Solstice - Dans la jungle, terrible jungle

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Sommaire Édito de Gabriel Féraud

P. 4

Nouvelles saisonnières

P. 5

« L’Urbaniste » nouvelle d’Anne-Laure Daviet

P. 6

Superstitions : Au bout d’une corde par Lucie Maréchal

P. 15

« Une goutte dans le désert » nouvelle de F- Xavier Bornes

P. 18

Enquêtes de Littératures : Dans la Jungle par Gabriel Féraud

P. 28

Entretien avec un Chemosit par Olivier Boile

P. 35

« Dans le silence de Bushira » nouvelle de Gabriel Féraud

P. 37

Interview de Gabriel Féraud par Agathe Malinas

P. 4 6

Quoi de neuf ? par Aurélia Rojon

P. 49

« Cinquième Saison ton Univers Impitoyable » par Olivier Boile

P. 51

Présentation de quelques illustrateurs

P. 54

Rédactrices en chef : Lucie Maréchal et Aurélia Rojon Rédacteurs : Gabriel Féraud, Lucie Maréchal, Olivier Boile, Agathe Malinas, Aurélia Rojon

Auteurs : Anne-Laure Daviet, F-Xavier Bornes, Gabriel Féraud Couverture : Fred Augis Illustrateurs : Yohan Vasse, Magali Villeneuve, Fabien Fernandez, Zed Oras, Berg, Stéphanie Peltier, Sebastien Grenier Maquettiste : Aurélia Rojon Responsable internet : Étienne Jacquet ISSN : 0753-3454 Éditeur : Éditions 5ème Saison 564 montée des vraies richesses 04100 Manosque

http : //www.5emesaison.fr mail : contact@5emesaison.fr

Dans la Jungle, Terrible Jungle

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Dans la Jungle, Terrible Jungle par Gabriel Féraud

Vous avez entendu ? Non. Bon, ce doit être moi alors. Aborder un sujet comme la jungle, cela a de quoi rendre nerveux. Appuyez-vous contre un arbre, relâchez votre vigilance un instant et... La jungle c’est la vie dans toute son exubérance, le danger sous toutes ses formes. Henri Salvador, en reprenant un tube écrit en 1939, nous parle bien d’une jungle, d’une terrible jungle. Et s’il se réjouit d’une menace disparue, cela n’est plus le cas à notre époque. Désormais, nous savons que la jungle a envahi notre quotidien. Vous ne voyez pas l’ombre d’un séquoia à l’horizon ? C’est normal. Votre horizon est déjà barré et n’importe quel prédateur urbain vous guette. Welcome to the jungle, lançaient les Gun’s and roses en 1987. La jungle est de béton, elle est économique, elle a envahi le net. Ne parle-t-on pas de toile pour le web, comme les filets gluants tissés par des araignées velues dévoreuses de rêves. Oui, la jungle est partout, la menace aussi !

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Flippant, non ? Au sein des littératures de l’imaginaire, dans un milieu éditorial si sélectif qu’à côté la loi de la sélection naturelle paraît laxiste, un mouvement s’est fait jour dans les années quatrevingts, développant la thématique de la jungle dans nos sociétés, le Cyberpunk. Ce genre n’a jamais séduit le grand public : personne n’aime lire que l’avenir le plus sombre est déjà là. Laissons la carcasse du Cyberpunk rouiller au fond de la jungle littéraire et pensons à sauver notre peau. Comment ? Comment éviter de sombrer dans la paranoïa, la suspicion ? Comment ne pas céder à la pression de cette jungle qui nous étouffe, qui nous pousse à nous regrouper en communautés, telles des tribus de singes, pour se sentir en sécurité et chasser les intrus du territoire ? En rêvant. Quand notre environnement sans cesse mouvant, agressif, Illustration de Yohan Vasse dangereux, nous contraint à une perpétuelle adaptation, c’est en préservant cette part secrète de nous-mêmes, nos rêves, que de la jungle la plus obscure jaillira la lumière. Nos rêves sont une force, un espoir. Eux seuls peuvent faire briller tout ce qui fait la beauté du monde : la vie.

Solstice d’Automne


Nouvelles Saisonni è res Vous avez cru qu’avec l’automne, on allait rester les bras croisés devant la cheminée ? Que nenni ! « En Mai 2007, Solstice aura 2 ans » À cette occasion nous avons décidé de faire un numéro exceptionnel et de ne pas fixer de thème. D’autre part ce numéro exceptionnel sortira sous format papier et la couverture sera signée Mélanie Delon. On attend de vous des nouvelles liées à l’imaginaire (fantasy ou fantastique), les plus inventives et originales possibles afin de faire de ce numéro 9 un numéro inoubliable. Comme d’habitude les nouvelles sont limitées à 20 000 signes. Cet AT se clotûrera le 1er mars.

Recherche rédacteurs... Nous recherchons toujours des rédacteurs. Si vous avez une idée n’hésitez pas à nous écrire sur contact@5emesaison.fr

Changements dans l’équipe : Enquêtes de Littératures (anciennement écrit par Christophe Besly) et Quoi de Neuf ? (rédigé par Jérôme Cuinet) sont repris par Gabriel Féraud et Aurélia Rojon

Dans la Jungle, Terrible Jungle

Un Illustrateur plein de talent Pour ce Solstice c’est Fred Augis qui a accepté de réaliser la couverture. Illustrateur free-lance que vous avez déjà eu l’occasion de croiser lors des trois précédents numéros de solstice, Fred fait partie de ces artistes qui multiplient avec brio les projets. Assumant complètement ses commandes pour diverses sociétés qui le sollicitent, il trouve encore le temps de participer au projet Apokryph (http : //apokryph.free.fr), un jeu de rôle qui promet déjà beaucoup, et de continuer à créer les illustrations qui ravissent tous les lecteurs de l’imaginaire. Un dessinateur à surveiller de près ! http : //www.fredaugis.com

Parution de « la Guerre des Immortels » de M. H. Essling le 20 novembre : Nous organisons pour la sortie du tome 2 du Sablier de Mû une séance de dédicace le 18 novembre de 16h à 18h au salon de thé : Tarte, thé, tartine au 129 bd diderot à Paris. Soyez nombreux à venir nous retrouver.

Salon du livre et de la presse jeunesse du 22 au 27 novembre : Nous serons présents le week end du 25 sur le stand du Navire en pleine ville. N’hésitez pas à passer nous voir.

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Anne-Laure Daviet

L’Urbaniste

Illustration de Magali Villeneuve

Aussi, elle est mal tenue, cette forêt… Il y a des arbres partout ! René Goscinny – Astérix légionnaire

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Enzy Nor commençait à peine à s’habituer à la vue d’autant d’arbres, quand il n’y eut plus d’arbres du tout. Au-delà des derniers élancements verdâtres de la jungle, la voiture à vent fonçait vers le vide. Un simple câble, à peine plus qu’un fil d’araignée, vibrait en travers du plus vaste ravin qu’il ait été donné à Enzy de voir. — Vous inquiétez pas ! cria le cocher par-dessus le vacarme. Ça tiendra ! Ça tient toujours ! La voiture s’élança par-dessus le canyon et glissa le long du câble avec un sifflement assourdissant. Le sénateur Halim Nor de Nandéryka, s’interrompant un instant dans ses calculs, eut un hochement de tête approbateur : la Civilisation avait déjà franchi l’abîme. La Civilisation tanguait quand même beaucoup... — Aliézer ! cria le sénateur par-dessus le vacarme des vibrations. Notez ! Priorité numéro cinq : construire un pont, Aliézer ? — Je note, monsieur, je note, répondit le secrétaire, à quatre pattes dans le fond de la voiture, où il essayait de repêcher son crayon entre les bagages. Un coup de roulis plus fort que les autres l’envoya donner du nez contre les genoux d’Enzy Nor, et il renonça ; tandis qu’Enzy, agrippée aux épaules de son fils comme s’il eût été le dernier rempart contre la chute et le chaos, demandait d’une voix suraiguë : — Vous êtes sûr que c’est normal que ça tangue autant ? — Mais oui, répondit le cocher. — Mère, vous me bouchez la vue , fit le sénateur Nor en la repoussant doucement mais fermement pour se remettre à regarder le paysage. Et voilà mon fils, soupira intérieurement Enzy Nor en fermant les yeux le plus fort possible. Aussi à l’aise pour calculer dans une nacelle suspendue au-dessus d’un fleuve de vide que s’il était encore à son bureau de Nandéryka, mais c’est vrai que pour lui cela revient au même. Pour lui, tous ces arbres et cette eau ne sont déjà plus là. Il ne voit que la cité qu’il va fonder à la place, et il construit, il mesure, il trace des lignes dans l’air, notez Aliézer, notez. Il est le fer de lance de notre peuple, le coin que la Civilisation enfonce dans la chair de cet univers perdu. Et si elle continue à l’enfoncer aussi vite je crois que je vais être ma... Ça fit : dzoïng. Et puis : clac. Et la voiture à vent plongea droit vers le vide hérissé de feuillages. *** Le lendemain, une patrouille de la Nouvelle-Nandéryka, dernier avant-poste de la colonisation à quarante degrés de latitude ouest au milieu de la jungle d’Agam, tira sur le câble et repêcha Enzy Nor et le cocher pétrifiés de terreur au fond de la voiture. Un peu plus tard, on réussit à les décrocher l’un de l’autre, et encore plus tard on parvint à les faire parler. Le chef de la patrouille apprit ainsi que le sénateur Halim Nor, envoyé par la métropole nandérykane pour organiser, mettre en forme et insuffler son âme à leur petite colonie en gestation parmi les arbres, avait péri d’une mort atroce en tombant dans le canyon avec son

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secrétaire et tout son matériel – encore que ceux-là fussent assez vite oubliés. Le sénateur était mort. La colonie aurait besoin de beaucoup de chance et de toute l’attention des dieux pour survivre. Or, du point de vue des colons, tout laissait à penser que ceux-ci n’étaient pas très disponibles en ce moment. *** — Priorité numéro onze, Aliézer : drainer ce fichu marécage. — Je note, monsieur. — Et numéro douze : un chantier naval. On ne s’en sortira jamais sans bateaux. — Sans vouloir vous vexer, monsieur, soupira le secrétaire en s’affalant sur un tronc d’arbre en voie de pourriture rapide, à quoi bon tout ça ? Nous ne retrouverons jamais la cité. Nous sommes perdus. Et, enfin... Je n’ai même plus mon carnet, pour l’amour d’Anty1 ! — Aliézer. Vous devez savoir que je n’accepte pas de défaitistes à mon service. Si vous avez été assez négligent pour perdre votre carnet, notez dans votre tête ; je vous paie pour ça… — Trois jours, monsieur, cela fait trois jours que nous tournons en rond dans cette jungle, on meurt de faim, j’ai les pieds qui se liquéfient à force d’être dans l’eau, et les moustiques… — Aliézer ! Nous avons survécu à cette chute. C’est un signe. La Civilisation doit reconquérir ce pays, et elle le fera, même si je dois y laisser la vie... — Si vous y laissez la vie, il ne restera pas grand-chose de civilisé ici , soupira Aliézer en regardant alentour. Ce qui avait été un fleuve, à un moment donné du canyon, se perdait dans des méandres de marécages gris-vert, entre des racines assez immenses pour sembler des arbres à elles toutes seules. Et des arbres, assez hauts pour sembler des châteaux, se penchaient au-dessus d’eux, obstruant le ciel. Aliézer avait la désagréable impression d’être emprisonné dans une cathédrale liquide, ténébreuse et sans doute plus vivante que lui. Les branches étaient tellement chargées d’oiseaux qu’elles paraissaient parfois à deux doigts de s’envoler dans une rafale. Il y avait dans l’eau des choses vaseuses et grisâtres. Il y avait des singes roux à longue queue qui descendaient de temps en temps de leurs arbres la tête en bas, jetaient un coup d’œil alentour, attrapaient le premier aliment à portée de main et remontaient sans façons. Il y avait surtout ce qui paraissait être là essentiellement pour se faire manger par tout le reste : colonies de fourmis rougeoyantes en liquides processions, moustiques interminables, scarabées, termites et araignées crochues et iules paresseusement enroulés, rampant en travers des troncs, vrombissant entre les lianes, grouillant à la surface bulleuse de l’eau, grimpant le long des jambes, se laissant tomber sur les têtes avec ailes et toiles et millions de petites pattes tâtonnantes... Il n’y avait pas d’hommes, parce qu’ils n’étaient pas assez fous pour aller habiter ce pandémonium. Jusqu’à ce qu’un sénateur perdu à mille lieues de son sénat et un secrétaire sans carnet ne vinssent y errer, suant, soufflant et discutant d’aménagement du territoire. *** Anty, pour les hommes, et Rey, pour les femmes, sont les deux principales divinités invoquées dans la plus grande partie de Mintrallina Sud. Au cas où cela intéresserait quelqu’un.

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Quand les soldats de la patrouille ramenèrent Enzy Nor au commandant de la garnison, il se retint de leur demander ce qu’ils voulaient qu’il en fasse. Enzy, qui avait envie de fondre en larmes, de hurler et de gifler la terre entière, s’effondra sur le tabouret le plus proche. Le commandant en fit autant. — Mort ? — Mort... — Mais c’est pas Anty possible ! Et qu’est-ce que je fais, maintenant ? Euh. Mes condoléances, madame. Vacherie de vacherie de saleté ! Il s’arrêta avant de passer à un niveau de vocabulaire inconcevable en présence d’une dame. Le silence se fit. Un soleil sale s’engloutissait dans les brumes au-delà des baraques de bois humide constituant la colonie ; déjà la rumeur de la mort du sénateur se répandait au-dehors. — Ils attendaient votre fils comme l’homme providentiel, ici, soupira le commandant au bout d’un moment. Celui qui viendrait de la métropole pour apporter la Civilisation à ce trou perdu d’enfer vert, vous voyez ce que je veux dire. — Oui, c’est ainsi qu’il se considérait lui-même, répondit Enzy avec un sourire en larmes. Tout petit, vous savez, il bâtissait déjà des villes dans sa tête, il faisait des plans... Il voulait faire de cet endroit une cité à côté de laquelle Nandéryka elle-même aurait pâli, restaurer toute la gloire de l’Empire agami et faire avancer l’humanité d’un pas. Quoi que cela signifie... J’ai honte de le dire, mais... je ne l’ai jamais vraiment compris – la Civilisation, qu’est-ce que c’est ? Ce sont les gens, vous, moi, tous vos colons dehors. Qu’estce que mon fils pensait pouvoir leur apporter qu’ils n’aient pas déjà apporté ici eux-mêmes ? — Ça va peut-être vous paraître ridicule ou éculé, mais... une raison d’être. Un idéal. Je ne sais pas, moi ; je suis un militaire, je n’y connais rien aux idéaux, j’obéis aux ordres de la métropole et ces ordres c’est d’empêcher mes administrés de s’entretuer dans la mesure du possible. Et figurez-vous que ça devient de plus en plus difficile. La vie est dure ici, les gens sont à bout ; on a des bagarres tous les jours ; c’est le chaos. Et moi je ne peux rien faire – ce n’est pas que de temps en temps je n’aie pas envie d’en aligner un ou deux, croyez-moi, mais il ne manquerait plus que j’aie une rébellion sur les bras. Votre fils, c’est autre chose, il représentait la République, il aurait su se faire obéir. Quand ils sauront qu’il est mort... — Hmm, fit Enzy. — Nandéryka aller-retour, un an minimum, grommela le commandant en s’appuyant à la fenêtre de la baraque. Je vous le dis, moi : si ça continue comme ça, d’ici un an il n’y aura plus personne ici, que des morts et ces saletés de cochonneries d’arbres. — Hmm, fit Enzy. Elle réfléchissait à tout ce qu’elle n’avait jamais compris chez son fils et à quoi était à présent suspendu le destin d’une civilisation, quoi que ce fût – et elle réfléchissait à ce pourquoi elle avait voulu l’accompagner ici au fin fond du monde. Je vois venir ça d’ici, se dit-elle finalement. Déjà petit, il fallait que sa mère fasse tout à sa place à ce garçon... ***

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Aliézer avait déjà cessé de compter les jours quand ils découvrirent l’arbre à bouteilles. C’était Halim Nor, dans son entreprise de classification de l’écosystème, qui avait baptisé ainsi ces arbustes dont les fruits rougeâtres auraient tout aussi bien pu évoquer des poires, des massues ou même des quilles si la civilisation agamie les avait connues. Mais celui-là n’était pas un arbuste ; il se dressait fièrement au milieu d’un îlot perdu dans les entrelacs du fleuve, étalant dans toutes les directions des branches épaisses comme le bras, surchargées de fruits et peuplées de toute une colonie de singes roux. Leurs cris résonnaient à cent mètres à la ronde. Le sénateur et son secrétaire étaient trop affamés pour prêter attention à la concurrence. Les bouteilles étaient fades sous leur peau grumeleuse, et assez aqueuses pour calmer la soif tout autant que la faim ; Aliézer s’était bien essayé à boire l’eau du fleuve, mais ses intérieurs s’en souvenaient encore deux jours plus tard. En sueur, frissonnant, il se laissa tomber contre une branche et attrapa le fruit le plus proche, au nez et à la barbe rousse du singe qui le convoitait. Ce n’est qu’après avoir léché la dernière goutte de jus sur ses mains qu’il s’avisa du regard noir que lui jetait son patron depuis la branche voisine. — Aliézer ! — Hmgbh ? — Une fois pour toutes – je ne tolérerai pas ce genre de tenue de la part de mon personnel. Si vous avez l’intention de rester à mon service, vous... — Oui, monsieur, répondit humblement Aliézer en s’essuyant discrètement les mains sur son pantalon. Vous ne mangez pas, monsieur ? Incontestablement non. Halim Nor, assis sur une branche basse avec une bouteille intacte entre les mains, avait laissé son regard dériver en direction du groupe de singes qui festoyait dans l’arbre, traçant des éclairs de feu entre les feuilles tremblantes. Le sénateur regardait le spectacle en silence, et Aliézer regardait le sénateur. Le teint cireux, la figure mangée par la barbe et les cernes ; sa chemise impeccablement boutonnée couverte de taches verdâtres ; et ce regard immobile fixé sur la bande d’animaux hurlants – le secrétaire se figura tout à coup qu’il voyait un cadavre. Il eut l’horrible sensation que son patron était passé au-delà de l’humanité ; ce qui pouvait expliquer pourquoi il ne mangeait pas ce fruit qu’il tenait, là, entre ses mains. Pourquoi ne le mangeait-il pas ? Aliézer l’aurait bien mangé, lui... Et soudain le sénateur bondit. L’œil hagard du secrétaire vit sans l’enregistrer le corps frêle de son patron passer devant lui à toute vitesse, et se jeter sur un singe qui venait d’atterrir au pied de l’arbre avec une paire de bouteilles dans les mains. En un seul mouvement presque mécanique, Halim Nor s’empara d’une branche morte, et d’un coup étonnamment bien assené mit l’animal en fuite. Puis il ramassa les fruits qu’il avait laissés sur place et les tendit à un autre singe qui se dandinait timidement dans les parages. Puis il reprit son bâton en main et balaya l’arbre entier d’un regard qui, s’il se fût trouvé ailleurs que sur sa mine de déterré, aurait été intimidant. — Euh... monsieur ? risqua Aliézer. Est-ce que vous pourriez... euh, m’expliquer... — Le vol est puni par la loi, répondit le sénateur d’une voix neutre. Et la loi, ici, dorénavant, c’est moi. — Pardon ? — La République m’envoie civiliser ce pays ; et je le civiliserai, même si cela doit me coûter la v... Et pas de protestations ! cria-t-il en abattant distraitement le bout de son arme sur la tête d’un singe qui lui

