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LES VICES DU CIEL [Sous-titre]
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Du même auteur Aux éditions Polymnie ’Script Antichambre de la Révolution Aventure de Noms Cave des Exclus Chagrin de la Lune Désespoir des Illusions Dialectique du Boudoir Disciple des Orphelins Erotisme d’un Bandit Eté des furies Exaltant chaos chez les Fous Festin des Crocodiles Harmonie des Idiots Loi des Sages Mécanique des Pèlerins Nuée des Hommes Nus Obscénité dans le Salon Œil de la Nuit Quai des Dunes Sacrifice des Etoiles Sanctuaire de l’Ennemi Science des Pyramides Solitude du nouveau monde Tristesse d’un Volcan
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Ventre du Loup Villes des Revenants
MEL ESPELLE 5
LES VICES DU CIEL
Polymnie ‘Script
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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.
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[Dédicace]
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[PrĂŠface]
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Chapitre 1 Les Héros Rapport 1A-Du Lieutenant Phil Beagle MI5 ; Le 12 mai 1947. Message enregistré par Phil Beagle et reporté par mon adjoint Ellis G. Miller du Département d’investigation de la MI6. Interview n°1, Le 16 mai 1947 « J’aimerai que vous m’éclairiez sur plusieurs points Leighton. La SOE dit ne jamais avoir fait appel à vos services. Officiellement vous n’existez pas et c’est là que j’interviens à la demande du Ministère de l’Intérieur. Cette enquête n’a rien d’intimidante ; elle servira seulement de support à toutes les informations susceptibles d’intéresser le Cabinet vous comprenez. Vous pouvez vous y conformez sans le moindre à-priori. Il faut voir cela comme de la paperasse, des actes authentiques mais comme je vous le dis, rien de bien alarmant. Alors commençons par le commencement Leighton ! D’où venez-vous et qui êtes-vous ? —Mes parents voulaient un garçon. Ils ne s’étaient jamais exprimés ainsi mais je l’ai toujours su ; d’abord ce prénom Leighton, si difficile à porter quand on a la frimousse de notre sournoise et malicieuse Alice dans l’œuvre de Lewis Caroll. Et
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longtemps j’ai traqué le lapin et sa montre à gousset dans le jardin à la française de chez mon richissime oncle Lord Dewindt vivant un pittoresque château élisabéthain. Ma mère mentait à son monde en affirmant avoir mis au monde une fille, cette même mère avait placé des mobiles au-dessus de mon berceau. Des mobiles représentant des avions retenus par quelques rubans de soie, tournoyant inlassablement dans le ciel bleu du plafond de la nursery, puis plus tard elle m’offrit non pas une poupée de porcelaine, comme il aurait été bon ton de m’offrir pour mes deux ans mais bien un avion. Je sus plus tard par tante Edda que j’avais fait un épouvantable caprice à Covent Garden pour qu’on me l’offre. Aussi vulnérables qu’auraient pu être des parents face à leur unique enfant de sexe féminin, ils cédèrent une fois de plus à mes lubies et dans le coffre à jouets de ma chambre, il y avait plus d’avions de toutes sortes que de poupées aux ravissantes boucles ; d’un air ravi, l’œil larmoyant mes parents soupiraient d’aise en me voyant jouer, allongée sur le tapis et les jambes relevées. Et quand on me demandait ce qui me plaisait tant sur les avions, je répondais presqu’aussitôt et de façon prosaïque : « Ils volent ». Après quoi les adultes affichaient un sourire condescendant avant de passer à autre chose. Longtemps j’aurai pu continuer ainsi si mon frère cadet ne m’avait un jour dit que les filles ne pilotent pas les avions. Et il s’en suivit alors une violente rixe ; je ne pouvais croire pareille chose : il y avait certainement un adulte qui se jouait de ma crédulité car j’avais passé la majeure partie
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de mon enfance à bâtir les fondations de mon temple. Peu de temps après, on m’envoya chez l’oncle Angus. J’allais sur mes quinze printemps et je n’étais pas ce que l’on pouvait appeler une nymphe ; haute sur pattes, affublée d’une dentition de lapin, j’avais l’expression désolée d’une orpheline de père et de mère tués lors d’un accident de voiture aux Pays de Galle. Alors que toutes les bonnes âmes du comté se penchaient sur mon sort, je n’avais d’autres desseins que de m’envoler et de toucher le ciel. Mes longues méditations dans ma chambre de ce poussiéreux monastère fortifièrent mes convictions d’être le nouvel Icare aux ailes d’aigle, promis à un céleste et funeste destin. A la différence d’Icare je ferai preuve de clairvoyance et j’irai là où aucune femme ne serait allée avant moi. « Voler ? Et pourquoi ne pas directement intégrer la Chambre des Lords, Miss Dewindt, lança mon oncle les lunettes posées sur le bout de son long nez. Vous lisez trop de romans d’aventures. Contrairement à vos frères, vous semblez développer une extraordinaire imagination. Pourquoi ne pas la mettre au profit de…la peinture ? » Alors pendant trois ans j’ai peint, dessiné, sculpté avec hargne pour un beau jour me rendre compte que je gaspillais mon temps ; qui plus est ma cousine Kirsten avait plus de dons que nulle autre en la matière. Déjà enfant elle avait servi de point de comparaison face à ma désinvolte attitude ; et elle aspirait à être une vrai Lady quant moi je n’étais qu’un imposteur, cette petite dont il fallait prendre soin d’éduquer car tomber du nid
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accidentellement. Elle savait monter à cheval, jouer du piano, lire Ovide dans son latin d’origine ; comprendre l’allemand sans jamais l’avoir appris, consacrer son temps à des œuvres charitables, prendre sur elle les caprices de son affligeante cousine, s’assoir sur son orgueil quand il était question de partager mes peines. J’avais dix-huit ans quand elle en avait vingt-deux ; un profond fossé nous séparait et en cachette j’avais enfilé ses robes et blouses, essayé son maquillage et ses bijoux, j’avais lu sa correspondance et imité son style littéraire ; j’avais besoin de m’imprégner de cette femme quand je n’avais pour le reste du temps que Mrs Collins, l’intendante du domaine à épier dans les rares démonstrations de sa féminité. Si Sir Angus me considérait comme sa fille, il ne restait pas moins un père très attentif pour son héritière aux yeux de chats et au sourire carnassier ; il lui consacrait du temps à la lueur d’un feu d’hiver, craquant et fumant ; les chiens de chasse allongés sur le tapis persan formaient une sorte de cercle autour d’eux dans lequel j’étais temporairement exclue et ils buvaient du whisky de douze ans d’âge et du Porto en fumant des cigarillos et une pipe. Cachée derrière le paravent je les avais observés les trouvant superbement éclairés par cette lumière jaune aux reflets rougeoyants ; et elle de jouer avec son sautoir en pinçant les lèvres. Oui, elle se plaisait à Londres où elle disait avoir rencontré un ami de Lord Angus ; un dénommé Sir Nolan Leicester, une espèce de baroudeur très imbu de sa personne qui s’en revenait des Etats-Unis après un long
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séjour en Afrique. Et il avait un vieil avion, un coucou fabriqué peu de temps après la Grande guerre. Un modèleprototype dont Kirsten fut incapable d’en dire plus malgré mes pressantes questions. Lui et son avion arrivèrent le 23 avril 1938 à Hampshire Castle. Je me souviens alors qu’il avait plu toute la nuit ; au petit matin, les valets avaient apportés les malles de ce Leicester et les consignes de ne pas préparer de viandes pour ce dernier : il était végétarien. Et je m’en étais terriblement voulu d’avoir manqué son atterrissage dans le vaste parc du château. Le spectacle avait dû être saisissant ; cet appareil ronflant et crevant les nuages gorgés de pluie ; ces moutons s’affolant en réaction aux ronflements du moteur diesel et les paysans du coin levant le nez vers les cieux dans l’attente de voir surgir cet oiseau métallique. « C’est de l’esbroufe, avait glissé mon frère Oscar, de trois ans mon aîné en roulant sa cigarette adossé contre la balustrade de la terrasse. On raconte qu’il aurait tué des lions de ses propres mains et qu’il dort toujours avec un couteau sous l’oreiller de peur qu’on vienne le tuer dans son sommeil ». Pourtant il fut le premier à l’encenser, le glorifier par d’incessants ronds-de-jambe ; lui enviant son expérience et son aisance et moi je ne rêvais que de voir son vieux modèle d’après-guerre. La veille encore on m’avait dit qu’il me laisserait m’assoir au cockpit ; mais il se contenta de me dévisager de la tête aux pieds comme prenant enfin conscience de mon existence. Il rétorqua quelques mots inintelligibles à ma cousine et détourna l’attention de ma personne ; j’avais préféré
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disparaître, m’éclipser pour ne pas subir les railleries de l’entourage de l’oncle Angus. Je peux vous dire que mon cœur s’était mis à battre à vive allure quand mes doigts ont caressé la carlingue de l’appareil stationné dans le hangar ; j’avais été au summum du bonheur quand je me mis à toucher les roues et les hélices ; cependant l’excitation se mua bien vite à de la colère quand ma cousine me surprit dans pareille contemplation. « Tu devrais tempérer ton esprit quand nous recevons ; toute vérité aussi juste soit-elle n’est pas bonne à dire et tu sais forcément de quoi je parle. Leicester est un bon ami de la maison et…je ne te laisserais pas dire n’importe quoi à son sujet. Que tu ne sois pas d’accord avec sa façon de voir les choses, cela peut se concevoir mais ton insolence ne nous apporte aucun bénéfice. Je dois reconnaître qu’il est un peu direct dans ses propos mais cela ne doit froisser en rien ta susceptibilité ; vous êtes seulement appelés à vous tolérer jusqu’à la fin de ce séjour. Leighton, tu dois comprendre que tout doit bien se passer, je ne te demande que cela ». Ainsi on m’avait demandé de me tenir à l’écart de leurs roucoulements et de leurs puériles œillades ; cet étranger aussi charismatique soit-il allait me prendre Kirsten et cette sotte assoiffée d’amour le suivrait jusqu’au bout du monde. Et dans la bibliothèque, ils avaient consulté les mappemondes, faisant glisser leur index humide sur les cartes en s’arrêtant sur les destinations de leur choix et moi de les écouter débattre sur les expéditions scientifiques qu’ils
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accompliraient au nom de Sa Majesté George IV. Enfermée dans mon livre, il m’était arrivé par moment d’être envieuse ; ma cousine partirait, survolerait les vastes étendues désertiques du Sahara, découvriraient les forêts de la Tanzanie et survoleraient la mer de Chine ; ils iraient toujours plus loin, peut-être le Népal s’offriraient à leurs yeux émerveillés. Ils seraient les Rois du monde incontestés, forçant l’admiration des peuplades visitées et à la lueur d’une lampe je visitais à mon tours ces vastes espaces : j’avais pour moi seule l’Amazonie et son interminable et puissant fleuve, je gagnerai les vestiges des civilisations précolombiennes et assisterai au plus incroyable lever du soleil. A l’idée de découvrir ce monde à bord de son avion, j’avais frémis de béatitude. Pourtant je me disais qu’il me faudrait le supporter, lui et son incroyable finesse ; il refuserait de me faire confiance parce qu’il me trouve trop « étrange », pour reprendre son épithète. Quel fou rire aurait-il prit en découvrant mon projet ? Lui et son ami, Tyler Frydman se seraient taper les cuisses, les larmes aux yeux et on les aurait entendu rire jusqu’aux dépendances ; oncle Angus aurait certainement crevé de honte et Kirsten serait retournée à ses études universitaires d’Oxford sans plus penser à se fiancer. Et mes parents dans leur tombe se seraient pour s’essayer à un dernier sourire bienveillant. Et il sut que j’avais fouillé dans ses affaires. Furtivement je m’étais introduite dans les appartements mis à sa disposition ; il y avait là un monceau de
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pages gribouillées, arrachées, froissées ; des dizaines de cahiers remplis de notes, de recherches, de croquis et de schémas architecturaux. Violer son intimité ne m’empêcherait pas de dormir comme un juste ; j’avais eu besoin de savoir qui il était ; quel genre de farfelu avait osé s’immiscer dans nos respectives existences. Et je pensais que si Kirsten l’avait aidé dans son travail, c’est qu’il ne pouvait pas être aussi tordu qu’il l’avait laissé le penser car ma vertueuse cousine ne se serait pas berner par un baratineur de son genre. Des chemises de soie pendaient mollement sur le dossier des fauteuils, des boutons de manchette remplissaient un vide-poche ; l’Eau de Cologne recouvrait les murs damassés de son dressing ; ce fut bien son odeur et je ne pus résister à la tentation de m’en recouvrir les poignets. La crainte fut celle de me m’être à penser comme lui ; à marcher à sa façon et à ricaner avec cynisme comme ce Leicester. Assise sur le rebord de son lit aux draps défaits, j’avais plaint le valet de chambre qui viendrait l’aider à faire ses valises. Il a su que j’avais fouillé dans ses affaires puisqu’il vint me trouver en chemise et les cheveux tombant sur son large front ; il s’était préparé à partir pour Londres avec Kirsten quand il avait remarqué qu’une broche pour Lavallière avait disparu. Démasquée je n’aurais pu nier avoir commis ce vol ; j’avais pénétré son intimité ; il me pointa de son index en inhalant comme un gros bœuf que l’on ne manquait d’admirer à la Foire agricole du Devonshire. « Je sais que vous ne m’aimez pas jeune fille bien que j’ignore encore ce que j’ai
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bien pu commettre pour vous déplaire de la sorte ; soyez assurée qu’ à mon retour nous aurons une plus longue discussion entre adultes puisque c’est ce que vous êtes : une adulte ! Bien entendu, il serait de bon ton que vous me restituez le bien et… Après tout vous avez raison, gardez la broche, j’en trouverai une plus jolie pour me distinguer des autres mâles dont vous fuyez tant la compagnie ». Et cinq minutes plus tard, il revint me présenter ses excuses. L’objet avait glissé sous sa coiffeuse et s’il n’avait pas marché dessus, il aurait continué à me prendre pour « une pathétique et étrange fillette de la campagne ». Profondément gêné il s’était gratté la nuque, les sourcils froncés et le rictus au coin des lèvres ; il n’avait pas voulu me donner l’impression de trop en faire n’ayant pour moi aucune sympathie. Comme tous les hommes que j’avais pu croiser jusqu’à ce jour, j’étais Leighton Dewindt-Mayer celle qu’aucun jeune mâle ne pouvait approcher sans risquer de se prendre une morsure ; en public j’étais celle que personne ne voyait car défigurée par des dents écartées et des tâches de son recouvrant tout mon visage, du front au menton ; par conséquent depuis mon dixhuitième anniversaire je pris le parti de ne pas chercher à plaire et mon existence toute entière ne s’était résumée qu’à mes études de l’Art et mes week-end au château. Pourtant à son retour de la capitale, son attitude changea devenant presque normale à en juger par le climat serein qui régnait chez oncle Angus ; profitant de cette accalmie je lui parlais de mon amour pour les avions. Le verre de Bourdon à la main,
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les bras pendant de chaque côté des accoudoirs, il m’avait fixé intensément m’écoutant me perdre dans les descriptions de mes modèles favoris. « J’avais raison de vous croire étrange, parce que vous l’êtes vraiment. On se connait depuis trois mois maintenant et vous avez attendu tout ce temps pour me parler de votre passion. Trois mois passés à descendre furtivement dans le hangar pour y disséquer mentalement mon vieil appareil alors que j’aurais pu vous inviter à votre baptême de l’air (il avala cul-sec). Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? » La question n’apporta pas de réponse et sans me lâcher des yeux, il avait allongé sa jambe de manière tout à fait décontractée avant de se servir un nouveau verre de whisky. N’étant pas de nature très loquace, je m’étais enfermée dans une profonde réflexion sur le comportement que je devais adopter pour un jour espérer pouvoir voler à bord de son avion et piquée par la curiosité je vins à le questionner sur ses précédents voyages. Quatre ans après les faits, je me souviens encore de l’expression de son visage ; partagé entre la lassitude et l’affliction, il s’était contenté de glousser en faisant glisser un atlas vers moi. Il comptait l’offrir à Kirsten connaissant son amour pour les voyages…L’édition n’était pas récente ; pour plusieurs milliers de livre sterlings en pouvant en faire l’acquisition dans une salle de vente aux enchères. Le cuir était de grande qualité ainsi que les illustrations, les tranches dorées et les caractères en relief de la couverture révélaient la véritable nature de ce Leicester : il était ambitieux. Tout ce qu’il
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accomplissait nourrissait son ambition. Je n’aimais pas ses manières et sa façon raisonnable de claquer son fric ; il me faisait penser à ces roitelets africains qui honorer leurs ennemis de présents dans le seul but d’acheter leurs vierges. J’en avais éprouvé de la nausée, moi qui jamais ne blâmais les fous. Et puis les saisons ont passés ; on ne parlait plus que de l’Allemagne et de cet Adolf Hitler dont nous suivons les délires entre deux matchs de cricket. J’allais sur mes dix-neuf ans et il manquait quelque chose pour me construire et enfermée là dans ce vieux domaine j’avais été à deux doigts de me défenestrer. Ma mère de son vivant m’aurait certainement conseillé de regarder par la fenêtre et de laisser venir la petite musique d’intérieur —celle qui vous dicte votre conduite sans que vous en soyez importuné—, alors je me m’étais teint les cheveux en blond pour ressembler à cette Jean Harlow dont les portraits inspiraient mon imaginaire. Et fière de ce résultat j’osai enfin sortir de ma tour d’ivoire, crantant mes cheveux et troquant mes vieux chemisiers de flanelle pour de la soie et agrémentant mon cou de camés. La métamorphose fut telle qu’on m’avait gratifié du titre Madame à divers occasions et j’avais été heureuse que l’on me considère comme telle au point de rire de Kirsten et de son absence de gorge. Et à un âge où l’on se sent invulnérable il fut sain qu’on me remit bien vite à ma place ; il y avait certaines limites à ne pas dépasser et ma coquetterie offensante et inadaptée pour le cadre dans lequel j’évoluais. On me trouva vulgaire et aux antipodes de ce que pouvait offrir Kirsten
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à la bonne société. Oh oui ! Les langues se délient facilement dans ces sphères si privilégiées ; à Eton entre deux courses hippiques, les aristos se cachent derrière leurs éventails pour employer des mots comme : « Mauvaise presse, amateur, gâchis… ». J’aurai pu rire et les ignorer mais mon devoir était celui de servir au mieux les intérêts de mon si affable et généreux oncle Angus. D’ailleurs n’avait-il prédit que tout cela finirait par péter ? Adolf Hitler, le sort des femmes en Angleterre ; profondément optimiste quant au dernier cas cité, il voulait que sa fille comme sa nièce puissent se distinguer des autres jupons du pays et il fit de son domaine le rendezvous des amoureux des Arts, de l’aviation et de la géopolitique de ce royaume. Son Fort était à lui seul un microcosme du monde alentour ; j’aimais m’y recueillir, découvrir de nouveaux visages, distiller mes faibles connaissances en matière de botanique ; ce qui n’aurait pu être envisageable si j’étais restée dans mon Devon natal au milieu des moutons avec des cottages pittoresques pour seul voisinage. Ici, on ne parlait pas d’agriculture, du sort des manufactures du Nord et des enjeux économiques de l’Empire britannique ; ici, on échangeait sur la politique, des moteurs des avions et encore de l’aviation ; c’étaient là mes seuls sujets de prédilection. Et ils devaient me prendre pour une folle ; l’une de ces jeunes pubères enfermées dans leur monde à qui l’on envoyait des bourrades à l’épaule, l’air de dire : « Ne vous en faites pas petite, un jour vous comprendrez le monde des adultes ! »
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Auparavant, en mars 1939 Adolf Hitler avait violé les Accords de Munich et voilà qu’en ce septembre, il faisait envahir la Pologne par la force des blindés et des avions ; ce qui mit oncle Angus hors de lui. Il fallait l’entendre tonner des heures entières au sujet de cette odieuse trahison. « Ma chérie ! Si personne ne l’arrête, nous courrons à notre perte ; personne ne veut de ces nazis à Piccadilly Circus, vous m’entendez ? Personne ! Et si les Français sont assez couards pour leur ouvrir la porte, c’est leur problème ; mais tant que les Anglais auront assez de couilles pour se dresser contre ce névrosé d’Hitler et ses chiens de SS, nous garderons notre thé au petit-déjeuner, fourrez-vous cela dans le crâne ! » Le gramophone diffusait du jazz dans la bibliothèque ; ma cousine, gracieuse et élégante dansait un verre de Porto à la main ; et elle devait être la seule dans tout l’Empire à danser de la sorte, découvrant ses cuisses et agitant la croupe dans ces vulgaires danseuses du Wind Mill Girl (lido anglais). Le collier de perles et les boucles d’oreille en ivoire, elle m’attrapa par la taille, le sourire illuminant son visage de porcelaine. La seule question fut pour moi de savoir si ce Nolan Leicester y était pour quelque chose ; lui qui avait manifesté à plusieurs reprises son désir de faire partie de cette maison. Or je ne m’étais pas trompée : ses visites se firent plus rapprochées et derrière les rideaux cramoisis du salon d’hiver, Kirsten l’attendait telle cette Pénélope privée de son Ulysse et nous d’assister à leurs roucoulements le plus sournoisement possible. Et elle disparaissait, le chinchilla pendant
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mollement autour de son cou de cygne et elle nageait dans un bonheur que seuls les anges pouvaient lui envier. Or à la date du 15 septembre, ils revinrent de leur longue expédition à Londres ; des livres pleins de coffre de la luxueuse Bentley de Leicester, des pièces de collection à ajouter à leur commune passion : des têtes miniatures à mon souvenir, des épées rouillées chinées lors d’une brocante, des objets d’art primitif certainement dérobés à quelques sorciers africains ; et pour les porter Eugen Mendes, le béret enfoncé sur la tête. Il se présenta à moi comme étant attaché au service de ces gens ; cynique homme de vingt-deux ans, il avait un regard incroyablement perçant, disposé à vous sonder au plus profond de votre âme. Mes frères Oscar et Neal me l’arrachèrent à mon étude ; j’étais bien peu intéressante pour éveiller la curiosité de ce Mendes. Il n’existe aucune certitude dans ce monde et pourtant ce jour-là je sus que je venais de prendre conscience de mon être ; l’on ouvre une fenêtre et aussitôt on distingue les sons distincts des oiseaux qui chantent, de l’odeur de l’herbe fraîchement coupée ; soudain votre cœur se met à battre rageusement, vous ne vous appartenez plus. Ce qui hier faisait votre personnalité se trouve à jamais dissimuler sous une vague d’émotions, de sensations dont vous ignorez jusqu’à maintenant la puissance ; et j’ai frémi à chacun de ces mots, de son odeur et de la perception qu’il avait de ma personne. « Qui êtes-vous vraiment Leighton ? Nolan dit que je dois me méfier de vous, parce que vous êtes une chipie, avait-il déclaré en souriant, le cigarillo fumant
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entre ses doigts fins. Moi je crois que vous êtes diablement irrésistible ; vous me faites penser à ces mystérieux petits papillons aux ailes bigarrées ; et sous ce masque imperméable doit probablement se cacher une merveilleuse chrysalide qui ne cherche qu’à éclore, s’envoler et vivre pleinement la courte vie que Dieu lui confie. Qui plus est, Nolan dit que vous aimez les avions et que manifestement vous êtes incollable sur le sujet. Alors nous avons en commun cette passion pour l’inhabituel ». Ainsi parlait Zarathoustra ! Nous avions écouté l’œuvre de Richard Strauss avec émotion jusqu’à ce que la porte s’ouvre sur Nolan Leicester ; et je crois qu’il comprit. Ses récentes mises en garde ne purent tenir Eugen Mendes à distance et je devins sa muse, sa confidente, son amour ; ces jours passés en sa compagnie furent les plus enthousiasmes de mon existence. Et ma mère la première aurait été si fière de ce soudain bonheur ; elle qui jadis désespérait de ne me voir assumer mon sexe. Si Dieu ne les avaient rappelés à Lui, ils auraient bénis cette union et peut-être nous serionsnous fiancés en cette année 1939 ; mais ce fut sans compter sur le cynisme de Leicester. A l’écouter Kyle Winchester était un gentleman ; pas de ceux qui séduisent les intrigantes de mon genre et Kirsten de s’indigner : elle n’avait jamais entendu pareille sottise et lui de défendre son pointde-vue : cette relation était de toute façon vouée à l’échec. Mon père mourut en nous laissant des dettes, la maison dans le Devonshire avait été hypothéquée, mon aîné Franck menait une vie dissolue et mes cadets s’enivraient dans les pubs londoniens à qui mieux-mieux ; bien-sûr
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nous avions un oncle assez pragmatique et intelligent pour nous prendre sous son aile mais cela ne pouvait suffire aux yeux de cet imbécile de Leicester. Il me fut alors difficile de ne pas détester ce prétentieux et arrogant héritier d’un magnat de la sidérurgie ; si son père, le baron Leicester avait profité de l’Empire colonial pour s’enrichir sur le dos des Indiens de Bombay à New Delhi, Nolan ne pouvait s’attribuer les mérites d’un autre. Le pire dans l’histoire c’est qu’il avait raison sur un point : je n’avais pas un sous en poche ; combien de fois ais-je mendier auprès de Kirsten pour obtenir ne serait-ce qu’un shilling ? Et la gracieuse me glissait une pièce au creux de la main sans jamais manifester autre chose que de l’amusement. « Ma chère cousine, vous pensez que je vous laisserez partir pour Londres sans un sous ? Vous êtes bien naïve ». Le ton qu’elle prenait était toujours amical ; elle fredonnait plus qu’elle ne parlait et sous une pluie battant la voiture fila vers Londres où mes frères m’attendaient dans le seul but de me dévergonder. Ayant trouvé à me lasser de ma blonde chevelure, j’étais redevenue brune vers la fin d’août 1939 et ce court épisode avait cependant marqué les esprits ; les amis de mes frères avaient pour dire vrai fantasmé sur mes mèches plus que sur mon plongeant décolleté et il me fallut de nouveau me faire accepter par ces mâles aux rudes manières. Ce fut au Regent Park que je fus une autre rencontre ; celle de Dwight Mitchell, un type aux traits anguleux, peu décidé à se montrer joyeux. Or à la veille de Noël, nous avions toutes les raisons de l’être :
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Churchill avait contribué à la résistance finlandise en fournissant mortiers, fusils mitrailleurs, antichars et avions contre les forces soviétiques. Alors que tous les yeux étaient braqués sur la mer Baltique, nous autres regardions les oiseaux et les écureuils se délecter de miettes ; un ballet aérien confondu entre les ailes des volatiles et les queues touffus de ces rongeurs au pelage doré. Je crois que ce fut le cinglant échec de ma précédente relation platonique avec Kyle Winchester qui me fit envisager une possible discussion autour des avions envoyés en Finlande ; lui de m’observer comme si je venais d’accomplir un long voyage depuis Mars. Je me souvins de son regard fixant le camé autour de mon cou recouvert de dentelles avant de poursuivre sa course sur mes bottines de cuir ; bien que sans revenus fixes je savais m’habiller profitant du dressing de Kirsten pour égaler en beauté les riches dames de Londres. Il avait haussé les épaules, les lèvres qui en passant semblaient être la partie de son visage la plus charnue ; et comme je n’avais pas pour vocation de le revoir j’ai tenu une véritable conférence sur les états d’âme de Churchill et de ses concitoyens. Par politesse, je crois il m’a écouté sans hausser m’interrompre, puis il s’est levé pour me tendre sa carte de visite. Elle disait : « Dwight Mitchell, avocat… » Et il quitta mon horizon pendant plusieurs jours. Dieu seul sait comment il fit pour me retrouver. Avait-il engagé les services d’un détective ? Le 23 décembre 1939 avait dû agiter ces cellules grises en tout sens ; cet homme au complet couleur taupe et au
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chapeau de feutre marron devait venir me saluer chez mon frère Frank. Ce dernier n’avait rien trouvé de mieux que de l’accueillir en sous-vêtements, les cheveux défaits et l’haleine empestant le whisky. Mon pauvre Frank…Plongée dans Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare, je lui offris le meilleur de ma personne ; en mal d’amour j’aurais offert mon cœur au premier venu et il l’était : un drôle de gars aux cheveux roux cuivré et aux pommettes saillantes. Et nous restâmes à nous observer de longues minutes avant qu’il ne m’offrit une cigarette et moi un café pour faire passe le temps ; Nolan une fois de plus avait raison : nous, les Dewindt-Mayer nous n’étions par fréquentables. Et puis Kyle Winchester me manquait. Je me disais alors pour me remonter le moral qu’il reviendrait ; que je ne pouvais avoir aimé avec intensité sans en avoir récolté le moindre fruit. Et Mr. Mitchell avait souhaité me revoir malgré Frank, son odeur alcoolisée, le désordre dans cette chambre de bonne, dans nos respectives vies ; malgré mes longs silences et mon chandail troué. Il y avait tant de tendresse dans son regard que je n’aurais pu le fuir sans éprouver quelques remords ; et je l’avais laissé repartir loin d’imaginer qu’il allait interférer sur mon avenir de façon très noble. « Voyez ça, notre Leighton aurait des sentiments ! Ironisa Leicester un soir de pluie diluvienne. Et moi qui pensais que vous n’étiez qu’une harpie prête à sortir ses griffes et déchiqueter ses ennemis de ses crocs acérés. Non, vous êtes décidée à me contrarier, pour preuves : les lettres enflammées que vous envoyées à Mr.
