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Janvier 2013
1. Dans la gueule du loup P.6 - 2. Managers, traders, profs : ces illettrés qui sortent du cadre P.16 - 3. Gaz de schiste, La ruée vers l’Est P.22 - 4. Les blessures clandestines P.28 - 5. La flûte désenchantée P.36 - 6. Glasgow rangers : tatouages, amour et vin blanc dans les Highlands P.44 - 6. Les brebis égarées du prophète P.50 - 7. Psychiatrie à ciel ouvert P.56 - 8. Il n’y a pas de mal à faire le Bien P.62 - 9. Hôtels de fortune P.72 - 10. Jbeniana la Rebelle P.82 11. Le mystère de Grimouville P.90
pigeon Directrice de la publication Julie Joly Rédactrice en chef Marion Festraëts Directeur artistique Grégory Leduc Journalistes (Promo 66) Shahzad Abdul Benoît Berthelot Axel Cadieux Tiphaine Crézé Estelle Faure Ghislain Fornier-de-Violet Charles-Henry Groult Romain Jeanticou Simon Leplâtre Perrine Massy Amélie Mougey Julien Mucchielli Yohan Vamur Pierre Wolf-Mandroux
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DANS L’OEUF Il doit bien peser quelques centaines de grammes. Pourtant il n’est fait que de plumes, et d’histoires. Il fallait prendre le temps de les sentir, de les couver, ces histoires, dans les villes et dans les champs, entre l’automne et l’hiver 2012. Puis de les accoucher avec patience, et sur la longueur. Nous n’aurions pas pu les raconter autrement. Vous croiserez ici des supporters écossais en plein blues, un trader illettré, des bouffeurs d’imams. Vous risquez de vous égarer sur le territoire escarpé du loup, dans les brumes d’un épais mystère normand, ou à travers les entrailles miraculeuses de Poméranie. Vous rencontrerez des sans-papiers meurtris, des Tunisiens communistes, des philanthropes pas désintéressés, des fous en liberté. Vous visiterez une usine de flûtes silencieuse, des hôtels d’infortune. Ce canard, qui fait son nid entre vos mains, c’est « Pigeon ».
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Sommaire
Dans la gueule du loup P.6 Managers, traders, profs : ces illettrés qui sortent du cadre P.16 Gaz de schiste, La ruée vers l’Est P.22 Les blessures clandestines P.28 La flûte désenchantée P.36 Glasgow rangers : tatouages, amour et vin blanc dans les Highlands P.44
Les brebis égarées du prophète P.50 Psychiatrie à ciel ouvert P.56 Il n’y a pas de mal à faire le Bien P.62 Hôtels de fortune P.72 Jbeniana la Rebelle P.82 Le mystère de Grimouville P.90
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Dans la
gueule
loup
du
Hiver 1993, le loup gris d’Europe traverse la frontière italienne. Dans les AlpesMaritimes, le retour de l’animal mythique fait trembler éleveurs et bergers. Vingt ans plus tard, les hommes tentent toujours de protéger leurs brebis. Mais les bêtes égorgées se comptent par centaines. Les meutes se multiplient. Les éleveurs ne reconnaissent plus leur métier, en voie d’extinction. PAR AMÉLIE MOUGEY
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u petit matin, alors que la vallée de la Vésubie baigne encore dans le brouillard tenace du mois de novembre, Michel Barengo grimpe dans son 4x4 terreux pour partir en montagne. Sur le tableau de bord, quelques mousquetons et une verrine de foie gras presque vide laissent leur empreinte dans un demi centimètre de poussière. Dans le sac à dos militaire informe posé au pied du siège passager : plusieurs paquets de tabac à rouler, des soupes en sachet et du café lyophilisé. Ce jeudi, l’éleveur monte ravitailler Gilles, son berger. Depuis qu’il l’a embauché en janvier 2012, Michel lui confie ses 2000 brebis. Mais comme chaque semaine, lorsqu’il s’engage sur la piste cabossée qui mène aux alpages, l’éleveur n’est pas tranquille. Sous ses épais cheveux noirs, son front plissé qui trahit son anxiété. Cette nuit, le loup est peut-être passé. Ou même hier, en pleine journée. « Avec ce temps de chien, de jour comme de nuit, il est dans la montagne chez lui », glisse Michel, l’accent chantant mais la mâchoire serrée. La semaine dernière, le troupeau a subi deux attaques coup sur coup. Bilan : « quinze brebis au tapis.» Quinze brebis qui viennent s’ajouter à la liste des 80 déjà perdues cette année.
les vides poches. Qu’importe. Le tabac n’aura pas le temps de sécher. Sur le trajet, l’homme rumine. Il pense à sa paperasse. Cela fait tout juste vingt ans que le loup est réapparu dans le département. Depuis, quand l’agriculteur de 56 ans ne crapahute pas, il se débat avec ses demandes d’indemnisation. «Depuis le temps, je ne suis plus capable de compter toutes les bêtes remboursées », reconnaît-il. Avant de quitter pour la journée la confortable maison qu’il partage avec sa femme et ses trois petits garçons, Michel a encore retourné quelques piles de documents. Ordinateur, téléphone et dossiers : au milieu du salon, son bureau n’a rien à envier à celui d’un analyste financier. « La paperasse c’est pas mon truc », grogne l’éleveur en fronçant ses épais sourcils noirs. Michel n’arrive pas à remettre la main sur le numéro d’immatriculation d’un bélier égorgé la semaine passée. Il en a besoin pour être dédommagé et le montant n’est pas dérisoire. Pour une brebis tuée par le loup, l’État verse 200 € : le prix de la viande, mais aussi des agneaux que l’animal aurait pu porter. Pour un bélier, le montant peut s’élever jusqu’à 500 €. « À condition de retrouver les carcasses » bougonne le conducteur, la voix à moitié couverte par le bruit du moteur. Après la dernière attaque, l’éleveur a passé le weekend à arpenter les 400 hectares de pâturages qu’il loue à sa commune à la recherche des animaux égorgés. Au milieu des buis et des genêts qui arrivent
L’éleveur roule une dernière cigarette avant de démarrer. Plusieurs paquets déjà entamés traînent dans
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Dans la gueule du loup
aux genoux, la quête est laborieuse. « On peut passer à trois mètres d’un cadavre sans rien remarquer.» Dans leur tâche lugubre, les hommes sont aidés par les corbeaux. Après le passage du loup, les volatiles tournent au-dessus des dépouilles dans une danse macabre. Trop fine pour les crocs du prédateur, la chair restée autour des os fera leur déjeuner. Pour l’éleveur, le temps presse. Renards et vautours ont eux aussi repéré l’agitation des oiseaux noirs. Deux jours suffisent aux charognards pour faire disparaître toute trace de l’animal. L’éleveur peut alors tirer un trait sur son constat d’attaque, sésame pour l’indemnisation.
il découvre de la laine blanche maculée de sang. Des bêtes éventrées, tripes et panses laissées de côté. Certaines sont rognées jusqu’à l’os, d’autres, presque intactes portant une simple morsure à la gorge. « C’est le syndrome du renard dans le poulailler, explique le spécialiste, excité par l’abondance de nourriture, il croque dans tout ce qui bouge.» En retournant la peau d’une brebis gisant à ses pieds, Gérard découvre souvent des hématomes violets, preuve qu’à cet endroit des crocs ont été plantés. Parfois les traces sont plus petites. Elles indiquent que des louveteaux ont mordu dans le troupeau pour s’entraîner. « Dans le département, la population s’est stabilisée », assurent les associations nationales de protection. Pourtant, de la chambre d’agriculture aux agents du parc national, les observateurs locaux dénombrent sept meutes dans les Alpes Maritimes, soit deux de plus que l’an dernier.
Une fois le troupeau recompté, Michel a stoppé ses recherches : pour cette attaque, tous les cadavres ont été retrouvés. Reste cette histoire de bélier : la boucle d’oreille qui permettait de l’identifier a disparu dans les fourrés. Les autres constats d’attaque, eux, sont complets. Signés, classés, ils sont précieusement conservés 16 kilomètres plus haut dans la vallée, à Saint-Martin Vésubie, petit village devenu porte d’entrée du parc national du Mercantour. Au premier étage de la maison du parc, la pochette cartonnée contenant les constats-loup n’a jamais été aussi épaisse. « L’an dernier à la même époque, on avait relevé 280 attaques, confie Gérard Millischer. Aujourd’hui on frôle les 500.» Chaque jour, armé d’un scalpel et d’un appareil photo, cet agent assermenté analyse de nouvelles scènes de crimes. Chaque jour,
Michel coupe le contact. La portière ouverte laisse entrer le calme et la fraîcheur de la forêt de chênes dans l’habitacle chahuté du 4x4. En laçant ses chaussures de marche pour terminer le trajet à pied, l’homme repense à cet hiver de 1992. Époque maudite où le prédateur légendaire traverse la frontière italienne à la conquête de nouveaux terrains de chasses. Cette année-là, sur la première neige tombée dans le département, des traces de pattes grandes comme la main font, pour la première fois depuis les années 30, frissonner des promeneurs français. « On n’a pas compris tout de suite ce qu’il nous arrivait » reconnaît Michel Barengo. « À l’époque, la plupart des éleveurs croyaient le retour du loup lié à la création du parc national » se souvient Gaston Franco, maire de Saint-Martin Vésubie depuis 1989. « Ils étaient convaincus que l’animal avait été réintroduit en catimini.» Et le soupçon a longtemps perduré.
Armé d’un scalpel et d’un appareil photo, l’agent assermenté analyse de nouvelles scènes de crime
Car c’est bien avec une fierté mêlée d’admiration que les collègues de Gérard Millischer présentent l’agent constateur : « le premier homme en France à avoir attrapé l’animal dans ses jumelles.» C’était en 1996.
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Depuis, l’homme marche dans les traces de l’animal, l’observe, le photographie, l’étudie. Il passe de longues soirées, les yeux rivés sur son écran d’ordinateur, à visionner des films réalisés en caméra infrarouge, du matériel de l’armée. De ces récits de traque en noir et blanc, canis lupus, le loup gris d’Europe, est la vedette incontestée. Furtif, stratège, endurant : le prédateur est fascinant. L’agent du parc fasciné. « Quelle bande d’intégristes ! », lâche Michel Barengo. Dans les querelles entre pro et anti-loup, les paroles dépassent souvent les pensées. Les gestes aussi. Lors des constats d’attaque, l’ambiance est électrique. Le 8 août dernier à Châteauneuf-d’Entraunes, une remarque déplacée a valu à trois fonctionnaires des coups de manche de pioche. L’agresseur, un éleveur, doit aujourd’hui être jugé. Michel Barengo le soutient. Lui non plus n’a pas digéré certaines réflexions. « Tu es comme le pape, tu es contre l’avortement » lui a lancé un « gars du parc » à qui l’éleveur confiait sa crainte que des brebis rescapées fassent des fausses couches. Plus encore que les incompréhensions mutuelles, les constats litigieux cristallisent les rancœurs. Il y a un an, Michel et un agent ne parviennent pas à tomber d’accord sur le nombre de brebis attaquées. Soudain, l’éleveur explose. Pour éviter les coups, l’agent du parc s’enferme dans sa voiture. Alors Michel se défoule sur le véhicule à grands coups de pieds. « Si mon ex-femme ne m’avait pas retenu, je le tuais !» Dans la vallée voisine, l’anecdote ne surprend pas. « Michel est sanguin, il peut vite s’emporter », confirme Luc Vallet, éleveur transhumant au regard bleu perçant. Lui est plus posé. Moins exposé aussi. D’abord, il ne passe que la moitié de l’année dans les « zones loups ». L’hiver, il emmène ses brebis brouter près de Monaco. Là-bas il peut souffler. Ensuite, la montagne où son troupeau pâture l’été est très fréquentée. Trop de touristes : le loup n’y met pas souvent les pattes. Et puis l’éleveur s’est protégé. Chaque soir, le berger avec qui il travaille depuis cinq ans parque le troupeau derrière des barbelés. Depuis jan-
Furtif, stratège, endurant : le prédateur est fascinant. L’agent du parc fasciné. vier, l’éleveur n’a que six pertes à déplorer. Luc Vallet comprend pourtant très bien les accès de colère de ses voisins. Il pratique l’élevage extensif depuis 30 ans et revit avec amertume ces recherches macabres. La dernière surtout : l’éleveur part à la recherche d’un bélier tué au milieu des bosquets. En chemin, il tombe sur « une belle brebis classée, qui faisait deux agneaux par an.» Dépecée. Puis une seconde brebis, entièrement dévorée. Et une troisième. « A la fin je priais pour tomber enfin sur le bélier.» Les nerfs en pelote, le moral en berne, Luc Vallet s’est assis sur un rocher, dépité. « Je n’ai pas honte de le dire, j’en ai pleuré.» Entre les deux sièges de la Mitsubishi noire de Michel Barengo, posé sur le frein à main : un fusil de chasse. Ici les éleveurs ne s’en cachent pas. Espèce protégée ou pas, tous paraphrasent José Bové : si le loup croise leur chemin, ils ne vont pas le prendre en photo. Un jour Michel a tenu l’animal au bout de son fusil : « il était comme d’ici au premier genêts », indique t-il en longeant la crête qui mène à la cabane de Gilles, noyée dans le brouillard tenace. « Un gros loup gris. À 80 mètres à tout casser. Comment j’ai pu le louper ? » La convention de Berne, le texte européen qui protège le loup depuis 1979, Michel en a bien sûr entendu parler. Tout comme du schéma de riposte prévu par la loi et qui le fait « doucement rigoler » : avant de tirer sur un loup, les éle-
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Dans la gueule du loup
veurs doivent pouvoir prouver qu’ils ont tout essayé. D’abord l’effaroucher, avec, au pire, des tirs en l’air. Puis le dissuader, cette fois avec du plomb. « Imaginez une bande de guignols qui sort du bosquet en tapant sur des casseroles, s’esclaffe Michel. Pendant ce temps là, le loup se barre avec leurs agneaux. Mais si ça les amuse, tant mieux pour eux », poursuit-il avec dédain. Et puis, s’il voulait faire les choses bien, il devrait demander une autorisation de tir de défense chaque année. Face au loup, avec un fusil chargé, rares sont les éleveurs qui s’interrogent sur la validité de leur permis. « Mon fils a cinq ans, il est trop petit, mais dans quelques années je vais lui montrer où est le fusil chargé, promet Michel Barengo. Comme ça, si un intrus rentre chez nous, il ne restera pas planté au milieu du salon à le regarder. C’est normal, non ? Eh bien, pour nous c’est la même chose avec le loup.» Le problème, c’est que le loup, les éleveurs ne le voient pas. Sur une année, leurs rencontres se comptent sur les doigts d’une main. Pourtant, eux sont certains que le prédateur passe ses journées à les observer. « Il repère l’endroit puis, en meute, ils élaborent des stratégies. Au moment propice, ils passent à l’attaque. Et si ça marche une fois, ils s’en souviennent et reviennent » avance Luc Vallet. À côté, la crainte d’une contravention est dérisoire. Et vite écartée. « Si un agent nous aperçoit à cinquante mètres de lui avec un fusil chargé, il doit s’en passer des choses dans sa tête », menace Michel en enfilant l’anorak jaune réfléchissant que portent les chasseurs, « moi je ne suis pas dans sa tête, mais quelque chose me dit qu’il préférera faire comme s’il n’avait rien remarqué ». Certaines nuits, les hurlements viennent troubler le sommeil des bergers. Dans leur tenue cousue de l’écusson du parc national, Gérard Millischer et ses collègues, eux, tendent l’oreille. « Souvent, ils se répondent », s’enthousiasme l’agent. Entre les humains, la communication est plus compliquée. « À Saint-Martin Vésubie, les agents du parc vivent dans un bunker », avance Gaston Franco, le maire UMP. Aujourd’hui ces écologistes assermentés louent toujours la sauvegarde de la biodiversité mais avouent se sentir dépassés. « Depuis cinq ans, on embauche des vacataires pour m’épauler», confie Gérard Millischer. « Car il faut parfois trois heures, de route et de marche, pour arriver aux carcasses. Si on a deux attaques par jour, tout seul c’est compliqué.»
700 euros de dommages et interêts pour la peur, les soins et le jean Levi’s... un arbre qui, de toute façon, tombera avec la neige », râle-t-il. « De toute façon maintenant il faut demander l’autorisation pour tout.» Quand il avait 30 ans, tout juste papa de deux petites filles d’un premier mariage, Michel passait ses nuits à côtés des brebis : « Une copine qui bossait au bistrot m’avait refilé des vieilles toiles de parasol, je m’en étais fait un abri ». Avec le temps, bon gré mal gré, Michel s’est adapté. Il a d’abord pris des patous, ces gros chiens blancs dressés pour en découdre avec le loup. « Des saloperies qui donnent des soucis », tranche l’éleveur. « Trop gentils ils ne servent à rien, trop agressifs, ils attaquent tout ce qui s’approche des brebis.» Quand la route du troupeau croise celle du GR 5, on est loin de Belle et Sebastien. À la Bollène Vésubie, un voisin de Michel s’est retrouvé au tribunal pour des traces de crocs laissées par un patou dans le postérieur d’un randonneur. Verdict: 700 euros de dommages et intérêts pour la peur, les soins et le jean Levis. À Valdeblore, Luc Vallet a dû « lâcher 200 euros » pour soigner un vieux chat mordu par un de ses chiens et apaiser la colère de sa propriétaire: « Elle était hystérique ». Après coup, ces anecdotes font sourire les éleveurs. Sur le moment, ils fulminent. « C’est pas normal qu’on assume un truc qu’on a pas voulu », gronde Michel en s’arrêtant pour reprendre son souffle.
Pourtant, en vingt ans, les éleveurs ont appris à se protéger. « Les premières années, on n’a eu que des gros cartons, on était paumés », se souvient Michel en hissant sur son épaule une large branche cassée qui alimentera le poêle de son berger. « Sinon, il faut demander l’autorisation aux gars du parc pour couper
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À une demi heure de marche de son 4x4, Michel atteint enfin la cabane de Gilles. Perchée à 1800 mètres d’altitude, la baraque en bois construite par la mairie est gardée par une ânesse câline. Le berger n’est pas là. Perdu dans la brume, l’homme se démène quelque part en contrebas pour regrouper les brebis. Au son des clochettes, Michel le localise « il est beaucoup trop bas. Cette herbe-là, on doit encore la garder ». Ici, les pâturages sont trop escarpés pour faire du foin. S’il rentre son troupeau, l’éleveur doit en acheter. À 200 euros la tonne - la consommation quotidienne de ses brebis - Michel rechigne à rentrer ses bêtes à la bergerie. « À part pour l’agnelage, elles sont dehors toute l’année.» Le loup jubile. Hiver comme été, il a le troupeau à portée de crocs. Gilles, le berger, fait de son mieux pour lui compliquer la tâche. « Il garde mes brebis comme si c’était les siennes », sourit Michel reconnaissant. A l’intérieur de la cabane, les sacs de croquettes de 20 kilos encombrent les 12 mètres carrés où Gilles est installé. Pas d’eau courante, pas de frigo, pas de toilettes et pas d’électricité: le confort se résume à un butagaz pour cuisiner et un poêle à bois pour se chauffer. « Il paraît que quand on héberge un salarié, il faut lui garantir au moins 150 litres d’eau par jour. Ici, comment vous voulez que je fasse...», murmure Michel. Le salaire du berger, comme les croquettes ou l’achat des patous, est pris en charge par l’Etat. Mais pour le ravitaillement, les éleveurs se débrouillent: « Pour monter le gaz, l’eau et les croquettes, l’héliportage c’est pour ma pomme.» À 400 euros la ballade en hélico, Michel préfère multiplier les allers-retours à pieds. Quitte à porter jusqu’à 37 litres d’eau à bras et à dos d’homme. « C’est de ça qu’ils devraient discuter pour le prochain plan loup ». Très loin, à Paris, ministres et délégués syndicaux préparent le texte qui fixera la politique française sur le loup, de 2013 à 2018.
silhouette de Gilles, petit homme sec perdu dans une grosse veste élimée, apparaît dans la brume. « J’ai bien cru qu’elles y passaient », lâche le berger essoufflé. Sous son teint hâlé et sa barbe blanchissante, le visage du berger se détend lentement. Gilles rassure l’éleveur : c’est seulement Toumé la chienne de Michel, grimpée clandestinement dans la remorque du 4x4, qui a mis la pagaille dans le troupeau. « Il n’en faut pas beaucoup plus pour les affoler », se lamente l’éleveur. Les dérochements, mouvements de panique mal situés, entrainent au fond des ravins des troupeaux entiers. Il y a quatre ans, 196 brebis ont ainsi dégringolé. « En essayant d’échapper au loup, les bêtes s’enfuient et se bousculent, les dernières ne freinent pas à temps et poussent les premières dans la pente », explique Gilles. Le berger retrouve alors un tas de bêtes inertes qui, de loin, se confond avec les rochers. Seules quelques pattes raides se détachent, des allumettes plantées dans une boule de coton.
« On ne sait encore pas à quelle sauce on va être mangés », grogne Michel. Depuis quelques années, il boycotte les réunions. « Chacun raconte ses problèmes, ses attaques. On a juste l’impression d’être chez le psy, résume-t-il. Le temps défile, on piétine et les élus se frottent les mains. Je vois pas pourquoi je participerais à la mascarade.» Alors Michel garde ses soucis pour lui. Il a l’habitude. Et ça ne lui coupe plus l’appétit. A l’abri dans la cabane de Gilles, l’éleveur sort de son sac un camembert bien fait, une baguette et des petits saucissons. Il pose le tout sur le table amovible, un modèle pour caravane, et baisse la tête pour s’asseoir sur le lit. Au plafond, une gousse d’ail, un entonnoir et quatre casseroles rouillées décorent une poutre. Dans un bidon d’eau coupé et pendu à un clou, du courrier jamais ouvert côtoie des paquets de tabac.
Présence humaine ou non, le loup attaque toujours. « Une attaque, ça va très vite et je ne vois jamais le troupeau tout entier », reconnaît Gilles. Et puis parfois, éreinté, le berger rentre se reposer. « Les gars du parc et les élus, ils sont dehors quand il pleut? Non, alors je vois pas pourquoi mon berger il le serait », s’emporte Michel. Vacances, week-end et jours fériés, Gilles ne connaît pas. Discret, l’homme ne se plaint jamais de rien. Sauf du loup. « Avec la misère qu’il y a dans ce pays c’est écœurant de voir les sommes que l’État lâche pour cet animal », grommelle-t-il en faisant bouillir de l’eau pour le café en poudre. Entre mesures de protection et indemnisation, la chambre d’agriculture estime qu’un loup coûte 30 000 euros par an à la collectivité. Soit un million d’euros pour les seules Alpes-Maritimes. Avec 2 500 victimes estimées pour 2012, le nombre d’indemnisations y a encore augmenté de 30% par rapport à l’an dernier.
Soudain, les brebis s’agitent, les patous aboient. La
Prendre plus de patous ? C’est la solution que Gaston
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Dans la gueule du loup
Franco, le maire de Saint-Martin Vésubie, a rapporté du parc italien des Abruzzes, d’où le loup a émigré. Pour le conseiller général des Alpes Maritimes, si, en quinze ans, la moitié des éleveurs du département a disparu, c’est qu’ils n’ont pas su se moderniser. L’élevage extensif, avec ses grands troupeaux en liberté, est une « activité archaïque », martèle l’élu, également député européen. Pour lui, si l’élevage ovin ne veut pas disparaître, il doit évoluer vers « des petits troupeaux, avec beaucoup de patous ». Une prescription qui se heurte au terrain. « Avec plus de patous on risque un effet de meute », objectent certains bergers. « On est éleveurs de brebis, pas de chiens », renchérissent leurs patrons. Pour Gaston Franco, qu’importe. « Économiquement et politiquement, les éleveurs ne représentent rien.» Ce mépris, les agriculteurs le lui rendent bien. Pour Michel Barengo, Gaston Franco c’est l’homme qui a créé le parc Alpha, une attraction touristique qui rassemble quinze loups en captivité. Sur la page internet du parc, le visiteur est invité à « venir à la rencontre du prédateur légendaire ». Le long de la route qui monte de Nice, un arrêt de bus sur deux exhibe une tête de loup fixant les automobilistes dans les yeux. Les éleveurs y voient une provocation. Pour la municipalité, c’est 52 000 visiteurs chaque année. Au mois de novembre, le parc Alpha est fermé et la
“Economiquement et politiquement, les éleveurs ne représentent rien” vallée vit au ralenti. À Saint Martin Vésubie, seules les feuilles d’automne qui tourbillonnent à chaque bourrasque animent la place de la mairie. Sous les volets clos des résidences secondaires, les pancartes « fermeture annuelle » des restaurants jalonnent le chemin des passants. Ceux qui vivent là à l’année rentrent chez eux d’un pas pressé, fatigués. Chaque jour, la plupart fait l’aller-retour vers Nice ou Carros pour travailler. « Depuis que ceux de la ville sont arrivés, ici l’ambiance a changé », soupire Michel. L’éleveur a laissé Gilles à sa solitude et repris le chemin caillouteux qui mène à la vallée. « Au bistrot, il y n’a plus grand monde pour prendre l’apéro. Maintenant chacun rentre chez soi et allume sa télé. » Derrière le comptoir, à la boulangerie ou au petit Casino, vendeuses et caissiers saluent toujours les clients par leur prénom. Ils prennent des nouvelles des enfants partis
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faire leurs études à Nice ou même à Lyon. Mais on se connaît moins. Dans la vallée, l’essor touristique des dernières décennies a fait grimper les prix. A SaintMartin Vésubie, le tarif du café n’a rien à envier à celui des terrasses parisiennes. Sur le chemin du retour, Michel entonne des chants traditionnels en patois. « Ils veulent te faire saigner, ils veulent te grillager » : l’éleveur chante la montagne et ce brouillard « que personne ne peut capturer ». Les paroles sont de lui. « Avant tous les vieux chantaient au village », regrette l’éleveur. Aujourd’hui la musique a changé. Gaston Franco rêve de faire de Saint-Martin Vésubie le « Courchevel de Monaco ». L’élu ne s’en cache pas, il rêve de haut de gamme, d’un joli marché de producteurs aux prix salés installé sur la place de la mairie. Pour les éleveurs, il tient la solution : se reconvertir dans le fromage de brebis : « À deux euros pièce, il feraient fureur sur le marché ». Continuer l’agneau? A condition qu’il soit labellisé : « dans les restaurants trois étoiles de Nice et de Monaco, il pourrait concurrencer l’agneau de Sisteron ».
Michel Barengo claque la portière de son pick-up avec colère. « Ce qu’il nous demande là c’est de changer de métier. Est-ce que moi je lui demande de devenir cantonnier ? Et puis avec toutes leurs normes européennes à la con qui voudraient des brebis sans crottin, vous croyez que je vais m’amuser à construire une fromagerie ? » De retour à la Bollène-Vésubie, à quelques mètres de chez lui, Michel arrête le moteur pour saluer un voisin. Devant son garage, Noël Aczenzi est en train de ranger plusieurs stères de bois. Noël est éleveur, lui aussi. À 32 ans, ce jeune père de famille est tourmenté. En janvier, il devra renouveler son dossier pour obtenir les aides de la PAC, soit 66% de son salaire. Signer c’est s’engager à faire des brebis les cinq prochaines années. Cette perspective l’angoisse. « Financièrement on s’en sort pas mal, mais ça ne fait pas tout. Avec le loup, notre vie est devenue un enfer » récrimine-t-il en piochant dans la boîte de bonbons posée à côté de ses outils. « Les éleveurs de la génération de Michel peuvent aller jusqu’à la retraite, il ne leur reste que quelques années. Mais moi je ne tien-
“Avec la misère qu’il y a dans ce pays, c’est écoeurant de voir les sommes que l’Êtat lâche pour le loup.” 14
Dans la gueule du loup
drai jamais. Pour me reconvertir, je ne dois pas trainer.». Le problème c’est qu’à part les maquignons, personne n’a envie de racheter ses brebis. « Arrêter l’élevage ça voudrait dire perdre tout ce qu’on a construit » soupire Noël, tiraillé. Et malgré tout, l’éleveur aime son métier. Ou plutôt, le métier que son père exerçait il y a une vingtaine d’années. « Dans le temps, quand on se retrouvait au café, on parlait de nos brebis », se souvient Michel Barengo, nostalgique. « On se demandait si l’été leur avait profité, si on allait avoir de beaux agneaux ». Aujourd’hui les éleveurs ne parlent plus que du loup, du dressage des patous, des galères pour trouver un bon berger. « Dans le métier, il y a beaucoup de babacools, de marginaux, juge Noël Aczenzi. Une fois qu’ils sont dans la montagne avec 2000 brebis, ils sont incapables de se débrouiller ». Quatre écoles de berger existent en France. Mais les crêtes des AlpesMaritimes et les zones loup ne font guère rêver les jeunes diplômés. Alors les éleveurs de la vallée se sont improvisés DRH: entretien d’embauche, lettre de recommandation, mise à l’essai, ils ont appris sur le tas à recruter un salarié. Avec parfois quelques ratés. « L’avant dernier, je l’ai gardé douze jours, soupire Luc Vallet. Un soir il a laissé une partie du troupeau en dehors du parc.» La nuit, le loup est passé et ça n’a pas loupé. « J’ai retrouvé un tapis de brebis. » Noël Aczenzi a renoncé à chercher un employé. Bien
que le revenu du berger soit assuré par l’État à hauteur de 80% du Smic, le jeune éleveur préfère travailler seul que mal accompagné. Résultat : le loup occupe toutes ses pensées, « la nuit je rêve d’attaques, le matin je pars en montagne, je retrouve des brebis égorgées. C’est un cauchemar ». À six ans, son fils lui demande souvent de changer de métier. Sa femme, elle, a renoncé. Comme elle a renoncé à son emploi. « Je travaillais de nuit, la journée je m’occupais des papiers, de la maison, du petit. Noël, lui, était en montagne pour compter les cadavres. Alors un jour, mon patron m’a dit : soit tu bosses pour moi, soit pour ton mari.» Elle a choisi. Noël n’aurait pas pu s’en sortir seul. Un peu plus haut dans la rue, Laurence Barengo rentre des sacs de course remplis de lait en poudre pour le petit dernier. Ce quotidien rythmé par les attaques et les constats elle le connait par cœur. « Pour aller chercher les garçons à l’école je ne peux pas compter sur lui », soupire cette ancienne parisienne, qui a abandonné son emploi dans les effets spéciaux pour venir s’installer avec Michel dans la vallée. Babyfoot, instruments de musiques, écran plats et dessins animés : à quelques pas de la bergerie, dans leur confortable maison emplie de jouets, leurs trois enfants ne manquent de rien. L’éleveur y tient. « Si je n’avais pas refait ma vie, j’aurais arrêté à 45 ans », assure-t-il. Ses trois garçons, il se l’est promis, ne feront pas dans la brebis.
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TRADERS, MANAGERS, PROFS :
ces illettrés qui sortent du cadre Comme 2,5 millions de Français, des cadres sont en situation d’illettrisme dans l’entreprise. Inquantifiables, ils échappent à tous les dispositifs prévus en matière de lutte et de détection. Les responsabilités qu’ils occupent en font des illettrés à la marge de la marge. PAR SHAHZAD ABDUL
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orsqu’il pénètre dans la salle des marchés de sa banque, située sur l’esplanade de la Défense (92), il entre dans « [son] monde, celui des chiffres ». Costume et cravate noirs ajustés, Mickaël, 32 ans, cultive un look épuré à la Jérôme Kerviel, son confrère trader. Bien qu’il occupe ce poste prestigieux, aussi fructueux qu’impopulaire, ce grand brun longiligne est illettré. Une situation qu’il ne s’explique pas, tant sa scolarité s’est déroulée sans accroc majeur. Il y a bien eu un redoublement en classe de CM2, et des notes qui n’ont jamais dépassé les 6 en français, « mais rien d’alarmant ». S’en sont suivies des études à l’INSEEC, une école de commerce parisienne, durant lesquelles il n’a « quasiment jamais écrit ». Le cas de cet as des équations mathématiques est bien connu des chercheurs spécialisés : il s’agit d’un « illettrisme de retour ». À force de ne pas utiliser l’écriture, Mickaël en a perdu l’usage. « Dans mon quotidien de trader, ça me sert rarement, reconnaît-il. Mais quand j’ai dû écrire ma première synthèse, j’ai bloqué. Je n’y arrivais plus. J’avais tellement honte de le dire, surtout que mes collègues ont une certaine image de moi. Je ne veux pas que les autres aient pitié !» Alors le trader a mis en place des méthodes de « contournement ». Dans son milieu professionnel, son meilleur ami et collègue est le seul dans la confidence : « Il écrit mes rapports quotidiens, m’explique les nouvelles procédures. » La seule idée d’évoquer sa situation avec sa direction le fait rire. Avant de reprendre, l’air grave : « dans ce milieu, ils ne cherchent pas à comprendre. Ce serait la porte. Point barre ». D’ailleurs, l’avenir le préoccupe : son ami quitte la banque en mars prochain. « Soit j’en parle à un autre collègue, soit je le suis dans sa nouvelle boîte », souffle-t-il, un œil sur la tour qui l’emploie. Comme Mickaël, 2,5 millions d’adultes seraient, à des degrés divers, en situation d’illettrisme, selon l’enquête nationale Information et Vie quotidienne (IVQ) conduite par l’INSEE, publiée en décembre 2012. Soit 7% de la population active qui ne maîtrise pas suffisamment l’écriture et la lecture, pour se faire comprendre ou pour assimiler un texte, malgré
une scolarisation en France pendant au moins cinq ans. Près de sept illettrés sur dix travaillent. Ces personnes, comme le précise le rapport « Illettrisme et emploi » (novembre 2010) du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) « sont principalement les ouvriers ou les employés les moins qualifiés ». Pourtant, ces chiffres déjà préoccupants recèlent un tabou : certains de ces travailleurs illettrés occupent, au contraire, des postes à très forte valeur ajoutée. Comment peuvent-ils exercer alors que, selon ce rapport, l’illettrisme constitue « un obstacle à la progression professionnelle, à l’accès aux responsabilités et à la sécurisation des parcours professionnels » ? Surtout, comment vivent ces cadres, ces médecins, ces professeurs, ces directeurs, ces managers, dans un système élitiste qui n’a rien prévu pour remédier à leur situation ? « ON A VU DES PERSONNES SE SUICIDER »
Pour Benoît Hess, sociologue spécialisé dans la recherche sur l’illettrisme, ces cadres, excellents techniciens dans leur domaine, masquent leurs difficultés à l’écrit par une grande aisance à l’oral. « L’enjeu est plus redoutable pour eux. Du fait de leurs responsabilités, ils sont soumis à une forte pression »,décrypte-t-il. Pour lui, il est plus difficile d’être un cadre illettré qu’une femme de chambre illettrée, car la situation est vécue comme une honte absolue. « Cela mène à des conduites plus extrêmes : on a vu des personnes se suicider, tant cette situation leur semblait insoutenable ». Pour éviter d’en arriver là, ces cadres mettent en place ces fameuses « stratégies de contournement », « pour donner illusion, chacun à leur manière », reprend le sociologue. Un collègue dans la confidence qui apporte son aide ou l’apprentissage des tâches par cœur, auxquels s’ajoutent, au cas par cas, toutes sortes de stratagèmes. Le but : créer un environnement favorable pour éviter d’être démasqué. Dans la typologie de France Guérin-Pace, directrice de recherche à l’Ined et auteure du rapport Illettrismes et parcours individuels, le cas du trader Mikaël relève de ceux qui n’ont jamais « acquis les connaissances de base en lecture mais [qui ont] réussi tant bien que mal à passer de classe en classe, sans jamais pouvoir vraiment y remédier ». C’est-à-dire, poursuitelle, qu’il ne se serait « jamais approprié l’écrit ». Dans son rapport, elle met en relation les parcours de vie, des données subjectives telles que le ressen-
“Quand j’ai dû écrire ma première synthèse, j’ai bloqué. Je n’y arrivais plus. J’avais tellement honte...” MICKAÊL, TRADER.
