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Eric Fuchs et Henry Mottu débattent de l’avenir de l’Eglise Eric Fuchs et Henry Mottu offrent à travers leurs deux derniers livres* très différents pourtant l’un de l’autre, le résultat d’un travail exigeant et passionné. L’occasion de donner la parole à deux de nos meilleurs « indignés » !
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ous êtes tous deux professeurs à la retraite, mais en retrait ni de la théologie ni de la vie de l’Eglise. Vous partez d’un même constat : la crise de l’Eglise. Crise spirituelle pour vous, Eric Fuchs, crise politique pour vous, Henry Mottu. Mais n’est-ce pas le propre de l’Eglise d’être en crise ? Eric Fuchs : Entre ce qu’elle annonce et ce qu’elle est, l’Eglise est décevante. Sinon, nous serions dans le Royaume ! Mais une autre déception tient à la marche de l’Eglise aujourd’hui. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’évolution de nos églises romandes ne pousse pas à un enthousiasme excessif. L’Eglise a tellement intégré que la religion est une affaire privée, qu’elle a fini par accepter un état de fait qui la marginalise. Chacun se bricole sa propre croyance en émoussant le tranchant de l’Evangile. Henry Mottu : Nous retrouvons cette margi‑ nalisation à l’œuvre dans l’espace public. Quelle sont les positions, les propositions de l’Eglise sur les questions sociales, politiques, économiques ? Et qui les porte ? Mais n’abusons toutefois pas du mot « crise ». L’analyse du christianisme aujourd’hui est très difficile. Il y a des lieux qui marchent très bien, d’autres moins bien et nous gagnerions à sortir des généralisations. C’est moins le christianisme qui est en crise que notre monde lui-même.
plus aucun magistère, si ce n’est celui de l’économie et de la finance. J’insiste néanmoins sur les causes internes qui expliquent la dé‑ fiance à l’égard des Eglises. La faiblesse de leurs propositions éthiques, d’une part, l’absence ou la quasi-absence de vie spirituelle, d’autre part. HM : Les Eglises ont prêté le flanc à bien des critiques, par exemple, lorsqu’elles ont légitimé la violence. Cela laisse des traces dans l’inconscient collectif. J’ajoute que la critique de ceux que l’on a appelés « les maîtres du soupçon » (ndlr : Marx, Nietzsche et Freud) a été intégrée deux siècles après leur formulation. Marginales à l’époque, elles font aujourd’hui partie de la « doxa ».
L’Eglise sert-elle encore à quelque chose ? EF : L’Eglise ne sert à rien ! Elle sert quelqu’un, éventuellement ! Et aussi à faire mémoire de ce qui fonde notre identité. De ce point de vue, nous sommes devenus des orphelins. Rappeler le Christ, son enseignement, c’est fondamental pour notre existence. Il y a dans l’éthique qui naît de la foi une force extraordinaire. Prenons la sexualité, l’argent, le pouvoir. Sur ces trois points fondamentaux, il y a dans l’Ecriture Sainte des réponses qui éclairent et qui en‑ gagent. S’il n’y a pas cela, il y a quoi, à la place ? Du « sentiment religieux », c’est-à-dire du vague et du mollachu, sans aucun intérêt ! HM : Si l’Eglise sert à quelque chose, c’est à Mais l’Eglise n’est quand même pas seule porter l’espérance dans un monde qui en est responsable de ce repli ! dépourvu. L’espérance de s’en tirer ! Pas à bon EF : Nous vivons dans un climat « christiano- marché, entendons-nous bien, pas sans que cela phobe ». Il y a toutes sortes de raisons d’ordre « coûte » quelque chose, mais l’Eglise porte le historique et psychologique à cela. Comme si témoignage que dans chaque impasse, il y a une on réglait ses comptes avec « le Père », c’est-à- porte qui peut s’ouvrir, dans chaque détresse une dire à la fois le passé qui nous fonde mais aussi lumière qui peut éclairer, dans chaque échec une l’autorité. Toute parole d’autorité qui ne vient issue de secours. pas du « moi » est soupçonnée d’emblée d’être EF : J’abonde en ce sens. On nous rebat les totalitaire, prosélyte. Notre époque ne supporte oreilles avec le « tout est foutu ». Nous, nous