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Mendes. Il ne peut se plaindre. Votre style est plutôt agréable à lire, vous savez manier la plume cela va s’en dire, mais… Où cela vous mènera-t-il ? Vous aurez beau flirter avec mon assistant aussi longtemps que vous le souhaitez ; cela ne résoudra pas l’épineux problème de votre manque de bienséance car l’on me rapporte que vous dansez de façon grotesque dans ces Clubs dont la clientèle ferait rougir Joséphine Baker en personne. Je n’ai rien contre cette négresse aux formes généreuses mais je refuse Leighton que votre réputation entache la mienne ». Il avait eu dans l’idée de m’éduquer, lui ce grand donneur de leçons ! Et en levant les yeux au ciel je l’avais écouté avant de sortir de mes gongs ; ce fut le prétexte pour rentrer dans une colère noire, de celle qui se finissait toujours par des coups de pieds et de poings du temps de mon enfance. Qu’il ait pu tirer des conclusions hâtives m’avaient rendues folle de rage ; oui j’avais pris du plaisir à danser avec des nègres ! Et après ? Cela ne pouvait lui donner le droit de me considérer comme une gosse prête à fesser pour la moindre petite bêtise commise. Et alors que j’éructais de colère, il fixa mes lèvres perdu dans ses réflexions. Et j’avais craint qu’il sache pour Dwight Mitchell. Parce qu’il m’avait volé un baiser, je l’ai giflé. Ce 7 février 1940, alors que les activistes de l’I.R.A Barnes et Richards furent exécutés à la prison de Winsn Green de Birmingham, je venais le lever ma première offense contre cet ennemi de toujours ; ce baiser devait à jamais me faire craindre cet homme aussi sournois, calculateur et arrogant qu’il fut. Constamment il avait trouvé à se moquer
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de moi, prenant plaisir à m’humilier sitôt que l’occasion s’était présentée ; et une fois de plus j’avais souffert de son abjecte attitude. Le lendemain je devais définitivement partir pour Londres à la grande surprise de mon oncle Angus ; j’avais pensé y couler des jours heureux mais je devais revoir Leicester dans un de mes pubs favoris où l’on y passait du bon jazz et où les filles n’avaient pas peur de se trémousser toute la nuit en compagnie de nègres. J’avais tenté à plusieurs reprises de fuir sa présence, mais il finit par me surprendre dans ma fuite et là, il s’excusa pour ce baiser de la semaine dernière ; enchaîna sur des sujets de politique avant de parler de son avion qu’il souhaitait faire décoller. Il voulait un copilote et ce soir-là, il se pencha à mon oreille. «Ce n’étais qu’un accident, d’accord. Un stupide accident dont vous n’avez à rougir ; par moment vous arrivez à me troubler et je dois alors me faire violence pour ne pas céder à vos charmes ». Il mentait : à combien de femmes avant nous avait-il sortit le même baratin ? Avais-je pensé. Mais quand on se revit à Hampshire Castle, je devais apprendre qu’il venait de rompre avec Kirsten ; leur si tumultueuse histoire d’amour venait de se terminer et si brièvement que tous en restèrent hébétés. Il lui avait dit qu’il ne voulait pas s’engager trop tôt, car à tout moment il pouvait partir en guerre contre les nazis ; il ne voulait pas voir Kirsten se transformer en veuve éplorée. La guerre ? Lui qui était aussi optimiste. Et dans la bibliothèque du château où il m’avait rejoint, il m’avoua partir pour Biggin Hill et suivre une formation de pilotage de
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combat auprès de la RAF ; loin de me sentir indifférente, j’avais ressenti une profonde désolation. Il me caressa la joue et je ne devais pas le revoir avant deux ans. * En Février 1942, une division de pilotes américains avait rejoint l’Angleterre. Des gars dont l’âge moyen ne dépassait pas vingt-deux ans. D’un regard inquisiteur les anglais de la base de Harlow dans le Devon devaient apprendre à composer avec ces nouvelles recrues ; ils n’avaient pas besoin de ces Ricains et de leurs cavalières manières. Il fallait les voir se déplacer bombant le torse tout en mâchant leur gomme. Des vedettes de cinéma, leur Ray ban sur les yeux ; marchant comme des cow-boys dont ils ne manquaient que le lasso pour paraître crédibles. Vous devez certainement vous demandez comment j’avais pu atterrir à Reynolds Castle ? La réponse se trouve auprès de ma relation de Londres : Mr. Dwight Mitchell, l’avocat. Il avait de nombreux contacts en Angleterre ; et pas des moindres. Quand il sut que je voulais un poste en tant que WAAF, il me trouva la base située dans le Devon ; à quelques kilomètres de mon lieu de naissance. Ce pittoresque endroit je le connaissais suffisamment pour me démarquer des autres têtes de linottes composant le staff ; le Devon c’était un peu mon chez-moi, mon comté et le lieu le plus charismatique du Royaume-Uni, croyez-en mon expérience. Le 21 février 1940 je contactai Mitchell pour lui faire part de mon envie de servir
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le pays. Il m’avait longtemps dévisagé, partagé à de l’indécision et de la surprise ; bien que nous ne nous connaissions pas assez, il remua ciel et terre pour appuyer ma candidature pour obtenir un poste à Reynolds. La chose faite, je pris le premier train pour me rendre là-bas, le cœur battant à rompre et si excitée que mon élocution en fut troublée. Reynolds, me voilà ! Cependant j’avais été loin d’imaginer que réelle compétition sévissait pour ce même poste ; une dizaine d’auxiliaires féminins devaient se battre pour faire entendre leur voix. Et dans le large vestibule transformé en salle d’attente pour l’occasion, les coquettes peignées de leur banane et de leur ravissant bibi me dévisagèrent longuement et très sérieusement dans leur costume sobre et sombre ; ce genre de gravure de mode on les retrouvait sur les pages du Venity Fair mais pas dans ce genre d’endroit. La pluie m’avait surprise. Qui ose dire qu’il ne pleut jamais dans le Devon ? Une pluie fine et pénétrante ruisselante sur mon col en fourrure de renard ; la boue avait pénétré mes espadrilles pour s’infiltrer jusque dans mes bas de soie et mon tailleur gondolait misérablement sur ma peau. Quant à ma coiffure, mes vagues n’avaient pu résister aux intempéries et pendaient mollement sous mon béret. A travers la fenêtre, je fixai le ciel ; Les Masters II ne décollaient pas en raison de la purée de pois qui rendait impraticable les pistes de décollage. En longeant les hangars, j’avais pu voir les mécanos s’activer autour de leurs bébés ; de beaux coucous prêts à prendre leur envol sitôt les conditions favorables pour leur faire prendre l’exercice.
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« Miss Leigthon Dewindt-Mayer, consulta Barry Clayton chargé du recrutement, petit de taille mais assez perspicace pour déceler en vous votre potentiel. Leighton…c’est peu commun comme first name. Etes-vous apparenté à Lord Angus Dewindt ? Un brave homme, comment se porte-t-il ? Parlez-moi un peu de vous Miss Dewindt, pourquoi choisir la RAF ? » Un rire nerveux s’échappa de mes lèvres ; était-il possible que Sir Mitchell ait omis de leur parler de ma passion pour les avions ? Il me dévisagea, ferma son dossier et s’enfonça dans son fauteuil. Le pays était en guerre contre l’Axe et plus que jamais la Couronne avait besoin de patriotes, des hommes et des femmes capables de repousser la propagande hors de nos frontières ; et il avait senti en ma personne tout le patriotisme dont Churchill vantait les mérites lors de ses discours à Chamber of War située au Parlement. Et il me remit à l’un de ses subordonnés, Daniel Pear qui me fit le tour du domaine entre deux averses. Les membres de l’Eagle Squadron parlaient forts, fumaient et pendant leurs heures de repos jouaient aux cartes ou aux dés. Ils se levèrent quand nous fîmes notre apparition Alyson Macarthur et moi ; la rouquine aussi tendue qu’une ficelle me fit part de son angoisse : celle de ne pas être aussi utile que ses consœurs croisées ici et là. Ce fut avec cette dernière que je partageais ma chambre et je pense ne jamais avoir connu de femme aussi sensible et attentionnée que Miss Macarthur ; et lord d’une interview qu’elle donnera à la presse en 1954, elle dirait de
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ces années passées au Reynolds Castle qu’elles étaient les meilleures de sa carrière : « Il y avait là-bas une forte camaraderie que l’on ne pouvait trouver ailleurs que sur un champ de bataille, au milieu des balles ; bien que nous nous battions sur notre propre pays nous ne portions pas moins les ailes des guerriers à l’égide du Dieu Mars et nous étions ces nouveaux héros aux destins extraordinaires ». Les pilotes étaient non seulement des héros mais le fer de lance de toute une nation. Voir un Flight décoller fichait la chair de poule ; entre ciel et terre tout se jouait : la loi de la gravité, la mécanique, le courage et l’acharnement. Les tôles en aluminium dans un vrombissement de moteur quittaient le sol, tels de puissants albatros et il serait vain de les décrire. « Ne restez pas sur la piste de décollage mademoiselle ! » Me lançait-on persuadé que pareille extase rendait imprudent. Et ils avaient raison : il n’était pas rare de les voir surgir des nuages complètement désordonnés, blessés, puisant dans leurs dernières ressources assez de force pour se poser. Alors les pilotes sortaient de leur cockpit aussi exténués que la bête qu’ils avaient montée pendant de longues minutes et ils étaient le prolongement du manche ; entre eux et la machine existait une osmose, une confiance sans nom. Ils se confiaient réciproquement l’un à l’autre et avec quelle ardeur l’animal en aluminium obéissait à son maître ! Parfois la bête se dérobait et impuissant l’on assistait à une avarie. Une fuite de glycol, ou une fuite d’huile pouvaient en être la cause. A califourchon sur la barrière, en catimini je prenais quelques
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photographies. Qui aurait-pu me croire une fois arrivée à Londres, que j’ai pu côtoyer à mon aise ces irrévérencieux dompteurs ? Et qui étaient-ils ? A quoi pouvait bien ressembler ces héros des temps modernes ? Le mess des officiers. Pourquoi ne pas commencer par-là ? Le Pilot officer Dwight Mitchell avait obtenu un poste en tant que chef d’escadron pour les recrues envoyées par l’académie militaire de la Royal Air Force. Il en imposait et par la taille et par l’aptitude qu’il a à commander. Originaire de Harlow dans l’Essex, il est issu de la classe moyenne. Après être passé par un Empire Air training, il a obtenu ses galons en pilotant comme personne. Peu bavard, il observait le monde autour de lui pour en tirer les meilleures conclusions. Il était un peu le Sherlock Holmes de cette fratrie car avec peu d’indices il arrivait à dresser votre portrait le plus fidèlement possible sans rien omettre, ni de vos défauts, ni de vos qualités. N’importe quel pilote le suivrait dans ce frog Puis venait Sir Nolan Leicester ; il nous rejoignit en le 15 mai 1941 après avoir volé à Biggin et y obtenir ses galons d’As. Inutile de vous le décrire, vous le connaissez déjà. Tout ce que je peux ajouter en deux mots : il fallait plaindre le coucou portant une croix gammée sur son fuselage ; il l’abattait ayant un sens exacerbé du tir. Aussi doué aux fléchettes que pour fixer un point de mire, Leicester ne craignait ni Dieu ni le diable. Les hommes placés sous ses ailes le disaient confiant, amical et censé ; moi de le décrire comme quelqu’un d’arrogant, pathétique et déloyal.
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Parlons ensuite de William Thompson, il restera longtemps mon favori. Grand blond à la mâchoire étroite et au large front, il devait devenir mon confident et le seul capable de me remettre à ma place quand je perdais la face ; j’aimais son côté doux et l’expression de son regard quand vous dépassiez les bornes. S’il n’avait pas été pilote je crois qu’il serait devenu diplomate et du haut de ses trente deux ans, il occupait le grade de sergent. Ainé d’une famille de onze enfants issus de deux lits différents il m’amusait énormément avec son sens inné de la répartie. On avait tout à apprendre à le fréquenter et je me félicitai de cette amitié. On pouvait également apprécier Byron Stockey, non pas parce qu’il est bel homme mais parce qu’il est toujours disponible quelque soit le moment de la journée. Il avait l’âge de mon frère Oscar avec le bon sens en plus ; cynique et hautain il fallait l’aimer ou le détester car avec lui pas de juste milieu. Il nous arrivait du Wales et vous fixez dans le blanc des yeux et pouvait citer de mémoire des pages entières de l’œuvre de Christopher Marlowe. Et il était ami à Eton Harrington, un officier à la mâchoire prononcée, au nez busqué et aux petits yeux enfoncés dans leurs orbites ; c’était un chanceux à en juger l’état de son Spitfire après un raid. Peu loquace, il ne restait pas moins très attachant parce qu’il savait vous écouter ; et il le faisait véritablement, capable de mémoriser toute la discussion en y mettant toute la ponctuation. Il croyait en sa bonne étoile et il était plaisant de l’écouter parler d’ésotérisme ; je crois que sous le règne de Jacques 1er on l’aurait pendu haut et court
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pour ses pensées quelque peu dérangeantes pour les catholiques. C’était le cas d’Herbert Barney de vingttrois ans, bagarreur et roublard, il ne pouvait souffrir Eton Harrington Avec sa fossette d’ange et ses cheveux gommés, il rivalisait d’élégance avec Byron Stockley ; la seule différence résidait dans la capacité qu’il avait à entourlouper la gente féminine. Il obtenait ce qu’il voulait de quiconque, rusant et déployant ses charmes pour obtenir son objectif. On le disait fourbe et malhonnête ; il était tout simplement inconscient et c’était le trait de caractère que j’aimais le plus chez lui. Keith Richards venait peu après. Son regard parlait pour lui, ce qu’il avait à vous communiquer passait par son troublant regard ; capitaine de trente deux ans, il est intrépide, de ceux qui pénètrent une maison quand elle est en feu. Après la guerre, il a écrit un bouquin à compte d’auteur ; je me le suis procuré et j’ai vraiment aimé les descriptions qu’il faisait de Reynolds et de tous les hommes qu’il avait pu y croiser. Il a écrit un passage fort élogieux sur le personnel féminin que je ne peux m’empêcher de restituer : « Elles étaient là pour nous accueillir par un sourire, une tasse de café bien fumante ou un sandwich. Alors nous savions que nous étions rentrés (…). Et pour cela nous n’aurions pas souhaité échanger notre place à celle d’un fantassin ; elles étaient nos sœurs, nos petites chéries et celles qui nous consolaient de la perte d’un frère d’arme ; elles étaient là et c’était pour nous une réelle récompense bien plus appréciable qu’une vulgaire distinction ». Et son livre fut à mon chevet pendant de longues années. Qui mieux que Keith
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Richards aurait pu rendre ce livre si réaliste ? Un autre grand pilote : Laurie Robertson. Un autre as, sous-officier celui-ci mais capable de tenir tête à Leicester. Grand blond d’Oxford aux joues creuses, il arborait l’allure décontractée d’un amateur de yachting. Il avait fréquenté l’Université de sa mythique ville et était incollable sur des sujets comme l’économie de la Grande-Bretagne et du Commonwealth. Il était apprécié des autres parce qu’il ne se mettait jamais en avant, mettant un point d’honneur à féliciter les autres de son escouade plutôt que de recevoir les honneurs à titre personnel. Affable et honnête, il pouvait également surprendre par son timbre de voix, grave et caverneux. Ensuite il ne me faut pas oublier Max Sutherland, officier autoritaire de trentequatre ans ; et s’il n’était Max Sutherland je crois que je l’aurais craint car il avait l’art et la manière de vous provoquer. Lui et Leicester se partageaient le monopole de l’arrogance. Martin Cudlitz aurait été d’accord pour dire qu’il valait mieux pour tous de l’avoir dans les cieux que sur terre. Lui Martin était un intellectuel ; pas l’un de ses frimeurs sortis de grandes académies mais bien un autodidacte brillant par sa grande curiosité. C’était notre encyclopédie vivante et il fallait l’entendre pour le croire. Dans le civil il travaillait le bois en tant qu’ébéniste et il avait ce don de pouvoir transformer la matière afin de lui donner une fonction ; un intellectuel et un manuel, quelle superbe combinaison ! Je quitte les pilotes pour parler de John Hugues, batman du mess au grand cœur. Râleur il ne restait pas moins un excellent
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auxiliaire pour ces hommes et il prenait d’énormes risques à faire sortir des produits alimentaires des réserves de Reynolds. Il le faisait non pas pour alimenter la contrebande de la base mais bien pour rire à la barbe des officiers comme Sutherland et Leicester, les bêtes noires du squadton. Avec Don Harvey, l’intendant du mess il restait très utile à nos estomacs au contenu rationné. Harvey portait une barbe et la cigarette à la commissure des lèvres, il pouvait en l’espace de trois secondes vous confectionner un véritable repas digne des meilleures tables de la capitale ; il était impressionnant. Quoi de plus normal que de finir par le capitaine Brad Bradshore, le doyen de la base appelé « The Morse car l’animal de la banquise pourrait être son égal sur le point de vue de la morphologie. Il parlait comme tous les écossais avec un épouvantable accent à vous rendre sourd. Très paternel il briguait la bonne parole comme un curé en haut de sa chaire. Motherwell lui manquait bien qu’il n’en parlait jamais. A travers son regard, on devinait quelques souvenirs lointains de sa terre natale. Voilà une brève description de certains de ces hommes et en ce mois de février 1942, je me demandais encore ce que fichait Leicester à Reynolds. Non seulement je le tenais pour responsable de ma séparation d’avec Kyle Winchester, mais encore il avait brisé le cœur de ma pauvre cousine. Comment ne pas lui en vouloir ? Le 19 février 1940, il nous avait surpris en refusant de poursuivre sa relation avec Kirsten ; pourtant ils s’appréciaient puisqu’en 1942, ils continuaient à
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correspondre et à se voir. Je tins cette information du courrier de Kirsten. Eut-il l’idée de reconquérir son cœur ? Je ne pense pas. Tous deux étaient assez fiers pour ne pas se prêter à ce petit jeu-là. Si j’avais interrogé Kirsten à ce sujet elle m’aurait répondu : « Leicester n’est pas si mauvais que vous ne le pensez, toi et tes frères. Si vous preniez le temps de l’écouter vous apprendriez des tas de choses utiles ». Comme quoi ? L’art de trahir les personnes qui vous estiment le plus en ce monde ? Avant mon départ pour Reynolds, j’étais retourné dans la chambre qu’il occupait pendant ces nombreux passages à Hampshire Castle ; je voulais comprendre et savoir ce qui l’animait. Aujourd’hui je le sais mais à l’époque j’étais partagée entre le mépris et la crainte ; il nous avait trahi par conséquent je ne devais pas me montrer si conciliante à son sujet. Pourtant je n’avais pu faire autrement car déjà il y avait quelque chose qui me fascinait en lui ; pendant des années je me l’étais caché et puis un jour la vérité m’a sauté aux yeux. J’étais amoureuse de ce Nolan Leicester. Il m’aura valu quatre ans pour l’accepter et poursuivre mon existence le plus naturellement possible. En y songeant après tout, il avait laissé suffisamment d’indices derrière lui et cela était bien antérieur à l’année 1942. Alors je partis le trouver. Il était dans le mess des officier, le nez plongé dans un café ; il a baisé son regard et ouvert le journal qui se tenait devant lui. Et il a éclaté de rire après que j’eus posé la question. « Leighton ? Moi, amoureux de vous ? Et qu’est-ce qui vous fait croire ça,
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expliquez-moi ? En toute franchise j’ai longtemps hésité avant de venir à Reynolds. Je ne tenais pas spécialement à vous revoir ; entre nous il y a une sorte d’incompatibilité. Vous savez à quoi je pense quand je monte à bord de ces foutus avions ? A votre cousine Kirsten et à la peine que je lui ais infligé. Elle est brillante et suffisamment intelligente pour ne pas me juger avec autant de sévérité qu’il vous ait été donné de le faire. Je peux concevoir que vous peinez à trouver l’homme de votre vie, mais cela devrait vous soulager qu’il ne puisse avoir mes traits et mon caractère. A présent, laissezmoi boire mon café en paix et trouvezvous d’autres âmes à torturer ». Il me mentait ; je savais qu’à cet instant il me mentait et comme je n’étais pas du genre à attendre sagement dans mon coin, je résolus de forcer un peu le destin., j’avais la ferme résolution de me distinguer de ces autres auxiliaires dont Bettina Glen Carter la beauté ravageuse et insolente ; comme j’avait toutes les raisons de penser que Leicester lui faisait la cour, j’eus pour idée de sympathiser avec la belle au regard aussi pénétrant que celui de Mona Lisa. Ainsi je menai double-jeu ; d’une part j’étais cette Leighton Dewindt, petite crapule, sournoise, au franc parler et au caractère bien trempée et d’autre part j’étais devenue cette autre femme ; affable et curieuse ne manquant aucune occasion de me faire de nouveaux amis. Pourtant en ce 13 février 1942, on vint me chercher ; Don Harvey m’avait mise de corvée au mess et en compagnie de John Hugues et Terry Fisher, deux des batmans de la base nous valsions sur un air populaire joué dans les tripots de Londres.
