Mirages n°9

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Le samedi du village Au déclin du soleil revient des champs la jeune fille, portant sa charge d’herbe ; elle tient à la main quelques fleurs de rose et de violette dont elle s’apprête, à sa coutume, à parer ses cheveux et sa gorge, demain, le jour de fête. Une vieille pour filer s’assied sur une marche, auprès de ses voisines, du côté que la lumière meurt, et se met à parler de l’ancien temps, quant elle aussi se paraît pour la fête, et que robuste et souple encore elle dansait le soir parmi les compagnons de son bel âge. C’est la brune déjà, le bleu du ciel se fait plus sombre, et les ombres descendent des toits et des collines sous la blancheur de la lune nouvelle. Les cloches ont sonné pour la fête qui s’ouvre ; on dirait que le cœur se ranime à l’ouïe de ces notes. en bande sur la place les enfants crient, et sautant ça et là font une gaie rumeur.

Le laboureur siffle en rentrant à son pauvre repas et songe à son jour de repos. Puis à l’entour, quand toute autre lumière est éteinte, que tout se tait, on entend résonner la scie ou le marteau du menuisier qui veille à la lanterne, en son atelier clos, et qui se presse, et qui s’affaire pour livrer son ouvrage avant le clair de l’aube. Ce jour septième est le jour le plus cher, plein d’espoir et de joie ; l’heure, demain, ramènera la tristesse et l’ennui chacun dans sa pensée faisant retour au travail routinier. Jeune homme, ami des jeux ton âge en fleur est comme un jour plein d’allégresse, jour brillant et serein qui prélude à la fête de ta vie. Prends ton plaisir, enfant, c’est un état très doux, une saison bénie. Je n’en dis autre chose : puisse ta fête, si tardive soit-elle ne pas être trop lourde pour toi. Giacomo Leopardi (1798-1837)

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mirages numĂŠro 9 beaux jours 2015

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De la Bricologie à la Villa Arson ou comment l’art contemporain à Nice sait surprendre Reportage de Bénédicte Gattère Il faudrait être de la mer et sortir en face du cours Saleya, être un poisson volant peut-être et voir d’un coup les fleurs, les façades colorées, jaillir les palmiers de la Promenade des Anglais pour découvrir autre chose que ce que l’on connaît déjà, de Nice et de ses habitudes de retraitée de la Riviera. Cependant, la ville a su, à la suite d’un plan de réforme urbanistique, s’offrir, - et c’est peu de le dire ! -, un lifting réussi. Et c’est par l’art contemporain qu’elle nous le fait savoir. Il existe bien sûr le Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain, l’incontournable MAMAC, son esplanade et ses œuvres d’Yves Klein et de Niki de Saint-Phalle, – artistes auxquels des salles du musée sont entièrement consacrées. Moins connu est l’Espace Ferrero, abritant pourtant une partie des collections de la Ville, celle relative à l’« École de Nice ». Près du marché aux fleurs, sur la place du Palais Ducal, il présente sur deux niveaux une majorité d’artistes qui se sont épanouis dans les années 70 et 80, comme Arman, César, ou le fameux Ben, qui a par ailleurs récemment décoré les abris du nouveau tramway d’axiomes poétiques. C’est l’occasion également de (re)découvrir Claude Gilli, ses œuvres simples et fortes, tel son Fétiche à clous (1973) qui revisite la figure du calvaire chrétien à la manière d’un vaudou contemporain. Iconoclaste, ce dernier rappelle pourtant les statues pieuses nichées aux angles des rues, et l’atmosphère de sainteté qui émane de la cathédrale Sainte-Réparate, pur produit du baroque[, restaurée en 2011]. Pour un peu de marbre vivant encore, il est bon de s’y arrêter, tout ouverte qu’elle est aux vents de la place Rossetti ; ses nuances verdâtres, rosées ou orangées sont en mesure d’inspirer les folies formelles d’artistes audacieux… D’autres lieux, plus avant-gardistes encore que cet « Espace », se tournent quant à eux vers l’art 4

en train de se faire, comme la Galerie de la Marine, qui présente des artistes en résidence à la Villa Arson, ou bien la Galerie des Ponchettes qui se distingue par la qualité des œuvres présentées. Cette dernière est signalée depuis la baie par une sculpture spiralée en métal, Ligne indéterminée, caractéristique de Bernar Venet, enfant du pays, et dont les œuvres agrémentent les parcs municipaux. Depuis 2006 jusqu’à l’installation des 9 Lignes Obliques en 2010, faisant face aux grands hôtels, ces sculptures monumentales redessinent le paysage de la ville, soulignant ses traits, lui conférant lignes de force et axes déployés. Situées sur le front de mer, dans le Vieux Nice, ces deux espaces opèrent la reconversion de lieux populaires, comme l’ancien marché couvert dans laquelle est située la Galerie de la Marine. La gentrification sur le long terme, au nom de l’art, est une caractéristique actuelle des grandes villes. À qui ces espaces laissent-ils réellement la place ? Il est à souhaiter que ce soit à des artistes sincères, qui nous disent sans fard le monde d’aujourd’hui, et qui évoquent cette évolution de la ville aussi, comme l’œuvre sarcastique de Stéphane Bérard, Projet d’Urbanisme, découverte à la Villa Arson. C’est précisément dans cette forteresse de galets, située en hauteur, sur les collines de la ville, que nous nous arrêterons. Après avoir gravi les rues pentues qui y mènent, vous découvrirez le jardin, qui abrite des arbres du pays et de curieux bancs, qui sont autant de créations que de propositions : bancs-vélos, bancs-pergolas, bancs d’amoureux ou bancs d’une adorable simplicité pensée de façon ré-créative. Vous serez ensuite accueillis dans les espaces d’exposition par de jeunes étudiant.e.s, car la Villa est aussi École nationale supérieure d’art. Vous tomberez alors dans les dédales blancs de Bricologie, et n’y trouverez pas