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avons à rappeler qu’il y a une espérance parce que notre destin appartient à Dieu. Vous dites tous deux que les « théologiens » ont abandonné les « pasteurs ». Que voulezvous dire ? EF : Il y a une espèce de fascination dans les facultés de théologie pour « l’objectivité scientifique ». Tout le reste, tout ce qui est de l’ordre de la « conviction », par exemple, ou de la vie spirituelle, est minimisé. Nos facultés produisent peut-être de grands esprits mais pas de vrais pasteurs, c’est-à-dire des « accompagnateurs » de vie. HM : A notre époque, nos facultés vivaient dans un équilibre instable entre les « savants » et les « autres », les gens de « conviction », mais cela tenait bien. Maintenant, cette complémentarité tend à disparaître. Nous avons donc à lutter pour que ces deux pôles, le pôle scientifique et le pôle spirituel, demeurent dans une tension féconde afin que les étudiants soient initiés aux mystères de la foi aussi bien qu’à l’exégèse ou à l’histoire. Il n’y a pas d’autres voies possibles. Un pasteur doit être rigoureusement formé dans ces deux branches : la science et la foi, la critique et la conviction. Vous parlez l’un et l’autre de « discipline »… HM : Je ne voudrais pas que l’on prenne ce mot dans le sens « disciplinaire » du terme. Il s’agit plutôt de surmonter l’empire du moi, le « Ich bin ich » de Hegel ! Il faut tenir compte de la vie d’autrui. Mon ministère est porté par d’autres. Alors que dire du manque de reconnaissance, à l’intérieur de l’Eglise, à l’égard du charisme des autres ? Nous gagnerions à méditer le concept de « considération ». Certes, je n’aime pas tous mes collègues, mais le Christ me demande d’avoir une bienveillance, une « considération » à l’égard des charismes des autres. Ce n’est pas de l’amour, mais une distance assumée, sereine, reconnaissante. Or, il y a trop de divisions et de conflits dans l’Eglise. Dans ce domaine, nous manquons de discipline ! EF : Personne n’est obligé de devenir pasteur. Mais une fois que tu l’es, tu as un certain nombre de devoirs attachés à la charge. Le pasteur n’est pas libre de faire ce qu’il veut, comme il le veut. Il est au service d’une Parole, qui le contraint
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s Pour
Eric Fuchs (à gauche), notre société règle ses comptes avec « le Père », soit le passé et l’autorité. Henry Mottu (à droite) porte également un regard sévère lorsqu’il dénonce l’empire du « moi » dans lequel nous vivons. Leurs critiques n’épargnent pas les Eglises. Photo : Alain Grosclaude
mais qui le maintient aussi ! C’est une astreinte propre à la vocation. Il ne s’agit pas de juger mais de se demander comment on peut faire pour que notre attitude, nos comportements soient un reflet de l’Evangile. La discipline, au fond, c’est parvenir à demeurer dans un espace de liberté et de respect d’autrui.
Pour vous, comment « recommencer » ? EF : Par le retour à la spiritualité et à l’éthique, dans la fidélité à ce qui nous fonde. HM : Oui, essayer d’écouter les anciens textes et d’y entendre ce que nous n’y avons encore ni
Eric Fuchs, souscrivez-vous à cette affirmation d’Henry Mottu : « On a trop parlé d’amour en christianisme » ? EF : C’est évident. C’est devenu un slogan passe-partout qui n’a plus aucun sens. Faisons modestement notre travail sur le plan intellectuel et spirituel. Il nous faut travailler avec des gens pour faire naître en eux la conscience de l’Eglise comme communauté responsable et active, et découvrir avec eux la joie et la liberté chrétienne. HM : Je pressens que les prochains thèmes à travailler ensemble seront plutôt de l’ordre de la colère, de la révolte. Nous sommes des révoltés, des indignés. Le problème, c’est comment mettre tout cela en musique…
Ce n’est pas la première fois qu’Henry Mottu offre une réflexion sur l’autorité et le pouvoir dans l’Eglise. L’originalité de son livre tient au fait qu’il s’inspire d’œuvres majeures de la philosophie politique, éclairant la tradition théologique par une tradition philosophique de grande valeur. Le résultat, particulièrement convaincant, original et profond, enrichit la réflexion de toute personne réfléchissant à la juste place de l’Eglise au sein de la société.
Ce livre vif et enlevé, écrit par Eric Fuchs et Pierre Glardon, est à la fois une charge utile contre une théologie coupée de la spiritualité et un manifeste pour un retour aux deux grands fondamentaux qui devraient servir de socle aux églises issues de la Réforme : une parole éthique forte et une vie de prière résolue. Ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que d’offrir, en même temps qu’un coup de gueule salutaire, des pistes simples et pratiques pour remettre l’Eglise dans le bon sens. ER
*Recommencer l’Eglise, Ecclésiologie réformée et philosophie politique, par Henry Mottu. Editions Labor et Fides.
