TOUILLAUD Micka毛l
Dipl么mes 2016
«Où est passée la vie Que l’on a perdue En la vivant ? Où est passée la sagesse Que l’on a perdue Dans la connaissance ? Où est passée la connaissance Que l’on a perdue Dans l’information ? Où est passée l’information Que l’on a perdue Dans les datas ?»
T. S. Eloit
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A
AVANT-PROPOS
Ce mémoire à été l’occasion de pousser encore plus loin ma réflexion sur le numérique, ses usages ainsi que ses débordements, au-delà des pensées communes et stéréotypées. Le thème de la disponibilité pris dans l’écriture vient démontrer l’importance de la considération humaine et éthique dans le numérique. Si nos disponibilités ont été altérées, et nous allons voir comment dans ce mémoire, par le numérique, il y a une aspiration humaine profonde sousjacente qui est de donner du sens au temps. Le temps que l’on vit nous-même, le temps que l’on laisse aux autres, le temps que l’on transmet. Qu’importe finalement le temps dans lequel nous nous insérons, il est le plus important jamais vécu, car nous le vivons maintenant. Commençons par un peu de légèreté avec le court récit d’un mythe fictif, élaboré pour l’occasion et permettant de
5
contextualiser.
Il était une fois le royaume d’Utempie où la technique n’existait pas. Notre héros, Patience, fervent charpentier de la ville de Kairos, voulait faire parvenir une nouvelle de la plus haute importance à son ami Passe-temps à Chronos. Deux choix se présentaient à lui : faire le chemin à pied, ce qui lui coûterait six longues heures de marche et de la fatigue, ou monter son vieil âne Sancho, à qui il fallait tout de même trois heures et demi de marche, du picotin et des fers en bon état, pour délivrer le précieux message. Dans tout les cas il devait impérativement arriver avant dix neuf heures pour avoir une chance de voir son hôte avant la tombée de la nuit. Un beau jour, la technique arriva. Décontracté, Patience décrochait le téléphone, donnait la nouvelle à Passe-temps, bavardait un peu avec lui à propos de la météo, avant de nourrir le chat et d’étendre son linge pour finalement aider sa femme à faire la cuisine – la plupart du temps au four à micro-ondes.
6
Leur disponibilité avait changé. Dès lors, et ce peu de temps après que la troisième révolution industrielle se soit installée, Passe-temps quant à lui, ne s’étonnait plus de pouvoir s’immerger dans la vie de Patience instantanément, lui passant un petit coup de pouce en direct sur l’installation de son nouveau chauffage intelligent, dont il avait justement besoin pour réduire son empreinte écologique. Patience et Passe-temps pouvaient jouir de leurs rapprochements et se sentaient heureux ; ils savaient qu’ils pouvaient dorénavant compter l’un sur l’autre à n’importe quel moment de la journée grâce au numérique. Ils n’étaient plus jamais gênés par ce pénible sentiment qu’est l’ennui, ce qui leur était fréquemment arrivé par le passé. Patience avait enfin du temps devant lui et pouvait consacrer son attention sur de plus grandes choses, comme faire de la musique ou de la philosophie, discuter avec sa femme ou lire des livres. Cette évolution de sa disponibilité avait fait de lui un autre homme – et d’Utempie, une autre société.
7
8
I
INTRODUCTION
Il y a plus de dix ans, nous nous stupéfiions déjà des propos tenus par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1. Laissant entendre que « ce que [TF1] vend[ait] à Coca-Cola, [était] du temps de cerveau humain disponible ». Il initiait alors l’idée que la télévision était capable de prédisposer notre cerveau à l’assujettissement et à l’écoute passive. La télévision, alors média dominant, était donc en mesure de capter notre attention et mobiliser notre temps à des fins commerciales. Mettant ainsi en évidence le pouvoir d’un média sur le cerveau humain, ses propos suscitaient déjà à l’époque la controverse et les questionnements. Qu’en est-il alors en 2015 avec l’avènement d’un nouveau média : Internet*? Internet à révolutionné l’univers des médias de masses. S’inscrivant dans une logique d’accélération sociétale et
9
technologique, le numérique a bousculé nos habitudes et a entraîné de nombreux changements, notamment l’hyperconnectivité de notre société.
Selon un sondage, les Français auraient ainsi en moyenne accès à 2,86 appareils mobiles et plus de 60% d’entre eux consulteraient leur smartphone dès leur réveil 1. Ces objets intrusifs, tentant de délivrer des messages par tous les moyens,
notifications,
alertes,
permettent
dorénavant
de rester en communication perpétuelle et font partie intégrante de notre quotidien. L’information et les personnes sont désormais accessibles partout, tout le temps. Il en résulte une sur-représentation de notre disponibilité opérée par le numérique et ses nouveaux usages. Sommes-nous
alors
vraiment
nous sommes connectés ?
disponibles
lorsque
Par quels moyens sommes-
nous disponibles ? Cette disponibilité numérique est-elle similaire à notre disponibilité physique ? Quelles en sont ses conséquences ? Ce sont ces interrogations qui nous ont ainsi permis de mettre en lumière la question centrale de ce mémoire :
10
Usages des téléphone mobiles, Deloitte, 2014, [en ligne] URL : http://www2.deloitte. com/fr/fr/pages/presse/2014/usages-mobiles-2014.html 1
Comment
la
disponibilité
de
l’Homme
s’est-elle
confrontée à l’évolution du numérique ? Nous
commencerons
par
étudier
les
différentes
composantes de notre disponibilité. Par une analyse de ces différentes nuances linguistiques et impacts sociologiques, nous montrerons que la disposition au ressentir est porteur d’expériences. Nous appuierons notre analyse principalement sur les travaux de Dominique Boullier sur les régimes d’attention et ceux de Marc-André Barsalou sur la place du silence dans notre disponibilité à l’autre. Puis, nous aborderons la construction des relations au XXIème siècle, entre moments de présence et moments d’absence. Quelles sont les formes de relations favorables à la création de relations ? L’augmentation de la densité de nos environnements relationnels nous éloigne-t-il de nos proches ?
11
Ce
qui
nous
amènera
à
traiter
de
l’immédiateté
technologique dans notre société interconnectée, amenée par les processus d’accélération technique et sociale. Il s’agira d’axer notre réflexion sur le mythe du progrès et l’homme face aux temps, en nous appuyant notamment sur l’ouvrage d’Harmut Rosa – Accélération, nous attardant ainsi non pas aux conséquences mais aux causes de ces
mécaniques
infatigables.
Nous
nous
attarderons
également sur le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels ainsi que les conséquences d’un multitasking* omniprésent. Nous dirigeons-nous vers une portée symbolique de la disponibilité ? Enfin, nous évoquerons le thème du « Moi » à l’ère numérique, fragmenté, passant d’un « Moi introverti » à un « Moi extraverti » qui, nous le verrons également, est conditionné. S’appuyant principalement sur les travaux de Kenneth Gergen – Le Soi Saturé - Dilemmes de l’Identité dans la vie mais également l’ouvrage de Jeremy Rifkin – Nouvelle
12
conscience pour un monde en crise. Il s’agira d’explorer les nouvelles barrières psychologiques et tenter de démontrer les nouvelles opportunités numériques qui s’offrent à l’Homme aujourd’hui. Est-il envisageable de croire à de nouvelles normes, celles de l’inattention et de la passivité ? Ou faut-il percevoir les prémices de la fin proche d’un modèle ?
13
S
SOMMAIRE
5
AVANT PROPOS
9
INTRODUCTION I - LES DISPONIBILITÉS HUMAINES ET NOTRE ATTENTION À L’AUTRE A-
18
LA DIFFÉRENCE ENTRE DISPONIBILITÉ PSYCHOLOGIQUE ET DISPONIBILITÉ CORPORELLE. NOS DIFFÉRENTS RÉGIMES D’ATTENTION
38
B–
50
C-
LE SILENCE COMME ÉLÉMENT D’UNE PLUS GRANDE DISPONIBILITÉ À L’AUTRE LA
RELATION
CONSTRUITE
ENTRE
MOMENTS
DE
PRÉSENCE ET MOMENTS D’ABSENCE
II
-
D’UNE ACCÉLÉRATION SOCIALE VERS UNE
INDISPONIBILITÉ CULTURELLE 72
A-
L’HOMME FACE AU TEMPS AU TRAVERS LE MYTHE DU PROGRÈS ET DE L’ACCÉLÉRATION SOCIALE
90
B–
L’UBIQUITÉ PERMANENTE ET INTERCONNECTÉE DEVIENT LA NORME ? VERS UNE PORTÉE SYMBOLIQUE DE LA DISPONIBILITÉ
104
C–
LE CONDITIONNEMENT QU’IMPOSENT NOS MODES DE COMMUNICATIONS ACTUELS
III - UNE DISPONIBILITÉ FRAGMENTÉE À L’ÈRE NUMÉRIQUE
130
A-
LA FIN D’UN MOI UNIQUE
140
B–
LA RÉDUCTION DE NOS DISPOSITIFS ATTENTIONNELS,
152
C-
(VERS UNE PASSIVITÉ DANS UNE SOCIÉTÉ DU SPECTACLE) INTERACTION EMPATHIE
HOMME-MACHINE,
MONDIALE
DISPONIBILITÉ À L’AUTRE
163
CONCLUSION
186
SOURCES
198
GLOSSAIRE
208
ANNEXES
VERS
L’ESQUISSE
UNE
PLUS
D’UNE GRANDE
« Être au monde c’est être disponible pour toute forme de rencontre. C’est pouvoir utiliser ses sens pour communiquer avec l’univers qui nous entoure autrement que de manière convenue et stéréotypée. »
E. Zarifian
« Être au monde c’est être disponible pour toute forme de rencontre. C’est pouvoir utiliser ses sens pour communiquer avec l’univers qui nous entoure autrement que de manière convenue et stéréotypée. »
E. Zarifian
A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
Parler de disponibilités humaines au pluriel présente plusieurs avantages. Trop souvent traitée au singulier, la disponibilité entraine avec elle une vision essentialiste, comme une évidence universelle, – « nous sommes agis plutôt que nous n’agissons nous-mêmes » 1 – alors qu’elle est composée de nombreux composites, comme l’ont mis en évidence les travaux de sciences cognitives. En effet nous pouvons d’ores et déjà différencier notre disponibilité physique de notre disponibilité psychologique. Tout d’abord, leur nature en est complètement opposée. Être disponible physiquement signifie être présent, tandis qu’être disponible psychologiquement signifie être attentif. Par ailleurs, la mesure de ces deux disponibilités diffère également. La première se quantifie en nombre d’heures ou en temps passé, pour se dévouer à un travail de trentesix heures par exemple. L’autre, quant à elle, se mesure par
19
Bergson Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, 1970, p.119122. 1
notre capacité à nous concentrer, à résister aux distractions comme lire un texte cursivement sans penser à autre chose. Cette distinction est nécessaire car la valeur de chacune d’elles apporte des choses bien différentes. Arriver à se rendre disponible physiquement permet de prendre sa place dans le monde, s’affirmer, mais également exister.
« La chair est ce qui ouvre à l’ « être du monde », au
monde
dans
l’être
et
par-delà
lui.
Paroi
de
l’intersubjectivité de l’être, la chair est la possibilité pour l’être humain de vibrer de l’Être du monde. Non pas restrictive, elle permet sa « communication », définie ici comme la synchronisation, l’ouverture du sentant au sensible. Comme pour le silence qui n’est jamais total, l’être humain n’est jamais dans un vide communicationnel avec le monde : par la chair, le magnétisme entretient la relation. Le silence permet de mieux ressentir cette tension de soi au monde. La sensation, quant à elle, fait vibrer l’être humain du mouvement du monde, puisque toute sensation est spatiale, espace de coexistence : elle est « une de nos surfaces de contact avec l’être [...] »2
20
2
Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la Perception, Gallimard, 1945, p.267.
A Cependant,
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
arriver
à
se
rendre
disponible
psychologiquement nous apporte un gain d’efficience considérable, une productivité accrue et une disponibilité à l’autre bien plus grande comme l’énonce M. Barsalou : « Le silence de la conscience met l’individu au diapason de son environnement et lui permet de se synchroniser au mouvement de ce qui est. En avouant honnêtement « je ne sais pas », ce qui oblige à suspendre ses attentes, l’individu se dispose à se laisser imprégner de l’expérience d’être au monde, telle qu’elle est vécue dans le moment présent »3.
La disponibilité ne doit pas être confondue avec la vigilance, même si la disponibilité et l’attention mobilisent des structures cérébrales qui sont aussi celles de la vigilance. Mais alors comment se rendre plus disponible à l’autre ?
21
Barsalou Marc-André, Silence et rencontre – La disponibilité à l’autre, Université du Québec à Montréal, 1977, p.35. 3
Tout d’abord notre influence sur celles-ci n’est que partiellement consciente, nous avons tous en tête ces moments où nos pensées divaguent lorsque que nous assistons à un moment très important ou lorsque que nous heurtons quelqu’un dans la rue parce que nous sommes absorbés par nos pensées. De même, nous ne pouvons nous décupler infiniment et être partout à la fois ; notre présence physique est en cela unique. Si notre objectif est d’être physiquement et psychologiquement disponible, vers quoi voulons-nous nous rendre disponible ? La rencontre et l’autre semblent être un élément de réponse. L. Berger et T. Luckmann précisent que « beaucoup d’actions deviennent possibles à un faible niveau d’attention » et que « [l’] accoutumance implique l’importante acquisition psychologique du rétrécissement des choix » 4. Les deux sociologues amènent ici une notion importante qui est
22
Berger L. & Luckmann T., La construction sociale de la réalité, Méridiens Klincksieck, 1986, p.77-82. 4
A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
celle de l’accoutumance, habitude ou encore routine qui serait un obstacle à la rencontre. Et c’est un autre sociologue qui nous éclaire sur ce point, E. Zarifian, pour qui,« la disponibilité psychologique s’avère [être] un enjeu crucial de la rencontre » qui quant à elle,« tire sa singularité des conditions nécessaires qui la rendent possible, des mouvements psychologiques qu’elle crée et de l’inéluctable remise en cause de l’ordre précédemment établi qu’elle engendre »5. Il insiste en précisant que « [c’] est le désir ou la peur du changement qui favorise ou interdit la rencontre »6.
Clarifions quelques peu les termes utilisés jusqu’ici, à savoir « disponibilité », « attention » et « vigilance ». Si la disponibilité est l’action d’être disposé à effectuer une tâche, elle se trouve conditionnée et influençable. L’attention, quant à elle, relève d’une dynamique de co-individuation –
23
5 6
Zarifian Edouard, Le désordre de l’autre, Editions Liaisons, 1993, p.144 ibid.
qu’illustre par exemple le dialogue socratique. Pour rappel, lorsque deux individus dialoguent, s’ils sont tournés vers le même objet, c’est que chacun a réussi à faire que ses objets d’attention deviennent des objets d’attention pour l’autre. La différence entre attention et vigilance peut se percevoir elle aussi : lorsqu’un animal s’arrête tout à coup, et se concentre, il est dans la vigilance et non dans l’attention. La vigilance se rapproche donc bien plus de la surveillance que de l’attention.
Par ailleurs K. Marx discute la façon dont, même avant les années 1840, les industriels ont compris que « l’étendue de la vigilance et de l’attention de la part des ouvriers n’était que très peu augmentable » et que le raccourcissement des journées de travail, en sollicitant moins d’attention de l’ouvrier, résultait en une augmentation de la productivité 7.
24
7
Marx Karl, Le Capital, Verlag von Otto Meisner, 1965, p.410-412.
A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
Cette préoccupation économique et productiviste de K. Marx nous dévoile bien l’intérêt que porte la société moderne sur notre attention et notre disponibilité au potentiel économique gigantesque. Cette économie cérébrale porte le nom « d’économie de l’attention », théorisée par Herbert Simon dans ces mêmes années. Il écrivit ce refrain bien connu « la valeur la plus rare, c’est l’attention », où il décréta que dans un monde riche en informations, l’attention des destinataires de ces informations devenait la ressource la plus rare 8.
Rare et précieuse a ajouté C. Roda en 2015, puisque l’attention est un facteur déterminant pour toutes les activités humaines, qu’elles soient mentales ou physiques, individuelles ou relationnelles 9. En ce sens, C. Roda soulève une nouvelle distinction entre les disponibilités
25
Simon Herbet, Designing organizations for an information-rich world, 1971, p.122126. 9 Roda C., Human Attention in Digital Environments, Cambridge University Press, 2011, p.180. 8
individuelles et relationnelles, permettant de pousser la compréhension de nos disponibilités encore un peu plus loin. Si les disponibilités individuelles « d’un individu lui [permettent] d’entendre le monde, ou d’entendre à l’intérieur de lui-même, un silence l’habitera. En somme, la conscience d’« être du monde » suit le silence, et si l’individu sait écouter ce mouvement de la vie, il sera disposé à l’écoute de l’autre, en prenant appui sur le silence qui émerge de cette rencontre » 10. Tandis que nos disponibilités relationnelles peuvent prétendre s’agrandir grâce à nos technologies de l’information et de la communication* (TIC* qui, selon une étude quantitative Pew11, démontre que seulement 2% ont répondu que leurs relations avaient rétréci). Nous sommes aujourd’hui 7,3 milliards d’habitants de la planète pouvant être reliés à n’importe quels autres par six connaissances environ selon la théorie des six poignées de mains* (aussi
26
Barsalou Marc-André, Silence et rencontre – La disponibilité à l’autre, Université du Québec à Montréal, 1977, p.35. 11 Jeffrey Boase, John Horrigan, Barry Wellman et Lee Rainie, The Strenght of Internet Ties, Pew Internet and American Life Project, 25 janvier 2006. 10
A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
appelée théorie du petit monde) établie par le hongrois F. Karinthy en 1929. De plus, l’attention se concentre sur le cadre offert par un lieux physique, matériel qui est toujours porteur d’expériences pour l’individu ; sa disposition au ressentir est favorisée par un allègement de la pression du temps. Toute rencontre, nous dit E. Zarifian « est le point de convergence de trois dimensions : le lieu, le temps et les conditions psychologiques » 12.