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aboyait sa façon de penser depuis cinq minutes. Je ne tolérerai aucun outrage au représentant de la loi ! — Monsieur, ce sont des s... — Des singes, oui ; vous croyez que je suis aveugle, peut-être ? Ou fou ? Vous croyez peut-être que je ne préférerais pas diriger des humains comme vous et moi ? Construire la Nouvelle-Nandéryka et faire renaître la civilisation agamie dans ses terres ancestrales, la mission que m’a donnée la République ! Mais vous aviez raison depuis le début ; nous sommes perdus. Nous ne retrouverons jamais la colonie. Nous sommes condamnés à passer le reste de notre vie dans cette jungle ; et je ne passerai pas ma vie dans un endroit désorganisé et sans loi. Apprenez la règle première de l’organisation, Aliézer : on Fait avec ce qu’on A. — Monsieur... — La Civilisation doit reconquérir Agam, Aliézer. Pour la gloire de l’Empire et le progrès de l’Homme. — Du s... — Oui – et pas plus de trois fruits chacun ! cria-t-il à la cantonade. Pensez aux vieux ! *** Enzy Nor pensait qu’elle aurait du mal à faire accepter son autorité dans la colonie ; au lieu de quoi, elle se retrouva d’un coup avec tant d’autorité qu’elle ne savait trop quoi en faire. Pour la population, qui n’avait vu personne de la métropole depuis une éternité, elle faisait figure d’une espèce d’envoyée des cieux ; le rang qu’avait eu son fils dans la République rejaillissait d’une certaine façon sur elle, et d’ailleurs la seule vue d’une dame de qualité suffisait à impressionner la plupart des colons. Elle se rendit compte que tout le monde, à commencer par le commandant de la garnison, attendait d’elle au moins un miracle et davantage si possible. Alors elle décida de Faire avec ce qu’elle Aurait. Elle convoqua les responsables, et personne ne vint. Elle convoqua les doyens, et la jeunesse fit une cabale qui faillit finir en émeutes. Comme elle était trop vieille et trop fatiguée pour faire elle-même le tour des rues, une grande partie de ce qui s’y passait, pillages divers et bagarres pour un coin de terre plus favorisé que les autres, lui échappait ; les intéressés se disaient que ce que madame Nor ignorait ne pouvait pas lui faire de mal. Tous l’aimaient et la respectaient infiniment, ce n’était pas là le problème ; c’étaient leurs voisins qu’ils n’aimaient pas... *** Après avoir civilisé les singes, Halim Nor passa aux oiseaux. Il y en avait un certain nombre, multicolores et vastes d’envergure, qui raflaient les fruits et les insectes du fleuve en longs plongeons. Halim leur apprit à ne plus voler les singes (qui formaient une milice enthousiaste au service de la loi), et posa les bases d’une coexistence pacifique. À chaque succès, il s’exaltait davantage. Aliézer ne prenait que peu de part à la civilisation de la jungle ; il lui fallait une attention de tous les instants pour veiller à la survie de son patron, qui semblait passé depuis longtemps au-delà de ces trivialités. Il avait appris à pêcher, avec une dextérité qui aurait étonné ses professeurs à l’école secrétariale ; il savait maintenant construire des cabanes de feuilles et de branches pour abriter le sénateur de la pluie, au hasard Dans la Jungle, Terrible Jungle

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de leurs campements mouvants ; il ne dormait que d’un œil, l’autre fixé en permanence sur la forme maigre et pâle de son patron. Et malgré cela, Halim Nor devenait de jour en jour plus éloigné du monde matériel. Parfois, tout ce qui restait de lui était une voix qui disait : « Aliézer, remettez votre chemise ; vous vous négligez, mon garçon. » Et Aliézer remettait sa chemise ou ce qu’il en restait. *** En métropole, on aurait appelé ça un an. Ce ne fut qu’une longue succession de jours et de pluies. Revint la saison des brumes, la saison dégoulinante où flottaient des maladies douteuses. Aliézer réussit à convaincre le sénateur de migrer plus loin du fleuve, sur les hauteurs où la jungle serait peut-être plus clémente ; et c’est ainsi qu’un beau jour, ils tombèrent sur la Nouvelle-Nandéryka ou ce qu’il en restait. — Qu’est-ce que c’est que ça ? murmura Halim Nor, s’arrêtant au milieu de la petite escorte de singes qui les accompagnait partout à présent. Allez voir, Aliézer ; je vous attends ici. Aliézer s’éloigna, furtif comme une bête, au milieu des baraques en ruine ; et le sénateur s’assit sur une souche pour examiner la ville abandonnée. Car il n’y avait plus âme qui vive depuis longtemps ici. De vastes pans de rondins étalés pourrissaient sur le sol où gisaient des sacs, du mobilier, des caisses vides en chaos, le désordre de tout une humanité laissée à l’abandon dans une saleté répugnante. — Sauvages, grommela Halim Nor, parcourant du regard le spectacle, le plus éloigné qu’il ait jamais vu de la grande pureté cathédrale de la jungle. Cela faisait longtemps que plus personne ne vivait ici, mais ce n’était pas une grande perte. Des bruits de voix l’interrompirent dans sa réflexion. Il se raidit. La voix d’Aliézer s’élevait d’une cabane à quelques ruelles de là, et avec elle une autre voix, celle d’un inconnu – il y avait encore des hommes ici ! Tout un cercle de possibilités passa devant ses yeux, mais il ne lui fallut pas dix secondes pour savoir ce qu’il devait faire. Il se leva de sa souche, tourna le dos à la ville et s’éloigna, suivi avec enthousiasme par son escorte. Il n’avait pas besoin des hommes. La jungle avait besoin de lui. Aliézer ? Il avait retrouvé ses congénères ; il serait mille fois mieux avec eux qu’à suivre Halim Nor. De toute façon, il se négligeait, ces derniers temps. Et ce n’est pas comme si le sénateur avait vraiment besoin de lui, pas vrai ? *** — Aliézer... si vous êtes vivant, vous... alors mon fils... — Oui, madame. Il est vivant aussi , répondit Aliézer qui sut tout en parlant qu’il avait dit une espèce de mensonge. Enzy Nor gisait sur une paillasse, son visage amaigri presque aussi gris que les couvertures moisies dans lesquelles elle était emmitouflée. — Elle est très malade, expliqua le jeune soldat à Aliézer. C’est pour ça que je suis resté pour m’occuper d’elle, alors que le commandant et tous les autres sont partis, après que cette récolte a raté et qu’ils ont commencé à s’entretuer pour la nourriture. Tout le monde est parti, mais elle, elle a voulu rester. Pour

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accomplir la volonté de son fils, qu’elle dit. Elle dit que tant qu’elle est là, la civilisation y est encore, que si elle part ce sera l’échec... Alors elle reste. Mais à mon avis, elle n’en a plus pour longtemps. À son âge, presque un an dans cet enfer... ça pardonne pas... Ça pardonne à personne, d’ailleurs. Les gens se sont laissés aller, ils ont cessé de s’occuper de l’hygiène et tout ça, on a eu toutes les maladies possibles et imaginables, ça aide pas. Les survivants ont laissé tomber, ils sont partis. Sauf nous. Comment est-ce que vous avez fait pour ne pas crever, vous ? — J’avais autre chose à faire ; je n’y ai pas pensé, répondit Aliézer en se penchant vers Enzy. Madame ? Votre fils est là, madame, vous voulez que j’aille vous le chercher ? *** Alors qu’Halim Nor s’éloignait en courant de la clairière, un oiseau plongea du ciel pour rafler un insecte rutilant sur un tronc d’arbre ; un seul mouvement d’une propreté impeccable, une découpure de faux sifflante dans le ciel, et l’ex-sénateur admira le merveilleux ordonnancement de sa jungle. Il était, à ce moment-là, immensément heureux. *** Quand il eut cherché en vain son patron dans tous les coins de l’ex-colonie et qu’il eut épuisé à crier son nom ce qui lui restait de voix, Aliézer se laissa tomber sur une souche et raconta tout à Enzy. Emmitouflée dans sa couverture, appuyée sur l’épaule du jeune soldat, la vieille dame écouta le récit d’un bout à l’autre sans prononcer un mot, les yeux ailleurs. Quand le secrétaire se tut, elle resta silencieuse. Et ce fut le soldat qui prit la parole : — Vous voyez, madame. Cet enfer vert a rendu fou votre fils. Il en fera autant de vous, de moi et de ce pauvre gars si nous restons ici. Rentrons à Nandéryka, c’est ce que je dis depuis le début. — Oh, non, murmura Enzy de sa voix cassée, avec un pauvre petit sourire. La jungle ne l’a pas rendu fou... Je crois que c’est plutôt le contraire... Redites-moi tout, Aliézer. Il a instauré la sécurité sociale des singes ? Et elle éclata de rire, un petit rire cristallin de vieille dame, néanmoins un son si incongru dans la jungle que plusieurs araignées descendirent de leurs fils rien que pour l’entendre de plus près. Puis s’enfuirent à toutes pattes quand Aliézer, tout à coup, joignit son rire à celui d’Enzy, un rire inextinguible à grands éclats secs et désespérés, se moquant de tout ce qui avait constitué sa ridicule existence ces derniers mois. Le soldat se disait que l’enfer vert avait procédé plus vite que prévu. — Eh bien, finit par murmurer Aliézer. Quand ils entendront parler de ça à Nandéryka... — J’ai hâte de voir cela , murmura Enzy Nor qui était en larmes maintenant, une année de larmes se déversant entre deux petits éclats de rire, et son visage épuisé avait la plus pure expression de fierté maternelle que la jungle eût jamais vue. Le soldat se précipita vers le hangar de la voiture à vent – vite, la remettre en marche avant que ces deux cinglés ne changent d’avis... *** Dans la Jungle, Terrible Jungle

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L’oiseau, perché sur une branche, avala d’un trait l’insecte qui ne lui avait jamais rien demandé et se serait sans doute bien accommodé d’une régulation plus stricte dans ce domaine. Halim Nor décida qu’à la prochaine occasion, il se pencherait sur le cas des grenouilles.

Anne-Laure Daviet a commencé à raconter des histoires dès ses premiers mots intelligibles, et à les illustrer dès que sa menotte a pu tenir un crayon. Elle développe le même univers depuis une douzaine d’années maintenant. Cette nouvelle est non seulement sa première publication mais aussi la première qu’elle écrit, le reste de sa bibliographie se composant de gros romans inachevés. Elle est étudiante en lettres classiques, normalienne (ou peut-être plutôt anormalienne), passionnée de langues, elle aimerait faire carrière dans la recherche. Elle trouve que le monde réel est scandaleusement compliqué par rapport au monde des livres : « il ne trouverait jamais d’éditeur ! » . Son blog : http : //lamontagneronde.over-blog.com/ Magali Villeneuve est une illustratrice freelance et une autodidacte de 26 ans. Elle exerce dans la région de Nancy aux côtés de son compagnon, illustrateur également. Dans ses publications récentes on peut trouver le recueil de nouvelles « Une Nuit en Brocéliande » édité par Guy Boulianne, ainsi que des participations aux webrevues Outremonde et Éclats de Rêves. Sa prédilection se situe dans le genre de la fantasy, dans tout ce qu’elle peut comporter de grave et de sombre... Retrouvez son portfolio sur : http : //mvilleneuve.over-blog.com

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Superstitions : Au bout d’une corde par Lucie MarÊchal

Illustration de Fabien Fernandez

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l’on savait faire et défaire ceux-ci selon la bonne La Jungle, prestigieuse jungle, méritait plus qu’un combinaison, ils pouvaient alors faire tomber le banal article sur les craintes et croyances que les vent, ou au contraire provoquer la tempête. L’usage hommes nourrissent sur les sous-bois enchevêtrés, des cordes à vent fut cependant condamné très tôt les prédateurs à l’affût ou les arbres exotiques. par l’Église : l’archevêque de Canterbury au VIIIe Pourquoi pas un article sur les tigres pendant qu’on y est, allons, allons… Il fallait trouver plus siècle, punissait de cinq ans de prison quiconque y incontournable. Et s’il est bien un outil que l’on recourait. ne manquerait pas Toujours si vous d’emporter lors voyagez par eau, Avertissement : d’une expédition (et si vous vous au cœur de sa souvenez d’un Méfiez vous tout de même des cordes à nœuds. Elles Majesté verte, s’il précédent article sont plus dangereuses qu’il n’y paraît, si bien que leur est bien un objet sur les bateaux…) usage a souvent été puni de graves condamnations. changeant et traître n’oubliez pas Platon écrivait dans ses Lois : « Celui, prophète ou dont il vaut mieux qu’il ne faut pas devin, qui paraît capable de nuire aux autres par des tout savoir, n’estprononcer le mot nœuds ou enchantements magiques, qu’on le mette à « corde » ou « fice pas la corde ? Sachant que ce Solstice en motivera plus d’un à partir à l’aventure au plus profond d’une jungle ou d’une forêt, j’ai pensé qu’il valait mieux vous avertir.

mort. » Allez hop, sans pitié ! Quelques siècles plus tard, à l’époque des grands procès de sorcellerie, on vous envoyait au bûcher pour quelques nœuds. En 1718, par exemple, le Parlement de Bordeaux fit brûler vif un individu qui avait « répandu la désolation dans toute la famille au moyen de cordes nouées » . Ces sorciers-là on évitait tout de même de les pendre haut et court…

Corde à vents et corde au beurre Ça y est, vous voilà équipé pour l’aventure, je la vois cette maligne, qui pend à votre ceinture. Sachez pour commencer que si votre voyage emprunte une voie d’eau, une simple corde peut vous rendre maître des vents. Les sorciers, notamment dans les régions nordiques, utilisaient une « corde à tourner le vent » , comportant des nœuds : si

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celle » à bord, de même que sur une scène de théâtre ou un plateau de cinéma.

Si toutefois vous préférez garder les pieds sur terre, selon une tradition normande, vous pourrez toujours vous arranger avec un sorcier pour qu’il vous prépare une « corde au beurre » : une corde comportant un grand nombre de nœuds savamment répartis. La croyance veut que l’on attache celle-ci au pied arrière gauche d’une vache laitière, menée ensuite sur les chemins les plus fréquentés : dans les jours qui viennent, la vache est alors censée fournir tout le beurre qu’auraient produit la totalité des vaches passées par ces mêmes chemins. Gageons que dans la jungle, cela vaut certainement aussi avec les

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tigresses, ou les tapirs ?

N’allez plus chez le médecin ! Les cordes sont beaucoup mieux : elles soignent tout et coûtent moins cher. Vous n’imaginez pas tous les maux qu’une simple corde et quelques habiles nœuds peuvent faire disparaître ! Une ceinture de chanvre remédie aux maux de reins, aux lumbagos et aux lombalgies. Porter au poignet, pendant neuf jours, une corde ou un fil de chanvre fait disparaître l’acné. Les anciens Assyriens attachaient pour leur part autour de la tête, du cou, ou des membres du malade une corde avec des nœuds (souvent deux fois sept ), puis elle était coupée et lancée au loin, car elle était censée emporter la douleur et les maux du

Ce n’est pas tout : la cordelette à fouet, portée à même la peau, vient à bout de la sciatique et des hémorroïdes. Toujours plus fort : aux États-Unis, porter autour du cou un ruban de soie noire préserve de la diphtérie noire. Un dernier avantage que les femmes enceintes peuvent noter : en Bulgarie, on éloigne les mauvais esprits en entourant d’une corde le lit d’une accouchée. Par contre qu’elles ne passent jamais sous une corde ou que jamais elles n’en enjambent une sous peine d’avoir un accouchement difficile. En Angleterre, si une femme enceinte attache une corde autour de sa taille, elle porte malheur à son enfant.

malade avec elle.

Dénouement Une ficelle provenant d’un sac de farine peut être portée autour d’une foulure, En cas d’entorse du poignet, il y a mieux : on recommande dans le Languedoc de porter en bracelet un cordon rouge. Bien plus sérieux maintenant : s’attacher une corde autour du cou après y avoir fait treize nœuds soulage les maux de dents. (Hérault) Selon une croyance du Beaujolais, si l’on fait autant de nœuds dans une corde que l’on a de verrues, que l’on attache une pierre à l’extrémité de cette corde, et que l’on fait pendre le tout dans un puits, alors toutes les verrues disparaîtront lorsque la pierre tombera au fond du puits. Les Anglo-Saxons ne se compliquent pas tant et se contentent de poser sur la verrue une ficelle quelconque.