*Turbulences. Les Réformés en crise, par Eric Fuchs et Pierre Glardon. Editions Ouverture.
vu ni entendu. En un mot, recommencer à lire ! EF : Apprendre à lire ! Propos recueillis par Emmanuel Rolland
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Le protestantisme au défi du monde contemporain « Mais où sont-ils donc tous passés, les paroissiens ? ». C’est la question que se pose Gilles Bourquin, pasteur et docteur en théologie, dans son dernier ouvrage, Théologie de la spiritualité*. Remèdes à la clé.
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n évoquant le monde contemporain, vous parlez de « supermarché des religions » et de nouvelles formes de religiosité. Que voulez-vous dire ? De nouvelles spiritualités comblent le vide spirituel laissé par les Eglises, empêtrées dans le fardeau de leur histoire et de leurs traditions. Les Eglises ne parviennent plus à rejoindre assez directement les soucis concrets des gens. A l’inverse, les spiritualités orientales, moins figées dans le dogme, offrent une version plus « user friendly » (conviviale) des pratiques spirituelles.
Puisqu’il existe déjà tant d’offres spirituelles, a-t-on vraiment besoin de l’Eglise pour trouver un sens à la vie ? Qu’apporte-t-elle de plus ? Spirituellement, on peut formuler ainsi le message de la croix : C’est en s’oubliant que l’on se LA VIE PROTESTANTE MARS 12
Vous distinguez spiritualité et religion… La spiritualité est une trajectoire intérieure, elle comporte des lignes continues et des ruptures. La religion est un support communautaire de spiritualité, transmis par un groupe de gens dans une culture donnée. C’est comme pour une voiture : elle roule mais parfois elle doit aller au garage pour mieux reprendre la route ! La religion n’est pas un but en soi, elle remet l’homme en état pour reprendre son chemin de spiritualité. A chaque époque, la religion risque de se figer au point de devenir un obstacle pour la spiritualité. Comment vous situez-vous par rapport aux propos de Pierre Glardon et Eric Fuchs dans Turbulences. A choisir : faut-il être plutôt en accord ou en opposition avec notre société ? Face à la crise, Eric Fuchs et Pierre Glardon veulent réaffirmer une identité. Mais je ne suis pas certain que cela puisse marcher ainsi. Peutêtre ces auteurs sont-ils trop nostalgiques d’une position dominante que l’Eglise a perdue. Il s’agit de se situer quelque part entre le laxisme moral et le moralisme intransigeant. Pourtant, je ne souhaite pas juger leur écrit mais en retirer des éléments de sagesse.
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Comment le protestantisme peut-il être en phase avec ces aspirations ? Au lieu de se préoccuper de transmettre l’Evangile comme un contenu de vérité théologique indépendant du souci des gens, il s’agit de rejoindre et d’aider les gens concernant les problèmes concrets de leur vie. Imaginezvous un psychologue qui vous expose la théorie de Freud en réponse au problème que vous venez de lui exposer. Vous répondriez : « Mais c’est son affaire ! Moi, j’aimerais être aidé dans ma relation avec mon épouse, à mon travail ! ». Il s’agit, dans un premier temps, de mettre les textes de l’Evangile au service du développement personnel, afin d’enseigner comment Jésus peut être « un coach » dans nos vies, comme il le fut pour ses contemporains. C’est cette interface-là qui est nécessaire. Sinon, nous risquons d’aboutir à la marginalisation de l’Eglise et de son message.
Christ. C’est une théologie qui fait le lien entre le texte biblique et le propre vécu de chaque personne.
s Gilles Bourquin.
retrouve. Croire que Dieu ne nous donnera pas nécessairement tout ce dont nous pensons avoir besoin, mais ce qui est le meilleur pour nous, permet le dessaisissement de soi, le lâcher prise vers plus de liberté. Si l’on a découvert cela, l’Evangile devient vivant. Il transforme notre quotidien ! Le protestantisme doit répondre aux attentes religieuses contemporaines. Pour cela, vous semblez avoir une recette miracle. La théologie de la spiritualité. De quoi s’agit-il ? Il ne s’agit pas d’une recette miracle, mais d’une théologie qui considère que la clé du mystère de la foi ne se situe pas dans un contenu de pensée, mais dans une relation quotidienne avec le
Un conseil pratique pour que le protestan‑ tisme se mette à la page… Il faut s’interroger sur notre attachement à une tradition datée maintenant de cinq siècles. Les succès que les Réformateurs ont remportés sont liés au fait qu’ils ont vécu leur foi en corps à corps avec leur temps. Il ne s’agit donc pas de reprendre « littéralement » leurs doctrines, mais plutôt de les imiter en cherchant à inscrire l’Evangile dans l’esprit de notre temps, tâche bien plus exigeante qu’une simple reprise ! Propos recueillis par Elise Perrier
*Théologie de la spiritualité. Une approche de la culture religieuse en postmodernité, par Gilles Bourquin. Editions Labor et Fides.