un objet qui ne vous fascinera. Diverses propositions toutes loufoques et déroutantes vous attendent en effet, et vous vous surprendrez à sursauter aux tourments d’une disqueuse, donnant concert… C’est que cette exposition a formé un néologisme qu’elle tente de mettre en œuvre(s), c’est-à-dire la rencontre entre la technologie et le bricolage. Ce mot recouvre toutes les tentatives humaines de s’approprier des savoir-faire, de faire des choses… en somme, de créer. Cependant, c’est d’une création du quotidien dont il s’agit, une création qui défait l’Œuvre, s’en moque, qui refuse de crier au Génie mais qui prend les plis bizarres du hasard, en joue et en livre matière. Assurément, il n’est pas question de projeter des idées sur une toile, pour ensuite les plaquer au mur comme en peinture. Bien au contraire, il y a dans cette forme de bric-à-brac, la volonté d’entendre le monde dans lequel nous évoluons et que nous façonnons ; de l’entendre et de le faire résonner, profondément mais légèrement, dans l’acceptation de n’en saisir qu’une infimité. Ainsi, vous retrouverez peut-être la porte de votre appartement d’étudiant parisien avec le readymade de Duchamp, Porte, 11, rue Larrey, l’économie de place faisant déjà cours en 1927. Loin d’être seulement une réponse à un problème pratique, ou une simple blague, cette œuvre, que vous devez maniez afin de passer dans une des salles de l’exposition, interroge sur l’ouvert et le fermé, et sur la réversibilité désarmante des choses. En effet, lorsque la surréaliste porte ferme un espace, c’est pour en ouvrir un autre. La porte, jamais fermée, est toujours ouverte, ou inversement. Tout est question de point de vue. Et celui-ci, dans un délicieux jeu de dominos intellectuel, se voit lui aussi remis en cause. Déstabilisé, fragilisé, sujet à caution, il est réinterrogé, faisant jour à des chemins inattendus, parfois dérisoires, parfois sérieux, comme autant de

fenêtres - ou de portes duchampiennes ! - à ouvrir. Dans cet espace d’exposition de la Villa Arson surnommé « le labyrinthe », propice aux expérimentations, a donc été élaboré un parcours qui fait se côtoyer et se répondre des œuvres contemporaines et des œuvres anciennes, toutes issues d’un savoir-faire, que ce soit une guitare-harpe du XVIIIe siècle, un meuble en marqueterie, un pilon ou un moule à hosties. La dissolution du sacré se fait alors par l’objet. Ce rapport instauré est cependant associé, paradoxalement, au geste inutile, et donc transcendantal, en définitive chargé d’émotions humaines et de leur substrat spirituel. Ainsi la poésie du fauteuil impossible de Richard Artschwager laisse coi, nous interrogeant sur le pourquoi du comment, le comment du pourquoi, les sources des questions, les germes des résolutions… et remettant en cause la tyrannie pourtant prégnante aujourd’hui de l’objet design, utile, et joli. Rien de tout cela ici, et même lorsque l’objet atteint une forme esthétique satisfaisante selon les canons adoubés par la doxa, c’est pour mieux être mis en déroute par sa proximité avec un moule à ravioles, dans un esprit d’ironie, tout à fait proche de la « Pataphysique » chère aux Nabis et autres rigolards de l’art, finement irrévérencieux. De cette étonnante « Bricologie », vous ne serez peut-être pas en mesure de dire de belles choses savantes comme en sortant d’une exposition parisienne plus traditionnelle mais, les frontières des habitudes en vous, débordées, feront comprendre que vous revenez d’un voyage de l’esprit qui vaut la peine de n’avoir aucun mot à ajouter à votre sourire, à vos flottements de phrase ravis. Dans les objets, se trouverait donc « une âme possible », selon le mot de [l’autrice brésilienne] Clarice Lispector, et comme elle, vous pourrez dire : « j’ai ouvert la bouche, étonnée ». Cela suffit à bien des discours. 5


Rencontre avec Paris Sketch Culture Reportage de Chloé Kervio Fin de soirée au Cartel, fin de l’hiver 2015 quand survient une rencontre. Il gribouille de belles arabesques autour d’un crâne sur une croix rouge pendue au mur du bar et se nomme Raphaël Federici. Il est l’ancien directeur artistique d’une marque de prêtà-porter, élève clandestin aux Beaux-Arts, tatoueur non tatoué qui ne tatoue plus, originaire du Sud et artiste de rue à Paris. Il signe ses œuvres du nom de son collectif Paris Sketch Culture et partage son atelier entre les salles de l’école des Beaux-Arts et son studio dans le quartier de Saint-Paul, où il nous a reçus le mercredi 18 mars 2015. Ses peintures étant emballées pour sa prochaine exposition en galerie, il nous a présenté sa toute dernière sérigraphie où Popeye et Pocahontas se côtoient. Popeye arbore son air revêche habituel. La pipe enfoncée entre ses lèvres, il nous lorgne. Une goutte d’encre marque son visage. Ainsi donc Popeye serait tatoué ? C’est qu’il ne s’agit pas du personnage que l’on connaît bien, mais du détournement de son image. Raphaël s’amuse à recevoir notre regard pour mieux décevoir nos clichés. De même, lorsque l’on croit reconnaître un Christ en croix, c’est en réalité un marin qui n’est pas plus clouté que le premier quidam croisé. Ah, celui-ci s’exclame-t-on, ce doit être un indien, un indien d’Amérique. On reconnaît sa coiffe de plumes et sa tenue à demi-nue. Et là, ce sont deux marins qui s’enlacent : un mélange entre Le Mâle de Jean Paul Gauthier et Monsieur Propre qui exprime une tendresse touchante dans un échange de regards. Des œuvres bien atypiques qui pourtant comprennent les mêmes éléments. Tous les personnages sont tatoués : le faux Popeye de la larme du meurtre, l’indien de l’effigie des marques de grande distribution, les marins de tout ce que l’on peut imaginer, des lignes aux nombres en passant par l’inscription signifiante. Tous les personnages sont en noir et blanc et se détachent de l’arrière-plan comme des modèles photos devant un fond. Tous les personnages ont une peau taguée, tatouée, habitée. Surtout, ils vivent tous. Ils expriment une émotion qui résonne chez celui qui la contemple. La rage de l’indien apparaît au travers de ses yeux plissés, de son cou tendu et des postillons qu’il laisse échapper. Nous sentons qu’il a été détérioré par les marques sur son torse, et elles nous donnent envie de hurler avec lui. À l’inverse, les deux amoureux nous submergent d’amour. Sans fioriture, par une 6