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ti par rapport à l’école, le rapport au livre ou encore les événements vécus dans l’enfance pour démontrer qu’il n’existe pas de profil type d’illettré. Allant à l’encontre de tous les préjugés qui veulent qu’une personne illettrée soit forcément pauvre, de classe populaire et en très grande difficulté professionnelle, elle met en évidence six profils d’illettrismes. Leurs intitulés laissent entrevoir l’éventail des degrés d’illettrismes : de l’« enfance douloureuse, des difficultés importantes face à l’écrit, une sociabilité réduite », à l’«enfance très heureuse, des difficultés modérées face à l’écrit sans conséquence sur le quotidien ». Dans le second cas, qui rassemblerait 29% des sujets, elle précise qu’ « une personne sur dix dans le groupe poursuit des études supérieures. Cette classe rassemble des personnes dont le niveau de maîtrise de l’écrit est insuffisant et limite sans doute certaines ambitions professionnelles, mais ne les empêche pas pour autant de mener une vie satisfaisante, d’avoir des revenus satisfaisants, une vie sociale. » « J’AI TOUJOURS DES ANTISECHES AVEC MOI »
Il faudrait créer une septième catégorie pour Pascal, tant le profil de ce manager d’un célèbre groupe hôtelier est atypique. Responsable international des formations de son groupe, il s’avoue volontiers « fâché » avec la langue française, dont il a toujours vécu l’apprentissage comme « une punition ». Et ce depuis son plus jeune âge. En primaire déjà, il chauffait les bancs en retenue le soir, à cause d’une grammaire et d’une orthographe hasardeuses. Petit-fils de restaurateur, il est le seul de la fratrie à vouloir perpétuer la tradition familiale et se lance alors dans un CAP cuisine. En vingt ans, il gravit tous les échelons, de cuisinier jusqu’à directeur d’hôtel, un poste qu’il occupera sur trois continents. Avant de se reconvertir en « conseiller-formateur », poste dans lequel il conçoit, anime et gère les projets de formations pour ses collaborateurs à l’international. Pour ça, ce gaillard imposant de 49 ans à la voix gutturale, que le visage rond adoucit, a dû obtenir un Master à l’université. « Personne ne comprenait ce que j’écrivais. Mon mémoire de 110 pages a été lu, relu, corrigé par plusieurs personnes », explique-t-il. Une fois en poste comme formateur, il admet que ces difficultés lui ont porté préjudice. « Je me suis vu retirer des dossiers, des clients, parce que dans mes mails, j’écris comme je parle.» Pourtant, comme les autres, Pascal a ses combines : « dès que je dois écrire une formation, un mail, je ne le fais jamais dans l’urgence, je prends le temps de faire corriger. Je repousse toujours l’échéance », lance-t-il, un sourire en coin. « Quand je suis au tableau, en animation, pas question de faire une faute ! Alors je répète toute la nuit avant d’y aller. Et, au cas où, j’ai toujours des antisèches avec moi. » Jusqu’à ce jour, il y a deux ans, où il rend un dossier en urgence, sans relecture. Sa direction s’aperçoit de ses difficultés et lui suggère « gentiment » une formation.
Qu’il accepte, à condition que ce soit « discret ». Depuis, par séance d’1h30 hebdomadaire, Pascal se remet à niveau : grammaire, syntaxe… « C’est comme apprendre une nouvelle langue.» Il espère ainsi regagner une crédibilité perdue aux yeux de ses collègues. Mais il en reste convaincu, « plus on est haut placé, plus il est simple d’être en situation d’illettrisme : il y a toujours quelqu’un à qui déléguer les tâches ! ». Si Pascal a trouvé une solution à son problème au sein de son entreprise, c’est loin d’être le cas pour toutes les personnes dans sa situation. Il existe bien des formations, assurées par des organismes externes spécialisés ou par des associations. Au sein de certaines entreprises, des associations ou des académies dispensent des formations sur les « compétence-clés », façon de ne pas appeler un chat un chat. Mais en réalité, « cela relève plutôt du cours d’alphabétisation, adressé à des personnes immigrées qui n’ont jamais appris le français auparavant, reconnaît Sylvie Diop, responsable de la formation au sein de l’Académie ACCOR. Nous avons des illettrés dans notre entreprise, mais il est très difficile de les intégrer aux formations ». Pourtant, la problématique dépasse largement celle de l’apprentissage du français par les populations migrantes, puisque 74% des personnes en situation d’illettrisme utilisaient exclusivement le français à la maison. « PAS DE DONNEES CHIFFREES SUR L’ILLETTRISME CHEZ LES CADRES »
Cette difficulté à faire accepter la formation aux personnes en situation d’illettrisme dans l’entreprise, même pour les personnels les moins qualifiés, reste un problème majeur pour l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), qui centralise les actions nationales et régionales sur la question. Marie-Thérèse Geffroy, présidente de l’agence, faisait le constat d’une organisation dispersée, souvent méconnue, ni coordonnée, ni capitalisée, hétérogène en qualité et au modèle économique fragile. Alors, lorsque l’ANLCI est interrogée sur d’éventuelles situations d’illettrisme chez les cadres et des formations dédiées, l’agence élude. « Nous n’avons pas de données chiffrées sur l’illettrisme chez les personnels qualifiés. Nous n’avons qu’une vision par secteur d’activité », répond Hervé Fernandez, directeur de l’agence. En réalité, rien n’a été prévu pour ces cadres en difficulté face à la langue française. Tout le modèle d’aide, de l’agence nationale aux associations locales, des organismes formateurs aux partenaires sociaux, a été pensé à destination des personnels les moins qualifiés. De fait, quand Michel Raymond, qui dirige l’antenne parisienne de l’organisme de formation FAIRE (12e arrondissement de Paris) reçoit, orientés par sa partenaire Pôle emploi, des dossiers de formation pour
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des employés qui ont un niveau Bac+2 ou 3, il ne peut « malheureusement pas les accepter. Ils sont trop qualifiés, prétend ce petit homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux blancs, en s’enfonçant un peu plus dans un fauteuil en cuir trop large pour lui. Ils ne rentrent pas dans le cadre de notre convention ». Ce genre de demande, il en reçoit pourtant régulièrement. Il les déboute toujours. Du coup, ses salles de classes ressemblent à celles de l’Alliance française, qui délivre des formations en langue française pour les « primo-arrivants ». Et l’écrémage ne se fait pas qu’à ce niveau. À l’intérieur même d’une structure comme Pôle emploi, lorsqu’un tel cas est décelé chez un cadre, il arrive souvent qu’il soit orienté vers un poste non qualifié au lieu d’obtenir une formation appropriée. De rares cadres rescapés réussissent malgré tout, au gré d’un profil hybride, à s’insérer dans une formation. Mais souvent, il est trop tard. Meherzia est une Française d’origine tunisienne. Pour certains spécialistes, elle n’a pas été suffisamment scolarisée en langue française (3 ans au lieu de 5 minimum) pour être considérée comme « illettrée ». Elle est donc catégorisée « FLE », français-langue étrangère. Pourtant, même s’ils appellent des modes de prise en charge différents, dans la pratique, les « FLE » cadres sont dans une situation professionnelle similaire aux illettrés. DIRECTEUR DE SUPERMARCHE. FACILE : «IL N’Y A QU’A SIGNER !»
Cette femme de 53 ans, aux traits marqués par la vie et aux cheveux grisonnants, se forme depuis le mois d’octobre, pour la première fois, à la langue française. Sa vie est jalonnée de rendez-vous manqués. D’abord à 11 ans, quand elle arrête l’école dans la banlieue de Tunis pour aider sa mère dans les tâches ménagères. Puis à 19 ans, lorsqu’elle débarque en France à la demande de sa sœur, qui lui promet de l’envoyer aux cours du soir en contrepartie de la garde de ses enfants –promesse jamais tenue. Il n’en sera rien. Et encore quelques années plus tard, lorsqu’elle se marie : « J’ai dit ‘oui’ alors que je le connaissais à peine. Je n’avais qu’une seule condition : qu’il m’envoie à l’école… » Violences conjugales, enfermement… Meherzia s’enfuit sans avoir mis les pieds en classe.
Après des pérégrinations ponctuées de petits boulots, à 27 ans, elle postule dans le supermarché d’un quartier huppé de Paris. « J’ai menti dès le départ, en disant que j’avais un CAP vente. Heureusement, on ne me l’a jamais demandé ! », s’amuse-t-elle aujourd’hui. Rayonniste, caissière, chef de rayon : en quelques mois, elle se retrouve propulsée à un poste où ses collègues sont titulaires d’un bac+4. « Alors que moi, je ne savais ni lire ni écrire ». A cette époque, le travail commençait à se mécaniser : « Ce n’était pas très compliqué, j’avais repéré les boutons sur lesquels je devais appuyer, et je reproduisais les mêmes gestes tous les jours. » Pour la gestion des stocks, « je mettais le catalogue discrètement dans mon sac, l’emmenais chez moi, le faisais lire à des amis, et je revenais le lendemain en sachant quoi commander ! », explique cette mère célibataire. Pendant quelques mois, Meherzia a même occupé, en intérim, le poste de directeur du supermarché. Facile : « Il n’y a qu’à signer !.» Ce qu’elle redoutait le plus, pendant ces treize années ? Les deux « formations produits » mensuelles. « J’étais malade à chaque fois, les quelques jours avant d’y aller. Terrorisée à l’idée qu’on découvre que je ne savais pas lire ni écrire. J’avais toujours une bonne raison de ne pas y aller. » Beaucoup ont émis des hypothèses sur les racines de l’illettrisme. Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation nationale (2002-2004) a publié en 2009 Combattre l’illettrisme (Odile Jacob). Pour lui, les vraies causes ne se trouvent ni dans l’émergence des nouvelles technologies, ni dans la formation des enseignants. Elles tiennent à des tendances lourdes de la société : l’érosion du respect des traditions et de l’apprentissage au détriment de la créativité et du libéralisme. « L’abandon de la pédagogie du travail au profit de celle du jeu est condamnable. Il consiste à s’imaginer que le but ultime de l’éducation est de faire en sorte que chacun s’épanouisse et ‘devienne soi’ alors qu’il est plutôt de permettre à nos enfants d’être des ‘élèves’, c’est-à-dire de s’élever par leurs efforts et leur travail, donc de ‘devenir autres’ que ce qu’ils étaient au départ, estime le philosophe, avant de conclure : Nous avons affaire à un mouvement de fond des sociétés individualistes - pas seulement française -, antitraditionalistes.»
“En formation, j’étais terrorisée à l’idée qu’on découvre que je ne savais pas lire ni écrire” MEHERZIA, ANCIENNE DIRECTRICE DE SUPERMARCHÉ
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Ces illettrés qui sortent du cadre
AUCUNE FORMATION SPECIFIQUE
Pour les cadres en situation d’illettrisme, le blocage à l’écrit provient le plus souvent d’un rejet psychologique. Georges Marandon, chercheur, a identifié des formes de résistances individuelles. Selon lui, en refusant la lettre - non par incapacité -, ces personnes résistent soit à leur environnement familial, soit à leur environnement scolaire. « C’est la manifestation d’une question, d’un problème, d’une souffrance par une attitude réfractaire. Le sujet se met en situation de refus de progresser par rapport à des apprentissages fondamentaux, à ses yeux survalorisés ou symboliquement surinvestis par l’environnement contre lequel il se défend. » En clair : tout se joue dans la tête. Lors d’un colloque sur l’approche sociologique de l’illettrisme, Hugues Lenoir, sociologue, commente ce constat. Une telle attitude, pour ce professeur à l’Université Paris X, a pour conséquence d’amener l’illettrisme dans le milieu intellectuel : « L’intérêt sociologique de ces réfractaires, c’est que cette attitude se manifeste souvent chez des enfants dont les parents exercent une profession libérale ou intellectuelle et dans des milieux où l’écrit est essentiel. Ils peuvent entraîner des cas d’illettrisme, chez des individus qui, d’un point de vue sociologique, ne sont pas destinés à le connaître ». Puisque chacun, même un cadre, est susceptible de se retrouver dans cette situation, et qu’aucune formation ne leur est spécifiquement destinée, il s’agit dans un premier temps de repérer ces cas. Mais dans une démarche de détection classique, les acteurs locaux s’appuient sur les responsables pour leur demander qui, dans leurs équipes, est susceptible d’être dans cette situation. « Tout le problème, aujourd’hui, est de savoir comment cibler les managers eux-mêmes. C’est une démarche au cas par cas », répond Nelly Pannuzzo, psychologue qui fonde sa thèse sur les relations des personnes illettrées avec leurs collègues. De l’aveu de Jean-Marie Besse, professeur de psychologie cognitive à l’Université Lyon II, « il n’y a pas dans les tests de détection conçus jusqu’aujourd’hui de manière de déceler ces cas ». Ces tests, qui ont servi pour l’enquête IVQ 2012 de l’INSEE, il les a conçus lui-même. Ils sont inefficaces tant que l’échantillon
sur lequel il porte ne comprend pas de personnel qualifié. Quant à l’entreprise, « elle n’est pas faite pour ça », explique-t-il simplement. COMING OUT
Alors est-il impossible de détecter ces cas particuliers ? De les amener à se déclarer et à entrer en formation ? C’est en tout cas l’objectif, à terme, de Benjamin Blavier, co-fondateur de l’association interentreprises B’A’BA, qui lutte contre l’illettrisme au sein de grands groupes tel que L’Oréal, La Poste ou encore TF1. Lui en est sûr : ces cas sont plus nombreux que les entreprises ne veulent bien l’admettre, « même si à l’heure actuelle, elles n’en ont pas toutes conscience. C’est trop improbable pour un grand groupe. Le tabou suprême ». Et il n’y aurait qu’une manière d’opérer cette prise de conscience : « Il faut que quelqu’un devienne le symbole des cadres illettrés. Tant qu’il n’y aura pas de coming out médiatique, les dirigeants continueront de croire que c’est une fiction.» Une seule personne a osé sauter le pas. Aux EtatsUnis, John Corcoran, un professeur de lycée californien était l’idole de ses élèves. Passionné et pédagogue, il ne savait pourtant ni lire ni écrire. Il a attendu la retraite pour écrire un livre, devenu un best-seller : « Le prof qui ne savait pas lire ». Tout simplement. Il y explique la triche et les ruses utilisées pour en arriver là. « L’astuce, c’est de créer un univers visuel et oral. J’étais constamment accompagné de deux ou trois assistants qui s’occupaient d’écrire au tableau et de lire mon courrier.» À 48 ans, ne supportant plus sa propre situation, il quitte son poste. « En tant que professeur, ça me rendait vraiment malade de penser que je ne savais pas lire. C’était très embarrassant pour moi, pour le pays et pour les écoles qui sont incapables d’apprendre à leurs élèves comment lire et écrire ! » Aujourd’hui, le plus cancre de tous les professeurs a créé la Fondation John Corcoran de lutte contre l’illettrisme. Et va de plateau télévisé en plateau télévisé pour expliquer qu’être cadre et illettré, ce n’est pas une honte. À quand un John Cocorico ? A gauche, des personnes en situation d’illettrisme -dont des cadres- en formation. A droite, une publicité issue de la nouvelle campagne de sensibilisation de l’ANLCI.
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GAZ DE SCHISTE
LA RUÉE VERS L’EST
Le sous-sol polonais regorge de gaz de schiste. Les majors nord-américaines accourent et explorent déjà les entrailles du pays. Pour la Pologne, l’ambition est double : s’affranchir de la tutelle du gaz russe et diminuer la part du charbon. Pourtant, quelques opposants s’inquiètent des répercussions écologiques de ce prétendu Eldorado gazier. PAR JULIEN MUCCHIELLI
A
u bord de la route qui sillonne champs et forêts, un panneau vert annonce en deux langues le hameau de Lewino. Ici, c’est la Cachoubie, une terre qui se targue de posséder sa propre langue, ses coutumes et son folklore. Une région où l’automne est brumeux, de ce brouillard qui ne semble pas vouloir quitter les collines rythmant un horizon terne. Un pays au cœur de la région administrative de Poméranie, où d’innombrables lacs s’étirent et délimitent terres agricoles et forêts de bouleaux. Lewino n’a rien de pittoresque. Les routes, vétustes, torturées par un hiver sans fin, affichent çà et là des herbes folles dans leurs lézardes béantes. Fermes et maisons, parfois en bois, abritent deux-cents âmes que rien n’attire au dehors. Les chemins sont déserts, et les cheminées fument – à moins que ce ne soit la brume matinale qui s’accroche aux toits des masures. Au cœur du hameau, encerclé par les champs labourés, une immense dalle de béton arbore en son centre une drôle de vanne rutilante, faisant l’effet d’un phare dans le brouillard. C’est la tête d’un puits qui aurait dû servir à l’exploration du sous-sol, à la recherche du gaz de schiste dont regorgent les alentours. Le 21 mars 2012, un rapport de l’institut géologique polonais établit les réserves de ce gaz dit non-conventionnel à 1920 milliards de mètres cubes. En tenant compte des moyens techniques aujourd’hui disponibles, 346 à 768 milliards de mètres cubes seraient directement exploitables. C’est dix fois moins que les 5300 milliards pronostiqués par une étude de l’agence américaine de l’énergie un an plus tôt. Qu’importe, cela représente 50 ans d’autosuffisance gazière pour la Pologne Et une aubaine pour les compagnies énergétiques du monde entier. Essentiellement nord-américaines – sur dix-neuf, deux sont polonaises – ces sociétés affluent, et essaiment leurs puits qui serviront à l’exploration. Le gouvernement polonais leur a cédé des permis d’exploration à bas prix, décidé à favoriser l’expansion rapide de cette industrie. La Pologne achète 70% de son gaz à la Russie, à un prix relativement élevé. Les 30% restant proviennent d’Allemagne, qui tient ce gaz de la Russie. La production massive de gaz de schiste assurerait donc enfin, la sécurité énergétique au pays, tout en l’affranchissant de la tutelle du géant russe. L’emballement pour le gaz de schiste est immédiat. Tout le monde espère enfin se défaire du voisin russe tant redouté, et les médias autant que l’opinion pu-
blique approuvent ce progrès, ce « miracle du gaz de schiste ». Le gouvernement compte sur la création de 500 000 emplois directs et indirects, et d’importants bénéfices financiers, notamment fiscaux. Dans son dernier budget, l’État prévoit d’investir dans cette industrie 12 milliards et demi d’euros d’ici 2020. Début 2012, une nouvelle loi entre en vigueur, refondant le droit minier polonais. Cette loi favorise l’exploration du gaz de schiste par les compagnies énergétiques. Le premier ministre Donald Tusk l’expliquait en mai 2012 : « Il est nécessaire de mettre en place un régime fiscal spécial pour cette manne économique, avec un système juridique qui puisse être profitable aussi bien pour notre propre pays, mais également avantageux pour ceux qui viendront coopérer avec nous dans cette aventure. » Il s’agit par là de faciliter le travail d’exploration, pour que l’industrie entre dans sa phase d’exploitation le plus tôt possible, devenant économiquement rentable. Le gouvernement espère que ce stade débute en 2014. « Pas avant sept ou dix ans », tempère Andrzej Sikora, directeur de l’institut des études énergétiques, un think tank qui conseille le gouvernement et les compagnies. L’expert souligne les difficultés rencontrées par les sociétés de forage, qui ne parviennent pas toujours facilement à déceler les réserves mirobolantes. Un seul forage d’exploration coûte entre 13 et 14 millions d’euros, estime PGNiG, l’une des compagnies polonaises qui fore déjà des puits. Selon sa présidente Grazyna Piotrowska-Oliwa, on ne connaîtra pas l’état des réserves avant deux à trois ans. Et une montée en production conséquente prendra au moins dix ans. Néanmoins, les premiers millions de mètres cubes de gaz de schiste « made in Poland » offriront des arguments supplémentaires dans les négociations avec Gazprom pour faire baisser les prix du gaz russe. Un motif de réjouissance immédiat à Varsovie. Les habitants voient ainsi pousser sur leurs terres des dizaines de puits, qui déjà émergent aux quatre coins du pays. Et surtout en Poméranie. Cette région du nord-ouest, très rurale, est la plus riche en gaz de schiste. C’est aussi une région pauvre, pour qui cette industrie est l’opportunité de créer de l’emploi et de la richesse. Et d’assurer l’indépendance énergétique. « Aujourd’hui, nous importons, de Pologne ou de l’étranger, 70% de notre énergie. Il est important pour nous d’assurer une indépendance au niveau local, notamment pour éviter les coupures énergétiques dans les périodes de grand froid », plaide Maria Klawiter, jeune femme blonde avenante, chargée de mission pour le gaz de schiste en région de Poméranie. Pour le compte du gouvernement, elle par-
« La production massive de gaz de schiste affranchirait le pays de la tutelle du géant russe »
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La ruée vers l’Est
court les localités du territoire, rencontrant les élus locaux et les habitants. La plupart sont acquis à la cause, ou n’y trouvent rien à redire sur le principe. Il est vrai que les compagnies énergétiques soignent leur communication. Comme à Lewino, début 2012, où Talisman Energy a organisé un cocktail, avec victuailles et vodka à profusion, laissant les invités ravis. Malgré cet emballement, certains habitants de la bourgade s’estiment mal informés. Justyna Kos, une agricultrice quadragénaire, a créé une association qui tente de glaner des informations. Quotidiennement, elle fait des revues de presse, interpelle la compagnie et les pouvoirs publics, pour savoir ce qu’il adviendra du puits de son village. « Il y a un mois, une annonce dans la presse locale prédisait le retour de Talisman Energy. Puis, un autre article a affirmé que la compagnie allait fermer son bureau à Varsovie, et quitter la Pologne. La concession serait reprise par des Chinois », décompte Justyna. Il ne s’agit même pas de protester. Tout le monde, sur le principe, est favorable. Mais autant tirer profit de cette aubaine équitablement. Le maire de la commune de Linia, dont dépend Lewino, n’est que déférence face aux aspirations de l’industriel qui bénéficie de facilités administratives. Ailleurs en Cachoubie, au village de Stzeszewo, un puits turbine. Ici, la fracturation a déjà eu lieu, et les travailleurs du gaz s’affairent sur le site. À quelques centaines de mètres seulement, des habitations. C’est là qu’habite Monika Galasiewicz, une jeune femme
« Talisman Energy a organisé un cocktail, avec victuailles et vodka à profusion » agent immobilier dans la ville voisine de Lebien. Elle est l’une des rares à se méfier de la nouvelle industrie. Monika tente d’alerter ses concitoyens sur les dangers environnementaux liés à la fracturation hydraulique. Souvent en vain. « Pour certains habitants, nous sommes des hurluberlus. Pourquoi s’opposer à un progrès technique qui nous rapporterait de l’argent ? Voilà ce qu’ils disent.» Pourtant selon elle, les dégâts se font déjà sentir. « Ils ont enfoui des résidus de forage dans le champ qui jouxte le puits, tout le monde l’a vu », s’étrangle t-elle. Ses voisins, eux, profitent des avantages directs liés à la présence des ouvriers. L’hôtel du coin ne désemplit pas depuis des mois, et plusieurs personnes ont été engagées dans la sécurité du site. « Ils voient les bénéfices à court terme et n’ont rien à faire des conséquences sur la nature », déplore t-elle, dépitée. Peu nombreux, les écologistes essaient de s’organiser. Çà et là, émergent de petites associations, comme celle de Monika. Une figure s’impose. Ma-
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rek Kryda, 54 ans et la moustache fine, est le portevoix indiscutable de la question verte. Il s’insurge contre la folie du gaz de schiste. Selon lui, cette industrie est obsolète avant même d’exister. Surtout, il décrie les conséquences graves qu’elle pourrait avoir sur les réserves d’eau de la région. La Pologne en général, et la Poméranie en particulier en manquent cruellement. Or, pour réaliser une fracturation, 20 000 m3 d’eau sont nécessaires. « Pour l’approvisionnement, ils n’auront d’autre choix que de pomper les nappes phréatiques, au détriment des agriculteurs », dénonce Kryda. Une réelle menace pour les habitants qui vivent essentiellement du travail de la terre et de l’élevage. « En été, le niveau des nappes est très bas. Un pompage intense pourrait conduire à de graves pénuries », prévient-il. À Lewino, Justyna Kos confirme que Talisman Energy a rénové les pompes d’irrigation, démontrant la volonté de l’entreprise de s’y raccorder pour alimenter son puits. L’eau, la grande affaire. Car à la pénurie pourrait s’ajouter la pollution. La fracturation hydraulique, procédé par lequel on injecte à 800 bars de pression un mélange d’eau (à 93%), de sable et de produits chimiques, a déjà fait des ravages environnementaux en Amérique du Nord. En fracturant la roche, ce mélange se disperse dans le sous-sol, mal contenu par la protection métallique qui isole le puits. Une partie du liquide regagne la surface, et stagne dans un bassin de rétention. Le reste, 30% à 90% selon les études, circule sous terre, et peut contaminer les nappes phréa-
tiques. Mais les habitants ne semblent guère se soucier des conséquences. Ils écoutent le gouvernement et les compagnies qui leur expliquent que les techniques ont évolué. Plus sûre, plus propre, la fracturation sèche permettrait d’éviter les avaries. Une technique qui, hélas, est loin d’être opérationnelle, mais qui rend le gouvernement optimiste. Maria Klawiter, elle, martèle que « la fracturation hydraulique n’a aujourd’hui rien à voir avec ce qui s’est pratiqué aux Etats-Unis il y a vingt-ans. Elle respecte les standards environnementaux de l’Union européenne, et ne présente presque plus de risques ». Surtout, elle insiste sur la « propreté » de cette énergie, comparée à la combustion du charbon. « 93% de notre énergie provient du charbon, l’énergie la plus polluante pour l’atmosphère, celle qui produit le plus de gaz à effet de serre. Passer au gaz de schiste nous permettra de réduire notre bilan carbone », assure-t-elle. Marek Kryda ne partage pas cet optimisme. D’abord, il fustige tout l’argent investi dans les énergies fossiles, au détriment des énergies renouvelables. Puis, il conteste l’ampleur du nombre de nouveaux emplois. « La plupart des emplois qualifiés seront importés par les compagnies, car nous n’avons pas les ressources nécessaires », prévient-il. Enfin, il alerte sur les conséquences néfastes induites par l’industrie minière, au détriment du tourisme. « Au bord de la mer Baltique, 80% des gens vivent directement ou indirectement du tourisme. Si des dizaines de puits travaillent le long de la côte, ça en sera fini de ce secteur.»
« En été, le niveau des nappes est très bas. Un pompage intense pourrait conduire à de graves pénuries » Marek Kryda, écologiste 26
La ruée vers l’Est
Plusieurs puits ont déjà poussé sur cette côte bordée d’immenses plages de sable surmontées de dunes. Dans ce coin très prisé en été, où nombre de Polonais viennent s’adonner aux sports nautiques, certains habitants s’inquiètent des forages. Et de l’activité sismique qui en découle : les murs de certaines maisons arborent de nettes fissures sur plusieurs mètres. Résultat direct, selon leurs propriétaires, de la fracturation. Plusieurs s’organisent, exigent des explications et des réparations auprès des compagnies énergétiques. Certains ont pris la fibre écologique. Régulièrement, ils se réunissent, discutent et débattent. Ils ne comprennent pas que les industriels et le gouvernement restent si discrets sur la nature de cette activité. Beaucoup, comme les agriculteurs, assistent à ces réunions sans être engagés, simplement pour s’informer et comprendre. Début octobre 2012, l’une de ces réunions s’est tenue dans un hôtel de la ville de Leba. Dans l’assemblée, une taupe, mandatée par une compagnie énergétique, enregistre les discussions. Il en tire un rapport, qu’il transmet à sa hiérarchie et aux autorités polonaises. La conclusion de ce document relate les grandes décisions prises lors de la réunion : créer un centre de coordination des actions, interpeler les députés, informer le médiateur chargé des affaires citoyennes, demander des rapports sur l’impact en-
DES LOIS SUR MESURE
L
a loi votée en 2012, qui assouplit le droit minier polonais pour faciliter le travail des compagnies énergétiques, prévoit une exonération de toute taxe et redevance jusqu’en 2016 au moins. Il s’agit, explique Maria Klawiter, « d’attirer les investisseurs en leur donnant ces avantages fiscaux, puis de profiter de leurs recherches technologiques ». Selon les experts, ce délai pourrait
vironnemental. Tout cela, consigné à l’adresse du ministère des Affaires étrangères, démontre le souci du gouvernement de ne pas se faire déborder par des activistes qu’il juge « éco fanatiques ». C’est le quotidien Gazeta Prawna qui a révélé l’espionnage. L’issue du combat ne laisse aucun doute, et les écologistes ne se font guère d’illusion. La Pologne, qui se développe à un rythme effréné, a besoin d’énergie. Ne pas recourir à cet eldorado gazier serait perçu comme un renoncement à une expansion économique qui fait la fierté du pays. Alors les puits se multiplient le long des routes de campagne, entre deux champs. La paisible Cachoubie, où les charrues sont encore tirées par des bœufs, s’apprête à vivre sa révolution industrielle. Bientôt, la plaine fumante des agriculteurs fera place aux ballets de camions, qui achemineront les milliers de tonnes d’eau destinées à la fracturation. Sans que personne ne sache réellement à quoi s’attendre sur le plan environnemental. Sans que les habitants ne puissent prévoir dans quel état cette industrie va laisser leur Cachoubie. À Lewino, personne ne connaît l’avenir du puits foré cette année : fracturera ? Fracturera pas ? Justyna Kos, l’agricultrice, prévient : « On est pour, sur le principe. À condition qu’il n’y ait aucun préjudice pour l’environnement. Qu’on ne doive pas quitter nos terres polluées. Dans le cas contraire, on s’y opposera.»
être largement prorogé, puisque l’exploitation commerciale du gaz de schiste pourrait ne pas débuter avant 2020. Une autre loi, que le gouvernement espère voir entrer en vigueur en 2013, interdirait aux citoyens de faire appel des décisions administratives qu’ils jugent illégales. Par exemple, une décision qui donnerait l’autorisation à une compagnie gazière d’investir un terrain privé, dont le soussol est propriété de l’État. Cette disposition législative a pour but d’empêcher les perturbateurs
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d’entraver le développement des compagnies. Elle est cependant contraire au droit européen qui, à travers une directive de 1985, garantit la possibilité pour un citoyen de présenter un recours devant une juridiction compétente. Si cette loi devait être adoptée, toute décision administrative serait définitive et incontestable. Plusieurs personnes, dont l’écologiste Marek Kryda, ont déjà l’intention de contester cette disposition, en faisant appel à la Cour de justice de l’Union européenne.
I
drissa1, Fadima, Mohammed sont sanspapiers. Une mauvaise chute et les voilà sans travail. Pour quelques semaines ou quelques années. Sur les chantiers du BTP, dans les entreprises de nettoyage, dans les cuisines des restaurants, de nombreux clandestins travaillent dans des conditions de sécurité parfois douteuses. Sans bénéficier d’aucune protection sociale. Pourtant, les sans-papiers blessés ont bien droit à une prise en charge. Mais toute la difficulté est de la faire valoir. La plupart ne savent pas qu’ils peuvent bénéficier de l’assurance accidents du travail. Ou alors ils craignent une dénonciation en s’adressant à la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM). Alors ils se taisent. Après avoir reçu un portail sur le pied, Idrissa n’a rien dit à personne. Son patron lui a promis de le réembaucher dès qu’il sera sur pied à condition qu’il garde le silence. Quand, sensibilisé par une association ou un syndicat, un sans-papier découvre ses droits, il n’est qu’au début du chemin. La procédure est complexe et mal connue. Parfois, les agents de l’assurance maladie eux-mêmes ignorent qu’elle existe. Mohammed Mezyani, manoeuvre dans le bâtiment, raconte qu’il a dû batailler avec les agents de la CPAM pour obtenir un simple formulaire de déclaration d’accident du travail. Un problème fréquent selon Pier1- Le prénom a été changé.
