Prison des Aveugles

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(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)

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LA PRISON DES AVEUGLES [Sous-titre]

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Du même auteur Aux éditions Polymnie’Script [La cave des Exclus]

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MEL ESPELLE

LA PRISON DES

AVEUGLES

Polymnie ‘Script

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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.

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[Dédicace]

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[PrĂŠface]

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Chapitre 1 Il acheta la petite 20 pièces ; elle était rachitique, muette et introvertie. Les premières semaines elle les passa dans le cagibi ; elle n’osait pas sortir, terrifié par cet homme aux traits durs et réguliers et de cet autre plus jeune, au visage rond et jovial. Les deux frères géraient leur domaine depuis plus de cinq ans. Ils avaient besoin de main supplémentaire pour le batail, la volaille, l’entretien de la maison. Christian lui apprit à lire ; elle aimait cela lire et Thomas, le benjamin lui apprit l’arithmétique. La petite Niobé au fils des mois se rempluma, prit de l’assurance et se mit à rire et à sourire. Thomas l’appréciait beaucoup la petite et la surnommé Button (bouton) car quelque part elle lui rappelait un petit bouton d’or avec son teint doré et ses yeux verts pétillants. Tous deux prenaient soin d’elle ; plus tard elle serait une bonne maîtresse de maison. Ou une parfaite petite fermière, songea Niobé en trayant la vache Griselda ; tôt levée et tard couchée, Niobé aimait cette existence bien moins contraignante que son enfance de sauvageonne dans cette colonie de Virginie. Dans le champ de blé, Niobé marchait dans le sillage de Christian veillant à la

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pousse des céréales. Le soleil colorait le visage de la petite et lui donnait de l’éclat. Il l’observait marchant prudemment, presque sur la pointe des pieds pour ne pas pétiner les jeunes pousses et les plus mûres ; elle avait changé. La poitrine gonflait sous son corset et sous sa chemise il entrevoyait des muscles. Elle est loin de la petite sauvageonne qu’elle était il y a trois ans de cela. Déjà trois années passées nota-t-il en étudiant les cyprès, les sapins se balançant lentement sous la brise estivale. Il sourit en la sachant heureuse auprès d’eux. Plus loin il s’assit dans l’herbe et tendit une pomme à Niobé qui croqua dedans à pleine dents. Thomas voyait une fille dans le camp de la colonie. Une dénommé Caroline Beckett, ravissante jeune femme de seize ans. Il envisageait de l’épouser pour s’assurer une descendance et surtout une position sociale puisque la petite Becket avait pour père un négociant de Plymouth. Elle venait souvent leur rendre visite avec sa sœur ainée Rose qui convoitait Christian. On le savait sage homme, altruiste et généreux. Il faisait partie du Conseil de la colonie au titre d’exécuteur de gestion des biens et denrées de la Couronne. Un poste qu’il occupait depuis des années. De prétendantes il n’en avait jamais manqué mais lui depuis le décès de sa première épouse vivait dans l’angoisse de perdre femme et enfant. Avec Niobé c’était différent, il la voyait comme une parente, celle d’un lointain cousin mort de froid lors de ce rude hiver pendant lequel 1/3 de la colonie fut décimé. Ce soir-là iles récupèrent Thomas ivre mort sur son cheval bai. Ils le firent descendre de sa selle et le mirent au lit.

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Puis à la lueur d’une bougie ils soupèrent des plus silencieux. Niobé brisa le silence. « Je pourrais vendre les œufs demain et acheter un peu de ficelle. » Il ne répondit pas, le geste suspendu ; la soupe lui brûla l’œsophage. « Non. Laissons Thomas s’en charger. Il doit récupérer de l’argent et s’entretenir avec Becket quant au sort de sa cadette. Tu n’aurais qu’à lui rédiger ta liste de provisions. Il sera ravi de faire des affaires avec les Graham. » Un court silence se passa pendant lequel Niobé se tortura l’esprit. Thomas buvait l’argent de la maison, il s’enivrait certains soirs et revenait parfois tellement plein qu’il dormait des heures durant sans rien contribuer à l’entretien de la ferme. « J’ai fait du raccommodage ce matin et j’aurai besoin de fil….un fil de laine spécial. —N’as-tu pas ce qu’i faut ici pour satisfaire à tes travaux de couture ? —C’est un fil spécial dont j’ai besoin. Ceux que Thomas m’a trouvé sont de médiocre qualité et « Il lui sourit, tranchant le pain dont il plongea des morceaux dans son breuvage pour en attendrir la texture. « Je t’ai parfaitement entendu Niobé mais je préfère te savoir ici à m’aider plutôt que de te savoir là-bas. —Et pourquoi ne pourrais-je pas m’y rendre avec toi ? Cela me changerait des vaches et des cochons ! As-tu….honte de moi ? —Bien-sur que non Niobé ! Où vas-tu chercher cela ? Si l’occasion nous est donné d’y aller ensemble, alors nous irons ensemble mais je ne peux te savoir seule sur les routes. Tu comprends n’est-ce pas ? Niobé….je ne cherche pas à t’exclure de quoique se soit cependant je ne juge pas utile que tu t’y rendes et si Thomas