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Je riais à gorge déployée tandis que le gramophone diffusait la voix grave de la chanteuse française. Le bar de l’escadrille, je me souviens encore de cet air…certains détails restent à jamais graver dans votre mémoire. Vous allez penser que la vie à la caserne était une sorte de récréation ; il est pourtant vrai que malgré la guerre qui sévissait partout en Europe nous trouvions encore le temps de rire, de danser et chanter à tue-tête ; il faut comprendre que plus que jamais l’Angleterre devait vivre, tout simplement ; alors Adieu carcan, corset et rigidité ! Là-dessus l’oncle Angus avait raison : la guerre avait de bon qu’elle libérait les mœurs et les femmes. Alors que nos hommes partaient se battre, nous étions là à reprendre leur commerce, à découvrir le bonheur de se sentir utile à la communauté. Reynolds c’était un havre de paix et l’endroit où je devais vivre jusqu’au restant de mes jours. Je ne voyais pas cela autrement, c’était devenu ma maison, ma principale résidence et jamais je n’eus pensé que tout cela pouvait s’achever si promptement. Des 26 pilotes, des 2 médecins et 3 infirmiers ; de cette trentaine de mécaniciens, de ces six WAAF et d’une dizaine d’hommes d’entretien, ce fut moi qu’on mit à la porte. La raison : Trouble du bon fonctionnement du site. Un truc comme chose ; à vrai dire, le motif m’échappait complètement et aujourd’hui encore j’en ris. Je rentrais dans la salle des officiers aussi décontractée que si l’on m’avait dit que se produisait un music-hall dans cette austère salle ; incessant vacarme
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de téléphones, de talons ferrés martelant le parquet, des commentaires autoritaires des officiers. Churchill, notre bouledoguemascotte vint me saluer faisant tomber ses lourdes bajoues sur le sol. Il était amusant à regarder ; une sacré personnalité celui-là aussi. D’un coin à l’autre, les employés s’agitaient en tout sens. Une véritable ruche. Dwigth Mitchell a commencé à me dire que j’avais du retard ; il prit aussitôt le combiné téléphonique pour s’entretenir avec James Wetz, le chef opérateur de la base. Ils craignaient qu’il se mette à geler ; le feu crépitait dans la grande cheminée au manteau portant les signes héraldiques des précédents locataires. ; le commandant Eton Fitzgerald-Lewis confortablement assis devant l’âtre lisait des rapports d’opération et moi j’étais là à attendre, loin de me douter que la minute d’après on me demanderait de quitter Reynolds Castle. Vous voyez j’en ris encore. Mais à ce moment-là je…j’ai pensé à mes défunts parents Mr. Patrick et Vera Dewindt-Mayer. Quel joli couple il formait ! Elle, dans son ensemble en tweed et lui dans son costume trois-pièce de serge grise ; elle portait ses cheveux noirs crantés au-dessus de son ravissant visage. Ma mère était belle à couper le souffle et lui aurait pu faire une carrière cinématographique à Hollywood. Ils nous emmenaient souvent sur la côté par beau temps et mes frères et moi installés dans la Ford décapotable nous gesticulions comme de petits singes, incapables de nous discipliner. Mon père remontait mécaniquement le moteur de la voiture tandis que nous courions comme des
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dératés jusqu’à la falaise. Les bras tendus à l’horizontale, je voulais voler. « Après délibération de l’état-major, nous ne pourrons vous gardez parmi nous Godwin. Par conséquent vous êtes appelés à quitter les lieux le plus rapidement possible. Demain à sept heures, l’ordonnance de Fitzgerald vous conduira à l’endroit de votre choix ». Mr. Mitchell, qu’êtes-vous entrain de faire ? Mon cœur battait fiévreusement ; l’avion piqua du nez, partit en vrille vers la mer déchaînée léchant les parois de la falaise. Aucun parachute n’aurait pu me sortir de cette redoutable chute et cramponnée là à tous mes espoirs, je me sentis défaillir. L’Etat-major pensait que je n’avais pas l’étoffe d’une auxiliaire de guerre. « Vous distrayez les pilotes sans parler des officiers. Or ici nous maintenons tout en place pour remporter cette guerre. Sans discipline, les hommes seraient des pantins livrés à eux- même. Glenn Carter et Macarthur l’ont bien compris et elles se plient aux règles. On vous a donné l’ordre de ne pas vous rendre sur les pistes lors des manœuvres et pas plus tard qu’hier, vous vous êtes encore faite remarquée (il jeta un œil à son dossier). Cela arrive trop souvent malheureusement et vous faites fi de nos remarques. Vous avez un diplôme en histoire de l’Art n’est-ce pas ? J’ai un ami sur Londres qui pourrait vous obtenir un poste à Sotheby’s. Avec les connaissances que vous avez et votre personnalité, vous arriverez à le convaincre ». Au fond de la Manche, mon corps prisonnier d’une carcasse d’aluminium n’aurait pas droit à une sépulture.
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Entre deux éclaircis les pilotes arrivaient à disputer un match de softball. Six avions décollèrent non loin du marécageux terrain de foot, du quartier- général et dortoirs de ces hommes. Une luxueuse retraite dont on allait me priver et en passant près du terrain, quelques pilotes en mal d’amour me sifflèrent comme certains hommes le font après une soirée bien arrosée dans les quartiers populaires de Londres. Et Byron Stockley de courir vers moi. Ils avaient besoin d’un bon arbitre mais je n’étais plus d’humeur à jouer les juges puisqu’on me reprochait si amèrement de n’être là que pour distraire ces hommes. Alors je pris l’escalier de pierre donnant sur un terrain de tennis ; la boue rendant impraticable le sentier, il fallait enjamber un fossé conduisant aux urinoirs. Un véritable exercice pour une pépé aux talons et à la jupe-crayon kaki ; le béret de police sous le bras, je me dirigeai avec prudence vers les lieux d’aisance ; tantôt en équilibre sur une pierre ; tantôt en équilibre sur une touffe d’herbe. Là je m’écroulais sur un petit muret pour fondre en larmes ; ma pauvre fille que vas-tu devenir ? Et la tête dans les mains, j’ai sangloté comme cette Marie-Madeleine auprès du corps du Christ mort ; j’ai déboutonné mon chemisier pour serer le médaillon de la Vierge entre mes doigts tremblants et mouillés par les larmes que j’avais tant fait couler. Une porte claqua ; Leicester apparut tira rageusement sur sa cigarette et quand il me vit, sourit avant de me tourner le dos. On venait de me renvoyer et j’étais persuadé qu’il avait donné son consentement à ce sujet. Bien évidemment il nia, poussant le vice à jouer les surpris
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sans cesser de tirer sur son tabac. Il ne prenait jamais personne en pitié et à sa grande habitude il resta serein voire indifférent à ce qui pouvait bien m’arriver. Il continuerait à piloter son Spitfire et dans les cieux trouverait bien futiles tous les tracas de ces concitoyens au sujet de banalités comme ma carrière auprès de la RAF. « Et ça vous rend triste ? Pourquoi ? Vous allez rentrer à Londres ou probablement chez votre oncle, que pourrait-il vous arriver de pire ? Oh bien évidemment il vous faudra craindre les bombardements qui sévissent sur la capitale ; bien que les théâtres se trouvent être fermés par la décision irrévocable du Lord Chambellan, vous arriverez encore à vous distraire avec les soldats en permission. Je ne me fais pas de souci pour vous. Dans trois jours, je serais moi-même à Londres ; peut-être viendrons-nous à nous y croiser ? (Il sortit une flaque d’alcool de la poche de son Duff-coat) Buvez un peu, cela ne vous fera pas de mal…Il y a encore des endroits où ils passent du bon jazz mais il vous faudra accepter de me suivre ». Le whisky me brûla la gorge. Le chagrin qui me parut si grand fut soudain réduit à néant ; j’étais montée à bord d’un Typhon en réparation dans le hangar et au souvenir de cette expérience je souris d’aise. Et Leicester de froncer les sourcils avant de sourire à son tour ; un officier avait dû me surprendre et s’empresser d’en avertir Fitzgerald. Oh oui, j’avais été heureuse dans cet avion ! Les pilotes avaient une astuce mnémotechnique leur permettant de passer en revue sans oubli la liste des manœuvres
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essentielles avant le décollage : « BTFCPPUR » Brakes, trim, flaps, contact, petrol, undercarriage et radiator…Et dans ce cockpit, je fis de même m’étant en branle mon imaginaire pour me voir voler à plus de dix milles pieds d’altitude ; un dernier coup d’œil aux instruments : les glissières du Hood, la température d’huile à 40°, le radiateur à 10° et les petites surfaces de compensations aérodynamique des gouvernes et ensuite je m’en remets au mécano chargé de mettre le contact de la mitrailleuse- photo. Le même qui aura pris soin de régler mon parachute ainsi que le casque dont l’électricien branchera les écouteurs sur la radio et le masque aux bouteilles d’oxygène. Comme un gosse j’avais touché à la radio, au collimateur, au miroir rétroviseur. Je m’étais vue manipuler les pompes. Un grand « Bang » provenant de la cartouche et l’hélice tournoie précipitamment. Les mécaniciens s’affairent à enlever les cales, traîner les batteries, s’accrocheraient ensuite aux pans pour aider les avions à pivoter…. Les yeux dans le vague, je finis par réaliser que tout cela me manquerait indubitablement. Le dortoir des WAAF était situé dans l’aile gauche du château. En vidant l’armoire, une vieille photographie tomba. C’était la représentation de la grande famille au complet. De gauche à droite, les pilotes, ceux en réserve et les autres en alerte sanglés dans leur gilet de sauvetage. Sur les ailes de l’avion, on peut voir le sergent William Ferguson, abattu le lendemain de mon arrivée dans le Devon. Il a obtenu la DFC : Distinguished Flying Cross à titre posthume.
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Cette photographie fit exposée sur la console de la cheminée de Londres avant de finir encadrée sur le mur de ma maison. On ne manquait pas de me poser des tas de questions sur l’expérience vécue là-bas. Alors avec beaucoup d’émotion, je racontais m’y être trouvée. Kyle Winchester m’avait procuré la même extase ; il était le Roméo de toute Juliette et du Canada où il avait échoué, il m’envoyait des lettres passionnantes sur l’idée qu’il avait du bonheur. Et j’allais dans son sens ; la notion de bonheur tenait à peu de chose ; un sourire, une bonne attention, un copieux repas. Et Miss Glen-Carter vint me voir. Une enfance passée dans la haute sphère anglaise, fille unique d’un homme richissime, Bonnie n’a jamais manqué de rien et tout sur elle transpirait la perfection et la noblesse. Ses grands yeux bleus me déshabillèrent ; l’ambitieuse femme allait bien vite se consoler de mon départ dans les bras de Leicester. Un bruit avait couru qu’ils avaient eu une liaison et…tant mieux pour elle. Le plus déroutant dans cette histoire c’est la facilité que certains ont pour convaincre un auditoire des plus intransigeants. Et je lui aurai crevé les yeux et arracher sa langue plutôt que de manifester le moindre sentiment de reconnaissance à son égard. Elle restait alors que je partais et cela suffisait à me rendre ivre de colère. Dans cette brume matinale, je vins à penser à cette entêtée Scarlett O’Hara, héroïne de Gone with the Wind de Margareth Mitchell qui pour sauver Tara de la désolation devient une parfaite calculatrice, une femme d’affaires et du coup une bien mauvaise épouse.
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« Quoi tu lis Margareth Mitchell maintenant ? M’avait demandé mon frère Neal, né un an avant moi et que tous croyait être mon jumeau. Tu sais comment cela va se finir à la fin ? Mrs Butler se retrouvera seule, incapable d’avoir su aimer l’homme de sa vie. Sors un peu de ta lecture et viens avec moi chez Trevor ! » Trevor Hazell, le meilleur ami de Neal et à ma connaissance il n’y avait aucun homme à Londres capable de boire autant sans jamais être ivre ; invétéré fêtard, il buvait tout son argent puis sa solde de guerre dans la seule idée de s’ouvrir l’esprit. Si l’alcool arrivait à vous désinhiber, on peut alors dire que ce jovial Trevor n’avait pas besoin de cela pour mettre dans son lit les plus jolies femmes de la capitale. Il fallait le voir faire et elles, incapables de lui résister buvaient plus que de raison, le suivaient et la chose faite disparaissait de son univers. L’arriéré de solde dans la poche, le kit bag parfaitement ficelé j’attendis sous un hangar. A la date du 14 février 1942, il pleuvait sur la campagne et ruisselante comptait le temps que mettrait le chauffeur du commandant Elton Fitzgerald Lewis pour venir me quérir. Arriva Leicester des plus décontractés, les mains dans les poches pour se les y réchauffer. Je me souviens qu’il portait pull-over réglementaire de laine blanche par-dessus un Irvin jacket (gilet en peau de mouton). Sur les chaussettes, de grands bas de laine qui montaient jusqu’à mi-cuisses sur le pantalon. Sur le tout, des bottes proprement cirées dès l’aube. Il tirait toujours ses cheveux ondulés en vaguelettes sur le coté gauche et
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fraîchement rasé dégageait une délicieuse odeur d’eau de Cologne. Rhett Butler aurait pu avoir ses traits, la moustache en moins et cette flatteuse comparaison me fit sourire. Il se plaça sur ma droite et fixant l’horizon se comportait comme s’il était seul dans ce hangar. Sa permission avait été ajournée ; une déception supplémentaire à ajouter à mon journal de bord et je consolai en évoquant le fait qu’il n’aurait jamais fait autant d’heures de train pour seulement deux jours de permission. Le jazz s’écouterait encore après la guerre. « Ne soyez pas si affligeante Miss Dewindt, je sais que vous auriez aimé m’avoir à vos côtés. Pourquoi riez-vous, n’ai-je pas raison ? L’admettre ouvertement est autre chose. Vous saluerez vos charmantes connaissances pour moi ainsi que le Big Ben et profiter de l’occasion pour botter le cul à tous ces réservistes qui se la coulent douce bien loin de tout conflit. Je dois avouer que vous allez nous manquer. Votre suppléante Miss Burton est fade ; elle manque de mordant mais Fitzgerald la tient en haute estime. Son père et le commandant sont de vieux amis d’université. Vous ne pouviez en aucun cas rivaliser avec cette ingénue Ellis Burton ». Et il se mit à fixer le macadam à ses pieds comme si je n’étais point à ses côtés ; et moi de me voir à déblayer Londres en ruine entre deux alertes. Le commun des mortels s’offrait de nouveau à mon existence ; alors je devais me résigner à partir sans me retourner. L’angoisse au ventre je contemplais le gracieux profil de Leicester pour l’imprimer au fond de mon
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esprit et il me jeta un long regard avant de fixer son regard sur la bruyante gouttière. « Je passerai saluer votre oncle. Avec un peu de chance, j’espère vous croiser làbas. Votre voiture est avancée…Quoi ? Vous ne m’embrassez pas ? Un baiser pour sceller notre réconciliation. C’est sans importance, on aura d’autres occasions pour se revoir, alors je n’ai plus qu’à vous souhaiter bon vent. Prenez soin de vous Miss ». Ces pilotes étaient nos anges- gardiens alors qu’avions- nous à craindre ? Et il me dévisagea minutieusement, s’arrêtant sur le moindre détail de mon visage pour s’en imprégner. Mitchell avait abattu mon avion. J’avais coulé au fond de la Manche et voilà qu’à présent, je nageai rageusement vers la côté, déterminée à survivre. Et dans le train, j’ai littéralement fondu en larmes. Une épuisante journée devait m’attendre ; tous ces arrêts; les bousculades sur les quais humides ; les halètements de la locomotive ; la foule des uniformes qui se pressent comme des sardines remontant le courant et abrutie par le bruit, je cherchais désespérément une place dans les compartiments bondés où les gens dormaient les uns contre les autres sans même se connaître. Sans parler des deux alertes pour des raids aériens ; le train qui freina brusquement ; le chuintement de la vapeur échappé du volumineux conduit ; les chocs des tampons réveillant les passagers endormis. Par-dessus la fenêtre j’observai le ciel dans l’espoir d’y apercevoir nos « Anges gardiens ». Mais en vain. Ils m’avaient abandonnés.
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* Les théâtres fermés, ainsi que les cinémas et autres lieux publics, il était devenu difficile de sortir à Londres. Lord Chamberlain ferma tous les salles de spectacles à la grande contrariété des londoniens, lassés d’être enfermés dans des abris. L’inconditionnelle Madame Henderson présentait du Vaudeville aidé par un dénommé VanDamn, un directeur artistique réputé dans le monde du spectacle. Et on disait la revue choquante car représentant du « nu » sous forme de tableaux vivants. Neal en permission obtint des entrées et m’en remis une, afin de m’éduquer sur l’art de la séduction disait-il en gloussant. Beth Padridge, la petite amie de Frank me prêta une robe confectionnée à la lueur d’une lampe à pétrole. Après avoir fardé mes paupières et bouclée ma chevelure, je pris le bras de Neal si séduisant dans son uniforme. Malheureusement nous n’en profitâmes pas : les sirènes retentirent dans tous les quartiers de Londres de l’est en ouest et du Nord au sud. Très disciplinés, des groupes de citadins couraient dans les abris. Londres ne ressemblait plus qu’à une cité fantôme, conjuguée en des ombres et la vapeur des grilles d’aération. Les refuges empestaient la sueur, la suie et la peur bien malheureusement omniprésente en chacun. Les canons de la DCA pointaient vers un ciel noir balayé par un interminable ballet de faisceaux lumineux. Assise contre Neal, le souvenir de Leicester me revint en mémoire. A quelle distance se trouvait-il de l’aérodrome ? Combien de Messerschmitt allait-il abattre
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avant de retourner au débriefing ? Au milieu des civils apeurés, comment ne pas prendre conscience l’ampleur de ce drame ? On ne pouvait rester à rien faire alors que Londres subissait les bombardements incessants de ces boches. Ma place ne devait pas être à Londres mais bien dans le Devon, auprès de ces pilotes. Ma cousine travaillait auprès de la Royal Navy à sur la rue de Whitehall et c’était exactement le poste qui lui fallait : autant de vieux dinosaures, de fossiles de la Grande guerre amassait au milieu de vieilles cartes ; une tasse de thé à la main, fumant la pipe d’un air las ; et moi de m’esclaffer en voyant ces vieux amiraux pratiquer le baisemain avec tant d’application. Et elle me présenta à Sir Jan Winbergh, un officier unijambiste : « Celle-là laissée à l’ennemi, en France » Déclara-t-il en soulevant la jambe de son pantalon pour me laisser voir. « Leicester ? Bien-sûr que je le connais ! Qui ne connait pas cette crapule ? Ne jouez jamais aux cartes avec cet homme vous le regretterez. Il vous déplumerait en un rien de temps qu’il faut pour le dire. Qu’est-ce qu’il a encore fait ? Vous auraitil brisé le cœur ? Alors pourquoi me parler de lui, si ce n’est pour une histoire de cœur ? » Il ne me crut pas quand je disais le connaître depuis l’année 1938 ; selon Winbergh ce vieil ours ne s’attachait à personne, seule sa petite personne comptait. Oh oui, il y avait eu des femmes dans sa vie mais aucune n’avait ravi son cœur ; il finissait toujours par s’en lasser bien qu’il ne les choisissait jamais par hasard. En plus d’être jolies, elles devaient
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avoir un bon pedigree ; intelligentes et cultivées, elles pouvaient ainsi faire le bonheur de ce malotru. Allongée sur le divan de cet officier, grand amateur de jupons, de Tennessee et de peinture, il croquait mon portrait à la sanguine. Il m’avait demandé de prendre la pose et je dois dire qu’il avait un sacré coup de crayons. « Je l’ai perfectionné dans les tranchées entre deux assauts contre un ennemi invisible. Ne bougez pas…Alors maintenant que la RAF vous a libérer, que comptez-vous faire ? Leighton, si vous bougez encore je vous cloue à ce canapé, alors ne bougez plus ! Vous avez un très joli visage…des plus harmonieux. On a du vous le dire souvent, vous êtes très jolie… Alors ces hommes sont des imbéciles. Si j’avais une femme comme vous, je passerai ma journée à la croquer. Leighton, votre main… » Les femmes aiment être flattées et il le savait jouant sur les épithètes pour vous valoriser ; jamais excessifs, toujours sincères, je crois finalement que c’est ce qu’il plaisait. Il vint replacer une mèche derrière l’oreille, ajuster le drap posé sur mon décolleté ; il le faisait avec tendresse et j’aimais le regard qu’il posait sur ma personne. Cela me rendait belle et j’avais envie de craner, de me pavaner à son bras ; il le devina et m’emmena partout où il fallait être : Covent Garden, Piccadilly Circus, Whitechapel et diverses galeries à la mode où l’on y rencontrait des gens à la mode comme les vedettes de cinéma, les victorieux héros de Sa Majesté aux poitrines couvertes de médailles et d’insignes et ceux pour qui la guerre était bel et bien terminée.
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Il fut donc normal pour moi de présenter Sir Jan Winbergh à mon oncle Angus ; le 27 février nous fûmes donc accueillis par ma famille et Leicester, si parfait dans son costume de tweed. Un accueil glacial en vie de mes récents exploits : mon départ de Reynolds Castle et cette existence qui ennuyait tout le monde à commencer par la sacro-sainte société du Hampshire. « Qu’elle reste donc à Londres ! Nous n’avons que faire d’elle ici ! » Lançaient les mères de famille en serrant les petites menottes de leur progéniture et l’on me dévisageait comme une pestiférée ; en des temps reculés, on m’aurait certainement pendus pour servir de leçon. Et Leicester de dévisager froidement mon nouvel ami ; je crois qu’ils n’avaient pas envie d’être aimable l’un envers l’autre et tandis que je déambulais dans le salon, une cigarette à la main et un disque dans l’autre, Leicester attaqua le premier : l’Angleterre devait-elle tolérer les traîtres et les couards, ceux qui jadis avaient desservi le Royaume par leur comportement aux combats ? Sir Winbergh il est vrai avait failli à une mission. A l’époque il était jeune et manquait d’expérience, pourtant il fut nommé officier subalterne — il en manquait dans les tranchées ; les effectifs se réduisaient comme peau de chagrin — et un jour on lui demanda d’ordonner une charge à la baïonnette qu’il refusa sous prétexte que l’aviation n’étaient présente pour les soutenir. Quand il se décida à y aller, il fut malheureusement trop tard ; les allemands fondirent sur eux pour les tuer. Et Winbergh d’en être le seul survivant. C’était une réelle tragédie mais aux yeux de Leicester cela s’apparentait à de la
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lâcheté. Quinze hommes dont la moyenne d’âge ne dépassait pas vingt ans y perdirent la vie. Il ne fut pas condamné par son Etat-major puisque blessé au combat et nécessaire à la survie de son unité. On le décora ainsi que tous ceux tombés au combat et Winbergh fut rapatrié à Londres où il passa des années à se morfondre, une bouteille de Gin à la main. Il y a des choses qu’un homme ne peut supporter, Leicester aurait dû manifester plus de clémence à son égard. « Il ne peut pas rester ici Leighton, murmura Kirsten quand nous fûmes seules à l’écurie. Je vous ais dit ce que je savais sur cet homme, mais vous en faites qu’à votre tête pour ne pas changer. Je suis lasse de devoir constamment prendre votre défense quand mon père subit de tels affronts en plein fouet. Quant à votre frère Frank ce n’est pas mieux. Il aurait refusé de reconnaître l’enfant que Tara Field a mis au monde or vous savez comme moi qu’on ne peut agir sans impunités. Leighton, est-ce que vous m’écoutez ? » Frank était mon frère et quoi qu’il ait pu faire je ne pouvais l’en blâmer. Cette Tara Field aussi fortunée soit-elle savait à quels risques elle s’exposait en le recevant dans sa famille. Ma cousine était très en colère visiblement puisqu’elle m’attrapa le bras pour me forcer à la regarder. Mon renvoi à Reynolds Castle avait un rapport avec tout cela ; rien n’arrivait jamais par hasard. Une simple lettre de mise en garde suffisait à vous ficher à la porte. Mon aîné avait fauté et je devais en payer les pots cassés. A mon retour de ballades dans les verts pâturages, j’eus pour idée de rendre visite à Edda, la sœur cadette de ma mère et
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grande confidente d’Angus. Cette dernière me fit essayer des manteaux de fourrure, des gants, des souliers et des chapeaux dont elle voulait se débarrasser et devant le grand miroir de son dressing ; le mètre autour du cou, elle prenait les mesures en jouant les modistes. Quand je n’étais pas plus haute que trois pommes, elle m’avait confectionné ma première robe à smocks ; se moquait de ma mère incapable de coudre aussi bien qu’elle et la consolait en disant que l’on ne pouvait pas tout avoir dans la vie : un époux aimant et de ravissants garçons. Et moi allongée sur le tapis, je m’amusais à faire voler mon avion en carton fabriqué par ses soins. Edda était pour moi une seconde maman. « Kirsten rêverait de vous savoir tirée d’affaires ; elle a pour vous plus d’amour que vous n’en aurez jamais pour elle. A votre arrivée chez mon frère, elle craignait que vous ne l’adoptiez pas comme une sœur et ne cessez de dire : « Serai-je à la hauteur ? Et si elle ne m’aimait pas ? » Angus et moi ne savions comment la rassurer. Aujourd’hui, elle craint de vous perdre alors ne la tourmentez pas et faites ce qu’elle vous dit de faire, cela vous évitera bien des écueils ». Et je l’ai écouté. Sir Winbergh retourna à Londres sans faire d’histoires, sa bouteille de Whisky à la main. On devait se revoir plus tard dans de meilleures circonstances, mais ce jour-là il partait ; j’aurai pu le retenir mais à vrai dire j’étais soulagée qu’il partit. Il ne s’entendait pas avec Leicester, tôt ou tard ils se seraient entretués pour des broutilles. Edda chérie, pourquoi êtes-vous partie si vite ? Les gens que vous aimez le plus
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disparaissent toujours trop vite et je me dis que j’aurai dû lui combien je l’aimais. Une semaine plus tard, le 5 mars 1942 précisément Dwight Mitchell vint nous rendre visite. On est allé plonger tout habillé dans le lac non loin du château et on a rit comme des gosses ; l’eau était gelée mais cela ne nous a pas empêché Neal et moi de nager jusqu’au petit îlot recouvert de fougères où enfants nous y avions enterrés des tas de souvenirs. Et Dwight resté sur la berge à observer nos ébats aquatiques a fini par nous rejoindre. Je ne sais pas ce qu’il avait en tête, mais quand il est ressorti de l’eau je crois qu’il était au bord de l’hydrocution. Pendant le trajet du retour, mon frère a flirté avec une fille du coin, une Cora Bridge aux seins gros comme des obus ; n’importe qui aurait pu tomber sous ses charmes bien qu’elle n’était pas spécialement jolie ; ils se sont isolés pour copuler et moi de rester seule avec Mr. Mitchell et sa fiancée, une blonde au visage austère ; incapable de sentiments. Alice Campbell, à présent son nom me revient. Elle était des plus antipathiques, certainement convaincue que je ne n’avais rien d’une Lady et elle a passé la majeure partie de son temps à me contredire ; un second Leicester en jupons. A cette époque j’étais vierge ; vivre avec des frères aînés portés sur la chose n’était pas sans risques mais j’ai tenu malgré les nombreuses sollicitations. Les hommes me prenaient pour une fille facile ; de celles qui couchent avant le mariage ; enfin une demoiselle de mauvais genre. Souvent les femmes du village, en sortant de l’église murmuraient entre elles : « Elle ne doit plus être vierge celle-ci ». Et d’autres
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d’ajouter : « Rien d’étonnant à voir comment ses frères se comportent ». Il me fallait rire plutôt que d’en pleurer. C’étaient des moments difficiles à vivre. A côté de cela j’aimais entretenir l’idée que je menais une vie libérée, loin de toutes contraintes et les adolescentes du village restèrent persuadées que je savais tout : et des pratiques sexuelles et de l’art de la séduction et celui plus compliqué de l’amour. A vrai dire je ne savais rien de tout cela. A leur âge je n’avais eu pour pratique que celui d’espionner mes frères dans leurs exercices ; ce n’étaient cependant que des chutes de reins, des nichons et des cuisses écartées que j’entrevoyais par le trou de la serrure. Rien finalement qui puisse m’apprendre à aimer. Avec le recul je me dis qu’il aurait mieux valu pour moi que je ne les observe pas. Cela a eu pour effet de fausser mon jugement sur l’amour. Pour revenir à Mitchell et Miss Campell, ils sont restés deux jours chez mon oncle Angus ; j’ai bien cru que je deviendrai folle parce que Dwight ne cessait de me dire qu’on ne pouvait se faire virer d’un simple emploi de WAAF ! Quel hypocrite il avait fait et oncle Angus d’opiner du chef en l’écoutant attentivement débattre sur l’effort de guerre. Il est vrai que j’avais souvent fait preuve d’insubordination, pour ne pas dire fréquemment. Pour les officiers de Reynolds j’étais irrécupérable et mon départ avait dû être salué par une salve d’artillerie accompagnée par des Hourrah de la part de l’état-major. Mais nous étions en guerre et les bons employés ne courraient pas les rues ; bousculée par le temps la RAF devait former au plus vite
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ses pilotes, ses officiers et ses auxiliaires. Nous devions apprendre sur le tas et accepter de servir la patrie sans se poser de questions. « Miss Burton est partie. A croire qu’elle n’était pas faite pour le poste, développa Mitchell dans le couloir où je m’étais réfugiée. Vous pourriez revenir à Reynolds et poursuivre dans la même voie avec cependant un peu moins d’opiniâtreté. Vous comme moi ne pouvez rester sur un échec et notre commandant accepte d’effacer votre ardoise à la seule condition que vous vous pliez à nos règles. Tout bon gentleman vous laisserait une seconde chance, alors prenez là et cessez de bouder dans votre coin, cela vous enlaidit ». Un gentleman, il disait être un gentleman ; alors il me fallait le croire. Le 20 mars 1942, je rejoignis la base sous l’indifférence générale des membres de cette communauté. Les pilotes étaient au briefing pour une mission de grande envergure ; de celle dont peu d’avions revenait. Classée Top-secret, on ne me laissa pas atteindre l’Intelligence room. C’est la pièce dans laquelle tout se joue et encombrée de photos aériennes, de cartes percées de fanons, de revues techniques et de publications confidentielles de l’Air Ministry ; absolument tout ce qu’il fallait pour mener une attaque avec brio. Escortée par le sergent Mailey O’connor une jeune recrue mâchouillant ses ongles pour passer le temps, je dus attendre à la porte pendant de très longues minutes et là, O’Connor m’apprit le récent échec d’une mission dont l’objectif était de neutraliser l’aviation allemande au sol, quelque part dans le Calvados ; deux avions furent portés disparus.