Ainsi, si nous devions résumer ce premier exposé, nous pourrions dire que notre disponibilité est composée d’une dimension
psychologique,
d’une
dimension
physique,
d’une dimension individuelle ainsi que d’une dimension relationnelle. Notre attention se mesure en termes de concentration, de résistance aux distractions ou encore
27
12
Zarifian Edouard, Le désordre de l’autre, Editions Liaisons, 1993, p.144.
par notre capacité à sélectionner ce qui est pertinent dans le monde qui nous entoure. Le degré de pertinence doit cependant être conforme aux attentes de notre environnement social (Voir Fig.1).
Fig. 1 : Les différentes composantes de la disponibilité
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A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
La production de notre disponibilité et de notre attention à l’autre ne peut être comprise sans les supports techniques qui la forment et selon les « régimes d’attention » qui la composent, car les composantes mobilisées sont à chaque fois différentes. Il faut ici s’en référer aux travaux de Régis Debray [1991] et de Daniel Bougnoux [1998] en les combinant avec ceux de [Akrich, Calon et Latour, 2006] permettant ainsi d’examiner, au cas par cas, les propriétés de ces régimes d’attention. Dominique Boullier dans sa participation au recueil [L’économie de l’attention, nouvel horizon pour le capitalisme, Yves Citton, 2014] avec Médiologie des régimes d’attention dresse une boussole des mondes possibles (voir Fig. 2) permettant de s’orienter suivant deux axes.
29
Le premier axe vertical s’oriente entre régime d’Alerte et régime de Fidélisation, tandis que l’axe horizontal oscille entre Projection et Immersion. Concernant la Fidélisation sur l’axe vertical, guidée par nos croyances elle détient probablement la plus longue histoire de tous ces régimes, car elle relève de la tradition, de la religion, de l’histoire commune comme captation des disponibilités d’un individu. Guidée par des concepts tels que la culture, la politique, la routine ou encore plus récemment, le marketing, elle est soigneusement pensée pour maintenir en permanence l’attention à l’intérieur d’un monde. « L’alerte est bien différente et s’avère être le régime d’attention le plus conquérant dans ce début de XXI ème siècle. Elle s’oppose en tout point à la fidélisation et pourtant elles se tiennent toutes les deux dans un rapport de tension nécessaire » 13.
30
13 14
Boullier Dominique, Médiologie des régimes d’attention, HAL, 2014, p.96. Tarde Gabriel, La logique sociale, Hachette Livre, 1895, p. 142.
A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
Fig. 2 : Les différents régimes d’attention
31
L’axe horizontal (Projection – Immersion) quant à lui est guidé par nos désirs qui sont tout aussi « élémentaires » 14, et tout aussi quantifiables. La Projection se rapprochant plus des désirs « d’avoir » tandis que l’Immersion prône les désirs d’ « être eu ». « Avoir » et « être » sont ensemble de bien meilleures définitions des entités sociales, puisque « l’avoir est nécessairement relationnel, contrairement à l’être » tel que l’avait souligné G. Tarde. Cette lecture des mondes possibles décrivant quatre régimes d’attention nous permet de mieux prendre en compte toutes les médiations qui constituent l’attention, et donc la projection de nos disponibilités.
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A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
Enfin, la globalisation que nous connaissons actuellement se présente de façon paradoxale car elle n’a rien d’unifié, mais :
« Permet la démultiplication des connexions à travers les réseaux pour produire de multiples mondes de frottement constant : Sloterdijk désigne cette nouvelle phase de sa sphérologie comme l’époque des « écumes », qu’il appelle « un temps de déploiement multifocal, multiperspectiviste et hétérarchique »15. Ce temps d’une attention multifocale nous semble bien correspondre à un régime d’alerte permanente, nous obligeant à passer d’un monde à l’autre, d’un sujet à l’autre, dans ce mouvement que d’autres pourraient nommer « écume » pour le dévaloriser, ou au contraire pour en faire un principe stratégique, le buzz* 16»
Cette vision sociologique de nos régimes d’attention peut être appuyée et confirmée par une vision plus philosophique mise en avant par E. Husserl, qui qualifie le processus
33
Sloterdijk Peter, Explicitations de la vie, anthropologie de l’espace, mondialisation, La Découverte, 2009, p.6. 16 Boullier Dominique, Médiologie des régimes d’attention, HAL, 2014, p.91. 15
attentionnel comme des mises en œuvre de choses que l’on a retenues du passé et à partir desquelles on projette des attentes. B. Stiegler sur ces processus dans sa contribution au même livre d’Yves Citton déclare : « L’attention, c’est précisément ce qui articule deux dimensions : d’une part, mes rétentions*, c’est-à-dire tout ce que j’ai appris dans le passé, du fait de mon éducation, de mon expérience, etc. ; d’autre part, mes protentions*, c’est-à-dire mes désirs, mes attentes, que ce soient les miennes ou celles qu’on a suscitées en moi. Or ce travail d’articulation entre les rétentions et les protentions s’opère toujours à travers ce que j’appelle des rétentions tertiaires, c’est-à-dire des dispositifs matériels, des outils, des appareils techniques, qui peuvent aussi bien être un totem, un calumet de la paix ou un missel, qu’une photographie, une bande magnétique, une radio ou un iPad. Ce que j’appelle les rétentions tertiaires, ce sont tous les processus de conservation de la mémoire collective retenus sur des supports mnémotechniques […]
34
A
La différence entre disponibilité psychologique et disponibilité corporelle. Nos différents régimes d’attention.
Les rétentions tertiaires* sont un troisièmes terme, matériel, technique, artificiel, qui fait le lien entre les générations, qui sert de vecteur intergénérationnel ou transgénérationnel. »17
Notre disponibilité comprend donc quatre composantes à part entières, celle d’une disponibilité physique (« je suis réel donc je vis »), celle d’une disponibilité psychologique (« je pense donc je suis »), celle d’une disponibilité individuelle (« je suis conscient d’être au monde ») et enfin celle d’une disponibilité relationnelle (« chacun de nous n’existe qu’en relation à l’autre »). Ces différentes disponibilités, nous l’avons vu, crée les différents mondes possibles dans lesquels nous choisissons de nous insérer. Ils oscillent entre quatre différents régimes d’attentions suivant nos croyances : alerte – fidélisation et projection – immersion. Par ailleurs, la mondialisation et le mélange des cultures provoquent la démultiplication des mondes possibles. Ce temps nouveau
35
Stiegler Bernard, L’attention, entre économie restreinte et individuation collective, La Découverte, 2014, p.126-127. 18 Krishnamurti Jiddu, La révolution du silence, Le Livre de Poche, 1994. 17
d’attention multifocal nous laisse principalement dans un régime d’alerte et d’immersion permanent. Si notre disponibilité phycologique se trouve être la plus sollicité en ce début de XXIème siècle, la philosophie récente cherche à comprendre les fondements d’une société en alerte constante à travers notamment la compréhension de son contraire, le silence.
36
37
B
Le silence comme élément d’une plus grande disponibilité à l’autre.
Pour tout être humain, le silence fait partie intégrante de ses premiers apprentissages. Le silence participe à la structuration de la réalité d’un individu et de ce qu’il perçoit du monde. Le mot « silence » est lui-même polysémique et son interprétation dépend de son contexte. Tout d’abord le silence n’est jamais total. Il peut au mieux se ressentir par de légères sonorités aiguës provenant de notre système nerveux, couplées avec les sons graves des battements de notre cœur. L’écoute de ce bourdonnement que nos oreilles subissent constamment, éveille chez l’individu sa prise de conscience de sa condition d’être vivant. C’est en cela qu’il est intéressant de s’attarder sur l’expérience phénoménologique qu’il provoque et à ses diverses répercutions : sur le plan social, sur nos interactions quotidiennes ainsi que sur notre disponibilité. À cet effet, Jiddu Krishnamurti précise que le silence de la conscience
39
englobe les différentes natures du silence que nous allons détailler par la suite :
« Il y a le silence d’une conscience qui n’est jamais atteinte par aucun bruit, par aucune pensée, ni par le passage du vent de l’expérience. […] La méditation d’un esprit totalement silencieux est la bénédiction que l’homme ne cesse de rechercher. En ce silence sont toutes les différentes natures du silence. […] Ce silence de la conscience est le véritable esprit religieux, et le silence des dieux est le silence de la terre. L’esprit méditatif suit son cours dans ce silence, et l’amour est sa manière d’être »19.
C’est bien cet état de communion qui confirme cette intuition que le silence peut, dans l’invisible et l’inaudible, être favorable à une plus grande disponibilité à l’autre.
40
19
Krishnamurti Jiddu, La révolution du silence, Le Livre de Poche, 1994.
B
Le silence comme élément d’une plus grande disponibilité à l’autre.
Dès lors, deux silences font leurs apparitions, le premier appelé « silence contenant », est la conséquence de la définition de l’ordre social, déterminant la position de chacun dans la société. Caractérisé par une ouverture au monde, c’est le silence de la disponibilité à soi et au monde (la conscience sensible). Il permet de lever les masques, et d’ainsi favoriser le rapprochement avec l’autre. Il est étroitement lié pour chacun à son désir d’intégration sociale, que l’on peut maintenir ou le briser selon les cas. L’autre forme de silence présente dans cette expérience phénoménale est appelée « silence contenu » il est quant à lui imposé et voulu selon les conditions sociales. Il encadre de façon rigide l’échange entre les individus grâce à des normes, coutumes, conventions ou encore diverses politesses. C’est le silence inconscient (élocution culturelle) et conscient pour le statut et le pouvoir (rôle social). (Voir Fig. 3)
41
Fig. 3 : Silence « contenu » versus silence « contenant ».
42
B
Le silence comme élément d’une plus grande disponibilité à l’autre.
« En bref l’expérience phénoménale du silence a une double portée : dans l’imaginaire, le silence dynamise la représentation et, dans le concret, il ouvre sur la conscience de l’expérience vécue. Il est, entre autres, le lien entre la sensibilité et l’entendement. Si le silence est une partie intrinsèque de la structure des interactions au sein de la réalité quotidienne et qu’il est une matrice relationnelle, une différence marquée concernant la disposition à la rencontre de l’autre s’impose entre le « silence contenu » et le « silence contenant »20.
Cette différence nous dévoile bien les deux aspects du silence phénoménal que l’on expérimente quotidiennement et permet de mettre en évidence son rôle social. En effet, un silence utilisé avec justesse est un atout, mieux encore, son imposition est une stratégie du pouvoir qui vient non seulement garantir le consentement de l’individu à la structure de l’ordre social, mais favorise également le conformisme à l’idéologie dominante qui le soutient. On
43
Barsalou Marc-André, Silence et rencontre – La disponibilité à l’autre, Université du Québec à Montréal, 1977, p.60. 20
peut faire le parallèle ici avec les réglementations pour faire taire les individus, en restreignant leur propre liberté ou, à l’inverse, en les assourdissant de bruits environnants, pour les menotter par le silence et l’écoute. Car l’édification d’une société ou d’une communauté, comme la mise en évidence l’anthropologie politique, s’appuie sur la classification de l’ordre et du désordre. À cet égard, le silence est entre autre considéré comme un apport organisationnel dans la communication lors des interactions de la vie quotidienne. Le silence hiérarchise donc la communication, lors des échanges au sein d’une société, tout comme entre deux personnes.
L’utilisation du silence, dynamise également le langage, permet d’inclure des pauses et du rythme. L’étude de la « pausologie* » fut entamée par Goldman-Eisler dans
44
B
Le silence comme élément d’une plus grande disponibilité à l’autre.
les années soixante. Plusieurs recherches prouvent par exemple qu’une pause précède la présentation d’une grande quantité d’informations et d’énoncés plus complexes. Il en est donc promoteur, porteur de sens, mais est également influencé, parfois soumis, aux formes que prendra la communication. Aujourd’hui au sein de notre société, l’énoncé est maître et partout, comme si la seule présence d’une personne ne suffisait plus pour se placer à ses côtés : « dans la communication au sens moderne, il n’y a plus de place pour le silence, il y a une contrainte de parole, de rendre gorge, de faire l’aveu puisque la « communication » se donne comme la résolution de toutes les difficultés personnelles ou sociales » 21. La nécessité du silence réside donc dans son utilisation, permettant de dynamiser l’utilisation du langage et de favoriser la perception directe du monde et de la réalité de l’autre. Néanmoins, dans une culture où
45
21
Le Breton David, Du silence : Essai, Métailié, 1997.
l’on s’attend à une verbalisation continue, abondante, sinon divertissante, celui qui est silencieux met à mal, voir menace, le lien social. En effet, les instants gardés silencieux, sont comptés comme une perte de temps pour l’individu et sont généralement vécus dans l’ambivalence et le suspens. La logique marchande place même le silence comme un risque de rupture communicationnelle, entraînant parfois même l’échec de la rencontre. C’est ce paradigme cybernétique qui place le silence dans un contexte où la communication est considérée comme un échange d’information « quantifiable » et objectivable, « le silence est nécessairement l’entropie à laquelle l’information explicite remédie » 23. Cette dynamique de notre système pose le silence comme un élément intolérable dans le cours de l’échange communicationnel.
46
Barsalou Marc-André, Silence et rencontre – La disponibilité à l’autre, Université du Québec à Montréal, 1977, p.33. 22
B
Le silence comme élément d’une plus grande disponibilité à l’autre.
« Ainsi, le silence qui remet en cause la « sacralisation » de
la
communication
informationnelle
fait
figure
de nouvel interdit : la connotation de vide qui lui est rattachée entraîne sa mise à l’écart. […] En outre, à l’ère des TIC, il semble se produire un renversement qu’il est utile d’aborder : la quantité de « relations » définit pour plusieurs la qualité de la communication qu’ils entretiennent et leur profil relationnel. Beaucoup de gens investissent de plus en plus de temps dans des échanges virtuels, et ceci, au détriment des échanges en personne. Ainsi, il s’agit davantage de se procurer de l’information sur des faits et gestes que d’engager un échange dynamique qui ait lieu dans un temps partagé avec un interlocuteur. »24
La mise en évidence de ce paradigme souligne la place qu’a pris le silence dans notre société aujourd’hui avec le basculement d’une connotation « mystique » et porteuse de sens à une connotation de « vide » pouvant même parfois entrainer une rupture du lien social. Si le silence dans la
47
Lafontaine Céline, L’empire cybernétique : des machines à penser à la pensée machine, Seuil, 2004. 24 Barsalou Marc-André, Silence et rencontre – La disponibilité à l’autre, Université du Québec à Montréal, 1977, p.24. 23
communication et plus particulièrement dans la rencontre a toujours été porteur de sens il est l’un des éléments nécessaires à une plus grande immersion dans le monde de l’autre. De plus, l’expérience phénoménologique qu’entraîne le silence au travers de ses deux dimensions que l’on a exposées auparavant (silence contenu et silence contenant) démontre sa légitimité dans l’ordre social. Seulement on voit bien qu’aujourd’hui sa place est bien différente, alors qu’un silence absolu a toujours été impossible, c’est aujourd’hui le silence tout court qui est craint et redouté. Si certaines formes de communication sont jugées plus favorables que d’autres à la création de relation et de sens, la symbolisation que prend le silence diffère constamment. Si les conversations écrites sont bien plus privilégiées par la génération Y*, les messages vocaux et les appels sont toujours bien plus utilisés par la génération qui les a
48
B
Le silence comme élément d’une plus grande disponibilité à l’autre.
précédée. La connotation du silence qui est entraînée diffère alors complètement, alors qu’un message vocal intègre l’intonation, le ton, le débit et les silences, un message écrit pourra uniquement décrire une ponctuation particulière. Le silence fait donc parti prenante de la construction d’une relation aujourd’hui, porteur de sens, il s’adapte aux moyens de communications et à la place que chacun souhaite lui céder.
49
C
La relation construite entre m o m e n t s d e p rÊ s e n c e e t moments d’absence.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, la crainte du
silence
dans
nos
communications
actuelles
est
l’une des preuves d’une plus grande densification de nos communications. En effet, si au siècle dernier nous recevions une lettre d’un proche, la succession d’actions et de gestuelles nécessaires, allant du dialogue avec son postier jusqu’à l’ouverture de l’enveloppe soigneusement préparée, soulignait l’importance d’un tel message. Nous pouvions sentir l’odeur qui s’était imprégnée dans le papier, deviner les moments de doute dans l’écriture, les ratures, l’usure, voire même l’émotion qu’accompagnait chacun des ces messages. La crainte de voir sa lettre égarée par la poste renforçait encore plus son unicité. Nous pouvions mettre deux jours, même une semaine, avant de choisir d’y répondre, décidant que c’était enfin le bon moment.