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t’encourage à le faire, trouves la force en toi pour résister à la tentation. Nous nous y rendons pour prier, n’est-ce pas déjà suffisant pour toi ? » Niobé se coucha la tête pleine de mauvaises pensées. Il a honte de moi, voilà pourquoi il me cache aux autres. La pluie martela le toit au-dessus de sa tête et le vent souffla entre les planches de la bâtisse ; elle n’ignorait pas l’existence des autres femmes de la colonie, celles de son âge avaient des galants, portaient de belles mises et parlaient de sujets divers et variés. Niobé n’aurait jamais droit qu’à cette ferme sans autre avenir que celui de traire les vaches, engraisser les porcs, veiller aux plantations de légumes et nourrir ces hommes. Le lendemain matin elle réveilla Thomas. Il grogna quand elle le secoua ; avec la gueule de bois il restait difficile à lever. « Tom ! tu dois aller en ville, réveilles-toi ! Je t’ai faite une liste de choses à acheter. Thomas ? —Sacrebleu ! Tu n’as qu’à t’y rendre toi-même ! Laisses-moi dormir…. » Elle se posa sur le rebord du lit et resta quelques minutes à observer ses mains rugueuses qu’aucune baume ne réparerait jamais. Thomas se rendormit, l’oreiller sur la tête. « Comment me trouves-tu Thomas ? —C'est-à-dire ? —Et bien tu m’as dit l’autre jour que….je pourrais m’en sortir autrement en devenant par exemple une femme respectable. » Lentement il se redressa pour étudier Niobé. « Oui je l’ai dit mais qui voudrait d’une souillon comme toi ? Christian et moi sommes parvenus à te dégrossir

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mais….il te faut être réaliste….tu es maigrichonne, tes cheveux sont trop foncés et….on pourrait peut-être te marier à un garçon de ferme sans prétention aucun à qui tu feras une tripoter de morveux. Autant rester ici. Qui plus est, si je parviens à m’unir avec les Becket, ma future aura besoin d’une domestique aussi loyale que toi. Une parfaite petite métisse peau-rouge qui sache lire et écrire pour tous les héritiers que j’aurais. » Plus tard elle bêcha dans le potager. Quand Christian recevait, Niobé n’osait venir troubler ces entrevues politiques. Hadrien resta longtemps au point qu’elle dut se faire violence pour rentrer dans le logis et y préparer le déjeuner. Les deux hommes discutaient autour d’une bière, la pipe à la main. Niobé connaissait Hadrien depuis toujours ; il l’avait recueilli après le décès de son père et lui avait offert le gite et le couvert avant de lui trouver une place chez Christian. « Songes à la petite Elisabeth Crowley. Son père n’est pas membre de la pairie comme toi mais elle reste toutefois un bon parti. Tu ne peux refuser toutes les propositions matrimoniales que l’on te fait Christian au risque de vexer tous les colons les uns après les autres. Ton frère pour une fois a plus de bon sens que toi. Niobé, je ne t’avais pas entendu rentrer…..comment vas-tu ? » Elle ne répondit rien trop accablée par ce qu’elle venait d’entendre : si Christian épousait cette Crowley il en serait fini de sa tranquillité. « Je vais bien merci…. » Hadrien surprit le regard de Christian posé sur elle et comprit la raison du refus de son ami. Tant que Niobé vivrait sous leur toit, il refuserait tout accord. Il ne l’aurait

