viens dîner ! » Lança Claire sur le perron du château nettoyant ses mains sur son torchon ; comme sa fille ne répondit pas, cette dernière partit la
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chercher. Elle ouvrit la porte du cabanon, jeta un œil ici et là ; dans les endroits les plus insolites, elle fouilla sans la trouver. Alors elle se rendit à la cabane de Joshua et tira sur une clochette pour s’annoncer. « Où est ta sœur Josh ? On va manger, vas chercher Saanh. Oh ! Et votre père ne mangera pas là ce soir…Des choses plus importantes nécessitent sa présence ailleurs. Tu sais…toi et moi on pourrait aller à Londres, qu’est-ce que tu en dis ? (elle grimpa à l’échelle pour s’assoir en tailleur près de son ainé) On ne passe pas beaucoup de temps ensemble et je sais que tu voudrais les nouvelles Nike. Qu’est-ce que tu écris ? —Mon oraison funèbre. Tu n’es pas obligé de dépenser le fric que tu n’as pas maman, je peux encore me passer de ces chaussures. Elles ne sont pas si confortables après tout ; Est-ce que…estce que vous aller divorcer toi et papa ? —Non ! Qu’est-ce qui te fait croire ça ? On a seulement quelques différends comme chaque couple peut en rencontrer et on en rencontre tout le temps. Ton père est bien souvent absent de la maison et de nos vies ; ce n’est pas évident. Mais il n’y a pas à s’inquiéter. On formera toujours une famille quoi qu’il se passe et l’on restera toujours uni comme les doigts de la main. Est-ce que tu en parles avec ta sœur ? —Tout le temps. C’est elle que tu devrais rassurer ; elle n’arrive plus à suivre à l’école, elle se bagarre avec ses camarades de classe et elle voit la mort partout. —Que veux-tu dire ? Josh ? —Je n’en sais rien, maman. Seulement elle est étrange ces temps-ci. Tu devrais le
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savoir pourtant, c’est toi sa mère et tu te vantes d’avoir plus de psychologie que n’importe quelle autre mère d’Angleterre ! Je dis seulement ce que je pense. Saanh ! Ramènes tes fesses, on va manger ! —J’arrive ! » A table, la petite jouait avec ses petits pois sans les manger ; perdue dans ses réflexions, la tête soutenue par la main, elle vint à croiser le regard de son grand frère. Alors elle se redressa et remplit leur verre de limonade sous le regard inquisiteur de Claire. Goliath quant à lui, se leva prestement pour poser la tête sur la cuisse de l’enfant. « Goliath dit que papa ne rentrera pas ce soir. —Ah oui ! Et qu’est-ce que Goliath t’aurait raconté d’autres ? Ne joues pas avec la nourriture Saanh ! » Le téléphone se mit à sonner. Claire décrocha puis s’isola pour ne pas être entendu de ses enfants. « Tu ne peux pas nous faire ça, Marcus ! Je comprends que tu veuilles travailler, mais…C’est encore Sean, c’est ça ? Non, je ne me calmerais pas, c’est trop facile…Oui, les enfants dînent, que crois-tu qu’ils fassent à cette heure-ci ? D’accord, on n’en reparlera plus tard… Harry, je…je me fais du souci pour toi c’est tout ». Quand elle revint s’assoir, Saanh sourit dévoilant ses dents écartées ; « Tu vois maman, Goliath ne se trompe jamais… —Saanh, euh…Depuis quand Goliath te parle-t-il ? Ecoute, je sais que le climat familial est quelque peu tendu en ce moment mais tu ne dois pas avoir peur de discuter avec moi au sujet de ton père, du
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couple que nous formons et des crises que nous traversons. Ton frère et toi nous vous aimons très fort et rien ne compromettra notre bonheur, vraiment rien. —Tu mens ! Ils disent que tu n’aimes pas Sean parce que tu as peur qu’il éloigne de toi et de papa ! Ils disent que tu fais des cauchemars et que tu avales des vilaines choses qui te font du mal afin de ne pas perdre la raison et ils disent aussi que… —Attends, attends ! Qui, ils ? —Les Olmurils, répondit Joshua le plus naturellement possible. Ils ont trouvé un moyen de nous approcher. Goliath leur sert de vecteur et c’est par que leurs pensées nous arrive. Saanh a en elle le don de pouvoir les interpréter, ce qui fait d’elle un atout très important. —C’est encore l’œuvre de votre père, ça. Quand est-ce que vous arrêterez de délirer, hein ? Josh, tu vas avoir quinze ans et à ton âge, on ne croit plus aux contes de fées, quant à toi Saanh…je ne veux plus entendre parler de cette histoire de chiens qui parle. Est-ce clair ? Plus jamais ! Alors on va finir ce repas et ensuite chacun retournera à ses quartiers jusqu’à l’extinction des lumières. Quoi encore ? —Ce ne sont pas des contes pour enfants, maman. Contrattaqua la petite en lançant des éclairs de colère à sa mère. Tu sais très bien que tout cela existe et tes cauchemars en sont la preuve. Sean, il nous croit lui ! Il nous a toujours crus, ainsi que papa et grand-mère Nanny. Pourquoi tu ne veux pas y croire maman ? —Parce que ce n’est pas cela qui nous fera vivre ! Ce n’est pas ça qui nous apportera plus d’argent, le poste auquel ton père tient tant et un boulot honorable pour ta mère qui se démène comme une folle
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pour tenter d’apporter un semblant d’ordre dans cette maison où tout part en ruine ! Il y a les factures, les frais scolaires, les dépenses quotidiennes et je n’ai pas fini d’énumérer ce dont je dois faire face ; alors que tous trois vous délirer sur un monde qui n’existe que dans votre imaginaire. Il n’y a pas de place ici pour vos abracadabrantes histoires et il n’y en aura jamais. Alors maintenant, finissez votre repas ». * Saanh attendait dans la cour d’école. Son père Marcus Wright l’avait oublié… Le ciel se couvrit et le cartable sur le dos, la petite quitta la cour pour rentrer. « Ne vous inquiétez pas Miss Wright, votre père va finir par arriver » Lança Mrs Collins en tentant un sourire. Son père l’oubliait souvent ; Claire prenant des cours du soir, il lui était impossible de venir récupérer sa fille après ses cours et chargeait donc son époux de le faire. « Mr Wright! Attendez, Mr Wright! Votre fille est en salle d’étude et…nous étions sur le point de fermer l’établissement. Il vous faudrait absolument respecter les horaires pour le bien de votre fille et…je me fais du souci pour elle ». Marcus se passa la main dans ses longs cheveux bruns striés de cheveux gris ; il sourit, sachant pertinemment ce que Mrs Collins allait lui dire au nom du corps enseignant et il connaissait son discours pour être lui-même dans l’enseignement universitaire. « Je comprends votre malaise, mais j’étais retenu ailleurs, avec mes élèves
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pour être précis et vous savez combien il est difficile de s’en détacher. J’espère que vous me pardonnerez. —Mais il y a plus grave. Votre fille dit voir des…des spectres ! Enfin, je n’ai pas trop saisi de quoi il retournait mais je crains que cela ait des fâcheuses conséquences sur son rapport avec les autres élèves. Ils en ont peur et plus personne ne veut s’assoir près d’elle. Cette situation est des plus fâcheuses, c’est une enfant très brillante et…elle devrait pouvoir poursuivre sa scolarité ici si elle change son attitude le plus rapidement possible ». Ils montèrent dans la voiture quand la pluie se mit à tomber, poussant les piétons à trouver refuge dans le premier abri de fortune. « C’est quoi cette histoire de spectres ? Saanh ? Tu m’expliques un peu… D’accord, si tu ne veux rien dire, c’est ton droit mais saches que tu peux te confier à moi sans la moindre crainte. Sasnh, je te parle… —Il y a eu une naissance hier. Un esprit est arrivé au monde, papa. Dans mon rêve tout était bien distinct. Sa maman s’appelait Elven et elle n’avait que quinze ans. Elle a donné naissance à une mignonne petite fille mais des gens sont venus pour l’arracher aux bras de sa mère. La fille hurlait qu’on lui rende son bébé, mais tous furent sourds à ses supplications. Ils ont coupé les ailes du nouveau-né, des ailes semblables à celles des libellules ; puis ils ont placé le nouveau-né au-dessus d’un feu sacré. Le grand feu de l’Arm brûlant dans leur cité depuis des millénaires. Ils ont menti à la mère : son enfant n’avait pas survécu mais je sais que
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les Sages l’ont emporté au-delà de leur terre et parmi eux l’oncle Sean. J’ai clairement distingué son visage puisqu’il me fixait distinctement. Ils ont chevauché nuit et jour poursuivis par des spectres, des âmes errantes condamnées à vivre entre ces deux mondes. Le ciel s’est obscurci et les ténèbres ont couvert la forêt, les montagnes et les grands lacs ; les créatures du monde d’Aadastra se sont enfuies présentant les dangers à venir. Puis la terre s’est embrasée sous les sabots des chevaux ; ils sont allés plus vite encore pour ne périr sous les flammes. L’un des mages a disparu emporté par le tourbillon…Le sol se dérobait lentement, avalée par les ténèbres, j’ai tenté de me réveiller mais je n’y suis pas arrivée. Je sens encore l’odeur du bois brûlé. Après cette longue chevauchée, ils parvinrent aux confins de leur royaume ; là les attendaient sept femmes, des grandes prêtresses de la lignée des Olmurils. Toutes d’une grande beauté mais privées d’yeux. Elles ont pris l’enfant à l’unique sage en vie, oncle Sean et…je ne me souviens plus du reste. Le réveil a sonné ». Marcus ne trouva rien à dire pour soulager la conscience de sa fille jusqu’à ce qu’il sorte un caillou rouge d’un petit sachet. Les yeux de Saanh s’écarquillèrent et la pierre entre ses doigts, elle l’examina sous toutes ces facettes. « Sais-tu où je l’ai trouvé ? Dans la chambre de ton frère. C’est un rubis provenant du sceptre du grand Roi Yochem de la terre de Menastraa. Ce royaume est… —Le royaume des derniers Rois avant l’effondrement de la ligue. Je sais tout cela papa. Et c’est moi qui aie remis cette
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pierre à Joshua ; elle m’a été remise par le tigre blanc de Belgoril. —Tu as vu le tigre blanc ? Alors gardes cela pour toi, le tigre blanc est semblable à une licorne, il n’apparait qu’aux plus pures d’entre nous et tu ne peux ébruiter son apparition car les hommes se mettront à le traquer. Mrs Collins pense que ton comportement agace tes camarades de classe et tu ne devrais pas t’exposer aux critiques car personne ici ne te comprendrait. Ce qui est échangé entre nous, doit rester entre nous pour le bien de tous. J’écris des romans et dans la profession on me voit comme quelqu’un d’original. Mes élèves n’entendent rien à la littérature et je serai mort avant même que le plus brillant je mette à comprendre les légendes celtiques ou gréco-romaines. Le monde d’Hadès leur échappe complètement et ils ne savent pas citer l’un des dieux du panthéon s’en écorcher leur nom. Mais toi tu es différente d’eux et jusqu’à maintenant je n’ai pas trouvé personne plus intéressée que toi pour t’approprier certaines légendes et mythes. Mais il est temps pour nous de rentrer, tu ne penses pas ? » Saanh entendit des voix dans la nuit. Furtivement elle quitta son lit pour se précipiter dans celui de sa mère. Cette dernière ne la repoussa pas, bien au contraire. Vivre dans un vieux fort représentait quelques inconvénients et pas des moindres. Chauffer en hiver restait un défit et rien n’était aux normes ; les enfants se lavaient dans des baquets, s’habituaient à la morsure du froid.
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Les parents revinrent quand la pluie se mit à tomber, drue et pénétrante. Aucun des deux parents ne remarqua la petite Saanh tant ils étaient préoccupés à se quereller au sujet de la présence de Sean dans leur environnement ; Claire s’agitait dans tous les sens, ne parvenait plus à se maîtriser, les larmes au bord des yeux. Ne comprenant pas de quoi il s’agissait, Saanh retourna à sa lecture. « On va dîner, où est ton frère ? —Il est sorti. J’ai essayé de te le dire mais tu étais dans la confrontation avec papa. —Où est-il sortit ? (en lui attrapant les bras pour la serrer l’obliger à la regarder) Où est ton frère ? Prends ton manteau, on va le chercher…Dépêches-toi Saanh ! Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir une enfant aussi lente ! » Ils le cherchèrent partout, pendant des heures mais Joshua restait introuvable. La police leur posa les questions formelles et informelles avant de partir sans pour autant rassurer les parents. La tête dans les mains, Claire ne pouvait supporter cette situation et recroquevillée dans la position du fœtus, elle refusait de parler, de s’alimenter et de voir les gens qui lui étaient le plus proches. Le calme revendu dans la maison, Saanh s’enferma dans sa chambre et retourna sous sa tente pour reprendre ses dessin.