embrassade et un regard muet, Raphaël Federici montre la force tranquille du sentiment. L’assurance du confort, la douceur de l’échange, les palpitations du cœur, tout l’amour est concentré en un échange de regards entre deux bonhommes. Il ne se contente pas de « tatouer sa feuille » comme il le dit lui-même : il expérimente à tous les supports et toutes les techniques sa volonté de graver son trait. Il a gribouillé son papier, son skate, du bois, du métal, des murs en plâtre et en verre avant d’attaquer la peau de ses copains. Au-delà de la matière, il travaille les symboles, comme ce Mickey mauvais garçon qu’il a réinventé à l’occasion d’une vente au profit de l’Unicef, ou encore son effrayant CrackDonald exposé à la galerie Greenwood. Les deux sculptures sont détournées de leur image habituelle. Elles frappent l’œil et l’esprit par les graffitis qui les couvrent. Le Crackdonald est particulièrement effroyable avec ses yeux exorbités et ses lèvres corbeaux. Ce clown qui incarne la joie à outrance montre son vrai visage : addiction, hystérie, souillure. Voilà ce qui vous attend si d’aventure vous passiez vous restaurer dans l’entreprise jaune et rouge. Les envies de métissage Mélanger les styles et les inspirations est la patte particulière de Paris Sketch Culture. D’abord un site dédié à tous les artistes de rues, maintenant signature de l’artiste qui l’a lancé, le collectif s’attache à travestir les codes en les associant les uns aux autres pour dissocier les images populaire de leur message subliminal. Raphaël Federici entremêle les codes de l’art de la rue. En signant dans l’oreille du Mickey son nom de grapheur par exemple, ou en privilégiant les ustensiles indélébiles utilisés par les artistes de rue comme les feutres à alcool Krink ou les Posca, appréciés pour leur noir intense et leur capacité à agripper toutes les surfaces. Participant lui-même à des happenings comme la décoration de la vitre du concept store Fleux, ou encore l’ouverture du bar Cartel où nous l’avons rencontré et qu’il a aidé à décorer, il intègre dans ses œuvres plastiques la part d’irrévérence du Street Art. Ses sujets titillent le spectateur et l’encouragent à regarder autrement son environnement. En déplacement le graffiti du mur à la peau de ses personnages, il place la rue dans le cercle encore plus restreint. Il ne se contente pas de faire entrer l’art de rue dans la galerie, il le marque dans la chair. L’art urbain devient art du corps par le tatouage. Les codes du genre, comme la larme que les hommes se dessinent après avoir tué ou perdu un être cher, sont entrés dans la culture populaire. Une culture qu’il


épouse jusque dans le modelage de ses personnages qui s’inspire des Comics. Les avant-bras ronds et larges, les muscles puissants, la tenue caricaturale du corps sont autant de références à la culture visuelle des bandes dessinées américaines et au topos du superhéros. De son propre aveu, Raphaël Federici est impressionné par les artistes du Low Brow et par Guillaume Bresson. Il admire chez ce dernier sa maîtrise des techniques classiques comme le sfumato, le clair-obscur et la perspective qu’il met au service de scènes contemporaines et prosaïques. En ce sens, il reproduit à sa manière le mariage du style et du sujet antagonistes. Il figure un indien d’Amérique couvert de logos marketing dans un corps aux mensurations de superhéros. Il mêle ce qui passe pour être un homme pur, soit un autochtone pré-colonisation et pré-société, avec la représentation même de cette société au travers des marques dans une iconographie empruntée à la culture populaire. Toutes les influences urbaines comme classiques se sacralisent dans la recherche du symbolique. Culture populaire et société de masse Pourquoi représenter des marins et des indiens dans sa dernière sérigraphie ? L’artiste explique qu’il affectionne ces personnages en ce qu’ils sont le « Ying et le Yang de la société ». « Le marin c’est le citoyen enrôlé dans l’état. On va dire le militaire, c’est-à-dire l’outil du système, qu’on envoie tuer son prochain et qu’on monte contre l’autre. Je dessine le marin comme un représentant, la chair à canon de notre système, de l’état gouvernant. L’indien serait le contraire : le retour aux sources, le retour à l’humaine, à l’authentique, la terre première, le fruit de la planète. L’indien est souvent en devenir, donc brandé avec McDonald’s, Samsung, toutes ces choses-là dont il n’a pas besoin mais qui le marquent à même la peau, comme marqué au fer rouge, tatoué. Je montre le contraste entre le monde de la consommation et le système actuel ET le personnage de l’indien qui est encore primitif, à l’état premier de ce qu’il est censé être, ou de ce qu’il était. Le marin lui, est plus dur, plus marqué, plus violent c’est pour ça qu’il a des larmes et des tatouages, qu’il grimace et a de la barbe. Quelque part c’est un peu un homme détruit. » Un homme détruit qui pleure, montre sa sensibilité. C’est aussi un homme doué de bons sentiments et capable du meilleur lorsqu’on entrevoit son intimité. Il semble en regardant ce double portrait de marins amoureux que la personnalité de l’individu ne peut rayonner que lorsqu’il est dans la sphère privée. Deux hommes amoureux qui s’enlacent, voilà la vraie identité des marins. À l’inverse, l’indien est une victime. Il incarne l’innocence d’un être pas encore touché par