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Je gardais pour la fin une petite superstition, discrète et tellement facile que je me demande si je ne vais pas y succomber : avoir un simple bout de ficelle dans son sac à main porte bonheur. Et si le sac à main ne vous sied guère, messieurs par exemple, rassurez vous : la présence d’un petit bout de ficelle simplement dans votre porte-monnaie attirera argent et amitié. Vous savez à présent tout ce qu’il y a à savoir sur le sujet, voilà qui fait une corde de plus à votre arc avant de partir en expédition ! Bon voyage au cœur de la jungle…

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F Xavier Bornes

Illustration de Zed Oras

Une goutte d’eau dans le désert

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Alice en était convaincue. Tant qu’elle resterait dans ce village, elle serait tourmentée par les images qui revenaient chaque nuit lui rappeler la folie des hommes. Elle devait s’éloigner, fuir ses souvenirs et espérer que la distance effacerait la douleur que le temps n’avait pas apaisée. Elle n’en pouvait plus de vivre dans une terreur perpétuelle. Mais jusque-là, elle n’avait pas osé en parler à Trinité. Elle avait peur de la réaction de la vieille femme, peur de la blesser. Peut-être aussi craignait-elle de se laisser convaincre de rester. Elle avait imaginé partir sans rien dire. Simplement empaqueter de quoi se nourrir quelques jours, et reprendre la route. Mais elle ne pouvait pas abandonner ainsi Trinité, pas après tout ce que cette dernière avait fait pour elle. Et pourtant les rumeurs enflaient et se précisaient, annonçant un destin qui tentait de la rattraper. Mais Alice ne comptait pas se laisser surprendre. Elle posa doucement la tunique qu’elle était en train de raccommoder, et attendit que son hôte interrompe ses propres travaux. — Je vais partir, annonça-t-elle. De l’autre côté de la table, Trinité ne répondit rien. Elle fixa Alice de son regard vieilli par les épreuves du temps. Les plis autour de ses yeux lui donnaient un air de vieille tortue, et son attitude dégageait une impression de fatigue digne. Alice ne discernait ni la surprise, ni la tristesse, ni même la colère à laquelle elle s’était attendue. Finalement, Alice céda et baissa la tête. — Quand ? demanda Trinité. — Demain. En fin de matinée ou dans l’après-midi. — Bien. L’après-midi alors. Comme ça, je te préparerai un poulet sauce pour midi. Malgré la tension, Alice sourit. — Merci, dit-elle. Tu sais, tu pourrais venir avec… — Non, l’interrompit Trinité. Non merci. Je ne pourrais pas. Alice connaissait la réponse de son amie avant même de poser la question, mais elle n’avait pu s’empêcher de demander. Son aînée lui posa à son tour une question mort-née : — Et, est-ce que tu voudras me… raconter ? Avant de partir ? Ça pourrait te faire du bien. Alice se leva, fit le tour de la table pour se placer derrière la vieille femme. Elle l’enlaça et lui murmura à l’oreille. — Non, je ne pense pas. Je suis désolée, je ne suis pas encore prête. Tu es peut-être la seule qui aurait pu comprendre, mais je ne peux pas. Elle resta longtemps ainsi, laissant ses larmes creuser de nouveaux sillons sur la peau parcheminée de sa dernière amie. Une fois la nuit tombée, Alice plongea dans ses délires nocturnes. L’odeur de la chair brûlée, la sensation d’étouffer sous un amas de cadavres se décomposant sous un soleil implacable. Par moments, une série de détails l’agressait. Le visage d’un membre de sa famille ou d’un voisin, généralement souriant. Et immédiatement après, elle reconnaissait un bras, la tête ou un pied de cette personne, se détachant du reste du charnier. Elle avait alors l’impression que son inconscient essayait de reconstruire les pièces d’un Dans la Jungle, Terrible Jungle

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ignoble puzzle fait des morceaux des corps de ceux qu’elle avait aimés, de ceux qu’elle avait connus. Parfois aussi, elle volait au-dessus du charnier dans de grands cercles concentriques. Et elle s’étonnait de ne pas tomber, de ne pas se faire avaler à son tour par ce monstre aux mille gueules. Dans les cauchemars qu’Alice redoutait le plus, elle était cernée par les tueurs. Partout où se portait son regard, leurs armes étincelantes lui renvoyaient l’image d’une femme terrorisée, au bord de la folie. Et, tout doucement, ils se rapprochaient. Elle n’essayait jamais de se défendre dans ses rêves. Elle hurlait juste : « Pourquoi ? » . Jusqu’à ce que les machettes tombent. Alice se réveilla en sursaut, avec un sale goût métallique dans la bouche. Dans son sommeil agité, elle s’était mordu la langue jusqu’au sang. Elle ne pouvait en être sûre, mais elle pensait avoir encore hurlé. Elle écouta le silence de la nuit, mais Trinité ne semblait pas s’être réveillée. Ou du moins, elle ne s’était pas levée. La pauvre avait eu le temps de s’habituer aux crises nocturnes de sa protégée. D’après Trinité, les jours et les nuits pendant lesquels Alice était restée dans un sommeil catatonique avaient été pires encore, mais, grâce au ciel, Alice ne s’en souvenait plus. Elle n’avait aucun souvenir de cette période. Elle savait qu’on l’avait retrouvée seule, sur le bord d’une route, les pieds lacérés d’avoir trop marché et insensible à tout ce qui se passait autour. Trinité évitait d’en parler, de rappeler à Alice qu’elle avait dû s’occuper de la jeune femme comme d’un bébé. En fait, Alice ne savait même pas comment elle s’était retrouvée aux bons soins de Trinité. Est-ce que la vieille femme l’avait accueillie d’elle-même ? Ou bien les villageois lui avaient-ils imposé la charge encombrante de cette jeune femme blessée et comateuse ? Cela ne changeait rien à la dette qu’Alice avait à son égard, mais elle aurait aimé savoir. Finalement, Alice avait pris sa décision. Tout ça était du passé. Le lendemain, elle quitterait le village et l’amie qui l’y avait accueillie. Elle resta allongée, les yeux grands ouverts, préférant attendre éveillée le lever du soleil, plutôt que de succomber à nouveau à un sommeil hanté. *** Lui dormait paisiblement, bercé par les bruits de la jungle. Avec l’âge, il faisait des nuits de plus en plus longues. Et puis, il pouvait dormir tranquille : il savait que personne n’oserait le déranger. Personne sauf elle. Elle s’approcha lentement, silencieuse et invisible dans l’obscurité. De toute manière, vu comment il ronflait, elle aurait aussi bien pu avoir la grâce d’un éléphant qu’il ne l’aurait pas plus remarquée avant qu’elle ne lui hurle dans l’oreille : — Bal ? Debout ? Évidemment, en sursautant il se cassa à moitié la figure et il lui fut difficile de prendre un air digne et outré après plusieurs tentatives infructueuses pour se redresser, surtout sous les rires de la garce. — Oh ? Je t’ai réveillé Bal ? Je suis désolée ? Je pensais que tu ne dormais que d’un œil et que tu m’avais entendue venir… — Grrrr, répondit-il d’un air menaçant. D’une part pour lui montrer son mécontentement, d’autre part parce qu’il était encore trop endormi pour articuler de véritables mots.

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— Du calme, du calme, dit-elle, pas vraiment impressionnée par son mouvement de colère. Elle bondit dans son dos et poursuivit : — Allez, viens, on va marcher un peu. Je t’expliquerai en route pourquoi je t’ai réveillé. Et ne fais pas cette tête-là, tu sais bien que sans moi, tu t’ennuierais ! *** Alice n’eut aucun mal à préparer ses affaires. Les deux femmes avaient pris leur petit déjeuner en silence. Ensuite, Trinité s’était éclipsée. Par pudeur ou simplement pour aller chercher un poulet pour le repas, Alice n’aurait su le dire. Mais elle était contente d’avoir ce petit moment à elle, pour faire ses adieux à cette maison qui était devenue pour elle comme un ancrage dans la réalité. Alice s’était d’abord occupée des tâches ménagères habituelles, puisant un peu de force dans ce semblant de quotidien. Ensuite, elle avait regroupé ses effets dans un grand sac de toile. C’était dérisoire, et un peu déprimant. Alice n’avait presque rien trouvé à emporter, et ce qu’elle avait finalement mis de côté lui venait de la générosité des villageois, Trinité en tête. Quelques t-shirts, pantalons et sous-vêtements ; un savon qu’elle avait enrobé dans une serviette ; un peu d’argent qu’elle n’avait pu refuser. À part ça, elle n’avait que ce qu’elle portait sur elle, et la malédiction de sa mémoire qui lui imposait de partir au loin. Enfin, quand elle fut prête, Alice s’assit à table et reprit le raccommodage abandonné la veille. Elle trouvait le contact du tissu apaisant. Elle aimait en explorer la texture, douce ou rugueuse. Le toucher était peut-être le seul sens que ses souvenirs n’avaient pas corrompu. Alice était en pleine couture quand des éclats de voix retentirent au dehors. Signe d’une tension croissante, les disputes de ce genre étaient devenues fréquentes. Le plus souvent, elles opposaient ceux qui prenaient la mesure des massacres et du danger, et ceux qui ne pouvaient toujours pas y croire. Tous entendaient à la radio la même propagande les comparant à des insectes nuisibles et incitant la population à les exterminer, un par un. Tous avaient en tête les récits des massacres perpétrés partout dans le pays contre des villages comme le leur. Mais certains n’arrivaient pas à admettre la vérité. Au fond d’eux-mêmes, ils persistaient à imaginer que tout cela n’était qu’un malentendu, que les choses ne pouvaient pas en être arrivées là si vite. Mais cette altercation semblait différente. Les éclats de voix s’étaient amplifiés, et avaient pris un accent agressif. Alice tendit l’oreille, mais n’arrivait pas à discerner d’autres mots que de simples interjections, et celle qui revenait le plus souvent, était un puissant « Non ! » . Alice avait pris l’habitude de ne pas se mêler des affaires du village. Elle avait volontairement réduit son univers à cette maison, ne s’aventurant que très rarement à l’extérieur. Par curiosité, elle essayait de savoir ce qui se tramait dehors, mais jamais elle n’intervenait. Même lorsqu’elle reconnut la voix de Trinité, Alice resta sagement assise. Si Trinité en avait envie, elle pourrait lui expliquer ce qui s’était passé lorsqu’elle viendrait la rejoindre. Alice n’était pas pressée. D’ailleurs, la dispute semblait arriver à son terme. Bientôt, les voix se turent ou furent absorbées par les bruits environnants. Et quelques instants plus tard, Trinité rentra chez elle. À la surprise d’Alice, elle portait dans ses bras un nouveau-né.

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Alice eut un soudain mouvement de recul. Pour la première fois, un autre être humain, aussi petit soitil, pénétrait dans un espace jusque-là réservé aux deux femmes. Il était évident que l’enfant assoupi ne représentait aucun danger, mais Alice mit quelques longues secondes à s’en convaincre suffisamment pour se détendre à nouveau, et reprendre la respiration qu’elle avait inconsciemment retenue. Si un simple bébé lui faisait cet effet, peut-être avait-elle sous-estimé la difficulté qu’elle aurait à quitter définitivement la protection de ce sanctuaire et de son hôte. Mais Alice ne fut pas la seule à remarquer ce réflexe protecteur. Trinité lui jeta un regard interrogateur avant de venir s’asseoir en face d’elle. Elle resta ainsi un long moment. Alice n’osait pas rompre le silence. Le visage fermé et déterminé de son amie lui faisait peur. Elle commença à se sentir prise au piège avant même que Trinité ne prenne la parole. — Tu étais aussi innocente et vulnérable quand tu es arrivée ici. Et voilà, c’était aussi simple que cela. Le sous-entendu était évident. Le moment était venu de payer sa dette. D’ailleurs, Trinité enchaînait rapidement : — Comme avec toi, je ne pouvais l’abandonner. Tu comprends ? — Mais, continua-t-elle sans laisser à Alice le loisir de répondre, je n’y arriverai pas seule cette fois. Pas si tu nous quittes maintenant. Tu pourrais rester, juste le temps de… — Non ! ! Alice fut surprise par sa propre véhémence. Mais après tout, comment Trinité osait-elle lui faire ça ? De quel droit est-ce qu’elle l’acculait ainsi à choisir entre leur amitié et sa propre liberté ? Et puis, c’était qui ce « nous » ? Un bébé qu’elles ne connaissaient pas la veille. Pourquoi Alice lui sacrifierait-elle le droit de partir, de s’échapper. Tout à coup, le sanctuaire se transformait en prison. Alice se leva brusquement. Elle avait du mal à respirer. Elle se sentait écrasée, comme si l’air autour d’elle s’était solidifié. Sans attendre la réaction de Trinité, elle fit demi-tour et courut dans la pièce voisine s’allonger sur son lit. Là, elle essaya de ne plus penser à rien, de vider son esprit de toutes les menaces qui l’assiégeaient, de retenir les larmes qui voulaient s’échapper. Comme toujours, elle échoua.

Quand Alice revint à elle, elle fut surprise de se rendre compte qu’elle s’était endormie. Pour la première fois depuis une éternité, elle se sentait vraiment reposée. Dès que Trinité était entrée avec l’enfant, elle avait su ce qu’elle ferait. Mais il lui avait fallu ce délai pour se l’avouer à elle-même. Trinité était toujours à table. Elle l’attendait. Alice ne vit pas le bébé dans la pièce, sans doute dormaitil dans la chambre de Trinité. Alice préférait autant. Elle pourrait parler à Trinité en imaginant encore qu’elles étaient seules, que leur complicité n’avait pas été envahie par cet enfant. — Je suis désolée, Trinité. Je resterai bien sûr. Le temps qu’il faudra. C’est juste que.. C’est juste que j’ai peur. Tu comprends ? Trinité répondit d’un sourire, un sourire triste et bienveillant. Un sourire qui disait que non, elle ne comprenait pas, mais qu’elle acceptait, et qu’elle pardonnait. Et quand elle prit tendrement les mains d’Alice dans les siennes, rappelant à cette dernière le contact agréable d’un tissu rugueux, Alice sut que

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son amie lui était aussi reconnaissante. Et quelque chose se libéra dans son esprit. Un poids énorme dont elle n’avait pas eu conscience avant venait de lui être ôté. Rien n’était résolu, mais elle entendait le chant silencieux de son amie : « Merci, merci. Tu verras, tout ira bien » . Et Alice l’aurait presque cru. *** — Et tu es sûre qu’ils vont là-bas ? Et que c’est pour demain matin ? Il en avait assez de marcher. Depuis la veille, ils n’avaient fait que deux toutes petites pauses. Il avait sommeil, faim et mal aux pieds. Et tout ça pour une nouvelle lubie de son amie. Elle lui avait plus ou moins expliqué ce qu’elle voulait faire. Il n’avait pas bien compris, ni le pourquoi de l’histoire, ni le rôle qu’il devrait y jouer. Mais elle réussissait toujours à l’embarquer dans ses aventures. Il n’avait pas encore trouvé le truc pour lui dire non. — Oui, je suis sûre Bal. Et si on ne se dépêche pas, on arrivera trop tard. Le jour va bientôt se lever. Il faut qu’on fasse vite ! Facile à dire pour elle. Avec son corps élancé et musclé, elle était faite pour ce genre de marathon. Pas lui. Lui, il était fait pour manger et dormir ! — J’arrive, j’arrive… *** Après une nuit plutôt tranquille, plus perturbée par les cris du bébé que par les habituels cauchemars, Alice fut réveillée en sursaut. Trinité lui secouait l’épaule : — Réveille-toi ! Des soldats sont là, il faut te lever ! Un instant, Alice crut qu’elle rêvait encore, qu’elle revivait pour la millième fois cette terrible journée. Mais dès qu’elle comprit que c’était bien réel, que c’était bien Trinité qui lui parlait ainsi, elle se figea. Son corps fut pris de violents spasmes. Elle voulut hurler sa terreur, mais sa gorge était un désert aride et silencieux, et sa bouche s’ouvrit dans un cri muet. Elle avait à peine conscience des efforts désespérés de Trinité pour la rassurer. Elle n’entendait qu’une voix d’outre-tombe répétant à l’infini : « Les soldats arrivent. Ils sont là pour toi cette fois. Les tueurs sont là. » Le cri strident du bébé la sortit de sa torpeur, et elle put se joindre à ses hurlements enfantins, comme deux rivières se mélangeant avant de se jeter dans un océan adverse. Alice fut reconnaissante à Trinité de lui laisser le temps d’extérioriser sa terreur et sa souffrance. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle n’en put plus, bien après que le bébé se fut tu. Elle se laissa un moment bercer par la musique des mots que Trinité lui chuchotait à l’oreille. Enfin, Alice put se lever. L’instant de panique passé, elle sentait une nouvelle énergie l’envahir. L’urgence la galvanisait, lui faisait retrouver une détermination farouche, un instinct de survie qu’elle pensait mort et enterré depuis longtemps. Elle écarta gentiment Trinité et lui demanda : — Quels soldats ? Combien ? Que veulent-ils ? — Quatre miliciens. Ils sont venus pour nous protéger. Depuis hier, les rumeurs se sont amplifiées. Personne n’y croyait vraiment, mais tout le monde était inquiet. Je n’ai pas voulu t’affoler. — Et que proposent-ils ? Dans la Jungle, Terrible Jungle