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Le train de banlieue roula à vive allure. A son bord Saanh Siegfried serrant contre elle son immense it-bag traversait le wagon, les écouteurs sur le cou suivi par Tennessee Grant. On était à une heure d’affluence, là où les Londresiens regagnaient la banlieue pour y dormir. Après Victoria’s Sation, on n’avait peu de chance de trouver une place assise et les deux adolescentes le savaient pertinemment. A Londres, elles avaient bousculés les autres passagers afin d’être certaines de trouver une banquette qu’elles ne quitteraient pas avant d’avoir atteint la ville de Londres. L’odeur du caoutchouc chauffé par le frottement des pneus sur les rails emplis les narines de Saanh d’une nauséabonde odeur. « Non, mais tu as vu comment il nous regardait celui-là ? Il n’avait pas froid aux yeux ! Affirma cette dernière en gloussant, c’est vraiment stupide de changer de place pour cela, mais vraiment, il nous aurait pourri le voyage…Alors ? Tu me racontes ? Que s’est-il passé après ? —Que je te raconte quoi au juste ? On a quitté le pub et on est partit boire un verre ailleurs entre gens civilisés. Il m’a proposé de me raccompagner chez toi et on a un peu traîné dans Soho jusqu’à deux heures du matin. Là je t’ai envoyé un SMS pour te dire que je partais chez lui pour mater un DVD et Hayden s’est montré très courtois en me laissant choisir le film parmi sa grande collection de films popcorn. Alors mon choix s’est arrêté sur un thriller de bonne qualité et il s’est endormi sur son sofa.
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—Attends ! Tu es entrain de me dire qu’Hayden s’est endormi alors qu’il avait la plus jolie femme du Royaume Uni à ses côtés ? C’est dément comme histoire. Et il n’a rien tenté ? Je veux dire…pas même un baiser ? —Je ne l’intéressais pas ». Leur voisin de banquette leva les yeux pour les observer puis retourna à son sommeil de temps à autre secoué par les mouvements saccadés du train ; la nuit était tombée et les filles penchées l’une vers l’autre se dévisageaient scrupuleusement. Tennesse Grant éclata de rire avant de fouiller dans son sac à bandoulière pour en extirper un petit carnet sous le regard interrogatif de son amie d’enfance, confidente et meilleure alliée dans leurs aventures extras-scolaires. « Tu sais quoi ? Tu devrais tenir un journal comme le mien. C’est mieux qu’un blog crois-moi. Tu y consignes toutes tes impressions, tes fantasmes et tes délires paranormaux comme tes récentes visions. Non, je suis sérieuse Saanh. Tu n’as jamais pensé écrire pour toi et non pour un lectorat de bêta-consommateurs du net 2.0. A la page de la veille, j’ai écrit par exemple qu’on était sortie toutes les deux pour rencontrer des ravissants étudiants dont Hayden et ensuite j’ai laissé un blanc comme pour y insérer quelques croustillants détails. —Et je suppose que tu dois être la seule à recourir au papier et au stylo pour mémoriser de pâles souvenirs sans intérêts de nos soirées de sérieuses débiles et irresponsables filles du comté d’Oxford. —Ah Ah ! Tu es vraiment pathétique ma chérie. Tu ne diras pas cela quand tu l’auras essayé et adopté (en fouillant dans
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son sac). J’ai trouvé ça pour toi et je n’ai pu résister à te l’offrir. Alors tu en penses quoi ? J’ai craqué en voyant la couverture façon peau de croco. C’est doux au touché et comme je sais que tu fais attention à ce genre de détail et bien voilà…c’est pour toi. Et bien tu ne me remercies pas ? » Et Saanh tourna et retourna le carnet entre ses doigts avant de tenter un sourire. Soudain l’image de Tess assise devant elle se déforma ; en une fraction de secondes, elle entraperçu une forêt et un tigre blanc marchant devant une femme aux paupières closes ; puis le visage d’un homme aux joues creuses, le menton recouvert d’une barbe blonde tirant sur le roux. « Quoi Saanh ? Qu’est-ce que tu as vu encore ? —Oh rien, je… (Elle se frotta le front, le regard fuyant et la rétine anormalement grossie) C’est difficile à décrire et j’en ai le poil hérissé. Tu dois me prendre pour une cinglée Tess. —Il y a longtemps que je ne te considère plus comme tel. Depuis le jour où on a escaladé la grille des Beckinsale. Il n’y avait que toi pour franchir les murs inviolés de cette forteresse et je t’ai suivie parce que je savais qu’on y allait passer un bon moment et on s’est fichu une frousse terrible. Enfin, toi tu semblais nager dans le bonheur, tandis que je te suivais en claquant des dents. Alors il y a bien longtemps que je ne me pose plus de questions sur toi. —Mais ce que je vois n’a rien de réel. C’est la vision d’un monde qui n’existerait pas ; un monde que l’on ne trouverait que dans un rêve imbriqué dans un autre rêve. Des tas de choses incompatibles coexistent et tout pourtant nous parait familier. C’est
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à la fois déroutant et apaisant. As-tu déjà eu cette impression de déjà vu ? » Son interlocutrice fit une moue boudeuse, rejetant ses mèches blondes de l’autre côté de la tempe. L’homme au costume se leva pour se préparer à descendre à la prochaine gare immédiatement remplacé par un squatteur dont la musique collée à son oreille dépassait les décibels déconseillés par les médecins. « Ça m’est déjà arrivé oui, réponditelle en souriant et l’œil brillant. C’est un phénomène qui fait intervenir la mémoire de la reconnaissance ; notre mémoire interpréterait un autre souvenir. Ce sont des associations que notre cerveau ne retrouverait pas. —Oui mais avant les hommes pensaient que c’était là l’œuvre du démon et il a fallu attendre la psychanalyse pour que Freud suggère une expression de désirs refoulés dans laquelle chacun y mettrait ses désirs secrets ; il faudrait voir là le souvenir d’un rêve oublié. Certains pensent que cette sensation viendrait de la théorie de la réincarnation. —Alors si l’on met de côté nos belles études sur les effets de l’épilepsie sur le cerveau humain qui soit dit au passage a permis de démontrer que l’ivresse, la fatigue ou le stress provoquait une confusion du futur, du passé et du présent et fournissait ainsi des informations contradictoires ; tu voudrais dire que tu crois en la réincarnation en faisant un pied de nez aux brillants examens des docteurs en sciences. Mais tu n’es pas encore à Oxford ma grande et tu sais très bien ce que notre vieux professeur de Philosophie dirait de tout cela.
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—Oui il citerait Aristote qui penchait pour un dérèglement du cerveau, un dérapage en quelque sorte ; mais bien qu’on ait pu apporter des réponses à cette question je reste sceptique ». L’un des passagers ouvrit la fenêtre à guillotine du wagon pour y aérer l’espace et Tess l’observa en catimini. Il avait un beau petit cul mis en valeur par un jean de coupe slim et quand leur regard se croisa, l’adolescente tourna brusquement la tête en dissimulant un sournois sourire. Devant elle, Saanh fixait intensément les pages vierges du carnet ; des mots semblaient s’y former. Des mots à l’alphabet inconnu. « Tu crois que je devrais passer sous hypnose ? —Et qu’en pense ta mère ? C’est elle qui t’a envoyée voir cet analyste, alors je suppose qu’elle a son idée sur la question. Tu lui as collé la frousse avec tout ça ! Mets-toi un peu à sa place : tu débarques dans son salon pour lui annoncer que tu as des putains de visions et elle, naturellement n’a rien trouvé de mieux que de t’envoyer consulter. Tu ne devrais pas la blâmer pour ça, j’aurais fait pareil tu sais. Alors oui ! L’hypnose peut-être une solution. Mais toi est-ce vraiment ce que tu veux ? —Oui ça m’aidera à y voir plus clair » Claire jeta un œil à sa montre. Il était sept heures et cinq minutes. Dehors une voiture freina et une portière claqua. Peu de temps après, Saanh poussa la porte d’entrée et sans saluer sa mère monta quatre-à-quatre l’escalier. Alors Claire noya son angoisse dans un verre de vin français et expira profondément les poings appuyés contre le bar de la cuisine. Une minute de plus et elle appelait les flics ne
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cautionnant pas les virées de sa fille dans la capitale. Et Saanh s’enferma dans sa spacieuse chambre ; alluma son PC pour surfer sur la page de l’hypnose —des tas de pseudothérapeutes disaient pouvoir soulager bien des maux par cette médecine d’un nouveau genre. Y croyait qui voulait et à en juger par les commentaires laissés par les internautes cette science se révélait être efficace. Pour elles deux, la maison était immense ; un modèle élisabéthain aux pierres rouges comprenant une dizaine de chambres à coucher, une imposante bibliothèque, une salle de remise en forme, un dressing à faire pâlir d’envie les stars d’Hollywood ; des emplacements de garage pour quatre voitures, un grand jardin au garçon parfaitement bien entretenu. Tout était si parfait qu’on n’aurait pu se croire dans un parc d’attraction ; tout était si édulcoré, si harmonieux qu’on pouvait presque être surpris de trouver l’endroit habité. On y accédait par un grand portail à lecture digitale et desservi par un chemin gravillonné, on débouchait ensuite sur un élégant massif fleuri qui servait de point de manœuvre pour les véhicules et enfin, l’entrée sous le portique à colonnes déroutait plus d’un visiteur. Impatiente, Claire pianota sur le marbre du plan de travail et adossé contre la colonne se décida à monter sous le regard soucieux de son Leonberg baptisé Goliath, un énorme molosse aux longs poils fauve et noir ; une jeune femelle affectueuse qui nécessitait des soins quotidien de brossage et d’exercice. La chienne des plus affectueuses devait une
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fois adulte peser plus de 60kg pour une taille comprise entre 65et 75 cm. Doucement elle frappa à la porte de Saanh. « Saanh ! Viens manger s’il te plaît. Et je t’interdis de fermer la porte de ta chambre ! Ouvres s’il te plait. Saanh tu es m’entends ? —Maman, fais chier, je buche sur un devoir. Est-ce que tu peux au moins respecter mon intimité ? Je descends dans dix minutes ! —Ouvres cette porte maintenant ». L’adolescente quitta son PC à contrecœur et tourna lentement la clef dans la serrure. Dans cette grande maison, elles pouvaient facilement se trouver à l’étroit. La chambre comprenait une chambre à coucher et un dressing à grands miroirs agrémenté d’un petit salon recouvert de damas rouge au choix de Claire. Rien n’avait été laissé au hasard, pas même les rideaux et les voilages, la couleur du parquet et des tapis d’Aubusson. Si Claire avait du goût, elle cherchait à influencer sa fille en lui imposant ses choix. Appuyée contre la porte, la mère et la fille se dévisagèrent de la tête aux pieds ; Claire s’attendait à ce que sa fille la salue et l’adolescente, à ce que cette dernière lui fiche la paix une bonne fois pour toute. « Alors ? Comment c’était Londres ? —Tu le sais très bien puisque tu as jugé bon de m’appeler toutes les dix minutes. Et toi ton séminaire ? Tu as réussi à te faire sauter par ton directeur, à moins que ce ne soit ton ex-petit ami de Bangkok, celui qui te relançait tant ces derniers jours ? C’est quoi ce soir au programme ? Tu vas me refaire le numéro de la mère à l’écoute, puis le repas avalé
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en quatrième vitesse tu vas bien vite aller t’enfermer dans ton bureau pour n’en sortir que demain matin. Alors oui, je me suis vraiment éclatée à Londres, parce qu’au moins j’avais l’impression de m’échapper de ce morne quotidien. —Tu ne peux pas me reprocher de travailler, répondit la mère presque sur le ton de l’excuse. Et si je ne le faisais pas, tu me tiendrais encore des reproches parce que tu aurais honte de ne pas avoir une mère qui se saigne pour te payer tes études. Le repas est prêt. —Je n’ai pas faim ». Claire revint sur ses pas et croisa les bras sur sa poitrine avant d’éclater nerveusement de rire. « Tu n’es pas sérieuse ? Tu as diné avant de venir ? (questionna cette dernière la main sur la bouche) Je peux te monter quelque chose si tu veux. A huit heures, nous avons un rendez-vous avec le Dr Hugh. J’ai pensé que cela te ferais du bien de consulter. Tu sais avec le stress des examens et…Il faut que tu manges quelque chose. —Pourquoi es-tu toujours à tout suranalyser ? —Je me fais du souci c’est tout. Avant on arrivait à discuter sans que tu te mettes en colère. On discutait de tout et ces instants me manquent. Je sais que c’est dur pour toi et je ne compte pas te laisser tomber. On peut traverser cela ensemble comme on l’a fait dans le passé. Alors ne me laisses pas tomber. Tu comprends ce que je veux dire ? On doit pouvoir de nouveau se faire confiance et avancer main dans la main ». Saanh ferma la porte sur sa mère. Entre elles deux régnait une certaine
