Faudra se serrer

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M. LeChieur

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M. LeChieur

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Pour Emma.



Dehors Tout le monde dehors J’embrase mon terrier J’annule la chambre à part Je sors me joindre à l’affluence [...] Faudra se serrer Comme une forêt vierge Faudra se mêler Nos lianes infinies Alain Bashung et Jean Fauque J’aime l’humour subversif, les taches de rousseur, les genoux, les cheveux de femme, le rêve des jeunes enfants en liberté, une jeune fille courant dans la rue. Je souhaite l’amour vivant, l’impossible et le chimérique. Je redoute de connaître précisément mes limites. René Magritte



Le gastéropode lumineux Aimables internautes, trolls crédules et autres créatures de la toile, aujourd’hui les médias ne parlent que de Raël, l’exjournaliste sportif devenu gourou planétaire, et de l’annonce du premier clonage humain par sa société basée aux Bahamas. Les présidents Jacques Chirac et George Bush se sont violemment indignés, le pape a manifesté son désaccord, les plus hautes autorités de l’ensemble des religions monothéistes ont crié à l’apprenti sorcier et les champions du monde de manipulations génétiques se succèdent devant les micros pour dénoncer des pratiques dangereuses et inconscientes. Ce que je trouve bizarre, c’est que personne n’a encore émis l’hypothèse qu’un type qui prétend avoir été enlevé par des extraterrestres (les Élohims, en l’occurrence) puisse ne pas toujours dire exactement toute la vérité... À mon avis, le bébé cloné, c’est un peu comme le coup du baptême de soucoupe volante, c’est un peu sujet à caution. Mais France Inter n’est pas venu me tendre son micro pour me demander ce que j’en pensais, alors je le garde, mon avis. Et puis, ce qui me fascine surtout, chez Raël, c’est sa coupe de cheveux et ses vêtements. Ils ont beau se prétendre vachement plus évolués que nous, les Élohims, j’ai quand même l’impression qu’ils ne sont pas étouffés par le sens du ridicule. Ça me fait penser qu’il faut que je vous fasse une révélation. Pouf ! pouf ! je recommence. Il faut que je vous fasse LA révélation. Je pense que l’humanité est assez mûre, maintenant,


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pour entendre enfin mon message d’amour et de paix. J’ai été contacté, moi aussi. C’était une nuit de 1992, juste après une fermeture de l’Équipe. À l’époque, ce mythique bar de Caen pratiquait la coutume de la vidange des fûts, à la veille de chaque période de congés. Les habitués se dévouaient alors pour absorber toute la bière qui restait et qui ne serait pas vendue : une sorte de don de soi sacrificiel à la gloire du vieil adage ancestral qui dit, dans sa sagesse éternelle, qu’il ne faut pas gâcher, merde. Je sortais d’une vidange où je m’étais particulièrement sacrifié, puisqu’il avait fallu terminer un fût à peine entamé de MacEwan’s, et je signale aux moins alcooliques d’entre vous qu’il s’agit d’une bière brune redoutable. C’était une nuit pluvieuse, nimbée d’une curieuse lumière blafarde. Une nuit étrange comme il s’en abat peu sur la Terre. Une nuit où les petits animaux se terraient en couinant dans leur terrier et où même les flics municipaux avaient une étincelle de douceur dans le regard. Pour les Terriens qui l’ignoraient encore, c’était en fait La Nuit de la Révélation. Après la fermeture du bar, j’avais accompagné des amis chez S., histoire de récompenser de quelques petits verres d’alcool fort notre ardeur à rendre service à nos bistrotiers préférés. Mû par une force irrépressible, je ressentis soudain une fulgurante envie de faire pipi. Je descendis quatre à quatre les escaliers qui me séparaient de la terre ferme et me soulageai bientôt sur le sol vaporeux. J’avais eu tout à coup besoin de cette proximité avec la nature et les étoiles ; de sentir l’odeur de l’humus et la fraîcheur de la rosée ; et surtout de me dresser, debout et vivant, les pieds sur le sol ancestral et la tête vers les cieux insondables (et puis c’était quand même plus pratique pour vomir en même temps sans souiller les toilettes de S.). Comme j’étais en train de m’égoutter, souriant benoîtement aux étoiles, une force surnaturelle m’assena un grand coup derrière la nuque. Je me retrouvai le nez dans l’herbe, à moitié assommé. C’est alors qu’Il fit son Apparition. C’était un vieil escargot de Bourgogne.


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— N’aie pas peur, et entre dans la Lumière, me dit-il très lentement. Subitement, des grandes orgues jouèrent dans mon crâne une musique radieuse, une musique qui étincelait de mille feux et qui chantait en moi la Paix, l’Amour et les Gastéropodes. En même temps, je reçus l’Enseignement Ultime. En une nuit, j’étais devenu l’Initié, Celui-Qui-Sait. L’Élu. À mon réveil, c’était comme si le monde entier avait reçu la lumière : le paysage dansait sous mes yeux rouges mais émerveillés, et mes repères sensoriels étaient altérés. Je ne parvins d’ailleurs pas à retrouver le chemin de l’immeuble de S. dans cette putain de ZUP à la con, et je rentrai chez moi, un peu de vomi sur l’épaule, mais enfin Libre et Serein. Si je vous raconte tout ça, dix ans après, c’est que je pense que vous êtes prêts à sauver vos âmes en recevant, à votre tour, l’Initiation. C’est pourquoi je proclame dès aujourd’hui la fondation de l’Ordre Éternel du Gastéropode Lumineux et j’annonce officiellement au monde ébahi que mon laboratoire secret va bientôt finir de mettre au point le clonage d’un pot-au-feu à l’os à moelle. Venez communier dans la Fraternité, venez partager cette expérience enivrante de la Connaissance et de la Paix, chacun à la mesure de ses capacités. Les plus riches se débarrasseront de l’argent qui corrompt l’âme en le versant sur un numéro de compte helvétique que je leur indiquerai. Les plus belles renonceront à la propriété du corps et s’offriront à l’Élu dans l’allégresse. Les marchands de BD oublieront la vanité des choses matérielles en me confiant toutes les premières éditions de Tintin qu’ils ont dans l’arrière-boutique. Les enfants eux-mêmes pourront participer, en jetant aux orties leurs Playstation 2, et en venant prendre la trempe qu’ils méritent à Cuthbert in Space sur TRS-80 (ou, à la rigueur, à Street Fighter 2 sur Nintendo). En contrepartie de ces sacrifices véniels, j’indiquerai aux LeChieuriens sincères comment l’Escargot a créé l’Homme, non pour l’asservir, mais pour élever son âme, et comment celui-ci s’est aliéné toute chance d’évolution spirituelle en dévorant le Créateur avec du beurre, de l’ail et du persil.


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Et si vous êtes bien dociles, je vous donnerai peut-être l’Enseignement Ultime. Au terme de vos nombreuses années d’initiation et de dépouillement de vos inutiles richesses, je vous expliquerai le Grand Secret que le vieil escargot de Bourgogne m’a confié au cours de cette nuit de 1992 : comment on se fait plein de pognon et de belles filles quand on est raté, moche et pauvre, juste en exploitant la crédulité des cons. 29 décembre 2002


Ethnologie bistrotière 30 décembre, Seize heures trente. Très très mauvaise idée, aujourd’hui. J’ai voulu aller dans mon bistrot préféré avec mon ordinateur portable pour travailler un peu à mon polar. J’aime bien réfléchir dans les cafés, et puis surtout ça me permet d’écrire en fumant, luxe que je m’interdis à la maison pour ne pas abîmer les petits poumons tout neufs de Grands-Yeux-Clairs et de Sourires-Qui-Tuent. Résultat, je fume et je bois du café. Mais pour ce qui est d’écrire, hein... Entre France Gall à la radio, et les conversations des consommateurs des autres tables, j’ai un peu de mal à me concentrer. J’ai péniblement pondu 360 mots (d’après les statistiques de Word), et puis j’ai abandonné. Parce que sur les 360, il y en a au moins 350 que je vais corriger fébrilement cette nuit, si j’ai le courage. Sans clope, mais dans le calme. Juste en face de moi, il y a un type en chemise propre, avec les cheveux bien nets et une lèvre inférieure très épaisse, mais pas ourlée du tout. Une lèvre qui finit par se confondre avec la base du menton, juste avant que ça ne reparte en galoche. Quand je suis arrivé dans le troquet et que j’ai déballé mon Compaq pour commencer à écrire, Lèvre-Épaisse a jeté dessus le regard mauvais de l’expert à qui on donne de la pauvre camelote à authentifier, et il a dit très fort qu’il venait de se débarrasser de son « vieux Pentium 4, un portable qui ne valait plus un clou ». Heureusement que je ne suis pas venu avec mon 486-DX comme je l’avais prévu


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(la batterie était déchargée), parce qu’il aurait appelé la SPA pour qu’on m’enferme avec les espèces en voie de disparition. Il a une vie passionnante, Lèvre-Épaisse. Et surtout, il a envie que ça se sache. Alors il parle très fort, avec une voix qui n’a pas du tout supporté le cap délicat de la puberté. Il parle aussi très vite, parce que ça doit se bousculer dans son cerveau, tous ces événements de sa vie qu’il a envie de faire partager aux autres clients du café. En face de lui, il y a Blonde-À-Grosses-Joues, dans son tee-shirt moulant. Ça ne facilite pas l’élocution de LèvreÉpaisse, dont l’attention est un rien perturbée par les seins épanouis de son interlocutrice. On entend les hormones qui ne font qu’un tour et qui s’entrechoquent dans sa voix, d’autant que ça faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus : Blonde-À-Grosse-Joues arrive du Québec (où ses bagages ont été perdus à l’aéroport), et Lèvre-Épaisse était à l’Université de Rio de Janeiro (une très vieille université, avec des étudiants très-comme-il-faut). Le temps passe, Lèvre-Épaisse a la voix qui vacille de plus en plus dans les aigus. C’est assez mauvais pour son image de mâle en parade, mais il n’a pas l’air de s’en rendre compte. On sent qu’il avait des désirs clandestins pas réglés pour Blonde-À-GrossesJoues, à l’époque du lycée, qu’il avait jeté le voile de l’oubli dessus et que ça lui saute à la gueule comme une éruption tardive de boutons d’acné rétroactifs. Alors il s’agite. Il a l’air de penser que plus il parle vite et fort et plus il fait de grands moulinets dans l’air avec ses bras gigantesques, moins on soupçonnera toutes ces années de frustration et de tripotages honteux. * Dix-sept heures. Lèvre-Épaisse et Blonde-À-Grosses-Joues sont repartis vers leur destin d’étudiants en Sup de Co, après avoir pouffé bruyamment en cachant leurs bouches avec leurs mains. Je crois que Blonde-À-Grosses-Joues venait de dire une insanité, quelque chose comme « sexe » ou « marché des changes ». J’ai l’impression qu’ils ne sont pas près de faire exulter les corps, ni d’oublier leurs névroses dans les spasmes libérateurs d’une sensualité exacerbée, ces deux-là.