Près d’un demi-million de sans-papiers travaillent en France sans protection sociale. Souvent aux postes les plus dangereux. Comme tous les travailleurs sur le sol français ils bénéficient théoriquement de l’assurance accident du travail. Accéder à ce droit est une autre affaire.
Blessures clandestines PAR SIMON LEPLÂTRE
re Rogel, salarié au Catred, un collectif d’aide aux victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles. « Dernièrement, on a moins de dossiers refusés parce que la personne est sans-papiers. C’est un progrès. Mais il arrive souvent qu’un employé de la CPAM affirme à un sans-papiers qu’il n’a droit à rien. » Au Catred, deux permanents s’occupent spécifiquement des accidents du travail. Les sans-papiers représentent les trois quarts de leurs dossiers. Officiellement, il n’y a pas de différence entre un travailleur qui a des papiers et un travailleur qui n’en a pas. Mais de simples formalités peuvent devenir de vrais parcours du combattant pour les clandestins. Sans fiche de paie ou chèque nominatif, prouver le caractère professionnel de l’accident est parfois impossible. A moins de réunir des témoins. Mais quand eux-mêmes sont sans-papiers et craignent pour leur boulot, un patron menaçant peut facilement les faire taire. Pour ceux qui travaillent sous une fausse identité, la procédure est encore plus complexe. Marie-Ange D’Adler, bénévole à l’espace santé-droit de la Cimade, à Aubervilliers, a soutenu un sans-papiers tout au long de ses démarches. Le jeune Malien est invalide depuis qu’une poutre métallique a fendu son casque et son crâne sur un chantier. Il est passé par trois hôpitaux, avec un nom d’emprunt dans le premier. « J’ai dû mener une véritable enquête pour retracer son parcours, et obtenir d’un médecin urgentiste le rétablissement de son identité », raconte la bénévole. Une fois le dossier établi, la CPAM entame une contre-enquête. D’après Stéphanie Seguess, juriste du Catred : « Quelques dossiers reçoivent d’emblée une réponse positive, mais c’est une minorité ». Pour les autres, il faut engager des recours auprès du Tribunal des affaires de sécurité sociale (Tass), accompagné d’un médecin et d’un avocat fourni par l’aide juridictionnelle. « Si un dossier est bien ficelé, on obtient gain de cause après saisine d’un comité de recours amiable, poursuit la juriste. Mais il faut presque toujours contester. » Au total, entre la constitution du dossier et le paiement des indemnités, cinq ans peu-
vent s’écouler. Une attente interminable pour des migrants privés de ressources pendant ce délai. « Ce qui m’a le plus choqué, se souvient Marie-Ange D’Adler, c’est le décalage entre le temps administratif et le temps des gens. » C’est aussi pour cela que la plupart des sans-papiers n’essaient même pas, et soignent en silence leurs blessures.
Idrissa, une convalescence en chantier Idrissa boite encore. Pourtant, trois ans ont passé depuis son accident. Sur un chantier de désamiantage, un portail lui est tombé sur le pied. Trois cents kilos de ferraille sur quelques centimètres carrés, la fine plaque métallique de sa chaussure de sécurité n’a pas résisté. Les os du pied non plus. Transporté à l’hôpital, le jeune Malien a été soigné, puis plâtré : on lui a prescrit un mois d’immobilisation et cinq de convalescence. Le temps pour tous les petits os de se recoller, pour le pied de se solidifier et de retrouver des sensations grâce à des séances de rééducation. Le problème, c’est qu’Idrissa est sans-papiers. En quittant l’hôpital, il a payé sa facture lui-même. Comme chez son médecin et à la pharmacie. Et chaque jour passé immobilisé sera pour lui un jour sans salaire. « J’avais un peu d’économies », se félicite le grand jeune homme au visage fin, qui porte un gilet blanc à la mode et un jean neuf. Pas assez pour se reposer six mois. À peine sur pieds, Idrissa a repris le travail. Un mois et demi seulement après l’accident. « J’avais très mal, mais je n’avais pas le choix » raconte-t-il, résigné. Dans sa petite entreprise, le patron l’attendait à bras ouverts. Le prix à payer : du boulot, mais pas un mot. « On ne peut pas te mettre en accident du travail, sinon la boîte ferme », explique Idrissa, comme s’il avait intégré la parole du boss. « Moi j’ai pas trop le choix. J’accepte. » « TU FERMES TES YEUX, TU FERMES TA BOUCHE » Idrissa veut garder son travail quoiqu’il en coûte. Face à lui, son patron en profite. Quand il parle d’argent, le jeune homme s’anime : « Tous les sans-papiers sont payés au rabais ! Le salaire d’un agent de désamiantage, c’est 1800 euros. Nous, on touche 1100 euros. Je travaille comme chef de chantier mais je suis toujours payé comme un manœuvre. » Heures supplémentaires non payées, congés sans solde imposés quand l’activité de l’entreprise ralentit... Comme beaucoup de sans-papiers, Idrissa est l’ouvrier idéal pour un patron sans scrupules : corvéable à merci, payable à discrétion. « Quand tu es sans-papiers, tu fermes tes yeux, tu fermes ta bouche », résume-t-il. À l’époque de l’accident, Idrissa ignore tout du droit du travail. Il ne vit en France que depuis deux ans, maîtrise mal la langue. Issu d’une famille d’agricul-
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“Avant je pouvais courir 3h. Maintenant, au-delà de 30 minutes, le pied me fait mal” teurs au Mali, il n’a pas poussé les études bien loin. Dans son village, on parle peul, on élève des chèvres et on prie pour que la pluie arrose le mil et le sorgo. Sauf ceux qui ont travaillé en France : « Ils fabriquent des maisons avec du ciment, ils achètent des voitures. Ils ont de l’argent ». Assez pour faire rêver les jeunes bergers du village, qui ne se doutent pas que cette médaille a son revers. Pourquoi ne pas leur demander comment ils ont réussi, à quoi ressemble la vie en France ? « Ceux qui sont revenus ne racontent pas. Si tu veux partir, tu es un grand garçon. Tu prends tes responsabilités. » « J’AI BEAUCOUP REGRETTÉ D’ÊTRE VENU EN FRANCE » Comme nombre de ses aînés, Idrissa s’envole pour la France avec un visa de tourisme. Après quelques petits boulots, il trouve un vrai contrat dans l’entreprise de désamiantage qui l’emploie encore aujourd’hui. Sous un nom d’emprunt, il signe même un CDI. Il paie les mêmes charges sociales qu’un travailleur en règle. À la différence près qu’il ne peut pas percevoir les prestations pour lesquelles il cotise : les caisses de retraite et d’assurance maladie sont plus regardantes quand il s’agit de donner que de recevoir. Il fera également trois séjours en centre de rétention. En 2009, au plus mal, il pense à rentrer au Mali, sans argent et sans gloire. « J’ai beaucoup regretté d’être venu en France. J’avais trop peur. Tout le temps. Toi le soir, tu es tranquille, tu vas voir ta copine. Moi, je peux être arrêté n’importe quand. » La grande grève des sans-papiers, qui dure 10 mois entre 2009 et 2010, lui redonne un peu d’espoir. Aux côtés de 6 000 grévistes d’Ile-de-France, il se sent plus fort. Il participe à l’occupation de la tour Axa à la Défense, du siège du Medef, de plusieurs bâtiments administratifs, puis de la Bastille... Un sourire de fierté lui vient aux lèvres quand il évoque ce combat. Mais Idrissa reconnaît que la grève fut aussi un moment de doute et d’angoisse. Un militant CGT qui soutenait la grève se rappelle d’un jeune homme refermé sur lui-même. « Idrissa faisait partie de ces jeunes à l’air perdu, assis dans son coin, un casque audio sur les oreilles et les yeux dans le vague. » Le casque, il l’a toujours, mais autour du cou, et ce soir, il parle, il parle et son récit part dans tous les sens. Il faut souvent l’arrêter pour le suivre. Car le jeune homme au français balbutiant à son arrivée en France a suivi depuis des cours d’alpha-
bétisation. Désormais, il lit régulièrement les journaux, même s’il ne comprend pas tous les mots. Au fil des assemblées générales qui ponctuaient la grève, il s’est forgé une conscience politique. « Cela fait cinq ans que j’ai commencé les démarches pour être régularisé. J’ai tous les papiers comme il faut, s’insurget-il, en agitant un poing serré. L’Etat, il est hypocrite ! Il t’arrête, le juge te dit : “ tu dois rentrer dans ton pays d’origine ”, mais au bout de trente jours, on te laisse partir. On te laisse, mais sans droit : après, le patron te fait faire ce qu’il veut. » Son patron, Idrissa l’a retrouvé après la grève, quand il a repris son travail de forçat. Des rouleaux d’isolants amiantés à arracher des murs vétustes, le visage masqué, le corps enveloppé d’une épaisse combinaison. Il y a deux ans, son médecin lui a diagnostiqué de l’asthme, sans pouvoir établir de lien formel avec l’amiante. À trente-deux ans, celui qui a gardé un visage de jeune homme est déjà usé comme une vieille machine. « Avant, je pouvais courir deux, trois heures. Maintenant, je cours avec ma ventoline, et au bout de trente minutes, le pied me fait mal. » Dans son sac, Idrissa a justement apporté des huiles aux plantes médicinales. Ce soir, son ami Diané, Malien lui aussi, doit lui masser le pied avec cette médecine traditionnelle africaine.
Fadima, un second souffle militant Jour de manifestation au siège de la section 93 de la CGT, à Bobigny. Une jeune femme, tee-shirt rouge et casquette estampillés « CGT », s’approche : « En ce moment, je suis au chômage. J’ai été licenciée après un accident du travail. » Un licenciement qu’elle conteste. Elle revient juste de la CPAM avec un précieux document qui reconnaît son accident du
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travail. Maintenant qu’elle a des papiers, elle peut réclamer ses droits comme tout le monde. Employée dans une entreprise de nettoyage, Fadima faisait les chambres six heures par jour dans un hôtel. À cause de son asthme et de ses allergies, elle travaille avec des produits spéciaux : un mélange un peu moins agressif. Le 17 juin 2012, la gouvernante de l’hôtel s’est trompée : elle lui a donné le produit classique. « Je l’ai senti tout de suite en aspergeant la salle de bain. J’avais la tête qui tournait. J’ai eu le temps de prévenir la gouvernante. J’ai commencé à manquer d’air... je sentais la sueur sur mon front. J’ai ouvert la fenêtre. Tout s’est mis à tourner. Quand la gouvernante est revenue, j’étais par terre. » « TU NE PEUX PAS CONTINUER AVEC CE BOULOT, TU VAS TE TUER » Après un mois d’arrêt, le verdict du médecin du travail tombe : inaptitude définitive. « Elle m’a dit : “tu peux pas continuer avec ce boulot, sinon, tu vas te tuer.” Sur le certificat, le médecin précise : « peut exercer activité de petit-déjeuner, gouvernante, ou poste type administratif ». Mais avec le patron, le courant ne passe plus. Trop fragile, Fadima n’est plus l’employée modèle qu’il a connue. Il la licencie. La jeune femme ne l’entend pas de cette oreille. Sur la lettre de licenciement, le patron a écrit « inaptitude non professionnelle » et omis de mentionner l’accident. Si bien que Fadima n’a reçu que 1500 euros alors qu’elle travaillait depuis 2007 dans cette entreprise. « J’attends que tous mes papiers soient en ordre pour aller aux Prud’hommes ». Avec Fadima, le patron d’Oxyplus est mal tombé. Loin du cliché des sans-papiers qui ne comprennent rien aux lois françaises, la jeune femme est titulaire d’une maîtrise de droit des entreprises de l’université de Bamako. Quand Fadima immigre en France en 2006, elle espère poursuivre ses études. Au pays, Fadima fait partie de la bourgeoisie. Sa mère, directrice de la banque de développement du Mali, emmène ses enfants en vacances en France tous les ans, les pousse à étudier. Aujourd’hui encore, quand elle prend la parole à la CGT de Bobigny, son français quasi-parfait et l’élégance de ses vêtements – un joli manteau d’hiver a remplacé le tee-shirt rouge – la distingue de la centaine de sans-papiers présents. DES BANCS DE LA FAC AUX TOILETTES DES HÔTELS Alors qu’à Bamako, elle enchaîne des stages non rémunérés, la tentation française grandit. Certains de ses frères travaillent déjà en France, l’un est ingénieur dans le bâtiment, l’autre ingénieur en informatique. Fadima franchit le pas en 2006 avec un simple visa de trois mois qu’elle espère prolonger une fois sur place. À l’université de Toulouse, elle finit première des tests de langue destinés aux étrangers.
Elle a moins de succès à la préfecture. Pas moyen de prolonger son visa. Sans visa, impossible de passer les examens de fin d’année à l’université. Après plusieurs tentatives, Fadima abandonne. Elle monte à Paris rejoindre la communauté malienne. Et la clandestinité. « Heureusement pour moi, j’ai connu des gens qui m’ont fabriqué une fausse carte de séjour de dix ans, pour 400 euros, raconte Fadima. Ils m’ont aussi fait une attestation de sécurité sociale. Le même mois, j’ai eu un boulot. » Après trois jours d’essai, son patron signe un CDI. C’est ce qui l’aidera à obtenir des papiers quatre ans plus tard. « Pour avoir des papiers, la préfecture nous demande de fournir des fiches de paie, dénonce Fadima. Mais pour ça, il faut avoir des papiers. Le système nous pousse à faire des faux et usage de faux ! » Le travail marche bien pour Fadima qui passe des hôtels miteux aux Mercure, et gagne au passage quelques heures de travail. Dans le nettoyage, la plupart des contrats sont à temps partiel. Fadima ne dépasse jamais six heures par jour, mais fait régulièrement des heures supplémentaires. En venant réclamer des heures non payées à son patron, celui-ci s’aperçoit qu’elle sait lire et compter. Cela lui vaut d’être promue au service des petits déjeuners. Un matin, une collègue lave une salle avec des produits détergents puissants qu’elle laisse agir. Premier accident pour les bronches sensibles de Fadima. Transportée à l’hôpital, elle est arrêtée trois jours. « Je suis allée travailler le lendemain, se souvient-elle. Le patron savait que je n’avais pas de papiers, il ne voulait pas faire de déclaration d’accident du travail. » Quelques mois plus tard, Fadima doit s’arrêter plus longtemps. L’aspirateur, le chiffon qu’il faut frotter vite et fort dans les sanitaires, les draps qu’il faut tirer : ces gestes répétitifs finissent par avoir raison de ses forces. Sa main droite, enflée, l’empêche de dormir. « J’avais des fourmis tout le temps, et une douleur... La nuit, il fallait que je laisse mon bras audessus de ma tête pour avoir moins mal. » En décembre 2007, après six mois de ménage, Fadima souffre du syndrome du canal carpien. La maladie professionnelle la plus courante en France, notamment chez les secrétaires et les femmes de ménage. Le canal qui entoure tendons et nerfs s’enflamme et finit par tout écraser. La douleur est trop forte. Une nuit, la cousine qui l’héberge appelle le Samu. À l’hôpital de Saint-Denis, elle est opérée d’urgence. Six mois de convales-
“Le cabri qui se meurt n’a pas peur du couteau. On en a fait notre slogan.”
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cence sont prescrits. « Ils m’ont donné une fiche d’arrêt à envoyer à la Sécu. Je l’ai toujours avec moi. » À l’époque, Fadima ignore que même les sans-papiers ont droit à des indemnités pour une maladie professionnelle. Elle a surtout peur d’être arrêtée si la Sécurité sociale découvre sa situation.
Reprendre des études de droit ? « J’y ai pensé, mais je n’ai plus le courage. »
« LE PRÉFET NOUS A FAIT UN CHÈQUE DE 150 EUROS POUR LA CAISSE DE GRÈVE » Quelques jours plus tard, son patron l’appelle pour prendre de ses nouvelles. Un mois plus tard, il insiste : elle manque à l’hôtel, il n’a pas pu la remplacer. Elle cède et retourne au travail. « Ça faisait mal, mais il fallait le faire. Tout le monde me disait : “Vu l’éducation que tu as reçue au Mali, tu ne vas pas tenir le coup”. Moi, je voulais leur prouver le contraire. C’était une question d’orgueil. » La question d’orgueil deviendra une question de santé. Fadima gardera des séquelles de son canal carpien. La grève de 2009 vient perturber l’entente cordiale entre Fadima et son patron. Inscrite à la CGT, Fadima devient une des meneuses des « filles du nettoyage ». Elle participe aux négociations dans trois départements d’Ile-de-France, organise l’occupation du siège de son entreprise, puis des marches de l’opéra Bastille. Quand Fadima raconte, ce n’est plus la victime qui s’exprime, c’est la chef de guerre. L’odeur âcre des gaz lacrymogènes qui colle aux vêtements, les élans de solidarité des habitants de Joinville-le-Pont, la ville où est situé Oxyplus. « Les gens nous apportaient du café, du thé, de la nourriture, sourit-elle fièrement. Le préfet nous a même fait un chèque de 150 euros pour la caisse de grève ! » Et la résistance, acharnée, quoiqu’il en coûte : « Il y a un proverbe malien qui dit “le cabri qui se meurt n’a pas peur du couteau”. On en a fait notre slogan, dans l’entreprise ! » La bataille s’achève sur la promesse de régulariser tous les sans-papiers grévistes. Fadima doit encore attendre avant de recevoir sa première carte de séjour d’un an, le 9 novembre 2011. Son contrat est identique, mais cette fois, ses papiers sont vrais. À peine six mois plus tard, son dernier accident la condamne définitivement. Elle est désormais considérée comme travailleur handicapé, pour ses bronches, mais aussi sa main gauche, atteinte à son tour du syndrome du canal carpien. Elle redoute une nouvelle opération : « J’ai peur : même avec les calmants, ça fait trop mal. » En attendant, Fadima ne travaille plus. Elle vit d’aides sociales. La mairie de Bobigny lui a récemment proposé des colis alimentaires : « J’ai travaillé longtemps, j’ai des économies. Je ne veux pas aller à la Croix Rouge », grimace-t-elle. Si elle l’emporte contre son patron, aux Prud’hommes, Fadima peut espérer une prime de licenciement conséquente. La reconnaissance de son handicap devrait lui donner droit à une petite rente. Une fois réglé ce contentieux, elle espère retrouver un travail qui lui convienne davantage.
Ironie du sort, c’est dans le bâtiment d’une mutuelle qu’a eu lieu l’accident de Mohammed Mezyani. Ce Marocain de 39 ans a trouvé un job dans la démolition après avoir enchaîné les petits boulots. Le 19 mars 2007, il participe à la destruction d’une partie de la MGEN, à La Verrière (78). Juché sur un escabeau, il arrache des faux plafonds, à trois mètres du sol. « Normalement, il faut des petits échafaudages pour ce genre de travail. Mais le patron, il ne s’embêtait pas avec ça », se souvient-il. Un faux mouvement, Mohammed chancelle et chute sur les gravats qui jonchent le sol. Mohammed gît par terre, sans connaissance. Autour de lui, on s’affole. Le patron et le chef de chantier sont inquiets : ce Marocain clandestin pourrait leur causer des ennuis. À son réveil, les chefs tentent l’intimidation : « Tu es sans-papiers. Si les pompiers te trouvent ici, ils vont t’embarquer. » Mohammed cède. « Sarkozy venait de passer, vous vous souvenez comment était l’ambiance ! », rappelle-t-il comme pour se justifier. Un ouvrier a bien essayé de s’interposer, conseillant à Mohammed d’attendre les pompiers. Le patron l’a renvoyé immédiatement. « Ils m’ont transporté dans une brouette, à une vingtaine de mètres de la MGEN, raconte Mohammed. Ils ont sonné à une porte, une dame est sortie de sa maison. Ils lui ont dit d’appeler les pompiers, que j’étais tombé sur la voie publique. » Le visage ahuri de Mohammed dit l’indignation qu’il éprouve encore en se remémorant la scène. Comme un sac de gravats, Mohammed est jeté sur un trottoir. À l’hôpital du Chesnais, il est opéré pour une double fracture du péroné et une fracture du tibia. Le soir-même, il reçoit un coup de fil de son patron: pas la peine de déclarer l’accident, ce sera mieux pour tous les deux, hein ? Mohammed inspire longuement avant de poursuivre l’histoire : le patron promet de l’argent, dit qu’il lui rendra visite à l’hô-
Mohammed, un ouvrier aux encombrants
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pital. Le temps passe et Mohammed ne voit rien venir. Il doit supplier son employeur pour obtenir 500 euros tous les deux mois. Jusqu’à ce que le patron ne réponde plus. « J’AI DÛ FAIRE UN SCANDALE POUR OBTENIR UN FORMULAIRE » Paradoxalement, les mois d’immobilisation sauvent Mohammed. La jambe entièrement plâtrée, ce père de deux enfants est cloué au lit. Bon lecteur – il était écrivain public au Maroc – il profite de son temps pour s’instruire. Entre deux romans policiers, il s’attaque à un manuel édité par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) : Sans-papiers mais pas sans droits. Il découvre qu’il peut demander une indemnité pour accident du travail au même titre qu’un étranger en règle ou qu’un Français. En tant que sans-papiers, il dispose même d’un délai de deux ans pour faire sa déclaration. Le guide conseille de s’adresser au Catred, une petite association spécialisée dans les droits à la santé des personnes précaires. Plusieurs mois après les faits, Mohammed commence un long combat pour la reconnaissance de son accident avec l’aide des quatre employés de cette association. Première étape, obtenir une feuille de déclaration d’accident du travail auprès de la Sécurité sociale. « J’ai dû faire un scandale pour avoir le formulaire. Au guichet, ils ne voulaient pas. La chef de service est sortie. “Monsieur, vous travaillez sans papiers, vous travaillez au noir ! C’est interdit !” Elle me faisait la morale. Je lui ait dit : “Oui, je travaille au noir, comme un demi-million de personnes”. À la fin elle m’a dit : “Moi je n’ai jamais vu ça. Prenez le formulaire, faites comme vous voulez !» Trois jours après l’envoi du formulaire, le portable de Mohammed sonne. Ce n’est pas l’assurance, mais le patron. « Je n’ai pas voulu répondre. J’allais dire quelque chose de pas bien ». Les chefs de chantier appellent à leur tour. Marocains comme Mohammed, ils jouent la complicité, puis la réprimande : « C’est pas bien ce que tu as fait, pourquoi tu as déclaré l’accident ?! ». Mohammed ne décroche plus. Il réussit à obtenir le témoignage de deux collègues devant le contrôleur de la Sécurité sociale. « Ils avaient vu comment le patron m’avait traité... ils ne travaillaient plus avec lui. » Un des témoins subit les menaces des petits chefs, mais il tient bon. Il confie à Mohammed : « Si je ne témoigne pas, je l’aurais toujours sur la conscience. » Quand il est convoqué, le patron nie en bloc. Connais pas. Jamais vu. On lui présente des chèques où apparaissent son nom et celui de Mohammed. Il invente des histoires à chaque convocation. La sécurité sociale reconnaît le caractère professionnel de l’accident. Si ses collègues avaient cédé à la pression des chefs, si le patron avait payé Mohammed en espèces, jamais son dossier n’aurait abouti.
« LA MAISON DE VOTRE PATRON, C’EST UN VRAI CHÂTEAU » Restait à obtenir le paiement des indemnités journalières. Mohammed, heureusement, n’a pas de faux papiers ni de faux numéro de sécu. « Au naturel ! dit-il en rigolant. On m’en avait proposé plusieurs fois, mais c’est des complications, je ne voulais pas. » Le paiement est finalement accepté. Mohammed reçoit son premier chèque en octobre 2009. Deux ans et demi après l’accident. Il reçoit 750 euros par trimestre, plus le rattrapage des indemnités en retard. Mohammed peut enfin respirer. Plus besoin de l’aide de sa famille pour nourrir ses enfants, il peut même rembourser l’argent emprunté à son père : « La solidarité familiale, c’était mon père, ma mère, ma soeur, c’est tout. Ma femme a été très courageuse. » Depuis sa régularisation, Mohammed touche l’allocation adulte handicapé (AAH). Il reçoit 520 euros par mois. Il a également intenté une procédure en faute inexcusable contre son ancien patron. Quant aux Prud’hommes, ils se sont prononcés deux fois en sa faveur. Mais personne pour payer : la société est déclarée sous des prête-noms qui changent régulièrement. L’huissier lui dit : « Je n’ai rien trouvé à saisir. L’entreprise à été radiée à la chambre de commerce. La maison de votre patron, à Franconville, c’est un vrai château, mais officiellement, elle appartient à ses beaux-parents. » Le fameux patron est également poursuivi pour travail dissimulé par la CPAM. Aujourd’hui, Mohammed attend une place dans une formation pour la reconversion, payée par la maison départementale des travailleurs handicapés. Il sera formé à un poste de téléopérateur en vidéo-surveillance. Un boulot qu’il peut faire assis devant un écran. Aucune des procédures contre son ancien parton n’a abouti pour l’instant, mais Mohammed ne désarme pas. « Celui qui veut du miel doit résister aux piqures d’abeille ! », dit il, déterminé. Il veut témoigner, avec son vrai nom, sa photo s’il le faut. « Je suis allé aux Prud’hommes, au commissariat, je n’ai pas peur. Moi, je n’ai plus rien à perdre. » Un an et demi après l’accident, Mohammed est retourné à l’hôpital pour se faire retirer la quincaillerie qui lui reste dans la jambe : vis, plaque métallique, un vrai chantier. Depuis, il prend des anti-douleurs, et des antidépresseurs. « Je ne dors pas. J’ai des syndromes post-traumatiques... je repense à comment ils m’ont traité... J’avais les jambes comme un chiffon. Ils m’ont mis dans une brouette ! » Mohammed se lève. Engourdi par ce long entretien, il boite encore plus qu’à l’habitude. À chaque pas sur la jambe droite, il tombe en avant, et se rattrape sur sa jambe valide. La main fermement accrochée à la rampe, il descend dans la bouche de métro qui l’emmènera vers son tout petit pavillon d’Asnières.
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La flûte désenchantée
Le village normand de la Couture-Boussey a été au cours des siècles la capitale des instruments à vent. Mais le vent a tourné : son usine de clarinettes a fermé, comme tant d’autres fabriques avant elle. PAR PIERRE WOLF-MANDROUX
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evant les grilles fermées de l’usine Buffet-Crampon à La Couture-Boussey (Haute-Normandie), la seule musique audible est celle de la pluie qui tombe. Plus aucun accord de clarinette ne sort des murs de ce bâtiment qui a fabriqué ces instruments pendant plus de 250 ans. Elle a mis la clé sous la porte en juillet dernier. En ce mois de novembre, le silence, la brume et quelque chose comme de la neurasthénie environnent La Couture-Boussey et ses habitants. La réalité, c’est que ce bourg de 2 200 âmes situé entre Évreux et Dreux ne se remet pas de cette fermeture. « Ça a été une catastrophe de perdre la plus vieille entreprise de la commune » reconnaît dans son bureau le maire, Sylvain Boreggio. « Elle faisait le renom du village ». « C’est un traumatisme pour la ville », renchérit Renaud Patalowski, président de Marigaux, dernière entreprise désormais à fabriquer des instruments de musique à la Couture-Boussey et concurrent de Buffet-Crampon. Lorsque l’on lui en fait la remarque, il se renfrogne. « Être tout seul, je vous avoue que c’est assez pesant. Nous n’avons pas vocation à être des dinosaures ». Fondée en 1750 par Denis Noblet puis reprise en 1904 par le meilleur chef d’atelier de l’époque, Georges Leblanc, l’usine de clarinettes avait été rachetée en 2008 par le groupe français de réputation mondiale Buffet-Crampon. Sa fermeture n’est donc pas qu’une simple histoire de faillite ou de coût du travail trop élevé. Elle touche à l’identité même d’une commune façonnée par la facture d’instruments de musique : hautbois, musette, cor, clarinette... « Les instruments de musique à la Couture, c’est comme la coutellerie à Thiers ou à Laguiole », estime Renaud Patalowski. Les deux sont aussi indissociables que le jazzman Sidney Bechet de sa clarinette. Les premiers instruments fabriqués par les villageois de la Couture-Boussey remontent au XVIIe siècle. L’industrie a fait vivre des centaines de familles dans le village. A la fin du XIXe siècle, 40% des habitants travaillaient dans la facture d’instruments. Aujourd’hui encore, beaucoup sont nés dedans. Littéralement. Une retraitée raconte qu’elle dormait, enfant, dans les caisses d’emballage des instruments. Au commencement étaient la forêt et les tonneaux. La fabrication de hautbois, flûtes et autres flageolets nécessite de travailler un bois lourd et robuste. Le buis, qui poussait en abondance au XVIIe siècle dans les bois qui bordaient l’Eure, répondait à ces critères. Lorsqu’ils ont pris conscience de cette richesse, de nombreux habitants de la Couture-Boussey se sont convertis à la lutherie. La déforestation massive a depuis longtemps fait disparaître le buis du paysage normand. Il faut dire qu’il faut trois siècles au buis pour atteindre la circonférence d’un platane de 10 ans. Il a été depuis été sup-
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planté dans le processus de fabrication par l’ébène, importé de Tanzanie et du Mozambique. Le village disposait aussi, au Grand Siècle, d’une main d’œuvre spécialisée dans la tournure sur bois. Les ouvriers de l’époque fabriquaient des « cannelles », des robinets en bois pour tonneaux. Puis ils sont passés de la cannelle à la flûte : les tourneurs sur bois, experts en perçage, creusage et façonnage, ont mis leur compétences au service des instruments à vent. Les gestes de fabrication se sont transmis de génération en génération. Aujourd’hui encore, cette passation perdure. « Il y a peu, à Marigaux, on faisait travailler le père, la mère et le fils d’une même famille », énumère Renaud Patalowski. Marigaux, qui fabrique des hautbois, musettes et cors anglais très réputés, fait partie des manufactures d’instruments de musique toujours présentes dans le bourg. Mais les autres se comptent sur les doigts d’une main : Martin Chanu, Hérouard & Bénard et RC Tampons. Et encore : ces trois entreprises ne produisent plus que des accessoires pour instruments de musique.
La présence de Marigaux dans le village est un motif de fierté pour Renaud Patalows-
ki. « N’écrivez pas que le siège social de Marigaux se trouve à Paris, comme l’un de vos confrères ! Il est à la Couture Boussey. C’est très important pour nous ». Fondé en 1935, Marigaux emploie aujourd’hui 39 personnes. Les deux tiers travaillent à la CoutureBoussey, l’autre tiers à Paris. « Le bureau à Paris nous donne plus de visibilité. C’est plus simple pour les clients étrangers de se rendre dans la capitale ». Quelques ouvriers de Marigaux travaillent encore à domicile. « Je peux organiser mon travail comme je l’entends », explique l’un d’entre eux, la cinquantaine. Il n’est pas contraint par les horaires mais par un objectif de hautbois montés. « Je peux prendre ma journée lorsqu’il fait beau et me promener. L’inconvénient, c’est que je travaille souvent le weekend ». La chose tend toutefois à disparaître ; les managers d’aujourd’hui aiment garder l’œil sur leurs salariés. Il ne faut pas se leurrer : Marigaux n’est que l’arbre qui cache la forêt. Le déclin de la manufacture d’instruments de musique à la Couture-Boussey a commencé dès les années 1970. M. Morin, 52 ans, ancien agent de maîtrise de l’usine Buffet-Crampon, se rappelle que la manufacture Leblanc accueillait 80 ouvriers en 1976, l’année où il est entré dans le métier. Puis les effectifs ont fondu comme neige au soleil. Les petits facteurs indépendants, eux, ont coulé les uns après les autres. Des entreprises comme Buffet-Crampon ou Lorée ont peu à peu déserté La Couture-Boussey pour Mantes-la-Ville, plus grande, plus proche de Paris. C’est aussi dans les années 1970 qu’a émergé la concurrence internationale, avec le japonais Yamaha et le taïwanais Jupiter. « Leblanc a dû arrêter de conce-
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« L’industrie de la musique est très concurrentielle : c’est un petit marché avec trop de monde ». voir des flûtes et des hautbois, se souvient M. Morin. Il n’a plus fait que des clarinettes ». Cette rivalité est allée jusqu’à l’espionnage industriel. De vieux ouvriers se rappellent avec colère de cette équipe japonaise de télévision qui a un jour débarqué chez Marigaux pour filmer leur travail. Quelques mois plus tard, un concurrent nippon sortait des instruments montés à l’identique... « L’industrie de la musique est très concurrentielle : c’est un petit marché avec trop de monde, résume Renaud Patalowski. On a beaucoup de bons concurrents qui font des hautbois : Lorée, Buffet-Crampon, Fossati, Rigoutat... Or, la demande n’augmente pas ». Le contexte économique difficile n’arrange pas les chose. « En temps de crise, la musique n’est pas une priorité pour les gens ». Un hautbois Marigaux se négocie autour de 7 000 euros. Pour une clarinette Buffet-Crampon, il faut débourser entre 6 000 et 10 000 euros ! Ces instruments sont de fait surtout réservés aux concertistes professionnels. Jacques Prime, 85 ans et ancien ouvrier chez Marigaux, se souvient de la grande époque. « J’avais 14 ans en 1941. Je cherchais un travail car l’école avait
L’usine Buffet-Crampon de la Couture Boussey a fermé ses portes en juillet. Quelques vestiges attestent encore de sa grandeur passée. fermé à cause de la guerre. La fabrication d’instruments de musique, c’était le seul secteur qui embauchait à l’époque avec l’usine qui fabriquait des peignes ». Elle a aussi fermé depuis. Jacques Prime a travaillé à domicile pendant 33 ans, jusqu’en 1991. Il était tâcheron, c’est-à-dire payé à la tâche. Il travaillait chez lui, avec sa femme, dans son atelier devenu aujourd’hui son bureau. Cet atelier avait été conçu pour bénéficier le plus longtemps possible de la lumière du soleil. C’est la raison pour laquelle tant de maisons du coin, vestiges du travail de facteur d’instruments, sont équipées de vérandas.