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hostilité ; du haut de ses 18 printemps, la lolita fréquentait le collège d’Oxford et comme toutes les filles de son âge, elle ne pouvait souffrir l’autorité parentale. L’adolescente n’irait pas dîner ; trop de choses se bousculaient dans sa tête. Elle fut la première dans le Chrysler bleu stationnée devant la porte d’entrée et ses lèvres en cul-de poule, attendit que Claire la rejoigne pour attaquer : « C’est toi que j’attends. La prochaine ne me dit pas d’être à l’heure si tu es incapable de l’être toi-même. Et c’est censé durer combien de temps ces consultations avec cet analyste ? Tout cela ne donne rien, il faut se mettre à l’évidence que la parole ne soigne pas tout » Elle tourna la clef dans le contact en soupirant profondément. Saanh voulait toujours avoir le dernier mot. Et le Dr Hugh ouvrit la porte ; cet homme était diplômé de Oxford et avait analysé certaines personnalités du monde public ; après avoir écris une dizaine d’ouvrages sur la médecine cognitive il avait émigré vers les Etats-Unis pour joindre ses études à ceux des grands analystes du Nouveau Monde. Et depuis son retour on s’arrachait ses services et tout le Royaume-Uni accourait dans son cabinet afin d’être suivi par ce praticien. « Comment vous sentez-vous Saanh aujourd’hui ? » Interrogea le Dr Hugh, les mains jointes et les jambes croisées. Claire près de sa fille l’observait à la dérobée, craignant qu’elle ne se montre peu coopérative. « Elle semble aller beaucoup mieux docteur. —Qu’est-ce que tu en sais? Tu n’es pas dans ma tête à ce que je sache ! »
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Le Dr Hugh passa de l’une à l’autre. Son regard bleu acier envoûtait et sans difficulté on pouvait aisément imaginer que Claire était tombée sous son charme. « Mrs Siegfried, il est important de laisser votre fille s’exprimer. Je sais que vous voulez l’aider, mais nous y arriverons mieux si vous acceptez d’être là seulement en tant que spectatrice. —Ok, je ne m’interposerai plus. —Alors Saanh que disiez-vous ? Vos visions apparaissent-elles toujours de façon aussi claire et surtout à quelles fréquences ? —Je n’en sais rien… —Plus jeune je me suis rendu au Tibet avec des amis dont celle qui allait devenir ma femme. A cette époque je l’ignorai et je n’ai pas eu l’occasion de me montrer galant avec la belle, ignorant tout de son amour pour moi. Je venais de sortir de Yale et j’en avais bavé croyez-moi. Les autres et moi on avait trouvé cette destination pour nous changer les idées ; le dépaysement le plus total ; l’impression de dominer le monde de toute sa superbe. A cette altitude, on prend conscience de bien des choses et c’était notre défi : monter sur l’Himalaya et en descendre comme purifier par le divin. On s’est mis en marche à l’aube et on est partit avec des guides sherpa et l’ascension n’a pas été de tout repos…Mais je me souviens encore du visage de Maya quand on a fait halte vers un refuge. Elle semblait comme transportée, une aura entourée sa tête et ses yeux brillaient comme deux diamants. Sur le coup j’en eus le souffle coupé. C’est làbas qu’on s’est juré de ne plus nous séparer. Pour nous cet endroit restera à jamais chargé de grâce et de magie. Des
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savants diraient que l’espèce d’halo n’était que le résultat de la condensation de l’air qui à cette altitude a tendance à se cristalliser ; mais pour moi il s’agissait d’un message divin qu’il m’était impossible d’ignorer. Les choses arrivent toujours quand on ne s’y attend le moins. Parlez-moi de votre frère Joshua. Si vous aviez un message à lui laisser quel seraitil ? —Joshua ? (La tête penchée, Saanh se mordit la lèvre supérieure) Que voulezvous entendre à son sujet ? —Celle que j’aimais est morte. Elle est partie sans que je puisse lui dire Adieu. C’est injuste. On passe de nombreuses années auprès d’une personne et quand tout s’arrête, on regrette de ne pas avoir été là pour lui tenir la main. Votre frère est partit et vous avez encore tant de choses à lui dire. Par quoi commenceriez-vous ? » La gorge nouée Claire éprouva quelques difficultés à déglutir et son désir fut celui de serrer la main de sa fille dans la sienne. Le cabinet de consultation se déforme pour dévoiler les prémisses d’une forêt qui l’engloutit comme pour la protéger ; une voix suave et sensuelle chanta ; c’était encore l’une de ces visions. « Je vois une forêt. Ces derniers temps c’est une forêt avec des grands arbres qui montent vers le ciel sans vouloir s’arrêter. Cette forêt ne semble jamais s’arrêter. Et puis elle est habitée par des créatures, des humains…enfin, je ne saurais dire parce qu’ils n’ont pas des yeux comme nous. Leur aspect n’est pas repoussant au contraire. Les femmes sont gracieuses ; elles portent des costumes faits de voiles et recouverts de matière brillante. Elles
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finissent par s’évanouir dans la nature comme des volutes de fumée. L’une ou l’autre sont accompagnées d’un animal, soit un loup, un tigre ou un raptor. —A quoi jouiez-vous avec Joshua quand vous étiez petits ? Imaginiez-vous des mondes fantastiques dans lequel vous évoluiez sans que jamais personne ne vienne vous y déloger ? —Oui tout comme papa ou ma grandmère il avait hérité de ce don pour l’imaginaire. Il partait d’un petit truc en apparence insignifiant pour lui donner vie et en faire quelque chose d’incroyable. Joshua avait ce don. Il était incroyable. Moi je n’ai pas 1/10ème de son imagination. Mon père disait qu’il irait loin ; qu’il inventerait des vaisseaux spatiaux capables de nous propulser à la vitesse de la lumière, des machines pour remonter le temps ou au contraire l’accélérer et Joshua le croyait… alors il se mettait à dessiner des maquettes, des schémas et toute forme de croquis pour illustrer ce que serait son nouveau monde. Et il me déléguait certaines responsabilités… » Le Dr Hugh se passa la main sur ses lèvres ; allongée sur le divan, Saanh parvenait à se détendre complètement malgré la présence de sa mère. La fois dernière, son cellulaire avait sonné au début de la séance —son absence fut des plus bénéfiques pour l’adolescente ne jugeant pas utile sa présence dans la pièce —, mais le Dr Hugh savait ce qu’il faisait. « Et quelles étaient vos responsabilités ? —J’avais pour mission de recruter son personnel de bord, ses élites et créer une nouvelle civilisation que nous voulions meilleure que les autres. On a passé des
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nuits entières à poser les bases de ce nouveau monde. Mais il est partit avant que nous puissions le terminer. Ce projet le tenait à cœur et… (Elle se passa la main sur les yeux) c’était il y a neuf ans de cela. Joshua en avait douze et moi neuf ; il arrivait à exercer sur moi une réelle fascination. Si vous l’aviez connu vous l’auriez apprécié docteur ». Et Claire s’agita sur son fauteuil sentant les larmes poindre irrémédiablement. Le Dr Hugh croisa son regard et tenta un sourire pour l’apaiser. « Je n’en doute pas un instant. L’esprit humain est complexe mais grâce aux techniques modernes d’imagerie par résonance magnétique il nous est possible de définir les différentes zones de notre cerveau comme le langage, la motricité ou la mémoire. Dans votre cas, la médecine ne restera pas impuissante ; les neurochirurgiens soignent l’épilepsie et les tumeurs cérébrales ; ils viennent à bout de nombreuses défaillances cérébrales et… —J’ai pensé à l’hypnose ! Coupa-t-elle sèchement. Je veux essayer l’hypnose thérapeutique avant que vous me jugiez comme étant atteinte de psychose. J’ai lu quelque part que la schizophrénie pouvait commencer ainsi ; une désagrégation de la personnalité, s’appuyant sur des hallucinations. Je crains la suite et je refuse qu’on me place dans un institut si les neuroleptiques restent impuissants. —Il n’est pas question de cela Saanh ! —Ma mère pense que je somatise afin de la faire renoncer à son travail, fustigea l’adolescente en lui lançant un regard noir. Elle ignore tout ce qui se passe dans ma tête c’est pour cette raison qu’elle me tient enfermée dans cette prison doré de peur
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que je me jette par-dessus un pont ou que j’avale des somnifères, ou encore que je me mette à boire ou toucher à la drogue. Elle a peur que je m’en aille et qu’elle soit incapable de me retenir. —Et vous la blâmez pour cela Saanh ? —Depuis que Joshua est partit elle me borde le soir. Les autres mères ne font pas cela…Je vais rentrer à l’université l’année prochaine et elle sera encore là pour me lasser mes chaussures et me faire manger à la petite cuillère. Et quand je lui ai dit que je voyais des choses bizarres, elle a immédiatement fait son enquête dans mon lycée pour s’assurer que je ne prenais pas de drogue, genre ecstasy ou acide. Elle a appelé toutes mes camarades de classe, alors comprenez que je sois remontée contre elle. Au College on me traite de cinglée et je peux vous dire qu’ils ne sont pas prêts de s’arrêter de rire. Les troubles dissociatifs n’ont rien d’amusant et je ne le souhaite à personne. Ces voix qui m’assaillent à longueur de temps… —Et vous entendez des voix à présent ? Que vous disent-elles ? » Discrètement le Dr Hugh griffonna sur son carnet avant de croiser les doigts sur ses jambes repliées. L’adolescente l’étudia remarquant qu’il lui faisait penser à l’un de ces singes —un capucin à la calotte noire et aux sourcils épais dont l’expression ne différenciait guère de la sienne—, et le sourire apparut sur ses lèvres. « Vous allez m’imposer un traitement antipsychotiques pour vous donner bonne conscience d’avoir pu éradiquer le mal avant qu’il ne me ronge complètement ? —C’est possible si votre mère acceptait de signer la décharge. Thérapeutique Ce genre de soins rassurent
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ceux qui comme vous souffrent d’hallucinations ; la schizophrénie se caractérise cliniquement par la dissociation psychique et toutes sortes de symptômes dits positifs ou négatifs. Mais vous ne souffrez d’aucun de ces troubles dits cognitifs. Dites-moi seulement que racontent ces voix ? —Elles me…Elles me fredonnent des airs. Je ne sais pas ce qu’elles racontent ». * La voiture roula jusqu’au feu sous un fin crachin. Ni l’une ni l’autre ne parlait concentrées à fixer la chaussée et les rares piétons pressés de gagner un abri. Claire ne supportait pas d’être prise pour une mère trop préoccupée par son emploi que pour sa progéniture. Cela lui était insupportable. « Tu es dure avec moi. Je ne suis pas une mère parfaite et je le conçois, mais tu n’as pas à te montrer aussi amère. Aller dire au Dr Hugh que je ne crois pas un traître mot de ce qui te tracasse, c’est faux ! Tu sais que je me fais beaucoup de souci pour toi ». Soudain Claire pila afin d’éviter un passant qui traversait la chaussée ; en se tournant vers la conductrice, Saanh sursauta. C’était l’homme qu’elle avait vu en vision dans le train en compagnie de Tess. Même aspect et même regard de tueur. Il leva la main pour les saluer et Claire repartit prestement sous le regard estomaqué de sa fille. « J’ai failli l’écraser celui-là. Ils devraient prolonger la durée des feux ici ». Devant son ordinateur, l’adolescente vit l’un de ses contacts de son réseau