51
L’arrivée d’internet dans les années quatre-vingt-dix a complètement changé les formes de communications ; passant du physique au virtuel, du délai de livraison à l’instantanéité et de l’émotionnel au binaire*. Aujourd’hui l’échange relationnel n’est plus du tout le même, l’arrivée des réseaux sociaux et des smartphones a considérablement transformé le paysage technologique, emmenant avec elle une nouvelle vague générationnelle aux attentes complètement différentes. Si nos relations aujourd’hui sont une succession de moments de présence et de moments d’absence, l’enjeu du lien social est de tisser quelque chose dans cette succession de moments distincts. Ce qui compte, c’est d’être ensemble. Il s’agit donc aujourd’hui de compenser les effets négatifs des différentes séparations. La présence est donc quelque chose de central dans la création ou le maintien d’une relation.
52
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
Il apparait donc que les moments de présence sont un luxe dans le paysage relationnel actuel. En effet, dans une société gestionnaire avec de nombreux impératifs managériaux, les grands décideurs se rendent comptent que les moments de présence sont très coûteux, à la fois en énergie et en temps. La relation en face-à-face qui prévalait depuis toujours comme norme se voit donc remise en question. Les nouvelles formes de présence qui se développent, comme les vidéo-conférences, ou plus récemment ces robots mobiles qui permettent de faire des visioconférences et même visiter à distance, essayent de traduire notre présence le plus fidèlement possible. Selon une étude Sigman, nos relations numériques auraient pris le pas sur nos relations en face-à-face en 1997 avec depuis une très forte baisse de nos interactions physiques (Voir Fig.4). Les modalités d’attention et de disponibilité
53
engendrées par ces nouvelles métaphores de notre présence sont complètement opposées à celle d’une présence en face-à-face. L’objectif des grandes entreprises qui gèrent nos communications quotidiennes est donc de produire des formes de relations qui soient satisfaisantes. L’histoire, encore très brève de l’émergence des réseaux sociaux, nous prouve déjà qu’une lassitude de la part des utilisateurs lors de l’apparition d’un média à l’avantage concurrentiel suffisamment important, entraine un effet réseau*. Cet effet provoque un basculement très rapide de la part des utilisateurs d’un média à l’autre, nous l’avons vu récemment avec le passage de MSN à Facebook par exemple en 2005. Ces nouvelles formes de communications se sont également énormément
diversifiées
avec
l’apparition
de
médias
spécifiques entraînant un découpage des conversations sous plusieurs plateformes. Nous initions le début de la
54
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
conversation par un Snapchat, continuons l’échange via Facebook Messenger, puis décidons de faire un Skype avant de se quitter sur WhatsApp. Cette nouvelle configuration du paysage technologique de la communication, à la panoplie toujours plus complexe, toujours plus riche, toujours plus grande, pose de nombreux problèmes de disponibilité.
Fig. 4 : Interactions Sociales vs Usage de médias numérique.
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« Il ne s’agit plus tant de lutter contre l’absence mais de lutter contre le silence. C’est le silence qui est insupportable. C’est passer une heure sans avoir eu un signe de l’autre qui devient insupportable. Il y a un glissement de ce vers quoi on lutte dans le tissage du lien de l’absence dans la première conception qui reposait sur la notion de présence en face à face comme manière première de concevoir le lien, vers quelque chose dans lequel le lien se tisse dans une lutte incessante vers le silence, ce qui est assez différent. C’est aussi coûteux de faire ça et pose des questions de disponibilité. [...] Quand on est sur la modalité de présence connecté, tisser des liens, devient un projet. »25
Nous nous trouvons donc dans des environnements relationnels de plus en plus denses, composés comme nous l’avons vu, de moments de présence et de moments d’absence. Et plus précisément, nous assistons à la construction d’environnements relationnels de plus en plus denses avec les personnes absentes. A contrario, nous construisons des environnements relationnels de moins
56
Licoppe Christian, Congrès UNASP, Telecom Paris Tech, Octobre 2014, [en ligne] URL : https://www.youtube.com/watch?v=0lOhYuB8ZMw 25
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
en moins denses avec les personnes présentes. Nous avons tous cette image des voyageurs dans le métro, hyper-connectés, se cachant derrière leurs smartphones depuis quelques années. À savoir que la suggestion la plus répandue dans la demande de participation des voyageurs franciliens est l’installation de bornes GSM* et 3G dans les stations de métro. Il est cependant nécessaire de mettre en perspective cette affirmation en relevant que bien avant l’usage des smartphones, les voyageurs des métros avaient toujours tendance à se cacher derrière leurs journaux pour garder leur intimité et leur espace personnel dans ces moyens de transports peu propices à la création de nouvelles relations satisfaisantes. Alors que ces nouveaux moyens de communications s’intensifient, il semble s’affirmer que la quantité définit désormais la qualité. En effet, l’adoption d’un système de
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notifications et de récompenses provoque chez l’utilisateur une quête infinie. Niel Eyal, dans son ouvrage Hooked : The psychology oh How Products Engage Us, développe et détermine quatre étapes pour un service numérique pour passer d’un faible engagement de l’utilisateur à un très grand niveau d’engagement.
Les anglo-saxons appellent le premier d’entre eux « The Trigger ». Composant la première étape, il relie le problème que peut ressentir un utilisateur avec une solution. Il peut se matérialiser de deux façons différentes, grâce à des External Triggers (alarmes, e-mail avec des incitations d’actions, magasins). La deuxième matérialisation de ce premier composant sont les Internal Trigger (émotions, routines, situations, lieux, personnes). Il insiste en affirmant « What to do next is in the user’s head. You need to know the internal
58
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
trigger your customers use. » 26 Nous pourrons prendre ici l’exemple du scroll infini mis en place par Pinterest en 2013, qui permit à l’utilisateur d’avoir une navigation fluide, ininterrompue et une bien plus grande immersion. Sachant que l’Internal Trigger utilisé par Pinterest vient d’un sentiment, capté au plus profond de nous : la sérendipité. En effet de la même manière que Facebook aujourd’hui, Pinterest a réussi à capter ce sentiment en proposant toujours un contenu nouveau, intéressant pour l’utilisateur, ne le laissant jamais indifférent dans sa quête de découverte, et lui soufflant doucement dans l’oreille « tu risques de rater quelque chose… »
La seconde étape est celle de l’action. Lorsque accomplir devient plus simple que réfléchir. L’idée derrière cette étape est d’augmenter la capacité de l’utilisateur à avancer
59
Eyal Niel, Hooked : The psychology of how products engage us, 2013 [en ligne] URL : https://www.youtube.com/watch?v=TDRQfGT6GtE&feature=youtu.be 26
dans le processus grâce à de nouvelles actions, simples à réaliser, ne demandant que très peu de réflexion pour que l’utilisation soit la plus fluide possible. Pour arriver à une utilisation idéale du service, le concepteur peut également augmenter la motivation de l’individu en se servant des motivators of behaviors, comme par exemple jouer avec le plaisir de l’utilisateur, l’espoir ou encore son consentement. Il est alors primordial d’éviter les phénomènes de difficulté, de peur ou bien de rejet. Ce sont le temps, l’argent, l’effort physique, cérébral, la déviance sociale et l’inattendu qui doivent être pris en considération pour proposer une expérience idéale. On voit énormément se développer dans les services numériques l’utilisation de passerelles pour éviter à leurs visiteurs de nombreuses étapes fastidieuses et répétitives grâce aux log-in via Facebook ou encore via barre de recherche intelligente.
60
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
La troisième composante du processus permettant une plus grande implication de l’utilisateur est le Reward, avec la question sous-jacente, comment pouvons-nous susciter le désir chez nos visiteurs ? L’une des solutions mise en avant est le recours au mystère, tout le monde sait que l’inconnu est fascinant. De plus notre cerveau est une machine à prédictions, nous tentons de comprendre les liens de causes à effets constamment. B.F. Skinner, grâce à ses travaux sur le comportementalisme radical, nous éclaire en démontrant que l’ajout de récompenses intermédiaires avant la récompense finale augmente la satisfaction et le taux de réussite 27. Et c’est le neurotransmetteur provoquant le plaisir et la motivation qui en est la cause principale : la dopamine. Sécrétée à faible dose dans notre cortex cérébral, elle entraine cette quête de la récompense. De plus, il existe
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trois différents types de récompenses : - The Tribe : S’appuyant sur la coopération, la compétition, la reconnaissance, l’acceptation, l’empathie ou encore la joie. - The Hunt : Focalisé sur l’argent, la nourriture ou l’information. - The Self : Entraînée par la recherche de sensations, de maîtrise, de cohérence, d’aptitude et de réalisation.
De plus, il n’y a jamais d’engagement sans autonomie de la part de l’utilisateur. La différence par exemple entre un jeu vidéo solitaire avec un jeu vidéo multijoueurs, réside dans le nombre de variables prise en compte. Alors que le jeu vidéo solitaire est dans la consommation d’expériences prévisibles, le jeu vidéo multijoueurs quant à lui, ne propose jamais la même expérience ; il crée du contenu, propose
62
27
Skinner B. F., L’Analyse expérimentale du comportement, Editions Mardaga, 1969.
C différents
adversaires,
défis
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
ou
encore
de
nouvelles
communautés.
Enfin le dernier composant est l’Investment, lorsque l’utilisateur contribue de lui-même au système. Dans l’espoir de récompenses futures, il fait le lien avec le premier composant. L’idée dans laquelle l’expérience et la valeur d’un produit vont augmenter considérablement grâce à sa plus grande utilisation est au cœur de ce composant. « The more we use product, the more the product inscrease its value. » 28 Cette création de valeur peut également être accentuée par la création de préférences d’utilisations ou de raccourcis. Nous prendrons ici l’exemple de la demande de contribution que Facebook nous propose chaque jour, à savoir le « j’aime », qui incite le visiteur à effectuer un seul clic, lui permettant d’obtenir par la suite de meilleurs
63
contenus en rapport avec ses attentes. Il est cependant notable de démontrer la dangerosité d’un tel système de fonctionnement, aiguillonnant l’utilisateur dans ses propres appréciations et agrémentant son fil d’actualité de contenus réconfortant. Une chose à retenir ici : « Little investments, big results. » (Voir Fig. 5)
La compréhension de nos comportements et de nos attentes dans la création d’un service est donc primordiale pour sa réussite. L’usage de stimulants, d’actions rapides et simples à réaliser, de récompenses, pour afin arriver jusqu’à un investissement de la part du visiteur, nous permet donc de créer des services engageants, en comblant les manques des utilisateurs. Cependant lorsque l’auteur parle de « Internal Trigger », Niel Eyal met en avant des comportements négatifs ou passifs de la part des usagers.
64
Eyal Niel, Hooked : The psychology of how products engage us, 2013 [en ligne] URL https://www.youtube.com/watch?v=TDRQfGT6GtE&feature=youtu.be 29 ibid. 28
C Fig. 5 : The Hook
La relation construite entre moments de prÊsence et moments d’absence.
65
Les solutions qu’il propose s’appuient sur leurs points faibles sans jamais les résoudre ; il propose aux créateurs de services d’agir sur ces derniers pour en profiter. Il est donc primordial et urgent de proposer aux utilisateurs un service répondant à un problème ou une crainte, par une solution simple ne piégeant pas l’utilisateur dans une quête de dopamine inutile et auto-réconfortante.
La
construction
d’expériences
numériques
dont
l’unique but est leur propre utilisation, au détriment d’une implication utile et positive de l’individu, va même jusqu’à des diagnostics de maladies, la dernière en date étant la Nomophobie. Tout droit venu de l’anglais pour « No Mobile Phone Phobia », ce nouveau diagnostic moderne d’une peur d’être séparé de son téléphone portable, a comme premier symptôme un sentiment que nous avons probablement tous ressenti, celui d’avoir senti vibrer notre téléphone dans
66
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
notre poche ou notre sac à main par erreur. Un dernier exemple sera celui du créateur de l’application Flappy Bird, Dong Nguyen qui a décidé de retirer son produit de toutes les plateformes de téléchargements car avec entre deux et trois millions de téléchargements par jours il estimait son jeu trop addictif. Si l’essence du capitalisme est un marché fructueux, une lutte concurrentielle acharnée où des parts de marchés doivent être gagnées, nous voyons bien ici la place que prend l’utilisateur. Si nos créateurs d’applications et de contenus se justifient auprès de leurs investisseurs par un nombre d’utilisations journalières importantes, c’est probablement aux créateurs de smartphones et de services d’exploitation d’offrir à leurs clients un produit ou les contenus ne sont pas en concurrence mais en cohabitation pour délivrer une expérience unique et personnalisée. Et non plus une succession de sollicitations similaires allant d’un
67
« match » Tinder à une notification du journal Le Monde sur les derniers résultats d’une élection présidentielle.
On voit donc le volume d’alertes prédominer sur la qualité du message délivré. Solliciter l’utilisateur d’un système n’a jamais été aussi simple, et, alors que notre relation avec ces applications s’intensifie, tout comme nos conversations sur messagerie instantanée, l’importance du face-à-face s’éloigne et s’estompe de plus en plus. Si notre présence est devenue un luxe et notre absence un état de fait, la création de relations en à été considérablement changée. Baignant dans des environnements relationnels de plus denses où notre présence numérique prédomine notre présence physique, nous entretenons bien plus facilement une relation virtuelle qu’une relation physique. Si ce paradoxe s’installe depuis l’avènement des TIC, il
68
C
La relation construite entre moments de présence et moments d’absence.
est primordial de comprendre ses causes, plutôt que de critiquer ses conséquences néfastes. L’intégralité de notre deuxième partie traitera donc de ces causes en mettant en avant les constantes universelles qui régissent l’innovation et l’économie d’aujourd’hui, impactant notre disponibilité et notre quotidien.
69
« Être affame de temps ne provoque pas la mort mais, comme l’avaient observé les philosophes antiques, empêche de commencer à vivre »
J.P. Robinson et G. Godbey
« Être affame de temps ne provoque pas la mort mais, comme l’avaient observé les philosophes antiques, empêche de commencer à vivre »
J.P. Robinson et G. Godbey
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
«Time» : « Ticking away the moments that make up a dull day Fritter and waste the hours in an off-hand way Kicking around on a piece of ground in your home town Waiting for someone or something to show you the way Tired of lying in the sunshine staying home to watch the rain You are young and life is long and there is time to kill today And then one day you find ten years have got behind you No one told you when to run, you missed the starting gun And you run and you run to catch up with the sun but it’s sinking Racing around to come up behind you again The sun is the same in a relative way, but you’re older Shorter of breath and one day closer to death Every year is getting shorter, never seem to find the time Plans that either come to naught or half a page of scribbled lines Hanging on in quiet desperation is the English way The time is gone, the song is over, thought I’d something more to say »30
73
30
Pink Floyd, Time, The Dark Side Of The Moon, EMI, 1973.
Ces paroles des Pink Floyd reflètent bien le sentiment d’une vie passant trop rapidement dans laquelle nous ne cessons de courir après le grand train de la modernité. En effet, nous avons tous dès l’école, connu le sentiment d’être distancé après une absence dans un cours, ou bien dans la vie, après de longs voyages loin de notre société, tentant de rattraper ce « temps perdu » pour revenir à la réalité.
Si notre représentation du temps dépend du temps absolu vécu dans une vie, nous pouvons mieux comprendre la raison qui pousse les enfants à se plaindre sans cesse par d’incessants « on arrive quand ? » alors que nos grands-parents radotent encore que « la vie passe à une vitesse folle !». Si quatre ans représentent le temps absolu vécu par l’enfant assis à l’arrière de la voiture, les quatre jours de vacances chez ses grands-parents lui paraîtront
74
A interminables.
À
contrario,
la
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
cent-unième
année
de
nos grands-parents représentera exactement la même représentation temporelle vécue pendant quatre jours par l’enfant . Ainsi, lorsque l’on a dix ans, une année représente 10 % de notre vie, soit une très longue durée. En revanche, à cinquante ans, une année ne représente plus que 2 % de notre vie, et peut sembler durer cinq fois moins longtemps. 31 Nous pouvons donc formuler la thèse que notre perception du temps diffère, en corrélation directe avec notre âge. Cependant, aucun élément nous laisse comprendre ce sentiment de culpabilité envers le temps. Pourquoi avonsnous, à tout âge, cette impression de retard perpétuel et une nécessité constante de courir après le train de la modernité ? Nous pourrions dire que ses origines datent de l’apparition de la première horloge indiquant heures et minutes, mais cela remonte même au temps de l’apogée de la civilisation
75
Kiener Maximilian, 2015, Time, [en ligne] URL : http://maximiliankiener.com/ digitalprojects/time/ 31
grecque, et de l’apparition des premiers cadrans solaires. En d’autres termes, la mesure, puis le désir de la maîtrise du temps sont les premiers responsables directs de notre course à la vitesse. L‘avènement des heures égales dès l’apparition des premiers chemins de fers reliant l’intégralité d’un pays, fût nécessaire. En effet avant cette homogénéisation, l’homme cultivait ses champs en « temps de soleil utile ». Cette norme nécessaire pour le départ et l’arrivée des trains en temps et en heures s’installa seulement au XIXème siècle. Vers 1863, Charles F. Dowd proposa un système standard de fuseaux horaires pour les chemins de fer américains, il imagina quatre fuseaux idéaux aux frontières droites, le premier centré sur Washington ; en 1872, le premier fût centré sur le méridien 75°W de Greenwich et possédait désormais des frontières géographiques. C’est seulement quatre ans plus tard,
76
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
en 1876, que le Canadien Sandford Fleming proposa de généraliser le principe au monde entier, en complément de sa proposition d’une horloge standard de 24 heures qui ne serait liée à aucun méridien. Cette uniformisation du temps à nécessairement impacté l’individu. Chacun de ses faits et gestes était dorénavant contraint dans l’espace et inscrit dans le temps, un peu plus qu’auparavant. Alors qu’un rendement saisonnier était la norme dans toutes les campagnes, les paysans passèrent petit à petit à des approximations de plus en plus précises pour le bonheur de leur rentabilité et leurs cultures. Harmut Rosa dans son ouvrage écrit en 2005 Accélération – Une critique sociale du temps, nous propose un éclaircissement des composantes de ce sentiment d’accélération. À travers trois composantes universelles qui régissent ce phénomène moderne, l’auteur dépeint chacune des significations des
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mots tels que « moderne », « post-moderne* », « fin de… », comme étant uniquement des diagnostics de renouveaux, dans la mesure où, par comparaison avec des tentatives précédentes, ils semblent bancals ou « amputés ». Ce sont des constats d’une époque de bouleversements, privée d’un « renouveau culturel » et, par conséquent, d’un enchaînement du passé, du présent et du futur incohérent.