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jamais imaginé aussi tendu et nerveux en la présence de la jeune femme et il se dit que la petite fut la cause de tous ces tourments actuels et ceux à venir. « Je suis content de l’apprendre Niobé. Christian dit que tu fais de l’excellent travail ici, c’est tout à ton honneur. Il y a quelques années de cela on t’aurait cru perdu et il t’a ramené de l’Enfer. » Un pudique sourire apparut sur le visage de Christian. « Elle doit sa rédemption qu’à elle seule. Je ne suis pas Dieu pour accomplir des miracles quand on pourrait parler de prouesse personnelle. Niobé est des plus accomplie et pas une seule fois nous n’avons baissé les bras. —Alors il serait temps de la marier ! Quel âge as-tu Niobé ? Quinze ans révolus ? tu as assez d’argent pour la doter Christian et les hommes à la recherche de femmes ce n’est sûrement pas ce qu’il manque. On nous promets des épouses mais quand on voit la qualité de celles qui posent le pied ici on est en droit de se demander si elles n’ont pas été ramassées dans un quelconque bordel. Niobé est jeune et vigoureuse. Elle contribuera à ta renommée en ces terres, poursuivit Hadrien en taillant une plume. Tu sais comme moi que le Conseil risque d’avoir son mot à dire concernant le devenir de cette femme en âge de procréer. —Non. Je m’y refuserai. Niobé ne quittera pas cette demeure ! Il n’a jamais été question de….Elle nous est indispensable et tu le sais. Cette maison ne pourrait tenir sans Niobé, trancha Christian des plus courroucés. Je sais qu’il s’en trouve autour de nous pour convoiter les biens d’autrui mais il est de notre devoir

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Hadrien de faire régner l’ordre dans cette colonie où le chaos viendra et perdurera ». Les bougies se consumaient, diffusant une claire pâleur. Thomas est amoureux en ce moment. Je ne pensais pas qu’il finirait par trouver chaussure à son pied ; il sourit plus que d’ordinaire, parle sans discontinué et s’absente souvent pour aller voir les autres de la communauté. Est-ce Ann, Margareth ? Beth ? Bientôt nous l’apprendrons Christian et moi. Ce dernier coupait des buches que je ramassais ensuite pour les entasser non loin de la grange. Mes vêtements furent bien vite trempés de sueur, non pas en raison de toute cette humidité provenant du sol marécageux alentour mais bien en raison des efforts déployés pour venir en aide à Christian. Il ne s’arrête jamais, du lever au coucher du soleil ; cette ferme est la sienne bâtie de ses mains. Il y travaille avec son frère et moi. C’est éreintant de travailler ici mais je ne plains pas ; les filles qui comme moi non plus de famille sont destinées à des destins plus charnels que celui de fermière dans cette colonie de la Virginie. L’Eglise condamne les femmes qui s’adonnent à pareilles vilénies mais les hommes pourtant recherchent leurs services. On fit une pause. Assis sur notre banc préféré, Christian aiguisait la lame de son couteau tandis que je déplumais la volaille pour ce soir. Volaille et légumes de saison. J’allumai un feu dans le foyer, sans me brûle cette fois-ci ! Christian dit vouloir ne pas me voir derrière les fourneaux ; on a échappé par plusieurs fois à un incendie. De mes dix doigts je ne sais rien faire, c’est affligeant pour une fille de ferme ! Quand ce n’’est pas Christian c’est