Le déclin de l’industrie s’explique en partie par la mécanisation progressive du métier. A l’époque de Jacques Prime, « tout
se faisait au marteau et à la lime ». L’entreprise lui apportait l’ébène en bloc qu’il polissait, tournait, limait. Il montait ensuite les clés pour hautbois en rougissant le métal au chalumeau. Il fabriquait un instrument par semaine. Aujourd’hui, les ouvriers, notamment ceux qui travaillent à domicile, sont des finisseurs : ils se contentent d’assembler les pièces fabriquées en amont. « C’est une bonne chose », juge Fabrice Bidault, responsable de l’usine Marigaux à la Couture-Boussey. « Certaines tâches entraînaient l’apparition de troubles musculo-squelettiques chez les ouvriers ». « De plus en plus, notre métier est à la frontière entre l’ar-
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tisanat et le métier industriel », confirme son concurrent Marc Mathiot, directeur de l’usine Buffet-Crampon à Mantes-la-Ville. Même les irréductibles de la Couture-Boussey ont du se recycler pour survivre ; la société Martin Chanu ne fabrique plus que très ponctuellement des clés de clarinette, une semaine dans l’année tout au plus. C’était pourtant le cœur de son activité à sa création. L’entreprise s’est recyclée dans la mécanique de précision pour l’armée ou encore l’automobile. Cette reconversion est emblématique. Le déclin a en effet quelque chose à voir avec les mœurs du temps. Aujourd’hui, la plus grosse entreprise du coin, Bronze Alu, fabrique des pièces de moteur pour véhicules. Elle emploie 200 personnes. C’est l’industrie automobile qui pourvoie les emplois dans la région. Jacques Prime désigne une maison par la fenêtre de son bureau : « Mon voisin, c’est le mécanicien de Sebastien Loeb, il le suit partout sur les rallyes ». Comme un symbole.
La manufacture musicale renvoie, d’une certaine manière, à un autre temps : le
XIXe siècle. La bourgeoisie cherchait encore à imiter les habitudes musicales de la noblesse déchue pour s’attirer ses faveurs. L’essor des fanfares a même réactivé la demande. Mais leur déclin a accompagné celui de l’industrie. Jacques Prime se rappelle de « l’effervescence de l’activité musicale » dans les années 50 et 60 à La Couture-Boussey. Chaque village avait sa fanfare ou son orchestre. C’était l’époque des « harmonies ouvrières », ces fanfares composées d’hommes de peine. Elles jouaient lors des bals ou des cérémonies : 14 Juillet, armistice... C’était aussi l’époque du capitalisme familial, qui n’avait pas encore été remplacé par le capitalisme actionnarial. Quand les patrons étendaient leur protection paternelle sur leurs ouvriers. A la Couture-Boussey, certains donnait même un instrument à leurs employés pour qu’ils puissent jouer dans ces harmonies. Le bon vieux temps... Tout ceci s’est évanoui. « Les gens ont oublié leur histoire », se désole Claire Cottet, institutrice à la retraite et présidente de l’association des amis du musée de la Couture-Boussey. « On n’y joue pas plus de mu-
Ce hautbois doré est le chef-d’oeuvre de Jacques Prime, ancien ouvrier de Marigaux. C’est le dernier instrument qu’il a conçu avant de prendre sa retraite. Temps requis: trente heures de travail.
Des riverains des usines ont cherché à les faire fermer... à cause des nuisances sonores.
temps des plaisirs de la Cour, des raffinements oisifs de la gentilhommerie d’Ancien Régime. La pratique instrumentale a certes conservé de son prestige au
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sique qu’ailleurs ». Il existe bien une école de musique à la Couture-Boussey. Mais elle « vivote », selon l’ethnologue Valérie Pastourel. Aujourd’hui, peu d’ouvriers jouent d’un instrument. On vient parfois de loin toucher du doigt un patrimoine qui indiffère les habitants. « Un jour, nous avons reçu la visite de deux Américains », raconte Élisabeth Briaud, médiatrice culturelle du musée. « Ils n’étaient venus en France pour ne visiter que deux villes : Paris et la Couture-Boussey. Ils étaient passionnés par les instruments anciens et leur fabrication ». Pis : il y a quelques années, des nouveaux habitants, riverains des usines Marigaux et Buffet-Crampon ont cherché à les faire fermer... à cause des nuisances sonores. « L’aspect historique de cette industrie, ils s’en moquent », soupire le maire, agacé. Ces voisins ont été éconduits par les pouvoirs publics, mais Marigaux a tout de même dû revendre sa presse mécanique, trop bruyante. « Elle ne fonctionnait qu’un mois par an, une heure par jour », grince Fabrice Bidault à l’évocation du souvenir. L’indifférence touche jusqu’à certains élus locaux.« J’aimerais que la municipalité rachète l’usine fermée pour en faire une médiathèque ou un auditorium, espère la présidente de l’association des amis du musée Claire Cottet. Mais la municipalité n’en voit pas l’intérêt. On pourrait y héberger des artistes, inviter des musicologues et des étudiants... Bref, faire du village un lieu où l’on joue et non pas seule-
ment où l’on fabrique des instruments ». Si le maire se dit prêt à étudier un rachat, les coûts freinent pour l’instant toute initiative. « Le bâtiment n’est plus aux normes. Si l’on rachète l’usine, il faudra tout refaire », explique-t-il. Aujourd’hui, Claire Cottet ne cache pas son découragement. Et est sur le point de quitter l’association.
Sylviane Wilmart, elle, a claqué la porte de Buffet-Crampon au moment de la fer-
meture de l’usine en juillet à la Couture-Boussey. Cette ouvrière de 52 ans y avait auparavant travaillé 16 ans. Buffet-Crampon, qui emploie 580 personnes dans le monde dont 325 en France, n’a pas licencié ses vingts salariés ; l’entreprise les a reclassé sur ses deux sites de Mantes-la-Ville et de Magnanville. Mais elle a dû faire face à la fronde de six salariés qui ont refusé de reprendre le travail, dont Sylviane Wilmart. Ils ont mené l’affaire devant les prud’hommes pour protester contre ce qu’ils estiment être une modification du contrat de travail. Les conciliations n’ayant rien donné, ces ouvriers se sont mis en arrêt-maladie. Lorsque cet arrêt sera terminé, ils recevront leur lettre de licenciement pour abandon de poste. « Travailler à Mantes ou Magnanville, cela veut dire se lever à cinq heures du matin au lieu de 6 heures », s’indigne Sylviane WilLe musée musical de la Couture Boussey, fondé en 1888 par un syndicat d’ouvriers, n’est ouvert que six mois dans l’année.
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mart, cheveux courts, regard sombre et mains crispées. « Ces villes sont à 30 kilomètres, soit 35 minutes de voiture sur de petites routes. Cela représente une dépense de 450€ par mois, en essence et entretien de la voiture ». Parmi les six contestataires, deux sont en âge de prendre leur retraite à la fin de l’année. Les autres n’ont ni permis de conduire, ni voiture, ou alors de vieux tacots chers à entretenir. « ‘’Vous n’avez qu’à faire du covoiturage’’, nous a-t-on dit à Buffet-Crampon. Ce qu’ils oublient de dire, c’est que les ouvriers sont répartis sur deux sites. Comment fait-on si chacun doit aller à une usine différente ? ». Le directeur de l’usine Buffet-Crampon à Mantes, Marc Mathiot, se défend en expliquant que son entreprise n’aurait fait que s’adapter à cet environnement. Pour comprendre pourquoi Buffet-Crampon a fermé l’usine de la Couture-Boussey quatre ans seulement après son rachat, il faut là encore faire un saut dans le passé. Buffet-Crampon appartenait jusqu’en 2007 au même groupe actionnarial que l’allemand Kelwerth & Schreiber, un fabriquant de clarinettes. Buffet avait signé un contrat de sous-traitance avec leur usine allemande de Markneukirchen, bourgade située en ex-Allemagne de l’Est près de la frontière tchèque. De cette usine sortait des clarinettes d’étude. Les fabriques françaises, elles, se réservaient le moyen et le haut de gamme. Des « difficultés » avec Kelwerth & Schreiber ont provoqué la séparation en 2007. Un connaisseur du dossier évoque des problèmes de qualité des instruments assemblés dans l’usine allemande. Buffet Crampon a alors cherché une nouvelle usine pour fabriquer ses clarinettes d’étude : en 2008, il jette son dévolu sur l’entreprise Leblanc de La Couture-Boussey. Deux ans plus tard, les problèmes de qualité ont été résolus en Allemagne. L’actionnaire de Buffet Crampon décide de racheter Kelwerth & Schreiber et de rebasculer sa production de clarinettes d’études à Markneukirchen, où le coût de la main d’œuvre est « 20 à 25% moins cher qu’à la Couture » : 1500
Marigaux est le dernier fabricant de hautbois de la Couture Boussey. Deux tiers des ouvriers y travaillent (à droite), l’autre tiers est à Paris (à gauche). euros par mois pour un ouvrier de la Couture-Boussey contre 1150 euros pour un ouvrier allemand. Or, « Le coût de la main d’œuvre représente 80% du coût total de fabrication de l’instrument ». L’économie, substantielle, explique pourquoi BuffetCrampon a décidé de dépenser jusqu’à 6 000 euros de taxi chaque mois pour amener ses salariés de la Couture-Boussey jusqu’aux usines de Mantes et Magnanville, plutôt que de laisser l’usine de la Couture-Boussey ouverte. Ce taxi n’est qu’un coup de pouce temporaire donné aux salariés : il ne sera plus en circulation après décembre. Selon Marc Mathiot de Buffet-Crampon, le marché très concurrentiel des clarinettes d’étude les obligeaient à faire ce choix. Comment lutter autrement contre Yamaha ou Jupiter ? Si la décision paraît rationnelle sur le plan économique, elle, n’adoucit en rien l’amertume des six ouvriers de l’ancienne usine. « On ne nous a annoncé la fermeture qu’une semaine avant ! », fulmine Sylviane Wilmart. « Et en 2008, Buffet avait promis une nouvelle chaîne de production. On n’a rien eu. Le président de BuffetCrampon, Antoine Beaussant, disait qu’on leur coûtait la même chose qu’en Allemagne, et qu’il préférait avoir une usine près du siège ! ». « On a un savoir-faire et un talent extraordinaires en France », assène Fabrice Bidault. « Si on continue comme ça, on va le perdre, et surtout ne jamais le retrouver ». La Couture-Boussey en sait quelque chose. Toute une ville observe aujourd’hui avec impuissance – ou indifférence... – l’agonie des luthiers et entrepreneurs d’antan. Beaucoup craignent que son savoir-faire, à l’image de cette usine trempée par la pluie, ne soit condamné à prendre l’eau. Ou la poussière, tels ces hautbois anciens exposés derrière les vitrines du musée.
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« SI ON NE VENDAIT PAS À L’ÉTRANGER, ON SERAIT MORT » Malgré ses déboires, la manufacture d’instruments de musique en France n’a pas disparu. L’Hexagone compte même plusieurs numéro 1 mondiaux.
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e La Couture-Boussey aux pays émergents, il n’y a qu’un pas. C’est en tout cas la trajectoire que suivent chaque semaine des dizaines de hautbois Marigaux, frais émoulus de leur usine normande. « Si on ne vendait pas à l’étranger, on serait mort », tranche le président de Marigaux Renaud Patalowski dans son bureau. La demande a explosé en Amérique du Sud et en Asie, surtout en Chine. Marigaux fait 90% de son chiffre d’affaire à l’étranger, 94% pour son rival Buffet-Crampon. Marigaux a été racheté en 2007 par la société japonaise Nonaka Boeki, principal distributeur d’instruments à vents du Japon. Cela lui a permis de s’ouvrir de nouveaux marchés en Asie. La montée en puissance de ces pays s’accompagne d’une soif de prestige : apprendre à son enfant à jouer de la clarinette ou du hautbois apparaît comme une marque de raffinement pour bien des parents nouvellement fortunés. La France a su en tirer profit. Elle possède plusieurs numéros un sur le marché des instruments destinés aux professionnels : BuffetCrampon pour les clarinettes, Selmer pour les saxophones, Marigaux pour les hautbois. Ironie de l’histoire : les hautbois et musettes fabriqués par la Couture-Boussey au XVIIIe siècle étaient l’apanage de la noblesse. Aujourd’hui, les manufacturiers français ne produisent presque que du haut de gamme en
France. Charles de Gaulle parlerait volontiers ici de clin d’œil au « destin français ».
le village. « Leurs gestes étaient très précis et très doux quand ils préparaient l’instrument ».
Renaud Patalowski n’est pas loin de penser la même chose. « Cette industrie participe au rayonnement culturel de la France, à sa réputation ». Le savoir-faire français reste une valeur sûre. « Lorsqu’on engage quelqu’un à Marigaux, on le forme pendant un voire deux ans. C’est un investissement considérable, un risque. Mais on a un turnover très faible dans l’entreprise ». Les ouvriers de Marigaux ont, en moyenne, 19 ans d’ancienneté. Leurs gestes ont acquis une extrême précision. « Ce qui m’a le plus marqué quand j’ai fait mon enquête, c’est la sensibilité des ouvriers avec leurs matériaux », se souvient, émue, Valérie Pasturel, à qui la municipalité avait commandé une enquête sur l’histoire de cette industrie dans
Les instruments Marigaux sont accordés en fin de chaîne par deux concertistes virtuoses du hautbois. Les ouvriers et les musiciens professionnels travaillent donc de concert à la fabrication de l’instrument. Cette exigence leur permet d’attirer des clients fidèles. Certains vont jusqu’à acheter un billet d’avion pour le siège parisien de Marigaux lorsqu’ils ont besoin de réparer leurs instruments ! « Un instrument est vivant, il se fragilise en prenant l’humidité », explique un musicien professionnel français jouant en Allemagne et venu au siège retaper son hautbois. « Il y a des ateliers en Allemagne, mais je ne veux pas y aller. C’est ici que j’ai le plus confiance. Je viens tous les deux mois à Paris pour une vérif’ ».
« Cette industrie participe au rayonnement culturel de la France. Le savoir-faire français reste une valeur sûre » 43
Aujourd’hui, Marigaux protège l’emploi de ses salariés en produisant à 100% en France. Un résidu du capitalisme de famille, sans doute (voir article principal). Mais elle court le risque de prendre du retard sur les concurrents qui produisent plus avec moins d’employés. Fabrice Bidault en est conscient. « 90% de nos concurrents produisent leurs composants à l’étranger, notamment en Chine ». Pas question, néanmoins, de changer de stratégie tant que l’affaire tourne. Et elle tourne : 4 millions d’euros de chiffre d’affaire en 2011 pour 391 000 euros de résultat net.
LASGOW RANGERS
TATOUAGES, AMOUR ET VIN BLANC DANS LES HIGHLANDS
Été 2012. L’équipe de football des Glasgow Rangers est reléguée en 4e division écossaise pour raisons financières. Un traumatisme pour les dizaines de milliers de supporters du club. Pourtant, leur loyauté est intacte. Les Rangers, c’est plus qu’une passion : une identité, indissociable de la ville de Glasgow, de son histoire et de ses tensions. PAR AXEL CADIEUX
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our Elgin, c’est le coup du siècle. Dimanche 25 novembre, cette petite ville de 20 000 habitants des Highlands écossais reçoit l’équipe de football mythique des Glasgow Rangers, pour un match contre l’équipe locale. Tout est prévu depuis plusieurs semaines : l’entretien millimétré du terrain, l’obtention de certificats de sûreté des installations, des annonces dans toute la ville, des badges et des écharpes frappés de la date du match. La chaine de télévision nationale ESPN retransmet la rencontre en direct, neuf employés du club prennent même des cours d’aide aux premiers secours et apprennent à se servir de défibrillateurs. Car avec les Glasgow Rangers viennent leurs supporters. Et leurs supporters viennent en nombre : des dizaines de bus sont spécialement affrétés, plusieurs milliers de Gers - le diminutif des Rangers - sont attendus. Parfois redoutés. Une foule immense pour la petite cité féodale, ses monuments historiques et son stade de 4 500 places – dont moins de 500 sièges. Une manne financière inédite, elle aussi : l’enceinte de Borough Briggs n’a pas affiché complet depuis des années et le prix des places est quasiment doublé. Les Gers grincent des dents, mais l’occasion est trop belle pour Elgin. Le profit trop facile. Il faut dire que la situation est inédite. Cet été, les Glasgow Rangers ont été rétrogradés en 4e division écossaise, le plus bas niveau national. Depuis,
leurs supporters se déplacent deux fois par mois au fin fond de l’Écosse pour affronter de toutes petites équipes dans des stades de quartier. Le temps d’une après-midi, la population des villes est parfois doublée par les troupes de l’armée rouge et bleue. Comme si l’Olympique de Marseille jouait, tous les week-ends, contre Yzeure, Chasselay ou Montceau. Les Rangers, 140 ans d’histoire, 54 titres nationaux, 60 coupes, 1 titre européen, quasiment effacés de la carte sans préavis. Un tremblement de terre. Le 14 juin dernier, le club, qui présente une dette colossale, est placé en liquidation judiciaire. À cela s’ajoute une autre affaire : le HRMC [Her Majesty’s Revenue and Customs, sorte de police fiscale britannique] a engagé une action contre le club, le soupçonnant de rémunérer les joueurs illégalement pour éviter de payer certaines taxes. La presse s’emballe, les investisseurs potentiels fuient. Le club s’enlise dans ses finances désastreuses. À peine un mois plus tard, le couperet tombe : les Rangers sont exclus de la première division. Ils la retrouveront, au mieux, dans trois ans. Une bizarrerie, une anomalie dans le paysage footballistique.
« C’est un cauchemar mon pote. Un vrai putain de cauchemar » Vendredi 23 novembre, l’avant-veille du match contre Elgin. La police procède aux dernières vérifications. Quelque chose ne colle pas : près de 6 000 places ont été vendues, soit 1 200 de plus que la capacité du stade. Le club, totalement dépassé par l’engouement des Gers, reconnaît son inconséquence.
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Glasgow Rangers
Que faire du millier de supporters, parfois alcoolisés, qui après, cinq heures de bus vont se voir refuser l’accès aux tribunes ? Le match est annulé. Dans de telles circonstances, c’est du jamais vu. La Scottish Football League sanctionne le club d’Elgin d’une amende de 25 000 livres [environ 30 000 euros]. Les Rangers, eux, sont amers. « C’est un cauchemar mon pote. Un vrai putain de cauchemar. » Gary, 24 ans, est ingénieur dans la banlieue de Glasgow. « Mon week-end est foutu : j’avais prévu de prendre le bus le dimanche matin à l’aube, avec tous mes potes. J’attendais ce match depuis le début de l’année. Quand tu sais les sacrifices qu’on fait pour assister à ces rencontres, il y a de quoi avoir les boules. » D’autres supporters, plus malchanceux encore, avaient réservé leurs billets de train et une chambre d’hôtel, pour près de 200 livres en tout [environ 240 euros]. Adam, du haut de ses douze ans, a déjà une casquette des Rangers sur la tête : « On est tellement nombreux à se déplacer pour suivre l’équipe que nos adversaires tentent en permanence de se faire de l’argent sur notre dos, peste-t-il. Déjà, ils avaient doublé le prix de la place pour notre venue, au point que certains d’entre nous avaient décidé de boycotter le match… » Les Rangers, c’est plus qu’un club, plus que de simples supporters. C’est une ville, et pas n’importe laquelle.
Glasgow. Des artères, des avenues qui se confondent, sillonnées de voitures
et de taxis qui ont, ici, toujours la priorité. Glasgow, ses pubs bondés, ses salles de paris sportifs qui ne désemplissent pas, ses cantines géantes à mi-chemin entre le fast-food et la brasserie où l’on sert des burgers, des frites et de la soupe. Une ville verticale, plongée dans la nuit au milieu de l’après-midi. À Glasgow, il n’y a pas d’espace entre le ciel et la cime des immeubles. Tout est pesant, presque oppressant. Un lieu qui marque au fer rouge et que l’on finit par ne plus vouloir quitter, une sorte d’ancêtre en miniature des grandes mégalopoles américaines. À ses extrémités, deux stades ennemis, comme séparés par une muraille invisible. Deux arènes. À l’Ouest, Ibrox Park, l’antre des Rangers ; à l’Est, l’enceinte du Celtic Glasgow. Ils polarisent à eux seuls la pas-
sion, la haine, l’ambivalence de toute une ville et de ses habitants. Donald, retraité de la Royal Navy, a le visage de ceux qui en ont vu passer. Ce club, il l’a dans la peau, littéralement, tatoué à l’encre noire sur ses biceps imposants. À 58 ans, Donald vit avec sa femme, Jenny, dans un petit appartement du centre de Glasgow. Ici, il y a deux stars : la chatte Molly, au centre de toutes les attentions, qui se prélasse sur le canapé du salon ; et le maillot couleur bleu roi, recouvert d’une quinzaine d’autographes, qui trône encadré dans le couloir. Donald est un Gers, depuis toujours. Il ne rate pas un match à domicile et a même son siège attitré, payé à l’année. Depuis l’annonce de la rétrogradation, il ne décolère pas. C’est son identité même que l’on attaque. Son clan, sa famille, victime d’une injustice. Car mardi 20 novembre, le club a été jugé innocent, totalement blanchi dans l’affaire qui l’oppose au HRMC. Mais le mal est fait : « Nous avons été la cible d’une chasse aux sorcières, s’emporte Donald. On a voulu faire un exemple, avant même que la justice ne rende son verdict. » Les journalistes, Donald ne veut plus en entendre parler : « Ils se sont déchaînés contre nous et ont tous manqué d’objectivité. Ils se sont prosternés devant leur nouvelle formule choc, ‘l’intégrité sportive’. Mais tout ça, c’est une affaire de gros sous. On sait que l’odeur du sang et les mises à mort médiatiques font vendre des journaux. Qu’ils ne se cachent pas derrière de bons sentiments ! » Il montre alors son t-shirt, floqué de la mention « Sporting Integrity » : le « S » a été remplacé par un dollar, le « E » par une livre. « Ils ont essayé de tuer un club de football. Ils devraient savoir que c’est impossible » Comme des milliers d’autres Gers, Donald est un soldat, toujours au rendez-vous. Pour le premier match de la saison à domicile, contre le petit club d’East Stirlingshire, l’enceinte d’Ibrox Park a accueilli une foule survoltée de près de 50 000 supporters. « Nous sommes plus motivés que jamais, reprend Donald. Cette loyauté a plus de valeur que tout le reste, elle nous habite depuis 140 ans. Tu as déjà vu quelqu’un dire que la tour Eiffel n’a jamais été construite, que la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu ? Les Rangers, c’est la même chose. Ils ont essayé de tuer un club de football. Ils devraient savoir que c’est im-
“Cette loyauté a plus de valeur que tout le reste, elle nous habite depuis 140 ans. Tu as déjà vu quelqu’un dire que la tour Eiffel n’a jamais été construite, que la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu ? Les Rangers, c’est la même chose” Donald, supporter
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Glasgow Rangers
“J’ai des amis qui supportent le Celtic ! Il faut faire la part des choses. Le protestantisme, la loyauté à la couronne britannique… C’est la vieille école”
possible. » Puis le militaire à la retraite murmure pudiquement : « C’est aussi que j’ai beaucoup d’amis là-bas tu sais, on forme une belle famille. J’y tiens beaucoup. »
Donald semble apaisé d’avoir vidé son sac. Il se ressert un verre de vin blanc de
Bourgogne. Donald adore la France, il a acheté un mobil-home dans un camping de l’Hérault et a même cloué au mur une plaque « Place de l’apéro ». Soudain, son œil se rallume : « Je t’ai pas parlé du Celtic ! Je t’ai pas parlé des Plastic Irish, ces Irlandais en toc… Ça me rend malade : tout est orchestré pour qu’ils triomphent. » Entre les Rangers et le Celtic, c’est une très longue histoire, vieille de plus d’un siècle. Les Bleus d’un côté, les Verts de l’autre, un duel fratricide aux airs de tragédie moderne. L’Union Jack face à la croix celtique. Ces rencontres mythiques, baptisées « Old Firms », n’ont plus lieu d’être depuis la rétrogradation. Il y en avait quatre par an, deux dans chaque stade. L’enjeu est considérable : celui qui remporte le « Old Firm » règne sur Glasgow, donc sur l’Écosse. Mais sous l’aspect sportif grondent les haines politiques et religieuses. Les Rangers, historiquement protestants, défendent la loyauté à la couronne britannique ; le Celtic, enraciné dans les quartiers catholiques de la ville, représente les Irlandais, à l’origine souvent pauvres et ostracisés dans un pays qui peine à les intégrer. Au gré des événements politiques, les « Old Firms » ont connu des épisodes houleux. Voire sanglants. Dans les années 1920, des gangs affiliés à chacun des clubs sèment la terreur dans la ville. En 1971, à Ibrox, une bousculade fait 66 morts. En 2006, le gardien polonais du Celtic, Artur Boruc, se signe d’une croix devant les supporters protestants, provoquant un début d’émeute. Encore aujourd’hui, les Gers entonnent fréquemment « Billy Boys » dans les tribunes, même si les autorités l’interdisent. La chanson loyaliste fait explicitement référence au « Bloody Sunday », journée de janvier 1972 à Derry en Irlande du Nord, où 14 manifestants irlandais furent tués par l’armée britannique. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Alessio a 22
ans. Son nom rappelle ses origines italiennes - un membre de la famille, Claudio Gentile, a été l’un des plus grands joueurs de l’histoire de la Juventus Turin et entraîne aujourd’hui la Libye. Mais de toute évidence, Alessio est Écossais : il propose de discuter à l’extérieur, « pour prendre un peu l’air ». Ici, au cœur de l’hiver, personne n’a froid. Alessio n’a pas connu les tensions politiques des années 1970. Il vit la rivalité avec le Celtic de manière plus modérée : « J’ai des amis qui supportent le Celtic ! Il faut faire la part des choses. Le protestantisme, la loyauté à la couronne britannique… C’est la vieille école. J’ai même des amis catholiques qui sont pour les Rangers. On a une image de club de droite, mais c’est complètement faux. » Donald, l’ancien militaire, reste pourtant fier de ses convictions : « J’ai servi dans les forces armées, bien sûr que je suis nationaliste et fidèle à la couronne britannique ! » La religion en revanche, « cette grosse connerie insensée », n’a rien à voir avec sa passion pour les Rangers. Tout juste admet-il, en aparté : « Je ne suis pas anti-catholique, mais je suis férocement anti-Celtic. Plastic Paddies ! » Assise dans un coin de la pièce, la chatte Molly qui s’étire sur ses genoux, Jenny garde le silence. Elle soupire : « De toute manière, ça ne s’arrêtera jamais… » Alessio n’appartient pas à la génération de Donald. D’ailleurs, s’il supporte les Rangers, ce n’est pas par tradition ou orientation politique : c’est par hasard. Enfant, alors qu’il traîne dans le fish and chips tenu par son grand-père, un policier lui offre un maillot du club. Il ne l’a jamais quitté. Plus tard, en déplacement à Liverpool, il en donne lui-même un à un jeune du coin. Façon de rendre ce qu’il a reçu : « C’est ça les Rangers aujourd’hui, la générosité, la passion. » Alessio s’est rendu pour la première fois au stade en 1996, il est abonné à tous les matchs à domicile depuis ses 17 ans et ses premiers salaires. « C’est un sacrifice financier, c’est sûr. Je suis électricien et les matchs représentent une part importante de mon budget. Mais c’est tout à fait normal et logique de dépenser l’argent de cette manière : nous sommes fiers de notre identité ! Quand tu as goûté à Ibrox, tu ne peux plus t’en passer. C’est ça Glasgow.
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Glasgow Rangers
Une ville ouvrière, industrielle, qui vit pour le foot. » « Ma fille mourrait d’envie de découvrir Ibrox ! » Ici, quand on a de l’argent, on le dépense au stade. Stevie a 45 ans. Il est père de famille et travaille dans une entreprise de camping-cars à Gourock, à une centaine de kilomètres à l’ouest de Glasgow. Lui aussi est devenu Gers par hasard : son grand-père, supporter acharné du petit club de Greenock, l’emmène voir un match de son équipe favorite. Au plus grand désespoir de son aïeul, le petit Stevie, 12 ans, est subjugué par la tribune opposée : celle qui agite des drapeaux couleur bleu roi, chante « We are the people » et renverse un stade hostile. La tribune des Rangers. De 1987 à 2002, il est abonné et ne rate pas un match à domicile, jusqu’à la naissance de sa wee yin, sa fille, qui l’oblige à se serrer la ceinture. « En incluant le prix de la place, le trajet, la nourriture et quelques verres, aller à Ibrox revenait à l’époque à 80 livres [environ 110 euros]. Ça devenait très difficile d’assumer à la fois trois matchs par mois et une vie de famille. » Stevie a choisi, la mort dans l’âme : il a rendu son abonnement. Ironie du sort, c’est la rétrogradation du club qui lui a permis de retourner au stade, grâce à la baisse du prix des places. Surtout, un événement inattendu a joué en sa faveur… « Ma fille a grandi en m’entendant parler du club. Elle mourrait
d’envie de découvrir Ibrox ! Elle a attrapé le virus des Rangers. On a ça dans le sang ! Au prochain déplacement, on part ensemble. » À Elgin, peut-être : le match a été reporté au 22 décembre 2012. En attendant, ce dimanche 25 novembre, de nombreux supporters frustrés par l’annulation de la rencontre se sont rabattus sur l’équipe des Rangers des moins de 20 ans. À dix kilomètres au nord de Glasgow, sur un terrain sans tribune, par un froid à vous geler les orteils, les jeunes s’inclinent 5 buts à 1 contre Kilmarnock. Le long de la ligne de touche, les Gers sont là, fidèles au poste. Pour eux, le score est anecdotique. En rentrant aux vestiaires, tête basse, les adolescents portant la tunique bleue passent devant un cadre soigneusement astiqué. Une relique. Au centre, un texte de Bill Struth, manager du club dans les années 1920 : « N’ayez jamais peur. Inévitablement, nous connaîtrons l’échec, nous traverserons des périodes difficiles. Alors, nous ferons preuve de tolérance et de sagesse. Nous sortirons grandis de ces épreuves. Telle est la philosophie des Rangers depuis le temps des pionniers héroïques. » Une force tranquille, invisible. Celle qui habite Donald, assis sur son canapé, sirotant son vin blanc : « On est les meilleurs. Les plus grands, tout simplement. We are the people. »
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En France, paradis des athées, peu nombreux sont les musulmans à avoir renoncé à leur religion. «Pigeon» a rencontré ces apostats qui ont fait leur coming-out athéiste. Envers les tabous et les reproches de leurs coreligionnaires.
Les brebis égarées du prophète PAR GHISLAIN FORNIER DE VIOLET
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as facile d’être issu d’une minorité en France. Alors représenter une minorité dans la minorité, il y a franchement de quoi se compliquer la vie. C’est le sentiment de Samir, 28 ans, « arabe et brebis égarée du prophète » comme il se définit d’emblée. « Je n’avais pas de soucis quand j’étais un bon musulman, explique le jeune homme, grand échalas aux yeux verts. Mais le jour où j’ai décidé de tourner la page de la religion, c’est fou comme les problèmes me sont tombés dessus ! ». Né à Touggourt en Algérie, Samir y a grandi jusqu’à l’âge de 16 ans avant de venir vivre en France avec sa famille, installée à Limoges. Le cocon familial est plutôt conservateur et religieux : père maçon, mère au foyer. « Jusqu’à ce que je quitte ma famille, j’étais pratiquant à fond, raconte-t-il, attablé dans un bar parisien. Je faisais mes prières, respectais scrupuleusement le ramadan. Les rares fois où j’avais bu de l’alcool, c’était des défis entre ados. Un petit plaisir transgressif, rien de plus.» À 18 ans, il s’installe à Paris pour suivre des études de finance à l’université Dauphine. Premier virage : « Ne plus vivre dans une culture musulmane ambiante a été décisif. J’étais tout d’un coup libéré de toute pression sociale ou familiale. C’était à la fois angoissant et excitant ». Peu à peu, l’étudiant s’affranchit des prescriptions alimentaires, saute la prière du vendredi à la mosquée. Un jour, il décide d’acheter un Coran traduit en français. Un choc, pour lui qui apprenait enfant des passages du texte sacré dans un arabe qu’il ne comprenait pas : « J’ai été frappé par la violence de certains textes, l’autoritarisme d’un système de pensée qui ne laisse pas de place au libre-arbitre ». Le jeune homme traverse une longue et douloureuse période de doute. Jusqu’à ce qu’il décide, à l’ âge de 23 ans, d’en finir avec Dieu : « J’ai décidé de m’assumer comme ex-musulman et de revendiquer ouvertement mon incroyance auprès de mes proches ». Une étape difficile : « On ne renonce pas seulement à la foi mais aussi à une transmission culturelle ».
raient « sans religion ». Une qualification qui correspond à la définition de l’apostasie selon Franck Frégosi, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’islam : « C’est le rejet volontaire de l’islam par la parole, la pensée ou l’action ». Une proportion infime au regard du déclin de la pratique religieuse chez les Français en général, notamment parmi les catholiques. Héritière des libre-penseurs des Lumières et d’une tradition anticléricale enracinée depuis la fin du XIXe siècle, la «fille aînée de l’Eglise» est le pays où le nombre d’athées a le plus progressé entre 2005 et 2012, passant de 14% à 29% selon un sondage de l’institut Gallup. Heureux comme un athée en France, donc ? Problème : se revendiquer sans religion ne semble pas aussi facile pour une personne d’origine musulmane que pour un mécréant aux racines chrétiennes. Au sein de «l’Oumma», la communauté des croyants, l’athéisme demeure un sujet tabou. Y compris en France. L’apostasie, question identitaire ou religieuse ? Contrairement aux idées reçues, renoncer à la religion n’est pas puni par la mort dans le texte coranique. « La sourate n°3, verset 90, prévoit que Dieu est seul juge des apostats, rappelle Franck Frégosi. Libre à chacun de ne pas croire, son sort sera réglé dans l’au-delà.» L’unique argument prescrivant une punition terrestre des incroyants est un hadith, une parole attribuée au prophète : « Celui qui change de religion, tuezle ». « La seule source de cette parole étant un enfant de 13 ans, ce commentaire est considéré comme « faible », c’est-à-dire peu fiable pour la communauté des croyants et des exégètes », précise l’universitaire. Ce qui n’empêche pas certains pays musulmans, comme l’Egypte, l’Iran, le Soudan ou l’Arabie Saoudite, de condamner l’apostasie, voire de recourir à la peine capitale dans ce dernier pays.