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social se connecter. Il lui demandait si tout allait bien à base d’émoticons. Elle lui répondit qu’elle en avait assez de son existence et qu’elle rêvait de se tirer loin d’Oxford ; au bout du monde si elle le pouvait. « Saanh ? Il est l’heure de te mettre au lit. Demain tu te lèves de bonne heure ». Il n’était qu’onze heures. Elle augmenta le son de son lecteur MP3 sur laquelle tournait une pop-star R&B du moment. Derrière la porte, Claire jeta l’éponge là où une autre mère aurait insisté jusqu’à obtenir le consentement de l’adolescente. La frange sur les yeux, Saanh s’alluma une cigarette à la fenêtre de sa chambre quand son Nokia se mit à vibrer. « Qu’est-ce que tu veux me dire ? Je suis vraiment claquée Val. Pourquoi n’estu pas resté sur MSN ? —J’avais envie de te parler. T’es-tu bien amusée à Londres ? Saanh, tu es toujours là ? Dis-moi si je t’ennuie. Allo ? Ecoute, je voulais seulement te saluer mais comme tu as l’air éclaté, on causera plus tard comme demain par exemple. Tu es d’accord pour demain ? Disons à quinze heures. On confirme par SMS ». Saanh posa son sac sur la banquette et jeta un regard autour d’elle. Les autres clients ne semblaient pas lui prêter la moindre attention. Ils buvaient, riaient ou déjeunait paisiblement. Des couples, des solitaires et des mères avec leurs mômes ; et tous affichaient le parfait bonheur. Aucune trace de Valendresky. Il finit par rentrer, la besace en bandoulière sur sa hanche et quand il vit Saanh, il inspira profondément. Blond à la mâchoire carrée, il avait à la fois l’allure
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d’un joueur de rugby et celle d’un néodandy —le genre qui arborait un costume trois pièces pour se rendre à l’église protestante du coin ; quand il n’était pas à son golf ou dans une de ces réceptions de riches héritiers de la Couronne. « Tu es à l’heure aujourd’hui. —Et toi non. Les rôles sont inversés on dirait. Claire ne me laisse plus prendre la voiture depuis que j’ai ramené un C à devoir de mathématiques. Alors j’ai du prendre le bus, ce qui explique ma ponctualité. —Au moins, cela ne nuira pas à la planète ». Ironisa ce dernier en posant son portefeuille sur la table. « Pourquoi fais-tu toujours cela ? —Quoi donc ? —Poser ton portefeuille sur la table. J’ai de l’argent pour payer ce que je consomme. Ainsi je n’ai pas à mendier auprès des étudiants qui infestent le coin. Garde ton fric pour ta fiancée. C’est elle qu’il faut entretenir. —C’est aimable à toi. Elle t’en sera très reconnaissante. Tu n’as pas de cours de maths aujourd’hui ? Tu as finalement renoncé à devenir le prochain médaillé de Fields. —J’ai appelé pour repousser mon cours à dix-sept heures. Et j’irai courir une demi-heure avant d’aller connecter mes neurones. Pourquoi tu souris ? » Val la dévisagea puis héla la serveuse pour lui commander un café noir et serré. « Où est-ce que tu vas l’année prochaine ? —Claire veut que j’intègre l’université d’Oxford, cela va de soi, mais avec les notes que j’ai, ça sera plutôt la petite université à Londres. Tous ses beaux rêves
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de grandeur s’évanouissent à chacun de mes anniversaires. —Et toi ? Qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? » Questionna l’étudiant en touillant avec nonchalance son café. Perdue dans sa réflexion, Saanh finit par ouvrir la bouche. « Je finirais sûrement dans un asile d’aliéné ou en prison après avoir commis un horrible crime. En tous les cas on ne me décernera aucun prix Nobel, tu peux en être certain. —Tu es dure avec toi-même, trancha-til en souriant. Tu pourrais faire mieux que cela. Tu pourrais devenir la première femme à découvrir un remède qui soignerait le cancer ou proposer des voyages interstellaires. Tu pourrais accomplir des choses incroyables… —Je n’en suis pas si sûre ». Il fixa le pendentif accroché au cou de Saanh. C’était une pierre à peine taillé, mais dont les facettes renvoyaient diverses couleurs. « Tu as un chouette collier. —Vraiment ? En posant la main dessus, il m’a été offert pour mon anniversaire. L’un de ses cadeaux que je n’ai pas tenu à mettre en vente sur Ebay. Si tu savais le nombre de cadeaux ringards que l’on m’offre ! —Il doit être difficile de te faire plaisir. —Quand j’aurai ton âge, je verrai la vie autrement, mais en attendant je me trouve d’un ennui mortel. Je n’inventerai jamais de remède contre la grippe et je n’organiserai jamais de vols habités pour Mars. Je suis quelqu’un d’on ne peut plus banale, avec des tas de complexes, dont celui de me dévaloriser. Je n’arrive
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toujours pas à savoir pourquoi tu fais tout cela ? —Tout cela, quoi ? —Et bien…Tu te fais chier avec moi. Je vois bien que tu aimerais ne pas être ici ; et tu as certainement des milliers de choses à faire plus intéressantes que d’écouter une ado geindre et te parler sanscesse de sa mère. —Oui, tu sais bien que je fais cela pour les notes. Je sors la fille de mon professeur en échange de quoi, il me note chichement. Et je peux te dire que je fais des envieux. Beaucoup se damnerait pour te sortir une heure ou deux. Mais bon, je suis le favori de ce monsieur. — Arrêtes ton char. Mon père n’est pas du genre à se laisser corrompre. Quant à toi…j’ignore combien d’enveloppes tu glisses sous la table pour assurer ton avenir ». Amusé par le sarcasme de l’adolescente, il plaqua sa frange sur le côté et caressa Saanh de son regard pénétrant ; un sourire apparut sur ses lèvres pleines. « Je t’apprécie. —Moi j’apprécie les romans de Jane Austen, les films de Terry Gilliam, notamment Le docteur Parnassus ; j’apprécie également les types qui ne disent pas apprécier quelqu’un comme on dirait qu’on apprécie une pizza aux quatre fromages. C’est quoi le problème avec toi Val ? —Il n’y en a pas. Je devrais être un zombie, une entité démoniaque, un troll des cavernes, je ne sais pas. A quoi devrais-je le plus ressembler ? » Saanh détourna la tête et étudia la pièce autour d’elle. Cela ne faisait pas
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l’ombre d’un doute : étant donnée l’agressivité de sa réponse, il n’était pas heureux de se retrouver ici à jouer les baby-sitters. « Tu as une petite amie, n’est-ce pas ? —Oui. —Et qu’est-ce que tu apprécies le plus chez elle ? Qu’est-ce qui t’a fait dire que c’était la bonne ? —Il y a eu un déclic. Une grosse charge, proche de l’adrénaline. Tu sais c’est comme quand tu descends une piste de skis en free-lance. Les sensations sont les mêmes. Tu t’en prends plein le visage. Ouah ! C’est colossal ! C’est ça le grand frisson pour moi. Je pense que l’amour c’est une discipline de l’extrême. Pourquoi la question ? —Le problème c’est qu’on ne partage pas les mêmes délires, les mêmes passions. Je pourrais être ta petite sœur. Est-ce que tu emmènerais ta petite sœur dans les mêmes endroits où tu vas traîner ? La réponse est « non ». Tu aurais honte de me sortir et je le conçois. —Et d’après toi, je ne devrais pas faire tout ça ? —Evidemment que OUI ! Cette attitude est anormale, tu saisis le terme ? Je n’ai pas besoin de chevalier servant et si c’est mon père qui est derrière tout cela, je le trouve vraiment pathétique. Là, c’est dit. Val. Tout ce que je veux dire c’est que je n’ai pas besoin d’amis comme toi. —Et pourquoi pas ? On ne fait rien de mal, on ne fait que discuter rien de plus, je n’ai pas l’intention de te sauter dessus si cela peut te rassurer. Tu ne t’es jamais dit que l’on pouvait partager autre chose que de la romance ? Ton père m’a dit que tu
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étais plutôt calée en musique, alors dis-moi ce qui te fait planer ? —Comment a-t-il pu dire cela ? Je ne m’y connais absolument pas en musique ! » Et son Nokia se mit à vibrer. Tennessee lui envoyait un message pour prendre de ses nouvelles ; autour d’eux des jeunes parlaient forts en lorgnant les filles sur une table. Saanh enviait les filles comme Tess ou celles-ci ; elles étaient grandes, transpirées la joie de vivre et attiraient le regard des garçons autant que la Joconde pour les visiteurs du Louvre. « C’est mon amie Tess. Elle me demande de passer la voir au College. Je ne sais pas si tu le sais mais on tient le blog du bahut ensemble et Tess et incapable de prendre une décision sans moi. Elle a l’esprit d’équipe. —C’est plutôt cool. Et ça te plait ? J’avais une bonne amie au lycée qui avait le même profil que le tien ; un peu mystérieuse et par moment à côté de ses pompes. On adorait la charrier pour une quantité de trucs et elle ne se défendait jamais parce qu’elle était toujours très zen. J’ignore ce qu’elle est devenue ; elle n’a jamais donné de nouvelles. Il est possible qu’elle ait intégré une formation dans le journalisme ». Après avoir glissé sur sa banquette, Saanh rassembla ses affaires pour ficher le camp. « Si on venait à rencontrer des ennuis j’aimerai que tu me le dises. Je ne plaisante pas Saanh, lança ce dernier en la retenant par la manche. Tu as mon numéro de téléphone et tu peux m’appeler à n’importe quelle heure du jour.
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—Et que ferais-tu ? Tu abandonnerais les bras de ta petite amie pour voler à mon secours ? Regardes-moi bien Jack, ai-je besoin de ta protection ? Je suis une grande fille et je sais me défendre toute seule, tu peux me croire. —Je n’en suis pas si sûr. —Ah bon ? —Il serait regrettable qu’il t’arrive quelque chose. Je veux vraiment que tu me fasses confiance et que tu arrêtes de te prendre la tête pour des choses futiles comme ta mère ou tes visions et… —Mais quoi ? Attends ! Tu…tu commences à me faire peur. Comment sais-tu pour mes visions ? —Et bien tu m’en as parlé l’autre jour ». Immédiatement Saanh se rassit pour le fixer dans le blanc des yeux. « Non, je ne t’en ai jamais parlé. Estce que c’est mon père qui te parle de tout cela ? Jack…j’ignore les relations que tu puisses entretenir avec lui, mais je te demande de te tenir en dehors de nos histoires de famille. J’ai assez à faire avec une mère possessive pour en plus me farcir un type comme toi qui n’a visiblement pas froid aux yeux. —Tu ne me connais pas, par conséquent tu n’es pas en mesure de me juger aussi arbitrairement. —C’est le propos de notre entrevue : je ne veux pas te connaître Jack ! Est-ce que tu saisis ? Je ne veux rien savoir de toi parce que c’est compliqué d’entretenir ce genre de relation et tu le sais mieux que moi. Tu as tes amis de l’Université et des petites amies parmi les étudiantes les plus canons d’Oxford et tu as une réputation à défendre. C’est vraiment absurde de
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penser qu’on peut devenir amis et tu n’as rien à gagner en me fréquentant. Fin de la discussion, merci d’en rester là ». Prestement Tess l’attrapa par le bras puis ferma la porte à clef derrière elles deux. Là l’adolescente posa le mug de café sur la table et ouvrit un grand cahier dont elle répandit le contenu de ses investigations devant Saanh. « J’ai enfin pu obtenir ce que je voulais. Tu as devant toi des heures de recherche et je m’y emploie depuis deux jours maintenant ; c’est fou ce que l’on peut amasser comme papier ! J’ai préféré tout imprimé de chez moi pour que tu puisses lire tout ça sans aucun support. Et encore j’ai du faire le truc parmi les sites jugés trop racoleurs. Regarde un peu Saanh…Cette femme dit avoir les mêmes visions que toi : une forêt, des créatures étranges et cette même voix qui ne cesse de fredonner. Elle a laissé son témoignage sur pseudo mais je suis parvenue à la retrouver sur un forum dédié à l’art divinatoire et même chose ; elle disait avoir été pénétrée par une voie mystique. J’ai lu cela avec beaucoup d’intérêt. Même pseudo et même description sur un commentaire posté sur un blog. Comme tout cela m’a interpellé j’ai envoyé un mail à ce membre du blog et là, Bingo ! Je reçois une réponse ce matin. Elle m’envoie par pièces jointes des informations sur un prétendu guérisseur qui opère à Londres. J’ai ici l’adresse exacte ainsi que les coordonnées. Comme je n’ai pas pu résister, j’ai appelé et je me suis fait passer pour toi. Alors elle m’a demandé à me rencontrer.