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— Ils ont demandé que tous se regroupent dans l’église. Comme ça, ils pourront nous défendre plus facilement. — Oh ! Mon Dieu ! laissa échapper Alice dans un souffle. Il ne faut pas, continua-t-elle. Ils mentent ! Ils mentent ! ! Mais Trinité ne pouvait pas comprendre. Et il n’y avait qu’un moyen de lui expliquer cette terrible sensation de déjà-vu. Alice s’assit et, fixant un point quelque part sur le sol, se mit enfin à parler. Elle raconta son retour au village ce matin-là ; comment la fumée et l’odeur l’avaient avertie du danger alors qu’elle était encore loin ; comment elle avait été assez stupide pour s’approcher lentement. Jusqu’à se cacher derrière un simple buisson, assez touffu pour la masquer au regard des hommes qui avaient envahi la place de son village, mais trop peu pour l’empêcher de voir les images qui allaient hanter toutes ses nuits par la suite. Elle essaya de décrire les tueurs qui achevaient leur besogne en découpant les morts en morceaux. Les coups de machettes et de couteaux qui détachaient d’un bruit sec les articulations et déchiquetaient les têtes des corps. L’amoncellement progressif de ce gigantesque charnier, comme s’ils avaient voulu élever un monument à leur propre démence. Elle raconta leur calme effrayant, leurs visages qui n’exprimaient que fatigue et résignation devant une besogne routinière et ennuyeuse. Elle expliqua que la plupart se taisaient ou ne parlaient que pour les besoins de leur travail, quand d’autres, le temps d’une pause-cigarette, discutaient et plaisantaient. Rien dans leur attitude ne trahissait la monstruosité de leurs actes. En les observant, Alice aurait pu croire qu’il s’agissait de simples paysans coupant du bois ou s’occupant de leurs animaux. S’il n’y avait eu cette terrible odeur de carnage, de sang, de viande. S’il n’y avait eu ces enfants à qui l’on montrait où et comment frapper pour bien dépecer les corps, à qui on demandait de porter les membres déchiquetés jusqu’à former un amas de chairs posées pêle-mêle, et dans lequel Alice devinerait les visages et les corps de ceux qu’elle avait aimés, au fur et à mesure de ses cauchemars. Alice s’interrompit brusquement, en plein milieu d’une phrase. Elle s’était laissée emporter par sa propre histoire, balbutiant sans interruption des mots qui étaient restés trop longtemps bloqués en elle, tournoyants dans sa tête, dans ses rêves. Elle n’aurait jamais pensé que parler, tout simplement, pouvait lui offrir un tel sentiment de liberté retrouvée. Au fur et à mesure que les horreurs jusque-là enfouies profondément en elle, remontaient, traversaient sa gorge puis sa bouche pour finir par s’échapper, elle se sentait plus légère. Et ce n’était pas seulement le poids des larmes qui s’étaient remises à couler. C’était le poids des mots, de la douleur et du deuil. Alice aurait voulu prendre le temps de se purger complètement de ces non-dits, mais l’urgence de la situation lui revint subitement à l’esprit. Tout recommençait. — Tu comprends ? poursuivit-elle. Tous les corps étaient entassés sur la place, devant l’église ! Et parmi les tueurs, quelques-uns étaient en uniforme. Il faut qu’on se cache ici, ou mieux, que l’on parte tout de suite… — Non. — … On va prendre le strict nécessaire : de la nourriture, un peu d’eau si tu en as. On attend le moment propice et on fuit dès que l’on peut.

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Alice s’était inconsciemment mise à chuchoter pour dérouler son plan d’action. Il lui fallut plusieurs dizaines de secondes avant de réaliser que Trinité lui avait déjà répondu, et la surprise lui fit à nouveau élever la voix. — Comment ça « non » ? Tu ne comprends pas ce que je dis ? Tout va recommencer. Il faut fuir. Maintenant ! — Non, répéta Trinité doucement. Je ne doute pas du danger. Je veux juste dire que je ne viendrais pas avec vous. Devant le silence hébété d’Alice, elle poursuivit : — Seuls, le bébé et toi, vous avez peut-être une chance. Moi, je ne pourrais que vous retarder, vous mettre encore plus en danger. Et puis, si je n’y vais pas, quelqu’un du village viendra me chercher, et vous ramènera avec moi. Alors que si… Mais avant qu’elle ne finisse sa phrase et bien avant qu’Alice ne puisse la convaincre de l’inutilité d’un sacrifice ridicule, un bruit les fit se retourner. Juste derrière la porte, quelqu’un appelait Trinité : tous étaient déjà dans l’église, on l’attendait, il ne manquait plus qu’elle… Le temps qu’Alice réfléchisse à la conduite à adopter, Trinité s’était levée, avait parcouru les quelques mètres qui la séparaient de la porte et était sortie, non sans un dernier regard lancé par-dessus son épaule à Alice. Un adieu silencieux qui laissa la jeune femme tremblante de frustration. Elle était à nouveau seule. Une heure plus tard, Alice n’avait toujours pas trouvé de moments opportuns pour fuir. Elle était coincée dans la maison de Trinité. Le bébé dans les bras, un sac de provisions à portée de main, elle s’était installée près de la porte d’entrée. Environ une demi-heure après le départ de Trinité, les tueurs étaient arrivés. Alice restait loin des fenêtres et n’osait pas regarder dehors, mais elle avait entendu les roues des camions sur la terre sèche, les moteurs diesel, puis le bruit des bourreaux qui se détendaient les jambes après un long et cahoteux trajet. Comme elle le craignait, il n’y avait eu aucun combat. Les quatre miliciens étaient là pour faciliter le travail des assassins, qui se mirent à l’œuvre sans attendre. Et depuis, les coups n’avaient cessé de pleuvoir. Au départ, les victimes étaient tellement nombreuses que les cris venaient de partout, s’entremêlant dans une douleur partagée, en un seul et démesuré hurlement. Mais au fur et à mesure que le nombre de vivants diminuait, que les tueurs devaient chercher leurs proies au plus profond de l’église, le temps s’espaçait entre chaque martyr. Pour son malheur, Alice put alors nettement distinguer chaque bruit. Les cris de terreur et de douleur, les chocs sourds des coups de machette, les bruits humides des couteaux pénétrant les chairs, les voix neutres des tueurs, et même les derniers râles avant la délivrance de la mort. À chaque fois, Alice imaginait Trinité, succombant sous les coups. À chaque fois, elle se recroquevillait un peu plus, s’enfermant à nouveau à l’intérieur d’elle-même, succombant à l’envie d’abandonner, de ne plus entendre, de ne plus voir, et surtout, de ne plus penser. Le cri du bébé la réveilla. Ce n’était pas un hurlement de terreur ni de douleur. C’était un simple cri d’enfant. Peut-être avait-il faim, peut-être avait-il mal au ventre, ou envie de bouger. Alice n’avait aucun moyen de le savoir, et elle s’en moquait bien. Elle essaya de le calmer en le berçant doucement, mais c’était trop tard.

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Un silence inquiétant avait répondu aux braillements de l’enfant. Alice releva la tête. Des bruits de pas se rapprochaient. Bientôt, il serait trop tard pour tenter quoi que ce soit. Frénétiquement, elle se prépara à fuir. Une pensée l’arrêta, lui glaçant le sang. Si elle partait avec le bébé, et même si elle arrivait à sortir sans se faire repérer, les tueurs chercheraient à savoir d’où était venu ce cri, et finiraient par la trouver. Si elle emportait l’enfant avec elle, ils y resteraient tous les deux. Sans plus réfléchir, elle posa délicatement le bébé maintenant calme dans un recoin et sortit en courant. Ce n’est qu’une fois lancée à toute vitesse dans la direction des tueurs, qu’elle comprit qu’elle avait pris une autre décision. Celle de donner une chance, aussi ténue soit-elle à l’enfant. Peut-être aussi en avait-elle assez de fuir. Éperdue, elle s’avançait vers le groupe de tueurs, hurlant sa colère à pleins poumons : « Pourquoi ? » Elle se jeta sur l’homme le plus proche, s’empalant dans la machette qu’il avait instinctivement levée devant lui. Alice ne vit pas sa vie défiler lentement, elle ne vit rien, absolument rien. Elle fut morte avant que son corps ne s’écroule au sol. *** Ils se tenaient à l’orée de la jungle, inutile de se rapprocher davantage. Ils étaient arrivés trop tard, bien trop tard. Mais il ne regrettait plus qu’elle l’ait emmené avec elle. Assister à une telle aberration, cela valait bien la balade. Des Hommes massacraient bruyamment d’autres Hommes. Sans aucune raison apparente, montrant une fois de plus leur mépris de la Loi. — Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il. Elle lui lança un regard noir, comme si c’était de sa faute s’ils n’étaient pas arrivés à temps. Et de toute manière, il n’avait pas bien compris comment ils auraient pu prévenir les villageois, ou faire quoi que ce soit pour empêcher le carnage. — On attend. On ne sait jamais. Avant qu’il ait pu lui dire tout le mal qu’il pensait de ce plan génial, un cri retentit, comme pour lui donner raison. Celui là était plus près d’eux que les autres. Il venait d’une des maisons les plus proches des arbres. — Qu’est-ce que … ? — Chuut, l’interrompit-elle. Oui, c’est un cri de bébé. Attendons de voir ce qui se passe. Un groupe d’hommes se dirigeait vers la maison, quand tout à coup, une furie en sortit, comme un diable de sa boîte. La femme vint s’échouer contre un des hommes, son cri stoppé net par l’acier qui la traversa de part en part. — J’y vais. Bal, tu restes là, et si je suis repérée, tu fais diversion le temps que je sois en sécurité. Tu as compris ? Évidemment qu’il avait compris. Mais elle n’attendit pas sa réponse pour s’élancer en direction de la maison.

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À deux reprises, il fut persuadé qu’un des hommes allait la voir. Ils ne pouvaient pas ne pas apercevoir sa silhouette noire se faufiler entre les herbes hautes. Pourtant, elle entra dans la maison sans avoir provoqué la moindre réaction. Un instant plus tard, elle ressortait, tenant un paquet entre les dents. Quand il réussit enfin à voir ce que c’était, il ne put en croire ses yeux. Elle avait récupéré le bébé. — Et maintenant, qu’est-ce qu’on va en faire ? — On va retourner chez nous, répondit-elle, essoufflée. On va éviter cette brute de tigre et on va déposer le petit d’Homme en douce chez Mère Louve. Elle s’en occupera comme… une mère. Elle semblait toute contente d’elle-même, la plus fière des panthères noires. — Et après ? On aura sauvé ce petit d’homme. Mais à quoi ça rime de risquer nos vies pour si peu pendant que tous les autres se massacrent entre eux ? C’est dérisoire et inutile. C’est comme une goutte d’eau dans le désert. — Exactement Baloo. Je n’aurais pas su mieux le dire. Ce que nous faisons là, c’est précieux comme une goutte d’eau dans le désert.

Au premier abord, F-Xavier Bornes peut paraître normal. Marié, deux enfants, un boulot stable, un hamac dans le jardin et un terrible appétit pour la lecture, de tout genre, sur tout support. Mais depuis quelques mois, il est passé de l’autre côté du miroir et ses soirées sont hantées par les manifestations de son esprit qu’il couche sur le papier. « Une goutte d’eau dans le désert » est sa première publication, simultanément avec une participation au webzine Trois Petits Points. Mais ce n’est qu’un début, car les projets en cours sont nombreux : nouvelles, roman à quatre mains, histoires pour la jeunesse. À suivre…

C’est en parallèle d’études de design/graphisme que Zed Oras a développé sa passion pour le dessin. Une passion qui lui a permis de créer tout un monde enfantin et onirique que vous pouvez découvrir ici : http : //www.zedoras.net . Son parcours est jalonné de plusieurs participations à d’autres fanzines (La Gazette du Petit Peuple, Trois Petits Points, etc...), d’une exposition et d’une pleine malle de projets dont le petit dernier est un artbook prévu pour décembre 2006.

Dans la Jungle, Terrible Jungle

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Enqu ê tes de Litt é ratures : Dans la Jungle

Illustration de Berg

par Gabriel Féraud

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D’après le Robert de 2007, « jungle » est un mot anglais provenant de l’hindoustani « jangal » . Dans les pays de mousson, il s’agit donc d’une forme de savane couverte de hautes herbes, de broussailles et d’arbres, où vivent les grands fauves. Et devinez ce que Bob cite en exemple : « le Livre de la jungle » , de Rudyard Kipling. Il nous précise que, plus globalement, cela désigne une forêt tropicale, une végétation épaisse. Bon, je ne pousserais pas l’audace à interroger Bob sur la Fantasy ou la SF, je serais déçu. Par contre, nous sommes en droit de nous poser la question : quel mélange peut bien produire la rencontre de la Jangal et de l’Imaginaire occidental ? Nous verrons quels pionniers osèrent s’enfoncer là où nul n’était allé, puis nous établirons une typologie de la jungle dans les littératures de l’Imaginaire et nous terminerons par l’évolution de la représentation de la jungle dans les mentalités. Vous voulez vous lancer dans l’aventure ? Vous avez votre coupe-coupe en main ? Bien, alors allons-y !

Un peu d’histoire : Les seigneurs de la Jungle Le Père originel : Rudyard Kipling Rudyard Kipling, né en Inde à Bombay, vécut de 1865 à 1936 et devint célèbre avec, notamment, son fameux « Livre de la Jungle » , publié en 1894. Il se vit décerner le Prix Nobel de littérature en 1907, faisant de lui le septième Prix Nobel, pour l’ensemble de son œuvre. Incontestablement, c’est la référence pour notre sujet.

« Le Livre de la Jungle » de Kipling raconte les aventures de Mowgli, jeune garçon blanc, recueilli par une famille de loups. L’orphelin élevé par un animal est un thème fort de la mythologie, comme Romulus et Rémus, fondateurs de Rome. De plus, Mowgli parle couramment le langage des animaux : nous sommes donc en Fantasy. Pour en être sûr, jetons un œil à son éducation : « Maintenant, il faut vous donner la peine de sauter dix ou douze années entières, et d’imaginer seulement l’étonnante existence que Mowgli mena parmi les loups, parce que, s’il fallait l’écrire, cela remplirait je ne sais combien de livres. Il grandit avec les louveteaux, quoique, naturellement, ils fussent devenus loups quand lui-même comptait pour un enfant à peine ; et Père Loup lui enseigna sa besogne, et le sens de toutes choses dans la Jungle, jusqu’à ce que chaque frisson de l’herbe, chaque souffle de l’air chaud dans la nuit, chaque ululement des hiboux au-dessus de sa tête, chaque bruit d’écorce égratignée par la chauve-souris au repos un instant dans l’arbre, chaque saut du plus petit poisson dans la mare prissent juste autant d’importance pour lui que pour un homme d’affaires son travail de bureau. » 1 Ce livre paraît lors de l’expansion coloniale des puissances européennes et américaine, apportant aux habitants des métropoles du rêve, des fantasmes, des couleurs, grâce à une presse en plein développement et une photographie qui s’affirme de jour en jour. L’imaginaire occidental va se nourrir des images, vraies ou fausses, véhiculées par ces pays lointains, ces colonies. Le héros de Kipling va en inspirer un autre, plus athlétique et aux aventures innombrables, je veux parler, ni plus ni moins, du seul Seigneur de la jungle : Tarzan.

http : //fr.wikisource.org/wiki/Le_Livre_de_la_jungle_-_Les_fr%C3%A8res_de_Mowgli Wikisource dépend de Wikipedia, l’encyclopédie gratuite et autogérée par les internautes. Wikisource regroupe des textes « tombés » dans le domaine public. 1

Dans la Jungle, Terrible Jungle

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Edgar Rice Burroughs : la jungle version Pulps ! Edgar Rice Burroughs (1875-1950) ne peut pas renier sa filiation avec R. Kipling : son héros, destiné à être un des plus célèbres au monde, n’est qu’autre que Tarzan, jeune enfant blanc perdu dans la Jungle, dont il conte la première aventure en 1912. Quand on voit les exploits que va réaliser « l’homme singe » au fil d’une production impressionnante, la « Fantasy-Jungle » tient là un de ses plus grands personnages, immortalisé à l’écran par Johnny Weissmuller en 1932, qui finira malheureusement par s’identifier à son rôle. Tarzan, au cinéma (premier film en 1918), en Comics, en livres, va connaître une myriade d’aventures où les lois de la réalité sont particulièrement malmenées : de quoi satisfaire un amateur de littératures de l’Imaginaire. « Parti à la recherche du fils de son ami le missionnaire von Harben, Tarzan, lord Greystoke, seigneur de la jungle, seigneur des singes, finit par arriver chez les descendants d’une légion romaine égarée en Afrique. » 2 Vous avez vu les titres attribués au héros ? Une fois lord, deux fois seigneur, une telle accumulation est typique de la Fantasy. Qui plus est, rencontrer une légion romaine au 20e siècle, ce n’est pas commun… Comme Mowgli, Tarzan est un héros maîtrisant parfaitement son environnement : « Le petit Nimka arriva à toute allure par le sommet des arbres, en jacassant d’excitation, puis

se laissa tomber sur les genoux de Tarzan, seigneur des singes, allongé sur la branche maîtresse d’un géant de la jungle, le dos au tronc. L’homme-singe s’était installé là après avoir tué une proie dont il s’était nourri. » 3 Il est difficile d’être plus détendu, non ? Tarzan a tout du fauve au repos. Les plus grands maîtres de l’Imaginaire reprendront ce héros, comme Fritz Leiber4 (Tarzan and the Valley of gods, 1966) ou Philip José Farmer5 (The Dark Heart of time, 1999).

De la Fantasy, de la vraie. Certes, vous me direz : Kipling, Burroughs, ce n’est pas vraiment de la Fantasy telle qu’elle a fini par s’imposer massivement, avec épées et sorciers. Il ne faudra pas longtemps pour qu’un des fondateurs de la sword and sorcery ne nous emmène sous la moiteur des tropiques. Robert Erwin Howard (1906-1936), le père de Conan le Cimmérien, ne manquera pas d’envoyer son héros lutter pour sa survie dans les jungles les plus hostiles. Conan y vivra une de ses aventures les plus romantiques ( « La reine de la côte noire » , dans Conan le Cimmérien), une de ses plus sordides ( « Les clous rouges » , dans Conan le guerrier) et rencontrera souvent des guerriers issus des Royaumes noirs. La jungle est un lieu idéal pour faire apparaître au détour d’un arbre une cité antique oubliée des hommes. Conan restera le héros le plus célèbre d’Howard, mais au contraire de Tarzan, la jungle pour lui ne sera qu’un lieu de passage.