“On ne renonce pas seulement à la foi mais aussi à une transmission culturelle”
Une poignée d’incroyants Comme Samir, combien sont-ils parmi les musulmans de France à avoir abjuré haut et fort l’islam de leurs racines ? Impossible à quantifier en l’absence de statistiques officielles, interdites par la Constitution. Sans doute ne sont-ils qu’une poignée. Les rares sondages autorisés sur le sujet permettent de se faire une idée. Dans une enquête de l’IFOP réalisée en mai 2011, 3% des sondés d’origine musulmane se décla-
Salman Rushdie l’a appris à ses dépens. Vingt-quatre ans après la publication de ses Versets sataniques, considérés comme un blasphème envers le Coran et la vie de Mahomet, l’écrivain anglo-indien est toujours poursuivi par la fatwa iranienne le condamnant à mort. Dans «Joseph Anton», ses mémoires publiées en septembre chez Plon, il raconte ses années de clandestinité, son quotidien sous haute protection policière et la radicalisation d’un islam incapable de se réformer. Quelques jours avant la sortie
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de son autobiographie, la prime offerte par les mollahs pour son exécution était réévaluée à 3,3 millions de dollars. Le professeur égyptien Nasr Abu Zayd a aussi payé le prix pour ses positions réformatrices. Théologien libéral, favorable à une lecture historique et non dogmatique du Coran, les religieux de son pays l’ont jugé apostat. En vertu de quoi, son mariage a été cassé par une Cour d’appel du Caire en 1995 au motif qu’une musulmane ne peut épouser un apostat. Il a fini sa vie en exil au Pays-Bas en 2010. Autre cas célèbre, celui du Soudanais Mahmoud Taha, exécuté en 1985 pour avoir appelé à privilégier les versets de la période mecquoise du prophète Mahomet à ceux de la période médinoise, parfois considérés comme violents par certains critiques de l’islam.
Marginalisé par les siens Rien de tel en France bien sûr, reconnaît Samir. Il n’empêche, sortir de l’islam aura été tout sauf un long fleuve tranquille. « J’aurais peut-être mieux fait de ne pas en parler à mes parents, regrette le jeune homme. Ma mère était catastrophée et mon père très en colère. Pour eux, être musulman ne se discutait pas, c’était totalement inconcevable de se séparer de sa religion.» Depuis sa confession, son père a coupé les ponts avec Samir. Sa mère, elle, ne s’est pas résignée à la rupture. « Ce qui ne l’empêche pas de prier pour que j’ouvre à nouveau les yeux », ironise-t-il. Outre les tensions familiales, s’affirmer comme exmusulman peut se révéler problématique avec ceux de sa « communauté ». Mona Lisa en a fait l’expérience depuis qu’elle s’assume « mécréante ». Rencontrée sur le forum « Islamla » (www.islamla.com), une des rares plates-formes du Web français dédiée aux musulmans athées, la jeune femme de 37 ans est née à Beyrouth, dans un quartier chrétien, au début de la guerre civile. Pratiquante jusqu’à ses 25 ans, elle a progressivement remis en question son éducation religieuse transmise par une famille « à forte identité musulmane ». « Et puis un jour, je me suis mise à manger du jambon. Là je me suis dit qu’Allah ne me le pardonnerait jamais ! », sourit-elle aujourd’hui. Elle pense un temps se tourner vers le bouddhisme, « une religion où l’on n’est pas déterminé par le Destin mais vraiment responsable de sa vie ». Si son incroyance est passée sans trop de turbulences auprès de sa famille, il n’en va pas toujours de même avec ses ex-coreligionnaires. Un jour qu’elle parlait de son rapport à la foi dans un bar avec des amis, un homme maghrébin l’a apostrophée, lui reprochant d’être « kafir » : mécréante. « Etait-ce si inconcevable d’être en même temps arabe et athée ?
“L’athéisme affiché peut être vécu comme une trahison” Apparemment, pour lui, oui », déplore Mona Lisa. La jeune femme s’est sentie mise à l’écart par certains de ses amis d’origine arabo-musulmane. « Certains m’ont même blacklisté lorsqu’ils ont réalisé que je mangeais du porc et que je buvais de l’alcool », soupire-t-elle.
« Une approche apocalyptique de l’apostasie » Khedidja Bourcart, maire-adjointe du XIe arrondissement de Paris, reconnaît qu’il n’est pas évident pour un musulman de proclamer son athéisme. Même ou plutôt surtout dans un pays de tradition laïque comme la France. « Il y a un enjeu identitaire autour de cette question, analyse la militante de la laïcité et signataire du Manifeste des libertés, texte paru en 2004 pour dénoncer les dérives de l’islam politique. La communauté aura tendance à croire que l’athée cherche à renier ses origines. L’athéisme affiché peut être vécu comme une trahison.» Pour elle, les repères se sont déplacés : « Au fur et à mesure de l’intégration, la référence au pays d’origine s’efface, au profit de la religion comme lien du groupe ». Si l’athéisme reste un sujet tabou au sein de la communauté musulmane, c’est aussi à cause du dogme et de l’organisation du culte, selon Malek Chebel, infatigable apôtre d’un « islam des lumières ». « En Occident, l’athéisme est presque devenu une religion à part entière. Mais dans l’islam, religion dans laquelle le dogme est intégrateur au plus haut point, on ne veut pas en entendre parler », regrette l’anthropologue des religions et philosophe algérien, attablé dans un café de Montparnasse. A l’entendre, l’islam, religion récente en France, manque de cadres et d’intellectuels qui permettraient de mener une véritable réflexion sur l’apostasie. « Pour l’instant, on reste dans une approche apocalyptique de cette question », constate-t-il. Leïla Babès, sociologue des religions, ne dit pas autre chose : « À ce que je sache, personne, dans les milieux religieux musulmans français n’a jamais appelé ouvertement à en finir avec la réprobation morale de l’athéisme ».
De l’irréligion à l’anticléricalisme De l’irréligion à l’anticléricalisme, il y a un pas que certains n’hésitent pas à franchir. Quitte à verser dans la provocation. Ainsi de Khaled *, trentenaire de la région lyonnaise et « islamophobe assumé ».
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Aussi loin qu’il s’en souvienne, ce Franco-Marocain taillé comme un rugbyman a toujours été sceptique. « L’école, la famille, l’entourage, tout le monde a essayé de me faire avaler le truc, mais je n’étais pas convaincu », raconte-t-il. Une biographie de Mahomet lue vers 25 ans achève de le transformer en rationaliste forcené. Sur la page qu’il anime sur Facebook, « Ex-musulmans – Nous avons quitté l’islam » (quelques 400 membres), Kahaled laisse libre cours à son aversion de la religion. Le prophète ? « Un grand malade, complètement atteint.» Le message du Coran ? « Un discours guerrier d’où la fraternité, le pardon et l’égalité entre les sexes sont totalement absents.» Les fidèles musulmans en France ? « Des ouailles manipulées par l’influence des pays du Golfe et de l’Arabie Saoudite.» Fier de ses racines berbères, Khaled considère que la conversion de l’Afrique du nord à l’islam a sonné le glas de civilisations promises à un avenir de progrès. S’il ne cache pas ses opinions, Khaled avoue toutefois se faire discret ces derniers temps : « Il y a un réel risque à revendiquer publiquement une vision critique de l’islam, s’alarme-t-il. Regardez Théo Van Gogh (réalisateur hollandais assassiné par un islamiste en 2004), il a été tué aux Pays-Bas, dans un pays démocratique ! » De fait, les apostats de l’islam restent une minorité invisible en France. Plus que dans d’autres pays européens, comme le rappelle Franck Frégosi. En Allemagne, une association baptisée « Conseil central des ex-musulmans » (« Zentralrat der Ex-muslime ») a été fondée en 2007 avant d’essaimer en Grande-Bretagne et en Scandinavie. La branche britannique a notamment été fondée par l’iranienne Maryam Namazie, activiste de la lutte contre l’islam politique.
“L’islam doit se frotter à la démocratie et s’adapter à la société laïque”
« Il s’agit surtout de groupes de réfugiés politiques iraniens qui ont des comptes à régler avec l’islam parce qu’ils ont vécu dans une société théocratique », tempère néanmoins Franck Frégosi. Selon l’universitaire, la tradition d’intégration assimilatrice à la française pourrait expliquer la faible médiatisation de ce phénomène dans l’hexagone. Des propos qui feraient sourire Zineb El Rhazoui, journaliste franco-marocaine et opposante au régime du roi Mohamed VI. « La France, c’est la patrie de l’athéisme, l’endroit idéal pour une militante de la laïcité comme moi », juge celle qui a fui à regret son pays natal pour l’Hexagone en 2011. La jeune femme a accepté de se confier à « Pigeon » non loin des locaux de Charlie Hebdo, rédaction de bouffeurs de curés (et d’imams) où elle officie depuis son installation en France. A 31 ans, Zineb El Rhazoui a déjà passé presque la moitié de sa vie à batailler contre l’ordre clérical et spirituel en vigueur au royaume chérifien.
Pique-nique en plein ramadan Féministe dès l’adolescence, elle rejette une croyance qui justifie à ses yeux l’oppression des femmes. Après des études de sociologie des religions à Paris et un mémoire sur les Marocains convertis au christianisme (ça ne s’invente pas !), elle revient au Maroc militer pour les libertés individuelles. Appels à piqueniquer en plein ramadan, articles rebelles dans un hebdomadaire laïcard aujourd’hui fermé, manifestations au début du Printemps arabe… son activisme lui vaut intimidations et arrestations par la police du royaume chérifien. « J’ai parfois subi des interrogatoires musclés pour m’être affirmée comme athée.» Passeport français en poche, elle trouve refuge à Paris. Elle y poursuit son combat dans un journal à sa mesure, Charlie Hebdo. Comment vit-elle aujourd’hui le fait de travailler dans un magasine voué aux flammes de l’enfer pour ses caricatures récurrentes du prophète ? Zineb reste ferme sur ses principes : « l’Islam doit se frotter à la démocratie et s’adapter à la société laïque. C’est une religion qui refuse pour l’instant toute remise en question parce que les croyants ont figé le texte pour l’éternité ». Pas question de transiger face aux menaces. Une des rares athées de culture musulmane à lutter à visage découvert, Zineb veut croire que « quand on assume ses convictions, on est invulnérable.» * Le prénom a été modifié
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Psychiatrie à ciel ouvert
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one Saint-Ambroise, à Saint-Martin-de-Seignanx (Landes). À l’extrémité de cet espace industriel, entre un garde-meuble et une manufacture d’objets en plastique, le sigle « ESAT » s’affiche sur un panneau, légèrement effacé. En contrebas du chemin en pente, un bâtiment, et une poignée d’ouvriers rassemblés, casque de chantier sur la tête pour certains. Presque tous arborent un gilet de sécurité jaune. L’ambiance est bon enfant. On discute. On plaisante. On se vanne gentiment sur le match de football que certains ont disputé la veille. On gueule, aussi. Dans un coin, à l’écart du reste du groupe : « - Hé, ta connerie, elle commence vraiment à me faire chier. - Attends, tu vas voir ta gueule, toi ! » Rien ne distingue vraiment l’ambiance de celle des chantiers environnants. La différence est invisible à l’œil nu. Pourtant il y en a une. Les ouvriers de l’ESAT souffrent tous de troubles psychiatriques. L’ESAT Espérance porte bien son nom. Car ce n’est pas une entreprise comme une autre. Derrière cet acronyme : l’Établissement et Service d’Aide par le Travail. L’ESAT souhaite permettre à ses pensionnaires de se réconcilier avec une société qui avait depuis longtemps coupé les ponts. Tous les ouvriers qui y travaillent sont arrivés à Saint-Martin-de-Seignanx au terme d’un très long parcours qui les a menés, bien souvent, d’internement en internement. Ici, ils reprennent un travail, mais aussi un logement en ville pour 40 des 68 malades. Un studio aménagé mis à disposition par la mairie. Les autres habitent « le château », une grande bâtisse rouge située à la sortie de la ville. Directeur de l’ESAT depuis sa création en 2006, Ludovic Sautreuil revendique l’originalité de l’établissement. « Nous sommes une structure très atypique, complètement à part, souligne-t-il. Une structure médico-sociale, qui exerce en même temps une réelle activité commerciale. Le concept est assez particulier : on demande quand même à des personnes qui sortent de l’hôpital, qui sont encore dans un en-
Comment se reconstruire après des années d’internement en hôpital psychiatrique? À SaintMartin-de-Seignanx, dans les Landes, un établissement horsnormes propose à ses pensionnaires de réintégrer le monde du travail et d’obtenir un logement. Avec la complicité active des habitants du village. PAR YOHAN VAMUR vironnement médical, de gagner de l’argent. Cela peut être perturbant pour des malades ». Ce jeudi matin, comme tous les jours de la semaine, le rassemblement des ouvriers à la zone industrielle Saint-Ambroise ne dure que quelques minutes. Le temps, pour chaque équipe encadrée par un moniteur d’atelier, de se regrouper avant de rejoindre les chantiers sur lesquels ils travaillent. Tonte de pelouses, entretien de locaux, ferronnerie,
cuisine… Quelles que soient leurs activités, les journées des employés sont réglées à la minute près. Objectif de cette organisation millimétrée : éviter que les ouvriers ne livrent une trop grande charge de travail en un temps trop court. Et surtout, ne pas déconcerter les malades par des changements d’horaires intempestifs. « On évite le rythme de travail infernal qui existe dans certaines usines, reconnaît Ludovic Sautreuil. On ne peut pas complètement occulter le fait que nos salariés nécessitent une attention particulière ». La journée débute à 9h, avec une pause obligatoire dans la matinée. Le déjeuner est servi, dans le réfectoire de l’établissement, entre 12h30 et 13h45. Ceux qui travaillent à l’extérieur, notamment les préposés aux espaces verts, pique-niquent sur place. À 16h30, tout le monde est de retour. Voire plus tôt. Le temps de prendre une douche et de se changer. Au-delà des compétences acquises, le travail permet surtout aux pensionnaires de sortir du désert relationnel dans lequel ils se trouvaient avant leur arrivée. De nombreux habitants font appel à eux pour tondre la pelouse de leur jardin. « C’est la même équipe de quatre personnes qui vient me voir. Il y a toujours un moniteur avec eux, indique Annie Grandin, qui habite le village depuis dix ans. Ils sont très blagueurs entre eux, mais aussi avec moi. Ils s’amusent beaucoup. Quand ils ont fini, on prend le café ensemble. À Noël, je leur offre des chocolats. » Cette quadragénaire les croise régulièrement dans le village. « On se fait la bise. Ou bien je leur fais un petit signe par la vitre de la voiture. » Les occasions pour les malades de croiser des SaintMartinois ne manquent pas. Comme au restaurant de l’ESAT, ouvert au public trois jours par semaine, et dans lequel certains des pensionnaires travaillent. Ou encore au Bric-à-Brac où, tous les mercredis, ils vendent des objets issus de la récupération. Le « bourg », cœur de cette commune de 4500 habitants, offre d’autres lieux de socialisation. Avec ses commerces, sa banque, son tabac-journaux, c’est la place la plus animée de la ville. Les employés du Super U connaissent bien les malades, qui viennent deux à trois fois par jour. Des petites emplettes pour les résidents du « château ». Des courses plus conséquentes pour ceux qui disposent de leur propre appartement. « On les voit généralement une première fois le matin, puis ils repassent parfois le soir. À partir de 17h, on est à flux tendu. Ils viennent, cha-
“ On sait parfaitement que leur présence au travail le matin dépend de ce qu’ils ont vécu la veille au soir ”
cun leur tour, faire leurs achats, explique Vincent Vialle, responsable du magasin. Lorsqu’ils sont un peu perdus, ou qu’ils cherchent un produit inhabituel, on va les aider. Certains sont plus timides. Ils n’osent pas forcément venir vers nous. » Les trois employées à l’accueil du supermarché, Florence, Nathalie et Michèle, épaulent volontiers les malades. Elles sont intarissables lorsqu’elles parlent des pensionnaires de l’ESAT. Leur chouchou : Émile, qui vient chercher sa boîte de Ricoré tous les matins. « Les pensionnaires de l’ESAT ne demandent jamais à être prioritaires. Ils sont respectés, et ils respectent les autres », insiste Florence. Les trois femmes ignorent tout des maux dont souffrent les différents pensionnaires. Elles ne posent pas de questions, ne cherchent pas à connaitre leur passé, ni l’endroit d’où ils viennent. Contrairement au responsable du supermarché. « Je connais leur personnalité, et ce dont ils souffrent. Les premières fois qu’ils viennent, ils sont accompagnés par des encadrants qui leur présentent le centre-ville. C’est aussi l’occasion d’échanger ces informations. » Vincent Vialle a enregistré le numéro de l’ESAT dans son téléphone portable. On ne sait jamais. Comme Michel Brun, le patron du presse-journaux du centre-ville. « J’ai le numéro du centre scotché sur mon comptoir. Au cas où. Mais il n’y a jamais de gros problèmes. Simplement des malades qui veulent acheter des cigarettes mais n’ont pas l’argent pour payer, ou d’autres, parfois un peu virulents. L’autre jour, il y en a un qui est tombé sur la place. J’ai pu appeler le centre pour les prévenir. » Ce patron, à l’allure un peu bourrue, estime que c’est le rôle des habitants de la ville d’intégrer cette population. « Ils n’ont pas forcément les moyens de locomotion pour se déplacer. Alors ils restent sur place. On vit donc beaucoup avec eux », ajoute-t-il, avant de souligner, un sourire au coin des lèvres : « Et puis, ils nous font aussi vivre, nous les commerçants ». Il n’est pas rare de voir attablés à la terrasse du « Saint-Martinois », le café du centre-ville, des habitants et des malades, invités à prendre un verre. « Mais jamais d’alcool ! », plaisante Philippe Casbas, un habitant de Saint-Martin-de-Seignanx qui fait régulièrement appel au centre pour tondre sa pelouse. D’autres riverains s’inquiètent du danger de la route océane. Cette voie d’1,5 km, sans piste piétonne, permet aux pensionnaires de rejoindre le « bourg » depuis le château. Tout le village parait s’être donné le mot pour veiller sur « ses » malades. Le personnel encadrant de l’ESAT souhaite que cette bonne ambiance prévale également au sein même de l’établissement. L’assistante sociale, Sophie Bonneau, juge ces rapports essentiels dans le processus de reconstruction des malades. « On reçoit toutes les catégories de personnes. Ils peuvent autant souffrir de troubles légers, que moyens ou lourds, précise-telle. Cela représente bien évidemment une difficulté. Mais notre métier est de tous les faire cohabiter
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Psychiatrie à ciel ouvert
et travailler ensemble, quel que soit leur état. » À l’image des liens tissés entre Maxime et Gérard. D’un côté, un jeune homme de 26 ans, qui n’a pas connu ses parents et a navigué de foyer en foyer durant toute sa jeunesse. De l’autre, un ancien général de l’Armée de Terre âgé de 56 ans, sorti de SaintCyr, au passé familial longtemps dénué d’accroc. Seul point commun : l’enfermement. Une expérience unique, qui isole et rassemble parfois. L’entente entre les deux hommes saute aux yeux. D’un côté, Maxime, blond au visage poupon, et une gouaille dont il ne se départit jamais. De l’autre, Gérard, le brun au visage sec, dont le ton et la démarche ont conservé une raideur militaire. Et l’affection qui naît, paternelle pour Gérard, respectueuse chez Maxime, qui surnomme son ami « chef ». Gérard n’y voit rien à redire. Ça le fait sourire. « Oh, ça me rappelle un peu le passé. Ma vie d’avant », articule-t-il. Lorsqu’ils décrivent l’enfermement psychiatrique, les mêmes mots reviennent. La « dureté », la « mort » tapie toute proche, l’ « exclusion ». Voilà ce qui les unit. Leur vie à Saint-Martin-de-Seignanx leur donne « le sentiment d’être “revenus” de loin », comme le décrit Gérard. Parfois, il y a aussi quelques ratés. Le personnel d’encadrement a bien conscience que les pensionnaires ont souffert. Et souffrent encore. « On sait parfaitement que leur présence au travail le matin dépend de ce qu’ils ont vécu la veille au soir. Ils ne peuvent pas être traités comme des ouvriers tout à fait or-
dinaires », reconnaît Thierry Cadin, moniteur de l’équipe « espaces verts ». Certains refusent l’aide proposée par la mairie et l’établissement pour leur trouver un logement en ville. « Ils ont parfois le sentiment qu’on régente leur vie. Après l’hôpital, parfois l’internement forcé, certains restent sur la défensive. Ici, ils peuvent réapprendre à dire : “oui” ou “non”, selon ce qu’on leur propose. Ils savent qu’on leur laisse le choix », insiste Ludovic Sautreuil. Le directeur de l’ESAT se félicite que plusieurs patients passés par la structure aient, depuis, réussi à rejoindre le monde du travail classique. « Certains ont montré très rapidement leurs capacités, souligne Ludovic Sautreuil. Notre objectif, c’est de leur trouver un emploi à l’extérieur, dans une entreprise ou un groupement. Cela commence généralement sous forme de petits contrats. En ce moment, nous avons une personne en stage, et une autre qui a un CDD de 6 mois. Il est à l’essai pour l’instant. Si tout va bien, il pourrait se faire embaucher d’ici quelques mois. » Pour d’autres, cela sera sans doute plus compliqué. Le Dr Guyaux, psychiatre, estime qu’il faut renoncer à l’idée d’intégrer tout le monde. « Certains malades ne sont pas capables de s’adapter à un milieu
Gérard : « À l’hôpital, mon comportement m’a conduit à être enchaîné à un lit » Le profil de Gérard, 56 ans, ne colle pas à l’idée qu’on se fait d’un malade mental. Ancien général dans l’Armée de Terre, il a longtemps eu une vie de famille stable. Un divorce difficile. Sa fille qui refuse de le voir. Et ce diagnostic : « Tout à coup, me voilà face à un médecin qui m’annonce que je suis bipolaire de type 1. Pour moi, tout cela ne veut absolument rien dire. » La bipolarité se caractérise par l’alternance de périodes d’humeur extrêmement élevée (manie), et de dépression. Gérard souffrait d’épisodes mixtes. Ce sont ses proches qui l’alertent sur la gravité de son état. « Lorsqu’on me demandait comment je me sentais, je répondais toujours la même chose : “je vais parfaitement bien”. Pour moi, c’était
les autres qui avaient un problème avec mon comportement. Je pensais aller seulement un peu mal. Ça me paraissait normal, au regard de ma situation familiale. » Deux bagarres dans un bar, l’agression d’un ami, lui font prendre conscience de son état, et de sa dangerosité. Pour lui et pour les autres. Il est alors interné en hôpital psychiatrique. Avant lui, sa grandmère avait déjà souffert des mêmes maux. « On lui avait dit qu’elle était maniaco-dépressive. Encore des mots de médecins », lance-til, avec une certaine défiance envers le monde médical. « À l’hôpital, mon comportement violent m’a parfois conduit à me retrouver enchaîné à un lit, dans une chambre complètement verrouillée. »
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Aujourd’hui, Gérard habite un studio en ville. De nombreux livres occupent la petite étagère de son logement. « Il n’y a pas grand-chose à faire ici le soir. C’est soit ça, soit la télé. » Il reconnait aussi que ne rien faire l’apaise : « J’essaie d’échapper un peu à la rapidité de la vie moderne. »
de travail ordinaire, prévient-il. Leur handicap psychique est beaucoup trop lourd pour qu’ils se réinsèrent. Il faut prendre conscience qu’ils peuvent rester dans une structure telle que l’ESAT jusqu’à l’âge de la retraite. » Les différents membres de l’équipe encadrante confirment que la psychiatrie exige du temps, et nécessite de s’adapter aux capacités du patient. Et puis, le travail ne peut suffire à aider les pensionnaires à se reconstruire après de nombreux internements. D’autres activités sont proposées aux malades. Piscine, foot, gymnastique, théâtre, chorale, arts plastiques… Une demi-journée par semaine, les pensionnaires de l’établissement ont la possibilité de participer à une activité « ludique, décontractante et enrichissante », selon les termes de l’assistante sociale, Sophie Bonneau. Christophe parle de son expérience d’acteur avec joie. « En juin, on a joué la pièce qu’on avait travaillée toute l’année. J’ai eu beaucoup de félicitations », raconte ce jeune premier de 45 ans. « C’était nouveau
“ Certains peuvent rester dans une structure telle que l’ESAT jusqu’à l’âge de la retraite ” pour moi », prend-il immédiatement le soin d’ajouter, un large sourire aux lèvres. Ces représentations, comme les différents travaux artistiques réalisés par les pensionnaires, demeurent cantonnés dans l’enceinte de l’établissement. « On pourrait monter un spectacle, ou des expositions. On y réfléchit pour cette année. Cela permettrait de faire une vraie fête avec les habitants de la ville », projette Ludovic Sautreuil, le directeur. Et d’unir encore davantage les Saint-Martinois et les malades de l’ESAT.
Jérôme : « Ils m’ont obligé à faire des électrochocs »
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érôme, 27 ans, est originaire de Nantes. Il venu à Saint-Martinde-Seignanx spécialement pour intégrer l’ESAT. Ses parents ont décidé d’emménager à Bayonne pour le suivre. « Je les vois au moins une fois par semaine, précise-t-il. Leur présence m’aide à aller mieux. » À l’adolescence, Jérôme devient accro à l’héroïne. La drogue révèle et aggrave sa schizophrénie. « Un jour, j’ai été victime de délires. J’étais dans la rue, et j’ai entendu une voix. Une voix féminine. Il me semble que c’était celle d’une amie de collège. Je ne sais plus. Je lui ai demandé où aller. C’est elle qui m’a guidé. Je me suis retrouvé à agresser un mec. Je ne contrôlais plus ma force. C’est après qu’on m’a dit que je lui avais touché les vertèbres. Des policiers sont venus. J’ai reconnu ce que j’avais fait. Je n’ai pas essayé de me battre contre eux », raconte le jeune homme. Premier séjour à l’hôpital. Il a 21 ans. Ses parents viennent le voir. Un jour, il s’en prend violemment à sa mère, physiquement et en l’insultant. « J’ai encore du mal à réaliser ce que j’ai fait », confie-t-il, honteux, avant de baisser les yeux.
Son internement se révèle très traumatisant. « À l’hôpital, Ils m’ont attaché et m’ont obligé à faire des ECT [électroconvulsivothérapie : méthode de traitement par l’électricité. La curarisation et l’anesthésie empêchent les convulsions reprochées aux « électrochocs ». L’ECT permettrait l’amélioration rapide de l’état de certains patients]. J’en ai fait 10 en tout. » Il marque un temps d’arrêt, avant de reprendre. « Non, je ne me rappelle plus. J’en ai fait entre 10 et 15. Une fois, je me souviens : je me suis débattu, des médecins se sont jetés sur moi. J’avais l’impression que je partais. Je poussais des cris. C’était horrible. » Jérôme assure aller beaucoup mieux. Il parle beaucoup de sa grande sœur, prof de français, la « grande réussite de la famille », préciset-il dans un rire léger. Aujourd’hui, le jeune homme est intarissable sur son travail
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à l’ESAT. Un chantier de préservation de l’environnement sur les plages de Tarnos. « Avant, toutes les plages étaient nettoyées mécaniquement, explique-t-il. Cela ramassait tous les mégots, mais ça détruisait toute la faune et la flore. Grâce à notre travail, on a vu une augmentation de la faune et de la flore de 100% », annonce-t-il fièrement.
Psychiatrie à ciel ouvert
Jeanne : « C’est dur de retourner dans la vraie vie »
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e dites surtout pas à Jeanne, 35 ans, qu’elle vit à l’ESAT. « Non, j’habite au château rouge », vous reprend-elle immédiatement. Abandonnée à la naissance, Jeanne a grandi en famille d’accueil : « Je me suis longtemps demandée pourquoi j’étais sur Terre. » Adolescente, elle veut retrouver sa famille, fait une grosse dépression, et tente de se suicider. Premier internement à 18 ans. On lui diagnostique alors un «trouble borderline». Un des symptômes de cette maladie : des efforts effrénés pour éviter un abandon réel ou imaginaire. Jeanne est victime d’autres symptômes : des sentiments de vide, la répétition de menaces suicidaires
et d’automutilations, une incapacité à contrôler sa colère. La dernière fois qu’elle s’est fait interner, c’était à cause de l’agression d’une femme, simplement attablée à la terrasse d’un restaurant bordelais. Pour cette brune, à la limite de la maigreur, quitter l’hôpital s’est révélé extrêmement compliqué : « Les demandes de sortie ne sont pas acceptées comme ça. » Et puis, il y a ce vide lorsqu’on revient dans la société. « C’est comme quelqu’un qui sort de prison. C’est dur de retourner dans la vraie vie. On a peur du monde extérieur, et on sent que les autres peuvent avoir peur de nous. On nous demande d’être
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responsables, alors que nos journées étaient jusqu’alors complètement prises en charge. On se sent comme un enfant abandonné. » Les mots sont pesés, réfléchis. Martelés avec force. Silence. Simplement pour vérifier que chaque terme a été bien compris. Oui, c’est bien ça : une impression d’abandon, encore et toujours. Aujourd’hui Jeanne a le sentiment qu’on s’occupe d’elle. Enfin. Elle a des amis. Une nouvelle famille, ou presque : les autres malades, l’assistante sociale, le directeur… Elle affirme avoir trouvé cet « équilibre » qui lui faisait jusqu’alors défaut.
Il n’y a pas de mal à faire le Bien Dans les tiroirs des entreprises philanthropes
Le nombre de fondations d’entreprises a été multiplié par cinq ces dix dernières années. Total, Danone, Nestlé, BNP Paribas, et même le PSG... Tous ont investi dans l’intérêt général, quels que soient leurs champs d’action. De la recherche sur le Sida à la bonne alimentation des familles françaises, de la vente de yaourts à l’insertion des jeunes, de la protection des fonds marins à l’incontournable mécénat culturel. Comment expliquer cet élan philanthropique ? Optimisation fiscale, communication à bon compte, placement de produits, motivation interne... La frontière entre charité et business est souvent mince. Voyage, en sept escales, au pays de la générosité intéressée.
PAR BENOÎT BERTHELOT & TIPHAINE CRÉZÉ
LA FISCALITÉ « LA PLUS AVANTAGEUSE AU MONDE »
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a soirée a des allures de cérémonie hollywoodienne. Projecteurs, générique à la flûte traversière, shooting photo des lauréats sur scène, trophées dorés à la main, champagne et couple de présentateurs aux blagues affutées. Lui, sobre, en costume trois pièces. Elle, en robe longue bleu électrique, une épaule dénudée. Elle prend le micro. Elle en fait un peu trop : « Ce soir, c’est la fête ! La fête du mécénat qu’on aime ! Le mécénat exemplaire, le mécénat qui a une éthique ! Le mécénat qui ose ! » Ce 13 novembre 2012, l’Association pour le Développement du Mécénat Industriel et Commercial (Admical) - lobby regroupant 180 entreprises mécènes - donne son raout annuel : les « Oscars du Mécénat ». Dans le Grand Auditorium de la Bibliothèque Nationale de France, les généreux philanthropes d’entreprise se font du bien. Un petit milieu où tout le monde se connaît. Un petit monde habitué à se faire discret. La clé, aussi, pour mieux se protéger des mauvaises langues qui assimileraient le mécénat à une niche fiscale ou, pire encore, tenteraient de le décapiter... « Je voudrais féliciter l’Admical d’avoir été aussi efficace au moment où, peut-être de façon un peu précipitée, certaines suppressions d’incitation fiscales étaient envisagées », s’émeut au micro Bruno Racine, président de la Bibliothèque Nationale de France. En juin 2012, Jérôme Cahuzac, nouvellement arrivé à Bercy, proposait en effet de diviser par deux les avantages fiscaux liés au mécénat. Branle-bas de combat dans les bureaux de l’Admical et au ministère de
la Culture : le ministre du Budget abandonne finalement son projet. Mais fin novembre 2012, deux députés UMP, Gilles Carrez et Marie-Christine Dalloz reviennent à la charge. Les édiles s’appuient sur les chiffres fournis par le gouvernement pour le budget 2013 : le mécénat d’entreprise représenterait un manque à gagner de 800 millions d’euros pour l’Etat. A gauche, comme à droite, en pleine rigueur budgétaire, ce trou dans les caisses irrite. « Niche fiscale », le mot est lâché. L’objet de la colère ? La loi Aillagon du 1er août 2003 relative au mécénat. Grâce à elle, les entreprises bénéficient d’une défiscalisation de 60 % des dons faits à leur fondation, dans une limite de 5 pour mille du chiffre d’affaires de l’entreprise. Une défiscalisation qui peut atteindre 90 % dans le cas de l’achat de « trésors nationaux », les chefs d’œuvres menacés de quitter la France. « Je savais à quel point le mécénat disposait d’une base juridique fragile », explique Jean-Jacques Aillagon. L’ancien ministre créé alors «une loi incitative, pour convaincre les Français que l’on pouvait concourir à l’intérêt général autrement que par l’impôt. Que l’intérêt général n’était pas du seul ressort de l’Etat ». L’effet est quasi-immédiat. De 67 en 2001, le nombre de fondations d’entreprises passe à 115 en 2005 et atteint 262 en 2010. Et pour booster un peu plus la tendance, une nouvelle forme de mécénat d’entreprise voit le jour en 2008 : le fonds de dotation. Le dispositif, créé par Christine Lagarde, libéralise la générosité. Désormais, tout le monde peut créer un fonds de dotation avec un euro en poche et recevoir des dons de n’importe qui. Dès 2010, on en dénombre près de 500. Seul impératif pour bénéficier de ces largesses : œuvrer en faveur de l’intérêt général. Car les entreprises ne doivent pas confondre mécénat et sponsoring.