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—Tu n’as pas accepté j’espère. On ne sait pas à qui l’on a affaire Tess, je suis sérieuse. —Moi aussi ma chérie. On ne peut laisser les médecins te bourrer avec toutes leurs cochonneries. J’ai dans l’idée que tu peux t’en sortir autrement ; les sciences divinatoires offrent des perspectives plus qu’encourageantes et je sais que tu désapprouves de telles méthodes, mais ta grand-mère n’est pas elle-même une guérisseuse. —Grand-mère Honey ? Elle tire les cartes cela ne fait pas d’elle une guérisseuse Tess ! Tu vas un peu loin je trouve. Je t’ai seulement demandé de trouver des cas similaires au mien et non pas de trouver une alternative à cette issue. Il est vrai que je t’ai parlé d’elle comme d’une grande sorcière, mais à l’époque j’étais…oh et puis laisses tomber ! De toute façon j’ai opté pour l’hypnose et le Dr Hugh semble approuver mon choix ». Assise sur le rebord de la table Tess rejoignit ses jambes en tailleur puis croisa les bras. La porte s’ouvrit avec fracas sur des adolescents hilares qui aussitôt la referma en s’excusant de leur impromptu visite. « Tu te souviens de notre cabane dans les arbres ? C’était le seul endroit où l’on pouvait être tranquille loin de nos aînés de frères. On n’y avait toutes nos poupées et tous nos petits trésors tout aussi farfelus les uns que les autres. Toutes ces petites choses enfouies dans nos boîtes à biscuits étaient nos totems ; tout comme ce collier que tu portes autour du cou. Je ne t’ai jamais vu le quitter Saanh, ce qui prouve que tu accordes beaucoup d’importance aux présents que l’on te fait. As-tu
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commencé à écrire dans mon carnet ? Oh Saanh, il te faut vraiment tenir ce journal intime, tu comprendrais que cela te fait du bien de mettre un mot sur tes angoisses et tous ces non-dits. —Ma vie est assez minable, qu’auraije à y écrire ? Aujourd’hui j’ai revu Jack Valendresky à qui j’ai gentiment demandé d’aller se faire voir ou bien… —Tu as fait ça ? » Abasourdie Tess retomba sur ses pieds et les yeux ronds comme des soucoupes défigura cette dernière bouche-bée ; quelque chose lui échappait et elle s’empressa de vouloir le savoir. « Oui j’ai fait ça ! Il a 23 ans et moi 18 et qui plus est, il a une petite amie qui pourrait être la prochaine Claudia Schiffer. Il me tolère seulement parce que mon père est son professeur à Oxford et comme tous les autres, il ferait tout pour obtenir les faveurs de son maître à penser. Je ne suis pas dupe Tess, il ne me fréquente pas pour mes beaux yeux, ni pour mon sens de l’humour ou mes grandes capacités à le distraire ; je suis la fille paumée du coin et je ne tiens pas à lui faire perdre son temps. —C’est la première fois que j’entends de telles niaiseries. Il s’agit de Jack Valendresky ma chérie, il a été promu champion d’escrime trois ans de suite contre Cambridge et il a été classé à son club de Yacht. Je sais ce que tu penses des sportifs mais lui en a dans la tête, sans quoi il ne serait pas là où il est aujourd’hui à un tel niveau de discipline et de savoir. Tu n’avais pas à te conduire de la sorte. Saanh ? L’année scolaire est loin d’être terminée et il y aura peu d’élus à pouvoir accéder à l’université. Tes notes sont trop insuffisantes tout comme les miennes et on
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a beau travailler deux fois plus que les autres, nous n’entrerons à Oxford que par piston. En tant qu’élève sortant il appuiera ta demande en influençant le choix du jury. Il n’y a qu’avec ce genre de relation que tu te distingueras ; est-ce que tu m’écoutes Saanh ? Saanh ? » L’adolescente sortit de ses réflexions pour ouvrir la bouche ; une vision venait de l’ébranler et le cœur battant furieusement dans ses tempes, elle s’écroula sur une chaise la main sur son front. Affectueuse comme elle l’était Tess lui caressa doucement les épaules. « Je panique vraiment…j’en ai de plus en plus et tout cela me dépasse. Il serait préférable que je me fasse suivre par les psychiatres au risque de terminer en camisole de force. (La gorge nouée, elle serra la main de Tess) Quand est-ce que tu as rendez-vous avec cette femme ? —Je savais que tu finirais par être raisonnable. Le week-end prochain à Londres, mais nous n’avons pas encore fixé ni la date, ni l’heure ni le jour. Bien entendu je ne te laisserais pas partir seule. On fait cela ensemble ou on ne le fait pas. Qu’est-ce qu’il y a Saanh ? —Je crois que je vais aller vomir ». Dans les toilettes, l’adolescente vomit de la bile. Terne était son visage et pas la moindre expression ne s’en dégageait ; elle tira sur ses joues pour leur apporter un peu de couleur et recoiffa sa frange sur son front. Saanh ne se trouvait pas jolie : contrairement à sa mère qui était une jolie femme, notre Saanh savait qu’elle n’avait rien hérité de ces dernière —grands yeux verts (pour le moment bien tristes) et une bouche ronde à la fois boudeuse et charmeuse, c’était bien là ces seuls attraits
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— et elle défendait quiconque de prouver le contraire sur de prétendus charmes. Son Nokia se mit à sonner au fond de la poche de son manteau et elle décrocha avec lassitude. « Qu’est-ce que tu me veux ? —Saanh je ne veux pas que tu me parles comme ça, je suis ta mère pas l’une de tes petites camarades de classe ! Où estu ? J’ai appelé à la maison mais Betty me dit que tu es partie en ville. Je t’ai pris des cours de maths et je tiens à ce que tu les honores ceux-là. L’enjeu est trop important pour que tu puisses songer à te rendre dans un pub avec tes amis. Il est préférable que tu rentres plutôt que d’errer dans le coin et t’exposer à l’oisiveté. —Figures-toi que je suis au College avec Tess et j’ai appelé pour repousser mon cours à plus tard. —Ta grand-mère a appelé, sais-tu pour quelles raisons ? Tu sais que ce week end ton oncle Sean vient nous saluer alors il est hors de question que tu quittes la maison comme tu le fais à chaque fois qu’un membre de la famille s’annonce. Quant à ta grand-mère je préférerai qu’elle se tienne en dehors de tout cela ». * Derrière le rideau du grand living room, Claire se rongeait les ongles ; sa fille n’était toujours pas revenue. Folle de rage, elle se recoiffa devant le miroir du corridor et ouvrit à Saanh, les bras croisés sur la poitrine. « Où étais-tu ? Il est plus de huit heures et tu n’étais pas à ton cours de maths, parce que j’ai appelé figures-toi et Mrs Norris a affirmé que tu avais appelé
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pour annuler ce cours que je paie une fortune. Alors maintenant dis-moi où tu étais ? —Avec Jack Valendresky. —Non, non, non ça ne peut continuer ainsi ! Ce garçon a manifestement beaucoup d’emprise sur toi. Où est-ce que tu vas comme ça ? Je t’interdis de me tourner le dos ! Ici, tu es chez moi et je ne veux plus que tu revois ce Jack tant que tes résultats n’auront pas été satisfaisants. —Et pourquoi ? —Parce qu’il ne peut en être autrement, voyons. Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser flirter avec les élèves de ton père. Oui je sais, tu vas encore me dire que tu es une grande fille capable de faire les bons choix, mais lui a son avenir d’assurer et pas toi. Ne te caches pas derrière tes psychoses pour ne rien faire, ce n’est pas ainsi que tu t’en sortiras et je sais de quoi je parle ; il est parfois difficile de sortir la tête de l’eau, mais quand on y parvient alors plus rien ne nous parait insurmontable ». Et elle se tut pour déglutir et reprendre le contrôle de soi avant que sa fille ne trouve une fois de plus la faille. « Je pars à Londres avec Tess ce week end. Elle comme moi avons besoin de décompresser. —Tu connais ma réponse. Il en est hors de question. Où est-ce que tu vas ? —O pitié ! (en se retournant prestement vers sa mère) Laisses-moi souffler un peu. Tu ne veux pas faire autre chose que de me pister pour une fois ? J’ai la tête dans un étau si tu veux savoir et il me faudrait vraiment peu de choses pour ne pas devenir complètement cinglée, répondit cette dernière en jetant son sac à
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dos en bas de l’escalier. Tess et moi envisageons cette escapade depuis des semaines. Je ne peux pas lui faire ça. —Mais à moi tu peux me poser un lapin ? Tu crois que tu peux décider seule de ton avenir ? C’est ce Jack qui t’a mise toutes ces idées dans la tête avec ces belles théories sur la thérapie de Gestalt ou je ne sais quoi. Je sais ce qu’il faut savoir sur lui Saanh et j’ignore ce que vous faites ensemble mais…tu ne devrais pas t’exposer autant avec lui. Il est fiancé et tu n’as absolument rien à gagner, ni pour ton entrée à Oxford ni pour ton intégration. J’ai de bons amis qui appuieront ta candidature, nous pourrons nous passer d’un fils de député à la Chambre des Lords. —Pourtant tu devrais être heureuse que je le fréquente s’il est fils de député ! » Claire soupira profondément en levant les yeux au ciel. En plus d’être insolente, sa fille la prenait de haut ; pourtant elle avait décidé de ne pas relever ses attaques afin d’avoir une soirée tranquille avec un bon verre de Bordeaux. Mais l’appel de grand-mère Honey fut l’élément déclencheur. Depuis la mort de Joshua, les deux femmes étaient en froid et elles en souffraient toutes deux sans se l’admettre. « Pourquoi as-tu appelé ta grandmère ? Certainement pour mieux me dépeindre auprès d’elle et lui dire combien je suis une mauvaise mère. —Je ne l’ai pas appelé ! —Alors c’est ton père, c’est plus fort que lui. Il ne peut pas s’empêcher de fouiner son nez partout jusqu’à embaucher ses élèves pour te surveiller. C’est vraiment pathétique. Enfin bon…il est ton père après tout ».