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* C’est Vieil-Habitué qui s’est assis à leur place. Je l’aime bien, Vieil-Habitué, avec sa longue barbe blanche, ses quatre-vingt piges triomphantes, son œil rieur et la croix huguenote qui pendouille invariablement à son col. Il m’appelle « petit frère », me parle de Saint-Jacques de Compostelle et je l’écoute en souriant. Il pourrait me parler de n’importe quoi, je m’en fous, je suis preneur. Il me raconte aussi qu’il vient de faire une prise de sang dans un labo et que la fille qui lisait les résultats s’est mise à rigoler : il a le sang d’un jeune homme. Ça ne m’étonne pas. Ses artères doivent être aussi espiègles que son regard. * Voilà, c’est mon troquet préféré. Une prochaine fois, je vous parlerai de Parle-Comme-Audiard, de Prof-Aigri, de Rit-TrèsFort, de Trottoir-En-Retraite et des autres, ceux qui mangent tous les jours à la quatre et qui boivent au comptoir. Je vous raconterai les plats du jour et les petits cafés matinaux, les rigolades et les engueulades, les sujets qui fâchent et la façon dont on y fête les naissances. Mais je ne vous dirai pas où c’est, vous risqueriez de venir et de prendre toute la place. 30 décembre 2002



Réhabilitons un grand auteur Aimables internautes, trolls littéraires et autres créatures de la toile, certains soirs, pour faire mon intéressant, il m’est arrivé de monter sur une chaise, de me draper dans un torchon à carreaux et de déclamer une poignée de vers avec des accès de lyrisme proportionnels à mon alcoolémie. Il s’agissait de l’extrait suivant : C’est pas marqué dans les livres Le plus important à vivre C’est de vivre au jour le jour Le temps c’est de l’Amour Le lecteur attentif l’aura reconnue, il s’agit d’une chanson assez ancienne de Pascal Obispo. Une de ces fredaines pour pré-adolescentes qu’on entend une fois à la radio et qu’on se surprend à siffloter au volant de sa voiture quand le feu est au rouge (et que les neurones se croient autorisés à faire les andouilles parce que c’est l’heure de la récré). Mais aujourd’hui, que le Gastéropode Lumineux m’ensevelisse sous ses étreintes hermaphrodites si je mens, je regrette. Je regrette d’avoir fait rire autant de convives avinés aux dépens d’une chanson. Je regrette la facilité dans laquelle je me suis vautré pour susciter le ricanement du con qui jubile d’être moins seul, quand il croit avoir trouvé encore plus con que lui. Alors, que le Grand Escargot de Bourgogne m’accueille dans la rédemption si j’y parviens,


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je vais tenter de prouver à l’Humanité ébahie combien ces vers sont en fait l’œuvre d’un Grand Homme de Lettres, mieux : d’un Philosophe. Allez ! On prend son cahier à grands carreaux, on écrit la date d’aujourd’hui en haut à droite, on souligne en rouge, et on relit le texte : C’est pas marqué dans les livres Le plus important à vivre C’est de vivre au jour le jour Le temps c’est de l’Amour Alors certes, l’auteur utilise moins de vocabulaire qu’une grille de mots fléchés de Mickey Parade. On peut même ajouter que l’expression grotesque « marqué dans les livres » est plus chère aux élèves de petite section de maternelle qu’aux familiers du Lagarde & Michard. Et alors ? La licence poétique, c’est fait pour les chiens ? Vous croyez vraiment qu’il aurait dû chanter « c’est pas imprimé dans les livres » juste pour faire plaisir à une bande de pisse-froid chatouilleux sur la sémantique, alors que ça ne fait même pas le bon nombre de pieds ? D’accord, la répétition du mot « vivre », dans « le plus important à vivre / c’est de vivre... » semble renforcer le sentiment que le cerveau de l’auteur souffre d’une mauvaise irrigation en oxygène, conséquence probable d’un accident de naissance ou d’une hérédité consanguine. Mais si vous n’avez pas vu que le premier « vivre » est essentiel dans le texte car il rime avec « livres », c’est que vous ne connaissez rien à la poésie ! La poésie, pour que ce soit joli, faut que ça rime ! Et avec « livres », en dehors de « givre », « cuivre », « poursuivre » ou « bateau ivre », y a que « vivre », personne n’y peut rien : c’est une page où le dictionnaire de rimes est un peu aride. Passons brièvement sur l’abyssale inculture revendiquée par la narrateur. On pourrait afficher un air supérieur et expliquer en soupirant que l’invitation à « vivre au jour le jour » est « marquée » dans des tas de livres presque aussi connus que Steevy du Loft. Il y a là de quoi faire son malin à peu de frais en évoquant Horace et


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son Carpe Diem et en persiflant que le célébrissime « cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » de Ronsard dans les Sonnets pour Hélène n’est pas une ode à la gloire des fleuristes. Mais, voyezvous, je ne le ferai pas. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, j’ai envie de méditer cette affirmation étonnante, Le Temps c’est de l’Amour. Une phrase qui touche au sublime. A-t-elle été écrite sous l’effet d’une drogue puissante, récemment mise au point dans le laboratoire secret d’un savant psychopathe ? Est-elle le résultat d’une séance d’écriture automatique, comme la pratiquaient les surréalistes en leur temps ? Ou bien ne serait-ce pas une formule lourde d’un sens trop compliqué pour nos esprits gâtés par une époque cynique ? (Après tout, Pascal Obispo a peut-être été contacté par le Gastéropode Lumineux, lui aussi). Peu importe, finalement. L’essentiel, ce qui fait la force quasi prophétique de ce texte, c’est que l’auteur nous livre enfin un moyen simple de répondre à toutes les grandes questions métaphysiques qui angoissent l’Humanité depuis qu’un grand singe s’est mis debout sur ses pattes arrière : il suffisait de juxtaposer deux termes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre, et de chanter tout ça en prenant des airs sérieux avec des trémolos discrets dans la voix. (Après, que ça fasse sens ou pas dans l’esprit de la midinette, hein... Du moment qu’elle achète le disque...) Si le temps c’est de l’amour, alors la mort c’est isocèle. Si le temps c’est de l’amour, alors la clé à molette c’est l’horizon. Si le temps c’est de l’amour, alors la choucroute garnie c’est du carbone 14. Si, enfin, le temps c’est de l’amour, alors mon cul, c’est du poulet. 11 janvier 2002



Ceux qui marchent debout Aimables internautes, trolls insatiables et autres créatures de la toile, aujourd’hui, je voulais vous parler d’un type qui fait partie de mes nombreuses relations professionnelles. C’est un gars un peu lent du bonnet (et là, reniant mes vieilles habitudes, croyez-moi, j’euphémise !) Le problème, c’est qu’il est convaincu de sa supériorité intellectuelle sur le monde entier. Il a le Q.I. d’une tranche de saucisson, mais il croit qu’il est fait pour diriger le monde. Il s’imagine appartenir à la race glorieuse des Alexandre Le Grand, des Gengis Khan et des Guillaume Le Conquérant, alors qu’il est de celle des Jean-Louis Debré. C’est un gars qui croit aussi qu’il lui suffit de prononcer n’importe quelle connerie pour que l’humanité se prosterne à ses pieds en admirant la justesse de son raisonnement. Alors il en fait des kilos. Hier, en réunion, il a déclaré : « je le dis aujourd’hui et maintenant, [tel événement] est inévitable ». Ah oui, il aime beaucoup les formules pléonastiques. Ça doit lui venir de l’époque du catéchisme. Il a dû être impressionné par toutes les fois où Jésus lâche « en vérité, je vous le dis, mieux vaut un bon froid sec qu’un petit vent humide ». Bref, hier, ce gars contemplait l’effet que sa saillie faisait sur l’assistance, qui était nombreuse et un peu gênée pour lui. Et moi, en l’écoutant, je songeais qu’il fallait que j’appelle sur le champ le paléontologue Yves Coppens : en le voyant de profil, en constatant la proéminence démesurée de son arcade sourcilière, en observant


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à loisir ses deux petits yeux inexpressifs, sa mâchoire carrée et son crâne spectaculaire, j’ai fait LA découverte. Contrairement à ce que trente ans de paléontologie ont cru déterminer, l’Homme de Néandertal a survécu. Et j’en tiens un beau spécimen sous la main. Ce qui m’amène au propos d’aujourd’hui. Parce que mon Homme de Néandertal, qui est amateur de fadaises en tous genres, est aussi béat d’admiration pour René Barjavel. Un jour que je cherchais à comprendre la mystérieuse psychologie de Celui-quimarche-debout, j’ai donc lu Barjavel. * René Barjavel est, de loin, l’écrivain pour lequel j’éprouve le plus violent mépris. Je serais prêt à acheter l’intégrale de PaulLoup Sulitzer reliée pleine peau, à apprendre par cœur des passages entiers de Guy des Cars, et même à baiser les pieds d’Alexandre Jardin, si l’on pouvait me débarrasser du souvenir poisseux de Barjavel et de sa prose nuisible et besogneuse. Le livre qui a apporté gloire, célébrité et pognon à René Barjavel, publié par Denoël en 1943, s’intitule Ravage. Pour situer le contexte historique et pour couper court à tout malentendu, je précise que Denoël n’est pas l’éditeur du Silence de la Mer, de Vercors, mais plutôt celui de Bagatelle pour un Massacre, le pamphlet nauséeux, violemment antisémite et collaborationniste de Céline. (Curieusement, si on a bien envoyé Céline croupir dans une geôle infâme à la Libération, Denoël a pu continuer de travailler tranquillement. Ainsi que par exemple l’opticien Lissac, qui existe toujours, et dont la publicité primesautière « Lissac n’est pas Isaac » s’était pourtant étalée en lettres immenses dans les rues du Paris occupé. Mais là n’est pas le propos.) Pour les chanceux qui se sont épargné la pénible lecture de Ravage, un bref résumé s’impose. Résumé de mémoire, évidemment, tant la perspective de replonger dans ce livre me donne envie de vomir. Ravage se situe dans le futur. Un futur très antérieur pour le lecteur d’aujourd’hui, un peu comme le 1984 d’Orwell. Sauf que Ravage est à 1984 ce que, dans l’échelle de l’évolution chère à


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Darwin, la moule est à l’espèce humaine. Dans ce futur antérieur, un jeune gars tout en muscles monte à la capitale avec de bons œufs de sa campagne natale. C’est un type un peu fruste, mais jovial. Et sa jovialité coutumière est exacerbée par sa joie de retrouver une compagne de jeu installée depuis quelques temps à Paris. L’ennui, c’est que la fille est du genre oie blanche et qu’elle est en train de tomber dans les griffes d’un tout-plein-de-fric. Celui-ci va bientôt arriver à ses fins, puisqu’il lui fait miroiter la célébrité et l’adulation des foules, contre la promesse de quelques spasmes furtifs dans les chiottes de son gratte-ciel particulier. Alors que Tout-en-Muscle croit Oie-Blanche définitivement perdue, un miracle va s’accomplir dans cette société pourrie par la technologie et l’argent : en raison d’un phénomène que l’auteur ne prend pas la peine d’expliquer, l’électricité cesse brutalement de fonctionner. Les avions s’écroulent alors sur les immeubles comme des merdes de pigeons, les ascenseurs s’arrêtent de fonctionner et la panique gagne les citoyens corrompus de cette Babylone moderne. L’animal féroce qui sommeille en chaque homme se réveille brutalement et les scènes de pillages et de meurtres se succèdent. Un gigantesque incendie commence même à se propager dans la ville, puis à embraser le pays tout entier. Heureusement, Tout-en-Muscles n’est pas une tapette. Avec quelques compagnons, il réussit à sauver Oie-Blanche des nouvelles turpitudes de cette société dégénérée. Et, au terme d’une centaine de pages d’aventures qui sentent bon la transpiration et la testostérone, Tout-en-Muscle et Oie-Blanche finiront par trouver un lopin de terre où s’installer et fonder une société lavée des péchés du monde. Autour d’eux, le monde entier a disparu dans les flammes. Tout-en-Muscle s’autoproclame chef indiscuté des survivants, sans doute parce qu’il a la certitude d’avoir la plus grosse quéquette. Du coup, comme on manque d’enfants, OieBlanche accepte qu’il engrosse toutes les femmes disponibles et se dépêche de faire la vaisselle avant de sortir les poubelles. Tout-en-Muscle devient alors Le Patriarche. Vénéré par ses sujets, il dirige d’une main de fer une société autocrate que Barjavel