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Ceci devait expliquer pour la raison de la froideur morbide des pilotes en battledress. Ils me saluèrent discrètement sans insister mais pas de Leicester parmi eux ; et mon cœur de battre fort en songeant aux deux pilotes perdus en France. Par curiosité j’ai jeté un œil dans la salle de briefing : et de discerner non sans mal la grande carte de leur secteur d’opérations couvrant tout le panneau du fond, derrière l’estrade, les bancs vidés, les maquettes des avions alliés et allemands pendant au plafond. Sur les murs étaient épinglés des photos de Messerschmitt- 109 et les Focke Wulf sous tous les angles avec des diagrammes indiquant les corrections de tirs correspondants. J’étais épouvantée à l’idée d’avoir perdu Leicester. Le commandant Elton Fitzgerald Lewis ne fut pas d’humeur à me recevoir. Cela se concevait ; deux de ses hommes manquaient à l’appel, en perdition, quelque part entre la Manche et le mur de l’atlantique construit par Rommel pour préserver la France occupée de toute invasion. Par la fenêtre du corridor, je vis les pilotes quitter le château pour monter dans les camions bâchés et moi de trembler de tous mes membres. Les hommes devaient célébrer leur victoire au Pub, le « Victory »; un endroit pittoresque avec ses vieilles pierres rouges donnant sur une rivière enjambée par un pont sur lequel les gamins du coin aimaient y jeter des cailloux. Une dizaine de vélos stationnés en rang d’oignons attendaient leur propriétaire sous une enseigne grinçante représentant le HMS Victory. Et quand je suis rentrée, un grand silence envahit les lieux ; pour un peu l’on se serait cru au Far West pendant la Gold
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Rush. Pourtant j’étais une habituée du Victory, le gérant me connaissait bien et j’étais connue de ses clients pour avoir une bonne descente. « Miss Dewindt, soyez la bienvenue ! » Lança Donald Pitt, occupant un poste à la logistique du Squadron et il leva un toast à mon retour. Qu’il était bon d’être chez soi ! Tous les verres s’entrechoquèrent au mien et j’étais sur un petit nuage. On me félicita et Hill, Taylor, Cudlitz, Ellison, Voigt,Thomas, Wright…tous sont venus me saluer au point d’en avoir le tournis. Pourtant ma joie fut de coute durée. Leicester s’entretenait avec cette Bettina Glen Carter et quand il me vit, il susurra un mot ou deux à l’oreille de son interlocuteur ; ce qui évidemment eut pour effet de me torturer l’esprit. Si je m’attarde sur cet événement c’est pour souligner le fait que je me sentais irrémédiablement attirée par Leicester ; il me méprisait, n’arrivait pas à se montrer aimable envers ma personne. Et pourtant je n’arrivais pas à lui en vouloir. Et quand il me rejoignit à l’extérieur, mon cœur se mit à battre fougueusement. Il ne m’a pas dit un mot ; il partit avec Glen Carter et moi de retourner près de Mitchell. J’étais terriblement contrariée, vraiment incapable de faire bonne figure. Chez oncle Angus en 1938, alors âgée de 18 ans je l’avais espionné. Dans l’intimité de sa chambre, il lisait James Cook, les pieds posés sur un repose-pied ; un gramophone jouait du jazz et un verre de Bourbon à la main il dévorait les pérégrinations du célèbre navigateur à Tahiti. « Connaissez-vous Cook, Miss Leighton ? Questionna ce dernier en me
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devinant dans l’entrebâillement de la porte. Si j’étais né en ce siècle j’aurai manifesté mon attachement à cet homme ; tout autant pour Monsieur de la Pérouse. (Il se leva pour venir vers moi) Vous avez souligné des passages dans ce livre. Je sais que c’est vous, votre cousine dit que vous avez une âme de baroudeuse. Vous voulez entrer ? » Pour rien au monde je ne l’aurai fait ; bien que son invitation fût de bon ton. Accoudé contre la porte, il m’avait dévisagé avant de retourner s’assoir. Or je crois que si j’avais accepté de me joindre à sa lecture nous n’en aurions pas été là, quatre ans plus tard à nous fuir. Il m’en avait voulu ; agacé par ma froideur il n’avait répondu à mon orgueil que par de l’orgueil. Et ma Kirsten de m’encourager à être plus aimable. J’en avais été incapable. En 1942 je m’en mordais les doigts et au Victory, je venais à regretter les précédentes années passées à le blâmer. « Alors comme ça, vous êtes revenue ? Lança Leicester en prenant une chaise pour me tenir compagnie. La vie à Hampshire Castle est-elle si ennuyeuse que cela ? Vous êtes une drôle de fille Leighton…J’ai beaucoup de mal à vous cerner ; tantôt vous faites preuve d’immaturité et tantôt vous faites preuve d’une cinglante réflexion sur le monde qui vous entoure. Vous êtes Janus, la créature à deux visages et (en avalant cul-sec son Whisky). Vos manières quant à elles, sont celles d’une fille de campagne ; un peu cavalier et grossier, rien n’aurait laissé présager que vous puissiez plaire à Mitchell. Il manifeste pour vous une réelle affection. C’est un bon parti et cela vous
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changera indiscutablement des bois-sanssoifs comme Winbergh ». Amen. Il ne pouvait s’empêcher de me faire la morale, c’était plus fort que lui. Le 27 mars 1942, un courrier officiel m’annonça le décès de mon aîné Frank tué en Afrique. Mon Dieu, Frank ! Pourquoi lui ? J’avais une barre dans le ventre et aucune larme n’a coulé. C’est en me souvenant du cerisier dans lequel nous grimpions ; de nos plongeons des meules de foin ; du patinage sur l’étang gelé au fond de notre propriété ; de son grand sourire et de sa bonne humeur ; de sa vivacité d’esprit et de la main qu’il avait serré dans la mienne le jour de l’enterrement de nos parents. Il m’avait dit que plus rien de mal ne nous arriverait. Et il était parti sans que je puisse l’embrasser une dernière fois. Frank. Mon pauvre Frank. Je m’étais faite du souci pour Oscar et Neal ; on avait été si proches les uns des autres et c’est un membre que l’on vous ampute à jamais ; et Frank était ce membre. Leicester passa me voir et se proposa de m’accompagner à Londres ; j’ai refusé, je voulais être seule face à mon chagrin et dans le train qui m’emmenait loin du Devon, il a serré ma main dans la sienne. Je ne l’ai pas regardé, le chapeau tombant sur mes yeux embués de larmes ; je ne voulais pas qu’il me voie pleurer. Nous étions en guerre et mes frères avaient fait le choix de se battre. La mort fait malheureusement partie du quotidien des soldats. Et Leicester pouvait me rejoindre sur ce point-là. Mon Ange-gardien vivait dans un hôtel particulier dans le riche quartier de
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Bloomsbury ; c’était une demeure des plus exotiques : félins empaillés, plantes tropicales poussant majestueusement dans une grande serre ; tapis et bois d’Orient, teintures murales représentant des scènes de chasse devant un palais de Maharadjah ; défenses d’ivoire croisées sur le mur de lambris, cacatois chantant sur leur perchoir en jouant de leur crête. Et j’étais ce Mowglih héro de Kipling évoluant en pleine jungle ayant pour seule compagnie celle d’une panthère, d’un singe stupide et d’un éléphant. « Vous voulez un verre ?...Tenez, trinquons à la mémoire de votre frère Frank ! Buvez, c’est de l’excellent Malt ! Oui, ce sont des souvenirs de l’Inde, de l’Afrique ; ici c’est la Chine et là-bas le Mexique. Après la guerre, je partirais m’installer en Afrique ; il y a une mission en Angola qui me servira de point de rattachement et votre charmante cousine propose de se joindre à nous. L’Afrique est riche en minéraux et les compétences d’un géologue seront particulièrement appréciées. Connaissez-vous l’Afrique, Miss Leighton ? » J’aurai pu mentir pour me rendre intéressante ; un petit mensonge pour rester dans les bonnes grâces de Leicester. Il devait se douter que je n’avais jamais quitté l’Angleterre ; la plus grande distance jamais parcourue à ce jour fut un bref séjour à Edimbourg avec mes frères. Que raconter de l’Ecosse ? A cette époque j’avais 13 ans et Frank, 18 ans. C’était un beau garçon au regard ténébreux et voué à un bel avenir. On avait été se perdre près d’un lac d’où le nom m’échappe aujourd’hui encore ; le timide soleil caressait l’onde aux nuances
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métalliques et au loin se déplaçait un troupeau de moutons à l’épaisse toison. Mes frères s’étaient moqués de moi parce que je n’avançais pas assez vite sur mon vélo ; puis j’ai percuté un gros caillou et j’ai terminé ma course dans une flaque d’eau, assez boueuse pour m’en recouvrir de la tête aux pieds. Ils sont ris aux éclats jusqu’à ce que l’on regagne l’auberge. Et Frank m’a consolé en disant que si je n’avais pas su voler j’aurais pu me faire très mal. Silencieusement Leicester m’a écouté en se demandant s’il devait m’interrompre ou me laisser narrer cette anecdote. Puis je devais enchaîner sur Kirsten. Passionnante femme. De toute ma vie je n’avais connue femme plus brillante que ma cousine ; une impressionnante mémoire et un esprit de synthèse qui la propulsaient au rang de génies. Leicester devait le savoir puisqu’il l’adorait, parlait d’elle en des termes très élogieux et souriait en sa présence ; peut-être l’avait-il trouvée impressionnante ? Minuit sonna à la grande pendule du hall et Leicester m’offrit l’hospitalité ; à quatre heures du matin nous étions encore là à discuter de choses et d’autres. Comment aurais-je pu trouver le sommeil ? J’étais trop bouleversée qu’il m’aurait été impossible de dormir même après quatre verres de Whisky. Le lendemain je devais me rendre auprès du père Yield l’aumônier de l’armée chargé de célébrer une messe en l’honneur des défunts ; et Londres de porter le deuil de mon frère ; sous cette purée de poix, les silhouettes des rares piétons de White Chapel se détachaient des murs suintants et dans ce quartier, le spectre de Jack
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l’éventreur venait hanter l’esprit des plus tourmentés. Au loin, la colonne de l’amiral Nelson à Trafalgar Square dressée dans cette brume n’avait plus rien de mythique. Il fallait tendre l’oreille pour distinguer les cloches de l’abbaye de Westminster ; sinistre tintinnabulement dont l’écho allait se perdre dans le voisinage endormi. Seule la présence de Leicester me réconforta ; j’étais en vie et alors que Londres en état apocalyptique, secouée par le Blitz enterrait ses morts dans la précipitation, nous prenions le temps de prier pour le salut de mon pauvre Frank. D’origine irlandaise, le père Yield aux énormes sourcils broussailleux eut la maladresse de rendre le service bref et sans cérémonie ; et il parla de l’engagement de mon aîné pour son pays soulignant celui de tous les soldats morts sous le feu de l’ennemi. Encore sous le choc de son prématuré départ, je dus m’en remettre à Leicester. Et notre Pilot Officer comptait plus d’amis à Londres que le roi de sujets ; notre matinée devait se résumer à cela : serrer des poignées de main, répondre aux sollicitations de quelques bourgeois endimanchés de Regent Park et de Chelsea. Et jamais je n’eusse pensé qu’il jouissait d’une telle notoriété dans une métropole aussi vaste que Londres où l’on pouvait se perdre au détour d’un chemin. « Il faudra passer nous voir, Leicester » Déclaraient les plus réservés et les plus amicaux de déclarer : « Où étiez-vous passé vieille branche ? » Et il me présenta comme étant la nièce de Lord Angus Dewindt. Là et seulement là, les yeux s’illuminaient. « Elle est vraiment
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charmante Leicester ! » Et moi de sourire ; « Il vous faudra venir avec cette charmante personne ». Tous devaient penser que j’étais riche, autant que mon oncle et son héritière ; que j’étais promise à un bel avenir dans les Arts, autant que ma cousine pour son domaine de prédilection ; que Leicester avait jeté dévolu sur ma personne, comme il avait pu le faire pour toutes les riches célibataires de la capitale. Malheureusement, je n’avais aucun talent, aucun avantage, aucune fortune ; j’avais été là près de Leicester par un heureux hasard. Qui aurait pu penser qu’un gentleman ayant fréquenté Eton et étudier à Oxford ait pu s’accoquiner à une parvenue de mon état ? Personne ne détenait cette réponse et surtout pas son ami : Anthony D. Il ne m’a jamais aimé et n’a jamais manqué une occasion pour m’humilier. En ce mois de mars 1942, son arrivée dans ma vie fut identique à celle d’Adolf Hitler au Reichstag. Vous sentez que quelque chose de mal va arriver mais vous manquez de recul pour jauger la situation ; vous grimacez et serrez les dents et héro du quotidien vous vous dites que vous auriez assez de force pour lutter contre l’adversité. Sitôt qu’il ouvrit la porte de son hôtel je sus que Leighton Dewindt-Mayer resterait Leighton Dewindt-Mayer. « Oh, ainsi c’est vous Leighton DewindtMayer ! J’ignore si je dois me réjouir pour mon ami car selon ses dires vous seriez aussi fauchée, pauvre d’esprit et grossière. Ce n’est pas cela Leicester ? Enfin (en caressant sa fine moustache) je vois qu’on touche le fond. Autant votre cousine est impeccable, autant vous manquez de tout pour vous distinguer. Que me disais-tu à
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son sujet déjà ? Leicester, vous ne voyez pas de quoi je parle ? « Leighton est pour l’Angleterre ce qu’est le Gange pour l’Inde ; il prend sa source là où existe la pureté de ce monde mais finit par se ternir, se souiller de mille déchets pour avoir ce goût nauséabond qui vous putréfie littéralement ». N’est-ce pas là votre propos ? Laissez la partir ! Ne la retenez pas, Leicester ! » Quelles responsabilités avait-il auprès de Leicester ? Ce Dandy vautré dans son fauteuil Club en cuir en milieu de cette avalanche de luxe avait clairement défini les pensées de Leicester à mon égard : de ma personne il avait eu une basse estime, cela ne pouvait être plus clair. Mes illusions s’effacèrent à ce moment précis ; là où la présence d’un ami aurait été le plus bénéfique. Dans la rue j’avais exprimé ne plus souhaiter le revoir ; tout était fini entre nous avant même que notre relation ait pu être qualifiée comme respectable. Et Leicester de rester coi. Si j’avais été un homme, les choses se seraient passées autrement : après la guerre nous serions partis pour l’Afrique et nous y aurions vécu des jours heureux…Pour clore ce fâcheux épisode, la logeuse de Frank me poursuivit dans l’escalier n’ayant pas reçu de loyers depuis des semaines. Il nous fallait payer ou déguerpir ! Qu’avionsnous fait pour attiser la haine de nos semblables ? Qu’avions-nous fait sinon vivre pleinement ? Mes parents voulaient un garçon…Alors j’ai coupé mes cheveux et de les voir tomber dans le lavabo devait me combler de joie et j’ai enfilé les vêtements de mon frère. Et je me suis trouvée sexy au point
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de ne plus pouvoir quitter la glace et mes langoureuses poses. Et sans plus attendre je descendis au bureau de recrutement de l’Armée de l’air britannique. Si vous aviez pu voir la tête qu’ils ont faite en me voyant ! « Mister, euh…Miss, veuillez signer ici s’il vous plaît ! » Et moi de prendre mon affectation pour la Birmanie. Il valut fêter cela comme il se devait et avec Trevor nous avons célébrer cela comme il le fallait. Une épouvantable cuite, la pire de toute ma vie, croyez-moi. Les Japonais devaient se méfier des anglaises, c’était mon seul crédo. « Tu es complètement cinglée, siffla Kirsten en tirant sur les rideaux pour laisser entrer le soleil. Tu ne partiras pas en Birmanie je te l’interdis ! Oh et regardes tes cheveux, ils étaient si jolis ! La mode garçonne est révolue. Allez, sors de ce lit et Dieu que cela empeste ici ! Leicester va passer te voir pour te remonter les bretelles alors tâches de ne pas te montrer trop impertinente ; pas après ta conduite de la nuit passée ». Kirsten n’avait pas cherché à me ménager ; elle ne voulait pas me voir rater ma vie. Elle ouvrit le poste TSF où un bulletin d’informations diffusait sa propagande ; un discours de Churchill puis le chant d’une partisante anglaise à la voix cristalline. Les pas s’éloignèrent sur le parquet, une porte se claqua et le silence revint autour de moi. Lawrence d’Arabie, j’avais lu ses prouesses et alors je m’imaginai chevauchant un méhari sur les dunes de l’Egypte ; une folle poursuite le long de la mer Rouge. Chaque nation avait vu naître ses héros ; Lafayette, Christophe Colomb, Lord Nelson et tant d’autres. Petite fille,
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mon père m’avait narré les aventures de Gulliver de Jonathan Swift et les yeux ronds comme des soucoupes je me voyais saluer le peuple des lilliputiens ; or pendant très longtemps j’étais persuadé que les lilliputiens existaient bel et bien, tout comme ce Gulliver qui me plaisait tant. « Tu es vraiment naïve ma chérie, avait gloussé ma mère avant de me serrer dans ses bras, les personnages de roman n’existent pas ce n’est là que de la fiction ». J’avais éprouvé de la tristesse jusqu’à ce que mon oncle Angus affirme qu’ils existaient dans l’imaginaire de tous les enfants. « Vous êtes une fripouille Leicester ! Qu’avez-vous dit à ma nièce ? » Tonna mon oncle appuyé sur sa canne à pommeau d’or. Il était en colère, c’est la première fois que je le fis ainsi et les yeux exorbités il avança à grands pas vers Nolan Leicester près de sa fille. « Elle a plus de manières que certaines de vos anciennes conquêtes et jamais je ne tolérerai pareille discorde sous mon toit ! Venez Leighton et ne vous laissez jamais intimider par pareille crapule ! (et plus tard en étudiant les clichés de famille) Votre frère était un beau garçon comme vos cadets d’ailleurs mais Frank avait quelque chose de spécial. Puis vous êtes enfin arrivée, sa plus grande fierté, vous, son unique fille. Elle avait pour vous plus d’amour que la Vierge Marie pour Jésus, et ce feu sacré qui brûle en vous c’est celui de notre mère, Lady Helen. Je crois que vous avez beaucoup de cette personne. Je crois avoir une photo d’elle, quelque part dans tout ce désordre…Ah, la voilà ! »
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Lady Helen Dewindt était la descendante de Lady Waddington, épouse du 7ème comte Waddington et marquis du Berkshire. Cette dernière contemporaine de William Pitt le jeune avait joué un petit rôle dans la lutte contre la traite des nègres ; je connaissais son engagement pour avoir mis la main sur une correspondance datant de l’année 1795 échangé avec un certain Lord AscotByrne. Enfin, Lady Helen arrière-petite fille de Waddington était d’une beauté sauvage ; une légende indétrônable connue pour son franc-parler et ses convictions. Austère dans sa robe à tournure, Lady Helen avait grandi sous le règne de la grande reine Victoria. Un portrait d’elle figurait dans la maison de mes parents et petite fille se singeait sa majestueuse pose ajoutant une moue boudeuse à cette imitation de mon aïeule. Ma mère disait de sa grand-mère qu’elle était une féministe, l’une de ces suffragettes au fort tempérament. « Si on l’avait laissé faire, elle aurait pris le premier bateau pour rejoindre son époux parti au Soudan ». Et la bouche entrouverte je l’écoutais narrer son enfance dans les vertes campagnes de l’Hampshire et du Devonshire ; là près de ses frères : Angus, Charles et Edward et de sa sœur cadette Edda, ma mère Vera leur benjamine était la préférée de grand-mère ; non pas qu’elle fut née la dernière mais parce Vera (diminutif de Victoria) était la plus atypique des enfants de sa connaissance. Nos souvenirs furent interrompus par la fracassante arrivée de Leicester ; il demandait à s’entretenir avec moi « seul à seul » dit-il en allumant ma cigarette. L’océan indien n’était pas une place pour une jeune femme comme moi ; nous étions
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en guerre et beaucoup de femmes avaient pris la résolution de s’engager auprès de la Royal Navy —ce détail devait apparemment lui échapper— et moi de jouer les ingénues. La Birmanie et rien d’autres. « Epousez-moi ! » Il m’avait demandé de l’épouser comme ça comme d’autres auraient dit : « Et si on allait casser la croûte ! » ou encore : « Hey ! Cela te dit de t’habiller pour qu’on aille danser ». Enfin ce jour-là il me surprit. « Je suis des plus sérieux Leighton, voulez-vous être ma femme ? Je sais que dans le passé je n’ai pas été exempte de tous reproches mais vous l’étiez aussi. Je veux dire…nous avons eu des débuts difficiles et je vous ai mal jugé. Vous êtes charmante et…j’aimerai vous…enfin… L’idée est que vous acceptiez afin de veiller réciproquement l’un sur l’autre ». Une fois un type m’a invité au cinéma ; c’était pour voir un film dont la vedette principale n’était autre que Bette Davis dans un magistrale rôle dans l’Insoumise. Bien-sûr il y avait Betty Grable, Doris Day, Ava Gardner, mais Bette Davis crevait littéralement l’écran ; fougueuse et émancipée, elle incarnait la femme libérée des années 30. Le gars avait tenté de m’embrasser quelques minutes avant le générique final. A cette époque j’avais 19 ans et j’aspirai à une vie plus glamour que celle envisagée par mon oncle Angus. La décision de me teindre les cheveux en blond venait de cette fascination pour les séduisantes actrices de la Cité des Anges ; moi aussi je voulais aspirer à la gloire mais ce Nolan Leicester me disait inamical, glacial, sinistre et pathétique ; alors j’avais repoussé le jeune homme qui avait tenté de me voler un baiser.
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Leicester pensait-il vraiment que j’allais accepter ? Ma réponse en cet avril 1942 fut honnête : je ne pouvais épouser un homme qui manquait de considération pour moi si on venait à lister les qualités qu’il exigeait de voir chez ses relations féminines. Et puis sa demande était mièvre, manquant profondément de réflexion et de sincérité ; cela la rendait indiscutablement ridicule. Le valet de l’oncle Angus aurait plus de tact si on songe à toutes les dispositions qu’il plaçait pour nous autres aimable. Cependant, je sus que je le regretterai. Le lendemain je devais faire le trajet pour gagner Londres et une fortuite visite m’attendait devant l’immeuble de Frank : Adrian Legrand dépêché par mon oncle Angus de me proposer un poste à Sotheby’s. Adrian Legrand…Lui seul me fit changer l’idée que j’avais des musées, des Arts et des collections ; âgé de 43 ans, bien qu’il fasse un peu vieux jeu il n’était pas moins très intéressant et amoureux de son travail. Il avait publié trois ouvrages sur les impressionnistes français et disait aimer la France et sa culture ; le vin et la bonne bouffe. Bien évidemment il m’invita à déjeuner et notre repas dura trois bonnes heures. « Et bien à votre retour au pays je vous apprendrais à différencier une œuvre d’une autre ; nous pourrions faire de l’excellent travail et…comment trouvez-vous votre crème brûlée ? Savez-vous qu’on en servait au Moyen-âge et je me suis toujours demandé comment on la dégustait étant si injustement privé de cuillère à cette époque. Manger avec les doigts est bénéfique pour nos papilles ; alors essayez…essayez ! Alors cette crème ? »
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Je n’en avais jamais mangé de meilleure ; tant et si bien que j’en commandais une seconde. A la fin de ce repas j’avais dû prendre plusieurs grammes. Il ne m’a pas dissuadé de partir bien au contraire ; je devais accomplir mon devoir et lui le premier s’en réjouissait. Et plus le temps passait et moins le désir de m’en aller se fit ressentir. Je me souviens tout particulièrement des soldats de l’infanterie ; de jeunes hommes qui pour la plupart venaient de quitter les jupons de leur mère. Ils étaient là à embrasser leur petite amie et pour un peu l’on se serrait cru à Hollywood lors d’un tournage de Cecil B. de Mille ; c’était émouvant et à la fois si terrifiant. Tous ces gosses qui partaient vers l’inconnu. En 1933, j’avais manqué de me noyer. Mes frères m’emmener souvent sur le lac et on aimait sauter de la barque ; comme d’ailleurs tous les gosses aiment le faire : sauter les pieds joints en remontant ses genoux le plus haut possible. Ce jour-là prise de frénésie j’ai sauté…Si Frank et Oscar ne m’avaient pas sortis de l’eau je n’aurais pas été là, aujourd’hui à vous raconter quelques brides de mon existence. C’est terrifiant d’échapper à la mort. On pense toujours que cela arrive aux autres mais quand vous entrevoyez la mort, ne serait-ce qu’en l’espace de quelques secondes, la vie prend alors un tout autre sens ; vous voulez vivre et il n’y a plus que cela qui compte. En cette année 1942 je voulais vivre. En regardant le ciel j’ai compris que je n’avais rien à faire en Birmanie ; des avions survolaient le ciel brumeux de Londres et je songeais à Leicester.