la société qui à son contact a été détérioré. Il incarne la dépravation par le consumérisme de l’individu et de la liberté. Un consumérisme signifié par les logos répartis sur son corps et ordonné par l’Etat. La sérigraphie de Paris Sketch Culture donne à voir comment la société nous détruit. En rendant esclave les marins, il fait d’un homme un bourreau et d’un autre, la victime. La main exécutrice de son pouvoir symbolique s’oppose à l’illustration de l’individu avant innocent et maintenant formaté. Pourtant, marin et indien sont représentés selon les mêmes codes. On retrouve pour les deux le métissage des influences et des techniques d’une part, et le trait particulier de Paris Sketch Culture d’autre part. Ce trait, c’est la nervure de bois qui recouvre les corps. « Ces lignes représentent le végétal. C’est tout le système veineux de la végétation. Ça reflète aussi l’expérience de ses personnes, comme l’âge d’un arbre dont on compte les nervures. C’est pour montrer à quel point l’humain est relié à la nature et que c’est un fruit de la nature. Mais ça représente aussi le minéral, comme quand on représente la stratification des matériaux. C’est aussi l’empreinte digitale, ce qu’on peut reconnaître sur un pouce. Ça représente l’identité, l’individualité à travers la matière. Qui dit matière, dit matière habitée et donc spiritualité. Je veux montrer la spiritualité et l’individualité à travers la matière. » Ainsi, il incarne ses personnages par les traits de leur peau. En adoptant un traitement identique à toutes ses créatures, il souligne leur humanité commune. Au travers d’un ensemble d’individualités opposées, la sérigraphie tend à mettre en valeur le dénominateur commun de l’humanité. L’identité commune défendue et valorisée n’est pas la citoyenneté mais l’incarnation de chacun comme production naturelle et sensible. Les émotions des personnages palpitent sous leur peau nervurée. Ils vivent dans la toile, et résonnent dans nos esprits au travers du prisme de notre regard éduqué. Pour faire passer son message, il emprunte non seulement des inspirations éclectiques, mais surtout une iconographie appartenant à la culture visuelle. Le marin est avant tout un marine américain. Il représente la société par excellence et cristallise tout l’occident. Quel meilleur exemple pour parler de la société de consommation que les Etats-Unis ? Et quel meilleur contre poids lui opposer pour mesurer l’écart entre nature et société que ce qui lui a précédé, les différentes tribus amérindiennes ? Tout le monde peut reconnaître un marine et un indien, on comprend visuellement le clivage entre les deux images et ce qu’elles symbolisent. La sérigraphie de Paris Sketch Culture est tout à la fois drôle, touchante et revendicatrice. Nous vous laissons les découvrir en ligne sur le site : 7


Mirage Une série photographique d’Elliot Broué Elliot Broué parcourt le monde à la recherche d’images toujours plus inédites : son exotisme à lui se niche dans la conquête des grands espaces, faisant des étendues sauvages ses plus beaux motifs. Pour sa série Mirage, il se balade dans des images-miroirs mélancoliques, donnant à ses rêves de voyageur l’apparence du “Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route” de Kerouac. Son objectif capture des moments de flottements particuliers, quand l’air se fait presque orageux et les nuages plus bas, quand l’inquiétude monte et se fait atmosphère. Ses images doubles, comme des cartes à jouer, sont des jeux visuels dans lesquels on tombe à la manière d’Alice au Pays des Merveilles, ne sachant plus si le monde est à l’envers ou à l’endroit. La perte de repères est le premier bagage du voyageur : il n’a plus rien, et va vers le tout. M. C.-L. www.elliotbroue.com

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Sans Flash Texte et images de Nicolas Alpach, journaliste ambulant Il n’a jamais été aussi facile de prendre un cliché qu’aujourd’hui. La miniaturisation des objectifs est telle que nous possédons tous aujourd’hui un solide appareil dans notre poche : notre smartphone. Les utilisateurs des réseaux sociaux se sont lassés des albums photos de soirées aux prises hasardeuses et honteuses, la recherche d’une certaine esthétique, d’un angle, l’affirmation d’un œil se développent plus que jamais. Il est désormais facile de capturer en image notre quotidien et de le partager à notre entourage et au monde entier. Il ne faut en rien voir ce goût pour la photographie spontanée comme une substitution à la contemplation, une dérive de la technologie qui nous planque derrière un objectif. Toutes deux se complètent, et du cliché qui suit la contemplation du photographe, suit celle de l’internaute de l’autre côté de son écran, où qu’il soit. Ces photographies, prises au détour d’une rue, cristallisent ces petits riens qui font l’essence même d’une virée sans but dans les entrailles de la capitale. Ne se fixer aucun itinéraire, aucun but si ce n’est celui de la contemplation, voilà probablement le meilleur des objectifs.

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Musée du Louvre

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British Museum MusĂŠe de Cluny

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Au musée, il est parfois fascinant de détacher son regard des oeuvres pour observer l’architecture et l’espace qui nous entourent. En levant les yeux, la verrière du British Museum semble avoir échappé aux lois de la pesanteur et embrasse tout l’espace en dessinant des jeux d’ombres sur les murs. OutreManche, au musée de Cluny, les voûtes gothiques de la chapelle ont beau être de pierre, l’impression de légèreté est telle que nous serions tentés de vouloir rapprocher cette architecture de celle du musée londonien, cette dentelle de pierre à cette dentelle de verre. Saisir un morceau d’architecture à travers le prisme de l’esthétique graphique, voilà une des mille façons de se détourner des selfies qui font pousser aux œuvres d’art de lourds et longs soupirs. Palais de Tokyo Musée Picasso