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nous présente comme idéale : si les livres, la culture et toute forme de science y sont totalement proscrits, le travail de la terre est en revanche considéré comme ce qui peut arriver de mieux à l’espèce humaine. À la fin du bouquin, on fête l’anniversaire du Patriarche qui s’accroche au pouvoir comme un vieux pou à son poil de barbe. Un jeune naïf est tout fier de lui offrir une machine à vapeur qu’il a inventée en secret. Mais, bien que chenu et rhumatisant, Touten-Muscles n’est toujours pas une tapette : d’un coup de hache, il décapite séance tenante le présomptueux. On saura qu’il ne faut pas enfreindre la règle : pas de livres, ça fait réfléchir ; pas de machines, ça rend fainéant ! Et la vie reprend, dans une bonhomie bienveillante : on brûle l’engin et l’on repart biner les topinambours en chantant « Maréchal nous voilà ». Évidemment, en 1943, ce chef-d’œuvre anti-américain qui glorifie les saines valeurs de travail et de famille, jette l’anathème sur les livres et les intellectuels et décrit une société idéale dirigée d’une main de fer par un vieillard vénérable n’a jamais connu le moindre souci avec la censure de Vichy, ni avec celle de l’armée d’Occupation (après, pas con, le Barjavel s’est fait gaulliste en 1946, soixante-huitard en 1969, et baba-coolisant en 1973. Il est mort en 1985, je ne sais pas s’il avait eu le temps de devenir mitterrandien). Mais, curieusement, c’est un bouquin qui n’a jamais eu de problèmes non plus avec l’Éducation Nationale : en 2003, certains profs de français continuent de l’infliger à des classes remplies d’élèves de collège à qui l’on fait croire qu’il ne s’agit que d’un bête bouquin de science-fiction. * Il a raison, le Raël. Les extra-terrestres existent, j’en ai rencontré. Ça va faire pile quinze mois qu’il y en a deux qui ont débarqué à la maison. Nous, bêtement, on s’est dit que c’était l’occasion de faire une étude sur le comportement de l’alien en milieu hostile, alors on les a gardés. Au début, c’est rosâtre et tout petit. C’est fait à peu près comme un être humain, mais avec des grands yeux, une


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grosse tête et un tout petit corps, et ça a l’air bruyant mais totalement inoffensif. Du coup, on a cru que l’étude serait vite bouclée. Comme premières conclusions, on a noté que l’extra-terrestre n’a aucune maîtrise de ses sphincters, qu’il est nul au ScrabbleTM et qu’il a une conception assez personnelle de la littérature, vu que les pages de Proust, il les consomme en boulettes qu’il se fourre dans la bouche. Et puis, petit à petit, l’effroyable doute est arrivé : et s’ils étaient là pour nous envahir ? Mes premiers soupçons ont été confirmés quand j’ai découvert que la plupart de mes amis en avaient aussi chez eux. Alors j’ai constaté que les aliens s’adaptent. Lentement, mais sûrement : ils prennent du poids, grandissent... Ils apprennent notre langue, ils nous observent... Et ils commencent à nous ressembler ! Dans quelques années, nul doute qu’ils nous auront totalement infiltrés et qu’on ne les distinguera plus des humains. Aujourd’hui, la menace se précise. Ce soir, il y en a même une qui m’a foncé dessus avec son petit vélo en bois. Derrière son large sourire, on distinguait nettement quatre dents. Elle a ouvert les bras, et elle a crié « Papa ! » Sans doute un de leurs noms de code. Va falloir que je sois vigilant. 18 janvier 2003



C’est la rentrée ! « Comme il faisait une chaleur de trente-trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. Plus bas le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu, un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. » Aimables internautes, trolls inavoués et autres créatures de la toile, si vous avez deux sous de ce vernis culturel bourgeois qui enchante l’agrégé de Lettres centriste entre la poire et le fromage, vous aurez reconnu sans peine les trois premières phrases de Bouvard et Pécuchet. Sinon, c’est que vous êtes un(e) inculte crasse dans mon genre. Je ne peux pas faire grand-chose pour vous, mais j’accepterai volontiers une partie de Trivial Pursuit. Faut être honnête : malgré tout le respect que je dois à Gustave Flaubert, elles ne sont pas si fabuleuses que ça, ces trois premières phrases. Dans le genre « incipit-de-la-mort-qui-foudroie », c’est loin de valoir « Longtemps je me suis couché de bonne heure », « Aujourd’hui Maman est morte » ou bien « La bouchère Maréchal leva un œil de son magazine féminin »  . En plus, à mon avis, Flaubert ponctue vraiment comme une bouse. Bon. Vous m’objecterez avec raison que là n’est pas le sujet. J’opinerai. « Mais où qu’il est, alors, le sujet, bordel de Gastéropode ? », éructerez-vous (attention, vous postillonnez). Patience, vous répondrai-je. On y vient. Pouf-pouf. 1. Allusion à une nouvelle que j’avais commencé à publier en feuilleton, jadis.


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Je résume : on a trois phrases pas si géantes que ça. Hébin vous savez ce qu’il en fait, l’enfoiré qui s’est occupé de l’édition critique de l’exemplaire que je viens d’acheter ? Il y met quatre notes de bas de page ! Quatre, en trois phrases ! Et c’est comme ça pendant tout le bouquin : pas une page de Bouvard et Pécuchet qui ne soit farcie de notes — sans compter celles où leur volume est plus important que celui du texte. Je hais les types qui rédigent les notes de bas de page  . Parce qu’évidemment on se fait toujours avoir par ces cochonneries. D’abord, on refuse de les lire, mais on a quand même peur de manquer un éclairage vachement important. Alors on va voir  , même si c’est en plein milieu d’une phrase, et qu’on en perd tout le plaisir de la lecture : on se dit que c’est pour la bonne cause... Tout ça pour apprendre qu’un jour d’inactivité pluvieuse, Flaubert avait griffonné un zob d’une main distraite dans son carnet n°11987-XR54, et qu’il faut se reporter sans tarder à l’ouvrage remarquable de Marcel Bénichou, La symbolique du zob chez Flaubert, Duschmoll éditeur, 1903 (épuisé). Je hais, disais-je, les types qui rédigent les notes de bas de page  . Derrière la complaisance de la référence bibliographique, la sécheresse de la citation ou l’apparente objectivité de la définition, j’y lis le sadisme, l’aigreur, et la frustration. Moi, dans « Le 1er août 1974, 1. Sauf quand c’est l’auteur lui-même qui les insère, le modèle du genre étant Roland Moréno dans son fabuleux (et bien nommé) Théorie du Bordel Ambiant, qui contient des notes de bas de page à l’intérieur des notes de bas de page, etc, et ce sur 3 ou 4 niveaux. Il faut dire que l’auteur venait de découvrir les joies du Macintosh… Je plains le type qui s’est fadé la mise en page pour l’impression, vu qu’il y a peu de chances que les traitement de textes de ces années-là aient été compatibles avec les linotypes encore en usage chez les imprimeurs. 2. Vous voyez ce que je veux dire. 3. Il y a pire : la note de fin de volume. Dans ce genre, la palme incontestée du sadisme revient évidemment à la Pléiade, la collection que Gallimard a inventée pour dégoûter définitivement les gens de la lecture : c’est lourd, le contact du papier-cigarette est odieux, c’est imprimé sur fond jaune pour faire mal aux yeux et c’est farci de notes de fin de volume. Le premier qui m’offre un Pléiade à Noël, je le lui fais bouffer dans l’heure.


C'est la rentrée !

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Flaubert annonce à sa nièce Caroline qu’il vient de trouver la première phrase de son roman après tout un après-midi de torture », je lis en filigrane : « d’accord, je suis un pauvre boutonneux arthritique, j’ai autant de vie sociale qu’un gnou égaré sur la banquise et je pue des pieds. D’accord, j’ai travaillé sans joie pendant trente ans sur Flaubert. Mais maintenant que j’ai mon doctorat d’État, l’heure de la vengeance a sonné et je vais vous faire chier jusqu’à la dernière ligne du livre que vous êtes en train de lire ». Dans la note de bas de page, il y a aussi le prof de français qui vous prend par la main avec sa légendaire modestie de pédagogue satisfait : « tu es bien trop idiot pour lire ce livre tout seul, petit élève décérébré. Viens avec moi, que je te dise ce qu’il faut comprendre et penser de ce monument de l’histoire littéraire, sinon tu vas tout me salir les pages avec tes gros doigts gourds de paysan ou d’ouvrier. » Les notes de bas de page ont tué la littérature du xixe siècle. Qui a envie de se faire prendre pour un abruti, à peine les yeux posés sur son livre ? Pas moi, en tous cas. Mais les éditeurs se croient obligés de faire de la surenchère dans l’explication de texte parce qu’ils ne paient plus de droits pour ces auteurs tombés dans le domaine public. Du coup, on a l’impression de retrouver les « Classiques Bordas » qui nous faisaient bâiller en attendant la récré. J’attends le jour où un rédacteur de notes plus facétieux que les autres nous ressortira le sempiternel « relevez la justesse psychologique de ce personnage ». Les notes de bas de page puent le formol, la craie, la poussière et les idées courtes façon Lagarde et Michard. Et le spécialiste de Flaubert, là, il m’a gâché mes vacances. Plutôt que Bouvard et Pécuchet, j’ai lu deux polars, un Jonquet, trois Simenon, un Garcia-Marquez et un livre sur Gauguin, vachement pédagogique lui aussi. Autant dire que, du point de vue littéraire, je me suis très légèrement fait chier sur fond de lande bretonne (pour le reste, ça va bien, merci : farniente et crêpes au beurres, j’avais pas tellement envie de rentrer).