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« Si tu crois fermement à quelque chose, si tu penses fermement à quelqu’un en te levant le matin c’est que cette personne ou cette chose te sont destinées » m’avait un jour dit ma mère en m’embrassant sur le front avant de couper la lumière de ma table de chevet. Elle sentait le jasmin et c’était délicieux de s’endormir avec son odeur près de soi ; ce sont ces petits moments qui sont importants et qu’on n’oublie jamais. * La mascotte du B Flight se nommait Churchill. Un bulldog anglais toujours prêt à jouer avec l’unique balle en mousse que le commandant lui avait trouvé. Le petit chient trapu, court sur pattes venait chercher les fonctionnaires de la RAF pour une partie de « lancer- rattraper » sur la pelouse du château. Dans la salle de réception servant d’office de la WAAF, la balle passait d’un coin à l’autre de la pièce sous l’indifférence des employés. Le chien griffait le parquet, dérapait sur les tapis, grognait de colère et jappait lorsqu’on ne le prenait plus en considération. De la saillie de Churchill j’ai obtenu un chiot tout blanc que j’ai baptisé Otello en hommage à la pièce de Shakespeare. Une vraie boule de nerf comme son géniteur. Pour revenir aux gars du squadron tous se félicitaient du sauvetage de nos deux pilotes par les Français ; tout Reynolds fut en fête et le mess des officiers devint bruyant et les pilotes de bonne humeur firent une bringue du tonnerre dans le parc. Or depuis mon retour Nolan Leicester ne me parlait plus —non pas qu’on était d’excellents amis mais bien parce que la
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situation devint des plus orageuses sur le plan professionnel je l’entends et Mitchell de s’en apercevoir et de nous convoquer pour une mise au point—, le mieux pour moi fut de l’éviter à mon tour mais j’en fus incapable. Trois jeunes sergents pilotes nous rejoignirent. Ils étaient issus de Biggin Hill et le monde leur appartenait. Les tensions montèrent d’un cran chez les pilotes du B Flight. Si les hommes ne décollent pas, ils dépriment. Or le temps est dur à tuer. Les mécanos trouvaient à somnoler sur les ailes des avions. Dans un coin du dispersal, un phono nasillard diffusait un air à la mode tandis que certains pilotes s’occupaient comme il pouvait. Puis vers les 1043, on vient annoncer que le sergent Cooper et le Pilot officer Barney avaient été mis au trou pour 48 heures. Infraction : bagarre avant les nouvelles recrues. Et Leicester saoul comme une barrique avait échappé à la sanction, pourtant d’après Barney c’était Leicester qui avait frappé le premier n’ayant pas supporté que ces prétentieux de Biggin Hill prennent ses gars de haut. « Ce qui c’est passé dans ce pub ne vous regarde pas Leighton ! Pourquoi pour une fois ne vous occuperiez-vous pas de vos affaires, hein ? Votre retour ici serait assujetti à contrôler les officiers ou est-ce votre tempérament égoïste et superficiel qui vous pousserait à développer une sorte de maternage dans le seul but de vous mettre en avant ? Ici, c’est moi qui donne des ordres et ce n’est pas une petite auxiliaire de la RAF qui fera changer les choses. Est-ce clair ? » Les pilotes devaient décoller à 0125 pour escorter les bombardiers américains B-26
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et Leicester devait être à cran, c’est ce que je me disais pour me remonter le moral ; enfin pour ne pas culpabiliser d’avoir refusé un mariage bidon et voué à l’échec pour cause de manque de franchise. Des plus nerveuses, je ne parvenais à me nourrir ; le deuil de Frank y était pour quelque chose. Et pour me changer les idées il me fallait atteindre les hangars et m’immerger dans l’ambiance : les pompiers sur le marchepied de l’autopompe ; les infirmiers et les brancardiers dans leur ambulance ; et à côté de chaque avion un mécano le doigt appuyé sur le coupe-circuit des batteries auxiliaires de démarrage attendaient le signal de Mitchell ; et notre chef d’escadrille manipulait ses pompes. L’hélice de son avion rentra en action tandis que les mécaniciens autour de lui poursuivaient leurs manœuvres. Les moteurs tournaient au ralenti. Les ailes des avions reluisaient au soleil. Les pilotes ajustaient leurs lunettes et resserraient les bretelles de leur harnais. Une fusée blanche partit de la tour de contrôle et au même moment le bras de Mitchell se leva. Lentement les pilotes ouvrirent leur gaz, puis les queues se levèrent et les Spitfires rebondirent maladroitement sur leurs trains d’atterrissage. Ils décollèrent. La main en visière, submergée par l’émotion j’assistai au spectacle de ce flight. C’était si émouvant et si terrifiant…ces pilotes qui partaient… En fin de mois, un match de football fut organisé après l’heure de midi et les hommes de parader en short blanc et maillot ; seules les chaussettes rouges ou bleues différenciaient une équipe d’une l’autre ; le nombre de participants fut
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réduit à six joueurs par poules pour permettre de multiples rencontres. Assise sur le banc de pierre, mon attention se portait sur Glen-Carter en pleine discussion avec Leicester ; leur tête-à-tête devenait de plus en plus fréquent au point de paraître naturel aux yeux des autres et Thompson, mon meilleur ami n’arrêtait pas de souligner les expressions faciales de la belle ; ses sourires la trahissaient. Cette arrogante à la beauté insolente ne s’en tenait pas seulement à Leicester, elle fraternisait également avec Mitchell comme si un homme ne pouvait suffire à son insatiable appétit ou soif de conquête. Et elle me fixait de ses grands yeux, un sourire narquois sur le visage ; devais-je continuer à le fusiller du regard ou bien enterrer la h,ache de guerre ? La réponse me fut donnée quand elle vint me narguer quant aux résultats de l’équipe de Byron Stockey ; avais-je l’air de m’intéresser à Stockley plus que de raison ? Et lui regardait dans ma direction, souriait et se remettait à jouer. « Tu devrais aller lui parler, il n’attend que cela » me glissa-telle avant de me tourner le dos. Le fait qu’elle vienne e à se mêler de ma vie sentimentale me mit hors de moi. Alors je quittais le match de football pour aller taper un rapport ; Dwight Mitchell vint m’y déloger. Il disait savoir ce qui me ferait plaisir et il m’a donné rendez-vous devant les hangars. Ce genre de surprises ne se refuse pas ; j’allais pouvoir piloter et quand le moteur Bristol Mercury XX se mit à pétarader, j’ai frissonné ; vous savez le genre de frissons qui précédent les larmes et ce fut un pétard du Diable ! Le mécano quitta l’aile après les ultimes vérifications d’usage. Je
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tremblais ; tous mes membres furent pris de convulsions. Je tenais le harnais à pleines mains, le casque visé sur la tête ; les vibrations de pénétrer la carlingue. En proie à une vive émotion, je sentais mon cœur répondre en écho à toute cette masse d’énergie. Wouah ! Saucissonnée dans mon Mae West (gilet de sauvetage) je vivais un moment fort, de ceux qui restent gravés à jamais dans votre boîte crânienne. Et Mitchell leva le pouce vers Tommy, le mécano aux dents de lapin ; ce dernier s’éloigna de l’appareil. Le Westland Lysander s’ébranla, puis accéléra, accéléra encore tandis que l’aérodrome dériva de gauche à droite à une vitesse croissante. Je ne voulais pas fermer les yeux. Je voulais voir ! Hop l’avion décolla et passa au-dessus du terrain. Du cockpit, la campagne du Devon paraissait n’être plus qu’une mosaïque verte ; le spectacle était à couper le souffle. J’étais aux commandes du Lizzie appelé ainsi par les pilotes et…il n’y a rien d’autre à ajouter à part peut-être que Tommy m’invita à passer autant de fois que je le souhaitais pour rendre visite à ses « petits bébés » et chancelante je savais qu’il me faudrait plusieurs heures avant de recouvrer la raison. Le lendemain il plut toute la matinée et pour saper davantage le moral des pilotes, il fut servi une immonde purée de céleris et du corned beef. Assise à une table déserte, je déjeunais de pain et d’eau quand arriva Leicester plus remonté que jamais ; la raison était mon vol avec Mitchell. Etait-il jaloux ou voulait-il encore jouer les nannies ? Sa présence à mes côtés rassurait ma vigilante cousine
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Kirsten et moi de lui tourner les talons sans rien répondre. La soirée du vendredi quelques membres de l’escadrille parmi les plus populaires passèrent au Victory. Les anciens voulaient apprendre aux bleus de Biggin Hill comment on buvait dans le Devon. Guindés, très sûrs d’eux, les trois sergents pour le moins inséparables n’attendaient rien de nous et comptaient bien nous le faire comprendre. La première tournée offerte, ils s’isolèrent pour le reste de la soirée ce qui eut pour effet d’exciter les pilotes de Reynolds peu habitués à ce qu’on leur manque de respect ; et je me souviens que Thompson ne tarissait pas d’éloges à leur sujet : il ne mâchait pas ses mots et avait été à l’origine de bagarres pour ne pas dire d’insubordination quand ses supérieurs essayèrent de le remettre à sa place. Après deux verres de whisky, une bière Ale et quelques regards de travers, les premiers coups de poing furent échangés. Voir les hommes se battre est toujours un exaltant spectacle ; non pas que je sois fervente admiratrice des rixes d’ivrogne mais celle-ci en valait sérieusement le coup d’œil : pour peu ils se seraient entretués si la Military Police ne s’était interposée. Et puis le lendemain vous m’avez sollicité. —Je m’en souviens oui. Vous m’avez laissé un souvenir impérissable. Vous saviez jouer du poing en tous les cas. J’avais remarqué droite ce soir-là. Poursuivez donc ! —La SIS voulait me recruter pour identifier les œuvres d’art dissimulées un peu partout en Allemagne. Mr Legrand, disiez-vous était un vieil ami et son aide
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vous a été très utile. Vous m’aviez dit : « A présent on me charge des les rapatriés en Angleterre. J’ai vu que vous parliez l’Allemand ; le mien n’est pas mauvais mais pour être franc ce sont vos connaissances qui m’amènent à vous. En d’autres termes votre nom est sorti de la pile. Je vais être bref Miss Dewindt, nous cherchons des spécialistes dans un domaine bien précis afin d’expertiser les œuvres dérobés par les nazis et votre profil correspond exactement à ce que nous recherchons ». Autant vous dire que j’étais particulièrement nerveuse et un peu sceptique : on me demandait d’épauler la SOE (Special Operations Executive). A cette époque j’avais la conviction d’être un fardeau pour la société et voilà qu’on me demandait de laisser mon empreinte dans l’Histoire des Renseignements britanniques et une semaine plus tard je reçus mon affectation pour travailler à mitemps au Musée d’Histoires Naturelles. C’est là au sous-sol que la SOE tenait sa « boutique de camouflage » et les copies des œuvres susceptibles d’envoyer les experts courir après leurs diplômes. Sous l’égide de Mr Legrand je devais étudier les faux d’une perfection frisant l’insolence pour ensuite les mettre sur le marché et défier la vigilance des nazis. Le 27 avril 1942, je devais quitter la base du Devon quand Leicester vint me trouver lors d’une de ses permissions. Il était différent des autres fois et je m’étais pas attendue à le trouver à ce point métamorphosé ; mais je crois qu’il me cachait autre chose. La SOE cherchait des volontaires pour être parachuté en France occupée et Leicester nous quittait. Je fus
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littéralement terrifiée et j’aurai tout fait pour l’empêcher de partir. Et lui d’ajouter le plus naturellement possible : « Ne soyez pas stupide Leighton ! Vous êtes bien la première à me féliciter de ficher le camp et je sais que vous vous consolerez bien vite dans les bras de cet Adrien Legrand. Vous semblez beaucoup l’apprécier si je ne m’abuse ; alors épousez-le, la vie est si courte qu’il vous faut en profiter ». Une fois de plus il me provoquait. Je n’avais pas pour idée d’épouser Legrand bien qu’il fut encore le seul à me trouver à son goût, mais comme disait mon frère Oscar : « Les meilleurs plats se mangent en dernier ». Legrand était jaloux, le genre d’homme qui ne souffrait aucune concurrence ; il ne comprenait pas que je puisse être aussi sollicitée par la gente masculine tant dans mes loisirs que dans mon travail. Alors il devenait agressif et distant ; tout ce qui m’était le plus insupportable à tolérer chez un individu : la distance. « Je pars dans trois jours pour la France. Parachuté en plein territoire occupé. Si je vous en dis plus, je devrais vous tuer, alors restons-en à vos jérémiades de jeune fille. Vous voilà être recrutée par la SOE, quel avancement ! Je parie que cela vous excite au plus haut point ; j’imagine déjà vous voir courir derrière votre lieutenant dans le seul but de lui lécher les bottes. Comment s’appelle-t-il celui-là ? Le commandant Phil Beagle, hein ? Il a fui son camp de prisonnier et nagé sur plus de mille miles avant d’être repêché par la Royal Navy, ce qui fait de lui un héro. Une vraie tête brûlée...Qu’est-ce qui vous fait sourire dites-moi ? Oh, avant que je n’oublie (en
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me tendant un pli) Les membres de la Base ne vous oublient pas pour autant. Votre ami Thompson vous a écris ». C’était une lettre d’adieu. En deux mots il disait qu’il allait ficher une raclée aux Schleus ; comme je parcourais sa lettre des yeux, Leicester se fit plus tranchant ; on aurait dit qu’il fut pris d’une envie pressante qui l’obligerait à s’absenter un bref instant. Levant les yeux sur lui, je vis qu’il fut parcourut de tics nerveux sur le visage, de ses sourcils à la commissure de ses lèvres. Les chevaux ont la même réaction sitôt qu’un insecte indésirable vient à se poser sur leur robe. Il tenta un sourire avant de s’allumer une clope. « Vous allez me manquer Dewindt », ce tout ce qu’il trouva à dire et étrangement je vins à envier la fille avec qui il allait passer la nuit. Evidemment, une soirée d’adieu ne se passe jamais sans bagarre pour Leicester. Il avait tenu à m’offrir un verre dans ce pub bondé de charlots en quête de grands frissons et il se montra emprunté quand l’un d’eux passa ses bras autour de ma taille pour déposer un baiser sur ma joue. Quelques coups de poings plus tard, nous étions sous ce porche à observer les étoiles, grisés par l’alcool et cette autre chose qu’on appelle l’amour. Et il m’embrassa au moment où je m’y attendais le moins. Je n’ai pas résisté, au contraire ; ce soir-là plus que jamais j’éprouvai l’envie d’être aimée. Mais je vins à me souvenir de ces filles-mères abandonnées trop tôt à leurs amants. Et je l’ai giflé. Une bonne gifle pour le remettre à sa place. J’ai cru qu’il ne comprenait rien à l’amour, vous savez il est de ces personnes qui s’imaginent qu’une simple
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rose pourrait vous ouvrir le cœur. Mais j’avoue avoir été odieuse ce jour-là comme à chacune de nos entrevue à vrai dire ; il allait au casse-pipe et je n’ai rien trouvé de mieux que de l’envoyer promener. Or je savais qu’après j’allais le regretter, mais sur le coup c’est très libérateur. Dans mon cas c’est toujours ainsi que les choses se produisent. Et puis je me suis souvenue de votre réception organisée à la date du 29 avril 1942 et j’étais très enthousiaste à l’idée de m’y rendre. Et Nolan Leicester éprouva des difficultés à avaler la pilule ; ce fut ce soir-là une véritable garce et il partit sans demander son reste. Mais je ne pouvais lui faire croire des choses auxquelles je ne pensais pas et il devait se mettre à l’évidence que je ne l’aimais pas. Il était si…C’était Nolan Leicester quoi et rien ne vous oblige à l’aimer et surtout pas sa mission en Europe. Alors le lendemain de bonne heure, je partais pour votre domaine de style géorgien ». Phil Beagle se rembrunit. Il s’en souvenait lui aussi : ce soir-là il voulait de jolies pépées pour égayer tous ces officiers. A vrai dire, Beagle trouvait Leighton charmante et désinvolte pour reprendre son expression et à plusieurs reprises il manifesta son désir de la connaître un peu plus. Seule hombre au tableau : sa fiancée, jolie femme qu’il jugeait pourtant terriblement fade. Il avait besoin de se distraire, de prendre du bon temps autrement qu’avec cette aristocrate aux dents du bonheur. Et à table ces officiers n’avaient parlé que de guerre, du nazisme et de l’offensive britannique contre Kiel avec mille bombardiers. Ils ont levé des toasts pour honorer l’héroïsme de
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MacArthur et la France Libre du général de Gaulle. L’ambiance fut assurée par la musique diffusée dans le salon et la bonne humeur de Miss Catherine Hawthorne, la fiancée de notre hôte. Elle déambulait d’un groupe à l’autre en tenant son cairn-terrier dans les bras telle une reine saluant ses sujets. « Mais revenons plutôt à ce Leicester. Vous le mentionnez souvent n’est-ce pas ? A-t-il était votre amant pendant votre bref passage à Londres ? Actuellement il croupit dans une prison et sera jugé pour trahison envers la couronne britannique. Parlez-moi de lui Leighton, vos relations m’échappent complètement. Dans le rapport du 6 mars et je vous cite : « Leicester n’avait aucune idée du bien ou du mal, il avançait avec des œillères et frappait là où cela causait le plus de douleur : l’orgueil ». Avez-vous été sa victime Leighton ? —Vous êtes en possession de mon journal et si vous voulez des précisions il vous suffit de lire entre les lignes. Leicester et moi nous nous comportions comme…un père et une fille. Mon frère Oscar a été démobilisé en juin 1942 après avoir perdu sa jambe gauche. Il est si fier. Il ne s’est guère confié sur ce dont il avait témoin là-bas en Afrique. Neal et moi avions dans la tête de lui changer les idées mais toutes nos tentatives se soldèrent par des échecs. Il ne voulait voir personne, sortir nulle part et ne lire plus aucun livre de Dickens. La perte de Frank fut pour nous une terrible épreuve et quand Oscar parla de suicide j’ai contacté Jan Winbergh. Il arriva le 15 juin et le 16 au matin Leicester apparut à bord d’un Spitfire. Un Spitfire, vous comprenez ? Il
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était censé ne pas être en Angleterre mais là-bas quelque part entre la France et l’Allemagne. Depuis deux mois il trainait ses savates dans le Devon et je me félicitais de l’avoir éconduit en avril 1942 suite à la scène qu’il nous a faite au 16. Pour lui Neal restait un bon à rien, un rebut de la société ; s’il ne l’a jamais exprimé en ces termes la vérité pouvait être décelée telle une évidence pour un type aussi roublard que Leicester. Ils se sont battus comme des poivrots. Je veux dire Windbergh et Neal. On se serait cru à Coven garden, les matins de grands marchés. Assez pathétique il faut le dire. Ils se sont réconciliés autour d’un Brandy de 25 ans d’âge et mon oncle Angus n’a pas jugé bon d’intervenir, ni sur la présence de Windberg ni sur leur comportement de la veille. L’ambiance menaçant d’être électrique mes frères et moi partîmes par le train de quatorze heures. Nous ne pouvions rester une heure de plus chez oncle Angus et le départ contraint et forcé de Winbergh sonna bel et bien le glas de notre paisible retraite. Les trains circulaient très mal en direction de Londres et on a du mettre deux jours pour atteindre la capitale. Dans le compartiment j’ai plongé dans le roman de René Chateaubriand Mémoires d’Outre-tombe. Ce romantique français parlait de ce que fut son existence pendant la Révolution Française, la Terreur et la Restauration ; rien en comparaison avec nos vies de citoyens britanniques coincés sur les chemins de fer de notre si glorieux empire. Devions-nous continuer à nous plaindre ou marcher allégrement main dans la main ? Oscar n’a pas desserré les lèvres de toute la traversée.
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A Londres le lieutenant Dwight Mitchell me convia à une réception au profit des financements de guerre. L’avocat issu de la middle-class sembla parfaitement à l’aise au milieu de ces Ladies et Lords aux patronymes à rallonge proches de ceux des personnages de Kipling. Baghera-lapanthère ou Shere Khan l’ennemi juré de Mowgli, autant de fourrure en tout genre, de perles de culture, de diamants dits éternels. Faire des dons ils en étaient capables mais leur arracher un sourire fut autre chose. Blasés par le champagne, les petits fours et le caviar Beluga ces panthères m’auraient dévorées toute crue si pour un soir je n’avais pas été la ravissante partenaire de Mitchell, le héro de la Royal Air Force. Le vent aurait pu tourner en sa faveur jusqu’à ce qu’il me déçoive à son tours ».