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Plaidoyer pour une Faculté décloisonnée Faut-il choisir entre un enseignement fondé sur le seul christianisme (comme à Genève) ou un enseignement axé sur toutes les traditions religieuses (comme à Lausanne) ?
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Pierre Gisel*
mun », ce devrait être une évidence pour tous. J’avais dit que mener un travail universitaire critique sur les traditions et en fonction d’elles était sain pour la société. J’ajoute que, réciproquement, il est bon et fructueux, pour les traditions en cause, qu’elles soient décalées et soumises à des problématiques transversales. Dans le landerneau romand, on n’a pas toujours compris que si les deux Facultés de Lausanne et de Genève – à quoi il convient d’ajouter Neuchâtel – ne se différenciaient pas, elles seraient simplement fusionnées, pour le profit de personne. Tels qu’ils sont, les deux modèles sont face à des défis passionnants. Et chacun riche de promesses.
ujourd’hui, deux modèles de Facultés sont nécessaires. Différents, mais hors concurrence, chacun étant organisé selon son orientation et sa perspective propres. Le premier modèle, c’est celui qu’incarne la Faculté de Genève. Une Faculté organisée en fonction du christianisme. L’approche y est universitaire en termes de travail mené et de réflexion déployée. Elle l’est au plan aussi bien de l’histoire et des approches des sciences humaines que des problématiques à prendre en compte. Une Faculté fonction du christianisme et critique. Lucide sur son passé, articulée à notre présent, sainement inventive pour l’avenir.
* Doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions de Lausanne, auteur de Traiter du religieux à l’Université et de Une dispute socialement révélatrice, par Pierre Gisel. Editions Antipodes.
Complémentarité et apports croisés
Des problématiques transversales
Fondre ces deux perspectives dans une même institution serait une perte pour tous. Il serait également erroné de penser que le premier
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Le second modèle, c’est celui que vise la Faculté de Lausanne, avant tout Faculté de sciences des religions. Elle n’est plus pensée en fonction du christianisme, mais de la « scène religieuse ». Qui est faite de traditions diverses et changeantes (le christianisme, mais également le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, etc.). Faite aussi de créations nouvelles ou de recompositions modernes (nouveaux mouvements religieux, mouvances ésotériques, spiritualités athées). Toutes étant des lieux significatifs non seulement de ce qui se passe sur la scène dite religieuse, mais aussi plus largement dans la société. Sait-on d’ailleurs bien délimiter le religieux du social, du politique ou du culturel ? Quoi qu’il en soit, on ne travaillera pas ici le religieux hors d’un rapport au social, laïcité et athéismes compris, ni hors d’un travail délibérément anthropologique.
s Pierre Gisel.
modèle répond à l’« intérêt » d’une tradition religieuse seulement et qu’il aurait là sa seule légitimité. Les religions sont toujours particulières et différentes, mais instructives à ce planlà justement. En outre, il est bon pour la société que des traditions soient entraînées dans un travail sur elles-mêmes, sur un mode critique, historiquement différencié et en rationalité publique. Mais autant ce travail est nécessaire, autant il est insuffisant. Intellectuellement et socialement. Il me paraît, en effet, indispensable qu’il y ait, à l’Université, des plateformes académiques qui soient articulées à un ensemble plus large. Qu’on y décale ainsi les traditions, quelles qu’elles soient. Sauf à tomber dans une défense de pri‑ vilèges hérités ou à se positionner en fonction d’« intérêts » particuliers et non du « bien comAVRIL 12 LA VIE PROTESTANTE
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Oser l’audace sans l’arrogance Depuis le début de l’année, La Vie protestant donne la parole à des théologiens, des professeurs, des pasteurs, sur le thème de l’avenir des églises.. La VP a aussi voulu laisser s’exprimer les jeunes. Parole à Xavier Gravend-Tirole. Xavier Gravend-Tirole*
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Daniel Abel
ela fait quelque temps que l’on s’inquiète de l’avenir des Eglises. Soit. Mais est-ce vraiment de cet avenir dont on doit s’émouvoir ? Personnellement, je ne le crois plus. Je m’inquiète plutôt de l’avenir du monde. Et là, les questions prennent une autre ampleur – une autre teneur peut-être aussi. Comment nos communautés chrétiennes peuvent-elles rester pertinentes et inspirantes pour nos contemporains dans un cadre plus large que les Eglises ellesmêmes ? Le futur des Eglises dépend, en effet, non pas d’elles-mêmes, mais de ce qu’elles peuvent apporter au monde. Elles n’ont d’avenir que si elles restent en phase avec la mission qui leur est donnée : faire grandir sur cette terre la fraternité, la solidarité, le pardon, la non-violence et même, oserais-je ajouter, la joie. En un mot, il nous est demandé d’incarner l’amour, comme le Christ nous l’a montré. Tout le reste m’apparaît secondaire devant cette mission capitale – car sans cette mission, il n’y a plus d’Eglise qui tienne.