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J’aime pas trop les pédagogues, d’une manière générale. Et croyez-moi, ce n’est pas une position facile à tenir quand on a un père instituteur à la retraite, un frère agrégé d’histoire et une amie d’enfance et une compagne profs de lettres. Mais c’est plus fort que moi : l’ancien élève pointe sous le trentenaire. J’aime pas les profs parce que tout ceux que j’ai eus en français, de la sixième à la terminale, se sont toujours appliqué, avec un sadisme qui doit être enseigné dans les IUFM, à me faire détester les livres qu’ils me faisaient étudier. Bien sûr, les mêmes braillaient à qui mieux-mieux contre la jeunesse décadente qui délaisse la lecture pour se rouler dans le stupre et les fumées qui rendent nigaud… Et vous, vous les aimiez, les livres ? Et si vous aviez mis un peu de passion dans vos cours ? Je n’exècre pas que les profs de français, hein : en allemand, je n’ai eu que des malades de la discipline, en anglais une névrosée qui nous racontait sa psychanalyse par le menu, en sciences-naturelles une hystérique de la géologie, en philo un priapique, fou de Bergson, qui nous dictait ses cours en relisant Matière et Mémoire, etc. Les pires étant, évidemment, les profs de sport qui enfilent un survêtement pour actionner un chronomètre et ceux qui s’exhibent en blouse blanche à longueur d’année, alors que le seul geste salissant qu’ils font dans leur classe, c’est décapuchonner un stylo rouge pour relever les noms des absents. C’est pourquoi, à tous ces petits sadiques de l’interro surprise et de la récitation bête, à tous ces malades de l’équation à deux inconnues et du lancer de javelot, à tous ceux que les verbes irréguliers passionnent sincèrement, aux disséqueurs de grenouilles et aux enculeurs de mouches, je ne peux que souhaiter une EXCELLENTE RENTRÉE ! 31 août 2003


Lisez crétin ! Aimables internautes, trolls inévitables et autres créatures de la toile, s’il y a un art commun au journalisme, à la communication et à la publicité, c’est bien celui d’accommoder les restes. Pourquoi s’épuiser à chercher une idée nouvelle, quand on peut passer celle de la veille aux micro-ondes ? Un exemple qui m’énerve particulièrement, c’est la manie des « Bidule mode d’emploi » qui sont encore utilisés dans n’importe quel contexte, à n’importe quelle sauce : « Retraites mode d’emploi », « Diététique mode d’emploi », « Hémorroïdes mode d’emploi »... Il y a même un écrivain assez connu, Georges Perec, qui a utilisé cette expression éculée pour le titre d’un de ses romans : La vie mode d’emploi. Wouah, le mec, hé, il s’est quand même pas foulé, dis donc ! (Euh, pardon, on m’apprend dans mon oreillette que si, justement, c’est lui qui l’a inventée en 1978. Ses brouillons témoignent d’ailleurs de ses hésitations : La Vie : Mode d’Emploi,  La Vie, Mode d’Emploi , etc... S’il avait intitulé son bouquin Comment que je fais la vie, sûr que Libé et le Nouvel Obs titreraient sans rougir « Comment que je fais les retraites » ou « Comment que je fais le prix de l’immobilier » et que ça semblerait normal à tout le monde.) Le paradoxe c’est que ce titre, à l’époque complètement incongru, a été tellement pompé par de tristes décérébrés (qui n’ont vraisemblablement jamais lu le roman), qu’on a maintenant l’impression que Perec s’est contenté de faire comme ces rédacteurs las qui déféquent du cliché terne au mètre, pendant que leurs neurones barbotent dans le confit.


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Certains mots sont plus à la mode que d’autres, aussi : « improbable » et « obsolète » se maintiennent au Top 50. Et l’on trouve encore des journalistes assez fatigués pour croire qu’ils auront l’air intelligent s’ils disent « opus éponyme » pour « disque du même nom que l’artiste ». L’ennui, c’est que cette expression ne veut strictement rien dire. Un opus, c’est une convention pour classer les morceaux d’un compositeur dans l’ordre chronologique. Ça ne signifie « œuvre » qu’en latin, vous savez, cette langue morte et chiante, rosa, rosa, rosam...  Quant à « éponyme », ça désigne la personne qui a donné son nom à une chose : Charles de Gaulle est le président éponyme de l’aéroport de Roissy, pas le contraire. Dire dans le micro, « Monsieur Riton, vous sortez un deuxième album éponyme, un an seulement après votre premier opus », non seulement c’est très con, mais ça n’a aucun sens. Enfin, il y a la grammaire des slogans de pub. LA ficelle des publicistes depuis au moins vingt ans, c’est de modifier la nature d’un mot. Transformez un banal adjectif en adverbe et vous aurez la langue à vos pieds ! C’est ainsi qu’on nous propose de faire des tas d’activités avec les yeux pétillants de malice : « Voyagez malin ! », « Mangez malin ! », « Dépensez malin ! », « Aliénez-vous malin ! » Ces dernières années, la surabondance du mot « malin » a commencé à faire un peu tache. Alors un jour, en briefing, il y a eu un créatif un peu moins assoupi que les autres pour proposer « futé ». Ça a donné « Assassinez futé ! », « Partouzez futé ! », etc. Mais là encore, le stratagème a fini par être un peu trop voyant. Qu’importe ! Le même est revenu en réunion avec son dictionnaire des synonymes. Et (si vous me croyez pas, vérifiez chez votre marchand de journaux), L’ExpressMag, supplément de L’Express, décroche cette semaine la palme de la stupidité abyssale avec ce titre énorme en couverture : « Cuisinez rusé ! » Pour ces prochaines semaines, je leur propose « Bricolez sournois ! », « Voyagez fourbe ! » ou « Jardinez faux-derche ! » Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 13 novembre 2003


Nationale 7 (Ce qui suit est incompréhensible si l’on oublie le contexte : croyez-moi sur parole, en 2004, les voitures neuves et grises n’étaient pas si nombreuses !) Aimables internautes, trolls automobiles et autres créatures de la toile, le père de Jean-Éponyme était ce qu’on appelle chez moi un taiseux. Un vrai silencieux qui détestait les spectacles assourdissants du mime Marceau. Depuis tout petit, Jean-Éponyme attendait un signe, un seul mot de son géniteur. À bout de forces et de patience, il se serait même réjoui d’une interjection quelconque, d’une éructation avortée ou d’un raclement de gorge douloureux. Mais rien ne venait : le père se taisait et Jean-Éponyme étouffait ses sanglots pour ne pas déranger le silence. Et puis, un jour de sa dix-neuvième année, Jean-Éponyme fut admis à l’examen du permis de conduire. À sa grande surprise, son père lui fit signe de s’approcher. « Seule une voiture blanche pourra t’apporter la sécurité sur la route », lui dit-il dans un souffle à peine audible. « Si, comme moi, tu n’achètes que des voitures blanches, tu seras un homme, mon fils. » Sur ces mots, il plongea dans un silence si épais qu’on mit plusieurs jours à découvrir qu’il était mort. Quand j’ai connu Jean-Éponyme, il roulait évidemment en blanc. Chaque fois qu’il gravissait une marche sur l’escalier de


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la réussite qui mène conjointement à la propriété individuelle, au vote sécuritaire et aux excès de cholestérol, il achetait une nouvelle voiture. Plus belle, plus neuve, plus rapide, plus confortable que l’ancienne, mais toujours aussi blanche. Jusqu’au jour où il entreprit d’acquérir son prochain véhicule dans une vente aux enchères spécialisée. Dans la ville toute entière, on murmurait en effet que les tarifs qui s’y pratiquaient étaient un défi permanent aux cotes de l’Argus. Jean-Éponyme y alla et choisit une voiture. Grosse, pas chère et blanche. Il ne lut pas le contrôle technique, n’eut pas le droit de l’essayer, mais surenchérit tant et si bien que, moyennant un gros chèque, il en devint le soirmême l’heureux propriétaire. Le moteur tuberculeux crachait d’épais glaviots d’huile noirâtre, le compteur affichait son kilométrage hors-taxes et quelques taches de carrosserie subsistaient sur la rouille, mais JeanÉponyme se réjouissait tout de même. Dans une voiture blanche il ne risquait rien. Le jour où son moteur le lâcha dans un virage et que le véhicule s’en fut ravir un jeune platane à l’affection des siens, JeanÉponyme fut tellement incrédule qu’il gratta la carrosserie avec son canif, pour vérifier que son bolide n’était pas une vulgaire voiture noire repeinte en blanc. J’ai un peu embelli l’histoire de Jean-Éponyme, mais, dans ses grandes lignes, elle est authentique. Et bien croyez-le si vous le voulez, des épidémiologistes et des statisticiens de l’Université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, ont établi un rapport entre la couleur des automobiles et la fréquence des accidents de la route. De cet échauffement de neurones qui a dû friser la carbonisation, est sorti un résultat dont le magazine Science & Vie a jugé bon de se faire l’écho dans son numéro de février 2004. Nos distingués scientifiques ont établi que, statistiquement, les véhicules de couleur sombre présentent les plus grands risques de finir aplatis. Ils ont aussi démenti la théorie du père de JeanÉponyme : ce sont les voitures gris métallisé, et non blanches, qui


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sont les plus sûres : deux fois moins d’accidents que la moyenne. Les automobiles rouges et jaunes présentent également un risque très inférieur au reste du parc automobile mondial. Le rapport de ces gens, qui ont perçu des salaires (et pas qu’un peu à mon avis), pour arriver à de telles conclusions, préconise même la fabrication massive de véhicules gris métallisé pour enrayer mécaniquement le nombre des accidents de la route. Ça tombe bien, il se trouve que je suis le possesseur épanoui d’une R19 gris métallisé-rouillé. La dernière fois qu’il a tourné, son compteur affichait largement plus de 200 000 km et il m’est rigoureusement impossible de dépasser les 90 km/h, même poussé par un vent d’ouest. Et bien je l’annonce officiellement : vu l’usage que j’en fais, les risques statistiques que je me plante avec cette bagnole sur autoroute sont de l’ordre de zéro. En dehors des gens comme moi, il est facile de constater que les voitures gris métallisé, d’une manière générale, sont massivement utilisées par des octogénaires à casquette pour le trajet hebdomadaire domicile-PMU. Et ce au contraire des golf GTI noires qui ont un «A» aux fesses, des décibels énervés dans l’habitacle et des assureurs rongés par l’inquiétude. Ça me permet de conclure que la recherche scientifique, c’est bien. Mais faut que ça laisse quand même du temps aux gens pour qu’ils sortent de leur labo. Sinon ils finissent par trouver vraiment n’importe quoi. Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 30 janvier 2004



La plus belle fille du monde Cette semaine, j’ai tenu la plus belle fille du monde dans mes bras. J’ai voulu lui chanter une chanson douce, mais elle m’a prié d’arrêter. Ensuite, j’ai essayé de l’embrasser gauchement sur la joue, mais elle m’a repoussé de la main, avec ce petit rire ensorcelant qu’elles ont, les plus belles filles du monde. Un peu humilié, j’étais. Alors je l’ai reposée au milieu de ses doudous, je lui ai donné son lapin en peluche et elle s’est endormie. Les plus belles filles du monde, c’est pas des gens comme nous. 30 janvier 2004



La cosmogonie du chien Aimables internautes, trolls domestiques et autres créatures de la toile, j’avais jadis un chat exceptionnel. Quand mon collègue Bob dormait dans le salon, le félin refusait de partager le canapé avec un autre animal familier. Il s’asseyait sur l’intrus et lui pissait dessus une bonne fois pour toutes, histoire de montrer qui était le patron. Il y a un an et demi, un malfaisant a empoisonné cet animal aux goûts si sûrs. J’ai voulu reprendre une bestiole parce que j’aime bien le contact avec nos amis qui sèment des poils sur le tapis. Je me suis donc rendu à la SPA avec femme et enfants, dans le but avoué de trouver un petit chien pas trop vieux. Raté. Au détour d’une allée, y avait celui-là qui me regardait. « Celui-là », c’est la grosse carpette en trois dimensions que je retrouve avachie dans mon bureau, à toute heure du jour et de la nuit, chaque fois que je suis devant mon ordinateur. Ça faisait tranquillement ses 80 cm au garrot et ses 25 kilos de muscles, c’était couvert de boue, ça dégageait un fumet d’égout reconnaissable à trente mètres, mais on distinguait une paire de bons yeux doux derrière les poils crasseux. « Ah ! Celui-ci, il va pas vous convenir. Il a huit ans et ça fait déjà neuf mois qu’il est là...  » Que croyez-vous que je fis ? J’adoptai. Ça m’a permis de découvrir la conception du monde selon Domino (c’est son nom de naissance, je ne suis pas responsable), être vivant aux origines complexes, un peu fox-terrier, un peu épagneul, un peu con aussi.