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Saanh prit un bain et sa mère de passer dans sa chambre pour y déposer son plateau-repas ; quand son regard focalisa sur le petit carnet posé sur le lit. Trop curieuse pour l’ignorer, elle l’ouvrit à la première page pour y lire ceci : « 26 Octobre 20XX, « Aujourd’hui, on a eu un cours de philosophie. Notre enseignant Mr Fox est un vieil dinosaure, mais je l’aime bien. Il a toujours un tas d’anecdotes amusantes et c’est un puits de sciences. C’est l’expression qu’emploierait papa pour parler des gens qui ont un bon bagage culturel. Moi je dirais simplement qu’il est peu commun. Enfin, il s’est senti obligé de nous parler de Socrate avec une telle ferveur qu’il est tout à fait possible qu’ils se soient tous deux rencontrés. Je crois que Mr Fox a fait naître un intérêt pour moi pour tout ce qui touche de près ou de loin les lettres modernes. « Papa m’encourage dans cette voie. J’apprécie quand il vient en cachette me substituer à cette hystérique de mère. Ce sont là des petits moments que nous apprécions énormément. Avec lui, le temps se fige et j’aimerai qu’il se fige plus souvent. C’est un conteur-né et non pas un de ses écrivains-raté comme il se qualifie si injustement. Il me parle de ses écrits, de ses essais philosophiques et des contes pour adultes. Et dans le regard bleu de mon père je perçois une sorte d’illumination. Il semble être complètement possédé par ce qu’il écrit et j’aime quand il se caresse sa barbe poivre-grise ou son front dénudé pour entamer un sujet de discussion tournant sur tel ou tel autre passage de sa narration. Il voudrait que je l’aide à trouver de
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l’inspiration et bien que la sienne soit plutôt féconde, je me plie à son jeu avec un réel enthousiasme. Il m’a invité à vivre chez lui, mais avec Claire sur le dos, c’est improbable. C’est l’une des ces avocats avec qui tout est écrit noir sur blanc et je crois qu’elle ne comprendrait rien à cette requête. Claire est une personne très fragile et je vois dans ses yeux qu’il ne lui faudrait pas grandchose pour basculer vers le côté obscur de son esprit. Elle a toujours besoin de me sentir près d’elle, de contrôler ma vie. Mais je ne suis pas une petite chose que l’on apprivoise pour en faire un animal de compagnie ; et de mon père j’ai hérité de sa façon de voir le monde, de penser et de réfuter certaines vérités. Claire me regarde encore comme si je n’étais qu’un petit bébé sans protection, dont le moi fait partie intégrante de son moi personnel. Le cordon ombilical n’a jamais été coupé et si elle refuse de me l’avouer, Claire pense que nous ne formons qu’une seule et même personne. Cette invitation m’a terriblement bouleversée, au point que j’en eus les larmes aux yeux. L’année prochaine, Claire veut me voir intégrer Oxford et cette idée le couvre d’indignation. Claire ne peut décider seule et je dois me heurter à sa décision au risque de le regretter à jamais. Il me faut m’affirmer et faire entendre ma voix ; mon père m’appuierait comme il avait toujours su le faire. En lui j’ai confiance ». Claire leva la tête, les yeux submergés par les larmes. A côté dans son bain, la musique sur les oreilles Saanh ne pouvait l’entendre ; elle poursuivit : « 30 Octobre 20XX,
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Mon père m’a présenté à l’un de ses élèves : Jack Valendresky. Ils discutent comme de vieux potes autour d’une bière et de gâteaux secs. Il y a quelque chose en lui qui côtoie l’arrogance, l’ironie et la suffisance que l’on retrouve chez tous les fils-à-papa qui fréquentent l’université de mon père. Mais papa ne semble voir en lui qu’ouverture d’esprit, confiance et bonté. Je l’ai observé tandis qu’il écoutait attentivement son interlocuteur saluer la sagesse d’un de ses confrères. Valendresky est le mec viril que toutes les filles rêvent de se taper ; il a des lèvres légèrement ourlées et son regard vous atomise, s’enfonçant au plus profond de votre esprit. Mon père semble vouloir que je le fréquente et Jack n’y voit aucune objection. Mais il va bien vite se raviser quand il s’apercevra que je j’ai aucune conversation, que j’envoie tout le monde balader et que je ne parle que pour me plaindre. Enfin, c’est le portrait que l’on se fait de moi ; du lycée à la maison. Et ils n’ont pas tort : je suis socialement inadaptée ; à tel point que Claire m’envoie consulter son super-thérapeute... » Folle de rage, elle jeta le carnet sur le lit et poussa la porte de la salle de bain. « Je peux entrer ? —Maman ? » Tonna Saanh en ôtant ses écouteurs. La mousse recouvrait entièrement son corps et dans son jacuzzi, l’adolescente trouva incroyable que sa mère vienne gâter ces rares moments de détente. « Il faut qu’on discute toi et moi, d’accord. Je vois quelqu’un en ce moment. C’est quelqu’un de très bien mais il est encore un peu tôt pour te le présenter. Je
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ne voudrais pas que tu te sentes écartée ou au contraire ennuyée par cette intrusion. Et euh…Non, non attends (en bondissant sur elle pour l’empêcher de remettre ses écouteurs). Je n’étais guère différente de toi quand j’avais ton âge. Penches-toi je vais nettoyer ton dos… » L’éponge de mer à la main, elle écarta les cheveux de Saanh pour remarquer deux tâches rouges placées sur le scapula ; des tâches de la grosseur d’un poing. « Seule Honey m’a élevé et comme tu peux t’en douter, j’ai moi-même souffert de l’absence d’un père ; à la seule différence près est que le mien, je ne l’ai jamais connu. As-tu mal quand j’appuie ici ? Saanh ma chérie (en saisissant son visage à pleines mains) Plus que jamais il faut que tu me fasses confiance. — Donnes-moi une serviette…Merci. En ce moment tu m’en demandes un peu trop. Je ne suis pas aussi parfaite que tu l’aurais souhaité et cela te rend folle. Tu sais que je m’entends bien avec papa mais ça tu ne peux le concevoir. Lui au moins il ne m’empêche pas de vivre et il ne m’étouffe pas comme toi tu peux le faire. Je ne supporte plus de vivre ici avec toi et tu le sais ! Ici ce n’est guère que l’entrée des enfers avec un cerbère pour les garder. Tu auras beau me parler de tes petits amis du moment ; cela ne changera rien. Je vais me coucher, alors ne passes plus me voir avant demain matin ». Claire se rendit auprès de son ex-mari. Ce dernier exerçait à l’université d’Oxford, dans le département de lettres et de littérature. Plus de trois mille étudiants se pressaient sur le campus afin d’obtenir leur précieux sésame pour une place au firmament. Et elle le trouva dans le couloir
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en pleine discussion avec des gosses aux allures de fils-à-papa. « A quoi ça rime Marcus ? —Je te demande pardon ! Bonjour Claire, on pourrait commencer par ça, tu ne crois pas ? Qu’est-ce qui t’amène ici ? Tu as besoin de cours de rattrapage ? —A ton avis, tonna cette dernière en serrant la bandoulière de son sac contre sa poitrine. Tu n’as pas la moindre idée ? Il s’agit de Saanh, de ma fille ! —Il s’agit aussi de la mienne. —Non, elle vit sous mon toit depuis que tu as décidé de te passer de nous. Alors dis-moi c’est quoi cette histoire de vie commune, chercherais-tu encore à l’influencer parce que si c’est le cas, je te jure qu’il te faudra plus que tes petites économies pour te payer un avocat. —T’aurait-elle parlé de cela ? —Evidemment. Tu sais bien qu’elle me parle de tout ! Je te défends de l’approcher tu entends ? Saanh est sous ma responsabilité ! ». Un grand silence les submergea et Marcus Wright sortit de ses réflexions en grattant lentement sa barbe grise. Il ne la croyait pas : jamais Saanh ne se serait confiée à Claire. « Sais-tu vraiment ce qui est bon pour elle ? —Tu oses demander cela à une mère, alors tu es plus névrosé que je le croyais. Elle a besoin d’un équilibre dans sa vie qu’elle ne trouvera jamais avec un homme comme toi, incapable de remplir son frigo et de payer ses factures. Quel exemple de père es-tu pour une adolescente qui a besoin de se trouver ? —Je n’en sais rien, mais j’ai ma propre personnalité et elle n’a pas besoin d’en
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savoir plus pour se faire son propre jugement. Elle est plus intelligente que tu ne le crois. —Il vaudrait mieux pour elle. Parce que lorsqu’elle découvrira ton alcoolisme et tes délires obsessionnelles sur ces mondes que tu inventes de toute part ; alors crois-moi qu’elle partira en courant. —J’oubliai que tu étais si parfaite. J’ai un cours à donner, alors essayes de ne pas trop traîner par ici, ton odeur empeste les couloirs. —Mais je n’en ai pas terminé avec toi ! On n’en reparlera crois-moi ! Et ma fille finira par savoir qui tu es vraiment ». Dans la salle de cours, une quarantaine d’élèves l’attendait ; il posa ses affaires sur le pupitre et les mains dans les poches, il traversa l’estrade de part et d’autre. Si vous y aviez été, vous auriez été saisi par l’excitation qui y régnait : les places au premier rang étaient les plus convoitées. « Le seigneur des Anneaux de J.R.R Tolkien. La quête ? Elle n’est pas de pourchasser, ni de punir l’ennemi, mais la quête que l’on pourrait trouver est celle de la destruction de l’objet qui donnerait le pouvoir absolu. Le mal est au cœur même de l’intrigue sous la forme de l’anneau. Pourquoi cette œuvre est une œuvre majeure du XXème siècle ? Et bien laissez-moi répondre. Parce que Viggo Mortensen en collant est particulièrement sexy ». Les étudiants éclatèrent de rire de concert et Carol leva la main. « Oui Mr Lung, vous avez une objection à exprimer je suppose. Nous serons heureux de l’entendre. Quelle estelle ?
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« Est-ce tous ici partagent la même vision que Tolkien ? Je veux dire qu’il n’est pas le seul auteur à proposer pareille quête. Et puis dans d’autres œuvres dont celle de Chrétien de Troyes, on retrouve des combats, des créatures maléfiques et des scènes de bravoure. Ce que je dénonce, professeur, c’est que Tolkien quelque part a cherché non pas à créer un monde, mais à faire du neuf avec du vieux ». Et ces petits camarades de siffler, de le huer ou de le taper dans le dos. « Laissez-le continuer… —Ce que j’essaye de dire, une fois de plus, c’est que le Seigneur des Anneaux n’a rien d’une œuvre à portée philosophique, car on sait que le bien triomphera du mal, comme c’est toujours le cas dans la fantasy. Comme tous j’ai lu la trilogie et je n’y ai trouvé que racisme, sexisme et un message à contenu religieux. —Tu n’as pas le droit de dire cela, renchérit Anna Marcuson, une brunette en se penchent vers lui. Moi, je trouve que Tolkien a tout compris de notre monde et du méfait de la technologie sur la nature. —En partie oui. Mais ce n’est pas suffisant pour devoir l’étudier ici à Oxford ». Nouvelle vague de contestation. Dans le fond de la salle Valendresky lança un regard désabusé à Mélianrt, son compagnon de toujours occupé à dessiner des formes géométriques sur son cahier à spirales. C’était lui le chef de la meute ; le loup Alpha, celui que tous suivaient de Valendrsky à l’énigmatique Arthur Suttidge. Ces trois compagnons inséparables depuis les bancs du College faisaient rempart contre le prétentieux Jung.
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« Si tu devais réécrire l’œuvre comment tu t’y prendrais, lança le beau Galheann en souriant, tu recopierais Edgar Poe, ou Christian de Troyes ? Tolkien apporte une vision neuve de la mythologie poussiéreuse que l’on est censé étudier ici. Tu sais bien que tout a déjà été écrit et que seule la forme diffère, tu viens de le dire toi-même. —Amen. Et bien soit, si le pouvoir séduit et le mal attire, je ne vois pas en quoi il faille polémiquer pendant des heures. On fera vite le tour de la question et l’on ne s’en sortira pas plus grandi. —Ca, c’est ta vision des choses mec, psalmodia Galhean sous le regard séduit des filles de la classe. Quand Tolkien l’a écrit, il n’a pas pensé à toi en l’écrivant, il aurait laissé ce travail à J.R.R Rowing ». Nouvel éclat de rire dans la salle. Lung s’enfonça dans sa chaise ; à quoi bon continuer le débat qu’il jugeait des plus stériles. Depuis qu’il avait intégré l’université, Carol Jung éprouvait quelques difficultés à se faire des amis ; il n’était pas plus moche ou moins riche que les autres jeunes hommes, mais ses idées toutes arrêtées dérangeaient la future élite intellectuelle du Royaume-Uni qui ne voulait pas s’embarrasser avec un contestataire. Il se rendit à la bibliothèque où plongé dans un recueil de mythologie, il y étudia pendant une heure trente. Ayant été la risée de ces autres camarades, il se disait qu’il trouverait dans ce gros manuel de quoi les éblouir lors de la prochaine confrontation. En sortant de là, il longea les couloirs pour tomber sur Saanh, le sac jeté sur l’épaule qui adossée contre le mur envoyait un SMS à Tennessee.
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« Salut ! —Salut, répondit-elle sans véritablement lever le nez de son portable. —Qu’est-ce que tu penses de Tolkien ? —J’n’en sais rien. Je me suis arrêté au premier livre. Ce n’est pas trop le genre de livres qui me fait grimper aux rideaux. L’intrigue met une plombe à se mettre en place et de loin j’ai préféré abréger mes souffrances en me rabattant sur les films de Peter Jackson ». Amusé, il fronça les sourcils. « Tu assistes aux cours sur les évolutions de la cultures et des mythologies ? —Non. —La culture de l’Art, peut-être ? —Non plus. —Alors qu’est-ce que tu fiches dans ce couloir ? —J’attends quelqu’un ». Il parut déçu de sa réponse. En même temps il devait bien savoir qu’une ravissante brunette aux lèvres ourlées ne pouvait rester célibataire dans ce monde à l’apparence comptait plus que tout ; ses dents légèrement écartées sur le devant lui donnait un petit air mutin et ses yeux rehaussés de khôl au fard à paupières charbonneux ne le laissait pas indifférent. « Alors à quels cours assistes-tu ? —Je suis au Jesus College. —C’est bien, j’y étais il y a cinq maintenant. Le temps passe vite. Qui est ton professeur principal ? —Mrs Campbell. —Non ! Elle existe encre celle-là ? J’avoue en avoir bavé avec celle. C’est Mrs Campbell m’avait à la bonne. Et estce qu’il y a toujours le vieux Russel, professeur de mathématiques. Il m’a
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sérieusement fait détester la matière. Il notait très sévèrement. —Et ça n’a pas changé crois-moi. Je l’ai cette année et pour être à niveau je prends des cours privés au risque de ne pas avoir assez de points pour mon bonus annuel. Et pour le moment ce n’est pas glorieux. —Ici c’est la première année qui est difficile, mais on survit ; la preuve avec moi. Je n’étais pas ce qu’on pouvait appeler un bon élève, mais c’était Oxford ou rien. C’est la tradition dans ma famille, on fréquente cette université depuis le règne d’Elisabeth 1er et je ne pouvais déroger à cette règle. —Tes parents doivent avoir de l’argent alors. —Comme la majorité ici. Comment t’appelles-tu ? Moi c’est Carol Jung. Edward Carol Jung. —Enchantée, moi c’est Saanh, en lui tendant une poignée de mains. Cela s’écrit avec deux « a » et un « h » après le « n ». Cela veut dire… —Celle qui brille. Oui je connais ». Intriguée elle fronça les sourcils. Personne ne connaissait la signification de ce prénom peu commun, issue de la mythologique olmurienne. Et un timide sourire apparut sur ses lèvres. Peut-être parce qu’elle le trouvait différent des autres ; et puis il lui semblait qu’elle le connaissait depuis toujours. « Et bien quelle poignée…On dirait que nos mains se sont engluées. —Non, c’est que tu me fais penser à un mec que j’aurais pu connaître. —C’est une impression de « déjà vu ». —Oui c’est ça. Et toi ? Tolkien ça te parle ?