L’accélération technique que décrit l’auteur dans un premier temps est le résultat d’une accumulation de constantes au sein de notre société. La loi de Moore est « Nous pouvons donc énoncer l’hypothèse centrale de notre étude de la manière suivante : dans la société moderne, comme « société de l’accélération », se produit une combinaison (aux nombreux présupposés structurels et culturels) deux formes d’accélération accélération technique et augmentation du rythme de
78
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
vie par la réduction des ressources temporelles - et donc une combinaison de croissance et d’accélération. Cela implique que le rythme de croissance moyen (défini comme augmentation de la quantité globale de produits, d’informations
transmises,
de
communications,
de
distance parcourues, etc.) dépasse le rythme moyen de l’accélération. »32
l’une de ces principales constantes. Prédisant depuis plus de 45 ans la performance des transistors (appelé désormais microprocesseurs). Elle énonce en effet que la puissance de calcul des microprocesseurs double tous les dix-huit mois. Cette loi n’a pour le moment jamais été remise en cause et nombre de grandes entreprises fondent dessus le pari d’innovations radicales portées majoritairement grâce à l’appui de cette dernière. Cette loi prédit également la date à partir de laquelle les puissances de calculs de nos ordinateurs seront plus importantes que celles de notre
79
32
Rosa H., Accélération – Une critique sociale du temps, La Découverte, 2005, p.31.
cerveau, en 2025. Ce premier élément de l’accélération est régi par un moteur économique, présupposant un avantage concurrentiel technologique indéniable. « Le temps, c’est de l’argent. » Mais si de telles constantes universelles régissent nos paysages technologiques aussi précisément quel est donc la menace ou bien opportunité qui se crée ?
« La conséquence de cette accélération technologique c’est qu’on a besoin de moins en moins de temps pour réaliser une tâche, une activité précise. La quantité de ressources temporelles libres croit. Pour faire 10 km ou recopier un livre ou produire une image, nous avons besoin de beaucoup moins de temps que nos ancêtres […] Le rêve de la modernité c’est que la technique nous permette d’acquérir la richesse temporelle. L’idée qui la sous-tend est que l’accélération technique nous permette de faire plus de choses par unité de temps. »33
80
33
Rosa H., Accélération – Une critique sociale du temps, La Découverte, 2005.
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
Si nous nous en tenons à la deuxième forme d’accélération que l’auteur décrit, définit comme une augmentation de notre rythme de vie par une réduction des ressources temporelles, nous pouvons d’ores et déjà énoncer leurs corrélations par un lien de cause à effet. Aussi appelée accélération du changement social, elle est la conséquence de l’accélération technologique. Poussée par la différentiation sociale, son moteur est socio-culturel, elle permet cet accomplissement de tâches plus rapidement et ainsi de réaliser un gain de temps. Enfin
une
conséquence
troisième logique
accélération des
deux
se
crée
premières,
comme celle
de
l’accélération du rythme de vie. Si cette dernière permet de faire plus de quantité d’actions dans une unité de temps donnée, elle est poussée par un moteur culturel : la promesse de l’accélération qui permet également de fermer la boucle pour revenir à l’accélération technique (Voir Fig.6).
81
Fig. 6 : Les forces motrices externes de l’accélération
82
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
La mise en évidence des forces motrices de l’accélération
nous
permet
de
mieux
comprendre
le
fonctionnement technologique de cette modernité en renouveau perpétuel. Si chacune de ces composantes sont inter-reliés et interdépendantes formant ce cercle vertueux d’une économie à la croissance infinie, la force centrifuge qu’elle entraîne avec elle n’est pas sans conséquences sur notre société. Nous opérons dorénavant dans une certaine idéologie postmoderne avec une conception floue de la société, H. Rosa décrit :
« Le cœur de l’idéologie postmoderne dans la philosophie aussi bien que dans la sociologie réside à la fois dans le renoncement à une maîtrise politique des évolutions économiques, techniques ou sociales (« la fin de la politique »), et même à la tentative de les comprendre (« la fin de la science de la raison »), le renoncement à toute ambition d’une intégration narrative
83
pourvue de sens entre passé, présent et futur individuels et collectifs (« la fin des récits ») et, par conséquent, d’une intégration du temps de la vie quotidienne, du temps biographique et historique dans un projet d’identité personnelle (« la fin du sujet »), l’acceptation d’un fonctionnement désynchronisé ou désintégré de soussystèmes sociaux ( la « fin de la société ») et finalement, l’acceptation de l’évolution désynchronisée et désintégrée de groupes sociaux distincts. »32
Si ce chaos organisé et accepté dans nos économies actuelles
suggère
notre
évolution
désynchronisée,
l’accélération est aussi synonyme de décélération. En effet, les forces d’accélération et de décélération ne pèsent pas le même poids : les tendances à l’inertie sont interprétées soit comme des tendances résiduelles, soit comme des réactions aux processus d’accélération eux-mêmes. L’idéologie des mouvements de décélérations (lenteur, activistes slow, humanistes) part d’un constat simple :
84
32
Rosa H., Accélération – Une critique sociale du temps, La Découverte, 2005, p.31.
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
« Qu’il nous soit aujourd’hui possible de parcourir la distance entre A et B dans un délai plus bref qu’auparavant n’implique ni du point de vue logique, ni du point de vue causal que nous effectuions effectivement ce trajet plus souvent ou que nous parcourions des distances plus longues ; de même, la possibilité de transmettre une quantité donnée d’éléments en un temps plus bref (sur une distance donnée) n’implique ni du point de vue logique ni du point de vue causal l’obligation, ou même la seule tendance, à transmettre des masses d’informations plus grandes ou à communiquer plus fréquemment. Même la capacité de fabriquer plus vite une quantité déterminée de marchandises est en soi indépendante d’un accroissement de la production .»33
De plus, la manière dont les sujets ont de se rapporter au temps, dépend, dans une large mesure, de la vitesse des transformations sociales et culturelles engendrées par la société. Cette vitesse ne cesse de croître dans le processus de déploiement de la modernité tout comme la vision de l’histoire d’une époque se voit bouleversée. « Ce qui est
85
33
Rosa H., Accélération – Une critique sociale du temps, La Découverte, 2005, p.31.
en cause quand on parle de modernité, c’est l’accélération du temps » 33. Enfin, G. Schulze, prône que le rythme de vie, surtout dans la société de la modernité tardive, ne se mesure pas uniquement par le nombre d’épisodes d’actions (délibérées et objectivement mesurables) mais aussi par la quantité d’épisodes d’expériences vécues (y compris donc des expériences passives, subjectives).
L’accélération du rythme de vie a des conséquences importances sur le développement des modèles dominants d’identité et de personnalité. Les concepts d’individualisation et de dynamisation des perspectives de vie sont, dans une très large mesure, interdépendants. L’accélération du changement social, elle aussi, est intrinsèquement liée à une transformation aussi bien culturelle que structurelle de la société. Si l’on considère
86
33
Conrad P., Modern times, modern places, Knopf, 1999.
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
la différentiation fonctionnelle comme la caractéristique principale des sociétés modernes, il n’y a que très peu de doutes qu’elle ne soit pas interprétée comme une réaction d’adaptation à l’apparition d’une pression temporelle. Elle entraîne avec elle un risque de désynchronisation, car tous les sous-systèmes ne peuvent être accélérés de la même manière.
L’effet
de
l’accélération
sociale
le
plus
lourd
de
conséquences est probablement celui de la « compression du présent » dans une perspective culturelle. La réduction progressive des durées pendant lesquelles nous pouvons nous appuyer sur une quantité de connaissances, de croyances, d’orientations pour l’accomplissement d’actions, s’avère entraîner avec elle une dissociation de l’espace d’attentes et d’horizons d’expériences. La temporalisation
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de
l’histoire
se
voit
donc
écrasée
au
profit
d’une
« simultanéisation hautement dynamique » 34.
Nous voyons donc que cette force centrifuge inarrêtable de l’accélération nous entraîne, malgré nous, avec elle, dans une folle course au temps. Les composantes d’accélération technologique, technique et sociale, se voient au cœur de cette dialectique moderne. Les formes de décélérations provoquées s’énoncent alors comme les conséquences d’un approfondissement du temps, beaucoup trop rapide, déshumanisé. « L’heure tourne suivant nos progrès, nous enjoignant de ne pas prendre de retard […] dès que nous commençons à découper le temps, les rôles s’inversent et c’est le temps qui prend le dessus. Nous devenons esclaves de notre emploi du temps » 35. Alors que l’accélération technologique s’est imposée dans nos sociétés comme
88
34 35
Conrad P., Modern times, modern places, Knopf, 1999. Honoré Carl, Éloge de la lenteur, Marabout, 2013, p.30-31.
A
L’Homme face au temps à travers le mythe du progrès et de l’accélération sociale.
vecteur dominant, nos modes d’interactions et notre disponibilité à l’autre s’en sont vu impactées. La disponibilité de l’Homme et le rapport à son environnement a bel et bien évolué au travers des différentes formes de modernité et d’innovations auxquelles ils ont été confrontés.
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B
L’ u b i q u i t é p e r m a n e n t e e t interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
Si l’ubiquité n’est arrivée dans l’informatique que trente ans après sa création (aux alentours des années 1990), son origine est bien plus lointaine. Également synonyme d’omniprésence, l’ubiquité fût représentée dans la Bible ou encore dans les fractales mathématiques découverts plus récemment. Son étymologie latine « ubique » qui signifie « partout » nous renseigne un peu plus sur sa nature. En effet, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’ubiquité en informatique qui désigne un environnement dans lequel les ordinateurs et réseaux sont « intégrés », « enfouis » et « omniprésents » dans le monde réel. L’utilisateur a accès à un ensemble de services au travers des nombreuses interfaces distribuées qui se veulent intelligentes, et dont il est entouré. Nous voyons bien aujourd’hui l’abondance de tels dispositifs, qu’ils soient dans l’électronique grand public directement implantés dans nos
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foyers, dans les téléphones mobiles (GSM), smartphones, routeurs réseaux, ordinateurs, serveurs, capteurs ou encore projets de type JXTA*. Ces quelques exemples nous permettent de voir que ce foisonnement d’objets intelligents dans notre environnement s’étend de plus en plus (Voir Fig.7). Nous voyons également les cinq composantes d’un système intelligent évoluer au fil des années, avec tout d’abord une augmentation de la capacité de calcul des micro-processeurs (loi de Moore*) : une densification et une augmentation des télécoms et des réseau ; une baisse vertigineuse chaque année du coup de stockage et de la capacité de mémorisation de nos appareils ; un nombre croissant d’innovations envers l’alimentation et la demande de ressources en énergie de nos appareils ; ainsi qu’un développement majeur d’interfaces intuitives, naturelles voir invisibles.
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B
L’ubiquité permanente et interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
Ces technologies évoluent à une vitesse inédite : la taille de la mémoire et de l’espace disponible, la puissance de calcul et la vitesse d’échange des informations ont gagné chacune deux ordres de grandeur en seulement dix ans. Fig. 7 : Propagation de l’ubiquité informatique
93
Nous voyons bien que ces innovations technologiques amènent de nouvelles opportunités depuis leurs créations (développement de technologies de rupture, nouvelles manières de communiquer, d’échanger, de produire, de se déplacer, etc..). Cette accélération technologique, mise en évidence par H. Rosa dans le chapitre précédent, propose deux composantes supplémentaires, celle de l’accélération technique et celle de l’accélération sociale. Nous verrons donc ici quelles en sont leurs répercutions aujourd’hui. Si l’ubiquité a refait son apparition avec l’avènement des TIC, il n’est cependant pas négligeable de voir comment, bien avant l’ère numérique, les intellectuels prédisaient nos modes de vie :
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B
L’ubiquité permanente et interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
« La fin du XXème siècle verra donc vraisemblablement une génération à laquelle il ne sera pas nuisible de lire journellement une douzaine de mètres carrés de journaux, d’être constamment appelée au téléphone, de songer simultanément aux cinq parties du monde, d’habiter à moitié en wagon ou en nacelle aérienne, et de suffire à un cercle de dix mille connaissances, camarades et amis. Elle saura trouver ses aises au milieu d’une ville de plusieurs millions d’habitants. »40
Il est intéressant en guise d’analyse de cette citation, de voir le commentaire de J. Crary en 2015 rétorquant : « Ce qui ni lui ni ses contemporains n’avaient saisi alors, c’est que la modernisation n’était pas un ensemble précis de changements ponctuels, qui ne s’interromprait jamais pour permettre à la subjectivité individuelle de s’y accommoder et de « combler son retard.» » 41 Rejoignant donc la thèse mise en avant par H. Rosa précédemment d’un processus perpétuel.
95
Nordeau Max, Dégénérescence, Dietrich, 1894, p.532. Crary Jonathan, Le capitalisme comme crise permanente de l’attention, La Découverte, 201, p.43. 40 41
L’une des conséquences les plus importantes de ces accélérations technologiques est bien son immédiateté. En effet, si auparavant nous accédions à l’information chaque jour grâce au journal national, ou encore grâce à l’implantation des postes télévisés dans le cœur de nos foyers, sous formes d’émissions pré enregistrées, nous avons dorénavant accès en un clic et une fraction de seconde à n’importe quelle information grâce au Web*. Cette immédiateté technologique s’est par la suite implémentée dans chacune de nos utilisations numériques jusqu’à en impacter nos modes de communications. Nous voyons depuis quelques années se développer des techniques de communication tentant de se rapprocher au mieux des manières de communiquer en face-à-face. Qu’elles soient sous forme de tentative d’écriture, de correction, d’hésitation, d’accusé de réception ou même d’indication de l’heure
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B
L’ubiquité permanente et interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
précise de sa lecture par le destinataire. Tous ces indices d’une communication immédiate et instantanée nécessitent à l’utilisateur une quantité non négligeable de ressources cognitives pour pouvoir y répondre ainsi qu’une certaine prédisposition. Si notre disponibilité en a été naturellement influencée, sa sur-représentation à travers chaque média la pervertit un peu plus.
L’un des moments phare dans l’histoire d’internet fût lorsque notre disponibilité numérique s’est vue dépasser notre disponibilité physique et corporelle. Cela coïncide très fortement avec l’apparition des réseaux de communication et des réseaux sociaux. En effet, les boites e-mails, n’étaient alors qu’une métaphore de nos boîtes aux lettres physiques, contrairement aux réseaux sociaux qui ont notamment instaurés le profiling*. Cette nouvelle idée, transformant
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une adresse e-mail en description personnelle a vu le jour avec des services de messagerie instantanée tel que MSN, Windows Live ou encore les premiers blogs personnels. Cette première métaphore, à travers un statut, a imposé une nouvelle disponibilité à chaque utilisateur envers le service. La création d’un profil, par le remplissage de champ d’informations personnelles, a permis à l’usager de se projeter un peu mieux dans la peau du personnage qu’il allait dorénavant devoir jouer. Cette première représentation de notre « disponibilité numérique » ne fût pas la dernière. En effet, à travers chacun des réseaux sociaux auxquels nous choisissons d’adhérer depuis quelques années, une nouvelle disponibilité et un nouveau profiling se créent. Qu’il soit par une connexion via Facebook, afin d’alléger l’utilisateur de ressources temporelles comme nous l’avons vu, ou encore via l’implémentation de nouvelles informations personnelles
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B
L’ubiquité permanente et interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
complémentaires. Les créateurs d’applications ont bien compris l’intérêt des informations personnelles et des datas sur chacun de ces utilisateurs. Que ce soit à travers Linkedin qui métaphorise notre disponibilité professionnelle, Twitter se chargeant de notre promptitude, Facebook de notre sociabilité ou encore Tinder pour notre excentricité amoureuse, chacun de ces nouveaux réseaux sociaux nous créent de nouvelles « disponibilités numériques. »
Cette
représentation
digitale
de
notre
disponibilité,
métaphorisant pour la première fois notre disposition à effectuer un tâche qui, majoritairement ici, s’avérait être notre capacité à répondre dans l’instantanéité. Traquant chacun des aspects de notre personnalité et de nos caractères, chacune de ces métaphores révèlent la portée symbolique d’une disponibilité numérique ayant perdu
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son sens premier. La disponibilité rappelons-le, viens du latin disponibilis signifiant « dont on peut disposer ». Cette disposition n’est aujourd’hui qu’une illusion bien vide. Nous conseillons même aux professionnels d’aujourd’hui d’écrire « à la recherche de nouvelles opportunités » sur leur profil Linkedin, quand bien même ils arrivent à peine dans leur nouvel emploi.