Burroughs, Edgar Rice, « Tarzan et l’empire oublié » , in Tarzan l’Intégrale, tome 12, Néo, 1989 (1929) extrait de la 4e de couverture. 3 Voir ci-dessus, p21 4 1910-1992 2

5

1918-le plus longtemps possible

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La Jungle en Cinq leçons : Le domaine de l’immensité végétale : Edgar Rice Burroughs aime tellement les vastes forêts qu’il ira jusqu’à en mettre sur Vénus : « Depuis ma fenêtre munie de barreaux, je cherchais à apercevoir le sol, mais à perte de vue il n’y avait que l’étonnant feuillage des arbres, lavande, héliotrope et violet. Et quels arbres ! Depuis ma fenêtre je pouvais voir plusieurs troncs énormes faisant bien soixante mètres de diamètre. J’avais cru que l’arbre dont j’étais descendu était un géant mais, comparé à ceux-ci, ce n’était qu’un arbrisseau. » 6 Dans la jungle, tout est immense. Cela provoque une sensation de dépaysement pour le lecteur. Le personnage lui semble déjà en danger, car n’importe quoi peut arriver au détour d’un arbre. Même Conan est tout petit dans cet univers peuplé de géants à l’écorce rugueuse : « Ils étaient sortis de la ceinture de feuillage. Au-dessus d’eux, la voûte verte étendait son baldaquin sombre. En dessous la lumière du jour filtrait à peine pour former une pénombre de couleur de jade. Les troncs géants des arbres à moins d’une centaine de mètres de là apparaissaient plongés dans l’ombre. » 7 Dans un tel environnement, l’impression d’insignifiance domine.

30 millions d’amis et un peu plus : La jungle grouille d’une vie animale d’une exceptionnelle variété. Cependant, la densité de la végétation fait que l’on entend plus souvent les

animaux qu’on ne les voit : « Le soir vint et le soleil commença à descendre sur la ligne noire des arbres énormes. Une riche odeur millénaire s’élevait de la jungle, et dans le crépuscule résonnaient les cris d’oiseaux et de bêtes étranges. » 8 Malheureusement, cette biodiversité recèle de nombreux dangers, la jungle c’est aussi le repaire des fauves, des monstres : « Les fourrés furent violemment agités, et Valéria étreignit le bras de Conan. Elle ignorait tout de la jungle, mais elle savait qu’aucun animal à sa connaissance ne pouvait secouer ainsi les fourrés. » 9 Le danger est aussi bien fantasmé que réel dans les jungles de nos auteurs, mais celui-ci n’est pas forcément de griffes et de crocs ou semblable à une liane étrangleuse. Les mammifères et autres ovipares sont minoritaires dans l’écosystème d’une jungle. Vanderling, un mercenaire à la recherche d’une révolution le découvre avec amertume : « Cette foutue planète était infestée de bestioles en tous genres ! En fait, depuis qu’il avait commencé à se trimballer dans le secteur, il n’avait rien vu bouger d’autre que ces saletés d’insectes ; il en avait même vu un ou deux qui atteignaient presque la taille d’un chien. L’évolution, ou celui qui fabrique les planètes, devait avoir des toiles d’araignées plein la cervelle quand il avait mitonné ce tas de boue. Et cette chaleur pas possible… le soleil était près de se coucher, et il devait faire encore presque 40 degrés… » 10 Il y a tant de vie animale ou végétale dans une jungle, que celle-ci semble pouvoir dévorer tout ce qui ose pénétrer en elle.

Burroughs, Edgar Rice, « Les pirates de Vénus » , Le cycle de Vénus, Lefrancq, 1994 (1932), p59 Howard, Robert E., « Les clous rouges » , in Conan le guerrier, J’ai lu, 1986 (1966), p18 8 Moorcock, Michael, « Le navigateur des mers du destin » , Presses Pocket, 1988 (1976), p148 9 Howard, Robert E., « Les clous rouges » , in Conan le guerrier, J’ai lu, 1986, p18 10 Spinrad, Norman, « Ces hommes dans la jungle » , Présence du Futur, Denoël, 2000 (1967) pp60-61 6 7

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La jungle, un insatiable appétit : C’est l’endroit idéal pour un auteur de Fantasy désirant placer une civilisation oubliée : « Roseaux et herbes de rivière poussaient abondamment entre les pierres des jetées disloquées ; la végétation recouvrait les pavés brisés, autrefois des rues, de vastes places et de grandes cours. Sauf du côté de la rivière, la jungle avait tout envahi, se glissant insidieusement, dissimulant sous un vert vénéneux des colonnes écroulées et des murs en ruines. » 11 La jungle, dans le « Monde Vert » de Brian Aldiss, auteur de Science-Fiction, prix Hugo en 1962 pour ce même livre, a été jusqu’à dévorer la civilisation terrestre : « Obéissant à une loi inéluctable, toutes choses croissaient, se développaient dans le désordre et l’étrangeté. La chaleur, la lumière, l’humidité étaient constantes. Elles l’étaient depuis… personne ne savait depuis combien de temps. « Depuis quand… ? » « Pourquoi… ? » C’étaient là des questions que nul n’avait plus l’idée de se poser. Réfléchir n’avait plus de sens. Dans ce monde, un seul problème se posait : croître. C’était le règne du végétal. C’était un monde qui ressemblait à une serre. » 12 La végétation a fini par tout engloutir. Dans la jungle, l’homme lui-même se fond dans la biomasse.

Une expérience unique : La jungle dilue la notion d’espace et de temps. Pour Michael Moorcock, elle va même jusqu’à absorber l’essence de son héros le plus mélancolique, Elric de Melniboné :

« Il avait envie d’être absorbé par la jungle, de ne faire qu’un avec les arbres et les buissons et les bêtes qui rampaient ; il avait envie que sa pensée s’évanouît. Il aspirait à pleins poumons l’air chargé de lourds parfums, comme si cela pouvait suffire à le faire devenir ce qu’en cet instant il désirait être. Le bourdonnement des insectes se changea en une voix murmurante qui l’appelait à venir au cœur de la vieille, très vieille forêt. » 13 Pris dans un environnement aussi exubérant, Elric ne lutte pas, il s’y abandonne, tout le contraire d’un Conan. La jungle est oppressante, c’est un décor parfait pour déstabiliser les héros partis accomplir leur quête : « Les rives se peuplèrent bientôt d’arbres plus hauts, plus immenses, et du magma immonde qui les bordait émergèrent bientôt d’énormes racines enchevêtrées, difformes, pareilles à des jambes grotesquement tordues, d’où s’élevaient dans le ciel moites des troncs aussi gros que des châteaux » 14 Même si le décor se rapproche plus de la mangrove, on peut comprendre que Garion et ses compagnons n’aient pas envie de poser le moindre pied à terre.

Qué Calor ! Nous ne nous étendrons pas pour rappeler ce qui pour nos auteurs semble une évidence : la chaleur, la moiteur étouffante. Spinrad fait pester son personnage : Vanderling, harassé par des températures caniculaires. Quant à Aldiss, l’expression de serre qu’il emploie est l’évocation même d’une jungle : luxuriance et chaleur. Ces cinq caractéristiques, taille démesurée, végétation envahissante, insectes grouillants

Howard, Robert E., « La reine de la Côte Noire » , in Conan le Cimmérien, J’ai lu, 1985 (1969), p128 Aldiss, Brian W., « Le monde vert » , J’ai lu, 1962, introduction 13 Moorcock, Michaël, « Le navigateur des mers du destin » , Presses Pocket, 1988 (1976), p148 14 Eddings, David, « La Reine des Sortilèges » , Chant II de la Belgariade, Presses Pocket, 2002 (1982), p339 11

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partout, expérience éprouvante, chaleur torride, se retrouvent quasiment dans toutes les histoires se déroulant en pleine jungle. Et les indigènes me direz-vous ? Les natifs ? Ces jungles si débordantes de vie n’abriteraient aucun être humain ou assimilé ? C’est l’objet de notre troisième et dernier propos.

La jungle : reflet d’un imaginaire colonial ? Le temps des colonies Nous l’avons vu, Kipling a contribué à construire cet imaginaire colonial, notamment en célébrant la grandeur de l’Empire britannique. Il est un des créateurs du « fardeau de l’homme blanc » . Cette conception de la colonisation visait à justifier la supériorité de l’homme blanc, qui en vertu d’une mission civilisatrice, devait éduquer les « sauvages » . En contrepartie, ces derniers se devaient d’être reconnaissants. La jungle est le lieu même de la sauvagerie. C’est le domaine des fauves et des esprits. Il n’y a rien de surprenant à ce que le Tarzan de Burroughs, dans cette logique, soit blanc et bien bâti. Et s’il vit avec les « sauvages » , il leur est incontestablement supérieur. Même quand un héros de Burroughs se rend sur Vénus, il fera vite la distinction entre le bon sauvage et le mauvais. Quand Conan rencontre les peuples des Royaumes noirs, ce sont soit des colosses sanguinaires, soit des sorciers malingres mais teigneux. Laissons au Cimmérien le soin de donner son opinion : « Ce qui dans un autre pays serait la perfidie la plus noire, est considéré ici comme la sagesse. Je ne me suis pas frayé un chemin seul, jusqu’à 15 16

occuper la position de chef de guerre des Bamulas, sans avoir appris toutes les leçons qu’enseignent les royaumes noirs. » 15 Bon, en somme, ce sont tous des sauvages. Chose qui d’ailleurs ne déplaît pas à Conan : la force brute, c’est son métier.16 Les aventures se déroulant dans la jungle à cette époque sont nécessairement filles de la colonisation. Les histoires se passent en Inde, en Afrique, mais pas en Amérique Centrale ou Latine. Ces pays indépendants n’ont pas le charme des colonies…

La fin d’une époque : La vague de décolonisation qui va frapper les empires coloniaux après la seconde guerre mondiale va impliquer une réflexion des puissances occidentales sur elles-mêmes. Nous ne sommes pas là pour juger de la portée ou de la sincérité de cette réflexion. Mais il y a d’évidentes conséquences dans les littératures de l’Imaginaire, notamment dans la science-fiction dont les histoires se déroulent fréquemment après l’époque coloniale. On ne peut plus alors écrire, sans se poser de véritables questions, des histoires sur un homme blanc supérieur triomphant en permanence dans un milieu hostile. Comment créer un nouvel héros de cet acabit ? Il n’est plus crédible pour le lecteur ni son auteur (espérons-le ! ). Seuls les « stars » , comme Tarzan, nées avant la prise de conscience européenne et américaine font encore recette. Le champ du colonialisme, et donc de la jungle, va être sujet à de violentes critiques, s’accompagnant de critiques sur la décolonisation elle-même, où n’importe qui peut devenir un seigneur de guerre. Il suffit de lire l’ouvrage de Norman Spinrad pour s’en convaincre, Ces hommes dans la jungle, ultra violent et d’un cynisme plus que réaliste.

Howard, Robert E., « La vallée des femmes perdues » , in Conan le Cimmérien, J’ai lu, 1985, p169 Notons toujours la farouche volonté du héros, qui agit seul face au destin. M H Essling considère, à juste titre il me semble, que Conan est un personnage touchant par sa solitude. Mais ne dévions pas.

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Jugez par vous-même : « Donc avant même le début de cette révolution à la con, Bart Fraden avait pompé dans son solide compte en banque suisse de quoi s’acheter un petit rafiot interstellaire. Si un mastodonte comme la Confédération avait l’œil sur la Ceinture, il n’y avait plus qu’à se préparer une sortie, une sortie vers les étoiles, là où il y avait encore des tas et des tas de planètes indépendantes. Et parmi elles, il s’en trouverait toujours une avec un potentiel révolutionnaire suffisant pour qu’un type un peu marle puisse renverser le gouvernement local, instaurer le sien à la place et se les rouler des siècles durant. » 17 L’histoire à un tel impact, que l’illustrateur pour cette édition, Manchu18, retranscrit toute la violence de l’ouvrage, alors que ses couvertures se caractérisent ordinairement par un appel au rêve et au voyage. On ne ressort pas indemne de la jungle de Spinrad.

D’un imaginaire à l’autre Lucius Shepard est un auteur américain dont les histoires se déroulent fréquemment en Amérique centrale, ou du moins en zone tropicale, dans des pays où l’influence américaine a été forte (et l’est encore), où la colonisation européenne à partir du 16e siècle a laissé des traces profondes. Par son style, il est un des meilleurs pour faire ressentir la jungle à son lecteur. « Les panaches roses à l’est tournaient au pourpre en même temps qu’ils se déployaient en éventails. Des rais de lumières filtraient vers le haut, tachant de mauve le dessous de quelques nuages bas sur l’horizon. Plusieurs enfants se mirent à murmurer à l’unisson : une mélopée. Ils s’exprimaient en

espagnol, mais leurs voix écorchaient les mots, qui prenaient une tonalité guttural et malveillante, un langage de trolls. En écoutant cette Mélopée, Mingolla se les représenta assis autour du feu, au milieu d’une bambouseraie. Des couteaux sanglants se dressaient vers le soleil au-dessus de leur proie abattue. Pelotonnés tous ensemble dans la nuit verte au milieu d’une végétation à la Rousseau, cependant que des pythons aux yeux ambrés s’enroulaient dans les branches au-dessus d’eux. » 19 Cet extrait évoque Henri Julien Félix Rousseau (1844-1910) dit le Douanier Rousseau20. Connu pour nombre de tableaux illustrant avec naïveté et luxuriance des scènes de jungle, le Douanier Rousseau est avant tout un peintre de l’Imaginaire : il n’a quasiment jamais voyagé. Il va développer cette jungle fantasmée à partir des illustrés qu’il dévore et ses visites au Jardin d’Acclimatation à Paris. L’imaginaire de la fin du dix-neuvième siècle finit par rejoindre celui de la fin du vingtième. Lucius Shepard retrouve dans les peintures de Rousseau la naïveté du rêveur, sans les drames sanglants du colonialisme lié à cette obsessionnelle quête du pouvoir au nom de laquelle les hommes s’entretuent. Ce n’est pas pour rien que pour le terme de jungle, Robert nous donne aussi : « Tout endroit, tout milieu humain où règne la loi des fauves, de la sélection naturelle. » On parle de jungle urbaine. Au vu du succès du dernier remake de « King Kong » par Peter Jackson, la jungle n’a pas encore fini de nous faire rêver… ou frémir. Même si désormais, cette jungle qui nous étouffe est plus de béton que de lianes.

Spinrad, Norman, « Ces hommes dans la jungle » , Présence du Futur, Denoël, 2000 (1967) p10 Fossé, David, « Manchu, le peintre qui voulut être astronaute » , in Ciel & Espace, HS 15, juillet 2006, pp25-27 19 Shepard, Lucius, « La vie en temps de guerre » , éditions Robert Laffont, collection le Livre de poche, p112 20 Surpris ! , exposé la première fois en 1891, est un tableau représentatif de ses scènes de jungle. 17 18

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Entretien avec un Chemosit par Olivier Boile Oliv : Soyez les bienvenus dans la jungle kenyane, où j’ai rendez-vous avec la terreur des forêts de l’est africain, j’ai nommé le Chemosit. Il nous attend, il est là pour vous, fidèles lecteurs de Solstice, en chair et en os. Cher Chemosit, bonjour ! Chemosit : Karibu ! Je vous souhaite, à mon tour, la bienvenue dans ma jungle, ma terrible jungle. Nous voici donc tous les deux, en tête-à-tête, loin de toute civilisation, là où personne ne vous entendra crier. Vous devez être effrayé. O : Je le serai peut-être davantage lorsque vous serez descendu de cet arbre. Pour l’instant, je ne vous vois pas suffisamment et j’ai l’impression de faire face à un simple primate. Vous êtes pourtant bien plus que cela, il me semble. C : Je constate que vous n’êtes pas trop mal renseigné. En effet, même si je suis assez proche des singes qui peuplent vos zoos et vos cirques, je ne suis pas de ceux qui se contentent d’une banane ou d’une poignée de cacahuètes. Ce qu’il me faut, c’est de la viande. Qu’elle soit humaine ou animale, peu importe ! Tant que je peux assouvir mes penchants carnassiers, je suis comblé. O : Première information essentielle, donc, le Chemosit est une créature carnivore. Mis à part ce détail, qu’est-ce qui vous différencie d’un primate ordinaire ?

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C : Une créature arboricole dotée de longs poils jaunâtres et d’un arrière-train de hyène, cela vous paraît ordinaire ? Ceci ajouté à mes bras, ma tête, ma queue et mon torse qui, eux, sont ceux d’un singe, mon apparence a quelque chose de monstrueux. Et comme si cela ne suffisait pas, la nature m’a également affublé d’une mâchoire puissante garnie de crocs acérés. Je ne m’en plains pas, notez bien : vu mon mode de vie, un physique de gazelle ou d’éléphant aurait certainement posé problème. O : Puisque vous évoquez en filigrane vos talents de chasseur, pouvez-vous être plus précis à ce sujet ? D’accord, vous vous nourrissez de chair, mais comment vous y prenez-vous ? C : Je dispose de plusieurs méthodes pour parvenir à mes fins et calmer ma faim. Ma préférée consiste à rester dans mon arbre jusqu’à ce qu’une proie potentielle passe à ma portée. Toutefois, il m’arrive également de m’approcher des villages pour y dérober du bétail, voire y attaquer des hommes imprudents. Car si toute viande peut me satisfaire, j’avoue que la cervelle est mon péché mignon. Quel délice ! O : Je n’en doute pas… Pardonnez-moi si cette question porte atteinte à votre intimité, mais vivezvous seul, en couple, en groupe ? C : De manière générale, je suis un solitaire. La jungle est assez grande pour que nous n’ayons pas

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à nous marcher sur les pattes. Imaginez, une tribu de Chemosits ! Non, ce serait intenable, tant pour nous que pour les hommes qui auraient à subir notre proximité. À ce propos, savez-vous que mon nom signifie ‘‘Démon’’ en langue kalenjin ?

disparu dont les ossements permettent de se faire une représentation précise : bien qu’herbivore, ce lointain cousin du rhinocéros possédait une morphologie rappelant celle du Chemosit. Qui sait, peut-être suis-je la preuve que cet animal préhistorique ait survécu à travers les âges ?