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LIVRE 2 LES FOSSOYEURS Interview n°2 Le 18 mai 1947 « Dwight Mitchell me fit boire et moi de lui parler des œuvres d’art repérés par les dirigeants nazis. En 1941, les convois acheminèrent des dizaines d’œuvres dans la ville natale d’Hitler, Linz pour son futur musée. Parmi les œuvres, des Cézanne, des Braque, des Chagall appartenant entre autres à Arthur Levy, Maurice de Rothschild et M. et Mme Dreyfus. Les investigations menées permettaient d’affirmer que la Galerie nationale du Jeu de Paume à Paris servi de musée temporaire pour entreposer ces œuvres volées dès l’arrivée des nazis en juin 1940. La SOE devait gagner la capitale et vérifier l’authenticité de ces pièces. En 1942, leur expertise donna peu de résultat concluant et Adrian Legrand travaillait sur ces études depuis assez de temps pour distinguer un authentique Chagall d’un faux. Il me confia ses notes en toute confiance et je l’ai trahi grisée par l’entente cordiale établie entre Mitchell et moi. Deux jours plus tard le 21 juin 1942, j’ai été viré de la Sotheby pour avoir divulguer des informations dites « sensibles ». Comment ne pas s’en vouloir après pareil désordre ? Fâchée contre Dwight Mitchell j’acceptai cependant de retourner à la base de Reynolds. Mon retour fut épouvantable : Bettina Glen Carter s’en sortait avec un avancement et plus rayonnante que jamais ne manqua pas de
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souligner mon incompétence devant toutes les autres WAAFS et nouveaux pilotes. Cette arrogante aristocrate souriait à pleines dents, dévoilant sa parfaite dentition et frémissant son regard à la façon d’un chat niché sur la console d’une cheminée et prêt à vous siffler dessus sitôt votre approche révélée. A la base sa capacité a régenter tous les auxiliaires la rendait indispensable aux yeux des officiers-vétérans et autres : Herbert Barney, Laurie Robertson, Max Sutherland, mon William Thompson, Arthur Hill, Byron Stockley et Eton Harrington. Tous semblaient m’avoir oubliée dès lors remplacée par des naïades telles que les Misses Isobel Russel, Eliza Solesbury, Rose Pickering, Michelle Blunden. Toutes très soudées ne me voyaient que comme une pestiférée dont il fallait se débarrasser au risque de voir Reynolds contaminé par la médiocrité et la vulgarité. Et puis une rumeur courrait sur mon compte selon laquelle j’avais soudoyé Dwight Mitchell afin d’être reprise comme souffre-douleur pour les nerfs fragilisés des Pilot Officers et de leurs ravissantes WAAFS. Leicester salua mon retours pire que Max Sutherland l’eut fait ; il disait ne pas vouloir s’embêter à m’éduquer. « Avec Dewindt il faut savoir alterner les fessées et les sucreries ». Cette remarque fit s’esclaffer Barney et Byron Stockley ; il sortait avec Glen Carter sur toutes ses permissions et lui jadis si pudique envers ses relations sentimentales jouait publiquement le Don Juan. Au bout d’une quinzaine de jours seulement je découvrais les affres de l’humiliation sans aucune aide bienveillante. Mitchell ne voulait pas s’encombrer avec moi et me fuyait plutôt
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que de devoir supporter mes jérémiades. Mais j’ai survécu. En juillet 1942 alors qu’eut lieu la plus importante arrestation de juifs en France, j’ai rédigé un courrier à Adrian Legrand de façon à m’excuser pour mon inconduite et le 29 juillet je reçus sa réponse des plus déroutantes. Legrand demandait à ce que l’on coupe les ponts, ce qui sous entendait aucune correspondance, aucun rapport physique et en moment de crise existentielle j’aurais eu besoin d’un bouffée d’oxygène tel que Legrand. Par mon arrogance j’avais tout gâché. Je n’étais pas fiable et nul Mea Culpa, nulle amande honorable n’aurait pu expier mes fautes vis-à-vis de notre cher pays. Pour la trahison nulle rédemption, raisonna Leicester en jouant les prédicateurs face à un public composé de guerriers du feu prêts à abattre tout ennemi de leur nation. Vautré dans son fauteuil club et les pieds posés sur la table basse, le whisky à la main il le brandit dans ma direction, le rictus au coin des lèvres. Avec Bettina, l’osmose semblait parfaite et je la savais folle de lui au point de se signer à chacune de ses incursions. L’autre soir j’ai accepté de prendre un verre avec une nouvelle recrue un peu grassouillet mais des plus charmants venant des Wales. Blare Sears. Pas trois fois il avait échoué l’épreuve de pilotage et j’admirai son acharnement. Leicester et Stockley sont rentrés au Victory en grande fanfare et éméchés comme après une journée de raids ils s’en prirent aux nouveaux les accusant de tous les maux. Lawrence tenta de les calmer mais cela ne fit qu’empirer ; la MP ne plaisante pas avec la discipline et pis encore dans les lieux publics. Comme
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Sears l’accusa de ne pas être un gentleman il l’a cogné. Ce genre de soirées a pour don de mettre tout le monde à cran. La MP nous a mis au trou pour 48 heures. En d’autres temps on ne m’aurait pas arrêté mais j’étais devenue l’ennemi public n°1. Mitchell m’a collé un blâme et a fait sauter ma permission. « Je t’ai offert une chance de te racheter Dewindt et vous me décevez énormément. On signale vos retards, votre insubordination et votre nonchalance. D’un point de vue disciplinaire vous êtes à deux doigts de vous faire renvoyer et…je veux vous éviter une déchéance supplémentaire Leighton. A la prochaine difficulté, ça sera la porte pour vous ». Il me prenait avec des pincettes. J’avais besoin d’un bon coup de pied au cul mais lui me prenait avec des pincettes. C’est très anglais cette attitude. A tout moment l’on pouvait me renvoyer mais je devais continuer à servir la Royal Air Force jusqu’à ce que les vers commencent à me sortir par les trous de nez. Oh on m’aurait rétrogradé pour insubordination mais Mitchell est de la vieille école ; on ne peut pas mettre tous les œufs dans le même panier car si l’on trébuche…Ma récente mise à pied lui permet de se rapprocher de moi sur le plan personnel tout comme physique. On prenait le petit déjeuner à 0530, le déjeuner à 1140 et le diner à 1800. Toujours la même chose : œufs brouillés, bacon fumé et un immonde café à défaut de notre précieux Darjeeling avalé lui à 0200 précises. Il avait dans l’idée de m’éduquer, de me faire rattraper le retard sur les autres filles comme Isobel Russel, cette plantureuse blonde ; sans parler de cette Rose Pickering. De sérieuses
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concurrentes qui après la guerre n’auraient aucun mal à trouver un emploi auprès des administrations publiques. Mitchell n’arrêtait pas de me dire : « Tu vaux mieux que toutes ces pécores, alors prouves-le ». Et comment avec Leicester contre moi ? Sitôt monté à bord de son Spitfire VII je tremblais de frousse mais sitôt de retour sur le plancher des vaches ma colère revenait. On nous interdisait de nous rendre sur le runway. Avec la complicité des mécanos je prenais un réel et immense plaisir à voir décoller les Wirlind, les Thunderbolt, les Hurricane Rocket et Mosquito. Et puis voir ces Spitfire IX s’envoler pour partir loin de notre escadre, cela vous colle des frissons. Rien que d’en parler d’ailleurs…Enfin, mon Flight Commander nourrissait de grands espoirs pour la diabolique Dewindt-Mayer. Et puis ma charmante cousine Kirsten me rendit visite pour s’offusquer de l’attitude de Nolan Leicester jugée inqualifiable au point d’attendre son retour pour le sermonner comme on le ferait pour un gosse, auteur d’une grosse ou grave bêtise. Il ne trouva rien à dire. Depuis toujours il rêvait de me coller la fessée et me rabaisser au rôle de gamine mal dégrossie et enfant gâté à en juger par mon environnement familial. Et puis l’ombre de Jan Winbergh n’était pas loin. Il me le reprochait à chacune de nos discussions et selon ses dires collaborer avec un lâche me condamnait à une longue errance. Juger Winbergh comme lâche est un acte injurieux. Notre cher pays méprise ses mutilés parce que trop grisée par ses héros restés sur le champ d’honneur. Les institutions sont ceux qu’elles sont mais je déteste devoir défendre ce qui ne devrait
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pas l’être. C’est comme si l’on devait défendre le goût des Anglais pour le Darjeeling ou le Pudding, c’est anticonstitutionnel. N’êtes-vous pas d’accord avec moi ? Et puis Jan Winbergh ou devrais-je dire, le capitaine Jan Winberg est loyal et confiant, pas le genre à s’intéresser à votre arbre généalogique depuis les Plantagenets et le fréquenter reste une réelle bouffée d’oxygène. Où en étions-nous déjà ? Ah oui, le mauvais caractère de Leicester. Il est fidèle à lui-même et à ses convictions selon lesquelles l’on ne peut mélanger l’aristocratie dont la gentry à la middleclass ; il le répétait si souvent autour de lui. Pourquoi souriez-vous ? Tout cela est bien véridique, c’est un ultraconservateur et n’entend rien aux mœurs libérales avec lesquelles j’ai grandi. Le 24 août 42, je l’ai croisé à la gare ; il partait en permission quand j’en revenais. Il m’a ignoré ou comme j’étais en tenue de civil, ne m’a-t-il pas reconnu qui sait ? Quant à Bettina, elle m’a gratifié d’un de ses électrisants sourires et deux jours après elle me congratulait pour ma tenue de tweed. « Très peu de femmes savent porter le tweed et cette ceinture rehaussant ta taille de guêpe, c’était bien pensé, souligna-telle. Tu as beaucoup de classe, on devrait sortir ensemble et dévaliser quelques boutiques. Tiens voilà ma carte, en me tendant une carte de visite aux caractères gothiques et en relief. Tu me contactes quand tu veux d’accord ? » J’ignore si elle disait vrai mais j’avais sa carte et c’était là le sésame pour reprendre ma place à Reynolds ; du moins je le croyais jusqu’à ce que… »
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La porte s’ouvrit sur l’Officer Cadet à l’épaisse houppette blonde. Elle lui tendit une pile de dossiers sans un regard pour Leighton Dewindt-Mayer. Notre officier de la SOE signa les feuilles ; ce genre d’interlude officiel lui permettait de prendre de la distance vis-à-vis du long récit de Leighton. Il demanda à ne plus être dérangé par la suite, non pas que le récit de Dewindt-Mayer le passionnait à ce point mais bien pour ne pas être interrompu dans ses réflexions. « Allons, Leighton poursuivez… —On m’a tendu un piège et cette Rose Pickering en est l’auteur. Elle me détestait depuis le jour où elle sut à l’origine de sa mise à pied. Dwight Mitchell ne voulait pas de tire-au-flanc et elle voulait une doublure pour l’une de ses virées nocturnes. Elle sortait avec Herbert Barney, ce n’était p lus un scoop. Il flirtait depuis longtemps déjà. Barney est un séducteur-né, un dandy toujours soigneux de sa personne ; le gendre idéal pour toute mère des Highlands qui se respectent. Comme convenu j’ai pris sa place et tout se passa le plus naturellement possible quand Mitchell apparut remonté comme jamais. Bien entendu il en voulait après la WAAF en poste et lorsqu’il me vit voulut des explications. N’étant pas en mesure de les lui fournir il a convoqué cette Pickering selon son intuition et pensant que je l’avais trahie elle a proférer des menaces à mon encontre. Il en aurait fallu plus pour m’intimider et c’est là que Bettina Glen Carter a révélé la véritable nature de ses sentiments en prenant la défense de Pickering. Refugiée dans la bibliothèque j’ai ouvert l’œuvre d’Ovide quand Leicester me surprit :
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« Tu sais lire Dewindt-Mayer ? Les Métamorphoses. Tu t’attaques à une ouvre de plus de quinze livres traçant les récits de la mythologie gréco-romaine. Ovide s’est se distinguée pour son goût de l’érotisme, articula-t-il assit sur l’accoudoir. Le livre III parle notamment du mythe de Narcisse. Tu pourras le lire et le relire tant la fiction parfois rejoint la réalité de façon surprenante mais Mitchell préféra t’entendre déclamer le Livre X parlant d’Atalante élevée par un ours et devenue une redoutable chasseresse. Tu n’arrêteras donc jamais. Tout en toi aspire le mépris et…l’on vous estime tous ici. Seule ta cousine pense défendre un ange. Un ange, ricana-t-il, et elle nous ferait gober n’importe quoi. Quant à Mitchell, son avancement le rend confiant. Où en estu avec ce Legrand ? » Tout à fait cynique, impossible pour lui de faire une quelconque empathie. La SOE tenait pour secrète mon implication dans les tableaux volés par les Nazis mais apparemment tout l’Angleterre se gaussait de mon infortune. Il y avait toujours un type connaissant un type dont la relation travaillait pour le MI6 et le fantasme collectif nourrit la légende. Pour moi le Livre VIII des Métamorphoses là où il est question du Minotaure et d’Ariane, de Dédale et d’Icare. Fasse à pareille provocation entendez bien mon mutisme face à l’incorrigible Nolan Leicester. Le soir du 14 aout 1942, il me chercher dans le baraquement des auxiliaires et une bouteille de Vat 69 il m’invitait à se rendre en ville pour écouter les Cantates et Motets de Bach se jouant à l’église de la paroisse. Il pleuvait des cordes et je n’avais nulle envie de sortir. Alors il s’est
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allongé sur mon lit, m’a proposé à boire et a commencé à se confier. Quand un homme se confie ce n’est jamais bon, c’est très insultant et pénible pour qui n’éprouve nulle affection à cette faiblesse de l’âme. « Tu sais j’t’aime bien Leighton même si tu fais chier ton monde. Tu es une vraie emmerdeuse mais je t’apprécie. Après la guerre je me mettrais en quête de te trouver une femme comme toi. Tiens, viens…boire et te saouler. Quoi ? Tes frères ne t’ont pas appris à boire Leighton ? Viens par là…Approche donc, je ne vais pas te manger. Laisses-moi te regarder ». Ses lèvres posées sur mon front il eut dans l’idée d’aller plus loin et sa main glissa sur mes cuisses et sa bouche sur mes lèvres. Il fouillait mon entrejambe quand la porte s’ouvrit sur Isobel Russel. Interdite son regard passa de l’un à l’autre, derrière se tenait Michelle Blunden. Ces pintades s’empresseraient d’aller annoncer la chose à Glen Carter et ma réputation allait en être faite. « Peut-on vous aider mesdemoiselles ! » Prestement elles sortirent. Partagées entre le rire et la honte, je ne sus que dire et alors que Nolan me prit par la hanche pour me ramener à lui je sentis que la situation m’échappait. Avec plus de violence il prit ma bouche, m’étala sur le lit et a tenté de me forcer quand trop ivre il s’écroula sur moi. A son réveil il fut si gêné qu’il a fallu que je mente au sujet de la veille. Plus jamais il ne me parla de cet évènement et bien qu’il n’ait jamais eu lieu pour les filles de la base j’étais devenue une référence en matière de bon goût ; je venais d’entrer dans la Légende et Miss Glen Carter devait bien s’avouer
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vaincue. Il me fallut entretenir le mythe d’une façon ou d’une autre et voilà comment j’acceptais de partager une correspondance effrénée avec Leicester. « Pourquoi ces cheveux blonds ? » Questionna notre Flight Lieutnant Dwight Mitchell en signant ma demande de congé. J’ai toujours pensé que le blond avait un quelconque rapport avec la féminité ; les brunes plus caractérielles enviaient le côté ingénu de ces dernières et à Hollywood cela renvoyait à l’enfance, la candeur et mon amour pour le 7è Art devait me pousser à imiter mes idoles du cinéma muet des années 20. Soudain l’intérêt de Mitchell fut grandissant à tel point qu’il me proposa de se retrouver à Londres dans l’un de ses cinémas de quartier proposant des films de l’Age d’or. Isobel Russel envierait cette proximité, elle qui voyait en notre Mitchell un idéal masculin et je la comprends. Mitchell est capable d’obtenir le meilleur de vous en quelques mots intelligemment choisis. Avec Mitchell Londres fut Picadilly Circus, Marble Arch, Hyde Park, Covent Garden et j’en passe, tous les endroits où il fut bon se montrer furent investis par le couple improbable que nous formions ; il m’invita aux meilleures tables où nous dinions avec quelques Lords, membres de l’Ordre de la Jarretière ou quelque autre distinction dont je n’eus cure trop absorbée par mon brandy. « Tu sais boire, me disait Nolan Leicester quand il me voyait siffler deux whisky sans la moindre grimace, une vrai Lady ployant sous le vice et arborant fièrement ce sourire si propre aux alcooliques ». Inutile de vous rappeler que ce fut lors d’une soirée de grande cuite que je me confiais de la sorte à Laurie
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Robertson qui lui n’hésita pas à me trahir auprès de qui de droit. Si complaisant Mitchell me laissait déblatérer des grossièretés sur la politique actuelle : je soutenais ouvertement Winston Churchill et sa politique, ce qui bien-sûr ne fut pas au goût de ces conservateurs engoncés dans leurs costumes amidonnés, ces vieux dinosaures d’une époque révolue, parlant encore de la reine Victoria comme si elle fut encore de ce monde, oubliant qu’on l’avait bel et bien enterrée. Tout cela fut d’un cuisant ennui. Le 26 aout 1942 un courrier arriva à la base, celui de ma charmante cousine Kirsten m’invitant à me joindre à ce qu’elle appelait sa « petite réception » ; je pris donc le train au grand soulagement de Carter ne supportant plus de me savoir aux bonnes grâces de Mitchell, indifférent à tous les bruits de couloir. En arrivant chez oncle Angus, je fus surprise d’y trouver Leicester en compagnie d’Anthony D. toujours plus méprisable que jamais, se moquant ouvertement de ma coloration capillaire trouvant que j’avais plus l’air d’une pécheresse que d’une femme respectable. Il est vrai que j’avais troqué ce blond vénitien pour un roux peu conventionnel ; et Leicester de glousser un verre de gin à la main. Pour l’occasion je portais une tenue quelque peu provocante, ouvrant les cuisses et soulignant mes généreuses formes, rien de bien sage me fit remarquer Oscar, plus cynique que jamais et envisageant sérieusement de mettre un terme à son existence qu’il disait dénoué du moindre intérêt. En ces heures difficiles le soutien de Neal aurait été appréciable et je dus lutter seule contre les démons de mon frère Oscar, amaigri et négligé.
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« Tu as pu venir ma chérie, je suis si contente, murmura Kirsten en m’attrapant par le bras. Il y a une chose dont je dois te communiquer avant les autres et j’ai besoin de m’assurer que tu le prendras bien…Leicester et moi allons nous fiancer ! N’est-ce pas merveilleux ? ». Je n’ai pas trouvé que répondre à ces annonces. Ils allient se fiancer…J’eus besoin de boire un peu et en compagnie d’Oscar nous avons évoqué le souvenir de Frank. L’une des anecdotes fut sa participation à un putsch contre Westminster ; à l’époque j’ignorai le sujet mais Frank avait su nous faire rire, nous amuser, nous distraire par son audace ; lui et ses activistes firent les gros titres de la presse locale et du haut de mes treize je le voyais comme un héro, une sorte de Robin des Bois luttant contre un machiavélique Westminster. Avec le temps Oscar lui pardonnait presque de l’avoir mêlé à ce désordre politique. Appuyé contre le chambranle de la porte Leicester mit un terme à cette évocation du passé ; il disait être surpris de l’absence de Dwight Mitchell. Non seulement il venait troubler notre quiétude, mais pis encore il osait se mêler de ma vie privée, jugeant mes relations et mon excessive consommation d’alcool. Par la force des choses il allait devenir mon cousin par alliance et cela me rendit folle de rage. « Pourquoi dis-moi ? Kirsten est une femme respectable. On ne peut pas en dire autant de toi, Leighton. Je ne peux pas t’empêcher de boire mais il ne sera plus question que tu ternisses sa réputation comme la mienne. Sauf ton respect Oscar, l’idée est de ramener ma future cousine
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dans le droit chemin et j’userai de mes influences pour laver son honneur. —Ne prétends pas changer ma sœur, rétorqua Oscar voilé par la mélancolie et le gin. Bienheureusement vous ne serez que l’époux de Kirsten et non le père de Leighton, alors ne vous méprends pas sur votre rôle, vous n’avez pas l’étoffe d’un moralisateur ; vos épaules n’en sont pas assez larges ». Quant à notre Kirsten elle se tenait sur un petit nuage ; la guerre et les privations lui firent bien loin. « Tu sais, je relis Homère Leighton chérie, tu devrais t’y remettre ! Leicester dit qu’on devrait tous partir sur une île déserte avec l’Iliade et l’Odyssée et moi de répondre que l’Angleterre en était déjà une ; une île déserte, ah, ah, ah ! Je te trouve bien pensive. Qu’est-ce que tu me caches Leighton ? Serais-tu enceinte ? » Enceinte de qui, pensais-je. A cette époque j’étais vierge et pas décidée à offrir ma virginité à un soldat, marin ou pilote de la Couronne qui irait casser sa pipe et me laisserait avec un morveux sur les bras. Oscar riait quand je parlais ainsi ; il continuait à me trouver amusante, « Divertissante » pour rendre son épithète et ravie je décidai d’en faire mon cheval de bataille. Tant de jeunes filles accouchaient seules après avoir accordé une seule nuit à ce qui ne serait plus qu’un fantôme, un vague souvenir et une signature en bas d’une lettre. « Je suis appelé à repartir au Fort et j’aimerai pouvoir rester mais…tu veux une cigarette ? Tu permets que je m’asseye là ? Alors Leighton…que vas-tu faire après mon départ ? Tu iras courir le mâle dans les endroits branchés à la mode ? Ah, ah,
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ah ! C’est comment déjà son nom ? Ton premier amour, Leighton. Attends, voir… Kyle Winchester, oui c’est bien ça ! Que crois-tu qu’il devienne ? Possible qu’il ait trouvé à se faire le caisson, ce qui justifierait le peu de nouvelles que tu aies pu obtenir au cours de ces derniers mois. Quoi ? » Il avait les fesses posées sur le rebord de la table, une pose identique ç celle de Clark Gable dans son White Man ou tenez, Humphrey Bogart dans Up The River, un faible ceci dit pour Cary Grant dans son excellent La Belle Nuit ! Il savait qu’il plaisait et en jouait à chaque instant, l’œil ténébreux et la mèche sur le côté. Une vedette de cinéma n’aurait pas eu autant de mimiques que ce dernier, toujours impeccable, tiré à quatre épingles. Il aurait pu faire carrière dans le cinéma muet tant il captait la lumière et à Castle Reynolds je n’étais pas la seule à le penser ; toutes lui courraient derrière de Rose Pickering à Bettina Glen Carter et lui fantasmait sur les gambettes de Michelle Blunden à la silhouette cambrée et au regard des plus énigmatiques, à l’expression voulant dire : Je ne sais pas quoi penser de vous. Et là sur le rebord de la table, Leicester m’étudiait plus attentivement encore et je savais exactement à quoi il pensait : Winchester, pourtant sorti de ma vie depuis longtemps mais apparemment toujours dans l’esprit de Leicester. « Je te trouve nul ». Ne trouvais-je qu’à dire après toutes ces années de conflit j’en étais arrivée à la conclusion minimaliste que Leicester restait un nul. Pathétique tout de même. Il passait son temps à m’humilier, trouvant amusant mon manque de réparti et plus largement,
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d’esprit. Et là adossé au bureau de la bibliothèque, il m’étudiait tout à loisir et je n’aimais pas son regard des jours heureux ; celui des après-midi passées sur la terrasse à discuter d’Afrique, d’Asie et coins reculés de la Terre là où ils projetaient de se rendre une fois mariés. Je leur enviais de tels projets car contrairement à Kirsten je n’avais jamais quitté l’Angleterre. « Ah, ah ! Tu sais à qui tu t’adresses Leighton ? A un héros de guerre qui va aller se faire trouer la peau au-dessus de la manche. Je suis comme tu le sais en sursis et à ma mort je veux que tu prennes soin de ta cousine, elle est plus sensible qu’elle en a l’air et je te léguerai quelque chose… » Mon cœur battit fort en pensant à son avion. Il allait me léguer son avion, pensaije en me mordant la langue afin de ne pas déborder de joie. « As-tu une idée ? Non évidemment. Evidemment…Prends soin de toi d’accord ». Le 7 septembre 1942, Jan Winbergh m’invita à Londres ; ce dernière résidait près de Regency Park et ce fut avec une bouteille à la main qu’il m’accueillit pour fêter le succès des troupes de Montgomery quelque part dans le désert tunisien. Il semblait être heureux de me voir, serrant par le cou une pépée nommée Doris ramassée Dieu-ne-sait-où et qui ne faisait que glousser à longueur de temps, la main gantée posée sur sa bouche. Mes frères l’auraient trouvée agréable ; la nature avait su la doter de bien des artifices et notre gracieuse mais pas moins timorée Doris partit à 1015, nous laissant Winbergh et moi en tête à tête. « J’ai quelque chose pour toi » Et il revint avec une enveloppe contenant des photos, des œuvres d’art.
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« Elles proviennent de toute l’Europe : la Bohême-Moravie, la Pologne, les Pays Baltes, l’URSS occidentale. Ces biens appartiennent pour la plupart aux juifs. Tu me crois si je te dis qu’en France, des convois entiers quittent Drancy pour la Pologne et dans ces trains, des milliers de juifs. Ils les exterminent Leighton. Ces salauds de nazis les exterminent ». Non je ne pouvais le croire. On ne pouvait assassiner des familles entières ! La France ne pouvait laisser faire cela et Jan Winbergh posa la main sur mon épaule. En plus des pillages des œuvres d’art, Winbergh me parla de la saisie du mobilier dans les appartements délaissés par les juifs, soit 38.000 à Paris pour vous donner un exemple sont vidés de leurs meubles et acheminés dans les villes comme Gaue, la Reichsbahn, de la police et de la Reichsport ; sans parler de la confiscation des avoirs en argent, bijoux, argenterie, monnaie, timbres. Puis Winbergh pensa pendant plus de deux heures des trésors dérobés dans les musées tel que le Louvre, le Musée d’art moderne de la ville de Paris, le musée national d’Art moderne, le Palais de Tolyo, le magasin Lévitan, les magasins généraux d’Aubervilliers et l’Hôtel particulier de la rue Bassano. On cherchait à spolier l’existence même des juifs en recelant matelas, postes de TSF, batteries de cuisine, jouets pour les enfants, linge de maison, pianos, textiles, horloges, luminaires, etc. Windbergh me dressa la liste des lieux de départs des biens volés : le dépôt de Dienststelle Westen à Aubervilliers, la Gare du Nord. Winbergh tenait cette information d’une entreprise française de déménagement travaillant
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conjointement avec les autorités allemandes, les juifs internés de Drancy vers les camps parisiens. Toutes ces informations coïncidaient avec celles de la SOE à la différence près que Jan Winbergh ne travaillait pas pour les Services secrets de Sa Majesté ; Il se servit du whisky et me tendis un verre de Gin. Je voulais savoir de quelle façon il avait obtenu ses photos. « Cette question est légitime Leigh, disons qu’il me reste encore quelques contacts en France pour me vendre de précieux renseignements sur l’Aryanisation décidée par les Allemands en 1940 en zone occupée et dont il nous importe dans connaître les retombées économiques. Je croyais que tu t’intéressais à l’Art ? » Cette dernière remarque me vexa. Le commissaire priseur dans la famille restait Kirsten au savoir incommensurable avec qui je ne pouvais prétendre rivaliser. « Pourtant Adrian Legrand est venu te chercher ; et pourquoi selon toi ? » Je n’avais pas la moindre idée et je m’en fichais bien ayant été virée manu militari par le Directeur adjoint de Sotheby. Winberg disait connaitre Adrian Legrand et cette révélation ne me surprit pas : Winberg connaissait tout le monde d’un coin à l’autre de l’Empire britannique ; il entretenait tout un réseau de filles couchant avec des banquiers, des ministres, des députés de la Chambre des Lords et des Communes ; des médecins, des juristes, des fonctionnaires, toutes lui refilaient des informations des plus cruciales avec lui et sous ces airs de ne pas y toucher, il demeurait un redoutable renard, car rusé et toujours là où l’on ne l’attendait pas.