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Tout le monde est armé d’un appareil photo aujourd’hui, mais tous les clichés ne se ressemblent pas. Face aux flux de photos qui abondent sur la toile, il est indispensable de se forger une identité propre pour ne pas se retrouver noyé parmi les autres clichés. Cette différence ne doit pas se manifester à travers le simple usage de filtres, mais bien à travers l’oeil de chacun. Le défi le plus intéressant est sûrement celui de photographier quelque chose de vu et revu, mais lui apporter un angle de vue suffisamment original pour attirer la curiosité et la contemplation du spectateur qui avait banni cette image de son paysage visuel. N’est ce-pas plus amusant de voir un quart de grand roue que seule la photographie peut isoler, que la roue dans son ensemble que notre oeil voit sans cesse ? Bercy Place de la Concorde

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Quai Malaquais Institut d’art et d’archéologie

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Contrebandes Un récit de Thibault Olivieri Partout ce sont des retards, des gens pressés – quelle cohue – des bousculades, des wagons qui s’enchaînent, quelques marches branlantes, et des venues fébriles dans ces couloirs étroits où tous s’entassent. Touffeur de ces trains où les sueurs flottent dans les airs, parfums des modestes trajets... Voici la promptitude mesquine des gens à trouver une place libre, en seconde classe, sans voisin, ou avec un quidam supportable. Affalements brutaux de corps rompus par le travail et la distance... Ce sont des coussins exténués, usés jusqu’au fil par le frottement des vestes, d’où montent des senteurs de moquette chargée de mille et un voyages. Ce sont des soupirs expirés une fois installés, ceux des impatients rendus nerveux par le lancement différé du train : longues, longues minutes, surtout pour ceux ne trouvant plus un siège vide, petits désespoirs et regards affectés... C’est un manteau que j’ôte et balance sur le reposoir, plat valais de plexiglas. Tout près luisent des vitres sales que la vitesse va éclaircir. Bientôt de lourds sacs vont choir sur les porte-bagages, tout comme je fonds dans le moelleux de mon fauteuil séculaire. Moi assis, les autres agités : ô plaisir de contempler la frénésie précédant le départ ! Mesdames, messieurs, notre train Trans-Europ-Express à destination du passé va partir, il desservira tous vos souvenirs ! Les hauts-parleurs grésillent... Voici le démarrage, celui de mes rêveries que stimule le flux électrique, flux passant des câblages aériens aux roues à cheval, à cheval sur les rails, lisse galop mécanique de locomotive. Dans le couloir déambulent des baroudeurs harnachés comme des bêtes de somme ; parmi eux se distingue un Anglais abandonné, des cicatrices aux joues, blasphémant à l’envi : il étale sa science laïque à voix haute. S’ensuivent des contrôleurs : titres de transport s’il vous plaît ! Le satiné de leur uniforme bon marché ne les adoucit pas. Dans leur voix rêche résonne leur gauchisme de ressentiment, revanche de toute une vie sur des sans billet insouciants, sur ces jeunes qui fraudent gaiement en allant au carnaval. Un jeune Ardennais à la chevelure de buisson observe les autres, ceux qui – joie solaire – répandent partout des confettis, pluie irisée, fragments d’arc-en-ciel débridé. Ce sont des amendes qui s’abattent, la méticulosité vomitive de sous-flics alignant leur P.V., promesse risible d’une prime lamentable, jadis emprisonnement sans pitié. Plus loin, ce sont des travailleurs arabes aux titres de transport périmés, une odeur de cigarette clandestine, une fragrance de cannabis brûlant dans le creux d’une main, et mes yeux qui s’ouvrent sur le paysage filant : stries de couleurs, campagne qu’étire la vitesse, la nuit arrive, et ces maisons si obscures qu’on n’ose imaginer une vie entière s’y déroulant... D’un coup le soleil me frappe l’œil : la pluie raye la vitre en cadence, rythme

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perlé et machinique. Au ciel dansent les nuages et leur disparition. Autour vrombit l’air soulevé, aspiré, ô le grand espace que perce le train – ses roues, ses vibrations – ce bruit de l’air sifflant sur la carlingue, ce chant ferrocrépitant de l’orage que capte notre convoi paratonnerre. Tic-tac, tic-tac : répétition qu’émettent la fin et le début de chaque rail, quel bercement, sommeil doucement ballotté, paupières abaissées, songe de nuits blanches à bord de voitures qui foncent vers d’exotiques capitales, divagation onirique, flûtis de locomotives à vapeur... C’est le rêve, l’incarnation du destin : des voies ferrées nous guidant à bon port, ô délire d’imaginer les lignes de tout pays s’entrecroisant, écriture hiéroglyphique de métal, phrases de titans, illisibles pour les simples mortels, trains magiques m’emmenant au bord de la Cyrénaïque, sur les falaises de Bonifaccio, dans le cercle portuaire du Pirée, jusqu’au Nord-Ouest de la Sérénissime... Un cri nous réveille tous. Une angoissée hurle parce que notre train a du retard. Braille aussi une smala juive ; parmi elle des boutonneux qui – à cause d’un nouveau contrôle – se cachent dans les zones de bagages. Ce sont là des valises poussées, une Louis Vuitton, une Hermès et une autre sans marque bazardée au sol par leur corps gesticulant. Leurs clameurs, graves et stridentes, répondent à leur musique forgée au marteau-piqueur de fin de chantier, musique bien trop forte donc, sibilances électroniques et reptiliennes, distraction sonore de masse qui est insulte aux finesses de Benny Goodman à bord du convoi Batunga. Ces mufles éructent et convulsent derechef. Savent-ils, ces clowns, que leur cirque ne vaut pas celui de Groucho chantant sa Lydia ? Quel tapage... Une pauvre mère, à cause d’eux, ne parvient pas à rendormir son bébé, eux qui continuent : ils exhibent devant tous leur prière, leurs téfilin – plats lacets de cuir qu’une boîte, noire et rectangulaire, rehausserait mystiquement grâce au morceau de Torah qu’elle comprend. Sans le savoir, ils enroulent ces téfilin autour de leur bras comme le serpent s’enroula autour de l’Arbre de la Connaissance. Leur mépris de croyants fuse à l’égard des mécréants, de nous autres byroniens inconscients, qui râlons contre leur furieux raffut : ça n’est plus un wagon, c’est un vacarme. Contre eux quelqu’un proteste, et de leur bouche fuse cette réponse lamentable : ils le traitent d’antisémite, alors que les trains, c’étaient jadis des déportés, anciens européens qui valaient mieux que ces vulgaires sans-gêne... Enfin c’est leur descente à leur arrêt, le quai qu’ils investissent, et la satisfaction dans le cœur de tous les passagers. Ceux-là ne méritent pas d’être Juifs, me murmure un honorable vieillard, un nombre tatoué sur l’avant-bras, un Kafka à la main ; c’est, trois sièges plus loin, la jeune fille dont Franz en vain rêvait, le bruit du baiser d’une nymphette à son amant, leurs rires