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Le premier est désintéressé : un don à une association par exemple. Le second vise la publicité : son nom sur un voilier du Vendée Globe. En revanche, rien ne les empêche d’accommoder la loi à leur sauce pour en faire un outil d’ «optimisation fiscale». Stéphane Couchoux est avocat fiscaliste, spécialisé dans les organismes à but non lucratif, «OSBL» comme il préfère les nommer. Au mot «optimisation», il préfère celui d’ «innovation». Dans «une finalité sociétale», précise-t-il. Stéphane Couchoux démontre ainsi comment un fonds de dotation peut devenir, pour une entreprise, «un instrument anti-OPA», soit en bénéficiant du transfert de titres de participation d’une entreprise, soit en utilisant une partie de son capital philanthropique pour investir dans des PME. Ou encore comment les redevables de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) peuvent s’en faire exonérer en cédant temporairement à un fonds de dotation l’usufruit de leurs actions en bourse. «Quand un contribuable donne à titre temporaire l’usufruit d’un bien ou de son revenu à un organisme d’intérêt général, il en retire un double avantage, révèle-t-il. D’abord, il ne paye plus d’impôt sur le revenu. Ensuite, comme il ne conserve que la «nue propriété» du bien, il ne paye pas l’ISF sur la valeur en pleine propriété de ce bien.» Avant de préciser : «Mais pour la bonne cause». En clair, un particulier peut s’exonérer d’une partie de l’ISF grâce au mécénat. Rien d’illégal à cela, seulement des petits arrangements. Une façon de trouver, dans l’intérêt général, son intérêt particulier.
UNE PUB MEILLEURE QU’UNE PUB
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e signe ne trompe pas : la plupart des salariés des fondations d’entreprises viennent du monde de la communication. Les entreprises l’ont bien compris : parler au grand public de ses bonnes actions constitue une très efficace «publicité par la preuve». En particulier quand l’image de l’entreprise est mauvaise. Comme tout établissement financier en ces temps de crise, la banque BNP Paribas a bien besoin de se refaire une réputation. Elle a ainsi lancé, en février 2012, une vaste campagne de publicité. Spots radio et encarts tous azimuts dans les journaux, sur le thème : «Aider les chômeurs, c’est le dernier souci d’une banque ?»» Non madame, répond la BNP Paribas qui «s’engage aux côtés de l’Adie [ « Association pour le droit à l’initiative économique », une association de microcrédit] depuis 20 ans». En fait, c’est la Fondation BNP Paribas qui subventionne l’Adie depuis deux décennies. Mais la fondation n’est mentionnée nulle part dans la pub. Et pour cause : il s’agit bien d’une campagne mijotée par le service communication de la banque, pour un montant gardé confidentiel par la banque, qui serait compris entre 600 000 euros et 800 000 euros selon nos calculs. Contre 600 000 euros versés à l’Adie par la Fondation BNP Paribas par an. «Attention, l’action de la BNP ne se limite pas à ces 600 000 euros annuels», se défend-on à la Fondation BNP. La banque aiguille les micro-entrepreneurs vers l’Adie, et leur ouvre également des crédits à des «taux hyper préférentiels, pas rentables pour la banque. Ce n’est pas complètement du business, c’est de la générosité. Sinon on ne le ferait pas.» Au service microcrédit de
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la BNP, on affirme pourtant que «la banque ne perd pas d’argent en faisant du microcrédit.» Du côté de l’Adie, le responsable du partenariat Sébastien Chaze ne voit pas d’inconvenient à ce que la banque communique grassement sur ses bonnes actions : «Nous n’avons pas leurs moyens pour payer une telle campagne, et ça nous a apporté un bel écho médiatique». Pour un groupe du CAC 40, faire connaître ses élans charitables est un art délicat. Aucune entreprise ne nie que sa fondation soit un instrument au service de son image. Mais le message peut être mal compris. Prenons la Fondation Total, la plus importante de France, avec un budget de 10 millions d’euros par an. Elle est traditionnellement engagée sur la biodiversité marine, thème qu’elle connaît par cœur depuis que Total exploite des plateformes offshore. La déléguée générale de la fondation, Catherine Ferrant, note d’ailleurs qu’elle s’y intéresse « depuis 1992, alors que le naufrage de l’Erika date de 1999 ». Mais bizarrement, le pétrolier n’a jamais cherché à le faire savoir. De peur de manquer de crédibilité ? «Nous avons peu communiqué sur cette action, sans doute par crainte d’être accusé de greenwashing», reconnaît Jacques-Emmanuel Saulnier, chef de la communication du groupe. A l’occasion de ses vingt ans, en septembre, la Fondation Total a donc préféré communiquer sur le thème de la jeunesse, suffisamment éloigné de son activité pétrolière pour ne pas lui porter préjudice. Un nouveau champ d’action sur lequel la Fondation mise par le soutien à des programmes d’insertion professionnelle ou de réussite scolaire. Publicité, cérémonie en grande pompe au Centre Pompidou, sondage CSA sur l’avenir des jeunes, pour s’assurer des reprises dans la presse... «L’axe jeunesse c’est concret, compréhensible. On attend de la première entreprise de
France qu’elle s’engage sur ce thème,» juge JacquesEmmanuel Saulnier, qui estime la campagne globale à un million d’euros en 2012. Comme après toute campagne de publicité, Total évalue actuellement l’impact de ce plan de communication sur la réputation du groupe. Au cœur de cette opération, 28 «programmes courts» signés Havas, construits comme des petits reportages et diffusés avant le journal de 20 heures. Le nom de Total est cité, à travers sa fondation, à l’heure du pic d’audience. Mais attention, ce n’est pas de la publicité. Autre exemple : la Fondation Nestlé, elle aussi adepte de cette réclame déguisée. Son cheval de bataille : «favoriser la transmission de la culture alimentaire française auprès de familles». En 2010, elle a fait appel au cuistot Cyril Lignac pour une série de programmes courts, diffusés sur M6, sur le thème «Tous ensemble à table». La cuisine maison y est à l’honneur. Dans les comptes 2010 de la fondation, que nous avons pu consulter à la préfecture de Paris, la ligne «Programmes courts/communication» s’élève à 1.021.000 euros, soit environ la moitié de son budget total. En 2011, c’est un tiers du budget de la fondation qui y passe. Des ratios que réfute la fondation. La règle tacite veut que 25% maximum du budget soit consacré aux frais de fonctionnement, dont la communication. Mais pourquoi se gêner, puisque cette publicité pour Nestlé passe en douceur : le propriétaire de
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Häagen-Dazs, Crunch et Smarties vise à éduquer les téléspectateurs au bien-manger à la française. Et aussi à faire de la «communication d’entreprise», comme le reconnaît un responsable de la fondation.
LES SOIRÉES DE GALA, OU COMMENT SOIGNER SUBTILEMENT SES RELATIONS
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008, au théâtre des Champs Elysées : cette même Fondation Nestlé est inaugurée en grandes pompes. Sont présents Michel Drucker, Anne Roumanoff... et de nombreux partenaires du groupe. Après une remise de prix, le millier d’invités s’égaye avec du champagne. La fondation constitue pour l’entreprise un moyen raffiné de choyer ses clients, ses partenaires, et les personnalités politiques. Pour deux tiers d’entre elles, la fondation est un moyen de « développer des relations avec son environnement économique, politique, social et culturel » selon le baromètre 2006 d’Ernst & Young. Chaque soirée de gala donne l’occasion de tisser des liens avec ceux qui comptent. La générosité de l’entreprise est mise en avant: officiellement, personne n’est là pour parler affaires. Le cadre est souvent exceptionnel : le musée privatisé reste l’idéal. Les « peoples » invités remettent un prix à une association, on projette un film promotionnel, puis c’est le cocktail. «C’est toujours subtil, note un fin connaisseur de ces pince-fesses. Les lobbyistes de l’entreprise sont, bien sûr, présents. Autour d’une coupe, ils distribuent leur carte, glis-
sant par exemple, «J’ai un projet dont je vous parlerai plus tard...» Les clients aussi sont gâtés. La Fondation BNP Paribas invite chaque année 22 000 clients et 4000 actionnaires à des spectacles - tout en précisant que «ce budget n’est pas défiscalisé». Vitrine la plus chic : financer une exposition aux côtés de partenaires privilégiés. Ce n’est pas un hasard si la Fondation Total est le deuxième investisseur du département des Arts de l’Islam du Louvre. Le premier mécène ? La Fondation Alwaleed Bin Talal, prince d’Arabie Saoudite, «pays de l’or noir» où le pétrolier français soigne ses relations. «Ces pays sont d’abord des partenaires. Ensemble, on va au-delà du business, on essaye de se comprendre. Par exemple, Total est lié au Qatar depuis 70 ans ! Ça ne peut pas se résumer à produire des hydrocarbures et partir, résume Jacques-Emmanuel Saulnier, responsable de la communication de Total. C’est dans le même esprit que nous avons contribué au Louvre Abu Dhabi.» Au ministère de la culture, Robert Fohr, le chef de la mission mécénat auprès de la ministre, ne trouve rien à redire : «De même pour les actions de Total pour le patrimoine ou l’archéologie au MoyenOrient : c’est de la «diplomatie culturelle». Une diplomatie qui joue sur l’affectif, sur le long terme.
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DÉVELOPPER LA FIERTÉ DES EMPLOYÉS
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ieux que l’arbre de Noël de l’entreprise, la fondation est aussi un moyen de fédérer ses salariés. De leur montrer que sous ses airs de capitaliste sans pitié, leur employeur cache un cœur qui bat. Ce 21 novembre 2012, la Fondation Air France fête ses vingt ans au Musée des Arts forains. Dans les allées, «les amis de la fondation» distribuent des tickets de tombola en forme de billets d’avion au profit de l’ONG récompensée pour l’occasion, «Aïna, enfance et avenir». Créé en 2004, le Réseau des Amis de la fondation Air France rassemble aujourd’hui plus de 2000 agents de l’entreprise. «La Fondation permet de fédérer les salariés», prétend François Brousse, président de la fondation et par ailleurs conseiller du président d’Air France-KLM pour la communication. Dès le départ, la fondation, a voulu impliquer les employés. «Pour être en phase avec eux, un sondage leur a été soumis pour choisir un axe d’intervention de la Fondation : ça a été l’enfance». Sans doute plus fédérateur que l’aide aux personnes âgées ou la recherche contre le Sida. Désormais, des salariés du groupe mènent des actions auprès des ONG financées par la Fondation Air France. En 2006, le panorama du cabinet Ernst and Young indiquait que 31 % des entreprises ayant créé une fondation l’avaient fait pour «Mobiliser les salariés». La Fondation Total s’est également saisie de cette opportunité. «Nous considérons que Total est un acteur citoyen. Il s’engage et encourage ses salariés à être eux-mêmes acteurs dans des associations, à
faire du bénévolat», justifie Jacques-Emmanuel Saulnier. Sur le site internet de la Fondation Total, l’argument est d’ailleurs écrit en toutes lettres : «Le mécénat participatif permet au groupe de renforcer la cohésion interne et la fierté d’appartenance à Total». Un outil de Ressources Humaines supplémentaire, en quelque sorte. Une manière de clamer « ma boîte est formidable ! ».
PRIVATISER LE LOUVRE, C’EST MAGIQUE
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epuis quatre ans, « La fuite en Egypte » de Nicolas Poussin a élu domicile à Lyon. Joseph, Marie et l’enfant Jésus fuient les soldats d’Hérode et marchent vers l’Egypte. Le Musée des BeauxArts de Lyon peut se vanter de loger la toile à 17 millions d’euros. La Fondation Total pourrait aussi se vanter d’avoir participé à hauteur de deux millions d’euros, avec 16 autres mécènes, à l’acquisition de l’œuvre. Pourtant, dans son bureau, en haut de la tour Total à la Défense, Catherine Ferrant, la déléguée générale de la Fondation Total, regretterait presque. «Les trésors nationaux posent des questions et ces dernières années nous n’avons plus participé à des rachats. Pour trois raisons. Premièrement : en période de crise c’est très mal compris en interne. Deuxièmement : les prix montent et les questions commerciales peuvent primer sur l’intérêt général. Troisièmement : les vendeurs sont généralement fortunés, et en période de crise il est difficile de les imaginer premiers bénéficiaires d’une démarche d’intérêt général», réalise Catherine Ferrant. À quelques étages d’écart, Jacques-Emmanuel Saulnier, Monsieur com-
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munication du groupe Total, ne partage pas cet avis. « Cette acquisition a été d’autant mieux comprise par nos collègues lyonnais qu’il s’agissait pour le Groupe de contribuer à enrichir le patrimoine local ». Une contribution citoyenne largement défiscalisée puisque les entreprises soumises à l’impôt sur les sociétés peuvent «bénéficier d’une réduction d’impôt égale à 90 % du montant de l’achat des «trésors nationaux». «Un dispositif unique au monde», pour Robert Fohr, chef de la mission mécénat auprès du ministre de la Culture depuis 2006. Cet été, lorsque les avantages fiscaux des entreprises mécènes a été remis en question, la rue de Valois a été la première à réagir. Et aujourd’hui encore, quand Gilles Carrez agite un amendement hostile à l’Assemblée, le ministère est toujours aussi mobilisé. «Si cet amendement passait, le mécénat des grandes entreprises ne serait guère affecté, précise Robert Fohr. En revanche, cette mesure frapperait de plein fouet le mécénat des PME qui est le principal vivier depuis la loi de 2003. Aujourd’hui plus de 25 000 entreprises bénéficient des avantages fiscaux.» Pour l’achat d’œuvres d’artistes vivants, la loi est encore plus clémente. Elle propose aux entreprises qui se piquent d’art contemporain de voir déduite la totalité de la somme d’acquisition de l’œuvre de leur assiette fiscale sur cinq ans. «On perçoit cette mesure comme un cadeau fait aux entreprises alors que c’est l’équivalent d’une dépense de communication, plaide Robert Fohr. C’est même plutôt un choix intelligent, parce que cela fait vivre les artistes et met les salariés en contact direct avec la création contemporaine.» Car attention ! Pas question de cacher son Soulages dans le bureau du PDG : la loi mentionne que les
œuvres doivent être exposées au public ou, au moins, aux salariés. C’est ce qu’a choisi de faire la Société Générale qui, même si elle ne possède pas de Fondation, est grande amoureuse d’art et expose ses 400 œuvres dans ses locaux de la Défense. « On a choisi de le faire bien avant la loi de 2003, mais bien sûr on en profite maintenant » reconnaît Angélique Aubert, responsable du mécénat artistique à la Société Générale. Felice Varini, Pierre Soulages, François Morrelet égayent les murs des 11 000 salariés du siège, à la Défense. «Nous organisons aussi des visites de groupes internes et externes. On travaille avec des écoles». Un vrai « petit » musée privé. Mais les joies du mécénat ne s’arrêtent pas là. Les entreprises peuvent disposer, en plus de la déduction fiscale à 60 %, d’une contrepartie en nature à hauteur de 25 % de leur don. Pédagogue, le site internet du Château de Versailles publie, dans son chapitre «Soutenir Versailles», un tableau se proposant de faire le calcul à la place du mécène. Ainsi, si une entreprise investit 100 000 €, le «coût réel» de son mécénat s’élève à seulement 15 000 €. Soit 15 % du montant investi. Une fois déduit les 60 % des impôts, elle bénéficiera en effet de contreparties «spécialement imaginées pour elle» à hauteur de 25 000 €. Au choix : «mises à disposition d’espaces pour vos manifestations, séminaires, invitations et laisser-passer pour vos salariés et clients, visites privées du domaine de Versailles et de ses expositions, communication associée autour de votre projet…» A la Fondation Total, ces contreparties sont parfois utilisées en faveur d’associations, comme l’explique Catherine Ferrant : «Chaque fois que nous sommes mécènes d’une exposition, nous dédions les contreparties à la visite du musée par des publics dits «éloignés de la culture»». Parfois, les contreparties sont
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aussi utilisées pour des occasions plus « corporate » : «L’année dernière, nous avons utilisé une contrepartie de notre partenariat avec le Louvre pour y organiser la cérémonie des vœux de Christophe De Margerie [PDG de Total] aux salariés parisiens, raconte Jacques-Emmanuel Saulnier. 3 000 personnes avaient le musée pour elles seules, ce qui est quand même exceptionnel. Avoir le Louvre pour soi, c’est magique».
DANONE : LE BÉNÉFICE ACTIF
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es yaourts aussi ont le coeur sur la main. Même s’ils assument ouvertement leur potentiel économique. Quand Jean-Christophe Laugée, Directeur de la responsabilité sociale du Groupe Danone parle « intérêt général », il parle aussi «Cac 40», «Sicav» et «Center Business Unit». Danone a bien lancé sa fondation d’entreprise «classique», en 2008. Elle lui a notamment permis de financer un tournoi de football géant parrainé par Zinédine Zidane, la Danone Nation’s Cup. Et aussi les «impluviums» - zones humides - de deux villes pas choisies au hasard, Evian et Volvic. Mais depuis, Danone a trouvé mieux : un fonds de dotation, le plus richement doté de France. Une entreprise parallèle, avec 100 millions d’euros de capital consommable, qui mêle allègrement générosité et produits laitiers. Il ne faut pas trop se fier à l’intitulé «bio» du «Fonds Danone pour l’écosystème». Il ne s’occupe ni de développement durable, ni de recyclage. Non, quand Danone évoque l’écosystème, il veut dire «l’écosystème de Danone», selon les statuts parus au Journal Officiel. «C’est le même concept qu’un écosysteme naturel appliqué aux concepts économique et so-
cial, jargonne Jean-Christophe Laugée. Avec la crise financière de 2008, Franck Riboud, le PDG de Danone, s’est dit : «Il faut que je protège l’écosystème de Danone parce que cette crise peut affecter la totalité de ma chaine de valeur». Jean-Christophe Laugée estime qu’il n’a pas à en rougir : le fonds Danone finance des «petits agriculteurs» qui produisent du lait... pour Danone. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il doit rendre des comptes au directeur des achats de la branche produits frais du groupe. Voilà comment Danone finance, via des ONG triées sur le volet, la mise aux normes des producteurs laitiers ukrainiens, ou encore la conversion au bio des agriculteurs normands qui approvisionnent la marque Danone «Les deux vaches». Le Fonds participe au développement de la marque Danone au Mexique. Même couleur, même logo, sauf qu’ici Danone se dit «Semilla». Un dépliant explique comment le Fonds «parraine et sponsorise» Semilla, via des ONG, en «facilitant et sécurisant l’installation de micro-entrepôts dans les régions les plus pauvres». Ainsi, des vendeurs ambulants proposent les produits de la marque au porte-à-porte. Le but, bien sûr, est de «développer la confiance en soi» et l’insertion professionnelle des vendeurs. Mais également de convertir les populations à la marque, en faire des futurs clients sur ces marchés à fort potentiel de croissance. Jean-Christophe Laugée explique, dans son langage, ces actions d’»entrepreneuriat social» : «Indirectement, ça va contribuer un peu à la transformation de Danone : on cherche à aller dans des nouvelles géographies, sur des nouveaux business modèles ou à toucher de nouveaux types de consommateurs». Faire dans le social et vendre des yaourts, c’est en somme ce que fait le Fonds Danone pour l’écosys-
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Il n’y a pas de mal à faire le bien
tème en Espagne. Là, un projet de «merchandising alternatif» aide à la réinsertion de femmes battues par «l’éducation en magasin». Placées au rayon yaourts, elles questionnent les badauds sur le thème : «Est-ce que vous consommez des produits frais ?» Puis leur présentent la marchandise. Des produits Danone ? «Ca arrive, oui», concède Jean-Christophe Laugée. «Je n’ai pas d’état d’âme à ce que ça présente un intérêt business direct et à long terme. Sinon, ça ne durera pas». Un «intérêt business» ? Pas de problème. Puisque seuls les intérêts générés par le fonds, utilisés au profit de ses actions, sont défiscalisés. Le «Fonds Danone pour l’écosystème» n’a pas appliqué les 60 % de défiscalisation auxquels il aurait pourtant droit sur les 100 millions d’euros donnés. «Parce que nous n’en avons pas fait la demande, c’est un choix. On ne veut pas entrer dans cette polémique. L’objet du fonds est bien plus important que la fiscalité : c’est inventer un nouveau modèle économique.» Un hybride entre intérêt général et profit privé.
DES ENTREPRISES GÉNÉREUSES,FORCÉMENT DE BONNE FOI
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tupeur dans le monde feutré du mécénat d’entreprise : les sages de la Cour des comptes préparent dans le secret habituel qui entoure leurs activités, un rapport - le tout premier - sur une importante fondation d’entreprise - impossible de savoir laquelle. «La loi Aillagon de 2003 prévoyait notre contrôle sur les fondations, note Dominique Antoine, président de section de la cinquième chambre de la rue Cambon. Ce qui n’a jamais été appliqué, pour
des raisons que j’ignore». Ce contrôle n’est possible que depuis 2009. En clair, la Cour va vérifier l’adéquation entre le but affiché et les causes effectivement soutenues : «On construit notre doctrine avec ce premier cas. Nos rapports peuvent servir de coup de semonce.» Il n’existe aucun registre national des fondations d’entreprises. Elles sont contrôlées par les préfectures, à qui elles doivent envoyer leurs comptes, sous peine d’être suspendues. Ces mêmes comptes doivent, en principe, être publiés au Journal Officiel. Un réflexe qu’elles sont loin d’avoir toutes adoptées. A la préfecture de Paris, Godefroy de Lissandre est chargé d’éplucher les pièces envoyées par les fondations, et de saisir l’administration fiscale en cas de litige : « Il y a cette sempiternelle question de savoir jusqu’où le curseur peut aller entre intérêt général et business ». Mais lui assure n’avoir jamais rien vu «d’extraordinairement choquant». « Des dialogues » peuvent avoir lieu entre le fisc et les fondations, et certaines activités lucratives sont alors refiscalisées. Pour les fonds de dotation, lancés par Christine Lagarde en 2008, le contrôle d’activité n’est effectué qu’à posteriori. Ils sont aussi simples à créer qu’une association loi 1901. Onze «recommandations non obligatoires» ont été émises par un comité stratégique, en 2011. Des conseils précieux, tels que «définir clairement l’objet du fonds de dotation», «répondre aux attentes des donateurs», ou encore adopter «une gouvernance transparente»... Le mécénat d’entreprise apparaît comme un monde de bonnes pratiques, de droit coutumier et de règles tacites. La bonne foi reste donc à la discrétion des entreprises. Qui n’ont, bien sûr, rien à cacher.
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H么tels de
fortune
Migrants, mères célibataires ou ex-détenus, ils sont des milliers à vivre dans des chambres vétustes et hors de prix. À Paris, capitale des hôtels meublés, certains ont accepté de nous ouvrir leur porte. PAR ESTELLE FAURE
Chez Françoise et son fils une enfance à l’hôtel
5 heures du matin, dans le nord de Paris. Françoise s’éveille. Pas besoin de sonnerie, simplement, c’est son heure. Fervente catholique, elle attrape son chapelet rouge foncé. « Tous les jours, je prie pour avoir un vrai logement » raconte cette coquette mère célibataire de 38 ans, qui vit à l’hôtel avec son fils. Françoise est arrivée du sud Cameroun en 2005. Depuis, elle n’a jamais vécu qu’à l’hôtel. Des chambres comme celle où elle se prépare ce matin. Elle se maquille devant la glace de la salle de bain, juste audessus du lavabo rempli de casseroles qu’elle ne sait pas où ranger. Elle allume la télé en sourdine, pour ne pas réveiller son petit garçon endormi. Le papa les a quittés, « il avait une autre vie », souffle-t-elle. Franck-Olivier, son fils, vient d’avoir six ans. Autant d’années passées à l’hôtel. Le premier établissement a laissé à Françoise un souvenir amer. En rentrant du travail un soir, elle a trouvé ses affaires sur le trottoir, évacuées par le gérant. Sans explication. Elle a dû se trouver un nouveau toit et empiler ici sa montagne de cabas rouges et bleus. Ils grimpent presque jusqu’au plafond et cachent la moitié des murs déteints par l’humidité. Ici, les valises font office de placard pour ranger les vêtements d’été et les papiers divers. Depuis qu’elle a été régularisée, Françoise est plus tranquille, posée dans cette Babel où vivent des dizaines d’autres familles et des hommes seuls. La débrouille rythme la journée : « les Roumains » et le marché à la sauvette pour les vivres et les habits pas chers, comme cette paire de chaussures noires à talons, payée 1 euro. Françoise n’a pas le choix : l’argent file vite, avec ses 1 300 euros de loyer mensuels, même si la CAF lui alloue 400 euros. Elle s’en sort grâce à des petits boulots et garde bon espoir : « Depuis trois mois, je travaille à la sécurité d’un grand musée. Je suis à l’essai, j’espère qu’ils vont me garder », sourit la jeune mère, aux sourcils noirs délicatement dessinés. A la clé, un CDI et peut-être, sa demande de DALO (Droit au logement opposable) qui pourrait enfin aboutir. Et changer sa vie.
“ Il faudrait que mon fils ait une chambre à lui tout seul. Il ne devrait pas dormir avec sa mère”
Pour échapper à ce quotidien, elle continue à vivre « normalement », à prendre soin d’elle. « Parfois, je sors même en boîte. Si tu penses tout le temps à la vie à l’hôtel, tu ne peux pas t’en sortir. Tu déprimes. » La solidarité entre résidents aide à tenir le coup. Quand elle travaille, Françoise laisse son fils à sa voisine. Pas d’autre choix, avec ses horaires décalés, 15 heures-22 heures. « Je ne peux plus aider Franck-Olivier à faire ses devoirs le soir. La maîtresse a mis des mots dans son cahier, il n’est plus attentif et ne travaille plus », soupire Françoise, en montrant la ronde écriture de l’institutrice, sur le carnet à carreaux de son fils. « Vivre à l’hôtel, c’est trop dur, ce n’est pas
une vie. Il faudrait que mon fils ait une chambre à lui tout seul. Il ne devrait pas dormir avec sa mère », lâche-t-elle, gorge nouée, tête basse. Dans l’encadrement de la porte, Franck-Olivier écoute, un biscuit à la main : « moi aussi, je voudrais une chambre et une maison ! ». Avant de repartir en trombe jouer dans la petite cour avec les autres enfants qui, comme lui, auront passé leur enfance à l’hôtel.
Françoise, mère célibataire
Chez Mélina, à cinq dans 24 mètres carré
Au pied de la porte en bois, une serviette de bain bleue délavée est tassée sur le paillasson. Pour évi-
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Hôtels de fortune
ter les courants d’air ? « Non, c’est pour empêcher les souris de passer », explique Mélina, jeune trentenaire et mère de famille, une petite brune énergique, au regard maquillé de noir. Cela fait un an qu’elle vit dans deux chambres d’hôtel avec son compagnon et leurs trois enfants, âgés de 8 mois à 5 ans. Ils se serrent à cinq dans deux fois 12m2. « La première souris qu’on a vue avec ma fille, c’était dans la cuisine. On a eu peur. On est montées sur la chaise, on a failli passer par la fenêtre ouverte ! », se souvient Mélina, un sourire amer. Pour chasser ces invitées indésirables, elle a embauché Câline, le chat noir et blanc – affectueux mais braillard – prêté par sa maman. Autour d’un café qu’elle sert avec du sucre et des petits gâteaux, Mélina pourrait enchaîner les anecdotes pendant des heures. L’espace ici est limité alors il faut s’organiser. L’une des chambres sert à cuisiner, l’autre à dormir, à cinq serrés sur deux matelas, sans intimité pour les parents. La cuisine, étriquée, ressemble à un casse-tête grandeur nature : « toutes les affaires tiennent en équilibre. Si je veux prendre une casserole, il faut que j’enlève tout. Pour cuisiner, on ne peut pas utiliser le micro-ondes en même temps que la cafetière, sinon les plombs sautent », lâche Mélina. Pour remplir d’eau sa casserole de pommes de terre, direction la minuscule salle de bain et son lavabo cassé, rafistolé avec du gros scotch : « Si je veux faire la vaisselle, l’eau coule partout. Il faut tout éponger par terre à
chaque fois ». Ici, les valises s’empilent sur l’armoire, on fourre les jeux des enfants sous le lit, là où on peut. Dans l’autre pièce, la seconde salle de bains sert de garage à trottinettes. La peinture des murs couleur saumon a été refaite l’an dernier, à cause du plomb et du risque de saturnisme. Mais depuis, des murs entiers s’effritent. « C’est à cause de l’humidité. Le matin, on se réveille, il y a des gouttes sur le mur, les habits sont mouillés ». Par précaution, Mélina a dû bricoler, poser des gazes avec du sparadrap sur les interrupteurs, « avec l’eau qui coule sur les murs, si les enfants touchent, j’ai peur qu’ils s’électrocutent ». L’humidité n’abîme pas que les murs, elle dégrade aussi la santé des « petits bouts de chou » de Mélina : « depuis qu’on est ici, mes enfants n’arrêtent pas d’être malades, des rhumes, des bronchites. J’ai des tas de certificats médicaux qui le prouvent. Cette vie à l’hôtel, avec des enfants, c’est inhumain». Sans parler de l’ambiance de l’établissement, surtout le soir venu : « Il y a des familles comme nous mais aussi des gens de passage. Ça reste un hôtel… ». A mots pudiques, presque honteuse, Mélina raconte les alléeset-venues des prostituées du boulevard voisin. « A 2 ou 3 heures du matin, on entend tout. Mes enfants ne comprennent pas. Mais imaginez pour les ados… ». Sur le mur bleu de la cuisine, des inscriptions griffonnées au crayon : il est écrit « Anis », un trait, « 1m60 », puis un autre, plus haut, « 1m68 ». « Sûrement les locataires d’avant ». Combien de temps pour qu’un en-
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fant pousse de 8 cm ? Mélina, qui ne veut pas voir grandir ses enfants ici, préfère ne pas y penser. La famille en est déjà à son deuxième hôtel. Ils ont été placés ici par la mairie, mais en juin 2011, la mairie leur a demandé de partir à cause de l’insalubrité des lieux. Cette dernière a voulu frapper un grand coup, stopper les agissements douteux de certains gérants d’hôtels, crapuleux ou négligents, mettant parfois en péril la vie de leurs clients. Certaines familles ont accepté d’être relogées, d’autres, comme celle de Mélina, ont choisi de rester. Depuis, la mairie ne leur verse plus d’aides pour payer le loyer. Mélina continue de s’acquitter de sa part, 500 euros. Mais le gérant lui demande désormais de régler la totalité de la redevance : 3000 euros pour 24m2. « C’est la mairie qui nous a mis là. Dès le début, elle savait, insiste Mélina, les larmes aux yeux. Une assistante sociale était venue ici, elle n’a même pas osé s’asseoir sur une chaise. Et nous, on devrait vivre là-dedans ? Mais si on accepte d’aller dans un autre hôtel, qui nous dit qu’on ne devra pas encore partir un mois après ? Bien sûr, on est prêts à déménager mais pas pour un autre hôtel, on veut enfin aller chez nous. C’est difficile de changer d’hôtel tout le temps, d’adresse, d’école, de maison. Les enfants ne comprennent pas. C’est toute une vie qu’on déménage à chaque fois ». Sa demande de logement social, Mélina l’a remplie il y a plus d’un an. Elle attend toujours : « On n’a pas assez d’argent pour aller dans le privé ». La mère de
famille n’a pas trouvé de travail : faute de place en crèche, elle doit garder son dernier-né. Avec son RSA et le salaire de technicien de son concubin, le ménage arrive quand même à sortir la tête de l’eau. « On aurait de quoi se payer un vrai logement social, se désole la jeune maman. Je préfèrerais donner cet argent pour payer un appartement où mes enfants jouent et dorment tranquillement, où je peux recevoir mes amis. Là, on jette l’argent par les fenêtres pour un endroit comme ça ». Les familles restantes sont soutenues par des élus locaux. L’association Comité au Logement (CAL) les aide pour les démarches administratives mais parfois, Mélina perd patience,
“C’est difficile de changer d’hôtel tout le temps. C’est toute une vie qu’on déménage à chaque fois” Mélina, mère de famille
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Hôtels de fortune
Son grand espoir tient en un mot : « un studio, que je pourrais décorer comme je veux ou inviter qui je veux » Léopold, retraité
puis courage. Chaque soir, elle se couche avec la peur de devoir déménager le lendemain matin, sur injonction du gérant de l’hôtel. Avec l’angoisse tenace que le soir suivant, sa famille ne trouve pas de toit pour dormir.