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Thomas qui essaye de faire de moi une bonne domestique. C’est une chance qu’elle nous a rien couté : maxime sévère de Thomas, ou bien encore : Débarrassest-en frérot avant qu’elle ne nous coute trop chère ! Je voudrais pouvoir être utile ? Mais je suis si maladroite. Il rentra m’aider à préparer le diner de ce soir. Il y a une femme qui vivait ici avant moi ; une femme qu’il fut d’ailleurs son épouse et qu’il a aimé. Il ne parle jamais ni d’elle ni de l’enfant qu’ils ont enterrés derrière. Je respecte ses silences, comme lui respecte les miens. On frappa au carreau de la fenêtre ; c’était Hadrien. Il venait souvent nous rendre visite et quand il passait il venait avec du tabac, des confiseries pour moi et du plomb pour le gibier. Ill se tenait toujours au faite de la politique : les décrets du Roi Charles, celle du gouverneur en place ; on parlait d’élections à venir et Hadrien encourageait Christian à se présenter. « C’est un poste en or ! Une place convoitée par tous et tous les membres du Conseil pensent que tu pourrais y prétendre ! Qui parle d’élections libres parle de votes et de campagne. Tu es quelqu’un d’important à Londres et les hommes te suivront quelques soient tes propositions. —Hum….je l’entends bien, mais j’ai la ferme. —Tu as Thomas ! Renchérit hadrien, penché vers son interlocuteur. Ton frère est un excellent régisseur. O’connell, Spencer et les autres n’ont pas à se plaindre de lui. Tu pourrais déléguer et recruter deux hommes pour gérer tes récoltes, ton bétail

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et l’entretien de ce logis. Thomas est aujourd’hui prêt à prendre le relais ! » J’épluchai les pommes de terre avec difficulté. L’une d’elle m’échappa des mains et alla rouler sur le parquet. Quelle gourde étais-je ? Une véritable plaie comme celle que connue les Egyptiens avec Moïse. Je sortis nourrir les poules avec les pelures quand la voix de Thomas attira mon attention. Il s’en revenait sur Rainbow, la jument et fredonnait. Il se tut en me voyant et son chien Mercutio le laissa à la porte du logis ; quand Hadrien se tenait auprès des autres, je ne voulais rentrer. Je sais que je ne suis pas de bonne compagnie —les rares personnes venant ici ne me remarquent même pas tant je suis insignifiante et je m’en console en me disant que : cette existence plus qu’une autre me convient, car Christian et Thomas sont aimables avec moi—, et je ne saurais quoi leur dire de toute façon. « isild, tu ne veux pas rentrer ? Questionna Christian en me trouvant à panser Rainbow. Le diner est prêt et….c’est Thomas qui t’a chargé de faire ça ? Je ne veux pas que tu te laisses faire, il peut s’en occuper lui-même, tu n’es pas là pour ça ! —Alors dis-moi ce que je suis censée faire ici ! Je ne sers vraiment à rien ! —Non ! Où vas-tu chercher cela ? isild ? »

Les larmes me montèrent aux yeux. Je n’avais pas faim de toute façon. Il chercha

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à accrocher mon regard. Il m’avait recueillie dans la forêt à ce qu’on raconte. J’allais sur mes sept ans et j’accusai un sérieux retard en élocution et dans tous les apprentissages. Personne ne m’a réclamée. Souvent je me disais que Christian aurait mieux fait de me laisser dans la forêt. Si seulement….je fixais les étoiles au-dessus des arbres et frigorifiée je songeais à rentrer. « Où est-ce que tu étais ? —Clela ne te regarde pas Thomas, tonna Christian en s’interposant entre nous. —Cela ne me regarde pas ? Elle se casse en pleine nuit sans avertir personne et cela ne me regarde pas ? —Je gère la situation. —Tu ne gères rien du tout ! Elle n’est plus une gamine capricieuse et bornée Chris ! Déjà qu’elle ne glande rien ici ! Eussé-je envie d’ajouter pour lui. Il y a des règles ici, qu’elle se doit de respecter et la plus élémentaire des politesses serait de se joindre à nous pour le diner qui plus est quand hadrien est de passage ! —Tom ! Ne t’en mêle pas s’il te plait ! —Non, je ne peux pas croire ça, ricana ce dernier en me dévisageant de la tête aux pieds. Elle disparait et toi tu trouves normal de l’accueillir le plus courtoisement possible ? Je ne peux pas croire ça Chris. Pas venant de toi. Non ! Poursuivit-il en secouant la tête, les poings sur les hanches. Elle doit respecter nos règles Chris et toit, tu ne lui rends vraiment pas service en la couvant comme tu le fais ! —D’accord, Tom ! Je vais y réfléchir. Je te promets d’y réfléchir, répondit Christian des plus calmes. Vas te coucher, on est