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volatiles, légers comme des trilles, c’est le souvenir de toi à cette place, jadis, avant que je ne sois forcé de te quitter, c’était L’Homme qui rit et Le Gai Savoir à côté de Closer et Cosmo, triste mirage d’une proximité stellaire... C’était l’envolée, c’était la fuite, c’étaient des paroles, des discussions, toi, le dévoyé, va te jeter sous un train, pourquoi m’as-tu trompé, sois sage, quand est-ce que c’est la fin, quand est-ce qu’on arrive, ce sont des voix trop aiguës et des vieux trop sourds, un téléphone portable dans lequel s’égosille un nouvel insensible, c’est le souhait d’une oasis de silence... Or la clim’ sifflote malgré elle l’air de la Traviata, chose trop fine pour l’oreille... Certains voyageurs regardent un film sur leur écran ; je reconnais l’un d’entre eux car son nom, Michel Fano, est écrit sur son billet. Il se délecte d’un chefd’œuvre du cinéma des années 60 dont les répliques me parviennent : on devrait tourner un film dans un train comme ça, puis le regarder dans la mollesse des coussins des salles obscures. Hélas, le confort des fauteuils se dissipe, le dos se contracte après des heures de relaxe... C’est la courbature puis le lever, le dégourdissement, la marche dans le couloir, le besoin de se soulager. Ce sont les énièmes toilettes dites hors service, celles à l’autre bout du train semblent vides... Enfin le soulagement, puis l’amusante vision de ce sol rapide qui court à travers la cuvette, lunette tellurique et ferroviaire, œil du mouvement. À ma place et à l’impatience revenu, que faire ? Là un journal, coincé dans la tablette, à lire en deux fois dix minutes. C’est Fred, l’auteur de Philémon, qui est mort, mort peut-être sur son île du A de l’Océan Atlantique, mort – qui sait – auprès d’une autre dépouille, fantastique, rouge, molle, mouillée, sans forme explicable, encore vivante, plus pour longtemps... Ce sont cinq personnes suspectées dans le meurtre d’un si bel adolescent. À mes côtés, c’est l’enfant assoupi cerné par la misère, trimballé par la malheureuse employée à la propreté : c’est le Mozart assassiné de Saint-Ex’ pendant que notre train traverse la terre des Hommes ou de ceux qui se prétendent tels. C’est un passager qui fait un malaise puis qui meurt d’arrêt cardiaque, c’est un suicide, un corps juvénile démembré par la vitesse du bolide propulsé, c’est une halte en pleine voie, une équipe dont les gens au gilet fluo ramassent des morceaux écarlates, et c’est la même femme indécente qui maugrée encore à cause du retard, sous le crayon attentif d’une jeune dessinatrice qui fixe d’un seul trait les mines suspendues des voyageurs. Soudain c’est une respiration, un magnifique jeune homme s’assoit près de moi, lui que plus tard j’aborderai en disant : je désire vous envoyer un message mais je n’ai pas votre numéro, peut-être me le donnerez-vous ? C’est l’espoir en sa terre natale, la

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résurrection par le désir, par l’amour, qui sait ? Mesdames et messieurs, notre train arrive à destination de son terminus, assurez-vous de n’avoir rien oublié à votre place, le personnel de la compagnie et moi-même espérons que vous avez effectué un agréable trajet en notre compagnie... C’était en sa compagnie, sera-ce en la sienne, lui le nouveau, que le printemps reviendra ? Le train ralentit peu à peu... Il s’arrête à ce quai que je ne connais que trop bien. Alors c’est l’empressement des reclus à vouloir sortir, l’odeur rance de tout ce périple, l’ivresse paisible du retour, et la fraîcheur d’un coup survenant quand s’ouvre la porte sur l’air libre, et sur la joie d’être arrivé, enfin.