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Il me caressa la nuque avant de me tendre une lettre rédigée par un anonyme à l’intention de Legrand : « Veuillez croire en mon nombre sentiment de loyauté (…) il s’agit d’une de vos employée récemment recrutée et auxiliaire à la Base de Fort Reynolds dans le Devon (…) or cette jeune personne aussi ravissante soit-elle constitue une menace pour votre intégrité car n’agissant que par cupidité (…) il serait plus prudent pour votre très réputée organisme de vous en débarrasser ». Le ton de la lettre ainsi que son poids me coupa les jambes et je ne pouvais croire que l’on puisse écrire pareille horreur sur mon compte. Quelqu’un s’était amusé à porter de fausses accusations sur mon cas et pire il s’agissait de diffamations ! Oui j’étais en colère et stupéfaite qu’on puisse ainsi chercher à me nuire. Alors je rendis visite à Adrian Legrand ou plutôt me rendis-je dans un de ces restaurants favoris non loin de Greenwich. L’occasion pour moi de longer la Docklands Light Railway, pour suivre King William Walk et le Five Foot Walk longeant le Collège ; un lieu chargé d’histoire puisque ce fut là que le roi George I arriva d’Hanovre pour prendre le trône d’Angleterre. Une mention particulière pour la Queen’s House encadrée par les bâtiments du palais de Charles II et l’hôpital conçu par Wren. Ambiance feutrée, piano à queue et coquettes attendant leurs prétendants restés au fumoir ; le maître d’hôtel m’annonça auprès de Legrand peu décidé à me rencontrer ; or ce jour-là toutes je portais une robe ayant appartenu à Kirsten et reprise par mes soins. « Bonté divine ! Que faites-vous ici ? » Il parut séduit par ce
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qu’il vit puisqu’il m’invita à me mettre à table dans tous les sens du terme et je lui montrais les photos remises par Winbergh. « Etes-vous toujours passionnée par les avions, Leighton ? J’ai en ma possession un bijou, un Messerschmitt Bf 109 capturé par nos Forces. Vous plairait-il de le voir ? » Ainsi nous nous rendîmes à la Park Lane et je vis le Messerschmitt Bf 109 équipé d’un Junkers Jumo 210 à 12 cylindres. Un excellent chasseur : monoplan à aile basse cantilever, train d’atterrissage rentrant, semi-monocoque légère en alliage d’aluminium, forte cloison pare-feu ; ainsi que des dispositifs hypersustentateurs. Il va s’en dire que j’étais dans tous mes états caressant sa carlingue, ses ailes. Il s’agissait en fait du Bf 109 V9 embarquant des canons de 20 mm MG-FF. Les combats au-dessus des iles britanniques voyaient passer ces chasseurs-bombardiers puisque certains portaient des bombes de 250 et 50 kg ; ils menaient des attaques rapides, en petites formations et celui-ci avait du se poser de force sur le sol britannique et son pilote remis aux Services Secrets ne reverrait pas de sitôt son Reich. De Londres je repartis pour le Devon et n’y trouva pas Leicester. « Il est parti pour la France avec Stockley, Sutherland et un pilote nègre du Mississipi, Peter Boyce, répliqua Herbert Barney au Mess devant une bonne tasse de café. Il y a longtemps qu’on ne t’avait pas dans le coin, dis ! » Tous les autres de la Base pensèrent de même et à l’infirmerie j’y trouvais William Laurence bien amoché : un bras en écharpe, un œil bandé et de nombreux points de suture. Lui semblait heureux de
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me revoir et sa sincérité crevait le cœur. Quatorze jours de permission, cela ressemblaient presque à des vacances et on me le fit comprendre ; Rose Pickering me dévisagea de la tête aux pieds et avec Isobel Russel se mirent à chuchoter entre elles pendant de longues minutes. Je vins à croiser Dwigh Mitchell plus nerveux qu’à son ordinaire, au point de ne pas me remarquer. Au Victory, je m’y suis rendue seule sur une bicyclette et là je fis la connaissance des amerloques : Ross Ford, Scott Bradley, Gail Lowry remplaçant nos malheureux pilotes morts ou disparus au-dessus du sol français. Depuis 1940 et sur la demande de Winston Churchill nous nous battions contre la Luftwaffe ; notre situation militaire ne nous permettait pas de renoncer à l’aide des Américains et nous ne voulions pas laisser la Marine allemande contrôler la manche. A bord de leur P-51 Mustang les Ricains les appréciaient pour leur moteur V12 Merlin leur permettant d’atteindre les 700 km/h à une altitude de 10 000 mètres avec une autonomie de 3000 km sans parler de son aérodynamisme. Les pilotes, nos « Mustand Riders » les surnommaient : « The Torque Machine » Eux accompagnaient les bombardiers jusque dans l’Est de l’Allemagne et tous se vantaient de la puissance des canons des Mustangs et son long rayon d’action. Gail Lowry de 22 ans restait le plus enthousiaste, il venait du Nevada et ne vivait que pour l’aviation. Et quand j’abordais la question de Peter Boyce, Ross Ford répondit froidement : « Oui nous avons avec nous un nègre détaché de la 332th Fighter Group dit les Tuskegee Airmen ». Or je me disais que si
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l’US Air Force permettait aux minorités d’apprendre à voler, pour quelles raisons la Royal Air Force ne permettait pas aux femmes de le faire ? Et quand Leicester arriva avec Sutherland et Stockley, un tonnerre d’applaudissement retenti dans le pub. Des poignées de mains s’échangèrent et ils s’embrassèrent fougueusement, en s’étranglant affectueusement ; les accolades suivirent aux accolades. En escorte le reste du Castle Reynolds et Martin Cudlitz me salua à distance tenant à son bras Ellis Burton. Nous avions des As au Victory et l’alcool coula à flot ce soirlà ; le bruit des verres s’entrechoquant entre eux, les baisers sur les lèvres et les joues et les chants patriotiques résonnaient dans ce sanctuaire destiné à la gloire des pilotes de la Royal Air Force. J’allais partir quand Leicester me retint par le bras. « Je peux t’offrir un verre ? » Le troisième de la soirée. N°1 fut de Scott Bradley, le N°2, offert par Stocley et le N°3 par Leicester se concentrant afin de paraître sobre. Accoudé au pilier de bar, il fixait le whisky devant lui ; j’ai bu cul-sec, attrapé ma gabardine et ai quitté le Victory n’ayant rien à ajouter au fait que je trouvais Leicester : Nul. Le lendemain, soit le 11 septembre j’allais trouver Peter Boyle sous sa tente à proximité des Spitfires stationnés sur le vaste terrain ; il avait une sacrée plume et je reconnus là, un Henshel 162 (modèle Allemand) un Typhoon et un Tempest ; plus un Hurricane Rocket et un Mosquito, un Spit V et un Focke-Wulf 190 (également Allemand). J’étais impressionnée par ce talent. « Vous savez Mrs Dewindt-Mayer, il n’y a que cela que
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je sache faire : piloter l’un de ces engins ! D’où je viens je n’étais rien, ici je me bats pour toutes les libertés, Ma’am ! » Qu’estce que j’aurai aimé pourvoir dire ça ! Il n’y a que cela que je sache faire : piloter et la graille se fit sentir soit du bacon et de la saucisse fournis par Donald Pitts et Eddie Anson, les proies de la logistique et du ravitaillement. Un festin de roi bien différent de notre quotidien et notre mascotte Churchill salivait outrageusement derrière le grill. En empruntant l’escalier de pierre conduisant au logis occupé par les officiers et les WAAF je croisais Nolan Leicester dans son Irving jacket et je ne pouvais me faire à l’idée qu’il épouserait Kirsten. « Ah ! Miss Dewindt-Mayer, vous tombez bien ! J’allais vous faire mander, lança Dwight Mitchell dans le couloir plein d’officier et sous-officier de la RAF impeccable dans leur costume bleu foncé. En tant que WAAF nous étions efficaces dans le pliage des parachutes, comme équipières de ballons de barrage ; nous étions à l’intendance, à la météorologie, au radar, au transport, à la téléphone et au télégraphe. Celles qui obtenaient de l’avancement se voyaient obtenir des postes dans le décryptage des codes, des chiffres ; pour l’analyse des photos de reconnaissances et des missions de renseignements. Quand je parle de promotions il faut souligner le travail remarquable de Glen Carter et de Mac Arthur, toutes deux nommées Sergeant, dans notre Flight ; les autres étant des Corporals, nos toutes nouvelles recrues quant à elles faisaient leur class ou portant le grade de Leading Aircraftwoman. Une
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mention spéciale pour Pickering et Isobel Russel, toutes deux Flight Sergeant. « Ce roux vous va bien, me complimenta-t-il brièvement sans lâcher sa feuille des yeux. J’ai besoin de vous, à la Spy Officer Intelligence, disons qu’il reste possible que je vous ai sous-estimé. La salle d’opérations comme traceuses convient bien même aux Misses Russel et Pickering, n’êtes-vous pas de mon avis ? Travailler pour les renseignements sont bien plus gratifiants et j’ai immédiatement pensé à vous ». J’ai refusé son offre disant me sentir bien plus à mon aise près des Pilot officer, des Warrent Officer, des Flights sergeant et sergeants travaillant à la base. Il ne pouvait nier cela et son regard devint aussi froid que de l’acier ; tante Edda dirait en le voyait que les flammes ne tarderaient pas à lui sortir du nez. Or je pensais être libre d’accepter ou de refuser toute promotion. Alors il me laissa partir sans rien ajouter à mon refus de travailler aux renseignements. Voilà comment j’ai su qui m’avait trahi pour la Sotheby’s. Mon refus aurait pu passer comme une lettre à la poste mais peu avant 0623, notre Squadron Leader Nolan Leicester arriva droit sur moi et me vola un baiser, un long baiser presque un baiser d’adieu et alors que je m’en remettais à peine il me conduisit sur le palier de l’escalier. « Je savais que tu refuserais, c’est plus fort que toi, ah, ah, ah ! J’aurai donné n’importe quoi pour voir la tête de Mitchell ! Tu es un amour ! Déclara Leicester en enserrant mon visage entre les siens et baiser mes lèvres. Mieux vaut te voir loin de l’Intelligence Room pour le
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cas où tu vendrais nos informations à l’ennemi. Ah, ah, ah ! Tu nous surprendras toujours Leighton ! » Et je l’ai giflé. Dieu que cela soulagea ! J’allais me dérober à son étreinte quand il me retint contre le lambris et je vis à son regard qu’il n’était pas décidé à me lâcher. « C’est pour toi, lis-le et ne me juges pas trop vite ». Il me remit une enveloppe, des aveux écrits où il révélait avoir parlé de moi en de mauvais termes à Adrian Legrand. Des aveux signés et datés. J’eus envie d’un petit remontant et après avoir allumé ma cigarette, je caressais mes lèvres fougueusement embrassées par Leicester. Il me fallait lui parler et à 0717 je le fis. Il partageait une grande chambre avec les vétérans du Flight et lui occupait le grand dressing aménagée en coquette chambre avec ses tentures murales, ses moulures et son mobilier Elisabéthain. « Tu veux un verre ? » Il regagna son lit pour y ôter ses bottes et au gramophone tournait un jazz. Je voulais des réponses à ses questions et quand il fit glisser ses bretelles le long de ses épaules, je détournais alors le regard. « Tu veux savoir pourquoi je l’ai fait, vrai ? Je tiens à toi et l’idée de te voir partir en France m’a quelque peu fait grincer les dents ; tu es fâché contre moi n’est-ce pas ? Tu as perdu ton emploi à la Sotheby’s et tu m’en voudras encore quand bien même on m’aura enterré. Tiens… (Il me remit un verre de Gin) pour apaiser son courroux. Parles-moi un peu de ton amant, hum. Est-il tendre avec toi ? » De qui faisait-il allusion ? Impossible de le savoir et il continuait d’afficher son sourire cynique comme pour mieux
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enfoncer le clou. Ou prêchait-il le faux pour avoir le vrai ? Un amant disait-il or à part Winburgh je ne voyais pas qui aurait pu convenir à ce rôle. Il caressa ma joue trouvant que je ressemblais à une poupée aux grandes boucles rousses et à la bouche ronde et mutine. Je lui demandai de me parler du SOE et il dit savoir ce que les Services Secrets britanniques recherchaient : les trésors dérobés par les nazis, un sacré butin transitant d’une station à une autre avant de gagner Berlin et ainsi contribuer à l’éclat du Reich. Le MI5 convoitait les œuvres présentées par Winburgh ; soit une dizaine de pièces de collection à restituer aux Français. Comment le savait-il ? Aucune idée et je voyais bien Winburgh derrière tout cela. A moins que ce ne fût Kirsten…Oui je n’avais pas pensé à elle et je compris qu’elle pouvait très bien jouer un rôle actif dans cette affaire. Le lendemain je la contactais et elle parla de la pluie et du beau temps refusant de répondre à mes questions, riant et trouvant amusant tout ce que je racontais. Puis elle me dit que Neal se trouvait être à Hampshire Castle avec sa petite chérie du moment. Cora Bridge son ex-petite fiancée ne s’en remettrait pas trouvant injuste d’être négligée par Neal qu’elle disait tant aimer. « Viens nous voir à l’occasion Leigh ! » A peine avais-je raccrochée que notre Wing Commander, Dwight Mitchell me tomba dessus et me convoqua à un entretien dans son bureau où il déclara que je fus promue au rang d’Assistant Section Officer. J’en restais bouche-bée comme paralysée par cette nomination, ce qui revenait au grade équivalent de Pilot
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Officer et folle de joie je sautais au plafond et laissa couler mes larmes. Assistant Section Officer ! Vous rendez-vous seulement compte ? Je courus l’annoncer à notre Squadron Leader Leicester occupé à réviser les commandes de vol d’un Tempest aidés par deux mécanos recouvert de cambouis et je bondis dans ses bras pour lui faire part de ma joie. Depuis cinq ans il avait beaucoup compté pour Kirsten et depuis cinq ans j’avais été le témoin de leur amour et voilà que le baiser volé de la feuille m’arrachait toute lucidité. Tout cela n’avait pas de sens. Vraiment pas. On passa la journée à me féliciter ; poignées de main, accolades, bourrades amicales, baisers et embrassades ; on me salua comme on le ferait pour un officier et rougissante je me disais qu’on reconnaissait enfin mes talents techniques. Au Mess, John Hugues me servit un verre de schnaps qu’il me fallut avaler cul-sec. Rose Pickering ne pouvait pas supporter que je puisse lui voler la vedette et plutôt que de devoir courir derrière moi redoubla d’effort pour se faire aimer de tous les mécanos et tous les auxiliaires gravitant autour de nos Flight Lieutnants au point de coller le tournis à tous le personnel de Castle Reynolds. Cependant il lui manquait la spontanéité et l’amabilité ; trop froide, trop rigide, ne supportant pas qu’on puisse lui tenir tête et surtout développer des connaissances supérieures aux siennes et quand les autres WAAFS discutaient des ordres en leur disant que les ordres émanaient de ma personne, elle se contentait de pincer les lèvres et de tourner le dos, ruminant sa cuisante défaite.
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Quant aux autres, Michelle Blunden, Bettina Glen Carter, Eliza Solesbury et Isobel Russel, les doyennes du Squadron ; toutes restaient plus modérées et résignées à faire fonctionner le plan de Winston Churchill, à savoir celui de résister contre un adversaire commun et Dwight Mitchell comptait sur moi pour régenter ce beau monde. En novembre 1942, le 8 eut lieu sous le commandement du général Eisenhower, l’opération Torch soit un débarquement au Nord et en Algérie. Pour la France de Vichy les Allemandes décidèrent d’occuper la zone libre le 11 novembre accompagnés par les Italiens. Le discours indigné du maréchal Pétain n’aura rien changé à la suppression des accords de l’armistice du 22 juin 1940. Nous plaignons les Français et les troupes soviétiques luttant contre l’attaque de Paulus. Et à la date du 14 novembre, Dwight Mitchell m’invita à déjeuner et j’acceptai afin de me changer les idées. Au moment où je montais en voiture Leicester apparut et j’eus un mauvais pressentiment. Je ne sais pas comment vous le décrire mais…je me sentis m’affaiblir de toute mon essence vitale et j’ai fait arrêter la voiture pour courir à la suite de Leicester. « Que puissé-je pour vous, Officer ? » Je pensais que si je lui racontai mon ressentiment il ne me croirait pas ; il refuserait de me croire car depuis 1938, il ne me croyait pas capable de raison. « Ne monte pas à bord de cet avion…pas aujourd’hui. Crois-moi…si tu tiens à revoir Kirsten, ne monte pas dans cet avion ». Et mon déjeuner avec Mitchell fut gâté car sans cesse je pensais à Leicester et
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les yeux braqués dans les ciels, je craignais de le perdre…à jamais. On rentra à la Base en fin de journée et mes craintes furent dissipées en apercevant Leicester au loin en proie à une profonde affection. Il y avait eu un readiness à 0134 et sur les quatre avions partis seulement u seul revint. Un cuisant échec face aux Messerschmitt du Reich. L’avion qu’aurait du piloter Leicester fut déclaré détruit et lui pleurait la perte de Kearie Evans de Biggin Hill, ayant totalisé 21 victoires. Un match de boxe eut lieur le 17 novembre et Leicester monta sur le ring pour ficher la branler à Sutherland ; les uppercuts fit claquer les mâchoires entre elles et on levait les paris, une sorte de cagnottes pour les victimes du 14 et je misais une grosse somme sur Leicester ce qui souleva une vague de surprise du côté des spectateurs. Rarement je prenais part aux démonstrations de virilité des Pilots Officers ; la boxe se pratiquait dans tous les pubs d’ici et d’ailleurs, tous la pratiquaient afin de laver un honneur ; l’alcool une fois sur deux était responsable de ses agapes et les MP ramassaient tous les éméchés prêt à en découdre avec des adversaires tels qu’Adolf Hitler, Mussolini, Tito et l’empereur japonais. Certains étaient tellement esquintés qu’on se donnait une idée de ce que l’on pouvait trouver au cœur de l’action. Guadalcanal. Les Amerloques se battaient à Guadalcanal et le 7 ème Régiment de Marines éliminaient tant bien que mal les Japonais coincés sur le littoral de Gavaga. On parlait d’un ravitaillement difficile au départ de la NouvelleCalédonie. Mes préoccupations se concentraient uniquement vers Leicester
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plus énigmatique que jamais : il ne se mélangeait guère plus aux autres et quand Kirsten me questionnait à son sujet je ne savais comment la renseigner. « Il ne m’écrit plus tu sais et ne passe plus non plus ; à croire que j’ai cessé de lui plaire… » Et moi de la rassurer. Les Raids épuisaient les hommes quand ils ne les tuaient pas. Tard dans la soirée Leicester toqua à la porte de ma chambre, une bouteille de gin à la main. « Je peux rentrer ? Je ne serais pas long si cela peut te rassurer… » Il se posa non pas sur mon lit mais dans une chaise et m’annonça avoir rompu ses fiançailles avec Kirsten. Pourquoi ? « Je ne saurai la rendre heureuse. Nous étions bien ensemble et tous diront que nous formions un mignon petit couple mais Kirsten a besoin de plus : un homme qui la comprenne et qui aille dans son sens. Elle n’a pas envie d’un grincheux comme moi. » Adieu tous leurs beaux rêves ! Adieu les vols au-dessus de l’Océan, du territoire africain et ailleurs ; Kirsten avait du refermer sa mappemonde pour se consoler dans une bonne bouteille de cognac. Son petit remontant pour les jours difficiles. Fière comme elle l’était elle refuserait qu’on s’apitoie sur son sort et dirait à tante Edda de remballer bien vite. Leicester me tendit sa bouteille de gin que je refusais par principe. « Tu es une sacrée Leighton ! Tu voudrais me faire croire que tu ne bois pas. Pourtant tu es la première à lever le coude sans qu’on te donne une raison de le faire. Dommage d’avoir à boire seul. J’avais pensé que tu me soutiendrais dans cette épreuve, mais c’est là mon erreur tu es
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aussi froide que l’iceberg qui a coulé le Titanic. » Il baisa mon front avant de partir. Jusqu’à la fin du mois de novembre il ne m’adressa pas la parole et ce radical changement m’affecta plus que je ne l’eus pensé. Mitchell continuait à me courtiser avec le savoir-faire d’un jeune premier et telle une starlette d’Hollywood je me montrais plus capricieuse encore. A chacune de nos permissions je m’arrangeais pour obtenir de lui bien plus qu’il n’aurait consentit à me donner s’il ne s’était senti en danger avec Leicester de retour sur le marché du célibat. Il insista pour m’avoir avec lui à Londres ; j’acceptai n’ayant pas d’autres loisirs que de le suivre. Alors que nous étions du côté de Mayfair, mes yeux se posèrent sur des antiquités : de vieux objets de collection dont un coupe-papier de 500£ et une timbale d’argent portant les armoiries d’un des comtes du Devonshire à 1500£ sterling chacun. J’aimais à descendre ici, l’un de ces quartiers préférés de Kirsten et de mon oncle Angus ; on y trouvait toujours des trésors. Je pensais acquérir le coupe-papier quand dans la boutique je tombais nez-ànez avec Leicester. Il ne pouvait s’agir de hasard. « Londres n’est apparemment pas assez vaste pour qu’on puisse s’y cacher. Cela m’embarrasse d’avoir à te croiser ici. Tu en conviens ? Je pensais aller saluer ta cousine et lui remettre les timbales en argent qu’on aperçoit dans la vitrine. C’est le genre de babioles dont elle raffole. Je vais les lui prendre avec le coupe-papier présenté à côté des timbales. Que pensestu de ce choix ? »
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Autre coïncidence me laissant sans voix. Il devait s’être rabiboché avec Kirsten pour ainsi dépenser autant pour ses beaux yeux. Cela allait s’en dire : j’éprouvai de la jalousie mal dissimulée car tout le restant de ma journée fut compromis. Mitchell en fit les frais et je me mis à le trouver insipide, dédaigneux et si différent de ce que j’attendais d’un homme. Il ne s’offusqua pas, Mitchell ne s’offusquait jamais de mes nombreux coups de gueule, de mes caprices de stars et pour me convaincre de sa réconciliation avec Kirsten je me rendis en compagnie de Mitchell chez l’oncle Angus. Naturellement nous ne nous attendions pas. « Tu aurais du prévenir que tu passais, souriait Kirsten, nous aurions organisé un diner digne de ce nom ! » Qu’elle se rassure ! Mitchell picorait comme un oiseau et ne buvait jamais. « Vraiment ? Pas une goutte d’alcool ? » Questionna cette dernière en me prenant par le bras. L’ambiance fut pour le moins tendu. Aucun de deux hommes ne se parlèrent comme s’il eut s’agit de parfaits inconnus, allant jusqu’à se fixer en chien de faïence. Plus que jamais Kirsten rayonnait au firmament de sa séduction tel un astre brillant à jamais. A ses côtés je me trouvais fade, voire insipide. On parla d’Art ; on ne pouvait parler d’autre chose que de l’Art chez Angus et Kirsten animait notre souper comme une redoutable conférencière aspirant le respect par ses illustres connaissances. La cigarette d’une main et le verre de Porto de l’autre, je l’écoutais sans vraiment être présente à table. Qu’aurais-je pu trouver à dire pour me distinguer ? Rien. Absolument rien.
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De retour à Fort Reynolds, des couples s’étaient formés : Rose Pickering et Keith Richards ; Isobel Russel et Eton Harrington. Michele Blunden et William Lawrence (si bien assorti) et Ellis Burton flirtant avec Byron Stockley. Ne m’étant pas absentée longtemps je tombais des nues devant de tels changements radicaux, notamment pour cette peste de Pickering qui au bras de son Squadron Leader se prenait pour une ambitieuse, douée de raison et capable de tirer les marrons du feu mieux que quiconque. Ces derniers temps le ne sortais plus guère, passant certaines de mes soirées en compagnie des Amerloques : Boyle, le nègre, Ford, Bradley et Lowry ; le peu d’évasion que je m’offrais se situait du côté du Mississipi, de l’Ontario et du Minnesota. Ensemble nous parlions de jazz et de cinéma. J’arrivais à m’entendre avec eux sans paraître trop vulgaire à leurs yeux ; je les appréciais pour leur franc parlé et leurs milliers d’anecdotes sur leur enfance difficile de la Crise économique ayant sévi plus tôt sur le territoire américain. « Qu’est-ce que tu leur trouve de bien à ces Ricains ? Ils sont grossiers, prétentieux et excellent dans l’art du combat rapproché ; ils font à eux seuls plus de dégâts que le Blitzkrieg et si nous n’étions pas en guerre contre un ennemi commun, il y a des chances pour que toi, petite Anglaise sans le sou leur laisse un goût indifférent ! Te concernant on ne peut parler de Gold Rush ! Tu es tous justes bons à fréquenter les tripots où grouillent les rébus de ce monde, que sont les estropiés et traîtres à la Couronne ! »
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Leicester plaisantait encore à mon égard et il le faisait avec emportement. Ne trouvant rien à dire, je partis me coucher, le cœur gros ayant la certitude qu’il ne m’aimait pas et ne m’aimerait jamais. Le courant ne passait pas entre nous et tout le monde au Fort le savait : on ne nous voyait jamais ensemble et lui parlait de moi comme d’une « Emmerdeuse » et une « Culottée et nombriliste enfant gâtée ». Pourtant un matin, son mécano vint me faire savoir qu’il y aurait de nouvelles pièces de rechange pour les Spitfires IV et les Mosquitos. Excitée par cette nouvelle je courus au hangar pour assister les mécanos dans la rotation des moteurs Roll Royce. Tommy Wilson, mon chouchou insista pour que je prenne les outils en main et après deux heures je voulus constater le résultat en m’installant à bord de l’appareil de Leicester. Sous le tableau de bord j’y fis une stupéfiante découverte. Les pilotes conservaient toutes sortes de souvenirs gri-gri porte-bonheur et dans le cas de Nolan Leicester il s’agissait d’une photo me représentant (ce cliché pris en 1942 par ma cousine sur la terrasse du château d’Angus). Pour quelles raisons possédait-il cette photographie ? Je n’aurai su répondre et tournant, retournant la photo entre mes doigts, je me persuadais que cette pièce- jointe à une autre, représentant Kirsten, avait du se trouver détachée du reste par inadvertance ; sinon comment expliquer cela ? Ainsi je récupérais ce cliché sans penser à mal. Mais plus tard Leicester refusa de prendre part à un Raid disant à Dwight Mitchell ne pouvoir voler sans son portebonheur.