Chez Léopold, le petit retraité qui rêve de grand air
Hiver comme été, ses journées passent et se ressemblent, à quelques degrés près. Léopold, petit homme grisonnant de 65 ans, n’a qu’une idée en tête : passer le moins de temps chez lui. Une chambre sommaire, au 3ème étage d’un vieux bâtiment, dans le nord de Paris : « ll y a un lit, une armoire, une table. Pas d’affiche au mur parce que quand je ne suis pas chez moi, je ne décore pas ». Trois ans qu’il étouffe ici. Sa bouffée d’air : sortir. Alors le matin, il met son manteau, une veste donnée par le gérant de son hôtel – « c’est même de la marque, vous avez vu ? » – et il part marcher. Se balader. S’aérer. Parfois, il s’arrête au Secours populaire, récupère un carnet de tickets qui lui permettra de manger le soir dans un restaurant de la ville. Pas le grand festin, mais c’est ça ou se cuisiner son repas, chez lui, à l’étroit. Il dispose d’un petit frigo mais pas de plaque chauffante. « Alors j’achète froid, puis je fais réchauffer sur mon radiateur. Ca marche bien pour le poulet rôti ou le café le matin », s’amuse le petit papy, étirant un sourire
presque édenté, qu’une ombre chasse vite. Léopold a commis des erreurs dans sa vie, qu’il dit payer aujourd’hui : « j’ai fait une bêtise avec ma femme, on a divorcé, j’ai quitté ma maison pour venir à Paris. Depuis, mes enfants ne me parlent plus » résume-t-il, les yeux bleus perdus dans le vague. Débarqué à Paris, sa première maison avait quatre murs de verre : une cabine téléphonique. Il est resté deux semaines à la rue, avant d’être aidé par l’association, les Petits frères des pauvres. Aujourd’hui, coincé à l’hôtel mais sans attache, Léopold soigne sa solitude à coup de balades. Son parc préféré ? « Le Montsouris, pour les statues. » Il y traîne ses petites jambes boiteuses, séquelles d’un accident de mobylette, à 20 ans. Les parcs lui rappellent la montagne : « Si j’avais de l’argent, je repartirais en Savoie où j’ai travaillé pendant longtemps à l’usine. Si on écoute bien les bruits de la montagne, on sait reconnaître le passage des chevreuils », s’illumine l’ancien employé des espaces verts. « C’est petit chez moi, on ne peut inviter personne ici, parce qu’il y a eu des problèmes de bruit à cause de gens qui faisaient la fête ». Mais il y a pire : « Je ne suis pas à plaindre, certains sont à la rue ». Léopold vivote de sa retraite de 700 euros, et d’une petite complémentaire. Son association règle le loyer, mais en échange, il leur donne « un petit quelque chose », 400 euros mensuel, parfois davantage les bons mois. Son grand espoir tient en un mot : « un studio, que je pourrais décorer comme je veux et inviter qui je veux ». En rentrant à l’hôtel, ce soir, Léopold ouvrira peutêtre l’un de ses livres préférés. Des récits de nature, comme ceux de Nicolas Vannier. Il se mettra alors à rêver, loin de la ville, d’un petit chez-lui. En pleine montagne.
Chez Jacques, l’ex-taulard à l’étroit
Sur les murs de sa chambre, Jacques a affiché des calendriers chinois. Ça lui rappelle sa petite femme, « sa Chinoise ». Il l’a épousée l’an dernier, parce qu’il l’aime et aussi « pour qu’elle ait enfin ses papiers ». « J’ai même écrit à François Hollande pour ça » s’en-
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flamme Jacques, en montrant la réponse laconique du chef de l’Etat sur son ordinateur. Son épouse dort ici tous les soirs, même si elle n’en a pas le droit : le règlement l’interdit. Jacques s’en moque, « si elle ne dort pas ici, où irait-elle ? Dans la rue ? ». Dans sa petite chambre d’hôtel social, à Paris, il vit à sa guise, fait sécher ses chaussettes et ses collants sur le filet anti-incendie qui recouvre sa fenêtre, et tant pis pour les remarques désobligeantes du gérant. « Ici, on paye 700 euros par mois, je règle 400 et l’association qui m’aide paye le reste. C’est trop cher. C’est grand comme un placard, 13m2. Même en prison, c’était mieux ! On avait les toilettes dans la cellule. Ici, il faut aller dans les toilettes communes. Le néon est cassé depuis des jours et personne ne le répare », s’énerve Jacques, détenu repenti. « Condamné trois fois, mais ce n’est rien comparé à tout ce que j’ai volé » s’amuse l’ex-braqueur, qui a commencé sa carrière à 20 ans. Sa spécialité : le braquage à main armée. Arriver à la banque, postiche sur la tête, pistolet au poing, « personne ne bouge ». Mais jamais l’arme chargée, « faut pas déconner non plus». Pour sa dernière condamnation, il a échoué à Melun, huit ans de prison. Sa remise de peine l’a fait sortir l’an dernier. Le Verlan, l’association qui l’aide, l’a placé dans cet hôtel. Il vit grâce au RSA, un petit pécule familial et des « livraisons » épisodiques quand le cœur lui en dit – on n’en saura pas plus. En prison, Jacques avait
pris l’habitude d’écrire, beaucoup même : 2000 pages condensées dans un CD-ROM, envoyé à des maisons d’éditions. Sur une pochette blanche est inscrit à la main le nom de l’œuvre de toute sa vie : « Le maître du temps ». Une fable mythologique et fantastique, pleine de mots inventés, de démons féroces, de planètes Tarnis et Ulm, pour chasser l’ennui de la prison. Ici, il passe le temps sur son ordinateur. On l’a surpris à jouer au solitaire. «On n’est pas assez seul ici pour écrire », raconte-t-il. L’hôtel est bien entretenu, les peintures fraîchement refaites, on n’a croisé qu’un seul cafard dans l’ascenseur. La salubrité tient au zèle de l’hôtelier mais aussi des locataires. L’un d’entre eux a quitté son logement sans préavis, laissant aux cafards le plaisir de grignoter ses provisions. L’invasion n’a pu être évitée. Pour nettoyer leurs affaires, les locataires disposent d’une laverie. Pour se préparer à manger, ils ont même une cuisine collective, bien aménagée – un luxe dans les hôtels meublés. D’ailleurs, l’horloge à motifs coucou de Jacques sonne midi. Sur la table, des cuisses de poulet et quelques patates à l’eau. Sa femme va bientôt le rejoindre. Dans leur « placard », les tourtereaux passeront le reste de la journée. Serrés, mais ensemble.
C’est grand comme un placard ici. Même en prison, c’était mieux ! Jacques, ancien détenu
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Chez Simplice et Gloria, les rescapées de l’hôtel
Sur la porte d’entrée, Gloria a affiché un dessin d’Halloween, une citrouille à paillettes. Ici, Simplice et Gloria, sa fille de huit ans, se sentent enfin chez elles. « C’est un peu comme un rêve, parfois, je ne suis pas sûre que c’est un appartement à mon nom. Mais si, c’est vrai. Quand j’ai enfin eu les clés entre les mains, j’ai juste pleuré », sourit Simplice. Cette mère célibataire togolaise et sa fille habitent dans ce deux-pièces depuis un an. Avant de poser leurs valises et d’accrocher des dessins au mur, il y a eu l’hôtel. Les hôtels, neuf au total, en l’espace de huit ans. Gambetta, Parmentier, puis Pigalle et à chaque fois, une vie à déménager. Parce que le gérant ne voulait plus de famille ou que l’hôtel était trop insalubre, sale ou avec des câbles électriques qui pendent audessus du lit. « Dans l’un d’eux, il y avait des cafards partout, même sur le lit. La nuit, je restais éveillée parce que j’avais peur que des bêtes rentrent dans les oreilles de ma fille. C’est arrivé aux voisins. Parfois, je lui enfilais un bonnet pour dormir ». Les hôtels se sont succédés, pour quelques jours ou plus longtemps, jusqu’à un an parfois. Vétustes, trop petits, bruyants. Invivables. Aujourd’hui, Simplice a enfin défait ses bagages et rangé ses valises : « C’est un logement provisoire, pour au moins deux ou trois ans, avant d’obtenir un logement social. Mais on est beaucoup mieux ici ». Gloria a enfin sa chambre, une grande bibliothèque : « Je ne pouvais pas lui acheter de livres, on n’avait pas la place et c’était trop lourd à déménager ». Ici, la petite famille a aussi une vraie cuisine, des grandes fenêtres, une machine à laver, des plaques toutes neuves. A l’hôtel, interdiction de cuisiner dans la chambre. « Je n’avais pas les moyens d’aller au
“La nuit, je restais éveillée, j’avais peur que des cafards rentrent dans les oreilles de ma fille” Simplice, ex-résidente d’un hôtel
restaurant. Parfois, je m’achetais une barquette de frites à un euro au kebab et je faisais manger des petits pots à Gloria ». Le reste du temps, c’était la débrouille, une plaque de cuisson qu’on dissimule. « On ouvre la fenêtre pour cacher les odeurs, on range vite si on entend le gérant arriver. On cuisine des pâtes ou du riz, ça ne sent rien », résume Simplice. Dans ses bagages, elle a trimbalé toute sa vie, ses souvenirs de la vie à l’hôtel aussi. « J’ai ramené la plaque que j’avais dans mon dernier hôtel. J’en ai de nouvelles, pourtant je la garde », raconte Simplice, en montrant du doigt un gros sachet blanc. Un mauvais souvenir qu’elle préfère planquer mais difficile à oublier. Quand Gloria n’avait que quelques mois, la fillette s’est brûlée. « Le temps que je me retourne, Gloria était tombée par terre. Elle hurlait, j’ai vu son coude sur la plaque.» Les yeux de Simplice s’emplissent de larmes. « J’ai pris mon enfant et je suis partie chez le médecin. Je ne pouvais pas prévenir
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le gérant pour qu’il appelle les secours. On n’avait pas le droit d’avoir des plaques. Quand je suis rentrée de l’hôpital, il y avait encore sa peau collée sur la résistance ». Le feu, sa hantise. A l’hôtel, la peur de l’incendie ne l’a jamais quittée. Elle l’a suivie dans son nouvel appartement. « Tout le monde a entendu parler des gens morts dans leur sommeil, raconte la quadragénaire, de sa voix grave et posée. Je m’endormais en me demandant ce que je ferais s’il y avait un incendie. Je vivais au premier étage alors je pensais déjà à la couverture que j’enroulerais autour de Gloria, pour la jeter par la fenêtre. Il valait mieux qu’elle ait une jambe cassée plutôt que de mourir. » Les mauvais souvenirs s’éloignent à mesure que ses projets d’avenir avancent. Simplice est aujourd’hui
nourrice à plein temps. Elle gagne 1400 euros, qui lui servent à payer un petit loyer, aidé par le Secours catholique. Son rêve : redevenir aide-soignante, comme à l’hôpital de Lomé, au Togo, où elle travaillait. Gloria, elle aussi, commence à rêver. Elle qui pleurait chaque fois que sa mère la laissait seule, a enfin sa chambre à elle, où elle s’endort sans cauchemar depuis la première nuit. Les étagères de livres, sur l’Atlantide, les princesses, les chevaux ont remplacé les montagnes de valises. « Avant, je ne disais à personne que j’habitais à l’hôtel, sauf à ma meilleure amie. Je n’aimais pas vivre là-bas », lâche, timide, la petite fille. Il y a quelques jours, Gloria a même pu fêter son anniversaire avec huit de ses copines, chez elle. C’était la première fois de sa petite vie.
L’hôtel, un logement par défaut
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lus assez de centres d’hébergement d’urgence et une pénurie de logements sociaux. Pour les services sociaux et les associations chargés de loger les plus démunis, l’hôtel apparaît désormais comme le dernier recours. Ils sont 38 000 selon l’INSEE à vivre dans des hôtels meublés. Une facture énorme pour l’Etat et les municipalités – des centaines de millions d’euros par an – mais aussi une dépense conséquente pour les familles, qui payent le prix fort pour un logement souvent vétuste.
Un logement inadapté
Ces hôtels, aux mains de gérants privés, ont fait la une des journaux il y a quelques années. Comme en 2005, après l’incendie de l’hôtel Paris-Opéra, un établissement vétuste, pourtant connu de la mairie de Paris. 25 personnes ont péri dans l’incendie de leur chambre, en pleine nuit. « Il y a eu une prise de conscience du mauvais état de certains hôtels utilisés par les opérateurs sociaux », résume Stéphanie Jankel, responsable de l’Observatoire des hôtels pratiquant l’hébergement social. Depuis ces scandales, Etat et mairie ont renforcé les contrôles de
sécurité incendie, de saturnisme et de salubrité. Une mission déléguée à un organisme, l’APUR (Atelier parisien d’urbanisme), pour lequel travaille Stéphanie Jankel. C’est elle qui recense les hôtels infréquentables par les services sociaux et les associations, qui ont recours aux 250 à 300 hôtels régulièrement contrôlés par la préfecture pour héberger des familles et des sans-abri. La plupart sont situés dans les 18e et 11e arrondissements de Paris. « Des hôtels vétustes et dégradés, il y en a beaucoup du fait de l’âge vieillissant du parc hôtelier, confirme Stéphanie Jankel. Aujourd’hui, une grosse centaine de ces hôtels ne présentent pas toutes les garanties de sécurité incendie, de salubrité et est déclarée non utilisable ». Point d’ancrage pour les gens de passage ou les réfugiés débarqués sur le territoire, l’hôtel représente une étape. Une transition qui parfois s’éternise et vire au cauchemar.
Indécence et manque de confort
Des histoires d’hôtels miteux et calamiteux, de marchands de sommeil qui profitent de la misère pour se remplir les poches, Ludi-
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vine Lubaki, avocate pour le DAL (Droit au logement) pourrait en raconter beaucoup. Cette année, elle s’est retrouvée avec trois dossiers sur les bras, soit une vingtaine de familles à défendre. « Dans l’un d’eux, l’hôtel ne remplissait pas les normes de sécurité imposées par la préfecture. Parallèlement, les locataires avaient porté plainte, mais la propriétaire continuait à ne rien faire ou le minimum, raconte l’avocate, qui a fait condamner la gérante en première instance. Au-delà du risque incendie, il y avait clairement un problème d’indécence et de confort : des invasions de rats, de cafards, des sanitaires insuffisants. A Paris, ça arrive souvent, et pas que dans les hôtels, mais les clients, souvent sans papiers, n’osent pas toujours porter plainte ». La gérante, elle, a fait appel.
« Des bombes sociales »
Inquiet des répercussions probables de ce mode de vie, le Samu social va lancer en avril prochain la première grande enquête sociale et épidémiologique sur les familles qui vivent dans ces établissements et sur plus de 1000 enfants. « On remarque par exemple des retards de croissance et des problèmes de
Hôtels de fortune
malnutrition, explique Erwan Lemener, sociologue qui a vécu plusieurs mois à l’hôtel pour rendre compte de la vie des résidents. Ces rudes conditions de vie, Gérald Briant, adjoint aux affaires sociales à la mairie du 18e arrondissement, les connaît par cœur. C’est dans ces quartiers que se concentre le petit peuple des hôtels, près d’un tiers des chambres meublées se situant au nord de Paris. Pour lui, les hôtels sont de « véritables bombes sociales ». « Quand on met des enfants dans un hôtel, il n’y a qu’une chambre pour les parents, on ne peut pas faire à manger, les conditions de vie sont compliquées. Les enfants sont souvent dehors, pour lâcher la pression. Au final, ils seront plus explosifs que les autres, s’inquiète l’élu. On a l’impression qu’on règle les problèmes en mettant les gens hors de la rue. Certains s’en sortent mais pour d’autres, vivre à l’hôtel rend les choses encore plus difficiles », regrette l’élu.
La lourde facture des hôtels
A l’inconfort, s’ajoute le prix souvent exorbitant des chambres. D’un côté, l’Etat a organisé un Pôle de réservation hôtelière, qui lui permet de négocier le prix des nuitées, autour de 16 euros par personne. Mais d’autres continuent de payer le prix fort : de 500 euros pour une chambre sans confort à 1500 euros pour une chambre double, et jusqu’à 3 000 euros pour une famille de cinq personnes. « Avec la crise, on a de plus en plus de familles en difficulté. L’Aide sociale à l’enfance débourse ainsi plus de 20 millions d’euros par an, s’indigne Gérald Briant, l’élu du 18ème. On est trop dépendants de ce secteur privé ». La mairie commence à mettre en place des solutions, efficaces mais sporadiques : la préemption de vieux hôtels pour en faire des résidences sociales, le dispositif Louez solidaire qui aide des gens en difficulté à trouver un logement, le financement de 6000 logements sociaux par an… Si peu, face aux
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135 000 dossiers de logement social qui s’entassent sur les bureaux des assistantes sociales de Paris. Pour d’autres, c’est toute la philosophie de l’hébergement d’urgence qui est en cause. « On s’occupe trop du housing first – loger d’abord – plutôt que du caring – prendre soin des plus démunis, s’agace poliment Xavier Emmanuelli. Mais on ne peut pas se contenter de mettre les gens dans des boîtes ! ». Le fondateur du Samu social a quitté son navire avec fracas l’an dernier. « On oublie l’idée d’urgence : psychique, médicale, dénonce celui qui est redevenu médecin. 30% des personnes qui sont à la rue ont des problèmes psychologiques, qu’il faut prendre en charge. Il faudrait une armée d’assistantes sociales et d’infirmières. Les gens sont dans la rue, alors on les met à l’abri, sous un toit. Mais ils emmènent la rue à l’hôtel avec eux ». L’an dernier, le Samu Social a consacré 103 millions d’euros – la moitié de son budget total – pour payer des nuits d’hôtel
I N E B E J
as p , e r i a 00 5 m 6 e s d l. Le pas i , a a v de n a r a é i t i l n e b e d A Jeb eurs, pas it coin ou r le u et o p s pa ies, b e é é c ’ s s d e i d a ts nn dél e n c t a t é n i d e b tes t s s i n e ha v e d i s t l se u fi vier d’ac e i A s i . l n a r i Et t Tu v . n e e n h c u c u e ir de ga enianis, pouvo est devenu b e les Je uctibles la vill d d’irré s. é révolt ASSY
A E N L ALA REBEL EM ERRIN PAR P
L
es voyageurs arrivent au comptegouttes. À la gare de louages Moncef Bey de Tunis, le chauffeur du taxi collectif peine à trouver suffisamment de clients pour remplir sa camionnette. Il part en direction de Jebeniana, à l’est de la Tunisie. « La ville des communistes ! », s’exclame un passager avec un sourire entendu. Après deux heures d’attente et quatre heures d’autoroute, le véhicule s’engage en cahotant sur la grande route qui traverse Jebeniana. Les charrettes tirées par des ânes côtoient les camions, acheminant les récoltes d’olives des champs vers les pressoirs. C’est novembre mais il fait sec, lourd. Chaque voiture qui passe soulève sur son passage un nuage de poussière. Une vieille mobylette, sur laquelle sont juchés trois passagers, passe à toute allure. Elle frôle dangereusement les piétons, qui ont depuis longtemps déserté les trottoirs défoncés pour marcher sur la chaussée. D’ailleurs, dans cette petite ville de 6 500 habitants, on ne marche pas, on slalome. On contourne les tas d’ordures, on évite les nids de poule et les flaques de boue, souvenirs des dernières pluies. La route mène au rond-point. Le rond-point de Jebeniana. Le jour, on y fait ses courses et on y boit un café. La nuit, on s’y adonne à toutes sortes de trafics, entre dealeurs de « zatla » (résine de cannabis) et revendeurs de vin clandestin. Mais le rond-point, c’est surtout le lieu de toutes les contestations. C’est là que, régulièrement, les habitants se rassemblent pour manifester. Moins de deux semaines plus tôt, le 8 novembre, la ville était encore secouée par l’une de ces protestations. Une grève générale historique : la première depuis la révolution de 2011. « Il existe ici une culture collective du refus et de l’opposition au pouvoir, explique Abdelwahed Mok-
ni, professeur d’histoire contemporaine et d’anthropologie historique à la faculté de lettres de Sfax, et lui-même habitant de Jebeniana. L’esprit de rébellion commence dès le plus jeune âge. C’est presque héréditaire. » « FUCK CAPITALISM», «ZAPATISTA»... ICI, LES TAGS FONT PARTIE DU PAYSAGE La ville vit ainsi au rythme des grèves et des manifestations, parfois même des émeutes. Insécurité, absence de développement, chômage à plus de 50%… Elle a tout du terrain idéal pour les islamistes du parti Ennahdha, qui ont réalisé leurs meilleurs scores lors des dernières élections dans les régions déshéritées et les zones rurales. Mais si les villages alentour ont effectivement voté pour les islamistes, à Jebeniana même, on s’en méfie. Et c’est la gauche qui est arrivée en tête. Ahmed Essefi, l’un des trois députés communistes que compte le pays, est même venu fêter sa victoire ici, conscient d’avoir été élu grâce aux voix des Jebenianis. Nul besoin d’éplucher les statistiques pour s’apercevoir de l’importance de la gauche et de l’extrêmegauche. Tout est écrit sur les murs. « Fuck capitalism », « Anarchie », « Zapatista », « JCT » (Jeunes communistes tunisiens)... Il y a bien un ou deux graffitis signés des partisans d’Ennahdha, mais ils sont noyés sous les « ACAB » (« all cops are bastards », « tous les flics sont des bâtards ») et les portraits au pochoir de Che Guevara. Ici, les tags font partie du paysage. Au même titre que les maisons jamais finies, les carcasses de voitures rouillées, les tas d’ordures sur lesquels se promènent poules, moutons, chiens et chats errants, et les petites taches bleues des sacs plastiques emportés par le vent dans les oliveraies qui entourent la ville. Il n’y a plus de ramassage des ordures à Jebeniana.
“ IL EXISTE ICI UNE CULTURE COLLECTIVE DU REFUS ET DE L’OPPOSITION AU POUVOIR. L’ESPRIT DE RÉBELLION EST PRESQUE HÉRÉDITAIRE. ” ABDELWAHED MOKNI, HISTORIEN.
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D’ailleurs, depuis la révolution, il n’y a plus de maire et les services municipaux sont presque inexistants. Il n’y a plus d’argent non plus : le centre des finances a été incendié pendant la révolution, et les impôts locaux ne sont plus prélevés. Alors on entasse les poubelles au coin des rues ou sur les terrains vagues. LES HABITANTS ONT LE SENTIMENT DE SUBIR UNE « PUNITION COLLECTIVE » PERMANENTE Abdelwahed Mokni n’hésite pas à parler d’une « politique de ségrégation » envers la ville. Il s’emporte contre le gouvernement, dominé par les islamistes, et critique vertement le gouverneur (préfet) de Sfax, dont dépend la ville. Cette fois, c’est l’enfant du pays qui parle, froissant par ses grands gestes de la main la chemise impeccable du respecté professeur Mokni. « C’est un membre d’Ennahdha, et il poursuit envers nous la même politique de marginalisation que ses prédécesseurs, s’énerve-t-il. Il a été parachuté par son parti, et il confond ses opinions politiques avec son rôle de serviteur de l’État. » L’historien raconte une anecdote fameuse à Jebeniana. En 1963, la population a reçu par des jets de pierres et de tomates le président de la République Habib Bourguiba (1957-1987) et son ministre de l’Économie, en visite officielle dans la ville. Furieux, Bourguiba aurait alors donné l’ordre de négliger cette population ingrate. « Depuis ce jour, Jebeniana est cataloguée comme une ville rebelle, soupire Abdelwahed Mokni. Et aujourd’hui encore, on la surnomme "le point noir". »
Difficile de savoir quel lien pourrait avoir cet événement avec la situation sociale et économique de Jebeniana. En revanche, il est certain que les habitants ont depuis longtemps le sentiment de subir une « punition collective » permanente. L’État a bien promis d’investir 5 millions de dinars (2,4 millions d’euros) pour les infrastructures et les services sociaux, mais le projet reste en suspens. « C’est l’anarchie ! Le vide administratif ! », regrette Abdelwahed Mokni. Quant au délégué (sous-préfet) de Jebeniana, un membre d’Ennahdha nommé par l’État, il n’ose plus mettre les pieds en ville depuis que des habitants ont manifesté pour exiger sa démission. « Jebeniana a toujours été difficile à gouverner, résume Mekki Jaziri, avocat et responsable du parti centriste Nidaa Tounes (« Appel de la Tunisie ») dans la région. Et ses habitants regrettent l’époque où leur ville avait encore un certain prestige. » C’est-à-dire avant 1956. Avant que, dans le sillage de l’indépendance, une réforme des collectivités territoriales ne donne un rang plus élevé à Sfax, à 35 km de là, au détriment de Jebeniana. Plus de soixante années ont passé depuis, mais les Jebenianis ont la mémoire longue. « Ils aimeraient que leur ville devienne un gouvernorat, comme Sfax, poursuit Mekki Jaziri. Au lieu de cela, elle est reléguée au rang de ville périphérique, et les Jebenianis ont l’impression de ne recevoir que du mépris. Ils se sentent humiliés, et pour moi, c’est ce sentiment d’humiliation qui est à l’origine de leur esprit révolutionnaire et de leur forte conscience politique. »
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« BEAUCOUP DE CAMARADES ONT ÉTÉ EMPRISONNÉS » L’un des meilleurs exemples de cet esprit révolutionnaire est peut-être Sami Belhaj. Mémoire politique de la ville et militant historique, cet homme d’une cinquantaine d’années est le coordinateur à Jebeniana du Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT), rebaptisé il y a peu PTT, Parti des travailleurs tunisiens. Sami Belhaj est aussi instituteur. Et tous les jours, après les cours, il va relayer son frère derrière le comptoir d’un petit kiosque à journaux et cigarettes, non loin du rond-point. Autocollants à l’effigie de la faucille et du marteau, graffitis anti-capitalistes, inévitable portrait du Che... Le kiosque est presque une annexe du local du parti. C’est là que, avant la révolution, les plus téméraires se rassemblaient pour écouter en douce des chansons engagées. Avant d’entamer la conversation, Sami Belhaj a choisi lui-même son traducteur : Haykel, un jeune étudiant, « pas encarté mais proche du parti ». Belhaj, militant de la première heure, a appris à se méfier, et observe une discipline toute communiste. Pas question que l’on trahisse ses propos. Café sur café, cigarette sur cigarette, l’instituteur raconte ses 35 années d’activisme. Militant depuis sa découverte du marxisme, à l’âge de 15 ans, il a connu tous les soubresauts de la vie politique tunisienne, et combattu, souvent dans l’ombre, les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. « Déjà lorsque j’étais au lycée, la police faisait pression sur moi en menaçant ma famille, se souvientil. Mais je n’ai pas cédé. Je n’ai jamais cédé. Même si ce n’était pas toujours facile. Beaucoup de camara-
des ont été emprisonnés. » Sous la dictature de Ben Ali, son activisme a valu à Sami Belhaj d’être constamment surveillé par huit policiers. « Devant chez moi, devant l’école, au café... Presque 24 heures sur 24, raconte-t-il. Mais ils n’ont jamais pu deviner si j’étais un simple militant ou un responsable communiste proche de la centrale. » « Il paraît que Sami a même caché chez lui un responsable national du parti communiste, s’enthousiasme Haykel, le jeune traducteur. Hein, Sami, c’est vrai ? » Sami Belhaj hésite un instant avant d’acquiescer. Le responsable en question était Abdeljabbar Madouri, poète et écrivain du parti, contraint à la clandestinité entre 1998 et 2002. « Il était à la maison. Je me suis comporté comme si de rien n’était, sans même le dire à mes camarades communistes de Jebeniana, et ça s’est bien passé », commente sobrement Belhaj en souriant. Il est manifestement satisfait d’avoir pu déjouer la redoutable police politique de Ben Ali. Deux jours après la fuite de Ben Ali, le 16 janvier 2011, les communistes de Jebeniana ont décidé de sortir de la clandestinité et ouvert un local officiel. Le premier en Tunisie, alors que le parti n’était pas encore autorisé. « Hamma Hammami (le secrétaire général du PTT) était très reconnaissant, et il a tenu sa première assemblée populaire ici, à Jebeniana », se félicite Sami Belhaj. À Jebeniana, le PTT publie le seul journal local, Sawt Jebeniana (« La voix de Jebeniana »), organise des campagnes de ramassage des déchets et mène des actions culturelles envers les familles pauvres. « On essaie d’être présent sur tous les fronts », conclut Sami Belhaj. Sami Belhaj, tout comme son jeune traducteur Hay-
Sami Belhaj, responsable local du Parti communiste des ouvriers tunisiens. Militant depuis 35 ans, il a connu la clandestinité, la répression et la surveillance policière.
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“ IL Y A DES PETITES MANIFESTATIONS TOUS LES JOURS AU LYCÉE. ON DOIT S’ADAPTER. ” MAHMOUD NOOMENI, PROVISEUR AU LYCÉE DU 18-JANVIER.
kel, est passé par l’emblématique lycée de la ville, le lycée du 18-Janvier-1952 (date du début de la lutte armée contre l’occupation française). C’est dans cet établissement de 1 000 élèves que les jeunes font leurs premiers pas en politique. « Le lycée, depuis sa création en 1965, a toujours été un foyer de militants », explique Mahmoud Noomeni. Professeur d’histoire-géographie et membre actif du parti communiste, « Monsieur Mahmoud », comme on l’appelle ici, est devenu proviseur après la révolution, à la demande de ses collègues. « Les jeunes communistes sont très actifs dans l’établissement, poursuit-il. Avant la révolution, ils distribuaient des tracts en cachette. Ils étaient souvent soutenus par les professeurs, qui eux-mêmes faisaient passer des livres interdits sous le manteau. » Sous Ben Ali, de nombreux élèves ont été arrêtés, parfois même emprisonnés. Le lycée du 18-Janvier a aussi été l’un des premiers à se soulever pendant la révolution. Mais aujourd’hui, cet activisme n’est pas sans poser quelques problèmes. « Il y a des petites manifestations tous les jours ici, lâche Mahmoud Noomeni d’un air désabusé. Ce matin encore, à 10 heures, les élèves ont fait un sit-in dans la cour pour protester contre un changement de professeur. Ça a prolongé la récréation de 10 minutes, et puis ils sont retournés en classe. » Le proviseur avoue que cela « gêne les cours », mais se dit « habitué ». « On ne peut rien y faire, même en tant que proviseur, alors on s’adapte. » Il faut dire que les enseignants du lycée ne sont pas en reste. Deux jours plus tôt, le 22 novembre, 100 % des 86 professeurs ont participé à une grève de l’enseignement secondaire, pour protester notamment contre le manque de moyens. « Pour rattraper le temps perdu, les professeurs donnent bénévolement des cours pendant les vacances. Et c’est comme cela que nous réussissons à obtenir un score de plus de 80 % de réussite au baccalauréat », se flatte le proviseur. Mais le visage de Mahmoud Noomeni se fait plus sévère quand il aborde la question du budget alloué au lycée : « Nous avons à peine de quoi assurer la gestion quotidienne. Les bâtiments sont délabrés parce que nous n’avons pas les moyens de les entretenir. Le lycée est à l’image de la ville : marginalisé. » Malgré tout, les professeurs comme les élèves reven-
diquent leur attachement à leur établissement, dont sont issus nombre d’intellectuels, de militants politiques et de syndicalistes tunisiens. Devant le portail du lycée, un groupe de jeunes filles s’approche timidement. « Nous sommes très fières de notre lycée ! », lancent-elles en cœur. LE TRAFIC D’ALCOOL A PRIS DES PROPORTIONS IMPRESSIONNANTES DEPUIS LA RÉVOLUTION Si les islamistes sont présents à Jebeniana, ils semblent plutôt discrets. Et la ville n’a pas l’air acquise à leur cause. C’est surtout le soir qu’on le constate, lorsque la nuit tombe et que le rond-point voit passer furtivement des hommes de tous âges, dissimulant soigneusement dans un sac plastique noir une ou plusieurs bouteilles de vin. Dans certaines ruelles, on voit même parfois de jeunes hommes boire en pleine rue. Chose rarissime en Tunisie, où la consommation d’alcool, « haram » (péché) pour les musulmans, se fait à l’abri des regards ou dans certains bars plus ou moins bien famés. Bien sûr, beaucoup de Jebenianis se plaignent du trafic. Mais, en l’absence de point de vente légal, le marché noir reste le seul moyen de se procurer de l’alcool. Et sa consommation augmente à mesure que s’accroissent le chômage et la pauvreté. Ce trafic a même pris des proportions impressionnantes depuis la révolution, et serait aux mains d’un mystérieux parrain que l’on surnomme « Khalifa Chrab », le roi du vin. Couplé au trafic de drogue, la « zatla », autre échappatoire à la misère, il a entraîné de vives tensions avec la localité voisine de Msatria, dont les habitants, très touchés par la pauvreté, sont accusés de tous les crimes et de tous les trafics. En août 2011, pendant le ramadan, de violents affrontements ont même opposé les habitants de Jebeniana et de Msatria, faisant plusieurs blessés. Couvre-feu, hélicoptères de la police tournoyant dans le ciel... La ville a connu pendant plusieurs jours un quasi état de siège. « Il n’y a pas de sécurité. C’est dangereux de se promener le soir. Surtout parce qu’il n’y a pas d’éclairage public, confirme Mayara, une collégienne de 14 ans, en montrant du doigt un graffiti en arabe inscrit sur un mur. Ça veut dire "ruelle de l’obscurité".