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—Qui ? (en reprenant ses esprits) Oh non c’est plus compliqué que cela n’y paraît. Je voulais seulement engager la conversation avec toi, disons que j’ai eu mes raisons. Quand on vient à croiser une jeune femme isolée dans un des couloirs de ces prestigieuses universités, on vient à se demander si on ne dort pas éveillé. —C’est charmant… —Les filles sont rarement seules ici. Elles ont leur fan-club, et elles tiennent des blogs, des centaines d’actualités sur le campus ; se distinguent dans le sport et excellent dans les échecs quand elles ne sont pas à militer pour Greenpeace ou Amnesty international. Particulièrement très actives, elles n’ont guère de temps pour rêvasser dans les couloirs ; excepté pour envoyer des SMS à son petit ami ». L’adolescente pinça ses lèvres afin d’y dissimuler un sourire : Carol Jung l’amusait ; il était différent des autres d’Oxford qui ne pensaient qu’à se distinguer des autres. Lui, ce n’était pas cela. Il ne se la jouait pas fils de…Non il était tout simplement lui. « En ce moment je lis Jane Austen. —Lequel ? —Emma. Cela doit d’évoquer la chick-lit actuelle qui bien vite se transforme en best-sellers. Le journal de Bridget Jones, ou Le Diable s’habille en Prada. C’est bien différent de ce que l’on peut trouver dans les romans d’Austen. Sa plume est ironique et ça détend après une bonne matinée passée à écouter les discours de Mrs Campbell sur l’avenir des jeunes dans notre monde si enclins à favoriser la technologie plutôt que les rapports humains.
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—Oh zut ! Il est six heures et j’ai un cours qui ne va pas tarder. Euh…On pourrait se revoir pour discuter de tout cela devant un bon moka, tu en penses quoi ? » * Marcus Wright dinait tout en corrigeant les devoirs de ses élèves. En face de lui, Saanh l’observait sans toucher à son assiette de haricots blancs. Et l’appartement était sans dessus-dessous. Des tas de livres jonchés le sol, la banquette installée devant les fenêtres à guillotine, sur la console de cheminée, sur le parquet ; et il n’y en avait tellement qu’il était impossible de ne pas en être étourdi. « Papa, j’ai croisé un de tes étudiants aujourd’hui. —Hum…il s’est montré amical. —Oui. Il voulait me revoir, mais j’ai refusé ». Alors Marcus leva prestement la tête de ses copies pour dévisager sa fille avant de finir par ôter ses lunettes. « Tu as eu raison, car ma mère me reprocherait ensuite de te dévergonder. Elle est douée pour cela. Tu as le nom de cette personne ? —Oui Edward Carol Jung. —Jung? Je n’aurais jamais pensé cela de lui. Il est plutôt du genre solitaire et discret. Je ne lui connais aucune aventure et il pourrait être moine qu’on n’y verra pas la moindre différence. Et que t’a-t-il raconté ? Attention, je ne veux pas que notre discussion ne ressemble à inquisition et tu es libre de répondre ou jeter tes haricots dans la poubelle.
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—Papa (en souriant). On a parlé de Tolkien. —Vraiment ? Et que t’a-t-il dit à ce sujet ? —Rien. Il voulait seulement savoir si j’appréciais ce genre de lecture. Je n’ai pas réussi à taire la vérité. Tolkien et moi ce n’est pas compatible. Ce genre de lecture a le don de m’ennuyer. —Et qu’est-ce qui selon toi ferait un bon roman de Fantasy ? Tu as une idée ? Enfant, je sais que tu aimais les contes merveilleux, tout particulièrement les méchants ; tous ceux qui n’avaient pas un rôle facile. Tu arrivais à trouver les sorcières et les ogres plus affectueux et attachants que les jolies princesses ou les bonnes fées. —Cela n’a pas changé. Les héros sont mièvres. Ils donnent toujours l’impression de sortir de leur long sommeil ; d’être subitement tombés de leur lit et de se laisser porter par l’appel de l’aventure. Et les clichés ont la dent dure ». Alors Marcus fouilla sur sa table à la recherche de son carnet de notes et le crayon à la main nota toutes les idées suggérées par sa fille. « Donc pour toi le gentil est foncièrement naïf ? Et le méchant plein de bon sens ? —C’est exact. Tu te souviens à quel point je ne pouvais pas supporter Blancheneige et encore moins Cendrillon. Pour moi c’étaient des pauvres filles qui n’avaient absolument rien à faire dans l’aventure. Qu’est-ce que tu écris ? —Ta version des choses. —C’est pour ton roman ? Tu devrais te remettre à écrire. J’adorai ce que tu
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écrivais, c’était toujours plein de vie. C’est à cause de maman que tu n’écris plus ? » Le professeur se figea dans ses pensées. Le divorce avait contribué à détériorer sa plume ; le divorce et surtout la séparation d’avec sa fille. Pour elle, il avait refusé de retourner aux USA et il publiait des ouvrages philosophiques pour conserver les honneurs d’une chaire à Oxford. « J’avoue ne pas avoir assez de temps pour me consacrer à mes récréations. Il me faudrait un ghost writer (un nègre) pour mener à bien bon nombre de mes projets. J’ai assez de notes ici pour rédiger de beaux ouvrages. —Si tu recrutais parmi tes étudiants, tu trouverais. Ils connaissent ton travail ; ils savent comment tu écris, ta façon de penser et de voir le monde. La tâche serait plus aisée avec l’un de tes anciens élèves ou étudiants. —Ils ont d’autres chats à fouetter… Pourquoi les méchants te fascinent tant ? —Parce que le mal attire sans que l’on s’en rende compte. Les enfants le comprennent bien : dans une cour d’école, ils vont instinctivement vers celui qui frappe le plus. Les petites filles sont fascinées par les méchants de la classe qu’elles vont jusqu’à idolâtrer. —Mais toi tu n’étais pas comme ça. Tu avais une nette préférence pour les victimes. Tu les ramenais à la maison, tels des chiens errants ; tu leur faisais dire ce que tu voulais et ensuite tu les relâchais dans la nature. Ta mère et moi ont…cela nous amusait, non pas de te voir jouer de leur innocence et de leur faiblesse, mais de te montrer aussi persuasive. Tu avais une sacrée personnalité.
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—Ce que je n’ai plus aujourd’hui. C’est ce que tu sous-entends. —Je n’en sais rien. Je ne te connais plus, enfin…pas assez pour supporter ton caractère de chien. Laisses tes haricots, je vais te faire autre chose ». Et il attrapa l’assiette pour aller jeter le contenu. Au-dessus de l’évier, Marcus s’aperçut qu’il tremblait. Ses crises le reprenaient ; impuissant il tentait de se maîtriser afin de ne pas effrayer Saanh. « Tu as un petit copain en ce moment ? Quelqu’un que tu pourrais torturer à loisir ? —Ils ne veulent pas de moi. Sitôt que j’ouvre la bouche, ils s’en vont en courant. A part attirer les marginaux, les chats écorchés et les tortus, je ne vois pas comment je pourrais inspirer mon héro à venir. —Je peux te faire des raviolis. —Non papa, laisses tomber. Je mangerai en chemin. Ne t’inquiète pas pour moi. —Comme tu voudras, en s’asseyant de nouveau, cela t’éviter l’indigestion et un lavage d’estomac. Mes étudiants ne sont pas ou peu séduits par la mythologie celte ; or elle regorge de mythes les plus riches en complexité. Le Saint Graal, Excalibur, la Table ronde ; mais quitté la mythologie arthurienne, personne n’a jamais entendu parler de la mythologie des Eléments. —Des quoi ? Non jamais ? C’était qui ou quoi ? —Certains mythes sont voués à disparaître par négligence ou faute de passionnés capables de les faire renaitre ; les remettre au goût du jour, susciter le regain des foules. Ainsi nous avons perdu le monde englouti de l’Atlantide, les
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secrets enfouis sur le site de Stonehenge, et bien d’autres encore. Réalité ou simple mythe ? Les hommes de tout temps ont besoin de croire en quelque chose, de trouver des points de comparaison entre leur monde à celui enseigné par les anciens. Mais les anciens ne sont plus et l’homme ne veut plus qu’on lui mente. Le rationnel a dès lors pris le pas sur l’imaginaire. C’est ce qui est condamnable dans notre civilisation judéo-chrétienne. —Je ne suis pas d’accord. —Pourquoi ? Donnes-moi de bons arguments. —Voyons, papa ! Ce n’est pas à toi que je vais apprendre que tes étudiants rêvent de devenir le prochain prix Nobel de littérature. L’envoûtement de certains pour les vieilles légendes, mythes et contes fasse qu’ils se voient être les héritiers d’Homère, ou William Morris, C.S Lewis ou Lloyd Alexander. —Et ? Cela ne fait pas d’eux des passionnés comme je l’entends. J’ai plus d’une centaine d’élèves cette année. C’est moi que l’année dernière et le chiffre décroit de façon exponentielle. Certains choisissent ce cours comme une option à leur programme universitaire. Sur une classe de trente élèves, seuls deux ont du potentiel, le reste n’a aucune idée de ce dont je parle pendant trois heures ou cinq heures en fonction de certain. Je vois dans leurs yeux qu’ils font de la figuration : griffonnent un mot ou deux sur leur immonde cahier rempli de gribouillis et me rendent des essais aussi médiocres qu’injurieux. —Tu es amère. Ils se documentent obligatoirement pour être à niveau ; ils sont tellement arrogant…Et puis c’est
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faux ! Tout le monde a déjà entendu parler de Pégase, le cheval ailé, de Méduse à la tête de serpents ; de la quête du Saint Graal, de la mythique table ronde, etc. la mythologie est partout : dans la rue, à la télé, dans nos loisirs…Sans le savoir, on est torpillé par la mythologie qui est loin d’avoir disparu. —Et ? Je ne suis pas convaincu par ton argumentaire. Qui enseigne la Guerre de Troie à nos enfants ? Les médias ? Internet ? Qui fera réfléchir nos jeunes générations si le travail leur est mâché ? Oh, oui ! On trouve Hermès dans la mode, Argus dans le monde de l’automobile, Œdipe dans la psychanalyse, Atlas dans le monde de l’édition ; ce ne sont là que des références. Ce n’est pas un enseignement théorique ». Ses tremblements cessèrent. A sa douleur, la présence de sa vie était le remède tant escompté ; apaisé, il ne voyait plus l’alcool comme une allégation à sa solitude ; celle d’un écrivain qui devant la page blanche retournerait à sa lecture pour y puiser son inspiration. Et le professeur d’université d’apprécier ce subit désintérêt pour son Vat 69. « On a appris à vivre avec notre temps. —C’est un argument, continues. —La culture se transmettait oralement du temps de la mythologie grecque. Les anciens devaient transmettre un savoir, des idées qui ont fini par perdurer et finir par rentrer comme des préceptes pédagogiques à un peuple qui ne pouvait voir le monde à travers un microscope. C’est bien ça qui différencie notre monde du leur. —Vraiment ? Et te souviens-tu encore de l’histoire que je te racontais enfant ? —Celle des Olmurils ?