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« Ressaisissez-vous pour l’amour du ciel ! Les pilotes ont besoin de vous làhaut et je ne peux envoyer les mêmes contre les Messerschmitt quand nous manquons sérieusement de pilotes chevronnés ! Cela reviendrait à les pousser au suicide ! Vous comprenez n’est-ce pas ? Murmura Mitchell calé dans son confortable fauteuil. Ils sont confiance en vous et vous ne pouvez les décevoir. Partez, je ne vous retiens pas… » On se croisa dans le couloir ; il ralentit perceptiblement avant de poursuivre. Naturellement je m’en voulais d’avoir causé tout ce trouble à la base et le soir même je pris le parti d’aller lui parler, sachant qu’il se montrerait des plus cléments face à cette restitution mais il n’en fut rien. D’abord je fus très mal accueillie ; il me traita des noms de la pire espèce, disant que je n’étais qu’une bonne à rien, une stupide petite intrigante et que ma place se devait d’être dans un asile. Les autres tentèrent de le maîtriser mais il hurla à la conspiration, il parla d’espions nazis à la solde du IIIème Reich. Je ne voyais pas où il voulait en venir, toujours est-il que cela resta insultant. Cette énième humiliation me poussa à fuir le devant de cette scène et au moment de franchir la porte, il ricana : « La voyez-vous fuir ? Elle ne fait que cela notre petite Leighton ! Quand prendra-t-elle enfin le taureau par les cornes pour oser affronter son destin ? Ah, ah ! On se le demande. Rester caché c’est son crédo. Et que personne n’oser me sortir de ma torpeur au risque de braver la colère divine ! » Le message fut clair : il n’avait pas digéré le fait que Mitchell et moi fûmes
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bons amis ; entre les deux hommes on pouvait parler de compétition, cela de prime abord ne sautait pas aux yeux mais en grattant un peu on découvrait alors que Leicester souffrait de l’avancement de Mitchell, non pas qu’il eût voulu briller au feu de la rampe mais bien parce que Leicester demeurait un Leicester et que ni Dieu ni personne n’aurait changé quoique se soit dans sa façon de penser. Enfin bref ! Le moment pour moi fut mal choisi, je me disais qu’il prendrait mal le fait que j’ai tenté de le dérober. Il picola plus que de raison ce soir-là et j’allais me glisser sous mes draps quand Isobel Russel vint me réveiller. « Que lui as-tu dis exactement ? Il est fou de rage contre toi Leighton ! Viens vite ! » Russel m’entraîna dans une aile du château ; il y faisait sombre et l’odeur de poussière confirmait de l’abandon de ces pièces froides au profit de celles plus éclairées en journée. On monta un grand escalier en colimaçon —ce qui devait être jadis l’escalier de service, faiblement éclairé par les vitraux posé dans ces murs froids pour ne pas dire glacials— et naïve comme j’étais, j’ai suivi Russel sans me méfier du piège qui se refermerait derrière moi. Les autres filles m’ont passées à tabac. Peut-être pour me convaincre de quitter le Fort ? Je ne le saurais jamais. Le lendemain j’avais un cocard à l’œil et des côtes cassées. Je devais rester deux jours à l’infirmerie. Mais fermons ce chapitre, certaines douleurs ne peuvent être ranimées. Leicester n’a prit part à aucun raid. Il se fit porter malade et il fut mon voisin de chambre à l’infirmerie. « Vous avez quoi à l’œil Mayer ? Et bien, tu as perdu ta
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langue ? » Le plus gros de mes ennuis à Fort Reynalds venait de lui et je me disais que tout serait si simple s’il n’était pas Flight Officer. Je me suis arrangée pour lui restituer sans qu’il n’en sache rien. Son état changea du tout au tout et Mitchell me tint responsable de ce changement. Il n’était pas aveugle et encore moins idiot. Et puis vous êtes venu me voir, vous, commandant Beagle. Pour moi c’était….invraisemblables. Depuis qu’on m’avait dénoncé à la SOE je pensais que jamais plus je ne rentrerais dans les bonnes grâces des Services secrets. —On peut dire que vous avez des amis convaincants Leighton ! Poursuivez ! —Oui, euh….Vous êtes arrivé et vous m’avez parlé du travail de ma cousine Kirsten. Elle a toujours fait de l’excellent travail à la National Gallery et ailleurs. J’ai toujours su reconnaitre son génie. Alors quand vous aviez dit vouloir me donner une seconde chance, j’ai pensé que le SIS se moquait ouvertement de moi. En apprenant cela Leicester m’a félicité : « Alors ils t’on enfin prise pour expertiser des œuvres d’art. Qui l’eut cru ? Ta cousine t’aime beaucoup pour ainsi se porter garante de ton travail. Possible qu’elle est contacté le roi en personne pour t’obtenir ce poste auprès de la SIS. Tu vois les choses finissent par s’arranger pour toi. —Et pour toi aussi on dirait. Tu es plus souvent dans les cieux que sur terre. Bientôt il te poussera des ailes. — C’n’est pas faux oui. Quand…quand sortirons-nous tous deux ? —Ce n’est pas au programme. —Ce n’est pas au programme, tu dis ? Tu sais je t’apprécie beaucoup Leighton et je ferme les yeux sur tes diversions censés
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me faire perdre la tête. L’ennemi nous canarde au-dessus et on perd nos petits gars les uns après les autres. Tu ignores que ce que l’on éprouve quand les Messerschmitt nous prennent en chasse. On a une putain de frousse Leighton. C’est comme si subitement on vous annonçait que vous aviez un cancer et que vous n’aviez peu de temps à vivre. Oui ! C’est précisément ce que l’on ressent alors par devoir patriotique tu devrais me montrer plus d’égard. » Le lentement Phil Beagle me laissa prendre une pause. Assise sur mon banc, je fumais une énième cigarette profitant de la douceur du temps. Phil Beagle vint m’apporter une tasse de café en col roulé sous son duffle-coat ; derrière la portefenêtre passa la secrétaire Daria Ioonova. On peut parler d’un transfuge. Elle est russe et à quitte Moscou peu de temps après le pacte germano-soviétique. Beagle vint s’assoir près de moi sur l’une de ses longues chaises en osier. « Alors quoi ? —Je vous demande pardon ! » Il renversa la tête en arrière pour s’assurer que personne ne nous écouterait. Une ride d’expression barra son front dans le sens de la longueur et il me tendit une flaque de whisky à noyer dans mon café. « Vous savez des choses sur ce que je sais mais vous refusez de me les communiquer vous attardant sur des détails sans grande valeur pour nous autres de la SIS. Londres ne tardera pas à vouloir des comptes, mon compte-rendu finement ciselée et on ne pourra perdre un jour de plus sur mon calendrier. Mon rapport se doit d’être le plus concis possible. Peutêtre accepterez-vous de vous confier sans
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témoin ? Argua ce dernier en regardant du côté de la baie vitrée. Votre procès-verbal n’en sera que plus limpide. —J’ai toujours aimé les Arts, le cinéma. Toutes ces vedettes avaient pour moi des choses à raconter. Vous savez que plus jeune je jouais du piano et je me débrouillais plutôt pas mal. Ma mère avait de grandes ambitions pour moi. Ah, ah ! J’ai tout abandonné pour me consacrer au modélisme. —Vous êtes une sacrée femme Leighton. On a du vous le dire plus d’une fois. Vous avez joué un rôle essentiel lors de cette mission et vous avez fait preuve d’une extrême discrétion. Votre cousine connaissait-elle l’existence de votre autre identité ? —ma cousine a toujours su que j’étais de nature très ambigüe et possible que cela ait interféré en ma faveur lors de la sélection des candidatures pour cette mission. Le SOE voulait des personnes fiables mais difficilement pénétrables. Le fait que je veuille piloter en disait long sur mes ambitions. Par vos soins j’ai pu bénéficier de plusieurs heures de vol. C’était en 42 et….j’ai vraiment apprécié de pouvoir voler. Ensuite on m’a envoyé en France. —Qui ils ? Certainement pas nos services ? Vous souvenez-vous de votre contact ? Leighton ? Où est-ce que vous êtes là ? —Oui c’était en fin de l’année 42. Le flight avait perdu beaucoup d’homme parmi les Ricains et les jeunes recrues récupérées à BIggin Hill. On s’est vraiment mis à haïr l’ennemi qui nous ^ôtait tout espoir de victoire. C’était un jour comme celui-ci. Il y avait un beau ciel bleu sans nuages, le fort avait quelque
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chose de si paisible. Et puis Max Sutherland arriva. Les Boches avaient descendu l’avion de Leicester, de Cudlitz et d’O’connor quelque part au-dessus du sol français. Tous ignoraient s’ils avaient survécu ou non. C’était en novembre 42, le 17 novembre quelques jours après l’Opération Torch. L’ambiance au camp fut irrespirable… » Kirsten vint me trouver des plus bouleversées comme il fallait s’y attendre. Elle parlait avec emportement de la France, des nazis, des œuvres spoliés. J’aurais pu la croire possédée et je crois qu’elle l’était vraiment. Elle me parla d’un tas de trucs comme de Champollion et de sa Pierre de Rosette. Il m’était difficile de rester concentrée. Adrian Legrand attendait dans la voiture. Mais ce n’était pas lui mon commanditaire, je peux le garantir à présent que je connais toute l’histoire. « Je viens d’apprendre pour Leicester j’en suis navré. C’état un brave homme qui vous aimez beaucoup. Je tiens cela de Kirsten. Il vous aimait comme un frère. Cependant la guerre n’est pas finie, nous avons besoin de vous Leighton. Je ne peux rien vous dire pour le moment, cela restera confidentiel. Vous fumez ? Il vous faudra nous rejoindre à Londres. Définitivement. Vous serviez votre pays, c’est bien ce que vous voulez non ? » Mitchell éprouva des difficultés à encaisser l’annonce de mon départ. « Pourquoi ? » Ne cessait-il de répéter. « Ta place est ici parmi nous. Tu ne peux partir maintenant ! Leighton….ce que j’éprouve pour toi est…Je sais que l’ambiance avec les filles n’est pas au beau fixe. Mais cela ne justifie pas qu’il faille s’en aller. C’est la guerre tu comprends ?
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—Il ne s’agit pas de cela. Je vous suis reconnaissante pour tout ce que vous avez fait pour moi. A présent il me faut voler de mes propres ailes. » C’était le cas de le dire. Il me fallait voler. Gagner les nuages et ne jamais redescendre. Mais la réalité fut toute autre : on nous expédia du jour au lendemain hors de notre pays, soit en France. Si j’étais à refaire, je ne le referai pas. J’étais sur le papier, officiellement l’épouse de Legrand et comme tout couple qui se respecte nous avions eu nos moments de franche complicité bien que la plupart du temps chacun restait plongé dans son travail. On ne peut pas proprement dit parler d’espionnage, cela n’en était ; nous étions seulement en représentation de notre talent pour moi, notre génie pour Legrand et à aucun moment nous avions été inquiétés par la Gestapo et ses sbires. C’était un peu, je l’avoue, surréaliste ; enfin j’allais pouvoir interpréter le rôle de ma vie : celle d’une talentueuse femme passionnée par l’art et se donnait sans limite à son affection. Je savais que ce succès dépendrait l’avenir de Leicester que je savais être en vie. Il ne pouvait en être autrement. C’est un pilote, le meilleur de son flight alors, il me fallait encore y croire. J’avais soudoyé des fonctionnaires français pour disposer de la liste des camps pour prisonniers britanniques. Il me fallait de l’argent, beaucoup d’argent en raison des besoins matériaux et humains et pour se faire j’ai vendu deux œuvres dites majeures aux Allemands. C’est la raison pour laquelle je suis ici non ? » Phil Beagle leva le nez de sa tasse de café, les sourcils froncés. Jamais encore je
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ne l’avais vu ainsi, partagé entre la suspicion et l’attention. Il porta une cigarette à ses lèvres. Au-dessus de nous, les nuages dissimulèrent le soleil ; dans peu de temps il se mettrait à pleuvoir aussi sûr que deux et deux font quatre. « Je vous aime bien Leighton. Vous avez toujours eu du potentiel et le mensonge n’est pas exclu de tes capacités d’infiltration. Le lieutenant Legrand dit que t’es corrompue auprès des nazis, sacrifiant tes idéaux pour accéder à un profit personnel. Il va s’en dire que tu as agi avec perfidie sans plus te préoccuper de ce qui serait bon pour toi d’accomplir pour le bien de notre couronne et l’empire britannique. Je ne crois pas que tu aies renoncée à tout pour ce Leicester. C’est précisément cela que j’essaye de découvrir avant que s’ouvre une enquête officielle avec de chevronnés investigateurs qui n’iront pas par le dos de la cuillère. Sois franche avec moi Leighton, qu’est-ce qu’il y eut à Paris qui ait pu te faire changer d’idée ? » Il est vrai que cette partie de mon récit comporte une part d’ombre, seulement nous étions en temps de guerre et il ne semble pas important de tout mentionner. Le fait est que je me retrouvais à Berlin en 1943. Mon contact à Paris, un grand moustachu aux cheveux bruns et tirés en arrière en boucles lisses. Il me remit es papiers et un sauf-conduit. Officiellement j’étais Ania K. de Cologne. Mon allemande restait universitaire. Il est vrai qu’avec Oncle Angus il nous arrivait de parler des ouvres de Goethe dans la langue nature de l’artiste ; on commentait les concertos de Mozart dans leur langue originale et toujours nous aimions écouter
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Bach, Beethoven pour mieux s’en imprégner en amoureux de l’Allemagne que nous étions. Donc, accouchée de ma nouvelle identité, honorée de quelques deutschemarks en poche et une sac contenant des pièces de lingerie, une brosse à dents et à cheveux, un livre de lecture parmi les œuvres non prohibées sur le vaste territoire du Reich je pris le train pour Berlin. Je ne devais y rester que deux nuits. Làbas mon contact qui portait le nom de Konrad me remit des informations de grandes importances. Une liste de Stalags dont les informations étaient à recoupées avec la pseudo-liste remise à Paris. J’étais des plus fébriles car en terrain ennemi. A tout moment l’on pouvait m’interroger et m’arrêter, puis ensuite me torturer avant de me dépoter en Pologne. Penser au sort de mes frères me galvanisait. Les soldats mourraient pour une cause et la mienne, un peu floue aurait pu être idéologique. Konrad fut pour moi un précieux allié. Il travaillait à la Kommandantur à un poste qui lui permettait de suivre de près ou de loin les ennemis du Reich et leur transfert ; Lui me conseillait la prudence, en aucun cas je ne devais parler aux résidents d’Hanovre. Les espions s’infiltraient partout et au moindre doute vous envoyaient la gestapo dans votre hôtel pour une perquisition ont on connaissait l’issue. Impeccable dans son costume noir et sa cravate de soie, Konrad à la longue mèche brune me parlait principalement de musique pour passer le temps. On ne pouvait que nous entretenir sur ce sujet de peur que des oreilles indiscrètes ne prennent part à notre discussion.
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Il insista pour que je me rende à la kommandantur pour y rencontrer un officier de la Wehrmacht, membre du parti nazi et prénommé Klaus-Marie Baeur. Difficile pour moi de pénétrer ce lieu rempli d’uniformes, de fonctionnaires nazis qui passaient d’une pièce à l’autre des dossiers sous le bras. Baeur était un homme respectable. Il luttait contre les représentants du Reich dont il faisait pourtant parti. Il devait se rendre à l’est, vers l’un des camps, un stalag pour y mener une enquête et m’invitait à le suivre. Pour moi il était impossible de faire machine arrière, j’étais trop impliquée pour sauter d’un train en marche. On quitta Berlin en compagnie d’un autre officier de la SS dont le nom. Baeur me fit passer pur sa secrétaire personnelle et dans mon uniforme la frontière avec le réel et l’imaginaire n’était pas loin. Pendant toute la durée du trajet jusqu’à une proche gare, ces deux officiers parlèrent des contrôles sanitaires, des mesures disciplinaires et dux essais d’un certain professeur de Düsseldorf applaudi par le ministère de la propagande. Difficile pour moi de les suivre, ils parlaient en énigmes, par codes secrets connus d’eux sels et une fois à bord du train Baeur insista pour que je reste près de lui lors d’un entrevu secret entre lui et un commandant d’un KZ situé en Pologne. Ils parlaient des Juifs et du programme de d’extermination. Baeur voulait que j’entende. Le major du KZ à aucun moment ne se méfia et alla jusqu’à me remettre des papiers importants, classés secrets. Pourtant à un moment Baeur sortit satisfaire un besoin naturel et resté près de
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moi, il essuya ses verres ronds sans me lâcher des yeux. « Baeur me dis que vous êtes originaire de Cologne. Dans quelle partie de Cologne précisément ? » Se doutait-il de quelque chose ? Un timide sourire apparut sur mes lèvres. En aucun cas je ne devais parler au risque de trahir ma couverture et l’arrivée de Waldman fut salutaire. Ce charismatique SS aux cheveux blonds délavés claqua des talons et lâcha un : « Heil Hitler ! » dans notre direction. Une goutte de sueur perla dans mon dos et j’eus du faire des efforts surhumains pour ne pas m’enfuir en courant. Le train s’arrêta systématiquement dans toutes les gares des villes que nous traversions et plus nous avancions vers l’Est et pire ce fut pour moi. je me disais que je ne m’en sortirais jamais vivante ; le major du KZ descendit à Brunswick et resta dans notre wagon, cet Allemand que l’on pouvait aisément confondre avec un Suédois. On roula en territoire SaxeAnhalt pour la Poméranie occidentale. Allez savoir si Baeur m’appréciait, toutefois il prenait certaines dispositions pour m’être agréable. Il me réveille en douceur pour annoncer notre arrivée en guerre, là où nous attenait une berline noire noyée dans le crépuscule de ce matin glacial. Une délégation d’officiers et sousofficiers de la SS nous attendait et Baeur refusa que nous fussions séparés. « K. est mon précieux auxiliaire qui prend acte de tous mes faits et gestes ! D’ici à ce camp, j’aimerais que vous n’interfériez pas en sa défaveur. Ce travail exige notre implication à tout niveau d’investigation. Tout manquement à notre
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requête, vous vaudra un rapport de notre section. Me suis-je bien fait comprendre ? » Tous ces visages anonymes s’interrogèrent du regard avant de se disperser ans des volutes de vapeurs Et ans la voiture je me tournais vers Baeur. « merci pour tout ce que vous faites pour moi. —je ne le fais pas pour vous mais pour mon pays. Chaqe matin à mon réveil, j’eimploire Dieu de nous venir en aide. Mais il semble las d’écouter nos prières. En ce moment es trais traversent toute l’Europe avec des chargements plein e juifs dont personne ne semble se préoccuper de leur sort. Alors qu’il existe une personne à sauver je me dis que cela en vaut peut-être le coup. Je sais que vous n’êtes pas née à Cologne comme je sais que votre langue maternelle n’est pas l’allemand. La vérité je m’en contrebalance ; je ne suis pas même nazi et encore moins un criminel de guerre. » La confession de foi de Baeur m’émut au plus haut point. Ma main se posa sur la sienne et il l’enleva prestement. « Si j’échoue, promettez-moi de ne jamais y renoncer. Avant la fin de cette guerre, j’irai rejoindre le rang des martyrs. Que Dieu puisse avoir pitié de nos âmes ! » Le camp se dressait devant nous. Il s’agissait d’une usine d’armement flanquée d’une gare de triage à plusieurs voies ferrées. Les lourdes berlines s’arrêtèrent devant un bâtiment où en sortit des officiers et après des présentations d’usage, Baeur demanda à consulter la liste des prisonniers qu’il me tendit ensuite.
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Le nom e Nolan Leicester n’y figurait pas. Puis s’adressant au commandant du stalag, Baeur haussa le ton pour marquer son passage d’un pois ont il s ne seraient pas prêt d’oublier. « Nous tenons ici la liste des prisonniers de guerre qui en ce moment même fait l’objet d’une enquête appuyée de la Croix Rouge ! Or certains prisonniers ne figurent plus sur la vôtre. Quelles en sont les raisons ? —Il s’agit d’évasion Herr commandant. Nous marquons d’une astérisque les prisonniers qui s’évadent. — Deux astérisques pour le prisonnier Leicester ? Qu’est-ce que cela peut-il bien signifier ? Expliquez-moi j’ai toute la journée. —Herr commandant, nous avons du transférer des prisonniers parmi les plus récalcitrants. Le capitaine Otto Scoeler est passé le mois dernier avec une demande particulière. Il a pris avec lui plus de deux cent prisonniers parmi les plus valides pour les conduire en Pologne. —En Pologne ? Et pourquoi notre bureau n’a-t-il pas été avertit de ces déplacements ? Le capitaine Otto Schoeler vous ites ? Nous prenons note de tout cela. Permettez que je vous emprunte ceci ? » Il me fit signe de le suivre à l’extérieur. « je n’ai qu’un appel à passer. Cela ne sera pas long. S’il s’avère que le prisonnier est là-bas, vous continuerez seule mais pas sous l’uniforme allemand. Ils risquent de vous presser de questions et découvriront avec été dupée si vous vous faites passer pour celle que vous n’êtes pas. Laissezmoi deux jours pour vous avoir les bons papiers. En attendant restez loin de ces baraquements. Je fais le nécessaire. »
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Pendant deux jours je me fis porter pâle. L’attente fut insurmontable. Deux jours suffirent à Baeur pour obtenir les informations souhaitées sur Schoeler et ma nouvelle identité. « Mon aide de camp vous conduira où il faut. Vous devrez subir le même traitement que nos prisonniers de guerre et une fois que vous l’aurez trouvé, faites passer un message à mon contact, Lazarus. Il sera votre unique porte de sortie. Si je n’ai pas de nouvelles de vous dans trois mois je ne pourrais plus rien pour vous, je contacterais la Croix rouge. J’espère que tout se passera bien pour vous. Certaines histoires valent la peine d’être racontée. » Les larmes me montèrent aux yeux. On partagea une vive poignée de main avant de nous séparer. Tout le temps que dura le trajet je frissonnais de peur. Celle-ci fut à son paroxysme quand une fois délestée de l’aide de camp de Baeur on m’aboya de me mettre dans le range parmi les autres prisonnière. Un sous-officier m’arracha les papiers des mains. « Prisonnière anglaise, deuxième colonne sur la droite ! » On nous fit ensuite monter dans des wagons et en serrant les fesses je fis ma liberté prendre un tournent différent. En tremblant je serrai mon maigre baluchon contre moi. On referma les portes par des battants et le train fila en pleine campagne. L’ambiance dans un camp est assez unique. Il y a d’abord la musique puis les vociférations des kapos et les coups qui pleuvent. L’on joue la même symphonie, à savoir la n°25 de Mozart en G Mineur. « Plus vite, espèces de vermine ! » Les
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chiens montrèrent les crocs et on nous précipita au pas de charge sur la place ‘appel. Nous autres femmes n’étions qu’une poignée d’hommes face à la multitude de prisonniers de sexe masculin. Tenir trois mois n’était pas concevable. Je n’avais qu’un mot à la bouche : survivre. Pour cela il me fallut étudier le dispositif de sécurité et les mouvements des sentinelles postées dans la zone de barbelés. Rien ne pouvait être laissé au hasard. Si Leicester avait réussi à s’évader j’en serai capable. Mais la difficulté suprême fut celle de composer avec les kapos allemandes, les autres prisonnières me laissaient tranquilles mais pas les kapos toujours là à vous aboyer dessus ; il me fallait redoubler d’effort pour ne pas me faire prendre dans un vol ou une absence non justifiée. Si les Américains étaient protégés par la Convention de Genève il n’en était pas de même pour nous autres POW de Sa Majesté. On mangeait à part, on pissait à part ; nos loisirs différaient de ceux des Américains tout seulement en raison de notre réputation : nous étions considérés comme les rois de l’évasion. Pour survivre à l’Enfer de ce camp, il restait le Marché noir. Le troc opérait si facilement que cela en devenait presque une activité normale dont tous devaient exercer pour survivre. Ainsi en troquant divers objets je pus, non pas améliorer mon ordinaire, mais obtenir des passes pour me rendre à la blanchisserie, l’infirmerie et autre. Je soudoyais les kapos tant et si bien qu’un américain du nom d’Angus Fields s’arrangea pour me
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rencontrer en dehors de na zone de surveillance. « Il semblerait que tu parles allemand. Il y a un certain avantage à parler allemand ici mais tu vas te forger une sale réputation en les fréquentant de trop près. Il va te falloir un protecteur ou bien ces nazis vont tous te passer dessus. Qu’est-ce que tu faisais avant de te faire prendre ? —J’étais dans la RAF. As-tu des contacts du côté des prisonniers de la Royal Air Force ? —Si tu cherches à passer des messages de l’autre côté de ce block, il te faudra te débarrasser de Baumann une bonne fois pour toute. Il met son nez partout et aura tôt de découvrir que tu cherches à te tirer d’ici. —Est-ce un crime de vouloir s’en aller ? Dis-moi que tous ici tentent sa chance assez souvent pour ne pas finir en loques humaines. —Tu es présomptueuse et cela prouve que tu es lucide. Cet enfer ne donne pas envie d’y rester mais ce qu’i tente la grande aventure ne reviennent pas. Eichendorff les envoie ailleurs. Ils craignent à juste titre qu’une âme corrompue est aussi néfaste que le typhus. Tu apprendras bien vite à te résigner. Maintenant débrouilles-toi pour que ce baumann cesse de te filer le train. » Vaines tentatives. Plus je tentais de passer inaperçue et plus l’autre se mettait à fureter partout, la truffe au vent. Comme je m’absentais trop souvent à son goût il envoya un kapo pour me ramener à lui, dans un de ces blocks disposés en dehors des baraquements des prisonniers ; il le faisait uniquement dans le but de m’isoler des autres. De mauvaise humeur, il aboyait
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des ordres à tous les soldats en faction et brutalement me fit assoir devant une table. « Il se prépare quoi là-bas ? —Je l’ignore. » la gifle fut si violente que ma crane menaçait de se détacher du tronc. « je sais qu’il se prépare une évasion d côté es Américains. Alors ne me dis pas que tu n’es pas au courant. Donnes-moi les noms. Vas-y je t’écoute ! —je ne sais pas. » Il me gifla sur l’autre joue. Le choc me fit tomber de ma chaise. Comme je me mis à sangloter il me fit de nouveau m’assoir et m’obligea à le regarder. « je vais le répéter distinctement. Qui sont les Américains qui projettent de nous fausser compagnie ? Fileds, Cole, Henderson ? Parles plus fort, je ne crois pas t’avoir entendu, murmura-t-il à mon oreille. Je sais que tu as vent de cette histoire. Il y a Fields, c’est ça ? —non, répondis-je en secouant la tête. Non, non, non ! je ne sais rien. —Tu mens ! On t’a vu le regarder. Il y a quelques secrets entre vous et comme je sais qu’il te plait, il t’a forcément fais part de ses plans. Tu e seras pas la première ni la dernière qu’il a abusé de la sorte. Et tu sais ce qu’il va se passer ensuite ? Ils te vendront à la première occasion pour un paquet e cigarettes. Et quand on a la chance ‘être jolie comme toi, le fantasme devient très vite une réalité. —je vous ai dit ne rien savoir. Je ne sais rien. —Alors tâche d’en savoir un peu plus. Tu me dois bien ça, non ? Prouves-moi que tu n’es pas une ingrate. » De retour dans mon baraquement. J’étais en colère contre moi-même et….
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« Que s’est-il passé ensuite, questionna Phil beagle en tirant avec calme sur sa cigarette, l’avez-vous revu ? Du moins avez-vous eu trace de son passage dans ce camp ? —J’ai du faire des choses horribles…. —Comme nous tous Leigthon. C’était la guerre et l’avenir dépendent de certains de nos choix. —j’ai fait accuser d’autres. » Les larmes me montèrent aux yeux. Dieu me jugerait de son doigt vengeur.la détention vous pousse à faire le pire
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[Epilogue]
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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France
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