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Ce sont des jeunes qui l’ont rebaptisée comme ça. » Pourtant Mayara est une jeune fille téméraire. Il lui arrive de rentrer seule à la nuit tombée. « Certains m’appellent "le garçon" », raconte-t-elle, un brin de fierté dans la voix. Jean et casquette inclinée sur la tête, regard de défi, Mayara n’est pas voilée, refuse de porter des robes, et préfère jouer avec les garçons. « Ici beaucoup de filles restent à la maison, à faire le ménage. Moi, ça ne me plaît pas. » LE CAFÉ DES TRAVAILLEURS A ÉTÉ REBAPTISÉ « CAFÉ DES CHÔMEURS » À Jebeniana, les femmes aussi ont l’esprit rebelle. Certes, elles ne sortent pas dans les cafés, ne fument pas dans la rue comme les hommes. Mais les associations de femmes sont très actives dans la ville, où elles sont apparues dès les années 1950. À l’occasion de la Journée mondiale contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre, l’Association de protection de la femme et de la famille a organisé un colloque à la maison de la culture. L’assistance compte une trentaine de personnes, hommes et femmes, voilées ou non. Tous écoutent avec attention les intervenants. Mais lorsqu’il s’agit de débattre, ce sont surtout les hommes qui prennent la parole. Et la discussion dévie rapidement sur les difficultés plus générales que connaissent les habitants de Jebeniana : le manque d’investissements dans les infrastructures, la pauvreté et, surtout, le chômage. Pas vraiment le sujet du jour, mais il est sur toutes les
lèvres et touche toutes les familles, dans cette ville où même le Café des travailleurs, sur le rond-point, a été rebaptisé « Café des chômeurs ». « C’est à cause du chômage qu’il y a de la violence et du trafic ! », s’exclame Habib, 20 ans, sous l’œil approbateur de son ami Nizar. Tous deux sont en terminale au lycée du 18-Janvier. Et quand on leur demande ce qu’ils veulent faire plus tard, la réponse fuse, sans hésitation : « On veut un travail. N’importe lequel. » Habib et Nizar ont peu d’espoir d’en trouver ici. Ils craignent de finir, comme leurs aînés, par traîner leur ennui dans les cafés, dans l’attente incertaine d’une vie meilleure. « Il n’y a rien ici pour les jeunes », regrette Habib. Rien à part une petite maison de la culture, quelques « Maisons des jeunes » mal équipées et un stade de foot vétuste. « C’est ça Jebeniana, soupire-t-il. Et ça ne changera jamais. » « Il faut partir ! », renchérit Nizar, enviant le sort de ces jeunes qui ont réussi à gagner l’Italie sur des embarcations de fortune. Comme dans le reste de la Tunisie, faire des études ne garantit en rien un emploi. La ville compte environ 500 diplômés chômeurs pour une population de 6 500 habitants. « QUI VOUDRAIT VIVRE ICI ? » Malek est l’un d’eux. À 22 ans, lui aussi veut partir. Pas forcément à l’étranger, mais au moins à Tunis. « Loin d’ici, insiste-t-il. Car je déteste cette ville. Le
Mayara devant son établissement, le collège Cité Jardin, fermé pour cause de grève. À 14 ans, elle a déjà participé à plusieurs manifestations.
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Jebeniana la rebelle
Depuis la révolution, on retrouve le même tag en arabe sur plusieurs murs de la ville : « Ach tabbadala ? », « Qu’est-ce qui a changé ? »
chômage, le trafic, tous ces problèmes... La ville a mauvaise réputation dans toute la Tunisie. Qui voudrait vivre ici ? » Malek voudrait monter son entreprise de panneaux solaires. Il réunit des informations sur Internet, prépare un dossier… Mais pour l’instant, rien de concret. Alors, pour prendre l’air et se rapprocher de son rêve, Malek va de temps en temps à Tunis, en stop. Il dort chez des amis, se promène dans cette capitale où il a l’espoir de pouvoir « recommencer sa vie à zéro ». « Je crois qu’un jour viendra où il n’y aura plus de jeunes ici, déplore Mohamed Zaatour, alias Hamadi, professeur d’arabe au collège Cité Jardin de Jebeniana. Pourtant je les comprends, moi aussi je suis parti. » Hamadi a enseigné dans d’autres régions de Tunisie avant de revenir, en 2008. « Toute ma famille est ici », explique-t-il en allumant une cigarette, attablé au café Zayatine. C’est un joli café, loin du centre-ville, où l’on croise même parfois des femmes et où l’on peut oublier pour quelque temps la poussière et les rues défoncées. En bon Jebeniani, Hamadi s’intéresse de très près à la politique. Lui aussi a fréquenté le lycée du 18Janvier. « C’était une des meilleures périodes de ma vie, sourit-il, un peu de nostalgie dans la voix. C’est là que j’ai entendu parler de la lutte des classes, des droits des femmes, de la nécessité de faire une révolution. » Quand il était jeune, Hamadi était proche des communistes. Il se dit aujourd’hui plus « modéré ». « À 20 ans, on cherche à changer le monde. À 45 ans, on commence à se dire que ce serait déjà bien de changer Jebeniana. » Comme tous les habitants de la ville, il a beaucoup à dire sur ce qui doit changer, justement. Chôma-
“ JE N’ATTENDS RIEN DU GOUVERNEMENT. CE SONT LES HABITANTS QUI DOIVENT FAIRE BOUGER JEBENIANA. ” MOHAMED ZAATOUR, PROFESSEUR D’ARABE. ge, encadrement des jeunes, sécurité, infrastructures, pollution... Mais quand on lui demande ce qu’il aime ici, il fronce les sourcils, et doit réfléchir un instant avant de répondre : « L’activité politique, les débats, les discussions. Il y a de quoi parler, de quoi penser ici. Bon, les jeunes sont un peu agités, mais c’est bien, ça veut dire qu’ils ont une conscience politique. Ça ne peut pas faire de mal. » Hamadi finit son café et se lève. « Pour être franc, je me demande quand même parfois pourquoi je suis revenu », lâche-t-il. Il se fait tard. Le soleil couchant colore d’une lueur rouge la ville et les oliviers. Sur la route qui le ramène au centre-ville, Hamadi s’arrête, le temps d’allumer une cigarette, de regarder le paysage. « Cette ville a quand même quelque chose. Elle a une âme. Mais elle doit évoluer. Je n’attends rien du gouvernement, ce sont les habitants qui doivent la faire bouger. » Depuis la révolution, un graffiti fleurit sur les murs : « Ech tabaddala ? », « Qu’est-ce qui a changé ? »
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Le Mystère de
Grimouville Il est des énigmes plus épaisses que le brouillard normand. Celle-ci s’y confond, sur le mur d’un cimetière, entre marais et bocage. Dans la nuit noire, un colleur en série défie le temps, la pluie, la colère des uns et l’indifférence des autres, semaine après semaine. Deux journalistes intrépides ont chaussé leurs bottes en caoutchouc pour braver l’inconnu. Reportage PAR CHARLES-HENRY GROULT & ROMAIN JEANTICOU
O
n a beau avoir glissé un album d’électro dans l’autoradio pour se donner du courage, l’arrivée à Grimouville n’est pas franchement désopilante. Il n’est pas encore 17 heures, mais le soleil a déjà lâché prise. Les essuieglaces s’excitent, affolés par les trombes d’eau qui s’abattent sur le pare-brise. Roulant au pas, on avance lentement, entre les maisons grises aux volets clos. Direction le cimetière. C’est là, sur le mur d’enceinte, qu’apparaît un grand chiffre noir, peint au pochoir sur un carré de papier blanc d’un mètre de côté. Rien de spectaculaire, sauf que chaque semaine, quelqu’un colle une nouvelle affiche dans la nuit du vendredi au samedi. De semaine en semaine, le chiffre augmente : 191, 192, 193. Et ça fait bientôt quatre ans que ça dure. Alors on a voulu en savoir plus. Découvrir qui est le « serial-colleur », comme l’a baptisé la presse locale. Pourquoi. Pourquoi comme ça, et pourquoi ici. Les batteries du dictaphone sont chargées, les bottes en caoutchouc chaussées, le plein fait pour enfiler les 354 km qui séparent la place du Châtelet (Paris) de la rue des Croûtes (Cotentin). À nous Grimouville, sa pluie têtue, ses 150 habitants, son clocher. Son mystère.
présente à sa secrétaire : « Nous enquêtons sur les affiches du cimetière. Nous sommes sur la trace du colleur. » Ce dernier mot résonne dans le vide, bientôt couvert par le bourdonnement du vieux néon qui barre le plafond. Silence gêné de la secrétaire. Le maire lève les yeux. « Je peux vous recevoir dès maintenant », lâche-t-il. D’un geste, il nous invite dans la salle des délibérations du conseil municipal. Au mur, une carte IGN figure quelques dizaines de maisons, coquets tas de pierres agglutinés entre les prés salés et le bocage.
« N’y voir rien que du brouillard » (expression normande)
Désignant le plan, on se lance : « Le colleur habite quelque-part par ici, n’est-ce pas, monsieur le maire ? » Lequel opine : « Sans doute. Quand il a été aperçu, il se déplaçait à pied. Il y a moins de 150 habitants permanents, dont une forte proportion de retraités. Je crois que vous pouvez déjà rayer ceuxlà de votre liste. » On tique : « Aperçu ? Aperçu par qui ? » Le maire marque une pause, soudain moins sûr de lui. Satanés trous de mémoire. « Euh... attendez... par qui ? Eh bien, par une dame, je crois... Ou un homme... Enfin... Je ne me souviens plus trop… » On insiste quand même : « Dans le village, les affiches ne plaisent pas à tout le monde. Elles font même peur à certains, paraît-il. » L’édile soupire : « Oui, je sais. Mais ce n’est pas un compte à rebours, tout de même. Je vois plutôt ça comme un phénomène artistique. Enfin... artistique entre guillemets. Pas du grand art. Plutôt un genre de défi personnel. » On demande quand tout a vraiment commencé. « Tout le monde a oublié la semaine précise, reconnaît Cariou. Au début, ça tâtonnait sec. Il y a eu des lettres,
Le répondeur téléphonique de la mairie de Grimouville informe que « monsieur le maire reçoit le vendredi, entre 17 heures et 18 heures 30 ». Ce jeudi, onze heures, on vient donc prendre rendez-vous. Derrière un petit bureau en formica, au fond de la pièce, un homme d’une soixantaine d’années, lunettes rondes sur le bout du nez, fait mine de n’avoir entendu entrer personne. C’est monsieur le maire, Daniel Cariou, l’ancien intendant du collège. On se
“Les enfants faisaient des cauchemars. Ils croyaient que c’était la fin du monde”
Ce mercredi soir de novembre, il est bien là : de grands bâtons noirs réguliers dessinent le numéro 194. Nelly, une infirmière à la retraite, reçoit dans son ancienne maison d’hôte. Sa mine joviale s’assombrit lorsqu’on évoque les raisons de notre venue. Elle feint d’ignorer tout du numéro. On sait pourtant déjà que tout ça l’énerve. Que, parfois, Nelly prend la peine de descendre de son vélo pour arracher les affiches. Sur sa chaise, Nelly s’emporte : « Non, non, moi ça ne m’intéresse pas ces histoires ! Je ne vais pas perdre mon temps avec ces sottises. J’en ai enlevées certaines parce que les enfants faisaient des cauchemars la nuit. Ils croyaient que c’était la fin du monde ! Désolée de vous mettre dehors, mais j’ai des choses à faire. » Bienvenue à Grimouville. JOUR 1
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Le mystère de Grimouville
des affiches toutes blanches, des semaines sans rien... Mais maintenant, c’est extrêmement régulier. » Rapide calcul : la première affiche aurait donc été posée vers février 2008... 2008, l’année des élections municipales, au cours desquelles Alain Cariou a brigué son second mandat. Et si les chiffres du cimetière, visibles depuis ses fenêtres de la mairie, s’adressaient à lui ? Il secoue la tête en signe de dénégation : « J’avais reçu quelques courriers assez virulents pendant la campagne, alors je me suis demandé s’il y avait un lien. J’aurais pu faire arracher les chiffres pour affichage sauvage. Mais j’ai préféré attendre. Maintenant, je n’ai plus peur. Quatre ans, c’est trop long pour un geste politique. Et si ça s’adresse à moi, c’est raté : j’comprends pas le message. » Regagnant le fauteuil de son secrétariat, le maire salue, jetant un coup d’œil machinal par la fenêtre. Dehors, quelqu’un vient d’ouvrir la grille du cimetière. Une piste ? Dans sa doudoune rose pâle, capuche sur la tête, Andrée arrose les géraniums près d’une tombe. La terre est gorgée d’eau, les fleurs n’ont aucune chance face au froid qui s’installe, mais qu’importe : la vieille dame fait son petit tour. De toute façon, elle doit ouvrir l’église. Pas pour les fidèles, il n’en reste guère. Pas pour les touristes non plus, ils ne viennent que l’été. Juste pour aérer un peu ce grand tas de cailloux « qui sent l’mucre » – comprenez le moisi. « Le père Marguerite est parti en maison de repos et personne
ne l’a remplacé », regrette Andrée en poussant une cale sous la porte. « Ici, on n’organise plus qu’une grande messe par an. Pour la saint Étienne, le patron du village. Mais il y a quand même les inhumations. Parfois deux dans la même semaine », rassure-t-elle. Le reste du temps, caché dans un placard de la sacristie, le vieux tableau électrique prend le relais : il fait sonner les cloches de Grimouville toutes les heures, dans le vide. « Je ne crois pas que les affiches étranges aient un lien avec le cimetière. Sinon elles seraient collées sur le mur intérieur », théorise Andrée. La clé de l’église se promène entre ses doigts comme un chapelet. Elle baisse le ton : « Malheureusement, les gens ne vous diront rien. C’est un peu la Corse, ici. » Traînant sa canne dans le gravier, un vieil homme en redingote beige contourne quelques croix rouillées. « C’est Monsieur Élie !, s’exclame Andrée. Lui, il en sait des choses… » L’homme lève la tête vers le clocher, comme pour savoir dans quelle direction pointe la girouette. Ancien instituteur reconverti dans les collections de cartes postales anciennes, Richard Élie a la carrure maigrichonne et la mémoire d’un archiviste de bibliothèque. Assis sur les marches du cimetière, une fois ses lunettes posées au bout du nez, il égrène un à un les épisodes glorieux de l’histoire grimouvillaise. Venu parler des affiches du cimetière, on apprend que la région hébergeait autrefois de courageux TerreNeuvas. Qu’un certain Gimoulf, viking descendu du
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Danemark vers l’an mil, aurait laissé son nom au village. Que les Grimouvillais sont réputés plus râleurs que leurs voisins de Regnéville, distant d’un kilomètre... Et sur l’affiche du cimetière ? Le vieillard s’appuie des deux mains sur sa canne : « Alors ça... C’est un pays spécial, ici. On a entendu parler de cette histoire jusqu’à Granville (à 30 kilomètres). Mais même si je savais des choses... Moi, j’aime les mystères, surtout quand ils ne sont pas découverts. » Rue des Cap-Horniers, la minuscule maison de Madame Allay n’est pas difficile à trouver. Derrière ses jardinières de bégonias et ses voilages blancs, la retraitée peut tout voir, sans être vue. Compter le nombre de clients qui patientent devant la camionnette du poissonnier. Observer les allées et venues des voisins de gauche, « des gens très bien » du Calvados, qui viennent parfois en weekend. Surtout, Madame Allay n’a même pas besoin de bouger de son canapé en simili cuir rouge, stratégiquement positionné entre la baie vitrée et la télé. « C’est une histoire in-vrai-sem-blable, chevrote-t-elle, debout sur le seuil de sa maison, une maigre écharpe autour du cou. Quatre ans que cela dure. C’est un cinglé, quelque chose comme ça ! » Madame Allay est fort remontée : l’an dernier, elle a failli savoir. Sa petite-fille et la fille du voisin ont patienté toute une nuit dans l’espoir de surprendre le colleur. Au petit matin, juste avant que l’éclairage public ne s’enclenche, elles ont entrevu une sil-
houette. Clic-clac. Sauf que la photo est aussi sombre que floue. « Elles ont eu la trouille !, s’agace un peu Madame Allay. C’est vrai que ça doit ficher le frisson. Moi je suis trop vieille, mais je dis toujours au conseiller municipal qui habite à côté : « Jean, quand même, pourquoi tu te couches pas derrière le mur ? T’es jeune, t’es un homme. Avec une bonne couverture, t’aurais pas froid. » Un cycliste passe lentement. Madame Allay baisse la voix : « Enfin... c’est dingue, je comprends pas que la mairie s’inquiète pas plus que ça… » JOUR 2
« Fleur n’est pas pomme, et pomme n’est pas cidre » (dicton normand) Plusieurs Grimouvillais le reconnaissent volontiers : quand les premières affiches sont apparues, le suspect numéro un, c’était lui. Quinquagénaire, ancien trublion des Beaux-Arts de Caen, Emmanuel Robi-
“Au petit matin, elles ont entrevu une silhouette. Clic-clac. Mais la photo est sombre et floue
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neau vit ici depuis vingt ans. Quand il n’est pas prof de technologie au lycée de Coutances, il reprend sa blouse d’artiste anarchiste. Il se serait bien vu en « chasseur-cueilleur », Emmanuel. À défaut, il passe ses week-ends à mouler des têtes en plâtre rondes, sur lesquelles il trace des visages primitifs. Une fois animées sur ordinateur, il leur fait déclamer des poésies. Quelques sacs de plâtre et des vers d’Ovide : « Manu » n’a pas le bonheur compliqué. « Pour moi, ça ne fait pas de doute : les affiches sont l’œuvre d’un artiste chevronné » déclare-t-il en touillant sa mixture. Au fil des mois, sa femme Annie et lui sont devenus les plus éminents spécialistes des affiches de Grimouville, des prix Nobel de l’interprétation ès carrés blancs. Les numéros, les dates de collage, les plis imparfaits du papier : tout est matière à discussion. Dans son garage, Emmanuel conserve d’ailleurs la 149 et la 163, deux exemplaires « collector », « décollés sans être déchirés ». Devant la 163, il s’emballe : « Celle-là est particulièrement intéressante. Les affiches des quatre semaines précédentes sont restées collées derrière, c’est comme un mille-feuille temporel. Un signe du temps qui passe. La trace indélébile d’un moment. Une semaine perdue dans l’espacetemps. Une semaine dont on a tout oublié. » Emmanuel et Annie prennent la chose très au sérieux : « C’est un travail proche du célèbre collectif d’artistes BMPT des années 1960, assure Annie. Il y avait cette idée de la trace noire sur une toile blanche. C’est une sorte de performance. » Emmanuel fronce les sourcils, inquiet. « Au-delà du chiffre 999, cela ne rentrera plus dans le cadre. » On a le temps : à raison d’un collage par semaine, le numéro 999 ne devrait pas apparaître avant une quinzaine d’années. « N’empêche, poursuit « Manu ». Ce passage impossible au chiffre mille, on pourrait y voir une référence à l’an mil, au basculement d’un temps ancien à un temps nouveau, source d’angoisse et même de dévotion ! Pourquoi pas... Enfin je dis ça comme ça. » Tant d’enthousiasme éveille la suspicion. Mais les habitants du village ont depuis longtemps tiré un trait sur « l’hypothèse Manu ». Sans doute trop « chasseur-cueilleur » pour un travail aussi méthodique.
Lui-même reconnait qu’il tient à ses neuf heures de sommeil par nuit. Quant à Annie, elle rêve tellement de connaître le sens des affiches qu’elle semble hors de soupçon. En cadeau d’adieu, elle confie même un tuyau : un ami agriculteur, Philippe Lair, détiendrait des informations importantes. JOUR 3
« Quand il y a du crottin, il y a du lapin » (dicton normand) « C’était il y a deux ans », commence Philippe Lair en entamant un verre de Picon. Descendant d’une famille d’éleveurs regnévillais, l’agriculteur au gros accent normand connaît la région mieux que quiconque. Carré près de son poêle, il raconte la plus étrange nuit de sa vie : « Cet hiver-là, il y a eu quinze centimètres de neige dans le village. L’une de mes vaches allait vêler. J’étais pas très rassuré - avec ce froid, valait mieux que j’aille voir comment ça se passait. C’est plus fragile qu’on croit, une vache. » L’homme, pas loin de la cinquantaine, sourit. Son regard se dérobe un peu, question de pudeur normande. « C’était vers trois heures du matin, reprend Lair. La neige était fraîche. Quand je suis passé devant le cimetière pour aller vers la ferme, de l’autre côté du village, j’ai vu que l’affiche avait été changée. Et en avançant, j’ai aperçu le pot de colle. Dites ! Ça se loupe pas, un petit bidon orange posé sur la neige ! » On ne rate pas une miette du récit de l’agriculteur. Le mystère s’incarne enfin. Alors, le colleur ? L’agriculteur douche nos espoirs : « Invisible. Il était déjà parti. Peut-être qu’il avait entendu ma voiture. Mais on voyait ses traces dans la neige... » Quinze centimètres de poudreuse, ça laisse de belles marques. « Je les ai suivies, comme si je pistais du gibier, souffle Lair. Elles se dirigeaient vers le Sud, jusqu’à une maison particulière. C’est tout ce que je peux dire. » Silence. Le point de rupture est proche, ce moment précis où les Grimouvillais préfèrent laisser retomber le silence, de peur de trop en dire. On joue la naïveté : « Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? » Philippe Lair redémarre : « Quelques semaines plus tard, j’ai dû à nouveau me lever en pleine nuit pour aller aider un ami éleveur. Le champ n’était pas loin de la maison en question. Pour en avoir le cœur net, j’ai posé une petite ficelle sur les clenches du portail vers deux heures du matin. À six heures, quand je suis repassé, la ficelle était tombée. » Et l’affiche changée. Le regard de Philippe Lair se brouille soudain. La peur ? On n’ose pas demander. Un Normand, c’est bien connu, ça n’a peur de rien. Chou blanc, donc. Après 48 heures d’enquête, aucune piste sérieuse. Philippe Lair n’a pas voulu donner de nom. Il est 16 heures et le soleil touche déjà l’horizon. Il nous reste une personne à voir.
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Lucas Lhermitte habite sur la pente sud de Grimouville. Connu à Paris sous ce pseudonyme, Lucas porte ici son vrai prénom : Bernard. Bernard Lhermitte, donc, est du genre discret. Artiste, il n’a jamais exposé ses toiles dans la région, ne fait visiter son atelier qu’aux intimes. Quand Lhermitte travaille, même Claudia, sa femme, a l’interdiction formelle de le déranger. Coup de chance : le voilà qui sort justement de son atelier. Tout vêtu de noir, le mince sexagénaire rentre la tête dans son col roulé pour tendre une main amicale. Il fait déjà nuit noire. Une rafale de vent glacée nous pousse à l’intérieur. Depuis trente-deux ans, Bernard Lhermitte réalise la même toile. Un carré gris de poudre d’acétylène collée sur du fin papier. L’œuvre qu’il a réalisée la veille, il tente de la reproduire, de mémoire, le lendemain. De loin, impossible de distinguer deux tableaux. « Il faut prendre son temps, reconnaît Bernard Lhermitte. J’aime ces formes carrées. Mais attention, mes toiles ne le sont jamais tout à fait ! Elles font tantôt 61 centimètres sur 60, tantôt 82 centimètres sur 80. Voulez-vous voir mon atelier ? » Et comment ! Auraiton enfin mis le grappin sur le colleur en série ? Les marches du grenier grincent sous nos pas fébriles. Éclairé par une petite lucarne, ce vaste bric-à-brac déborde de toiles, de pinceaux et de châssis. Quelques rouleaux de papier blanc rangés sous un établi en sapin. Des dizaines de cartons à dessin à touche-touche contre les murs. Mais aucune trace de pochoir, de
bombe de peinture noire, ni de colle. Et les affiches au numéro, il en pense quoi ? L’homme ne sourcille pas : « Très intéressant. C’est quelqu’un qui persiste et j’aime ça. » Cela pourrait être lui… Il rit. « Moi ? Cela fait 32 ans que je travaille sur un même sujet, la mémoire. Mon problème est celui-là. Pas un autre. » Loupé. À moins que… Sur le seuil de sa porte, il dispense un conseil un peu louche : « Ne cherchez pas trop une signification dans tout cela. Vous ne demandez pas à la grive ce qu’elle chante. Vous l’écoutez, tout simplement. » Détail troublant : avant de saluer, Bernard Lhermitte confie faire chaque samedi la même promenade. Son itinéraire colle au pas près avec les traces que Lair, l’agriculteur, a suivies pendant sa folle nuit sous la neige...
“Vous ne demandez pas à la grive ce qu’elle chante. Vous l’écoutez, tout simplement”
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JOUR 4
nation d’acier. On veillera toutes les nuits de la semaine s’il le faut.
L’horloge digitale du tableau de bord indique 4 heures 30 du matin. Les doudounes et les couvertures ne font qu’à moitié rempart au froid. Un vent glacé s’insinue par la fenêtre entrouverte côté passager, histoire d’entendre d’éventuels bruits de pas et d’éviter que l’habitacle ne s’emplisse de buée. Il fait six degrés à l’extérieur, trois de plus dans la voiture, garée sur le parking de la mairie. Voilà l’acte final de cette équipée normande. Ne reste plus qu’à attendre, pour saisir le colleur la main dans le pot de glue. C’est long. Dans le noir et le silence depuis l’extinction des lampadaires municipaux, à 23 h 30, l’attente se révèle interminable. D’ici, l’affiche n’est qu’une vague forme blanche qui évolue au gré des gerbes d’eau qui explosent sur le pare-brise. La paranoïa règne dans l’habitacle. Chaque voiture qui passe près du cimetière nous réveille en sursaut. Mais aucune ne s’arrête.
1 h 36 – Romain : On est quand même mieux que la semaine dernière. Pas de pluie, une lune claire. Quelques branches du sapin de Noël municipal camouflent le pare-brise. Je vais laisser Charles dormir encore un peu. Je teste régulièrement, à l’aveugle, l’allumage de ma caméra, suspendue à mon cou avec de la ficelle à rôti. Ce serait bête de foirer quand viendra l’instant T.
« Pluie du matin n’arrête pas le pèlerin » (dicton normand)
Car cette nuit, personne ne viendra renouveler l’affiche de Grimouville. Pour la première fois depuis quatre ans, le colleur en série est resté chez lui. Du moins ce vendredi soir. Message d’Emmanuel Robineau, reçu le dimanche : « Il (ou elle) est passé(e) dans la nuit de samedi à dimanche. Il (ou elle) est malin. Bon courage... »
3 h 46 – Charles : Romain vient de s’endormir à son tour. La musique dans mes écouteurs me file un coup de fouet. Dehors, l’obscurité est immobile. Ici, le silence de la nuit a un nom : les Normands l’appellent le « criquoui ». Soudain, un frisson. « Il » est là ! Apparu à droite du pare-brise. Une silhouette mince agite les bras comme un illusionniste. On en était à quel numéro déjà ? L’excitation me fait perdre les pédales. Je secoue Romain, qui émerge difficilement. « Au 195 », marmonne-t-il en ouvrant les yeux. « 196 » : en vingt secondes, la nouvelle affiche est collée. Il faut y aller ! Il va partir ! Romain s’emmêle les doigts dans les boutons de sa caméra. Le colleur est déjà en train de partir. J’ouvre ma portière en trombe, armé de l’autre grosse caméra et de la torche, et m’élance à sa poursuite. 3 h 48 – Romain : Foutue caméra. Ils sont partis. Je n’ai même pas aperçu notre homme. Aucune forme ni aucun bruit dans l’allée principale : je suis seul, comme un idiot. Ontils tourné derrière le cimetière ? Que faire ? J’ai l’air de quoi, les bras ballants, seul au beau milieu de ce village paumé, ma ficelle à rôti autour du cou ?
Une semaine plus tard JOUR 5
« Le normand est toujours en deçà de la vérité » (dicton normand) 23 h 48 – Charles : Il fait encore plus froid que la semaine dernière. C’est ce que me disent en tous cas mes cinq épaisseurs de vêtements et mes deux paires de chaussettes. Les thermos de thé brûlant nous seront bien utiles. On a renfilé les bottes, sans prévenir personne. Cette fois-ci, on va l’avoir. Le « 195 » est là, comme prévu. Le « 196 » ne nous échappera pas. La défaite amère de la semaine passée a laissé place à une détermi-
Des bruits de pas de course, de l’autre côté du cimetière. Ils ont fait le tour. Enfin, je les vois. Une silhouette sombre, suivie d’une lumière blafarde qui la suit en tressautant : c’est Charles. Je cours. Si encore j’avais des baskets. Mais non : j’aurai du mal à les rattraper. Surtout qu’en pleine cavalcade désespérée, « il » me saisit. Le froid. Transperçant mon manteau, il me congèle sur place. Je tremble. Au même moment, la lumière de Charles s’éteint. Le colleur a-t-il répondu aux questions de Charles ? Une autre hypothèse me traverse l’esprit : Charles est-il sain et sauf ? 3 h 51 – Charles : Ça y est, il ralentit le rythme. J’éteins ma torche pour suivre son pas rapide. Il est si près que je pourrais le toucher. Taille moyenne, parka sombre et pantalon beige. Une cagoule noire dissimule son visage. Le pot de colle orange fluo suspendu à sa main correspond
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à la description de Lair. Mon cœur s’emballe. La caméra filme depuis le début. Mes premières questions, jetées dans l’air glacial durant le sprint, sont restées sans réponse. L’homme hésite sur le chemin à emprunter. Il continue sur le sentier de la Forge, à l’est, entre les champs de colza et les pâturages. « Qu’estce que vous me voulez ? » Sa voix est essoufflée, son ton agacé. Léger accent local. « Je veux juste vous poser quelques questions, sur le sens des affiches. Vous êtes artiste ? » Revers : « Foutez-moi la paix. C’est à vous de comprendre. Trouvez vos propres réponses. » Je réclame, j’implore, j’exige des explications. Reprise de volée : « Restez-en là, avec vos méthodes policières. Vous m’empêchez de travailler. » Bon. Si c’est comme ça, je rallume la torche de la caméra. Une paire de lunettes rondes luit dans les trous de la cagoule. Il peut avoir la quarantaine. « Arrêtez ce projecteur ! C’est bien les citadins, ça. Moi je n’ai besoin que de la lumière des étoiles. » La partie reprend : « Si j’éteins, vous acceptez de parler avec moi ? » Balle de match : « Je vous l’ai dit, c’est à vous de trouver vos réponses. Je n’ai ni questions ni réponses, que des solutions. » Perdu. Derrière nous, deux phares approchent. Romain. 4 h 12 – Romain : Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Charles est au milieu de la route, caméra au poing, sa lumière suit l’inconnu qui s’éloigne. A sa hauteur, je baisse ma vitre. Charles sourit. Il n’y a pas de quoi : « Qui c’est ? » « J’en sais
“Une cagoule noire dissimule son visage. Le pot de colle orange fluo est suspendu à sa main” rien, il ne veut rien dire. » Quelqu’un qu’on a déjà rencontré, peut-être ? « Non, je pense pas. Sa voix ne me dit rien. » À part ça, ça va ? « Il est un peu agacé. Va lui parler, pour voir. » Trop tard. Les phares n’éclairent plus qu’un bout de campagne désert. Le colleur a disparu. Charles balaye les haies du pinceau de la lampe torche. En vain. Nous ne le reverrons pas.
Épilogue L’irrésistible sensation du devoir accompli. On l’a eu, le bougre. Pas du premier coup, mais on l’a eu. On ne sait pas qui c’est, mais on l’a eu. On ignore toujours pourquoi il fait ça, mais on l’a eu. L’olibrius encagoulé, encore plus beau que dans nos fantasmes de journalistes, n’a rien lâché. Ce n’est pas tout à fait terminé.
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L’aurore est encore balbutiante quand on se présente chez les Robineau. Le couple loufoque s’était vanté d’être matinal ? On en profite. « Oh là, les Parisiens ! Vous voilà de retour ! » Emmanuel Robineau a déjà enfilé sa chemise à carreaux, rigoureusement rentrée dans le pantalon. On annonce qu’on n’est pas venus les mains vides. Lorsque la vidéo s’arrête, Annie Robineau garde encore quelques instants la main devant sa bouche grande ouverte. D’impatience, on a des fourmis dans les genoux. Annie retire ses lunettes, s’affaisse dans son fauteuil près du poêle. « Aucune idée. Je n’ai jamais vu ce type. » Elle semble bizarrement effrayée. On se tourne, avec ce qu’il nous reste d’espoir, vers son mari. « Moi je sais », dit-il avec gravité. Plus tard, on remercie le couple pour son aide précieuse, un peu confus par ce que l’on vient d’apprendre. Le « serial-colleur » de Grimouville, qui se lève dans la nuit chaque semaine depuis quatre ans pour afficher un chiffre sur le mur du cimetière, serait donc le personnage inattendu dont Emmanuel vient de livrer le nom ? Le discours un peu contestataire – limite illuminé – servi par l’homme sur la vidéo tranche avec ce genre de personnage. Il ne nous reste qu’une chose à faire. Pour en avoir le cœur net.
vement servir à accrocher une ficelle, le domaine est complètement dissimulé par le mur d’enceinte. Pas de boite aux lettres, pas de numéro de rue, pas de nom, pas d’interphone. Une forteresse imprenable. Une Renault familiale ralentit à notre hauteur, vitre conducteur baissée. « Faites attention quand même, je pense qu’il est un peu détraqué. » Les yeux de Philippe Lair scrutent avec inquiétude la maison derrière nous. « Vous l’avez trouvé. Maintenant, je serais vous, je m’arrêterais là. On ne sait jamais. S’il est dans une secte, ou quoi. » La voiture de l’agriculteur fait demi-tour et repart vers le bourg comme elle est venue. On la regarde s’éloigner, silencieux. Le soleil est désormais haut dans le ciel du Cotentin. Le panneau « Grimouville » barré nous fait face, quelques mètres plus bas. Il est temps d’enlever les bottes et de rentrer à Paris.
Le quadrilatère de béton quadrillé de baies vitrées n’est visible que du haut de la route. Face au grand portail, dont les énormes clenches peuvent effecti-
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