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Rollercoasters’ Baby Une nouvelle de et illustrée par Alice Pirotte Verte a un goût amer dans la bouche, un goût qui lui faisait penser à elle-même petite quand elle se gavait de tartelettes aux pommes qu’elle avalait en prenant juste à peine le temps de les faire fondre sur sa langue, la tarte tiède et à peine cuite glissant et devenant douce charpie mielleuse et collante, des agglomérats restant sur son palais, le sucre de canne gravait des sillons noirs, noirs, le long de la trachée. Elle aime malgré elle (la vie, le monsieur qu’elle avait choisi, le pti môme) alors qu’elle voudrait. Elle voudrait abdiquer. La démission, ce luxe ? C’est ce qu’elle sentait de plus en plus. Je suis obligée de rester et d’agir. Même quand la tombe de mes draps m’appelle jour et nuit, et que je les quitte toutes les 3 heures. Parce qu’être mère c’est ça. C’est ne jamais rien faire sans une oreille qui traîne à l’extérieur de soi. On entend l’amorce des pleurs avant même les pleurs. On entend la tétine qui tombe sur le matelas. On désire dormir autant qu’on redoute l’heure du coucher. Face à son corps qui prend un exact volume sur le matelas. Respirations qui entourent. Griffes. Griffes tout le temps, même dans ce moment tout bleu tout bon tout chaleureux de ce petit corps bouillotte molle contre son ventre, bouche à sein, ce petit mouvement qu’on oublierait presque de contact. Si seulement tu n’étais qu’un animal, pense Verte. Mais tu es un jeune humain. Je croyais avoir choisi de te garder mais maintenant je sais. Moi, je ne t’ai pas choisi. J’ai choisi le seul choix. Je me demande si toi, tu m’as choisie. Impossible. Qui choisirait une mère dans la mort ? Une mère imprégnée de dépression. Tisanes et thés pour sentir du tiède. Tout le temps du tiède liquide. Puisque tu tètes un peu de moi, je n’ai même plus besoin de vomir. Mais mon corps vieillit tout le temps. Le corps de Verte, outre ses petits oiseaux violets aux seins et aux hanches qui, du reste, avaient fini par disparaître, était très semblable à celui d’une grand-mère. Pas du premier coup d’œil, mais quand même. La peau faisait des petites vagues à moitié dures, des plis au moindre mouvement. L’élasticité est fatiguée. La peau marque, pas très épaisse. Des jambes tachetées. Elle pense : “Le plus dur, est-ce que c’est de se sentir déjà mère-grand-mère, ou c’est de savoir son corps encore jeune quand mes journées s’étalent à l’intérieur. Un vaste tapis dont je ne peux pas dépasser les fanfreluches poussiéreuses. Mais ce tapis est neuf pourtant.” Elle pensait : “ Mon temps qui n’avait déjà pas beaucoup de sens maintenant s’est perdu. Mais est ce que c’est maintenant ou est ce que c’est de toujours ? Quand ai-je commencé à pleurer et à me dire que c’est une fois de plus seulement ? Le gris vient d’où ? Le gris est là depuis quand ?”. Le gris est là depuis 5 mois le gris est là depuis plus d’un an. Suis-je malade? Méséquipée pour ce monde. Je ne supporte pas ceux qui disent que j’ai tort parce que je les crois. Le petiot est le seul qui me fait revenir. Mais combien de temps ? Je n’arrive pas à croire à ce que j’écris. J’essaie d’oublier que je ne crois pas à ce que j’écris, pour écrire, mais ma voix me rattrape. Rattrape deux t un p. Je savais beaucoup de choses avant. Si je suis un échec pareil pourquoi lui est-il avec elle ? C’est dangereux. Maladie transmissible. 24


Mais j’ai besoin de lui. Mais j’ai l’élan de lui vouloir garantir un peu de bonne heure. Le bonheur auquel il a droit... Ou pas droit. Moi pécheuse, lui droit. Droit parce que je suis courbée. Verte boit du thé. Verte n’a pas avorté. Verte de vide est allée remplie d’idées à foutrement vidée. Et même si ma peau guérit mon âme guérira-t-elle jamais ? Les ongles qui délivrent soulignent saignent le long de mes jambes, mon crâne que personne ne sait ou ne voit. Les cheveux sur le sol et ceux sur mon crâne, brillants. Pourquoi faut-il toujours demander à voir les autres dans les yeux? c’est déjà assez dur de les voir dans les yeux. Téléphone muet tant que toi t’as pas mis la pièce dedans. Je vais couler sans que personne le voit parce que je continuerai à FAIRE DES DÉMARCHES à donner la réplique, à sortir et marcher, encombrée toujours de poussettes de porte-bébé. Les 30 minutes pour prévoir les vêtements du petit, les siens, les affaires, les affaires de change, les clés et ce poids toujours et je me rappelle quand le dehors était si peu loin du dedans mais ai-je jamais été heureuse ? Peut-être suis je génétiquement vouée à la déprime et d’ailleurs qu’existe-t-il d’autre que la déprime ? Vous connaissez, vous, des gens heureux ? Et d’ailleurs êtes-vous heureux ? Là tout de suite, il y a trentre minutes, cette année, l’avez-vous été ? Pourquoi être heureux pourquoi pas avoir ? Se battre pour illusoire liberté, illusoire autonomie. Faire du mieux du semblant proposé. Au moins les images de ma tête je les ai épinglées. Suis je malheureuse ? Verte monte les escaliers, les rayures imprévisibles, les lignes cassées des dessins du soleil viennent parler à son dos, et parfois pas, tandis qu’elle monte, pas à pas. Souviens-toi. Souviens-toi du délice du bonheur qu’il y avait à monter les marches le plus lentement possible en se sachant si près de lui ! si près, à 2 minutes, 1 minutes 57, de s’appuyer au mur, un peu amoureuse, le cœur qui éclate en silence, tu écoutes le silence, sa porte, tu frappes, un, undeux, deuxtrois. Les pensées se gèlent dans la précipitation de l’ouverture de la porte et là là là il est là ça y est Verte ne se sent pas assez mûre. Elle a tout juste assez d’humour. 25