Par ailleurs, l’influence de nos rétentions tertiaires 42, c’est-à-dire notre externalisation par des objets, rites, supports mnémotechniques, a également bouleversé nos disponibilités. En effet, nous avons produit, stocké, élaboré, échangé et exploité plus de données cette dernière année que dans toute l’histoire de l’humanité. L’augmentation de notre capacité de stockage, des différents supports de rétention bouleverse la manière dont nous retenons
100
Stiegler Bernard, L’attention, entre économie restreinte et individuation collective, La Découverte, 2014. 42
B
L’ubiquité permanente et interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
l’information. Lors de la consultation d‘un article sur internet, nous ne retenons désormais ni la date de parution, ni le contexte de l’écriture, ni même l’entièreté de la thèse de l’auteur, mais nous privilégions la manière de pouvoir accéder de nouveau à cet article, sous forme d’hyperlien ou de successions de mots clef à l’intérieur d’un moteur de recherche. Plus inquiétant encore, lors d’une discussion avec un ami à propos de cet article, faisant l’apologie de la thèse de l’auteur, nous ne proposons plus dorénavant une exposition critique de sa réflexion, mais soumettons à notre ami de se faire sa propre idée en lui fournissant le chemin pour y accéder. Les prémices de cet « effet Google » bien connus seront plus détaillés dans la troisième partie de ce mémoire.
101
Cette influence de nos rétentions tertiaires, sur nos modes de communication et notre disponibilité, n’est qu’une illustration parmi une infinité d’exemples possibles. Cette culture du « tout, tout de suite » que nous vivons actuellement dans un besoin addictif de changement et de renouvellement, n’est qu’une des conséquences de cette accélération technologique. La vitesse de circulation des flux d’idées, d’objets, d’informations, induit une obsolescence inévitable. La sur-représentation de notre disponibilité, à travers chacun des médias numériques d’aujourd’hui, renforce l’écart entre notre disponibilité physique et notre disponibilité numérique.
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B
L’ubiquité permanente et interconnectée devient-elle la norme ? Vers une portée symbolique de la disponibilité.
C’est ainsi que l’ubiquité permanente et interconnectée devient la norme comportementale. Le temps immédiat et instantané, remplace le temps long et méditatif. Le lien social n’est toléré que s’il est fluide. Ces nouvelles caractéristiques induites par ces transformations numériques conditionnent nos modes de communications et définissent, dans un renouveau perpétuel, les nouvelles normes à suivre.
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
L’époque n’est pas si lointaine où certains espéraient que l’évolution technique allait permettre d’alléger le travail et de nous rendre plus disponible en libérant du temps libre. Puissante en Occident durant les années de croissance de l’après-guerre ainsi que ces dernières années, cette promesse ne s’est jamais réalisée. C’est même l’inverse qui s’est produit. Nous avons le sentiment de manquer de temps, tout en étant équipé de toujours plus d’appareils qui effectuent des tâches à notre place. De façon sournoise, les nouvelles technologies exigent en réalité du temps supplémentaire. De cette manière, elles accroissent aussi le rythme de la vie. Nous rendant de plus en plus dépendant d’elles, chacune des modalités et des comportements souhaités nous conditionnent un peu plus dans leur manière de fonctionner. Chacune des applications, habitudes, que nous leur apportons est analysé, optimisé pour nous rendre
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encore un peu plus dépendant. Ce formatage, imposé par la société indirectement, nous pervertit vers de nombreuses dérives narcissiques, parfois égoïstes, mais surtout tentant de flatter notre ego encore un peu plus. Si les likes, followers et autres « amis numériques » ont envahi notre quotidien depuis quelques temps, nous avons fini par rentrer dans le jeu, qu’on le veuille ou non. Dorénavant, entreprises, hommes politiques, célébrités, et internautes se sont adonnés à ce spectacle, nourrissant la machine, chacun y trouvant son compte. Que ce soit à travers une communication ciblée, des datas apportés sur un plateau ou encore une influence mondiale,
ces
nouvelles
modalités
de
participations
numériques ne cessent de nous contraindre. Si Facebook n’implémentera jamais un bouton « je n’aime pas » c’est simplement qu’il ne souhaite nullement voir son réseau social dériver vers de la participation négative de la part de ses utilisateurs.
106
C L’autre
exemple
que
l’on
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
pourrait
citer
ici
est
le
fonctionnement de Wikipédia aujourd’hui, utilisé partout dans le monde, il a permis de créer cette encyclopédie mondiale du savoir, agrémentable et étayable par n’importe quel utilisateur, sous vérification de sa pertinence. Le savoir est donc ici traité uniquement sous forme d’une seule image, modifiable suivant les circonstances, l’histoire et les progrès scientifiques. Cette photo instantanée du savoir ne reflète que sa dernière version, mise à jour, ne nous informant en rien des conflits, idéologies et croyances divergentes, contradictions avec la définition précédente ou mise en relation historique pouvant expliquer cette représentation. Ce sont l’histoire de ces désaccords, leur enchaînement, leur mise en relation, qui créent du sens et du savoir à sa signification propre. Le savoir n’est fait que de controverses, c’est-à-dire, suivant l’une de ces définitions « Par manière
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de doute et d’interrogation » - alors que Wikipédia est aujourd’hui utilisé par un nombre croissant d’écoles ou d’universités mondiales. Nous voyons bien que les nouveaux réflexes numériques, en perpétuels changements, nous obligent à approuver leurs fonctionnements, ne prenant alors presque plus la peine de les remettre en question.
Par ailleurs, de nombreux intellectuels du monde entier tentent de tirer les leçons de vingt-trois ans de Web en proposant de nombreuses alternatives. L’une des plus importantes qui semble se dessiner est une architecture basée sur la certification collective. Non plus simplement via l’« html* », qui s’avérait n’être qu’une intention de son fondateur, il s’agit ici de créer des dispositifs de contributions, basés sur les nouveaux réseaux sociaux. Inspiré des
108
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
modèles de G. Simondon et crée par Satochi Nakamoto en 2009, cette architecture est appelée Blockchain*. La Blockchain, c’est en fait l’architecture sous-jacente aux Bitcoins*. Le Bitcoin, est une monnaie virtuelle apparue en 2009 permettant de générer des transactions monétaires sans aucune autorité centrale. Mais ce n’est pas le Bitcoin qui nous intéresse mais son architecture réseau. En effet il n’est qu’une application de cette nouvelle architecture. Seulement il pourrait y voir énormément d’autre applications que celle appliquée à la transaction monétaire. Mais qu’a de si particulier le Bitcoin et la Blockchain pour bouleverser l’économie mondiale ainsi que le « html » ? C’est une sorte de livre de comptes ouvert et distribué, dans lequel l’ensemble des transactions est consultable par tout le monde. C’est un enchaînement de blocs, qui retracent, l’ensemble des transactions depuis le tout début de sa création. C’est ce
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que l’on qualifie d’architecture distribuée. (Le web a quant à lui une architecture décentralisée). On parle d’architecture distribuée quand il y a des échanges peer-to-peer*, torrents* etc. La Blockchain est particulièrement politique avec la plupart des techno-libertariens*. L’ambition initiale de Paypal était de supprimer le dollar. S’appuyer sur cette technologie pour liquider toute la puissance publique monétaire n’est donc plus quelque chose d’utopique. « Nous proposons une solution aux problèmes de dépenses en utilisant un serveur … »43 - Satochi Nakamoto. La force de la Blockchain est d’avoir un système qui prend une décision même dans un contexte qui n’est pas forcément sécurisé. Il peut y avoir plein d’espions, mais tant que 51% des serveurs sont honnêtes, le système arrive a prendre des décisions dans un environnement non sécurisé à 100% comme peuvent l’être les environnements « https* » aujourd’hui.
110
Christian Fauré – Hypnomenta : supports de mémoire, [en ligne] URL http:// www.christian-faure.net/2015/09/13/la-blockchain-et-lemergence-des-distributedconsensus-engines/ 43
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
Chaque bloc qui s’ajoute à la Blockchain est le fruit d’un consensus algorithmique et machinique. C’est en ce sens là que la machine est parfaite. (Il y a un nouveau bloc toutes les dix secondes). Le Web est une technologie de transfert. (http*, FTP* où « t » signifie transfert). Le Web a permis l’automatisation de la mise en relation des idées, des textes, des internautes. La Blockchain, quant à elle, permet l’automatisation de la transaction et n’a aucune asymétrie d’information. (Il n’y a pas d’acteur qui ne voit plus que les autres). Aucun point de vue diverge, chaque utilisateur voit la même chose - ce qui n’est plus le cas aujourd’hui avec le profiling. Il n’existe plus « d’espace public » sur le web. Il est totalement fragmenté. Ce qui perturbe énormément la mise en place d’idées communes, ou de débats.
111
« Si le Web est un système de publications décentralisé, la Blockchain est un système de consensus distribué. On passe d’une infrastructure de publications à une infrastructure de certifications.»44
La réflexion autour de ces nouvelles manières de penser le Web, pourrait permettre à l’Homme d’avoir un rapport au numérique bien plus sain. Il n’y aurait alors plus de « Dark Web* », mais plein de terrains d’explorations ou le savoir et les idées peuvent s’infuser paisiblement. Redonnant alors au Web et à notre disponibilité digitale leurs valeurs ajoutées initiales.
Mais
revenons
en
au
Web
et
aux
outils
digitaux
actuels. Ces derniers nous plongent dans une demande d’attention et de disponibilité telle que le principe même de charge cognitive44 ne semble plus pris en compte dans leur élaboration. En effet, le cerveau humain et plus
112
44
Christian Fauré, Ateliers préparatoire de l’ENMI : Réinventer le web, 2015.
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
particulièrement la mémoire de travail est capable de traiter uniquement trois à quatre informations en même temps, « si un trop grand nombre d’informations demande à être traité simultanément, la charge cognitive est alors trop élevée : la mémoire de travail surcharge, ce qui entraine l’échec de la tâche ou une mauvaise mémorisation dans la mémoire à long terme. » 46 De plus, la charge cognitive présente deux composantes. La charge intrinsèque, liée à la tâche ellemême, ne pouvant être allégée qu’au prix de suppression d’éléments de la tâche et la charge extrinsèque, liée à la façon dont la tâche est présentée, pouvant être modifiée par la suppression d’éléments inutiles ou répétitifs. Enfin, une dernière composante de la charge cognitive est la charge essentielle, permettant l’intégration de connaissances à long terme, généralement sous forme de schémas mentaux. Ces trois composantes permettent de mettre en évidence, la
113
Sweller John, Charge cognitive et apprentissage, Une présentation des travaux de John Sweller, 2011. 46 Wikipédia, Charge cognitive, 2015 [en ligne] URL https://fr.wikipedia.org/wiki/ Charge_cognitive 45
manière dont nous prêtons attention à l’information qui nous est proposée et la manière dont nous pouvons la retenir et la traiter. Le développement d’outils digitaux, au service de cette théorie, ne semble pourtant pas avoir le vent en poupe aujourd’hui. Bien au contraire même, nos appareils numériques, au dédoublement croissant, nous laissent dans un océan d’informations, de boutons, gestuelles ou encore actions à apprendre et à réaliser simultanément. Si nos systèmes d’exploitations
prévalent
de
nombreuses
métaphores
pour faciliter leur compréhension, il ne réside pourtant aucun comportement intuitif derrière ces écrans ou autres souris. 47 Réfléchissant dans une dimension mathématique avec de nombreuses lignes de codes et divers tableaux de commandes, leur habillage se fait dans un second temps pour laisser à l’utilisateur une meilleure compréhension.
114
47
Raskin Jef, The Human Interface, Addison-Wesley Professional, 2000.
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
Elle permet d’améliorer par la suite l’interface avec de nombreux tests utilisateurs, A-B tests ou encore bêta tests. Les conséquences chez l’utilisateur de ces comportements oscillent
entre
incompréhensions,
doutes
ou
encore
questionnements pour n’en citer que quelques uns. Cette demande de compréhension multimodale et multitâche n’est pas innée pour tout le monde ni même à toutes les situations. Apparu avec le numérique, ce fonctionnement est omniprésent dans nos systèmes d’exploitation et séduit la majeure partie des usagers. Cet appât conditionne à la fois notre manière de réaliser des actions et notre manière de réfléchir. Notre disponibilité numérique en est ainsi grandement influencée.
Le multitasking n’est en effet pas forcément une qualité. La Harvard Medical School a en effet démontré que
115
l’accomplissement de plusieurs tâches à la fois augmentait le nombre d’erreurs commises par ses participants. Ophir Nassb et Wagner ont même par ailleurs démontré que le multitasking était moins productif que la réalisation d’une seule tâche à la fois48. Ils démontrent également que les personnes réalisant plusieurs tâches simultanément avaient plus de problèmes pour focaliser leur attention, se souvenir d’informations ou encore changer de travail. Ils réussissent moins bien que les personnes réalisant une tâche à la fois. Alors que nos futurs professionnels prévoient jusqu’à dix-sept emplois différents dans une seule carrière 49 alors que nos modes de communication s’appuient sur un accomplissement croissant de tâches différentes simultanément. Le multitasking peut se référer à trois différents types d’activités :
116
Cognitive control in media multitaskers, 2009, [en ligne] URL http://www.pnas.org/ content/106/37/15583.full 49 Generation Z defined, 2015, [en ligne] URL http://mccrindle.com.au/resources/ GenZGenAlpha.pdf 48
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
- Réaliser deux ou trois tâches simultanément, - Passer d’une tâche à une autre rapidement, - Réaliser un nombre de tâches successives important. D’autres
études
montrent
les
mêmes
conclusions.
Joshua Rubinstein, Jeffrey Evans et David Meyer, dans une étude conduite en 2001, démontrèrent que les participants perdaient énormément de temps à passer d’une tâche à l’autre, et bien plus encore lorsque ces tâches devenaient plus complexes.
« Adding fuel to the anti-multitasking fire, a study from the University of Sussex in the UK indicates, it might actually be physically harming our brains. When the researchers compared the amount of time people spend on multiple devices to MRI scans of their brains, those who pursue a lot of multitasking activities exhibited less brain density in the anterior cingulate cortex, which is a region that encourages empathy as well as cognitive and emotional control. Moreover, this brain damage is not temporary ! »50
117
Brain scans reveal ‘gray matter’ differences in media multitaskers, 2014, [en ligne], URL http://www.eurekalert.org/pub_releases/2014-09/uos-bsr092314.php 50
Il n’est cependant pas encore prouvé que les personnes engageant
de
nombreuses
tâches
numériques
simultanément sont nées avec cette incapacité à se concentrer
et
sont
susceptibles
d’endommager
leurs
capacités cérébrales en prenant autant d’informations à la fois. Une chose est sûre, les cerveaux des multitâches ne fonctionnent pas aussi bien qu’ils le pourraient. Le multitasking est problématique car il résulte en un surplus d’informations et une surcharge cognitive réduisant nos capacités cérébrales à penser, effectuer et mémoriser. Par ailleurs, plus nous réalisons de tâches simultanément, plus nous avons besoin d’options et moins nous sommes capables de choisir. Il est alors peut-être temps d’arrêter de téléphoner, de paramétrer son GPS tout en conduisant
118
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
ou de répondre à des e-mails au milieu de la lecture d’un rapport au travail. En faisant moins, nous pouvons tous probablement accomplir plus. L’une des populations les plus concernées par ces préoccupations est bien l’ensemble des personnes sujettes aux TDA* (Troubles Déficitaire de l’Attention). En effet, la concentration étant leur plus grosse défaillance, d’autres symptômes font également leur apparition comme la montée de l’impulsivité, les nombreuses sautes d’humeurs, une procrastination croissante, une mauvaise gestion du temps, une impulsivité comportementale et verbale, la bougeotte ou encore une mauvaise estime de soi freinant l’accomplissement de ces tâches.
« Une récente étude sur les TDA déclare que « ce qui est déficient, c’est le contrôle exercé par les règles sur le comportement », rendant par là explicite que la vraie inquiétude concerne les comportements dirigés par les règles. »51
119
Barkley, R. A. Attention Deficit Hyperactivity Disorder: A Handbook for Diagnosis and Treatment, Guilford Press, 1999. 51
« Les enfants sujets aux TDA sont ainsi ceux qui « ne se concentrent pas, n’écoutent pas, refusent de prêter attention et ne suivent pas les règles. […] Ils ne peuvent pas tenir en place, ils parlent excessivement, à tort et à travers, gigotent et jettent des non sequiturs dans la conversation. »52
Seulement, ces personnes là n’ont pas uniquement des lacunes pour se concentrer ou des symptômes d’hyperactivité. Ils ont bien plus que ça, cette maladie existe bien et concerne 5 à 8% des enfants en âge d’aller à l’école. R. A. Barkley déclare qu’au moins un ou deux enfants avec des TDA sont présents dans les classes aux États-Unis. Cela signifie également que cette maladie est l’une des plus répandue dans les maladies enfantines. Par ailleurs, près de 40% des diagnostiqués deviennent par la suite dépendants au tabac et à l’alcool et plus de 25% n’atteignent pas l’université à cause de leurs problèmes de comportements.
120
Wallis D., Attention-deficit/hyperactivity disorder and comorbid disruptive behavior disorders: evidence of pleiotropy and new susceptibility loci, 2007. 52
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
Il semble donc nécessaire, voir évident, de développer des prises en charges éducatives et médicales de ces enfants-patients dès leur plus jeune âge. De même, nous voyons bien que les grandes tendances qui régissent les systèmes d’information et de communication actuellement vont complètement à l’encontre de leurs besoins. D’autres mouvements
philosophiques
et
sociaux
tentent
de
changer ces grandes tendances numériques, posant de nombreux problèmes comme nous l’avons mis en évidence précédemment.