O : Cela ne m’étonne guère. Il est vrai que vous n’êtes pas particulièrement apprécié parmi les populations locales, au point que de nombreuses légendes circulent à votre sujet. C : Certes, on parle beaucoup de moi au Kenya, en Tanzanie et dans les autres pays de langue swahilie. Pour certains, je suis un être mythologique, une invention destinée à faire peur aux enfants et aux étrangers, mais pour d’autres mon existence est bel et bien réelle. Je suis un peu le Bigfoot ou le Yéti africain, si vous voulez. Il n’est d’ailleurs pas rare que des expéditions écument la jungle à la recherche d’un spécimen de Chemosit… Sans succès, bien entendu.

O : Il se fait tard et je ne voudrais pas m’égarer dans la jungle nuitamment. C’est donc sur ce mystère que nous allons nous quitter, en vous remerciant pour votre amabilité, cher Chemosit. Au revoir… Kwa heri, comme l’on dit chez vous !

O : À défaut de mettre la main sur l’insaisissable Chemosit, ces chercheurs ne feraient-ils pas mieux de partir en quête de vos plus proches parents ? C : Ce serait une bonne idée. En explorant l’Afrique, il est effectivement possible de rencontrer des créatures assez semblables au Chemosit, et qui ont pu contribuer au développement de ma légende. Je pense aux grands singes ou aux hyènes géantes, mais surtout au Chalicothérium, un mammifère aujourd’hui

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Illustration de Stéphanie Peltier

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Illustration de SĂŠbastien Grenier

Gabriel FĂŠraud Dans le silence de Bush ira

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Munde Shayapan arrêta sa monture en haut de la crête, cette vague de terre à jamais figée dans un improbable élan. Le Fils des Hautes Plaines porta son regard perçant au sud, vers la jungle étouffante de Bushira. Quelques huttes se répartissaient le long d’un pitoyable ruisseau, juste à la lisière. Ceux qu’il poursuivait y avaient trouvé refuge. Les traces ne laissaient aucun doute. Ses yeux bleus, si peu communs dans tout le royaume du Dashan, fixèrent avec attention le hameau silencieux. Munde espérait qu’ils n’avaient fait aucun mal aux habitants. Des hommes aux abois étaient capables de tout. Yeshod Telmud et les deux guerriers qu’il lui restait l’avaient largement prouvé. Munde caressa l’encolure de sa monture, puis la mit au pas. Il tenait fermement son bouclier au bras gauche, gardant les rênes dans sa main droite, prêt à dégainer son sabre. Pour les mauvaises surprises, il faisait confiance à son armure en écailles d’acier. Sous son casque conique, ses cheveux noirs étaient collés par la sueur. La traque avait commencé à la fin des grandes pluies. Munde s’en souviendrait longtemps de cette terrible bataille dans la boue où, avec les soldats du Radjah Mashuri, il avait rattrapé et défait les mercenaires de Yeshod Telmud. Mais, avec une poignée de guerriers, cet être répugnant était parvenu à s’enfuir. Munde l’avait poursuivi à travers tout le Dashan. Car il était le Héros de Bélyotora, le garant de l’Honneur du Maharadjah. Il ne pouvait permettre qu’on lui échappe. Pas après un crime d’une telle atrocité. Munde Shayapan s’approcha des deux huttes en bambou formant l’entrée de ce village. Il savait que le long de la jungle de Bushira, coincés par le plateau desséché du Shuregan, de pauvres hères espéraient faire fortune. Les montagnes qui dominaient le centre de l’immense forêt passaient pour regorger de mines d’or aux filons inépuisables. Seulement, Bushira passait aussi pour être un des territoires les plus dangereux du Dashan. Munde Shayapan n’y avait jamais mis les pieds. Il était bien trop occupé à faire régner la justice. Une charge qui commençait quelque peu à lui peser. Soudain, dans un hurlement, deux guerriers jaillirent des huttes, pointant chacun leur longue lance à la lame effilée. Le cheval se cabra sous la surprise. Son cavalier n’était pas un Fils des Hautes Plaines pour rien. Conservant son équilibre, il dévia la première lance de son bouclier. Dégainant promptement son sabre, il para dans un tintement sonore la seconde attaque. Puis Munde força sa monture à bondir en avant, laissant derrière lui ses attaquants. Faisant pivoter son cheval tout en rangeant son sabre, Munde chargea ses agresseurs. Mercenaires rompus aux guerres sanglantes du Dashan, ils se mirent en position pour recevoir son assaut, lances pointées. Dans leurs tenues composées de différentes pièces de cuir astucieusement agencées, une longue queue de cheval en guise de coiffe, les hommes de Yeshod Telmud n’en étaient pas à leur premier combat. Mais ils affrontaient une légende vivante. De sa main droite, Munde saisit les deux poignards à sa ceinture et, pour éviter l’empalement à sa monture sur les lances dressées, il la fit se cabrer devant les mercenaires. D’un mouvement à peine visible, le guerrier détendit son bras et jeta son premier poignard, qui se ficha dans la gorge de l’un des tueurs. Surpris, celui-ci lâcha son arme et recula de trois pas avant de s’écrouler, mort. Son compagnon poussa un juron et chargea ; Munde bloqua de son bouclier, manquant de peu d’être jeté à terre, mais lança son second poignard de toutes ses forces. L’arme s’enfonça jusqu’à la garde dans le torse, pourtant protégé, du brigand. Ce dernier hoqueta puis s’effondra. Le Héros de Bélyotora venait de faire justice, une fois de plus.

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Il inspira. N’en avait-il jamais éprouvé la moindre joie ? Un bruit attira son attention. C’était un villageois. Son physique ingrat, son pagne et sa machette étaient révélateurs. Il sortait timidement d’une hutte. Son arme semblait lui peser. — Je suis Munde Shayapan. Parle, et tu vivras ! ** L’homme s’appelait Bhinti. Il apprit à Munde que les villageois s’étaient réfugiés dans une cachette à la lisière de la jungle quand ils avaient aperçu les trois brigands voyageant sur deux chevaux harassés. Bhinti était revenu sur ses pas, car la vieille Dayami, sa mère adoptive, avait oublié son porte-bonheur, une espèce de dent de fauve que Munde Shayapan ne parvint pas à reconnaître. Il avait aussi vu Yeshod Telmud fuir vers Bushira. — Je l’ai vu s’esquiver avec les bêtes après avoir donné ses ordres aux lanciers. Il a fait ça sournoisement, sans les prévenir. Malheureusement, j’étais trop près de leurs huttes pour pouvoir sortir discrètement à mon tour, Héros. Munde soupira. Qu’on l’appelle Héros en permanence commençait à lui peser. — Tu aurais pu sortir et me prévenir avant qu’ils n’attaquent. Bhinti baissa les yeux. C’était encore un homme jeune, malgré les stigmates d’une vie passée trop près de Bushira. — Je ne suis qu’un chasseur de jaguar, pas un guerrier. Je sais me cacher, poser des pièges, puis attendre. L’homme à la chevelure comme le soleil parlait avec une telle cruauté que je n’ai pas osé me montrer. Il était prêt à tuer tout le monde, heureusement que nous les avions vus venir. Moi, je me suis retrouvé piégé, j’ai eu peur. J’ai honte de moi, Honneur du Dashan, je ferai ce que tu voudras. Munde Shayapan était toujours étonné que, où qu’il allât, même dans les endroits les plus reculés, sa réputation le précédât. Mais cela devenait de plus en plus fatigant. N’avait-il pas été distrait au point de se laisser surprendre ? Il cracha par terre puis descendit de sa monture pour récupérer ses poignards. — D’après ce que tu m’as dit, Yeshod n’a pas beaucoup d’avance sur moi ? Le chasseur confirma d’un signe de tête. Munde passa la main sur son menton mal rasé. Bhinti n’avait apparemment jamais vu de blond. C’était une caractéristique qui trahissait Yeshod Telmud. Il ne faisait pas bon être étranger au Dashan. Munde Shayapan en avait su quelque chose à ses débuts, avant la bataille de Bélyotora, celle qui l’avait rendu si célèbre, faisant de lui le Héros du Dashan. — Bon, tu vas me servir de guide. Je dois le rattraper. Si un jour Yeshod ressort de la jungle, c’en est fait de mon honneur et de celui du Maharadjah. Bhinti, à la tignasse en bataille et aux yeux marrons foncés, s’effraya : — Inutile, Héros, il ne pourra pas survivre… il ne connaît pas les dangers de Bushira ! — Mais toi, si. Munde avait traqué Yeshod plus longtemps qu’il ne l’aurait cru. Il savait combien cet homme avait de la ressource. Le Fils des Hautes Plaines se remit en selle. — Allez, plus vite justice sera rendue, plus vite tu retrouveras les tiens. ** Dans la Jungle, Terrible Jungle

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Voilà, ils y étaient. Masquant l’horizon, les bambous se dressaient hauts devant eux, les plantes basses envahissaient l’espace. Munde Shayapan était en passe de pénétrer dans la jungle de Bushira. Bhinti avait deviné une ruse de Yeshod : il avait fait fuir les chevaux dans des directions opposées, pour s’enfoncer discrètement à pied dans la jungle. Le soir tombait, et les ombres gigantesques des bambous n’étaient pas pour rassurer le Héros de Bélyotora. C’était l’heure où les grands fauves s’en allaient boire avant la chasse. Le guerrier n’aimait pas les jungles, et celle de Bushira ne lui inspirait que de la méfiance. Mais Yeshod ne pouvait pas être loin. — Bon, puisqu’il le faut, allons-y ! ordonna Munde. Bhinti s’inclina, mal à l’aise : — Ton ennemi a raison sur un point, Héros, il ne faut pas entrer à cheval. Les cobras-des-lianes aiment s’en prendre aux cavaliers. Il regarda son guide. L’homme tremblait presque à l’idée de lui faire une suggestion. Mais n’était-il pas le plus grand guerrier du Dashan ? — D’accord. Munde mit donc pied à terre et fit signe à Bhinti de lui ouvrir le chemin à coups de machette. Ce dernier s’exécuta, avec une certaine crainte. Petit à petit, ils pénétrèrent en Bushira. Leur avancée était lente, et la nuit ne tarda guère. Munde vit que le chasseur hésitait : — Continuons encore un peu. Son guide se tourna vers lui, le visage contrit. — C’est que, Héros, la nuit appartient aux Bushirans. Ne les provoquons pas. N’allons pas plus loin. Munde avait entendu parler des géants légendaires qui interdisaient aux hommes l’accès aux richesses de Bushira. Les habitants du Dashan n’avaient pu que coloniser la lisière, et encore. Par conséquent, les jaguars que capturaient Bhinti, ne serait-ce que par leur peau, valaient une fortune… en ville. Les marchands payaient le chasseur une misère, les rares fois où ils passaient. — Sont-ils aussi redoutables que cela ? En as-tu déjà rencontré ? Bhinti déglutit : — Oui. Ils attaquent la nuit. Le guerrier plissa les yeux, chassant négligemment un moustique de la main. C’était à croire que Bushira voulait le vider de son sang, piqûre après piqûre. — Tu aurais dû me le dire plus tôt. Montons notre campement, nous reprendrons demain, dès l’aube. ** Ils perdirent le cheval dans la nuit. Un tigre sauta à la gorge de la pauvre bête. Personne ne l’avait entendu s’approcher. Tétanisé, Bhinti regardait les flots de sang jaillir à gros bouillons de la veine tailladée. Munde se réveilla instantanément. Il avait ôté son armure pour dormir et posé son bouclier. Attaquer représentait un risque énorme. Mais il agit comme un prédateur des Hautes Plaines. Le guerrier saisit son sabre et se rua sur le tueur nocturne. Le tigre feula de surprise et esquiva le coup, puis se ramassa sur luimême. Bondissant sur sa proie, il ignorait qu’il était déjà mort. Munde Shayapan, avec une audace proche de la folie, roula au sol et lui ouvrit le ventre d’un seul coup. La lame aiguisée répandit les entrailles du

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fauve sur le sol. Le tigre rugit sa souffrance avant de s’écrouler, mort. Le guerrier se redressa, sans un regard pour son guide. Il se pencha sur son cheval. Dans les Hautes Plaines, perdre sa monture équivalait à une mort certaine. Il fallait espérer que ce serait différent dans la jungle de Bushira. Munde récupéra ce qu’il pouvait transporter parmi ses affaires. L’aube était proche, il était inutile de s’attarder plus longtemps auprès des cadavres ensanglantés. Les charognards de la jungle n’attendaient que leur départ et les fourmis arzaï finiraient les restes. La poursuite de Yeshod Telmud continua, tout le jour, sans que les deux hommes n’échangeassent un seul mot. Munde constatait que la végétation se raréfiait au sol : la plante qui ne parvenait pas à atteindre le soleil ne pouvait que mourir. Tenant compte de ce que lui avait dit Bhinti, il se méfiait de ces longues lianes filandreuses qui pendaient entre les bambous. Il imaginait très bien un serpent se laisser pendre parmi ces végétaux à l’aspect ophidien. Le Héros de Bélyotora écoutait la jungle et ses bruits, essayant d’apprendre à les reconnaître, de comprendre lesquels signifiaient l’imminence d’un danger. Devant lui, Bhinti allait et venait, inspectant le sol et le moindre signe du passage de Yeshod Telmud. Munde comprit vite que le chasseur de jaguar éprouvait des difficultés à remonter la piste du brigand. Ils installèrent finalement un nouveau bivouac. Bhinti savait où trouver de quoi les nourrir. Cependant, le guerrier avait remarqué combien son guide devenait nerveux quand la nuit tombait. Il fallait reconnaître que, dans la jungle, le danger pouvait surgir de nulle part, l’attaque du tigre l’avait prouvé. Mais Munde savait que l’homme ne redoutait pas seulement les animaux. Il écrasa un moustique. — À quoi ressemblent les Bushirans ? Bhinti s’humecta les lèvres après avoir mordu dans un fruit juteux. — En fait, je ne les ai pas vus, seulement de vagues formes, humaines, très, très grandes. J’avais treize ans. Mon père avait posé son piège un peu plus profondément dans la forêt. Nous avions manqué de nous perdre. La nuit nous avait rattrapés. C’est lui qui les a sentis venir. Il m’ a… il m’a ordonné de courir… puis il est parti dans une autre direction. Je ne pourrai jamais oublier cette course éperdue dans le noir. J’ai retrouvé le village… je n’ai jamais revu mon père. Munde Shayapan le regarda un long moment sans rien dire. Il l’invita d’un geste à poursuivre : — Les Bushirans tuent en silence. Quand ils chassent, toute la jungle se tait. Cette nuit, nous pouvons dormir tranquille. Il en semblait persuadé. C’était déjà ça. ** La traque reprit. Munde Shayapan était fasciné et énervé par l’instinct de survie de Yeshod Telmud. Il les forçait à s’enfoncer toujours plus en terre Bushirane. Ils avaient quitté la forêt de bambous pour des arbres aux branches si hautes que lorsqu’elles tombaient, elles pouvaient fracasser un crâne. Bhinti remarqua une encoche taillée dans l’écorce. Le chasseur s’en approchait sous la surveillance de Munde quand il trébucha sur une liane tendue au ras du sol. — Attention ! cria-t-il en plongeant. Bien trop lourd dans son armure, le Héros de Bélyotora ne put faire de même. Le pieu siffla dans l’air. Munde Shayapan le voyait déjà s’enfoncer dans sa poitrine. Mais ses réflexes lui sauvèrent la vie. Son Dans la Jungle, Terrible Jungle

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sabre d’acier trancha le bambou en deux. Les morceaux retombèrent par terre. Yeshod Telmud était redoutable : il les savait sur ses traces et cherchait à les ralentir. Il avait pris soin de s’équiper en traversant la bambouseraie. Un liquide suintait de la pointe du pieu. Bhinti saisit le bout sec et renifla l’autre. — Venin. Leur ennemi prenait même le temps d’empoisonner ses pièges en capturant des serpents. Munde Shayapan restait impressionné par la science mortelle de Telmud. Ils installèrent un campement sommaire un peu plus tard. Le chasseur de jaguar, comme pour se rassurer lorsque la nuit tombait, se faisait plus loquace : — Héros, Yeshod Telmud, quel crime abject a-t-il commis ? Munde, qui ôtait sa pesante armure, termina son travail puis, le sabre sur les cuisses, adossé à un arbre, plongea son regard dans leur faible foyer : — Un crime aussi immonde que ridicule. Yeshod est un peu tout cela à la fois. Mercenaire, il s’était fait engager avec ses hommes auprès du Radjah Mashuri. Mais il avait une idée derrière la tête. J’ai interrogé certains de ses hommes tombés entre mes mains : Yeshod est un fou. Quand le souverain s’en est allé avec sa garde d’élite à la cour du Maharadjah, Yeshod en a profité pour s’attaquer au bien le plus précieux du Radjah : ses éléphants. Comme tu le sais, dans le Dashan, la force d’une armée s’estime à leur nombre. Pourtant, Yeshod n’était pas un traître à la cause d’un autre Radjah, non c’est bien pire ! Il les a châtrés. Bhinti manqua, par réflexe, de vérifier s’il avait tout en place. Munde Shayapan continua, écœuré : — Il avait promis à ses hommes l’ivoire des bêtes, qui vaut une fortune. Ils ont tué les éléphants puis ont procédé aux mutilations. Les hommes de Yeshod m’ont avoué que leur chef avait de graves soucis avec sa virilité, ce qui le rendait particulièrement violent envers les femmes. Certains parlaient d’une malédiction divine, mais je ne m’étendrai pas là-dessus. Quoi qu’il en soit, un charlatan lui avait promis qu’il le guérirait s’il lui ramenait le nécessaire. Comment un homme aussi rusé que Yeshod Telmud a-t-il pu tomber dans pareille folie ? C’est bien là une chose que lui seul pourra nous dire, si je parviens à le capturer vivant, ce dont je doute. Il cherchera la mort, car il sait ce qui l’attend en cas de condamnation… Le guerrier se tut. Dire qu’il se trouvait perdu au fin fond de Bushira à cause de la folie d’un homme, une folie de plus… Le Dashan finissait par le dégoûter. Bhinti comprit que ce n’était pas la peine d’insister et prépara leur repas. ** Les jours qui suivirent furent parmi les plus éprouvants qu’eût jamais vécus Munde Shayapan. La jungle de Bushira était éreintante, son atmosphère moite et humide imbibait de fatigue les voyageurs. Les insectes harcelaient le Héros de Bélyotora, dont l’armure était plus un handicap qu’autre chose. Quand une petite bête se glissait dessous, il était extrêmement difficile de se gratter. Un nouveau matin de cette chasse interminable, le pied de Bhinti s’enfonça soudainement. D’une détente formidable, Munde Shayapan saisit son guide par un bras. Serrant les dents, il le remonta, sans montrer plus d’effort. Le chasseur de jaguar avait la légèreté d’un enfant à côté du massif Héros de Bélyotora.