Retard Une nouvelle de Gilles Celeux -Voici vos billets… N’oubliez pas, le car part à 5h56 pile. Il n’attendra pas les retardataires. Nous sommes beaucoup moins chers que le train, mais tout aussi exacts. Vous arriverez à Berlin à 14h22 au plus tard. Bertrand opine à ce discours. Pour sûr ! Il n’est pas question qu’il rate le car. Son avenir en dépend. Il va à Berlin pour conclure son embauche d’animateur culturel à l’Institut français. Et son amie aura un poste de répétitrice… Il reste en lice avec un autre candidat, mais le directeur de l’Institut lui a fait comprendre que le poste serait pour lui. Ce dernier entretien n’est qu’une formalité. Il était temps qu’il trouve un vrai boulot ! Il est raide et ce voyage en car dès potron-minet leur évite une nuit d’hôtel. Son rendez-vous est à 15 heures et il est rassuré que la compagnie de car tienne à être à l’heure. Patricia va le rejoindre en fin de matinée et, ce dimanche, ils vont fêter leur départ avec leurs amis strasbourgeois. Apéritif chez Rudi et déjeuner chez les Vockler. Une soirée était prévue, mais Bertrand a mis le holà car ils doivent finir leurs bagages et ranger le studio avant leur départ du lendemain. Il fait beau. Patricia est rayonnante. L’apéritif sur la terrasse de Rudi est euphorique grâce à un muscat exceptionnel. Le buffet dans le jardin des Vockler renforce la bonne humeur. Ils ont bien fait les choses : charcuterie fine, cakes salés, viandes et poissons froids, munster, tartes aux prunes, de bonnes bouteilles et pour finir un marc dont vous me direz des nouvelles. Un bien-être extatique abolit le temps. Vers 17 heures, Bertrand s’alarme. Après moult embrassades, Patricia et lui parviennent à s’éclipser à regret. Arrivés dans leur studio, ils sont découragés par le désordre et la fatigue tombe sur eux. Alourdis par leurs ripailles, ils s’affalent sur le canapé et se câlinent doucement. Mais bien vite, ils s’endorment. Sur le rebord de la fenêtre, deux moineaux regardent immobiles le jardin, savourant ce bel après-midi de fin d’été. Loin des chaleurs étouffantes des derniers jours, un petit vent rafraîchissant agite légèrement les feuilles des arbres qui semblent

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babiller. Un petit chien apparaît. Il traverse sans hâte la grande pelouse, reniflant partout. Puis, il disparaît. Le vent faiblit à l’approche du soir et s’éteint. Les moineaux quittent la fenêtre et virevoltent autour des arbres maintenant assoupis. À leur tour, ils se mettent à babiller. Le spectacle est charmant, mais personne n’en profite. Le soir venu, les oiseaux s’envolent au loin. Bertrand et Patricia dorment l’un contre l’autre. Leur respiration régulière scande le silence. La hanche endolorie par sa position contre Bertrand, Patricia se réveille la première. Elle s’assoit, se frotte le front et machinalement s’empare de sa montre sur la table basse. Elle la regarde fixement quelques secondes et bondit. -Bertrand ! Il est sept heures et demie ! Nous avons raté le car… Bertrand sursaute et elle le secoue frénétiquement. Cela transforme son ahurissement en terreur et il s’écrie -Quoi ?! Qu’est ce qu’il y a ?... Qu’est ce qui se passe ? -Il est plus de sept heures et demie ! Nous avons raté le car… -Comment ! C’est pas possible… C’est pas possible… Il se lève d’un bond et regarde effaré le jardin dans la lumière terne du matin. Patricia est prostrée sur le canapé. Il se met à tourner en rond comme un moineau égaré dans une maison. -Je vais téléphoner à Monsieur Hoffner. Il se lève tôt et j’ai son portable. Il comprendra… Et puis, en l’appelant le matin, j’affirme ma motivation pour le poste. -Tu crois ?... -Oui… Un peu fébrile, Bertrand compose le numéro de Monsieur Hoffner. Il est surpris que celui-ci décroche si vite de bon matin. Mais la surprise de Monsieur Hoffner est encore plus grande. Cet appel incongru à l’heure où il allait se mettre à table pour son dîner du dimanche le contrarie. Les propos confus de Bertrand ne changent pas son état d’esprit, et c’est sèchement qu’il le rassure sur ses chances d’arriver à temps à leur rendez-vous.

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Caresse Zéphyr

Tes longues mains douces Effleurent Mes seins alourdis De tes caresses de soie Froufroutement Aux tréfonds de moi Soie de tes lents baisers Qui frôlent Ma peau frissonnante Baisers audacieux Qui descendent En vaguelettes luxuriantes Jusqu’à la touffe bleuie… Poursuis ta descente Caresse à rebrousse Brise… Zéphyr… Onde merveilleuse Ainsi va ma vie Doucement Dans ta tendre lubricité Aime moi jusqu’à la fin… Maya Lanval 24 mars 2015

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Almada Negreiros, A sesta (1939)

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L’amour, le sommeil, la drogue et les stupéfiants sont des formes d’art élémentaires, ou plutôt, des façons élémentaires de produire le même effet que les siens. Mais amour, sommeil ou drogues apportent tous une désillusion particulière. L’amour lasse ou déçoit. Après le sommeil, on s’éveille, et tant qu’on a dormi, on n’a pas vécu. Les drogues ont pour prix la ruine de l’organisme même qu’elles ont servi à stimuler. Mais, en art, il n’y a pas de désillusion, car l’illusion a été admise dès le début. En art il n’est pas de réveil, car avec lui on ne dort pas - même si l’on rêve. En art, nul prix ou tribut à payer pour en avoir joui. Le plaisir que l’art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : nous n’avons donc pas à le payer ni par des souffrances, ni par des remords. Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d’un passage, le sourire offert à quelqu’un d’autre, le soleil couchant, le poème, l’univers objectif. Possèder, c’est perdre. Sentir sans posséder, c’est conserver, parce que c’est extraire de chaque chose son essence. Fernando Pessoa


Mirages n°9 Printemps 2015 ISSN 2268-1760 Imprimé à Paris sur papier recyclé Deux euros Soirée de lancement le jeudi 16 avril 2015 au bar Chez Toi ou Chez moi 3 rue du Général Renault, Paris 11ème Lisez Mirages en couleurs sur issuu.com/miragesfanzine Aimez Mirages sur facebook.com/miragesfanzineartistique Écrivez-nous à miragescontact@gmail.com Directrice de la publication : Maïlys Celeux-Lanval Couverture et 4ème de couverture : Laura Olivieri Artistes : Laura Olivieri, Elliot Broué Rédacteurs, auteurs : Nicolas Alpach, Gilles Celeux, Maïlys Celeux-Lanval, Bénédicte Gattère, Chloé Kervio, Maya Lanval, Thibault Olivieri, Alice Pirotte BIENTÔT EN LIGNE www.miragesmirages.com


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