Afin d’honorer cette mission, nous n’avons pourtant aucune leçon à donner : il nous faut seulement entrer en dialogue… avec le monde et ses différents interlocuteurs, comme avec les autres traditions religieuses ou de sagesse. Et se laisser interpeler, nourrir, transformer par elles. Cette mission est donc aussi une dé-mission. Nous ne possédons pas la vérité : celle qui nous est révélée continue son chemin en secouant la traversée de l’Histoire. Ainsi, devant la sécularisation, n’y a-t-il pas un beau risque à prendre en se retrouvant (de nouveau) en position minoritaire ? Certes, sans s’y diluer ; mais il ne faut pas mépriser les métamorphoses des cultures qui sont « les nôtres » pour autant. Tout l’enjeu se loge dans le discernement du sel à apporter ; ou dans le levain qui travaille nos épaisseurs humaines. Les Eglises sont, certes, gardiennes d’un héritage commun. Mais pas au point d’étouffer les nouvelles pratiques ecclésiales. Comment peuvent-elles raviver la fougue des Evangiles ? En osant l’audace sans l’arrogance. Il est temps de prendre le risque des remises en question qui s’imposent en bien des domaines. Mais pour le mieux-être du monde avant celui des Eglises. Ne pas écarter ses interlocuteurs d’un revers de main triomphaliste, mais oser (quand même) l’espérance en l’amour. Nous sommes entre l’arbre et l’écorce : lire avec liberté et conviction les Evangiles est devenu un exercice périlleux…
Oser l’audace sans l’arrogance
Oser l’abandon… pour trouver l’abondance
Or, comment nos Eglises incarnent-elles ce mot d’ordre ? Comment se positionnent-elles devant les minorités – homosexuelles, culturelles, et autres ? Quel accueil des migrants ? Quel discours tiennent-elles devant les dérives de la finance et les printemps arabes ? Quelle place est faite aux catastrophes écologiques et aux rappels à une sobriété heureuse ? Quelle appropriation et quelle critique sont faites des modes de vie actuels ?
Trois impératifs me paraissent somme toute incontournables pour veiller à la bonne santé des Eglises. Garder comme priorité absolue la personne humaine en relation avec les siens et avec l’environnement – ce n’est que par ce biais que l’humanisation du monde prendra forme. Retrouver, dans la tradition chrétienne, les nourritures spirituelles aux accents d’éternité, qui donnent sens et bonheur à notre pain quotidien.
Entendre la convocation à être des prophètes, des veilleurs, des témoins d’un mystère de vie, de joie et d’amour. Oui, on l’aura compris, l’avenir des Eglises demeure une question très ambigüe à mon sens. Et très difficile à penser si l’enjeu est plutôt la préservation d’elles-mêmes – leurs institutions, leurs acquis socio-politiques, leur préséance nationale. Au contraire, le défi est plutôt de passer par la porte étroite de l’amour solidaire. Car les Eglises sont appelées (aujourd’hui plus que jamais) à vivre du principe du grain de blé tombé en terre : s’il ne meurt, il ne portera pas de fruit. Paradoxale injonction, où c’est par le don de soi jusqu’à la perte, que l’on se préserve. Sans cette capacité du don, il ne restera qu’une carcasse de pierres, des cymbales qui retentissent… dans le vide. Nous le savons – et cela s’applique également aux Eglises – c’est dans le mystère pascal que se trouve la vie. Ne pas chercher à nous sauver nous-mêmes, mais chercher à préserver l’esprit de Dieu – qui est amour. En lui, j’en suis convaincu, peut toujours se renouveler le christia‑ nisme. * Assistant-doctorant en théologie à l’Université de Lausanne. Publicité
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