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—Oui celle-là même, et qu’as-tu retenu ? Ta mémoire s’est-elle effacée à jamais pour succomber aux chants des sirènes ; as-tu accepté ce monde sans chercher à le comprendre ? Regardes-moi Saanh…Te laisseras-tu porter par l’Histoire ou agiras-tu pour la modifier ? Il y a un Ulysse en chacun de nous ; il y a un héros en chacun de nous qu’il faut trouver ». Alors Saanh éclata de rire : comment pouvait-elle prendre cet enseignement au pied de la lettre avec une mère possessive qui décidait tout à sa place ? Quel pouvaitêtre son avenir autrement que ce à quoi on la destinait ? « Que veux-tu faire de ta vie ? » L’adolescente pinça les lèvres, indécise dans le choix de sa réponse. Comment atteindre sa légende sans se mettre soimême en danger ? « Saanh ? Tu as bien une idée ? Te souviens-tu d’Aldren ? C’était une jeune créature appelée à braver le choix des anciens pour voler de ses propres ailes, et qu’a-t-elle obtenu dans sa quête ? De la reconnaissance ? Un épanouissement personnel ou autre ? —Elle est morte. —C’est cela. Elle est morte de n’avoir rien fait. Pathétique destin d’un être pourtant destiné à accomplir de belles choses. Elle avait pour elle le pouvoir, l’amour et des alliés de choix. Petite, tu me demandais de modifier l’histoire, mais cette histoire aujourd’hui ce n’est pas moi qui l’écris. Certes, je pourrais me remettre au travail et pondre des tonnes de pages avec d’époustouflants combats, des montres sortis tout droit de mon imaginaire, des opposants voués à
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corrompre son projet et le succès tant attendu au bout de la saga, mais cela ne serait pas rendre justice à la complexité de nos destinées. Il faudrait que ce soit toi qui l’écrives avec tes mots, tes doutes, tes craintes et toutes les passions qui t’animent. —Je n’ai pas ton talent ; même si je le voudrais j’échouerai lamentablement. —Sans essayer…Tu échouerais sans même essayer ? Te souviens-tu de nos soirées au coin du feu ? On mangeait des guimauves grillées en écoutant la pluie marteler les carreaux, le chat ronronner sur le coussin préféré de grand-mère et le temps ne semblait jamais s’écouler. Tu étais là, près de moi à m’écouter…(les larmes inondèrent ses yeux gris) et c’était le plus beau cadeau que tu puisses me faire. Je voulais que tu sois heureuse (une larme perla sur sa paupière inférieure). J’ai échoué dans ma quête. —Non papa, c’est faux ». Et leur main se rejoignit. Il la porta à ses lèvres. La gorge prise par l’émotion, Saanh caressa tendrement l’avant-bras de son père. « Je t’aime tant et j’aimerai que tout soit comme avant. Que tu me réconfortes dans mes choix et qu’on partage tant de bons délires, comme les guimauves, les bijoux de grand-mère à qui l’on attribuait des pouvoirs magiques. Et puis, nos virées dans la campagne. La visite des vieux châteaux que tu disais être hantés pour mieux m’effrayer. Et la visite que l’on faisait à tes amis, ceux qui parlaient de façon étrange et qui étaient si gentils avec moi. Tout cela me manque c’est indéniable ; mais en rien tu n’as échoué papa.
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—Je n’en suis pas si sûr, se lamenta ce dernier en fixant la table. Ta mère est passée me voir ce matin. Très en colère comme tu peux l’imaginer parce qu’elle se figure que je fais pression pour t’éloigner d’elle. Ta mère est…une femme très sensible, plus que tu ne peux l’imaginer. Elle est un peu maladroite dans sa façon de faire, mais elle ne reste pas moins une personne admirable en qui on peut avoir confiance. —C’est parce que tu ne vis plus avec elle que tu dis cela ? Elle me pourrit la vie et tu le sais bien ! J’aimerai au moins une fois dans ma vie pouvoir sortir tout un week end avec des amis, me saouler jusqu’à l’aube en racontant des blagues idiotes, comme tous les jeunes font ! Mais elle est tellement obnubilée par son travail qu’elle voit des violeurs partout, des dealers, des proxénètes et j’en passe. —Tu vois toujours son analyste ? —Toujours. — Je suis navré de l’apprendre. Si tu veux un conseil…ne leur parle plus de tes visions, cela doit rester entre nous. Tu ne voudrais pas courir le risque que ta mère trouve sage de t’éloigner de moi une fois de plus. Tes visions sont…une porte ouverte vers le lointain, ce monde d’ailleurs que toi seule peut contempler. N’est-il pas merveilleux Saanh ? N’as-tu jamais vu pareille beauté dans ce monde ? » L’adolescente fronça les sourcils : son père avait raison et les larmes lui montèrent aux yeux ; alors elle éclata de rire nerveusement. « Oh oui c’est merveilleux. C’est l’image que l’on pourrait se faire du Paradis. Et j’ai l’impression que Joshua
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cherche à rentrer en contact avec moi (la gorge nouée, elle poursuivit). Il est plus que jamais présent dans ma vie et c’est sa voix que j’entends. —C’est possible ma chérie. —Quoi, tu ne me prends pas pour une folle ? Tu n’es pas là à dire que je subis un choc post-traumatique ? C’est pourtant ce que tout le monde pense à commencer par maman. Je suis une folle et les fous on les écarte de la société. Tu attends quelqu’un ? » A la porte Galhean finit par être introduit et son regard croisa celui de l’adolescente ; la tête baissée, Saanh se dit qu’il était l’heure pour elle de rentrer. Ce dernier avait fait quelques achats qu’il répandit devant son professeur d’université. Il y avait là des plats à passer au micro-onde, des sodas, des desserts et des bonbons. « Tu as mangé Saanh ? Tu veux grignoter un p’tit quelque chose, ou bien ? Mais si j’interromps une réunion familiale, je peux encore repasser plus tard. —Non je comptais partir et te laisser à mon père. Pour moi la récréation est terminée (en embrassant son père). On se voit plus tard papa. —Prends soin de toi ma belle ». En chemin, Saanh eut une énième vision ; la main sur le ventre et courbée en deux, elle tentait de recouvrer la raison tandis que Jack tentait de la réconforter. La douleur était si intense que l’adolescente sentit la nausée lui gagner les lèvres. Autour d’elle le bruit assourdissant des bus et des voitures lui collaient la migraine et elle vomit dans le caniveau. « Saanh ? Mais tu as vu l’heure ! Où étais-tu ? lança Claire en la jetant à
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l’intérieur sans même la regarder. C’est incroyable comme on ne peut pas te faire confiance et ce n’est plus possible de continuer comme ça. Tu étais avec qui encore ? Ton père c’est ça ? On n’en reparlera après. Retire tes chaussures et redescends dans cinq minutes. Cinq minutes et pas une minute de plus, tu entends ? ». Et le chien tourna autour d’elle en grognant. Effrayée elle recula jusqu’à ce que Claire rappelle le dogue à l’ordre. Nerveusement sa mère œuvra dans la cuisine. Où étaient ces fichues casseroles ? Des plus agitées, elle versa le lait à côté du récipient et la tête penchée au-dessus de l’évier, elle inspira un grand coup. « Il faut que je me ressaisisse...Saanh ? Saanh ! —Qu’est-ce qu’il y a encore ? J’ai à peine quitté la pièce que tu es déjà sur mon dos. Tu es vraiment pathétique, tu sais. Qu’est-ce que tu voulais me dire ? —J’ai trouvé ton carnet dans ta chambre et… —Tu fouilles dans mes affaires maintenant ? Maman ! Tu n’as pas à fouiller dans mes affaires ! —Non, je…je suis tombée dessus par hasard et ce que tu as écris est édifiant. Tu voudrais partir vivre avec ton père et tirer un trait sur tout ça. —Tout ça quoi ? Ce n’est pas ma vie, maman ; c’est la tienne ! Cette maison pue le fric, mais c’est ce que tu voulais non ? Afficher ta réussite aux yeux de tous et surtout aux yeux de papa ! Alors oui je veux me casser loin d’ici, une bonne fois pour toute et fuir ma névrosée de mère. —Tu n’es pas sérieuse là ?
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—Mais tu crois quoi ? On ne peut plus cohabiter ensemble et tu le sais. J’aspire à mieux qu’à une femme manipulatrice et possessive qui m’envoie consulter son psy parce qu’elle n’arrive même pas à savoir ce qui cloche chez elle ! Mais moi je ne suis pas toi, il faut que tu le comprennes, une bonne fois pour toutes. Je n’ai pas fait, inutile de mettre mon couvert ». * « Aujourd’hui 17 avril XX, je vais m’octroyer quelques jours de vacances ; Tess et moi avons décidé de partir pour Londres. Maman je veux que tu saches que je ne t’en veux absolument pas d’avoir fouillé dans mes affaires ; de toute façon tôt ou tard, tu l’aurais su. Bon enfin ! Tess a eu la fantastique idée de rencontrer ce médium et on espère qu’elle aura une réponse quant à mes visions ». Saanh se rendit à l’université de Oxford ; les étudiants quittaient les lieux en bandes disparates et bruyantes. Dean Galéan se tenait là au milieu de sa cour composée de vedettes de football américain et de futurs sénateurs ; tous avaient la volonté d’être supérieurs à leurs voisins et cela même dans leur attitude. « Dean, est-ce que tu as une minute ? —Saanh ? Mais qu’est-ce que tu fais là ; est-ce que tout va bien pour toi ? lui demanda ce dernier en posant son bras dans le dos de l’adolescente. Je peux également t’offrir un café. —A vrai dire, je n’ai pas énormément de temps à te consacrer ; Tess m’attend dans la voiture et nous avons pour idée de descendre en ville ; enfin…à Londres, loin du campus d’Oxford et (en jouant
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nerveusement avec ses poings). Jack a du te dire que j’ai des visions et il tient l’information de mon père. —Oui je suis au courant. C’est moche, vraiment. Tu es certaine que tu ne veux pas un café ? » Et ils se rendirent dans un snack non loin du campus ; l’endroit grouillé de diplômés fort occupés à revoir, étudier ou rédiger leurs cours ; peu vraiment se divertissaient autour d’une bonne bière ou d’un moka. L’heure n’étant pas à la détente, Saanh suivit Galhéan jusqu’au pilier du bar soit-dit en passant, l’endroit le plus mouvementé du lieu. Et Saanh lissa ses longs cheveux blonds et soyeux avant de sortir le petit carnet de Tess. « Comment ça se passent les cours pour toi ? Une fois que tu auras obtenu ton diplôme tu partiras loin d’ici et ton départ comme celui de Jack ou de Méléantr vont laisser un grand vide dans nos vies. Mais c’est bien que tu fasses ce dont tu as toujours rêvé de faire…Alors ? Où iras-tu l’année prochaine ? Je t’importune avec mes questions ? —Je n’en sais rien, tout va dépendre de toi. —Quoi ? Comment ça ? » Bien souvent Saanh ne comprenait pas son humour. De nouveau elle lissa ses cheveux avant de rire à son tour et on leur servit un café noir. « Franchement Saanh, toi aussi tu nous manqueras ; on a fini par t’accepter, poursuivit-il en lui pinçant amicalement la joue. Tu es comme une sœur pour nous et l’on ne veut pas te perdre. Tu devrais venir dans notre confrérie et voir si tu aurais tes chances d’y accéder. Crois-tu que tu aurais l’étoffe d’un Guerrier de la Vérité ? Je suis
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sérieux ; il faut que tu y postules avant ta première année universitaire car sans confrérie, tu ne seras pas grand-chose. Tous ici convoitent Omega, Epsilon et toutes celles qui aguichent les novices en quête d’appartenance sociale ; mais la nôtre est…tout simplement unique. —Je ne vois pas en quoi elle peut-l’ être. Tu ne manges pas ton chocolat ? Tout ceci c’est de l’esbroufe ; quant à mon niveau scolaire, je suis bien loin d’attirer l’attention du jury. Je vais devoir revoir mes prétentions à la baisse et accepter de faire partie du lambda. —Quelqu’un d’aussi vaniteux que toi ne peut rester dans la défaite ! Il y a une soirée blanche de vendredi minuit à samedi midi et le Maître ne fera aucune objection à ce que tu viennes. L’enjeu est très important pour toi ; sans soutien, ces beaux messieurs du jury te laisseront à la porte. Comme on ne peut qualifier cela d’esbroufe Saanh, pour nous cette Société est vitale, c’est notre fer de lance, le sang qui coule dans nos veines et l’air que l’on respire.
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[Epilogue]
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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France
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