Philippe
Bihouix,
l’un
des
grands
activistes
de
la
philosophie low-tech* met à bas nos dernières illusions. La thèse soutenue par ce mouvement tente d’explorer les voies possibles vers un système économique et industriel soutenable dans une planète finie. Préconisant une remise
121
Fig. 8 : La matrice « écolo-liberticide »
122
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
en question quotidienne de nos besoins et interactions numériques, il nous interroge sur leurs pertinences, en mettant en perspective la finitude de nos ressources, et la consommation de plus en plus importante de matières rares pour leurs élaborations (Fig.8). « Mais ce développement a la face sombre, […] consommation de ressources, d’énergie et déchets engendrés bien réels, loin des mirages de l’économie dématérialisée ou du green IT : impacts sociaux de l’ « ultraconnectivité », de la « technodépendance » : atomisation de la société, impact cognitif sur les enfants, violence des jeux informatiques… ; saturation des services à « utilité » nulle, voire négative : publicités, spams, multiplication des virus, contenus accablant d’inepties sur les réseaux sociaux ou les sites de partage vidéo… […] stratégie de prise de contrôle et de concentration toujours plus grande des grands groupes Internet, et surveillance généralisée. Et les évolutions à venir ne laissent rien présager de bon : obsolescence toujours plus rapide des équipements, émergence du big data et son corollaire, l’explosion des serveurs et des centres de données, Internet des objets
123
avec un monde entièrement « pucé » par RFID* (Radio Frequency Identification Device), arbres, brebis, humains, ou courses achetées en supermarché… pratique pour passer rapidement en caisse, mais terriblement orwellien dans ses conséquences possibles. » 53
Ce
conditionnement
communication
actuels
qu’impose nous
nos est
modes
donc
de
soumis
quotidiennement (entre mises à jour d’applications de systèmes d’exploitation ou encore changement de supports) sans même prendre en considération les nouveaux usages, les modalités d’utilisations et les nouvelles disponibilités engendrées. Claudia Roda témoigne :
« D’abord, pour pouvoir s’adapter à l’état attentionnel de l’utilisateur, les SBA* doivent collecter et élaborer une grande quantité de données personnelles. Par exemple, pour décrire si l’utilisateur peut être interrompu, le système nécessite un certain niveau de compréhension
124
Bihioux P., L’âge des low-tech – Vers une civilisation techniquement soutenable, Anthropocène, 2010, p.233. 53
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
du message devant être livré (pour évaluer son urgence) ainsi que de l’activité de l’utilisateur (est-il seul ou en réunion ?) . Toutes ces données doivent impérativement rester privées, ce qui n’est pas le cas pour beaucoup de systèmes actuels. Les solutions à ces problèmes doivent inclure une réglementation
appropriée,
accompagnée
d’une
conception du contrôle de l’accès à l’information (du filtrage d’État effectué par les outils de recherche) risque d’être exacerbé. Les SBA pourraient sélectionner de façon partielle l’information qu’ils nous présentent (ou non) ; leur utilisation peut en effet revenir à une délégation de nos choix attentionnels à nos outils, ce qui est clairement peu désirable quoique cela soit déjà courant (pensez au choix de lire tel quotidien plutôt qu’un autre). Les SBA doivent alors non seulement assurer le soutien de l’attention, mais assurer également une complète transparence de leur collecte et de leur gestion des données, ainsi que des modalités de choix de l’information présentée, leur contrôle revenant toujours à l’utilisateur. On le voit, l’économie de l’attention régissant les interactions homme-machine débouche rapidement sur des questions d’ordre éthique, voir anthropologique et politique.»54
125
Roda C., Économiser l’attention dans l’interaction homme-machine, La Découverte, 2015, p.188-189. 54
C’est ainsi, ou de manière analogue, que nous pouvons entrevoir la fin d’un modèle techno-centrique basé sur l’innovation technologique pour laisser place, espéronsle, à une vision humaniste, écologique et respectueuse des usages de chacun. Si l’innovation sociale, alors réintroduite comme vecteur principal de l’accélération technologique, nous permet de développer des usages et services innovants, alors nous pourrions voir un paysage technologique bien changé entre technologies disruptives* et applications pertinentes. Ainsi, qu’il soit à travers le multitasking, la surcharge cognitive imposée par les outils digitaux actuels ou encore le high-tech* comme seule solution de création technologique, l’adoption de contrepieds pourraient bien laisser place à une vague d’innovations sociales sans précédent que le numérique nous a permis d’introduire depuis quelques années en « [Tirant] les
126
C
Le conditionnement qu’imposent nos modes de communication actuels.
leçons de vingt-trois ans de Web, et de carences du Web d’aujourd’hui. » 55
La conception même d’appropriation du service et de la technologie par une proactivité de l’utilisateur ou un profiling croissant, laisse le « Moi » numérique dans une toute nouvelle place. Entre fragmentation de sa personnalité ou extraversion conditionnée, l’utilisateur d’aujourd’hui, tracé, segmenté, puis mis aux enchères, se trouve dans un système numérique perversif dont il ne peut même pas changer les règles.
127
55
Stiegler B., Atelier préaparatoire de l’ENMI : Réinventer le web, 2015.
« L’ndividu comme réalité unique s’estompe ; les individus sont considérés comme les produits d’une construction sociale »
Kenneth J. Gergen
« L’ndividu comme réalité unique s’estompe ; les individus sont considérés comme les produits d’une construction sociale »
Kenneth J. Gergen
A
La fin d’un Moi unique.
« [...] Nous pouvons dire pratiquement qu’il y a autant de moi sociaux différents qu’il y a de groupes distincts de personnes dont l’opinion lui importe. Il montre en général une face différente de lui-même à chacun de ces groupes. »57
Cette philosophie récente du XXème siècle, en totale opposition avec celle méthodologiquement décrite par Descartes trois siècles plus tôt par son cogito ergo sum, a permis de passer du romantisme au postmodernisme. Nous avons en effet hérité d’une vision du soi unique attribuant à chaque personne des caractéristiques personnelles profondes comme la passion, la créativité ou encore la sensibilité morale. Concernant les modernistes, les caractéristiques principales du soi « ne résident pas dans leur profondeur mais dans leur capacité de raisonner – dans nos croyances, nos opinions et nos intentions conscientes. »
131
Gergen Kenneth J., Le Soi Saturé - Dilemmes de l’Identité dans la vie contemporaine, Satas, 2006. 57
L’un des principaux facteurs de ce changement réside dans la manipulation du soi avec l’apparition de la radio, du cinéma, du livre imprimé, et qui, en phase de grande diffusion, s’est mis en place avec la télévision. Nous avons pu nous identifier à des héros de mille contes, tenir des conversations imaginaires avec les invités de débats télévisés ou s’immerger aux côtés des athlètes du monde entier. C’est ainsi que nous ne sommes ni un, ni quelquesuns, mais, comme le dit Walt Whitman, nous « abritons des multiples ».
132
A
La fin d’un Moi unique.
« Chaque soi que nous acquérons d’autrui peut susciter de nouveaux dialogues internes, des discussions privées avec nous-mêmes sur toutes sortes de personnes, d’événements et de problèmes. Ces voix internes, ces vestiges de relations, qui sont à la fois réels et imaginaires, ont reçu des définitions variées : Mary Watkins les appelle hôtes invisibles, Eric Klinger parle d’imagerie sociale et Mary Gergen, qui a découvert que pratiquement tous les jeunes qu’elle a étudiés parlaient de ces expériences avec facilité, leur a donné le nom de fantômes sociaux. »58
Il en réside donc une appropriation et un apprentissage à travers nos relations sociales. Si notre Moi était à l’époque de Descartes unique, il n’en était pas moins introverti. En effet, la réception d’un courrier, mettait son destinataire dans un imaginaire sans précédent, attendant d’ouvrir sa précieuse lettre soigneusement préparée par sa chère et tendre à l’autre bout de la France. Notre époque est bien éloignée de cette histoire, la démultiplication du Moi et son
133
Gergen Kenneth J., Le Soi Saturé - Dilemmes de l’Identité dans la vie contemporaine, Satas, 2006. 58
extraversion récente nous ont plongé, volontairement ou pas, dans ce qu’on l’on appellera ici des « extraversions de nos personnalités conditionnées ». C’est ainsi que Tinder, Adopte un mec ou encore Happn externalisent notre situation amoureuse du moment dans un conditionnement sans précédent à travers divers profils, ou points d’intérêts communs
piochés
sur
-
qui,
par
ailleurs
externalise de son côté notre sociabilité. Cette liste pourrait ne jamais s’arrêter, englobant la quasi totalité de nos traits de caractères ou de notre personnalité, auparavant enfouie et propre à chaque personne. « Dans le domaine de la vie courante, on croyait comme partout en un soi connaissable. Chaque individu possédait une personnalité de base ou un caractère et, dans la plupart des relations normales, ce soi essentiel apparaissait. Celui qui n’était pas lui-même passait pour un tricheur futile, éventuellement un névrosé (tentant désespérément d’être quelqu’un d’autre) ou tout simplement un malhonnête. »
134
A
La fin d’un Moi unique.
Kenneth J. Gergen interroge alors cette vision cartésienne :
«Dans ce monde, il n’y a pas d’essence individuelle véridique à laquelle il convient de rester fidèle. Notre identité ne cesse de renaître, d’être reformée et recomposée à mesure de notre voyage dans l’océan toujours changeant des relations. La question « qui suis-je ? » ouvre sur un monde fourmillant de possibles. […] L’individu est progressivement privé des repères traditionnels qui définissent l’identité : la rationalité, l’intentionnalité, la connaissance de soi et la cohérence. […] Une nouvelle réalité apparait - la réalité relationnelle.»59
Dans le monde d’aujourd’hui, cette fragmentation du soi dans la réalité relationnelle ne cesse de grandir et de s’élargir, avec une population particulière au cœur de ces problématiques actuelles - la génération Y* ou digital natives. Prochaine grande génération, elle est la première génération numérique. À l’aube de la troisième révolution anthropologique majeure de l’histoire de l’Humanité, il
135
Gergen Kenneth J., Le Soi Saturé - Dilemmes de l’Identité dans la vie contemporaine, Satas, 2006. 59
est nécessaire de remettre en cause les fondements économiques, financiers, sociétaux, environnementaux qui ont sous-tendu la création et la conception de notre société jusqu’à présent. Chaque partie prenante se doit d’être réinventée. Kofi Annan parle de la génération Y comme des « héritiers sans héritage » avec une mission, celle de réinventer ses nouveaux modèles. Avec le savoir à portée de clics et l’intégralité de la connaissance mondiale dans sa poche de jeans elle est la première génération omnisciente. L’amiral Olivier Lajous parle même d’un deux-cent-septième os, notre smartphone. C’est ainsi que des valeurs telles que la transparence, l’interconnectivité, la transversalité, l’ouverture, l’agilité, la fluidité sont prédominantes à cette nouvelle génération. Première génération mondiale donc, symptomatique d’un changement du monde et d’une prise de conscience qui la dépasse bien largement.60
136
Emmanuelle Duez - Positive Economy Forum - Le Havre, 2015 [en ligne] URL : https://www.youtube.com/watch?v=gkdvEg1kwnY&list=PLr6dNpAJpH7kuS-oXLS63G47zaPtzIZe&feature=share 60
A
La fin d’un Moi unique.
Mais il faut également regarder deux autres choses, bien plus essentielles aux sociologues ou philosophes de la modernité : tout d’abord le rapport à l’image qui est capital, peu importe la génération concernée. Ce rapport a par contre largement évolué dans la mesure où l’image permettait aux générations précédentes de fantasmer et de rêver en les oralisant, alors que la génération actuelle a perdu cette faculté de transcrire les images par le langage. La surabondance des images provoque un affaiblissement de la psyché des individus : l’addiction provoquée par cet afflux, la durée de vie de l’image, pratiquement nulle, et l’absence d’oralisation ne permettent plus à l’individu de bâtir sa psyché. Il semble alors que l’on soit passé d’une image-miroir (véhicule d’une histoire ou d’un affect dans lesquels un individu pouvait se reconnaître et se construire) à une image-mirage (image éphémère qui véhicule une
137
fausse représentation, voire aucune représentation du tout, de l’individu). « La gloire du visuel signe le trépas du symbolique », dit Samuel Dock, « alors que celui-ci est essentiel pour la construction psychologique, c’est en cela qu’il crée et érige nos propres barrières sociales ». La transposition de l’image en langage est pourtant ce qui permet de passer d’une représentation désincarnée à une représentation emblématique personnelle et propre à chacun qui permet de nous définir dans cette symbolique et donc de créer notre identité.
L’autre caractéristique intéressante à regarder est le rapport au temps, il en est donc une notion fondamentale qui fait largement défaut à la génération actuelle. Le culte de l’instantanéité se manifeste, entre autre, mais pas exclusivement, à travers le caractère éphémère des statuts
138
A
La fin d’un Moi unique.
Facebook et Tweeter. Le traitement de l’image sur-vitaminée et sur-accélérée dans les productions cinématographiques modernes, ne laisse plus le temps de saisir ni l’intrigue ni ses implications et a d’ores et déjà provoqué la perte des repères temporels : seul le présent existe encore, le passé n’existe déjà plus et le futur existe déjà. C’est un référentiel de plus qui s’estompe. « Le présent est notre propre horizon, il contient à la fois son passé et son futur » 61 : il est autosuffisant mais ne permet plus de se projeter et l’individu reste prisonnier de son narcissisme sans pouvoir construire dessus sa personnalité. C’est donc part une perte de repères temporels sensé, un culture de l’image sur-vitaminée qu’un «Moi» fragmenté survient au cœur de la génération Y. Pris entre narcissisme accru et la greffe d’un nouvel os, nous assistons bien à la fin d’un «Moi» unique.
139
61
Castarède Marie-France, Le nouveau choc des générations, Plon, 2015.
B
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
B
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
C’est au cœur de ce paradigme sociétal que ces deux générations que tout oppose, sont vouées à cohabiter. Si notre rapport à l’image et au temps ainsi que nos relations numériques s’accélèrent, la troisième composante de l’accélération, pour reprendre le schéma de H. Rosa, s’en voit affectée également. En effet, ce sont bien plus que de simples mouvances sociales ou que des comportements minoritaires qui se mettent en place face au pourcentage de la population concernée par ces nouveaux usages et ces nouvelles normes sociales. L’accoutumance et l’ingestion de toutes ces nouvelles pratiques provoquent chez l’utilisateur une réduction massive de ses dispositions à l’autre et de ses régimes d’attentions. Les dispositifs projettent l’usager dans un régime d’immersion ou d’alerte, parfois total. Caché derrière nos smartphones, insociable par nos écouteurs, le citoyen d’aujourd’hui ne dispose plus
141
d’inaltéré son odorat et son goût ; vue, ouïe et toucher étant inhibés par ces extensions numériques. Chacune de ces augmentations nous renferment un peu plus dans notre isolement numérique. Préconisant les rencontres digitales aux contacts physiques ou aux hasards de la vie, nous préférons parcourir cet écosystème infini au détriment de notre propre réalité physique. Ce constat nouveau d’une période narcissique et égocentrique nous rend de moins en moins proactif. Dans une étude réalisée sur deux cent cinquante personnes au cours de ce mémoire 62, les réponses à la question « comment qualifieriez-vous votre relation aux contenus numériques ? », 72% des participants répondent « plutôt passif, je regarde, m’informe et like de temps en temps.. » Contre uniquement 16% la décrivant comme « plutôt acti[ve], je like souvent » figurant en deuxième place. Face à une agrémentation de contenus juteux, triés et
142
62
Voir Annexes.
B
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
infusés dans nos fils d’actualités grâce aux big data et à des profiling de plus en plus précis, notre passivité est telle que nous sommes dans une demande constante de ce divertissement. Télé-réalité, jeux nécessitant des ressources attentionnelles sans précédent, immersions de plus en plus grandes dans les jeux vidéos ou encore développement de la réalité augmentée.
« Pour tuer le temps qui nous tue seconde par seconde, il y aura des spectacles et des représentations théâtrales toujours et toujours.»63
Le constat de P. Lafargue, véritable reflet d’une société théâtralisée, nous révèle que ce sont les médias qui influencent notre manière de percevoir ce qui existe, et non plus notre perception sensorielle intrinsèque. Notre sphère privée a cessé d’être le lieu où se joue le spectacle
143
63
Lafargue Paul, Le droit à la paresse, La Découverte, 1880.
du sujet opposé à son objet. Nous ne sommes plus des dramaturges ou des acteurs, nous somme devenus les terminaux de réseaux multiples, assujettis à ces torrents de divertissements. Une autre vision s’est cependant démocratisée depuis l’avènement des réseaux sociaux, celle du « consom’acteur » ou encore de l’« éco-citoyen ». J. Rifkin nous en fait le montre :
« On sait bien que « le monde entier est un théâtre », mais au XXème siècle la plupart des gens étaient dans le public. Au XXIème, en revanche, tout le monde est sur scène et sous les projecteurs [...]»64
Ce changement de place dans cette immense pièce de théâtre qu’est notre vie en société aujourd’hui, nous met donc sous le feu de la rampe, illuminant chacun de nos petits désirs, comblant notre ego, dans un marketing individuel et des services hyper-personnalisés. Nous nous prostituons
144
Rifkin Jérémy - Nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Actes Sud, 2004. 64
B
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
à cette technologie, status, tweets, photos démontrant les bons moments de notre vie, scénarisant notre histoire dans une démultiplication de nos rôles et nos Moi sociaux.