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Bhinti s’inclina profondément devant son sauveur puis, encore tremblant, il étudia la fosse. Yeshod Telmud l’avait remarquablement camouflée. Il avait pris soin de la garnir de pieux, montrant qu’il savait exploiter le moindre accident de terrain. C’était à peine si Yeshod prenait le temps de dormir. Plus que jamais, Bhinti comme Munde devaient rester sur leurs gardes. C’était usant. Il fallait se méfier de la jungle, se méfier des pièges, se méfier de tout. Et le soir, ils guettaient ce silence improbable qui signalerait la présence des Bushirans. Le guerrier notait que son guide dormait de plus en plus mal. Lui-même ne faisait pas non plus de nuits réparatrices. Petit à petit, Bushira consumait leurs forces. La traque semblait s’éterniser. Dans cet univers sans horizon, le soleil n’était visible que par rais, quand les hautes branches daignaient le laisser passer. Le temps se dilatait. Munde Shayapan devait faire un effort pour se rappeler depuis combien de jours ils erraient dans la jungle. Il avait plus l’impression de s’y perdre que de remonter la piste de Yeshod Telmud. Selon la rigoureuse discipline qui réglait leur quotidien, Bhinti ouvrait la marche. Munde ne vit pas la liane qui s’enroula autour de la cheville de son guide, mais il vit ce dernier être brusquement renversé, puis partir dans les airs. Sans même y réfléchir, le guerrier dégaina et trancha juste à temps la corde, avant qu’elle n’amène le malheureux à la hauteur d’une branche pointue, un pieu naturel. Le chasseur retomba douloureusement sur le sol, vivant. Il y resta un long moment à se remettre de ses émotions. Yeshod Telmud pouvait être fier : il était plus redoutable qu’un jaguar né à Bushira. Il était inutile de continuer ce jour-là. ** Le soir même, Bhinti avoua, épuisé : — Je ne suis pas sûr de retrouver notre chemin. Nous devrions rentrer, Héros. Munde Shayapan allait répondre quand un cri terrible retentit dans la nuit. Il se redressa, sabre et bouclier aux poings. Son guide serrait sa machette, les jointures des doigts blanchies sous l’effort. Le Fils des Hautes Plaines se pencha vers lui. — Qu’est-ce que c’était ? D’un signe de tête, Bhinti lui fit comprendre qu’il n’en savait rien. Ils attendirent le jour, appuyés l’un contre l’autre, dos à dos. Le guerrier avec son sabre sur les genoux, son guide avec sa machette. Et ce fut presque fiévreux que Bhinti reprit la traque, sous l’œil attentif de Munde Shayapan. Ils découvrirent une fosse, comme celle que savait exploiter Yeshod. Mais quelque chose était tombée dedans. Quelque chose de lourd. Les pieux qui en tapissaient le fond étaient brisés, couverts de sang. Pourtant, il n’y avait aucune empreinte aux alentours. C’était un mauvais présage. Le Héros de Bélyotora vit le jeune chasseur serrer le porte-bonheur de Dayami. Bhinti, plus prudent que jamais, essayait de leur faire éviter les pièges de la jungle et les chausse-trappes de Yeshod Telmud. Munde voyait que son guide ne se souciait plus de la raison de leur présence ici. Même lui, il finissait par oublier pourquoi il harcelait l’ancien mercenaire du Radjah Mashuri. Au sein de la jungle de Bushira, survivre et traquer une proie leur était presque devenu naturel ; la jungle finissait peu à peu par les assimiler. Vint le temps d’un nouveau campement. Bhinti s’agenouilla devant Munde Shayapan, rassemblant le peu de raison et le peu de courage qu’il lui restait, avant même d’allumer un feu pour la nuit.

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— Nous sommes allés trop loin, il faut rebrousser chemin, Héros. Nous allons y laisser notre peau. C’est peut-être un Bushiran qui est tombé dans le piège, ils vont se venger, d’une colère aveugle ! Le guerrier l’ignora. Il écoutait la jungle. Il écoutait le silence. C’était comme si plus aucun animal ne donnait signe de vie. Les cris, les chants, tout cela avait disparu. Bhinti releva la tête et se redressa précipitamment, posant sa main sur l’avant-bras musclé du Héros du Dashan. Il en oubliait presque de respirer. — Les Bushirans ! Comme la nuit où ils ont tué mon père ! Ils partent en chasse ! Ce sont les Bushirans, Munde, ils viennent nous tuer ! Ils viennent nous tuer ! Bhinti avait tout de l’animal pris au piège. La panique le submergeait. D’une gifle, le Fils des Hautes Plaines l’envoya rouler à terre. — Tais-toi ! Dans ce silence oppressant, Munde Shayapan entendait encore mieux battre son cœur. Il entendait tout son être vibrer au rythme de la peur. Toujours au sol, son guide se massait la joue, il n’avait même plus la force de se relever. Munde Shayapan était aux aguets. Il tenait fermement son bouclier et maintenait haute la garde de son sabre. Il tournait sur lui-même, dans la plus totale discrétion, cherchant à deviner d’où viendrait l’assaut. Attendre dans le noir, ne percevoir que sa respiration et celle de son compagnon, c’était effrayant. On se sentait redevenir petit enfant, fragile et vulnérable face à un monde impitoyable. Bhinti n’osait pas faire le moindre mouvement. Le guerrier ne faiblissait pas. Les muscles tendus, il restait en alerte. Sa vessie le pressait, comme lors des attentes interminables avant une charge, avant l’attaque. Il avait soif. Combien de temps cela durerait-il ? Puis, il y eut le cri. Bhinti se remit debout, comme piqué par un scorpion. Munde s’efforçait de déchirer les ténèbres de son regard et de son sabre. Le sang battait à ses tempes. Il guettait leurs invisibles ennemis, prêt à défier la mort. Il y eut un autre cri. Puis encore un autre. Le silence était bel et bien rompu. Le guerrier sentait la peur lui tordre les tripes. Mais il ne devait pas le montrer, ou son guide deviendrait fou. Pourtant, ce cri retournait l’âme, la brisait, l’émiettait. Munde Shayapan n’avait jamais entendu pareille horreur. Alors, il comprit. Le Héros de Bélyotora baissa légèrement la garde de son sabre : — Ils l’ont trouvé. Les Bushirans l’ont trouvé… Ces cris, c’était de la terreur. De la terreur pure. Un homme en proie à une vision de cauchemar. — MUUUNNDDEEE ! MUUUNNDDEEE ! — Yeshod, murmura l’Honneur du Dashan. — MUUUNNDDEEE ! Il y avait tant de détresse dans ce cri qu’une boule se noua dans la gorge de Munde Shayapan. — MUUUNNDDEE ! PITIÉ ! AIDE-MOI ! L’homme qu’il traquait sans répit à travers le Dashan, à travers la jungle de Bushira, cet homme-là l’appelait à l’aide. C’en fut trop pour Bhinti. — Partons, Munde, partons ! D’un signe, il le fit taire. Toute la nuit résonnèrent les appels au secours de Yeshod Telmud. C’était le seul son que l’on pouvait entendre. La jungle se taisait, effrayée, alors que les Bushirans se livraient à un jeu cruel. Entre chaque hurlement, le silence retombait comme une chape de plomb. Les dents serrées,

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Munde Shayapan guettait. Yeshod avait-il une chance ? Et le cri jaillissait, soudain, imprévisible. Le Héros de Bélyotora tournait sur lui-même, cherchant à localiser sa provenance. Mais c’était peine perdue. Et s’il y parvenait, irait-il seulement sauver Yeshod Telmud ? Les Bushirans jouaient avec leur proie. Ils la faisaient tourner en rond. Puis, il y eut ce hurlement de douleur effroyable, comme si on arrachait la peau d’un homme. D’un seul coup. C’était fini. L’aube se levait. Un oiseau poussa un trille. Bhinti pleurait, comme un gosse, un gosse de treize ans. Il avait tellement serré son porte-bonheur dans sa main qu’elle en saignait. ** Ils parvinrent à retourner sur leurs pas. Ils n’échangèrent pas un mot durant le retour. Ils finirent par sortir de Bushira, sains et saufs, bien que tous deux malades de la jungle et de ce qu’ils y avaient vécu. Au village, on avait cru le chasseur mort et on s’était déjà partagé ses biens. Bhinti en recouvrit la quasitotalité. Le Héros de Bélyotora quitta le village sur un des chevaux abandonnés par Yeshod, qui était venu se réfugier parmi les hommes. Munde Shayapan salua le chasseur de jaguar d’un hochement de tête. Il avait accompli sa mission. Yeshod Telmud était mort. Mais c’était une mort que ni le Héros du Dashan ni son guide n’oublieraient jamais.

Gabriel Féraud est né un jour, à peu près de la même façon que tout le monde. C’était l’année d’une célèbre sécheresse, reléguée au rang d’anecdote depuis la fameuse canicule de ce début de siècle. Cause ? Conséquence ? Gabriel écrit. D’abord chez Nestiveqnen, dans l’anthologie « Sur les traces de Cugel l’Astucieux » , puis dans le Lanfeust Mag, pour la nouvelle « Vizz » avec son camarade Christian Simon, jeune scénariste de Bande dessinée, et dans l’anthologie « Explorations et conquêtes infernales » , chez Parchemins et Traverses. Véritable forçat de l’associatif, il est exploité notamment par l’association Le Grimoire.

Sébastien Grenier découvre durant le collège les travaux de Frazetta, Giger, Brom, et le choc ultime viendra des premieres éditions françaises du monument AKIRA et des comics « for mature reader » (Spawn, Witchblade). Durant son cursus aux Beaux Arts d’Epinal, il apprend à digérer ses influences et à s’ouvrir à d’autres horizons culturels , notamment le symbolisme du 19 ème... Il a notamment travaillé pour le compte de l’Education Nationale, sur une série d’illustrations retraçant l’histoire des musiques actuelles (avec la romancière Luna Satie). Il travaille actuellement pour les édions SOLEIL , Asmodée et 5ème saison. Son site : http : //www.sebastien-grenier.com

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Interview de Gabriel Feraud En exclusivité pour Solstice, j’ai l’honneur d’interviewer le deuxième auteur des Editions 5ème Saison, dont le roman sera publié en 2007 : Gabriel Féraud, alias « Gaby le Magnif…HIC ! » sur le forum de 5ème Saison.

Solstice : Avant d’entrer dans le vif du sujet, pourrais-tu te présenter en quelques mots ? Gabriel Féraud : J’aime beaucoup les gâteaux apéritifs et je rêve de m’acheter un jour un poulet rôti à la broche. Je salive à chaque fois que j’en vois un.

S : Quel est ton premier souvenir d’écriture ? G F : Bon, là, comme ça, sans trop prendre le temps, je dirais les premières pages de mon premier manuscrit, sur un petit cahier à gros carreaux, il y a treize ans. Quand on y réfléchit bien, cela devrait être une quelconque rédaction à l’école primaire, un truc dans le genre. Mais je dois bien avouer que ma production scolaire n’a laissé aucune trace dans ma mémoire ainsi que dans la noble Institution.

S : Qu’as-tu fait de ce premier ouvrage ? G F : En fait, je l’ai repris six ans plus tard, quand je me suis réellement décidé à écrire. J’ai eu la folle audace de l’envoyer à un éditeur, ce qui me surprend toujours, l’ayant relu bien plus tard. L’idée de base est excellente mais il y a quand même pas mal de choses à revoir !

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S : Combien de romans as-tu écrit ? G F : Je me suis mis à bosser sur mes textes en 1999, j’ai écrit six romans depuis. Celui pour 5ème Saison, chose plaisante, est le numéro 5… Un signe du destin, sans doute.

S : Pourquoi particulier ?

as-tu

choisi

la

Fantasy

en

G F : Comme beaucoup d’amateurs de littératures de l’imaginaire, j’ai pas mal pratiqué le jeu de rôles, ce qui m’a amené inévitablement à lire des ouvrages de Fantasy. Après, c’est un cercle vicieux ou vertueux, ça dépend des points de vue.

S : Comment définirais-tu ton style d’écriture ? G F : Entre l’introspection et la caméra sur l’épaule. Même quand un personnage ne fait rien, il doit donner l’impression d’agir, ne serait-ce que sur lui-même et tant pis s’il échoue. Les descriptions (seigneur, quel exercice difficile ! ) ne doivent pas entraver l’écoulement naturel de l’histoire. En Fantasy, on doit expliquer un monde inconnu sans en donner l’air, il y a toujours un risque de lourdeur. Je confesse aimer prendre le lecteur à contre-pied, ce qui est risqué, mais cela me passera peut-être.

Solstice d’Automne


S : Peux-tu nous parler du roman que 5ème Saison va prochainement publier ? G F : Pas facile, les patronnes aiment ménager le suspense. Le travail sur le livre ne fait que commencer. Le mieux est de lire la nouvelle publiée avec ce numéro de Solstice. Elle m’a été expressément demandée comme « teaser » pour le roman… Vous y découvrirez un univers de Fantasy inspiré de l’Inde, plein d’épices et de fureur.

de calme. Je suis rigoureusement discipliné : il faut abattre des signes. Quand un texte est lancé, il faut le finir. Néanmoins, je peux suspendre un travail et le reprendre beaucoup plus tard. Ce sera toujours par grands morceaux, pas petit bout par petit bout. Le roman que sortira 5ème Saison a été écrit en trois étapes : juste une page, puis la moitié de l’histoire et enfin l’autre moitié. Concernant l’inspiration, je m’efforce de noter une idée qui me semble intéressante, ce peut être sur un coin d’enveloppe si je n’ai pas mieux à disposition.

S : Qu’est-ce qui t’as amené à écrire sur ce thème ? G F : Il m’avait semblé que les livres de Fantasy ayant pour cadre l’Inde étaient assez rares. La difficulté étant de ne pas lasser un lecteur occidental avec une culture et une mythologie très éloignées des nôtres, ne serait-ce que par les noms des personnages ou des Dieux. Mais pour le point de départ, je m’étais simplement dit : « Tiens, si je faisais un héros à la Howard ? » . On se dit que c’est facile, belle erreur ! Le héros de l’histoire, Munde Shayapan, a pris vie et ne s’est pas du tout comporté comme je l’avais prévu. Fondamentalement, trois ouvrages sont au cœur du roman : le Mahabharata par Jean-Claude Carrière, Ivanhoé de Walter Scott et la série des Conan de Howard.

S : Comment travailles-tu ? Seul devant ta machine ? Au milieu de plein de monde ? De manière disciplinée, à la même heure tous les jours ? Selon l’inspiration ? ... G F : Généralement, seul devant mon ordinateur (j’ai tapé une fois un texte à la machine à écrire, ben je dis vive le progrès ! ). Il m’arrive de travailler en présence d’autres personnes mais seulement quand je fais des relectures, un article ou une nouvelle, du texte court. Pour un roman, j’ai besoin de plus Dans la Jungle, Terrible Jungle

S : Quelle folie t’a poussé à signer avec 5ème Saison ? G F : Comme j’aimerais répondre l’amour ou la haine, quelque chose d’essentiel en somme. Mais vu l’état actuel de l’édition de « genre » pour de jeunes auteurs, j’inverserais la question : pourquoi 5ème Saison a-t-elle signé avec moi ? Moi, dans un sens, je n’avais pas vraiment le choix.

S : Que lis-tu en ce moment ? G F : Hato, toujours plus haut ! , d’Osamu Tezuka, et le Dossier Hitler, commandé par Joseph Staline. J’ai de la Fantasy en vue dans pas longtemps ( « Trois cœurs, trois lions » de Poul Anderson, si vous voulez tout savoir).

S : Quels sont tes romans préférés ? G F : Quelle terrible question ! On a toujours peur d’en oublier un, on manque de place, etc. Je me concentrerais sur la Fantasy, même si à mon sens il faut butiner à droite, à gauche. Ne lire qu’un genre risque vraisemblablement de vous transformer en photocopieuse : texte impeccable, mais déjà vu. C’est parti pour l’inventaire.

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Je ne surprendrais personne en citant « Le Seigneur des Anneaux » . Je l’ai lu à 12 ans, il m’a profondément marqué (je l’ai relu plusieurs fois par la suite). Mais il y a aussi « Fendragon » de Barbara Hambly (récemment réédité chez Points Fantasy), d’une très grande sensibilité. « La Belgariade » de David Eddings, sympathique feuilleton aux personnages attachants. Michael Moorcock avec ses Elric, Corum et Hawkmoon, facettes tragiques du champion éternel. Comment passer à côté de Fritz Leiber et son « Cycle des épées » ? Il y a aussi ce bon vieux Conan de R.E. Howard, presque un gentleman par rapport aux mœurs de son époque. Il ne faudrait pas oublier « le Chevalier aveugle » , de Gail Van Asten. J’ai dévoré « Terremer » d’Ursula K. Le Guin : beaucoup l’ont préféré à Tolkien mais j’avoue garder un faible pour le vieux professeur. J’ai un souvenir agréable de « le Dragon et le Georges » de Gordon Rupert Dickson, une vraie surprise, tout comme « la Flûte ensorceleuse » de Nancy Kress. N’oublions pas « Kyborash » et « la Danse du feu » de Scott Baker, il n’est pas tendre avec ses héros. Comment ? Pas de Français ? Allons donc, lisez du Laurent Kloetzer, n’importe lequel, c’est une plume que l’on n’oublie pas. J’arrête là pour conclure avec un indispensable : « Rivage des intouchables » , de Francis Berthelot, une pure merveille, et si vous êtes des incurables de la Fantasy, essayez son « Khanaor » .