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tous exténue, je crois ! A demain d’accord ? » Restée seule avec Christian je lorgnais sur l’assiette posée sur le milieu de la table. Il s’écroula sur une chaise et m’invita à faire de même ; je n’aimais pas cela, le voir prendre sur lui quand il y avait tant à dire sur mon comportement. Thomas avait raison : on ne pouvait fermer les yeux sur la noirceur de mon âme. « Isild nous t’avons cherché un petit moment….tu ne peux partir comme ça et nous laisser mort d’inquiétude. On n’y voyait pas à cent mètres et…. (Il partit dans un fou rire qui me laissa songeuse) C’est absurde ! Complètement absurde. Et nous on commençait à s’imaginer les pires catastrophes. (Il poussa l’assiette vers moi) Tu dois mourir de faim. (De nouveau il ricana avant de se lever) A demain ! « Au petit matin Thomas se tenait là dans la salle et les sourcils froncés m’étudiait sans la moindre pudeur. Il m’aurait peutêtre frappé qui sait ? Il avait déjà battu son chien ; en tremblant je filai du côté du foyer. Il marcha droit sur moi. Craignant un coup au visage, je pliais le bras pour m’en protéger. « J’avoue m’avoir emporté contre toi hier soir et je tenais à m’en excuser. C’est pour toi ! Je m’en vais chez Garrett alors si Chris me cherche…. « J’ouvris la paume de mai main pour y contempler un petit médaillon en or. Il aurait du l’offrir à celle qu’il courtisait et non pas à moi ! J’eus honte de lui voler son or. Je cachais le bijou sous le plancher et me remis au travail. Mercutio aboya à qui mieux-mieux et Thomas disparut à travers la végétation. J’’étais stupide, vraiment stupide.

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« Salut ! Il y a quelqu’un ici ? » D’un bond je me levais la brosse pour lustrer le parquet à la main. Un homme se tenait là, le rictus au coin des lèvres. « Je m’appelle Joseph madsen et je ne crois pas qu’on se connaisse ! hadrien m’envoie pour lui ramener Christian en temps normal je ne fais pas ce genre de courses mais là j’avais besoin de me dégourdir les pattes. Il est où ? Vas me le chercher ! » Il arriva a vive allure, essoufflé et incrédule. Apparemment ces deux hommes se connaissaient ; ils partirent dans l’évocation de leurs souvenirs communs. A quand remontait leur amitié ? Ils s’embrassèrent chaleureusement et j’en appris plus sur Madsen. Arrivé il y a deux mois de cela, il resta dans la colonie-est en une sorte de quarantaine avant de pouvoir prétendre à un lopin de terre dont il attendait l’attribution. « Tu es bien installé ici. un bon sol fertile, pas trop près des marais mais pas trop loin non plus pour permettre une bonne irrigation des sols. Je t’envie presque. Il ne te restera plus qu’à trouver une bonne petite femme pour peupler cet endroit ! Et que devient ton frère ? Tout va pour le mieux pour lui à ce qu’il parait ; Il me tarde de le voir. J’ignore s’il me reconnaitra. Ce n’était qu’un gosse quand on s’est vu la dernière fois. Est-il si bel homme que cela ? J’ai à craindre pour ma réputation tu sais ! Ricana ce dernier avant de recouvrer son sérieux. Hadrien est persuadé que tu finiras par rentrer en lice toi aussi. Tout le monde te connait pour être un fervent défenseur de nos droits ! La politique, ça te connait. Comment

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s’appelle-t-elle ? Comment t’appelles-tu trésor ? —Isild. —Elle est qui pour toi ? Ta domestique ? Ta fille de ferme ? Isilld je meure de soif ! Serais-tu aimable de m’apporter à boire ? Non, pas de l’eau, du vin ma chérie ! Ramènes le flacon et deux verres ! » Je posai le tout sur la table. J’allais partir quand il me retint par le poignet. « Voilà une jeune femme vigoureuse et bien portante ! Non pas comme ces maigreurs insipides qui nous ont escortées depuis Portsmouth. William passa aujourd’hui, comme il passa hier et avant-hier, les autres jours depuis une semaine. Il vient débarder le bois, offrir ses services et discuter avec Thomas quand il ne s’agit pas de se prendre la tête avec Nicolas. Il est très souriant et très affable. Je plantais des choux quand je le fis arriver. il regarda dans ma direction et passa son chemin. « Salut ! » En levant la tête, je le vis me regarder. « Qu’est-ce que tu fais ? » Sa voix caverneuse m’apeura. « Thomas n’est pas là…il est chez les Weller et…tu dois repasser plus tard ! » Il devait me prendre pour une imbécile, une petite sotte, incapable d’ouvrir la bouche sans bafouiller. « Oui je peux repasser et je repasserais. » Il s’en alla et seule dans le potager je m’affairais jusqu’à l’arrivée de Nicolas. « Il est passé ? —Qui donc ?