« Les TIC sont non seulement conçues pour produire, plutôt qu’absorber, de l’information, mais elles sont aussi devenues un outil privilégié de médiation des relations sociales (qu’elles soient professionnelles ou personnelles). Pourtant, ces outils ne sont pas conçus pour communiquer avec nous selon les codes de la communication humaine : en les utilisant comme médiateurs de nos échanges, nous sommes conduits à contourner quelques-unes des règles qui nous ont permis pendant longtemps de communiquer tout en limitant la surcharge cognitive. Pour extraire le sens des phrases d’un dialogue, par exemple, nous supposons que celui qui parle prononcera des phrases pertinentes : c’est la « maxime de pertinence » [Grice, 1989], ou la « théorie de la pertinence » [Wilson et Sperber, 1986]. Cette pertinence est toutefois interne à la conversation. Lorsque la conversation est fragmentée par l’utilisation de dispositifs de communication asynchrone, des fragments
145
de conversations, pertinents à l’intérieur d’un dialogue, sont présentés à celui qui écoute dans des situations où ils ne le sont plus. Alors que, dans des situations de faceà-face, nous minimisons naturellement la fragmentation de dialogues, les outils numériques multiplient cette fragmentation . »65
Il existe de rares études qui se sont penchées sur la génération de contenus adaptés à la situation [Wickens, 2002] nous donnant des critères pour choisir la modalité (sonore, visuelle, etc.) de façon à produire des notifications moins perturbantes. Et de nombreux chercheurs ont analysé comment le moment précis de livraison de la notification influence la tâche principale. Si nos régimes d’attention s’en trouvent changés et impactés, nos passivités et notre inaction semblent donc dominer nos comportements. Pour contrecarrer ce problème, Claudia Roda nous apporte un élément de réponse :
146
Roda C., Économiser l’attention dans l’interaction homme-machine, La Découverte, 2015. 65
B
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
« D’abord, pour pouvoir s’adapter à l’état attentionnel de l’utilisateur les TIC doivent collecter et élaborer une grande quantité de données personnelles. Par exemple, pour décrire si l’utilisateur peut être interrompu, le système nécessite un certain niveau de compréhension du message devant être livré (pour évaluer son urgence) ainsi que de l’activité de l’utilisateur (est-il seul ou en réunion ?). Toutes ces données doivent impérativement rester privées, ce qui n’est pas le cas pour beaucoup de systèmes actuels. Les solutions à ces problèmes doivent inclure une règlementation
appropriée,
accompagnée
d’une
conception du contrôle de l’accès à l’information (du filtrage d’État effectué par les outils de recherche) risque d’être exacerbé. Les TIC pourraient sélectionner de façon partielle l’information qu’ils nous présentent (ou non) ; leur utilisation peut en effet revenir à une délégation de nos choix attentionnels à nos outils, ce qui est clairement peu désirable quoique cela soit déjà courant (pensez au choix de lire tel quotidien plutôt qu’un autre). Les TIC doivent alors non seulement assurer le soutien de l’attention, mais assurer également une complète transparence de leur collecte et de leur gestion des données, ainsi
147
que des modalités de choix de l’information présentée, leur contrôle revenant toujours à l’utilisateur. On le voit, l’économie de l’attention régissant les interactions homme-machine débouche rapidement sur des questions d’ordre éthique, voir anthropologique et politique . »66
Enfin, l’un des résultats de notre analyse 67 menée au cours de ce mémoire, vient aussi bien soutenir les propos de C. Roda que de P. Lafarge et J. Rifkin, avec comme question : « Vos notifications sont-elles pertinentes dans la gestion de vos priorités ? Ou avez-vous l’impression qu’elles deviennent intrusives ? » Leurs première réponses sont, avec 29% « Ça me permet de faire une pause ». Révélant une soif insatiable de divertissements, d’informations et de relations sociales. La seconde réponse à cette question avec 27% est « ça me perturbe plus qu’autre chose ! » Démontrant, quant à elle, la nécessité de s’adapter à l’activité et à l’état attentionnel de chaque utilisateur. Enfin, J. Rifkin, au sujet des relations sociales insiste en précisant que :
148
Roda C., Économiser l’attention dans l’interaction homme-machine, La Découverte, 2015. 67 Voir Annexes. 66
B
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
« L’études des sociétés de chasseurs-cueilleurs encore existantes indique qu’hommes et femmes passent en moyenne 25% de leurs journées à entretenir leurs relations, ce qui correspond, en gros, au temps dévolu à la toilette mutuelle chez certains de nos parents primates. Mais les humains qui vivaient dans des clans pouvant
compter
jusqu’a
cent-cinquante
membres
auraient dû passer au moins 40% du temps social à se nettoyer mutuellement pour maintenir une certaine cohésion du groupe. Dunbar suppose alors que, lorsque les groupes humains ont grossi au point que la durée de la toilette mutuelle a dépassé 30% de leurs temps - ce qui n’en laissait peut-être plus assez pour la cueillette, la chasse et d’autres activités nécessaires à la survie -, une forme de toilette vocale et non plus physique est apparue pour faciliter l’extension des liens sociaux. Il suggère donc que l’origine du langage est le papotage : c’était une façon de vocaliser la toilette mutuelle et de créer des relations sociales plus étendues. Le développement du langage oral, puis de l’écriture, de l’imprimerie et aujourd’hui des connexions électroniques a permis aux humains d’étendre immensément leurs réseaux sociaux et de vivre dans des environnements relationnels
plus
denses
et
plus
complexes.
149
A tous les stades de leur évolution, l’objectif premier de la communication est resté le même : que ce soit en se toilettant mutuellement ou en chattant sur Internet, il s’agit d’élargir le champ de l’empathie pour pouvoir exprimer notre convivialité naturelle et notre aspiration profonde à la compagnie de nos semblables.»68
Ce que J. Rifkin tente alors ici de démontrer est la nécessité humaine de socialiser, principale influence entre notre disponibilité psychologique et notre disponibilité relationnelle. Malgré la qualité de la socialisation, l’Homme a ce besoin (définit à 25% puis jusqu’à un plafond de 30%) de donner son temps à l’autre. L’influence du numérique n’est ici qu’à travers le canal utilisé, auparavant physique, puis écrit, vocal, vidéo et désormais virtuel. Cette disponibilité à l’autre s’avère être l’une des plus importante aujourd’hui.
150
Rifkin Jérémy - Nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Actes Sud, 2004. 68
B La
fragmentation
du
La réduction de nos dispositifs attentionnels, (vers une passivité dans une société du spectacle)
Moi
dans
cette
disponibilité
numérique, dispersée dans chacun des canaux utilisé reflète à la fois notre extraversion et chacun des rôles que nous jouons quotidiennement. Il s’avérerait donc que nous baignions dans des environnements relationnels de plus en plus étendus et complexes à travers un nombre croissant de fragmentations de notre identité. C’est ainsi que nous pouvons faire le lien avec notre dernière partie consacrée à la disponibilité à l’autre dans l’interaction homme-machine, en tentant d’esquisser les prémices d’une empathie mondiale apparue depuis quelques années maintenant.
151
C
Interaction homme-machine, l’esquisse d’une empathie mondiale vers une plus grande disponibilité à l’autre.
Nous l’avons vu, la disponibilité à l’autre fait partie intégrante de notre quotidien ; le passage du physique au digital esquisse désormais les principes de présence connectée et de disponibilité numérique fragmentée. Cette interaction homme-machine, dorénavant incontournable, présuppose l’extension de notre disponibilité vers une empathie mondiale. Les données suggèrent que la nouvelle conscience dramaturgique, apparue aux tout premiers stades du passage à une troisième révolution industrielle, permettrait le développement d’un nouveau capitalisme distribué, à double effet : renforçant tout d’abord le sens de la relation aux autres et de l’élan empathique, puis conduisant à un sens encore plus accru du Moi fragmenté comme à un narcissisme accru.
153
Si le premier suggère une habileté à se projeter dans la vie d’un autre, son terme « empathie » vient à la base du mot allemand fühlung (contact), introduit par Robert Visher en 1872 et il est tout d’abord utilisé dans l’esthétique allemande. On parlait d’Einfühlung (identification) quand les observateurs projetaient leur propre sensibilité sur l’objet de leur adoration ou de leur contemplation ; c’était un moyen d’expliquer comment on en vient à apprécier la beauté d’une œuvre d’art, par exemple, et à en jouir. Le mot même d’empathie n’est entré dans le vocabulaire qu’en 1909, à peu près au moment de la psychologie moderne. « Empathie » suggère l’engagement actif : la volonté de prendre part à l’expérience d’un autre, de partager son vécu. L’empathie se rapproche donc de la disponibilité qui est, rappelons-le, un engagement actif, permettant également de se disposer à effectuer une tâche, une action. Nous en voyons aujourd’hui
154
C
Interaction homme-machine, l’esquisse d’une empathie mondiale vers une plus grande disponibilité à l’autre.
les répercutions dans des systèmes tels que l’économie solidaire ou collaborative, le crowdfunding ou encore les systèmes d’échanges locaux.
Le deuxième effet de ce nouveau capitalisme naissant est la croissance d’un « Moi fragmenté » et d’un narcissisme accru. L’empathie décrite par J. Rifkin propose une vision du monde interconnectée, élargissant notre vision empathique à travers les siècles. Si pour lui, plus on est empathique, plus on avance dans son développement personnel, c’est bien grâce à cette dernière « que nous créons la vie sociale et faisons progresser la civilisation ».69 Son développement narcissique n’est qu’une conséquence logique d’un changement de rapport avec les autres, grâce aux récents réseaux sociaux, ayant permis d’élargir le reflet de sa personne, non plus à la personne en elle même, mais
155
Rifkin Jérémy - Nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Actes Sud, 2004. 69
jusqu’à un reflet semi-public de sa silhouette, comme nous pouvons le voir sur nos « murs Facebook ». S’agirait-il donc de modérer nos critiques envers les tentatives, parfois insensées, d’explorations de notre Moi étendu ?
Selon I. Suttie « le besoin inné de compagnie »70 est le moyen principal dont dispose le bébé pour assurer son auto-conservation et conclu que ce besoin est au cœur de la nature humaine. I. Suttie prend en effet le contre-pied de T. Hobbes et des penseurs des Lumières qui voyaient, en la possession matérielle, la motivation première des êtres humains. « L’attention à l’autre ne peut que stimuler les « facultés créatrices » d’un individu, ce qui n’est qu’une façon différente de dire son « auto-développement » 71. Par ailleurs, trois adolescents sur dix affirment qu’ils peuvent en dire davantage à un ami en ligne et 29 % qu’ils sont plus
156
Suttie, Ian D., The Origins of Love and Hate, 1952. Rifkin Jérémy - Nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l’empathie, Actes Sud, 2004. 70 71
C
Interaction homme-machine, l’esquisse d’une empathie mondiale vers une plus grande disponibilité à l’autre.
honnêtes quand ils parlent à des amis numériques. Ces statistiques nous démontrent deux choses, la première étant que le média d’internet et de la messagerie instantanée sont de bons médiums de communication personnelle, véritable journal intime, dont l’ouverture est plus facile face à un inconnu. Créant donc de nouvelles normes à la «théorie de la pertinence» évoquée précédemment. En faisant disparaitre certaines de nos imperfections physiques gênantes ou bien inadaptées pour faire apparaître une nouvelle tentative d’extension du Soi. Cette extension numérique du Soi nous permettra par exemple de plus facilement se confier à l’autre, d’essayer de nouveaux rôles, ou encore de plus aisément trouver sa place dans le monde. L’autre constat que l’on peut tirer des statistiques précédentes est que la construction de l’intimité, telle que nous la connaissions, avec des influences romantiques,
157
n’existe plus. En effet, la catégorisation imposée par les réseaux sociaux, tels que Facebook ou Linkedin, restreignent la représentation personnelle de notre situation amoureuse à 4 cases : «Célibataire», «en couple», «en relation libre» ou «c’est compliqué». Cette étiquetage, digne des supermarchés, biaise la vision romantique des siècle passés. La disponibilité aux autres par l’empathie laisserait donc entrevoir à la fois, les prémices d’une plus grande ouverture à l’autre et une création de l’intimité et du développement sentimental
biaisé.
Internet
permettrait-t-il
alors
une
recherche de définition du Soi simplifié où nos attentes seraient segmentées et réductionnistes ? Dans l’usage d’internet, précédemment décrit comme le deux-centièmes os, nous voyons que 77,8% des Français affirment
utiliser
internet
comme
une
extension
de
leur cerveau, un chiffre qui dépasse même 83% chez la
158
C
Interaction homme-machine, l’esquisse d’une empathie mondiale vers une plus grande disponibilité à l’autre.
génération Y. Cette augmentation à première vue positive puisqu’elle ajoute sans rien enlever - nous restreindrait-elle finalement ?
C’est donc dans un monde où l’empathie grandit et la disponibilité à l’autre s’étend que chaque partie de notre « Moi » s’essaye pour prendre sa place dans le monde. Un monde dorénavant unifié, où l’état de droit planétaire tente de se s’implanter par des organismes non-gouvernementaux ou encore via des institutions internationales. Là où la détresse d’une population émeut jusqu’au plus profond de nos campagnes, où 1% de la population mondiale détient 50% des richesses mondiales, où Facebook a passé le cap du milliard de connexions simultanées sur son réseau social en 2015, où l’amnésie numérique, les TDA et la nomophobie nous guettent, se dévoilent les premières
conséquences d’un numérique perversif. Là où nos relations numériques écrasent désormais nos relations physiques, où la propriété n’est plus une fin mais où l’ère de l’accès 72 un nouvel eldorado, où chaque minute cent heures de vidéos sont téléchargés sur Youtube, où dorénavant huit milliards et demi d’appareils intelligents sont connectés à internet, où 19% des couples mariés se rencontrent sur la toile : Serait-t-on en passe de développer plus de disponibilité à l’autre ? La réponse est délicate, car c’est par un humanisme numérique 73 et un objectif commun à chaque habitant de notre planète de s’auto-responsabiliser, s’éduquer par-delà les pratiques déviantes du numérique, d’apprendre de ces leçons et de créer ce mythe commun. Les anciens avaient leurs mythes, les civilisations sans écriture leur oralité. Dans les deux cas, ces sociétés anciennes ont développé des techniques de transmission et de préservation de l’histoire.
160
Rifkin, Jérémy, L’âge de l’accès : La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, 2001. 73 Doueihi Milad, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011. 72
C
Interaction homme-machine, l’esquisse d’une empathie mondiale vers une plus grande disponibilité à l’autre.
C’est en ce sens qu’il nous faut trouver une mythologie du numérique, une sorte de rappel de ce qui échappe aujourd’hui à cette accélération technique et à sa culture. « Pour devenir humain, l’avatar* modifie l’humanité elle-même. Et l’homme, grâce à ses oublis, ne fait que rappeler à la technique sa faille et ses utopies » 74.
161
74
Doueihi Milad, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.
C
CONCLUSION
La meilleure façon de comprendre le tout est d’analyser individuellement les éléments qui le composent. Voilà une idée indissociable de la Science des Lumières. Cette méthode analytique est en réalité réductionniste. Réduire chaque phénomène à leurs propriétés de base pour comprendre leurs fonctionnements dans l’espoir de mieux comprendre la construction du tout, n’est qu’une partie du travail d’analyse. Les scientifiques voyaient bien que, pour examiner la nature, l’Homme ou la société, il fallait s’attarder sur les relations entre chaque phénomène et pas restreindre la recherche aux propriétés de leurs éléments.
163
Comment comprendre l’Homme sans ses interactions avec le monde ? Savoir sa taille, son poids, son lieu de naissance ou même ses caractéristiques physiques et affectives ne nous diront pas grand chose de ce qu’il est vraiment. C’est seulement en comprenant son rapport avec l’environnement global et chacune des relations qu’il partage que nous arrivons à le cerner un peu plus. Dans le vieux schéma, l’Homme était la somme de toutes ses composantes individuelles. Dans le nouveau, il est une image instantanée de la structure d’activité à laquelle il participe.