S : Pourrais-tu nous parler de tes projets d’écriture à plus ou moins long terme, un rêve peut-être ? G F : Là, on entre dans le Secret Défense. J’ai la fâcheuse tendance de ne parler que des choses faites. M’épancher sur un projet me condamnerait à le finir. Terrifiant, non ? propos recueillis par Agathe Malinas

bibliographie :

« Des Hommes d’honneur » dans l’anthologie Sur les traces de Cugel l’astucieux chez Nestiveqnen

« Vizz » paru dans Lanfeust mag n°70 « Dans le silence de Bushira » dans Solstice n°7

S : Un conseil pour de jeunes écrivains ? G F : Demandez-vous pourquoi vous écrivez et, surtout, ignorez la réponse.

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Solstice d’Automne


Quoi de Neuf ? par Aurélia Rojon

Que faire alors que l’automne approche et que déjà le temps ne nous permet plus de nous balader en forêt ? Il y a plein de possibilités. Lisez vite mes propositions ! Pour les écrivains qui lisent ces mots, de nombreux AT ou concours sont en cours. En voici deux qui ont particulièrement retenu mon attention :

Un AT sur de petits personnages… Un AT qui m’a tout de suite attirée. Les Lutins. Ce sont les Éditions Sombre Bohème qui lancent ce thème. Cette maison souhaite développer une collection d’anthologies intitulées « Portraits de… » destinée aux jeunes de 11 ans et plus. Pour participer il vous faut écrire une nouvelle de moins de 35 000 signes avant le 31 décembre. Pour les règles de présentation c’est là : http : //sombre-boheme.over-blog.com/article3918663.html Parchemins et traverses vient de dévoiler le thème de sa prochaine anthologie. Il s’agira de l’école. Les textes, de 40 000 signes maximum, sont à envoyer avant le 30 avril 2007 à l’adresse suivante : timrey@parcheminstraverses.com

Pour tous les auteurs : Pour les auteurs en mal de correcteurs et de lecteurs assidus, le projet Cocyclics, fondé par quelques bénévoles passionnés par la littérature de l’imaginaire, ouvre ses portes le 15 novembre 2006. Dans la Jungle, Terrible Jungle

Parce qu’un manuscrit relu et corrigé a plus de chance de finir en haut de la pile qu’au fond d’une poubelle, n’hésitez pas à aller y faire un tour. Pour d’éventuelles questions sur Cocyclics, un site et un forum sont à votre disposition. Alors, corrige-toi et Cocyclics t’aidera ! Alors une seule adresse : http : //www.cocyclics. org L’auteur du logo est la jeune et talentueuse Anne-Laure Daviet.

Bragelonne blogue… Peut être le savez vous déjà mais je ne pouvais pas le passer sous silence. Bragelonne a ouvert son blog. C’est le directeur technique qui en a la charge et il traite plein de points intéressants notamment la cohérence de la ligne éditoriale (avec la sortie de James Bond) ou encore un article très approfondi sur la fabrication de « Tous Malades » de Neil Gaiman et de Stephen Jones ou encore le détail de la foire de Bruxelles. http : //bragelonne-le-blog.fantasyblog.fr/

Le Salon de Montreuil : Du 22 au 27 novembre, se tiendra à Montreuil le salon du livre et de la presse jeunesse. Il y a tous les ans de plus en plus de monde. N’hésitez pas y aller avec votre bout de chou !

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http : //www.salon-livre-presse-jeunesse.net/

Un roman inachevé…

Que les fans de Tolkien se réjouissent, un nouveau Tolkien va sortir au printemps. Comment est-ce possible ? Prenez un fils courageux, 30 ans à travailler, un roman inachevé et vous aurez un début de réponse. En effet « The Children of Hurin » , texte commencé en 1918 par J.R.R Tolkien a été continué par son fils Christopher Tolkien. Il devrait être publié par HarperCollins en Angleterre et par Houghton Mifflin aux États-Unis.

Sortie : Pour les fans d’Eragon sachez que le 24 novembre devrait sortir le jeu vidéo.

Ciné : Je voulais vous parler d’ « Arthur et les minimoys » mais je vais commencer par un film d’animation extrêmement beau et poétique qui est un bijou pur et qui malheureusement n’est pas très bien distribué. Il s’agit de « U » de Serge Ellisalde. Une licorne prénommée U vient au secours de Mona, une princesse rêveuse qui se désespère dans son château lugubre. Elles deviennent amies mais l’arrivée d’une famille de musiciens va tout changer. L’hhistoire est magnifique, la musique divine. Bref il faut y aller.

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Revenons donc à « Arthur et les minimoys » de Luc Besson : Comme tous les enfants de son âge, Arthur est fasciné par les histoires que lui raconte sa grandmère pour l’endormir : ses rêves sont peuplés de tribus africaines et d’inventions incroyables, tirées d’un vieux grimoire, souvenir de son grand-père mystérieusement disparu depuis quatre ans. Et si toutes ces histoires étaient vraies ? Et si un trésor était véritablement caché dans le jardin de la maison ? Et si les minimoys, ces adorables petites créatures dessinées par son grand-père, existaient en chair et en os ? Voilà qui aiderait à sauver la maison familiale, menacée par un promoteur sans scrupule !

Nouveauté : La chaîne Sci Fi lance un bimestriel sur la SF et l’horreur. Au sommaire des articles sur les OVNIS, sur la télépathie, sur l’intelligence artifielle, des interviews, les incontournables du genre, les évènements à ne pas rater et tout cela pour 2,90 €. Et vous pouvez même acquérir le dvd de Battlestar Galactica pour 6,90 €. Le magazine est en vente jusqu’au 26 octobre. À noter : tous les mercredi à 20h45 sur la chaîne Sci Fi, un magazine de 5 min consacré à la SF que vous pourrez retrouver dès le vendredi à cette adresse : http : //www.scifitv.fr/scifi/cache/MagazineCat_Detail_ItemId78E9B15533D34E73A091 9D7A8CEBB436.htm

Solstice d’Automne


CINQUIÈME SAISON, TON UNIVERS IMPITOYABLE Épisode 1 sur 2 : Il n’en restera qu’une Résumé des épisodes précédents : Gynécocratie tout ce qu’il y a de plus classique, la principauté de Cinquième Saison vit dans le luxe, le calme, la volupté et la peur d’une nouvelle loi injuste votée par un pouvoir exécutif aux mains de la princesse Krystal. Pendant ce temps, une fois n’est pas coutume, sa demi-sœur Redyan donne raison au narrateur en complotant pour s’emparer du trône…

— Son Auguste Altesse Majestueuse, Sérénissime et Magnanime, Lady Redyan ! Sur ces mots plus braillés que véritablement prononcés, le héraut relève la tête, bombe le torse et brandit un étendard aux couleurs de la princesse. Une clameur habilement lancée par le régisseur parcourt l’assemblée. Lady Redyan apparaît alors, fière et droite dans son interminable robe azur, accompagnée de deux hommes encore jamais vus à la cour de Cinquième Saison. Le temps que tous trois s’installent à la table où se déroulera le festin, les commérages vont bon train. Qui est ce ruffian noyé sous un amas d’étoffes tape-à-l’œil et un chapeau à plumes bien trop grand pour lui ? Quelle est l’identité de ce personnage grossier recouvert de haut en bas d’une épaisse carapace de cuir noir ? La princesse ne tarde guère à apporter une réponse à ces questions : — Je vous présente mes invités d’honneur, Messire William et Messire Jerome. Ce sont deux amis proches que j’ai décidé d’introduire auprès de ma très chère sœur. J’espère que vous leur réserverez un bon accueil… Il n’en faut pas davantage pour pousser les convives à plonger leur regard puis leur cuiller dans le brouet qui leur a été servi en attendant l’arrivée de la princesse Krystal. Un silence pesant s’abat sur la salle de réception du palais. Lady Redyan hausse les épaules et se penche vers ses deux protégés en leur susurrant : — Ne vous en faites pas, mes agneaux. Bientôt ces gens sauront de quoi vous êtes capables et vous respecteront enfin. — Ouais, on va tout faire péter ! Dans la Jungle, Terrible Jungle

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— Du calme, William. Ne nous faisons pas trop remarquer pour le moment. Ton heure viendra, sois-en sûr. — Elle viendra si notre cible lui donne l’occasion de faire ses preuves, intervient le dénommé Jerome. En toute logique, elle aura déjà passé l’arme à gauche avant d’avoir pu tomber dans vos filets, Maître Firesky. Le flibustier sursaute, faisant tintinnabuler les innombrables lames dissimulées sous son costume. Il semble indigné. — Vos talents d’assassin sont appréciés en plus haut lieu, dit Lady Redyan. Toutefois, vous connaissez la manie qu’a ma très chère sœur de toujours sortir indemne des complots dirigés contre elle. J’ai donc préféré assurer mes arrières en faisant intervenir un autre professionnel en amont. D’où la présence de Messire Jerome. À la manière du héraut qui ouvrait cet épisode, l’homme bardé de cuir bombe le torse dans une attitude de parfaite fatuité. Autour d’eux, les conversations ont repris, ce qui l’autorise à faire entendre sa voix forte et rauque d’habitué des tavernes enfumées. — J’ai soudoyé sa dame de chambre pour qu’elle passe sous silence mon intrusion. J’ai ainsi pu prendre le temps de verser du cyanure dans sa tisane, glisser un aspic entre ses draps, dissimuler des lames de rasoir dans son tapis, répandre de l’acide dans sa vasque et disposer un piège explosif à proximité de ses fenêtres. J’ai également disposé trois tireurs d’élite sur les toits, des fois qu’elle ait l’idée saugrenue d’aller prendre l’air. Si tout ceci, par miracle, ne devait pas suffire, alors seulement nous aurons besoin de votre aide, Messire Firesky. Compris ? Le flibustier se renfrogne soudain. Lui, le marin craint sur tous les océans, la terreur des mers, le meilleur bretteur de sa génération, lui, le grand William Firesky, se voit contraint de jouer les seconds couteaux. S’il avait su, il n’aurait jamais accosté ici et ne se serait pas embarqué dans cette galère. Dépité, il s’emploie alors à noyer son chagrin dans un bock d’hydromel, sans plus espérer l’arrivée du tyran de Cinquième Saison. — Son Auguste Altesse Majestueuse, Sérénissime et Magnanime, la princesse Krystal ! William Firesky manque de s’étrangler avec sa boisson ; Lady Redyan fait tomber au sol son verre de cristal ; quant à Messire Jerome, il cache son visage interdit sous sa cagoule de cuir cloutée. — J’ai encore échappé à une petite dizaine d’attentats ce matin, déclare la princesse Krystal en prenant place aux côtés de sa cadette. Ces bandits ont certes beaucoup d’imagination, mais j’en ai bien plus qu’eux, je le crains. Et vous, ma sœur, comment s’est déroulée votre matinée ? — Très bien, ma sœur, très bien… Pas de tentative d’assassinat en ce qui me concerne. Ma tête a bien moins de valeur que la vôtre, voyez-vous. La princesse Krystal rit de bon cœur. La petite centaine de convives se sent obligée de l’imiter. — Vraiment, ma sœur ? Ne croyez pas que votre scalp n’ait aucun prix pour les ambitieux de tout poil qui hantent cette cour ! Dans la jungle, la terrible jungle du pouvoir, de nombreux prédateurs sont tapis dans l’ombre et n’attendent qu’un faux pas de votre part pour vous supprimer et prendre votre place d’héritière. Ne faites pas cette grimace, ma sœur ! Je suis là pour vous protéger, n’est-ce pas ? — Oui, ma sœur. Lady Redyan n’est toutefois pas convaincue. Elle lance un regard implorant à William et Jerome. Les deux assassins lui rendent un clin d’œil simultané. Ils n’ont plus droit à l’erreur.

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Solstice d’Automne


Le flibustier se lève discrètement de son siège, dégaine sa rapière et se dirige à pas de loup vers le fauteuil de la princesse Krystal. Occupée à massacrer une pièce de bœuf saignante, elle semble ne pas l’avoir vu. Lady Redyan retient son souffle. William Firesky lève sa lame. Il ne l’abattra jamais. Par quel tour de passe-passe l’un des combattants les plus talentueux jamais vus à Cinquième Saison s’est-il retrouvé désarmé en une poignée de secondes et entraîné aux oubliettes par une escouade de gardes encore invisibles quelques instants plus tôt ? Avec le recul, nul ne saurait le dire. Dans le même ordre d’idée, comment l’un des meilleurs assassins de la principauté a-t-il pu succomber à l’ingestion d’un filet de truite, même bourré d’arêtes ? Peu importe. Le fait est que Lady Redyan est à présent dénuée de tout allié à cette table où chaque regard lancé est comparable à un tir de sarbacane. En voyant les gardes du palais évacuer le cadavre de Messire Jerome, elle se sent défaillir. Sa sœur donne l’impression de l’ignorer, mais elle sait, oui, Lady Redyan le sait, elle le sent au plus profond d’elle-même : tous complotent contre elle. Elle est isolée. Elle a peur. Elle frisonne malgré la chaleur produite par la grande cheminée où grillent viandes et poissons. — Vous n’allez pas bien, ma sœur ? s’enquiert la princesse Krystal. Faut-il que je fasse quérir mes médecins ? Lady Redyan n’a plus la force de répondre. Tout l’oppresse. Tout la terrifie. Égarée dans la jungle, la terrible jungle du pouvoir, elle a le sentiment d’être une petite souris entourée de tigres aux dents longues. Les autres invités la fixent avec avidité. Comment a-t-elle pu espérer devenir un jour la maîtresse incontestée d’un tel repaire de vipères ? Non, elle n’a pas les épaules assez larges pour cela. Elle n’est bonne qu’à subir. La princesse Krystal se penche sur elle. — Ma sœur, vous m’inquiétez. Avez-vous avalé une arête de travers ? C’en est trop. Cette allusion à peine voilée au sort tragique de celui qui aurait dû la libérer de la tyrannie de son aînée fait perdre tous ses moyens à Lady Redyan qui, prise de vertiges, tombe alors dans un coma de bon aloi. Son corps inconscient est ramené dans sa chambre. De toute évidence, elle a besoin de repos. Le festin se poursuivra sans elle. — Il devait n’en rester qu’une, déclare la princesse Krystal. Et c’est moi. Comme toujours, mais on ne s’en lasse pas. Sur ces mots plus murmurés que véritablement prononcés, le héraut baisse la tête et remise au placard l’étendard aux couleurs de la princesse Redyan.

Lady Redyan devra-t-elle émigrer à Bagdad pour tenter de devenir calife à la place du calife ? À sa sortie de prison, William Firesky sera-t-il servi bien cuit ou à point ? Quitte ou double ? Toutes ces questions ne trouveront aucune réponse dans le prochain épisode de « Cinquième Saison, ton univers impitoyable » . (Retrouvez les personnages ayant inspiré cette saga sur : http : //5emesaison.fr Intervenez sur le forum, et qui sait, peut-être serez-vous le prochain héros de « Cinquième Saison, ton univers impitoyable » ? )

Dans la Jungle, Terrible Jungle

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Pr é sentation de quelques illustrateurs Yohan Vasse : Autant qu’il s’en souvienne, les dessins ont toujours fasciné Yohan. Une passion liée à son goût pour la narration. Illustrateur (avant tout), auteur (un peu), mais aussi chroniqueur, maquettiste PAO et désormais président du Club Présences d’Esprits, pour lequel il emploie ces différentes facettes. On peut retrouver ses illustrations sur le forum : http : //www.anneau-monde.com, section illustration.

Fabien Fernandez : Il illustre depuis longtemps dans des domaines variés des mondes de l’Imaginaire. Passant du fanzinat au semi-pro, il est arrivé il y a peu par la petite porte dans le milieu professionnel. Il va publier une couverture pour ActuSF, a oeuvré pour Parchemins &Traverses et continue à enchaîner les commandes. Il a réalisé de nombreuses illustrations pour 5ème Saison, notamment la couverture du Solstice « Sablier » et deux mois du calendrier 2006. http : //www.fablyrr.com/

Berg : Illustrateur, sculpteur, peintre, Berg est un peu tout cela à la fois. Croisement contre-nature de Schopenhauer et d’Antisthène, il se consacre à son art sous la force de la nécessité (vitale). Heureux père de deux magnifiques enfants, ses deux plus belles réussites en matière de fantasy, avec 5eme saison, il fait un détour du côté des littératures de l’Imaginaire, domaine où le trait peut librement se révéler.

Stéphanie Peltier : Passionnée depuis de nombreuses années par le dessin et la peinture, elle a toujours eu beaucoup de plaisir à dessiner ou à peindre pour les autres. C’est en voulant suivre cette passion qu’elle a entrepris des études d’Arts Plastiques pendant lesquelles, finalement, elle a dû mettre de côté ce plaisir. Son univers est fait de rêves et de fantaisie, et elle y consacre désormais tout son temps libre. http : //galafay.site.voila.fr/index.html

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Solstice d’Automne



A l’occasion des 2 ans de Solstice, nous avons décidé de laisser libre cours à votre inspiration et de ne vous imposer aucun thème. Nous espérons ainsi vous voir redoubler d’originalité. Vos textes seront les bienvenus jusqu’au 1er mars 2007. La fantasy et le fantastique sont les genres les plus susceptibles de nous plaire. Vos nouvelles, de 20 000 signes maximum, sont à envoyer via notre formulaire. Alors ne traînez pas et laissez-vous emporter par votre imagination.


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