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—Tu sais très bien qui ? William ! Il traine un peu trop souvent ici, je l’ai remarqué, nota-t-il en croquant dans sa pomme. On pourrait penser que tu lui plais, mais tu es si quelconque ! Et qui voudrait d’une infirme comme épouse ? » La honte m’envahit et la tête baissée recouvrit les plants, sachant combien il avait raison. Thomas m’avait recueilli chez lui parce que personne ne voulait de moi chez eux. Des tas de rumeurs circulaient sur moi : on disait que le Diable venait me rendre visite et que mon corps alors se mettait alors à trembler. Des crapauds lui sortent de la bouche ! C’est pourquoi elle préfère se taire ! Tout le monde me fuyait et depuis toujours je vivais dans la crainte que l’on me brûle pour hérésie. « Lui sait pourtant qu’en plus d’être infirme tu es complètement folle. Il sait tour cela mais cela ne l’empêche pas de venir ici. L’hiver était rude. Samuel disait que le temps n’allait pas en s’améliorant. On a enterré Will le Borgne la semaine dernière ; le reste de la communauté en fut affectée. On aimait bien Will le Borgne et puis le froid nous paralyse tous. Quand l’hiver arrive, les Anciens redoutent l’arrivée de la neige, le dégel et les congères. Il faisait si froid que tous craignaient de perdre un membre de leur famille. Les enfants et les plus âgés partent les premiers. Emmitouflée dans la couverture je grelottais sur mon tabouret. Nicolas devait rapporter des bûches ; or il tardait. Il tardait toujours quand Samuel n’était pas dans le coin pour le rappeler à l’ordre. Il

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avait perdu son épouse, morte en couches et depuis vivait sous notre toit. Un mugissement attira mon attention et passa devant la fenêtre la vache d’Adams envoyée chez Cowper pour son lait. Adams la louait au seau et les demandes ne désemplissaient pas. Devant la maison de Christian je vis Samuel en grande discussion avec Paul ; ce dernier désignait du doigt le toit de la maison. Une partie de la toiture avait besoin d’être refaite ; on avait remplacé la paille par des planches mais faute de moyens comme de temps, une partie de notre toit montrait des signes de faiblesse : une importante déperdition de chaleur. La porte s’ouvrit sur Samuel et le froid s’engouffra vif et mordant. On eut dit que le souffle glacial de la mort cherchait à pénétrer dans cet abri. « Où est Nicolas ? Il ne savait peut-être pas que j’avais besoin de lui ici ? Alors nous ferons sans lui. Prends ta cape et suis-moi ! » La cape de laine sur le dos je le suivis à l’extérieur, courant derrière lui, les pieds gonflés dans mes sabots privés de paille. On quitta le fort sous le regard des sentinelles postées sur le chemin de ronde. Des corbeaux croassaient au dessus de notre tête ; dans une maison on entendit un bébé pleurer ; quelque part des chaines grinçaient sous le vent, un chien errait à la recherche de nourriture ensevelie. La hache à la main Samuel marchait vite sans s’assurer que je suivais. On traversa les prairies recouvertes de neige pour gagner les bois et s’y enfoncer. Le bruit alentour y fut étouffé. « As-tu peur Erin ? J’entends ton cœur battre si rudement qu’on pourrait le croire sur le point d’éclater. Je vais m’attaquer à

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cet arbre, tu n’auras qu’à ramasser le bois. Penses-tu en être capable ? Alors nous n’avons pas une seconde à perdre ! » Les doigts engourdis je