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Le doute métaphysique qu’il entretient sur ses origines n’est pas sans lui poser d’insoutenables cas de conscience. Quand le hasard met sur son chemin le hérisson qui squatte notre jardin, tout ça s’entrechoque dans sa tête : son instinct de fox lui recommande de bouffer l’étranger sans délai, son atavisme d’épagneul l’oblige à pointer le gibier en attendant le maître et sa nature d’abruti lui flanque une trouille bleue. Synthèse de tout ça, il fait des bonds de cabri en hurlant à la mort. Le hérisson a encore de beaux jours devant lui. La patience de mes voisins, c’est moins sûr. Trouillard et odoriférant, voilà les deux adjectifs qui lui conviennent le mieux et qui convergent lorsque le milieu devient hostile : ce chien a la particularité, quand il se sent en danger, d’aboyer de toutes ses forces, tout en pétant pour exorciser sa peur. Quand je vous aurai dit qu’il a peur en voiture, vous comprendrez que chaque déplacement, même court, devient un calvaire. Si l’orage se fait entendre, le seul moyen de contrôler sa panique, c’est de poser une main amicale sur sa tête. Il m’est donc arrivé de passer plusieurs nuits, le nez en prise avec ses angoisses, la main sur ses oreilles tremblantes, dans un air vicié aux relents de marécage, pour l’empêcher de réveiller toute la maisonnée. Les promenades en ville sont assez délicates, aussi : il ne fait pas de distinction entre les objets inanimés et les jambes des passants. Plusieurs fois, il m’a confondu avec le mobilier urbain et tenté de me pisser dessus. Un jour que nous étions allés attendre un ami à la gare, le hall lui a paru tellement vaste qu’il a oublié qu’on était à l’intérieur d’un bâtiment : il a commencé à lâcher ses petits jets sur les distributeurs de friandises, histoire de marquer son territoire. C’est aussi quelqu’un qui a une conception très manichéenne des autres animaux, qu’il répartit en deux catégories. Les gentils : les chats du quartier qui se relayent pour venir lui coller de mémorables branlées sur son propre territoire. Les méchants : tout le reste de ce qui a des plumes, des poils ou des écailles et qui se sont alliés pour sa perte. Dire que sa vie sociale est jalonnée de déceptions serait euphémiser.


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Par exemple, il est convaincu que les deux tourterelles qui ont nidifié sur mon toit font partie du complot : il passe son temps à aboyer de peur dès qu’il les voit... Cet automne, il croyait que les nuées d’étourneaux qu’on voyait passer au-dessus de la maison étaient des escadrilles spécialement entraînées pour l’attaquer. Je sens que cet été, on va se méfier des mouches. Si ça se trouve, ce sont des agents de renseignements de l’ennemi. Il y a quelques temps, ce génie de la garde (quand je rentre du boulot à deux heures du matin, il ne reconnaît pas mon odeur à travers la porte : il hurle pour donner l’alerte) a commencé à se reconstruire psychologiquement. Il a décidé de mettre un nouveau degré d’intimité dans nos relations. Jusqu’à présent, celles-ci ne manquaient certes pas de courtoisie : je suis quand même le type qui l’a libéré de la SPA. Là-bas, les chiens sont prêts à aimer le premier crétin qui se présentera. Si j’avais été banquier ou huissier de justice, il m’aurait trouvé gentil quand même. Mais là, l’étape est historique : il a décrété que j’étais Le Maître. Pour lui, c’est bien. Ca signifie sans doute qu’il a renoncé à l’idée de retrouver le sinistre nuisible qui l’a abandonné il y a plus de deux ans. Pour moi, c’est flatteur, mais ça ne va pas sans quelques désagréments dans mes déambulations : où que je sois, il y est aussi. Le Maître se repose dans le canapé ? Son fidèle serviteur dort à ses pieds. Le Maître travaille dans son bureau ? Son esclave au fumet pestilentiel monte la garde à côté de la chaise. Le Maître prend un bain ? Son ami aux poils qui puent pose son museau sur le bord de la baignoire. Le Maître prépare un colombo de poulet dans la cuisine ? Son compagnon à quatre pattes mêle son odeur corporelle intense aux parfum qui s’échappent de la cocotte. J’ai le sentiment confus que Le Maître va devoir s’offrir quelques bâtons d’encens pour organiser sa survie. 2 mai 2004



L’œil était souriant « Because the sky is blue It makes me cry » (Lennon-McCartney) C’est fou comme une belle journée ensoleillée peut ressembler à toutes les belles journées ensoleillées qu’on avait vécues jusqu’alors. Comme une chaleur à la naissance du cou peut rappeler des sensations enfouies au même endroit, juste là où le col du teeshirt s’affaisse un peu à force de lavages. Comme l’herbe fraîche garde la même odeur, même si des millions de pas l’ont écrasée depuis. Même si ce n’est pas la même herbe. C’est fou comme la poussière du temps qui passe retombe toujours sur des strates et des strates de poussières anciennes et soigneusement rangées, et qu’il suffit de presque rien pour mélanger tout ça et semer un bordel sans nom dans les tiroirs à souvenirs. Une brise, un souffle, le bruissement d’un fantôme. Aujourd’hui, j’ai vu un fantôme. Le spectre d’un regard qui s’est posé sur moi, avec un sourire tranquille. Je ne connaissais pas la personne qui me regardait. Mais les yeux étaient les mêmes, de retour d’un long voyage dans les plis de la mémoire. Ce qui m’a intrigué, c’est que cette personne me souriait. Moi, je savais bien pourquoi je l’observais : je guettais mon fantôme intime, et j’étais même salement occupé à faire le tri dans tout ce chaos temporel, si vous voulez tout savoir. Mais pourquoi ce


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sourire ample et serein en face, j’en sais rien. Je devais avoir une tête à revenir d’entre les morts, moi aussi. Alors cette fête pourrie à flonflons pénibles et musiques ringardes m’a tout-à-coup rappelé des dizaines de fêtes, avec les mêmes lampions fanés et les mêmes chansons débiles et je me suis rendu compte qu’on était tous faits de strates, finalement. Quand on se bricole une nouvelle peau, on n’enlève pas la mue. On se la garde au chaud, ça fait seulement un peu plus à porter. C’est tellement léger qu’on ne réalise pas le surpoids : pour ça, il faut un petit cataclysme. Une brise, un souffle, le bruissement d’un fantôme qui passe. Je me méfie des fantômes. Ça a tôt fait de s’insinuer partout, ces saloperies-là, si l’on n’y prend pas garde. Alors j’ai pris ma bagnole, je suis rentré chez moi et, en roulant, je me suis mis une cassette des Stones. Et c’est fou comme une vieille chanson des Stones peut ressembler à des centaines d’autres vieilles chansons des Stones. 17 mai 2004


Le cadeau pour les maîtres Aimables internautes, trolls rustiques et autres créatures de la toile, à l’école, vers la fin de l’année scolaire, une tradition tenace semait chaque année le vent du mystère et de la conspiration : le cadeau pour les maîtres. Un samedi de juin, les grands enfourchaient leur vélo et s’en allaient faire la collecte dans les fermes. Pour l’occasion, tout le village se mélangeait pacifiquement : ceux d’en haut avec ceux d’en bas, ceux de la Main Rouge avec les autres, et les vieilles rancunes s’oubliaient le temps d’une louable quête : rapporter l’argent nécessaire pour le cadeau de fin d’année des deux instituteurs de l’école. Partout, on leur ouvrait les portes, même quand il n’y avait plus d’enfant à scolariser. On sortait une bouteille de cidre pour l’occasion. Du doux, quand même, pour les bézots. Parfois, on posait une assiette de biscuits sur la grosse table en chêne. Ceux qu’on achetait en vrac, au kilo, dans des sacs transparents liserés de rouge. Ceux que le supermarché proposait pour les chiens, mais qui avaient le goût magique du rituel et de l’interdit. La folle équipée du cadeau pour les maîtres, c’était une journée qu’on attendait depuis septembre. Une expédition qui avait déjà le goût des foins et des grandes vacances. Le dernier jour de classe, les grands qui partaient en sixième, leur dictionnaire neuf sous le bras, refilaient les bonnes adresses à leurs successeurs : n’oubliez pas d’aller chez le père Machin. Ça fait un détour, mais le cidre est bon, et c’est pas le genre à lésiner sur la rincette.


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Le samedi soir, les preux chevaliers sur leurs fiers destriers aux guidons retournés rentraient chez eux avec le produit de leur collecte. Le plus souvent en zigzag : quinze à vingt coups de cidre, même du doux, ça use les plus rétus. Et immanquablement avec une chiasse mémorable. Mais cette fois-là, les parents ne disaient rien, c’était une chiasse pour la bonne cause, une diarrhée rituelle qui annonçait le collège et les cours d’anglais. Alors ils couchaient leurs grands avec un sourire bienveillant et comptaient les pièces de monnaie chèrement gagnées en se demandant ce qu’on allait bien pouvoir acheter avec ça. Immanquablement, j’étais banni de ces virées. J’étais le fils du maître, le félon qui aurait pu éventer le secret ; alors on m’évitait, on se chuchotait le rendez-vous quand j’étais loin, en se donnant des airs d’agents du FBI. Je regardais partir mes copains avec un sale pincement au cœur. Je rentrais à la maison en pensant aux coups de cidre et aux biscuits blancs, et déjà ma mère prenait les choses en main. Celle de Franck n’allait pas tarder à l’appeler, en cachette de mon père, pour lui demander des conseils pour le cadeau. Mon père choisirait alors le beau livre qui l’intéressait, on le réserverait à la librairie et on noterait soigneusement les références. Le soir de la remise des prix, le maître feindrait l’étonnement ravi en déchirant son papier doré. Mes copains n’ont jamais su combien cette chiasse-là a pu me manquer. 17 juillet 2004


Such a perfect day Aujourd’hui, j’ai bu un petit café tranquille, puis j’ai fait un peu de jardinage et j’ai récupéré les petits chez la nourrice. Leur mère était partie se promener avec la sienne (de mère), alors on a mangé tous les trois, on a joué un peu et on a fait la sieste. Après, on est allés se promener, on a acheté des fruits pour le goûter, on a testé le toboggan au square. Puis on est rentrés, on a joué dehors pendant une heure avec le chien, j’ai cuit des pâtes, leur mère est rentrée avec la sienne (de mère), j’ai lu De la petite taupe qui voulait savoir qui lui avait fait sur la tête et ils se sont couchés. Là, je me suis fait couler un bain, je vais me siroter un Perrier glacé en barbotant avec mon bouquin, puis dodo. Demain matin, je vais faire une interview qui ne m’apportera sûrement pas le prix Albert-Londres, mais le sentiment d’avoir bien fait mon boulot et, quand même, un gentil scoop. Banal, hein ? Oui, mais y avait le rayon de soleil, pile où il faut. L’odeur de l’herbe coupée. Les câlins à l’ombre du cerisier. Les petites voix qui disaient « mon papa » toutes les cinq minutes. Les petits yeux qui se fermaient : « serre fort, mon papa ». Alors je me suis surpris à fredonner une chanson douce. Et ma fille s’est arrêtée net sur le toboggan, en disant à son frère : « chut ! Écoute la musique à papa ! » Ça faisait comme ça : Oh it’s such a perfect day, I’m glad I spent it with you.