Si la disponibilité de l’Homme se construit à travers la disponibilité physique, psychologique, individuelle et relationnelle, l’image de la disponibilité (cf. Fig. 1) ne démontre en rien chacun des rapports qui la sous-tendent. C’est en cela qu’il est intéressant de confronter cette vision
164
avec une vision basée sur la « théorie des systèmes » énonçant que la nature du tout est supérieure à la somme de ses parties. (Voir Fig. 9)
Fig. 9 : Vision systémique de nos Disponibilités
165
Chacune des composantes de notre disponibilité se voit influencée par une autre : cette vision systémique* de notre disposition à effectuer une tâche n’est pas sans rappeler l’influence que peut avoir notre environnement sur chacune d’elles. Au fil de ce mémoire nous avons tenté de démontrer que la disposition au ressentir est porteur d’expériences (Disponibilité psychologique et individuelle). Que le silence est un élément essentiel à prendre en considération pour avoir une meilleure disponibilité à l’autre (Disponibilité individuelle démontré
et que
relationnelle). la
Nous
construction
de
avons
également
relations
s’opérait
dorénavant entre moments de présence et moments d’absence, (Disponibilité relationnelle et individuelle) dans lesquels ce qui est important de tisser un fil conducteur permettant séparation.
de
compenser
les
effets
négatifs
de
la
166
On assiste également à une accélération continuelle de nos modes de vie, amenant à une « compression du présent » sans précédent, où le nombre d’actions différentes dans une unité de temps donnée ne fait que croître, (impact de l’environnement sur la disponibilité et introduction de la disponibilité numérique). L’accélération de ce rythme de vie, nous l’avons vu, s’opère par une accélération socioculturelle, où la différentiation fonctionnelle prend tout son sens. Régit par l’accélération technologique, le conditionnement qu’impose ces nouveaux modes de vie est sans précédent. Baigné dans des environnements de multitasking où nous ne savons plus où donner de la tête, nous déléguons de plus en plus de prises de décisions à nos machines dans l’espoir vain, de voir un allègement de temps s’opérer. Nous pouvons noter qu’il ne s’opère qu’une seule
167
Il
est
alors
intéressant
d’essayer
de
comprendre
l’influence qu’a pu avoir le numérique sur nos disponibilités fondamentales. Il ne s’agit pas là de donner une réponse à notre problématique initiale Comment la disponibilité de l’Homme s’est-elle confrontée à l’évolution du numérique ?, mais plutôt d’interroger la pertinence d’un tel changement. (Voir Fig. 10)
168
Fig. 10 : L’influence du numérique sur nos Disponibilités
169
C’est
donc
au
travers
d’une
nouvelle
disponibilité
« augmentée » que nous nous disposons dorénavant à effectuer une tâche. Cette nouvelle disponibilité vient donc alourdir et complexifier notre vision systémique précédente, où l’influence du numérique n’était pas représentée. Prenons le temps de comprendre les influences qu’a le numérique sur nos disponibilités fondamentales. (Voir Fig. 11)
170
Fig. 11 : Vision systémique de l’influence du numérique sur nos Disponibilités
171
double
influence,
exercée
entre
notre
disponibilité
physique et notre disponibilité numérique. En effet, si nous ne sommes pas présents physiquement, nous ne sommes pas présents numériquement, et inversement. Or, que ce soit à travers notre disposition à se concentrer (disponibilité psychologique), notre disposition à sociabiliser (disponibilité relationnelle) ou encore notre disposition à prendre conscience de notre appartenance au monde (disponibilité individuelle), nous voyons bien que chacune d’elles n’influence en rien notre disponibilité numérique. Et c’est bien à travers ces influences unilatérales que nous percevons l’incohérence entre nos disponibilités physiques et numériques. La réponse se trouverait donc ici, lorsque l’envahissement du numérique s’opère sur les composantes fondamentales de notre disponibilité, elle provoque en nous à la fois ce sentiment d’être « sur-disponible » de part leurs
172
métaphores mais également celui des différentes gênes provoquées par les sollicitations numériques actuelles (notifications).
C’est ici que le terme de « conditionnement » prend tout son sens. Défini comme une technique permettant à un stimulus neutre il permet d’induire une réponse réflexe que l’utilisateur n’induirait pas naturellement. Alors imposé comme des stimulus conditionnés, le passage du « Moi introverti » au « Moi extraverti »(disponibilité augmentée), comme nous l’avons vu, détermine pour beaucoup la nouvelle norme à respecter. Alors que notre relation aux contenus numériques est majoritairement passive, l’inaction et la passivité des utilisateurs deviendrait-elle la norme à suivre ? Cette dangereuse accoutumance à ce conditionnement fait de nous des êtres non plus « consom’acteurs », « éco-citoyens »
173
ou encore « techno-libertariens » mais bien ce qu’on pourrait appeler des « solutionnistes-numériques ».
Alors
que
de
nouvelles
formes
du
Web
semblent
se construire tel que la Blockchain avec sa première formalisation qu’est le Bitcoin pour la transaction monétaire, pouvons-nous entrevoir en elle la création d’applications pour le transport communautaire comme La’Zooz qui est l’équivalent d’Uber arrivé au début de l’année 2015, l’apparition de nouveaux réseaux sociaux décentralisés comme Twister - un équivalent de Facebook - (Lorsque la disponibilité relationnelle influence notre disponibilité numérique) ou encore celle d’un support de mémoire numérique comme Storage, qui est quant à lui, un équivalent de Dropbox (lorsque notre disponibilité physique influence notre
disponibilité
numérique).
De
nouveaux
champs
174
d’opportunités semblent se dessiner et nous voyons ici que les influences de nos disponibilités fondamentales sur notre disponibilité numérique n’en sont encore qu’à leurs prémices.
Si l’introduction de nouveaux modes de fonctionnement comme celui de la Blockchain apparaissent et que le rapports aux « parts de marchés », c’est-à-dire aux utilisateurs, évolue d’une dimension économique vers une dimension humaine et sociale, est-il alors envisageable de croire en un humanisme numérique ? Où l’Innovation serait tirée par de nouvelles forces motrices, comme le respect de la vie privée, la liberté d’expression, le développement d’un « espace public » où à la fois, la mise en place de débats et d’idées communes pourrait prendre sa place et où le respect des disponibilités humaines de chacun prévaudrait sur la sollicitation instantanée.
175
L’énoncé de Descartes, « Je pense, donc je suis », et celui du psychologue humaniste, « Je participe, donc je suis », peuvent donc être aujourd’hui remplacés par une nouvelle formule : « Je suis connecté, donc j’existe . » Laissons donc la chance à ce nouveau Moi numérique de s’épanouir dans un numérique non plus perversif et conditionné mais bel et bien dans un numérique humaniste où nos disponibilités à l’autre sont dorénavant augmentées.
176
C’est ainsi que nous pouvons ouvrir ce mémoire sur trois questionnements légitimes. Le premier sous-tend ce que nous venons d’évoquer, à savoir le respect des disponibilités humaines de chacun. Là où les notifications provoquent en nous une gêne incessante et où nos disponibilités numériques ne reflètent plus notre disponibilité physique, il est intéressant de se demander :
Comment en tant que designer, puis-je crée un système d’exploitation respectant les disponibilités humaines de chacun ?
177
Le second questionnement qui se pose, suite à l’étude de ce mémoire concerne la population la plus touchée par les problématiques que l’on a soulevées comme la dispersion de notre attention, la passivité face aux contenus numériques ou encore les différentes sollicitations des contenus numériques invasifs. Il s’agira donc de questionner ici :
Comment en tant que designer, puis-je permmettre aux personnes sujettes aux TDA (Troubles Déficitaire de l’Attention) d’avoir une expérience numérique non intrusive ?
178
Enfin, le troisième champ de réflexion se consacre quant à lui à répondre à l’une des questions les plus centrales de ce mémoire. À savoir, vers quoi voulons-nous être plus disponible ? L’un des éléments de réponse infusé au fil de ce mémoire se trouve dans nos aspirations profondes. En effet, au cours de l’étude menée pendant ce mémoire sur deux cent cinquante personnes, l’une des questions était : « Si vous aviez deux fois plus de temps dans votre journée, à quoi dédieriez-vous votre temps ? » Les réponses étaient alors « découvrir », « apprendre », « entretenir mes relations », « aimer » ou encore « rêver ». C’est dans cette continuité là que notre dernière question s’oriente énonçant :
Comment en tant que designer, puis-je permettre à l’Homme d’être plus disponible à l’accomplissement de ses aspirations profondes ?
179
180
« L’utopie est à l’horizon. Je fais deux pas en avant, elle s’éloigne de deux pas. Je fais dix pas de plus, elle s’éloigne de dix pas. Aussi loin que je puisse marcher, je ne l'atteindrai jamais. À quoi sert l’utopie ? À cela : elle sert à avancer. »
Howard Zinn
181
M
MERCI MERCI MERCI
Je tiens à remercier toute l’équipe diplôme 2015/16 de Strate, notamment Gildas Lemoigne et Antoine Dufeu pour leur soutien pendant les mois de travail à leur côté. Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont (re)lu, corrigé, lisent, ou lieront mon mémoire. Pour leur soutien et leur contribution, même pour un mot ou une phrase. Je tiens à remercier toutes les personnes ayant répondu à mon questionnaire en annexe, ayant permis de certifier ou valider certaines de mes intuitions. Je tiens également à remercier toutes les personnes que j’ai rencontrées pendant ces mois, qui m’ont permis d’avancer, d’échanger, de m’ouvrir sur de nouvelles pistes. Merci à eux, merci à vous.
185
S
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G
GLOSSAIRE A/B TESTING (BETA TESTING) :
Le test A/B
(ou A/B testing) est une technique de marketing qui consiste à proposer plusieurs variantes d’un même objet qui diffèrent selon un seul critère (par exemple, la couleur d’un emballage) afin de déterminer la version qui donne les meilleurs résultats auprès des consommateurs.
AVATAR :
Le terme avatar trouve son origine en Inde
(du sanskrit avatāra: descente, ava-TR : descendre) et signifie « descente, incarnation divine ». Depuis la fin du XIXème siècle, avatar s’emploie aussi au sens figuré de métamorphose, transformation d’un objet ou d’un individu.
BINAIRE :
En mathématiques et en informatiques, le
système binaire est un système de numération en base 2. En l’occurence une succession de «0» et de «1»
198
BITCOIN :
Le terme bitcoin (de l’anglais « bit » : unité
d’information binaire et « coin » : pièce de monnaie) désigne à la fois un système de paiement à travers le réseau Internet et l’unité de compte utilisée par ce système de paiement.
BLOCKCHAIN :
La chaîne de blocs (en français)
est une base de données distribuée qui gère une liste d’enregistrement protégés contre la falsification ou la modification par les nœuds de stockage. À proprement parler, une blockchain est un historique décentralisé des transactions effectuées depuis le démarrage du système réparti.
BUZZ
:
Le
buzz
(terme
anglais
signifiant
« bourdonnement » d’insecte) est une technique marketing consistant à susciter du bouche à oreille autour d’un événement, d’un produit ou d’une offre commerciale et, ce faisant, des retombées dans les médias.
199
DARK WEB :
Le web profond ou web invisible ou encore
web caché (en anglais deep web) est la partie de la Toile accessible en ligne, mais non indexée par des moteurs de recherche classiques généralistes ; certains moteurs, tels que BASE, prennent cependant en compte cette partie du réseau. La terminologie « web profond » est opposée à web surfacique.
DISTRUPTIVE :
(Anglicisme) Perturbateur, perturbant.
EFFET RÉSEAU :
(Marketing Stratégique) Si une
technologie ou une entreprise qui exploite un réseau existant commence à perdre des parts de marché à l’avantage d’un concurrent qui dispose d’une autre technologie ou d’un standard ouvert, les avancées profiteront au nouvel entrant. À partir du point de rupture, dès que les effets réseaux du premier sont dominés par ceux du second, le basculement est inévitable.
FTP :
File Transfer Protocol (protocole de transfert de
fichiers), ou FTP, est un protocole de communication destiné à l’échange informatique de fichiers sur un réseau.
200
GÉNÉRATION Y :
La génération Y regroupe des
personnes nées approximativement entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990
GSM : (Global System for Mobile Communications) est une norme numérique de seconde génération pour la téléphonie mobile.
HIGH-TECH : Les techniques de pointe ou, abusivement, hautes technologies ou technologies de pointe, aussi connues sous l’anglicisme high-tech (pour high technology), sont des techniques considérées comme les plus avancées à une époque donnée. Faiblement employé avant les années 1970, l’usage de cette notion est partiale et cette définition permet aujourd’hui aux départements marketing de décrire tous les nouveaux produits comme de la high-tech.
HTML :
L’Hypertext Markup Language, généralement
abrégé HTML, est le format de données conçu pour représenter les pages web.
HTTPS :
HTTPS (avec S pour secured, soit « sécurisé »)
est la variante du HTTP sécurisée par l’usage des protocoles SSL.
201
INTERNET :
(Abréviation de INTERnational NETwork,
réseau international) Réseau télématique international, qui résulte de l’interconnexion des ordinateurs du monde entier utilisant un protocole commun d’échanges de données.
JXTA :
Est un projet Open Source lancé par Sun
Microsystems en avril 2001. Le but de JXTA est de pouvoir interconnecter n’importe quel système sur n’importe quel réseau. JXTA permet de créer une sorte de réseau audessus des autres
LOW-TECH : L’anglicisme low-tech ou basse technologie, par opposition à high-tech, est attribué à des techniques apparemment simples, économiques et populaires. Elles peuvent faire appel au recyclage de machines récemment tombées en désuétude.
MULTITASKING :
Multitâche (en français) Se dit d’un
système informatique permettant la multiprogrammation. S’étend également aux pratiques physiques multiples.
PAUSOLOGIE :
Doctrine regroupant des études qui
traitent des pauses, des signaux de la parole, et les sons musicaux ou autres sons similaires.
202
PEER-TO-PEER :
(traduction
de l’anglicisme peer-
to-peer, souvent abrégé « P2P ») est un modèle de réseau informatique proche du modèle client-serveur mais où chaque client est aussi un serveur. On parle de nœud.
POST-MODERNISME
:
Concept
de
sociologie
historique qui désigne selon plusieurs auteurs la dissolution, survenue dans les sociétés contemporaines occidentales à la fin du XXe siècle, de la référence à la raison comme totalité première. De cette fin de la transcendance résulte un rapport au temps centré sur le présent, un mode inédit de régulation, et une fragilisation des identités collectives et individuelles.
PROFILING :
Processus qui consiste à récolter les
données dans les différentes sources de données existantes (bases de données, fichiers,...) et à collecter des statistiques et des informations sur ces données. C’est ainsi très proche de l’analyse des données.
PROTENTION :
La protention est le désir (et l’attente)
de l’à venir, elle est ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l’avenir – étant entendu que le devenir peut n’engager aucun avenir.
203
RÉTENTION :
Terme emprunté à Husserl Les rétentions
sont des sélections : dans le flux de conscience que vous êtes vous ne pouvez pas tout retenir, ce que vous retenez est ce que vous êtes, mais ce que vous retenez dépend ce que vous avez déjà retenu.
RÉTENTIONS
TERTIAIRES
:
Ce
sont
les
sédimentations (conscientes et inconscientes) qui se sont accumulées au cours des générations, et qui constitue de ce fait un processus d’individuation collective.
RFID :
La radio-identification, le plus souvent désignée
par le sigle RFID (de l’anglais radio frequency identification), est une méthode pour mémoriser et récupérer des données à distance en utilisant des marqueurs appelés « radioétiquettes »
SBA :
Une application orientée recherche (ou SBA pour
Search-Based Application) est une application logicielle dans laquelle la recherche l’information a un rôle central.
204
SIX-POIGNÉES DE MAIN :
Théorie établie par le
hongrois Frigyes Karinthy en 1929 qui évoque la possibilité que toute personne sur le globe peut être reliée à n’importe quelle autre, au travers d’une chaîne de relations individuelles comprenant au plus six maillons.
SYSTÉMIQUE / THÉORIE DES SYSTÈMES :
La
systémique est une méthode d’étude ou façon de penser les objets complexes. Forgée sémantiquement à partir du mot en grec ancien systema, signifiant « ensemble organisé », elle privilégie une approche globale, holiste, la pluralité des perspectives selon différentes dimensions ou à différents niveaux d’organisation, et surtout la prise en compte des relations et interactions entre composants.
TDA/TDAH :
Le trouble du déficit de l’attention avec
ou sans hyperactivité (TDA ; en anglais : attention-deficit disorder, ADD) est un trouble pédopsychiatrique caractérisé par des difficultés de concentration. On l’appelle trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité
205
TECHNO-LIBERTARIENS :
Se dit d’une personne
prônant le développement de la science et de la technologie pour augmenter les capacités et la liberté des individus
TIC :
Couvre un large éventail de services, applications,
technologies, équipements et logiciels, c’est-à-dire les outils comme la téléphonie et l’Internet, l’apprentissage à distance, les télévisions, les ordinateurs, les réseaux et les logiciels nécessaires pour employer ces technologies.
TORRENT : Le protocole Torrent part du constat suivant : Quand une information se trouve sur un serveur informatique unique, plus elle est demandée, moins elle est accessible (par saturation du serveur). Cette tendance est renversée si chaque client informatique en train de télécharger l’information devient aussitôt serveur à son tour de ce qu’il a déjà téléchargé. Une façon de procéder est de découper l’information à partager en segments, et de distribuer des segments différents à des interlocuteurs différents afin qu’ils aient eux-mêmes quelque chose à échanger
WEB :
Est l’abréviation de l’anglais World Wide Web,
signifiant toile d’araignée mondiale.
206
A
ANNEXES
COMPILATION D’INFOGRAPHIES RÉALISÉE SUR 250 PERSONNES
208
209
210
211
212
213
213
Crédit image : Mickaël Touillaud
Dribbble : mickatouillaud Behance : mickatouillaud Portfolio Professionnel : mickatouillaud.com
LE CULTE DE LA DISPONIBILITÉ : Je suis connecté donc j’existe Il y a plus de dix ans, nous nous stupéfions déjà des propos tenus par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1. Laissant entendre que « ce que [TF1] vend[ait] à Coca-Cola, [était] du temps de cerveau humain disponible », il initiait alors l’idée que la télévision était capable de prédisposer notre cerveau à l’assujettissement et à l’écoute passive. La télévision, alors média dominant était donc en mesure de capter notre attention et mobiliser notre temps à des fins commerciales. Mettant ainsi en évidence le pouvoir d’un média sur le cerveau humain, ces propos suscitait déjà la controverse et les questionnements à l’époque. Qu’en est il alors en 2015 avec l’avènement d’un nouveau média : Internet. Si nos disponibilités ont été altérées par le numérique, et nous allons voir comment dans ce mémoire, une aspiration humaine profonde s’installe, celle de donner du sens au temps. Le temps que l’on vit nous-même, le temps qu’on laisse aux autres, le temps qu’on transmet. Qu’importe le temps dans lequel nous évoluons, il est le plus important jamais vécu, car nous le vivons maintenant.
Ecole de Design
Établissement privé d’enseignement supérieur technique www.stratecollege.fr