Samuel me fixait sans même me voir. Il ne me parlait jamais, excepté pour me dire que j’étais une bonne épouse. Ce mariage est un désastre. Il aurait pu en épouser une autre, mais il a tenu à le faire en mémoire de mon père. On frappa à la porte et Paul se tint à la porte, les épaules recouvertes de neige. « Pas le temps à mettre un chien dehors, n’est-ce pas Erin ? Je voulais te voir Samuel au sujet du terrassement de la partie ouest ! Les autres vont voter en faveur de Christian pour soulager la parcelle Est et porter les friches sur la parcelle Nord malgré nos constants sur l’amélioration du sol. Si continue à neiger de la sorte, on a tout à craindre du gel. —Oui le succès de cette communauté repose sur la qualité du sol, cela va de soi ! Il nous reste un peu de bière, en veuxtu ? » J’allais me lever quand il anticipa mon geste pour le servir en boisson alcoolisée, la seule capable de maintenir tout homme dans une partie de sa lucidité ; le froid et l’ennui affaiblissait la réflexion, seul l’alcool éveillait les esprits. Assise près de mon bougeoir, je retournai à ma broderie. « Nous avons porté le rendement à 45% des capacités et

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on ne peut fermer les yeux délibérément sur ces chiffres ! Pourquoi discuter làdessus ? Je suppose que Christian a ses raisons. —Il manque de lucidité cela va s’en dire, renchérit Paul. Il lui arrive d’être horripilant dans son pragmatisme. Il fait partie des Elus de notre Communauté mais à part le commerce avec les Indiens, il s’éloigne un peu des problèmes quotidiens auxquels nous devons faire face. —Alors c’est avant tout lui qu’il faille raisonner. L’hiver risque d’être aussi rude que celui des années passées et les hommes ont besoin de marcher de conserve. Il est impératif de rallier chacun sur nos nouvelles priorités. Les terres sont fertiles ici plus qu’ailleurs mais nous les sous-exploitons pour des conflits d’intérêts. —Je le pense aussi, soupira-t-il. Nous devons continuer à nous montrer vigilants. On ne peut se permettre de se contenter de ce que l’on a quand nos décisions ont un impact direct sur les membres de cette Communauté. George dit que Christian lui aurait placé de placements. Selon lui le Roi nous taxe un peu trop rudement quelques soient nos productions. Beaucoup mourront de faim si le Roi continue à percevoir le fruit de notre dur labeur. Trop produire leur signifierait un cadre de vie bien erronée. Christian condamne tous ces excès. —Mais si nous réduisons nos productions, beaucoup ici en souffriront. Nous avons des femmes et des enfants à nourrir et si les Délégués de Sa majesté venaient à découvrir l’existence de ce sabotage, nous irons finir nos jours dans une geôle de Londres. Aussi sûr que deux

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et deux font quatre. Christian ne peut ignorer cela et ce sabotage finira par se savoir. Il y aura une enquête et tous nos efforts se feront être anéantis. —Je n’ai pas pour idée de regagner Londres quand mes intérêts sont pour l’heure ici en Virginie. Bon assez parler ! Je m’en vais regagner mon chez moi ! Merci pour tes conseils éclairés Samuel ! —Et comment va ton épouse ? » Je levai mon nez de mon ouvrage. Il n’était pas heureux près de moi, il aurait préféré une femme comme Catherine, Ethel, Keira ou autre. Depuis peu je le voyais discuter avec les autres femmes ; elles l’amusaient et j’en déduisis qu’il s’ennuyait fermement en ma compagnie. Il appréciait beaucoup l’épouse de Paul, la sage Margareth grosse de son second enfant. Possible qu’elle accouche d’un second fils. Tout souriait à cet homme mais pas à mon époux se lassant à présent de moi. « Elle se porte comme un charme ! Libre à toi de venir la saluer. Toi et Erin naturellement. Notre maison est aussi la vôtre ! » Il s’en alla et le silence revint dans la pièce baignée par la semi-pénombre. Je détestais cette existence…On m’a toujours dit que je trouverais à m’épanouir dans le mariage, mais après deux ans, il n’en est rien. Je suis toujours aussi vierge qu’à ma naissance ; Samuel ne me désire pas. « Je vais aller me coucher. » Je le rejoignis à l’étage, glissant timidement dans le lit conjugal, les pieds gelés, tout comme le reste d’ailleurs. Je lui tournais le dos, sachant qu’il pensait à une autre femme capable de l’égayer plus que je ne le ferais jamais. D’une façon ou

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d’une autre il me fallait lui rendre sa libertÊ.

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[Epilogue]

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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France

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