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Faudra se serrer Oh such a perfect day, You just keep me hanging on, You just keep me hanging on. (Lou Reed)

C’était exactement ça. Il est fortiche, Lou Reed. En 1972, ce mec avait prévu que cette journée-là arriverait un jour à quelqu’un. Chance, c’est tombé sur moi. 28 juillet 2004


Chienchien Aimables internautes, trolls canins et autres créatures de la toile, les quadrupèdes ne me sont pas totalement indifférents. Tout à l’heure, il y en avait un qui dormait sur mon épaule pendant que l’autre se laissait caresser distraitement la tête, et je me disais que c’était bien reposant, tout ça. Mais alors s’il y a une chose qui m’énerve, ce sont les mémères à chienchiens et toute l’économie qui s’y rapporte. Pourtant, aujourd’hui, j’ai emmené mon fidèle compagnon chez Coiff’Toutou. Je sais, c’est vicelard. Mais ça fait des semaines qu’il se traîne à cause de la chaleur, j’ai décidé que c’était l’occasion d’un nettoyage complet. Et puis, quand c’est moi qui lui donne son bain, j’ai mes pudeurs. Je ne touche pas aux organes de l’entre-pattes, ça me dégoûte. C’est pourtant la zone qui pue encore plus que les autres. Je me suis donc dit que la toiletteuse allait enlever les poils qui donnent chaud et désinfecter la source du remugle. C’est ainsi que nous avons poussé la porte de la boutique et nous sommes entrés dans la quatrième dimension. Lui, tout essoufflé à tirer comme une andouille sur sa laisse, moi, un peu énervé de me compromettre dans ce genre d’endroit. L’employée a tout de suite donné le ton : « Ah ! C’est Domino ! Bonjour Domino ! » Moi, l’être humain qui me démenais à l’autre bout de la laisse, je pouvais crever : la courtoisie, c’est fait pour les chiens. Comme je me remettais doucement en respirant par le ventre, la jeune femme en rose a posé la question qui hébète : « Qu’est-ce


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qu’on va lui faire ? » Au début, j’ai cru que j’avais mal entendu, alors je lui ai demandé de répéter. Comme elle s’obstinait, j’ai pensé qu’elle blaguait. À la troisième reprise, j’ai compris qu’elle voulait vraiment que je lui dise « ce qu’on allait lui faire ». J’ai failli répondre « eh bien vous lui lirez des passages de Bergson en lui massant le dos avec des huiles essentielles, et s’il a soif vous pouvez lui offrir une petite tisane », mais je n’étais pas sûr qu’elle fût disposée à partager mon sens de l’humour. Alors j’ai demandé qu’on lave ce qui pue et qu’on coupe ce qui dépasse. Sic. Avec un air dont j’aurais dû me méfier, elle m’a demandé de repasser dans deux heures. Qu’ai-je fait ? Par les moustaches de Pleksy-Gladz, qu’ai-je fait ? J’ai abandonné une bête pour qui j’ai de l’estime (malgré ses lacunes) aux mains d’une folle ! Quand je suis revenu, deux heures après, un chien qui m’était inconnu m’a fait la fête. J’ai tourné autour avec un air méfiant, je l’ai reniflé, mais ça ne ressemblait à rien. Alors j’ai dit « Domino ? » en faisant la tête de celui à qui on ne la fait pas, et l’animal a remué la queue. Pas de doute : cette folle avait transféré le cerveau de ma bestiole dans le corps d’un chienchien à mémère. Car il faut l’admettre, cet imbécile est méconnaissable. Poils rasés, tronche taillée façon clebs de concours, il ne lui manque qu’un nœud rose entre les oreilles. Lui qui passe son temps à se rouler dans la merde, à se lécher les génitoires et à fouiller les poubelles, elle me l’a transformé en bébête à pedigree. Et je n’avais pas encore éprouvé le pire : juste avant de le libérer, elle l’a aspergé avec un spray. Naïvement, j’ai pensé que c’était un peu d’antipuces, à titre préventif. C’était du parfum. À la vanille. Moyennant 36 euros, j’ai donc chez moi un chien qui empeste la teenager des années 1980. Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 17 août 2004


Les poissons rouges sont des cons Aimables internautes, trolls aquariophiles et autres créatures de la toile, certaines personnes prétendent que j’aime les bêtes. C’est faux. Il y en a que je hais : les teckels, les caniches-à-sa-mémère, les guêpes, les huissiers de justice et les poissons rouges. Comme le hamster dans sa roue, le poisson rouge mène une existence vaine que nulle chaleur humaine ou animale ne viendra jamais éclairer. Et, contrairement au hamster, à la souris blanche ou au rat commun, il n’a aucune chance de donner un jour son corps à la science ni, subséquemment, l’insigne honneur de faire avancer la Recherche et le chiffre d’affaire des fabricants de rouge à lèvres. Le poisson rouge est con, le poisson rouge est vain, le poisson rouge est un nuisible qui s’ignore. Observez attentivement un poisson rouge : nulle reconnaissance dans ses yeux, quand vous lui donnez sa pincée de bouffe quotidienne. Nulle gratitude quand vous changez son eau pour lui éviter l’asphyxie. Aucun jeu, aucune caresse ne sauraient le détourner de ce pour quoi il a été programmé : tourner comme un abruti dans son bocal en attendant une mort inexorable. Le poisson rouge est une grosse merde aux nageoires atrophiées, et je pèse mes mots. Que croyez-vous que la nourrice offrit à mes enfants, le jour des grandes vacances ? 1. Ce texte a été étudié en cours de français, dans une classe de troisième. Il s’agissait, m’a dit la prof, d’une séquence sur « l’écriture de soi » : Anne Frank, Romain Gary, M. LeChieur. Depuis, je me pète la frime à mort.


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Deux splendides spécimens de poissons rouges. Ma fille décida incontinent d’appeler le sien Némo. Pas à cause de Walt Disney ni de Jules Verne, qu’elle ne connaît ni l’un ni l’autre, mais parce que celui de sa copine s’appelait déjà comme ça. Mon fils, plus original, opta pour  Le Jaune. Soit ce petit garçon est un Picasso ou un André Breton en puissance, soit il est daltonien. Qui s’occupa de Némo et Le Jaune matin et soir ? Moi. Le premier jour, je ne vous cache pas que j’ai dû salement réfréner les pulsions sadiques qui me secouaient l’adrénaline. Ah ! La tentation délicieuse de prendre ces bestioles dans mon poing et de serrer, serrer encore, serrer plus fort, jusqu’à en faire du nuoc mam frais en libérant ma haine dans un grand rire carnassier... Au lieu de ça, je leur ai filé une pincée de poissons séchés, ces saloperies-là sont cannibales en plus. Le deuxième jour, j’ai eu envie de tester des tas de trucs : leur résistance à l’eau de javel, leur capacité à nager dans l’eau bouillante, leurs chances de survie dans un four à micro-ondes 850 W, leur aptitude naturelle à l’apnée, leurs réactions en cas d’indigestion massive. Bref. J’ai fomenté mille complots à leur égard. Et puis mes enfants se sont levés de bon matin, ils sont allés directement faire des bisous au bocal où tournaient les deux électroencéphalogrammes plats et j’ai eu des remords. Alors j’ai continué à m’occuper des deux merdasses orangeâtres en me disant que tous les animaux sont des êtres humains comme les autres, comme disait je ne sais plus quelle chanteuse à la télévision. J’ai fini par m’habituer. Pire : eux aussi se sont habitués. Je n’aurais jamais cru que des poissons rouges puissent se diriger spontanément vers le gars qui leur apporte la bouffe. En même temps, je ne devrais pas m’étonner que mes poissons rouges soient sérieusement attaqués du bulbe rachidien : je n’ai jamais eu que des bêtes dont la stupidité atavique confinait à la grâce. Mon chien, par exemple : depuis que le chat est à la maison, il a de sérieux problèmes d’identité. Ça fait un mois qu’il boit du


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lait, fait ses griffes, passe son temps à dormir sur le rebord de la fenêtre (avec le gros cul qui dépasse dans le vide) et joue avec mes lacets quand j’essaie de les nouer. Si c’était un yorkshire, ce serait déjà drôle, mais avec ses 25 kilos de masse musculaire, ça touche au sublime. Quant au chat, il n’y a pas deux mois qu’il est à la maison, mais son cortex imbécile est déjà traversé de courts-circuits fulgurants : il passe son temps penché au-dessus du bocal. Pas pour pêcher les poissons, ce qui serait un comportement normal pour une bestiole de cette espèce. Non, non : seulement pour boire leurs huit litres de flotte, alors qu’il a déjà un bol d’eau propre tous les jours à côté de ses croquettes. À votre avis, que faisaient les poissons à l’approche du félin ? Ils remontaient à la surface, jusqu’à lui toucher le nez avec l’ouverture qui leur sert à avaler la nourriture (je n’ose pas appeler ça « une bouche »). Ces tubes digestifs à branchies s’imaginaient qu’il venait les nourrir ! J’écris à l’imparfait parce qu’hier matin, Némo flottait sur le dos comme un bateau ivre. L’eau était toute trouble, j’avais oublié de la changer à temps ; j’en ai presque éprouvé de la peine. Et là, l’humiliation. Il a fallu que je me tape soixante bornes aller-retour jusqu’au magasin, rien pour acheter un poisson rouge à 2,50 euros (en embêtant la dame pendant 20 minutes pour qu’elle me trouve un exemplaire RIGOUREUSEMENT identique à l’autre saloperie), et ce juste avant que les deux minuscules ne rentrent de l’école avec leurs doigts pleins de chocolat et leur « cahier de vie ». Pire. Je me suis fait expliquer tout ce que l’homme sait du poisson rouge : sa vie, son œuvre, ses maladies, ses ennemis. J’ai appris qu’il fallait changer l’eau tous les 2-3 jours, pas tous les vendredis comme je faisais jusque là. J’ai acheté un petit flacon qui sert à « inhiber » le chlore de l’eau du robinet. J’ai noté qu’on ne devait jamais les plonger dans l’eau froide, mais garder une température à peu près constante. Je me suis étonné en apprenant qu’il fallait leur faire respecter une journée de jeûne par semaine. Je me suis fait expliquer les subtilités du bulleur. Bref, je me suis passionné


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pour ces raclures de la création. Comme quoi, on est capable de tout pour l’amour de ses enfants. Si ça se trouve, dans une vingtaine d’années, ma fille me ramènera un huissier de justice à la maison. Et peut-être même que je serai capable de me comporter avec lui comme avec un être humain  . 19 septembre 2004

1. Je demanderai quand même à voir son carnet de vaccination, on n’est jamais trop prudent.


Hygiène du trépané Aimables internautes, trolls hygiéniques et autres créatures de la toile, on sous-estime trop souvent le travail des gens qui travaillent dans les services marketing. Voilà des créatifs de génie qui sont payés pour faire acheter des tas de trucs inutiles à des millions de foyers désargentés, et qui y arrivent ! Ça force le respect. Dimanche, comme je rebranchais ma télé après plusieurs semaines d’écran noir, je suis tombé sur une publicité plutôt édifiante. Il s’agissait de nous fourguer une nouvelle brosse à dents révolutionnaire. Dans ce domaine, les malins marketeux semblaient avoir déjà exploré toutes les pistes : manche droit, recourbé ou flexible, poils inclinés à 45o pour aller chercher les bouts de salade au fond des molaires, puis à 70o pour stimuler les gencives, brosse électrique, et j’en passe. Moi, naïvement, je pensais qu’ils avaient fait le tour du sujet. Pourtant, un jour que la coke avait été particulièrement pure, il s’est trouvé un type dans un bureau d’études, pour s’écrier : — Eh ! Les copains ! Et si on leur faisait le coup de la brosse à dents qui nettoie aussi la langue ? Au lieu de ricaner, ses collègues ont dressé une oreille intéressée. La veille, ils avaient fêté le départ de Jean-Mi jusqu’à pas d’heure, et le whisky au bureau, ça fait la bouche pâteuse. — Pas con, ça, Jean-Fred. Lançons les études de marché. Pour valider leur trouvaille, ils décidèrent de reprendre de vieux fichiers à moitié rongés par l’humidité, et de convoquer exacte-


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ment le même panel de consommateurs qui, vingt ans plus tôt, les avaient aidés à trouver le slogan : « le dentifrice en doseur, c’est mieux qu’en tube ! » Ce ne fut pas une mince affaire : quand on a la chance d’avoir un panel comme celui-là, il faudrait pouvoir se le mettre au chaud dans une réserve naturelle de cons. Au lieu de ça, l’échantillon représentatif de la population s’était dispersé un peu partout. Certains faisaient des bulles avec leur bouche à plein-temps devant le télé-achat, d’autres s’étaient lancés dans une brillante carrière de serial killer, d’autres encore avaient trouvé un job de ministre ou de secrétaire d’état. Bref, le bordel. Mais les gars du marketing sont opiniâtres : ils mirent les plus fins limiers du pays sur le coup et parvinrent à réunir à nouveau ce joli groupe. Après quelques vérifications médicales d’usage (les électro-encéphalogrammes des cobayes ne présentaient pas plus d’activité que lors de la première session), on put enfin distribuer les questionnaires. QUESTION 1 Si vous deviez acheter une nouvelle brosse à dents, vous en choisiriez une qui... a. — brosse les dents b. — nettoie la langue c. — joue La Marseillaise quand on se la met dans la bouche Le panel valida la réponse b à 99 % (seul le ministre avait choisi l’option c, des fois qu’un journaliste de l’opposition se serait caché dans l’assistance pour tester sa fibre patriotique) et on lança la fabrication des spots de pub. Et voilà comment je me suis retrouvé devant une réclame où une jolie fille se frotte la langue avec application, pendant qu’une voix off explique doctement que c’est là, sur la langue, que se tapit l’haleine de cow-boy faisandé du téléspectateur. La fille du spot, on voyait bien dans ses grands yeux tristes qu’elle faisait ça en pensant au cachet qui lui permettrait de payer quelques-unes des 750 mensualités de la cuisine intégrée, et en


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se disant « pourvu que Maman n’allume pas la télé dans les six prochains mois ». À mon avis c’est foutu, ses amis vont l’appeler « Pue-du-bec » toute sa vie. Il faut bien que le capitalisme triomphant laisse quelques martyrs sur le bord du chemin. En tout cas, c’est décidé : désormais je laisse ma télé allumée toute la journée. Je guette le jour où ils nous inventeront le dentifrice au pH neutre qui fait aussi la toilette intime, ça ouvre de belles perspectives pour les réalisateurs de spots publicitaires. Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 16 novembre 2004



Apprenons à parler pipeule Aimables internautes, trolls médiatiques et autres créatures de la toile, ce matin, vous vous êtes réveillés d’humeur légère : c’est aujourd’hui le vernissage de votre exposition de macramé à la salle des fêtes de Prozac-sur-Gadoue et vous vous faites une joie à l’idée de partager un pain surprise et quelques bouteilles de mousseux avec les notables du coin. Inconscients que vous êtes ! Dans vos préparatifs pourtant minutieux (accrochage des macramés, réservation du pain surprise à la boulangerie, achat des gobelets et du mousseux à l’hypermarché), vous avez oublié l’essentiel : le correspondant de presse. Ce soir, le fringant reporter de Gadoue-Matin va vous interviewer. Puis il prendra une photo de « la joyeuse assemblée autour de l’artiste » et remplira ses poches de petits fours aux œufs de lump avant de filer au concert de la chorale de Saint-Intestin-des-Bruyères. Qu’allez-vous lui déclarer ? Que vous faites du macramé depuis des années, parce que ça vous permet de vous occuper les mains pendant « Questions pour un Champion » ? Excusez-moi, mais c’est nul. Heureusement, le présent ouvrage va vous permettre de parler le pipeule, exactement comme les gens qui passent devant la caméra. En seulement trois leçons, vous saurez vous exprimer avec la même aisance que si vous étiez un(e) habitué(e) des plateaux de télé ! Allez, on prend son cahier à petits carreaux, on écrit la date et on souligne en rouge.


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Leçon numéro 1 : « vrai » Pour le pipeule, un seul adjectif suffit à décrire la sincérité, la sensibilité artistique, l’authenticité de la démarche. Selon le contexte, il peut apporter une touche altermondialiste de bon aloi à vos propos ou vous conférer un statut d’être éthéré, totalement dégagé des contingences matérielles. Un peu comme Catherine Deneuve, qui ne fait jamais caca et que j’ai entendue plus d’une fois utiliser cet adjectif magique : vrai. Prononcez-le en ouvrant à fond le phonème « ai », que vous articulerez comme si vous vouliez faire sentir votre haleine à tout le monde. N’oubliez pas de placer « vrai » devant n’importe le premier substantif qui passe, sans vous occuper du sens. Ne dites pas « le macramé, ça occupe ma solitude ». Mais préférez « le macramé, pour moi, c’est une vraie démarche artistique... Il y a un vrai rapport avec la tradition, une vraie sincérité dans le geste. C’est un loisir vrai ». Leçon numéro 2 : « comme ça » L’expression « comme ça » n’est utile au pipeule que dans des contextes où rien ne peut être « comme » quelque chose. Saupoudrez-en vos phrases tant que vous pouvez. Ça fait du son, et tant que vous parlez, on vous écoute. Reprenons : « Le macramé, pour moi, c’est une vraie démarche artistique, comme ça. Il y a comme ça un vrai rapport avec la tradition, une vraie sincérité dans le geste, comme ça. C’est un plaisir vrai ». Leçon numéro 3 : « voilà ! » Commencez ou achevez toutes vos phrases d’un « voilà ! » dont on sentira l’implacable fermeté. Ca ne veut rien dire, mais on s’en fiche : ça fait le mec / la fille hyper décidé(e), genre « je suis un(e) pipeule, je ne souffrirai aucune contradiction ». Dans notre exemple, ça donne donc : « Voilà, le macramé, pour moi, c’est une vraie démarche artistique, comme ça... Voilà... Il y a comme ça un vrai rapport avec la tradition, une vraie sincérité dans le geste. Voilà. Comme ça. Voilà. »


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Ça y est ! Le correspondant de presse est prêt à vous entendre pérorer pour ne rien dire. Vos invités vont se pâmer en découvrant qu’ils sont nourris et abreuvés par un(e) authentique pipeule et le député-maire de Gargouillis-les-Gerbouilles va jouer des coudes pour être à vos côtés sur la photo. Merci qui ? Comme disait comme ça ma vraie boulangère, on est bien peu de choses. Voilà. 21 mars 2005



C’est clair Aimables internautes, trolls rétrogrades et autres créatures de la toile, j’adore le train. Je m’installe en zone fumeur, je prends mon bouquin, je rêvasse un bon coup... On se sent porté, bercé, entouré de silence. Ah, que c’est bon ! Sauf le vendredi soir. Le vendredi soir, le train c’est la merde. C’est rempli de jeunes qui rentrent chez eux, histoire de soutirer du fric à leurs vieux parents. Avec ça, ils vont se rouler dans le stupre et fumer des trucs bizarres, ça me dégoûte. De notre temps, on fumait des pétards, on se marrait. Eux, ils roulent des « p’tits bédots », que je sais même pas comment ça s’écrit. Les jeunes, c’est rien que des cons. Le vendredi soir, dans le train, y a des portables qui sonnent, et des autistes qui répondent très fort, en disant « c’est clair » et en se calant une main sur l’oreille. Quand j’avais quinze ans et que je rentrais chez mes parents en micheline, j’en profitais pour tripoter ma fiancée. Eux, non. Ils préfèrent caresser leur téléphoneappareil-photo-télévision qui va sur le net et qui moud le café. La semaine dernière, y en avait deux qui discutaient, j’ai cru qu’ils parlaient de leurs organes génitaux : «  Ah le mien, d’accord il fait neuf centimètres mais tu verrais l’autonomie que j’ai avec ça ! ». J’ai craint un moment pour l’amour-propre du gars, mais tout allait bien : il parlait de son petit Samsung. Au rayon romantisme, aussi, c’est des cons. De mon temps, on s’enivrait de poésie. On chantait l’amour avec Éluard et Aragon,


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on était désespérés, on clamait des vers inoubliables en buvant comme des trous. Eux non. Ils connaissent pas Aragon, leur référence c’est Rocco Siffredi. À quinze ans, je gueulais « mon amour, ma déchirure ». Ils braillent « ma bonnasse, mon éjac faciale ». Sur la banquette en face de moi, y avait un jeune couple à peine post-pubère qui se roulait des pelles pour passer le temps. À un moment, le gars a expliqué ses projets à la fille. On aurait dit un scénario de Marc Dorcel. Moi, si j’avais dit le tiers de tout ça à ma chérie de l’époque, je me serais pris une bonne baffe. On n’en parlait pas dans ces termes-là, mais qu’est-ce qu’on pratiquait ! Eux, non. Ils se racontent des films porno séquence par séquence, mais ils restent assis à compter les boutons qu’ils ont sur la tronche. Ah, les cons ! Le vendredi soir, le train, c’est vraiment l’horreur. Heu­ reusement, sur ma ligne, les boutonneux descendent assez vite. Après, y a plus personne pour dire « c’est clair » 157 fois, je peux reprendre mon bouquin tranquille et finir le trajet en goûtant ma solitude en expert. Sauf la dernière fois. Au moment où j’ai remis le nez dans mon Simenon, y a deux retraitées qui sont entrées en jacassant. Deux très vieilles pies, avec des voix très désagréables, qui disaient « du reste » à chaque phrase. Elle n’avaient pas vu qu’on était en compartiment fumeur. Alors j’ai sorti une cigarette, je l’ai allumée, et j’ai soufflé la fumée très fort. La première a frisé l’apoplexie, prête à appeler le contrôleur pour lui signaler la présence d’un blouson noir, mais l’autre a compris leur erreur. Elles se sont enfuies en poussant des cris d’orfraie, j’ai retrouvé mon silence. J’ai fait mon jeune con, quoi. Sacré nom, ce que c’est bon. 31 mai 2005


Les seins de Julia Aimables internautes, trolls crépusculaires et autres créatures de la toile, on est en juillet. Un autre jour, le tram serait bondé. Aujourd’hui, il est seulement plein. Comme d’habitude, je regarde les gens. Pas ma faute : il n’y a rien d’autre à faire dans cette rame qui empeste la transpiration. Inventaire habituel : des ados qui voudraient bien faire caillera avec leurs casquettes, un trentenaire obèse avec une tête d’enfant perdu, deux petites vieilles qui jacassent, un jeune couple avec enfant qui s’engueule et se réconcilie, et puis la fausse belle, pas vraiment moche mais beaucoup trop maquillée. Il y a aussi la multipiercée de service qui est assise, et qui se renfrogne en rougissant. Elle sait que tout le monde la regarde, parce qu’elle aurait dû se lever pour laisser son siège à la très vieille qui tremblote devant elle et qui manque de se péter le col du fémur à chaque virage. Elle se dit qu’elle s’en fout, de ce que tout le monde pense. En même temps, elle baisse les yeux. Curieux mélange. Et puis la jeune femme monte et passe devant moi. Je ne la reconnais qu’au minuscule grain de beauté qu’elle porte à droite, au-dessus de la lèvre supérieure. Je l’avais complètement oubliée. Mon ordinateur de bord frise la surchauffe, mais finit quand même par me ressortir une vieille fiche jaunie. Julia. Elle avait 17 ans, elle était longiligne et gracieuse, et mon copain Machin se languissait d’amour pour elle. Mais comment il s’appelait, au fait, Machin ? Aucune idée. Stéphane, Sylvain,


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Christophe, César ? Les prénoms tournent dans ma tête. C’était peut-être bien Stéphane, mais je ne suis pas sûr. Enfin elle, là, c’est Julia  , et ça j’en suis certain. Il me l’a tellement répété son prénom, l’autre, là. Machin. Il m’a pleuré sur l’épaule, il m’a joué des airs cons à la guitare, il m’a demandé mon avis, il m’a expliqué ses stratégies consternantes pour qu’elle s’intéresse un peu à lui, il m’a gâché des clairs de lune, il m’a fait chier tout un été. Je me suis tapé des réunions avec Julia, des sorties à la piscine avec Julia, des fêtes ratées chez Julia où l’on buvait du coca tiède en disant tout le bien qu’on pensait d’Amnesty International, uh uh uh. Tout ça pour faire plaisir à l’autre malade, avec sa tronche d’acné, sa voix mal assurée et son gros menton. Alexis ? Jean-Marie ? Freddy ? On était animateurs dans un « centre de loisirs sans hébergement ». On s’occupait de gamins oubliés par la vie, jetés là en attendant mieux. De pauvres mômes avec des grands yeux. La rame avance, et mes souvenirs se précisent : du côté des collègues, il y avait aussi une fille très belle, un sosie de Charlotte Rampling à dix-huit ans. Avec un regard aussi vert qu’énigmatique. Et puis l’éternelle bonne copine, toujours enjouée, toujours prête à partir dans un projet équivalent à cinq ou six nuits blanches de travail acharné. Encore un arrêt et je descends. J’en profite pour mater Julia sans vergogne. Elle a quel âge, maintenant ? Trente ans, peut-être un peu moins. Elle a grossi, ça ne lui fait pas de mal. Cet été-là, elle était au bord de l’anorexie. Je me la rappelle, toute maigre, dans ses grands pulls de post-baba. Elle cachait ses mains avec ses manches. Elle avait de belles mains. Maintenant, elle a de jolies fesses. Son mec est là, avec elle, pas aimable. Je les entends dire qu’ils vont à la polyclinique. Pas grave, j’espère ? Ou alors, pour lui, tiens. Il a une tête de méchant patenté, je lui verrais bien un sale truc au foie. Les yeux trop clairs, le menton volontaire, l’arcade sourcilière excédée. Tête d’aigri. Il doit en être conscient : il s’est laissé pousser un catogan, genre « voyez, je suis cool, comme 1. Non, en réalité : j’ai changé son prénom.


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garçon ». Raté. Ca fait lui fait une tête de vendeur de téléphones portables qui aurait voulu se déguiser en Karl Lagerfeld pour faire artiste. Le tram arrive bientôt à mon arrêt, gare SNCF. Je jetterais bien un coup d’œil d’expert aux seins de Julia, juste pour vérifier qu’elle n’est pas enceinte, ça expliquerait la polyclinique. Mais je cours le risque de passer pour un pervers et surtout de me faire démolir par le type au catogan. Tant pis. Je descends sans me retourner, et je file vers mon train. Mais comment il s’appelait, l’autre ? François ? Francis ? Joseph ? C’est bizarre, la mémoire. Ca faisait quinze ans que je n’avais pas pensé à Julia, ni à son prétendant malheureux. Mais je constate que mes neurones fatigués gardent des souvenirs plus précis des jolies filles que des garçons médiocres. Ce qui me chagrine, c’est qu’apparemment les siens aussi : elle a passé dix minutes à moins de cinq centimètres de moi sans me reconnaître. Comme disait ma boulangère, on est décidément bien peu de choses. 19 juillet 2005



Radio du cerveau Aimables internautes, trolls de fin de semaine et autres créatures de la toile, c’est une après-midi morne sur les routes campagnardes. J’ai perdu mon temps à tenter d’interviewer des gens odieux et je roule vers ma maison en maugréant. L’autoradio glisse sa soupe sonore dans l’habitacle. Dans la zone agricole que je traverse, la seule fréquence en état de marche, c’est celle qui finance la retraite des chanteurs oubliés. J’espère que Didier Barbelivien lui rend grâces, le jour où il reçoit son chèque de la SACEM. Vers quinze heures, c’est l’heure du jeu du millésime. L’animatrice donne des indices aux auditeurs pour que ces derniers trouvent l’année mystérieuse. On ne peut pas dire que ça se bouscule au portillon : il n’y a qu’une candidate à l’antenne. — Alors, à quelle année pensez-vous, Madame ? — Je tenterai 1993, répond l’auditrice. — Trèèès bien ! Mais qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ? — Vous avez dit que c’était l’année du suicide de Pierre Bérégovoy. Or je m’en souviens très bien : il s’est donné la mort le jour de la naissance de mon fils, le 1er mai 1993. — Aaaaah ! Quel beau premier mai ! se répand la dame de la radio (elle ne devait pas aimer beaucoup Pierre Bérégovoy, je pense.) Si je comprends bien, le papa vous a offert un bouquet de muguet ET un bébé ? — Euh... Oui, c’est ça.


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Faudra se serrer — .Et les bébés, c’est plus bruyant que le muguet, n’est-ce pas ?

(Moi, dans ma voiture : « Mais ça fane moins vite et ça ne se garde pas dans l’eau, andouille ! ») Je rappelle le concept pour les deux-trois du fond qui n’auraient pas suivi : ça fait une demi-heure que la pauvre rame pour faire deviner l’année 1993 à ses auditeurs. Une dame l’appelle en lui expliquant que c’est justement l’année de naissance de son fils. Et bien c’est officiel : on peut se faire recruter dans une radio avec le QI d’une rondelle de saucisson. Parce que l’animatrice, elle a voulu en savoir plus : — Et ça lui fait quel âge ? 14 août 2005


Balade de saison D’abord on accède par une toute petite route qui serpente dans le marais. Au passage, on effraie la buse qui se reposait sur son poteau. Pendant qu’elle s’envole, on s’extasie sur la lumière. Une lumière rasante de fin de journée prématurée, une lumière de couleurs vives et d’ombres portées loin devant. On arrive sur le polder. La route minuscule surplombe tout le reste et s’en va mourir dans la dune. À droite, les pâturages gorgés d’eau douce, où même les clôtures ont les pieds mouillés. À gauche, la baie gigantesque, entièrement découverte. Les copains commencent à râler, parce que les phoques-veaux marins sont partis, ou les jumelles pas assez puissantes. Mais le paysage les fait taire. Un nuage blanc se met en mouvement ; ce sont des mouettes qui se disputent une charogne en piaillant. Un mur gris lève sa menace au-dessus de nous. C’est tellement beau qu’on veut rester quand même, jusqu’à l’affrontement. Alors le vent arrive, d’un seul coup, des rafales formidables qui font rire les petits. « Papa ! Ze ne peux plus respirer par mon nez ! ». Ouvre ta bouche ! Et puis c’est la pluie qui s’abat sur la grève. Les mouettes ont disparu. On court vers la voiture. On a les pommettes glacées et le bout du nez qui rougit. On a froid, on est trempés, on est vivants. Tout à l’heure, on se brûlera les mains avec des châtaignes grillées et on boira une grande rasade de cidre sec, bien frais.


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Mais pour l’instant, on savoure ce morceau de bout du monde à portée de main. And I think to myself, what a wonderful world. C’est fou ce que j’aime l’automne. 2 octobre 2005


Isabelle La scène se déroule ce matin, dans l’impasse. Il marche dans un sens, elle dans l’autre. Il semble avoir cinquante ans à peine, mais il est déjà voûté par l’usure. Elle affiche une trentaine sûre d’elle, dans son manteau confortable. Elle ferme sa voiture d’un coup de télécommande négligent, sans s’arrêter de marcher, embrasse la rue du regard. Gestes amples, profonde inspiration. Elle est visiblement heureuse de retrouver l’endroit, après tant d’années. Il avance, les yeux plantés sur ses chaussures. La vie le fatigue. Sa femme, qui rit toujours trop fort. Ses enfants qui grandissent trop vite. Cette impasse du bout de la ville, où il y a toujours un peu de mauvaise herbe autour du goudron galeux. Un peu plus loin, on entend la rumeur des travaux. Ces temps-ci, le quartier touristique se pare de jolis pavés, de mobilier urbain et d’enrobé tout neuf. Pas jusqu’ici. Pas dans l’impasse. Elle le hèle. « Hé ! Tu ne serais pas Lenoir ? » Tutoiement, pas de prénom. Moi, témoin muet, je m’offusque : la jolie dame est bien condescendante avec le petit monsieur aux habits élimés. Mais non, elle sourit. S’approche de l’homme. « Tu ne me reconnais pas, hein ? C’est vrai que ça fait longtemps. Isabelle ! Tu te rappelles ? » Il lève la tête. « Isabelle ? Pas Isabelle Leblanc, quand même ? »  Il se rappelle. Écarquille. Sourit, d’un drôle de sourire humble. Le


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regard de la femme l’écrase et l’attire. Elle parle fort, il bredouille dans un souffle. Le petit vieux et la jeune femme ont le même âge, finalement. Ils jouaient ensemble dans la cour de l’école, il y a longtemps. Bien avant qu’ils ne suivent chacun leur chemin : lui, tout au bout de l’impasse ; elle, très loin. Bien avant qu’ils n’apprennent le sens du mot « destin ». Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 16 décembre 2005


Monsieur Lebleu La maison devait être splendide, sous le Premier Empire. Grande entrée, porte altière, fenêtres gigantesques, corridor interminable : on imagine les laquais en livrée dans toutes les pièces. Aujourd’hui, la porte majestueuse est lardée de coups, de trous, d’écailles. Les murs se lézardent salement, un pignon s’affaisse. À l’intérieur, deux sacs de pommes de terre gisent, éventrés, sur le carrelage noir et blanc. Des piles de magazines sales encombrent l’escalier. Les murs sont pleins de taches. Le papier peint n’a pas été changé depuis au moins cinquante ans. La grande table en chêne est recouverte d’un amas d’objets en vrac et la télé diffuse le journal régional en sourdine. L’homme qui m’accueille est comme sa maison, délabré : des charentaises sales, un jean pourri, un pull troué, un haut de survêtement des années 1970. Ses vêtements sont pleins de paille et de boue. Ses mains sont brunies par un liquide séché depuis des lustres, peut-être du café. Une odeur écœurante reste en suspension. Je maudis intérieurement le maire du village qui, pour les besoins d’un article, m’a donné cette adresse. « Allez voir M. Lebleu, il se souviendra peut-être. » Monsieur Lebleu ne se souvient pas. À intervalles réguliers, il interrompt la conversation pour placer l’une ou l’autre de ses deux phrases favorites : « j’ai été adopté à l’âge de 27 mois », et « j’ai été opéré du cerveau ; j’avais 32 ou 35 ans, je ne sais plus. » Il me les dit vingt fois, quarante fois peut-être, en l’espace d’une heure.


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À un moment, la machine se grippe : « j’ai été opéré du cerveau ; j’avais 22 ou 25 ans, je ne sais plus. » Puis il secoue la tête, et se reprend en criant presque : « NON ! J’avais 32 ou 35 ans. Je ne sais plus. » Parfois, monsieur Lebleu se concentre sur les questions que je lui pose. Il fait des efforts pour se rappeler. Il plisse le front très fort et le temps s’arrête. Les deux pendules font tic-tac pendant une éternité. La panique me gagne presque devant cet interlocuteur immobile, en arrêt sur image. Et puis il reprend, comme si de rien n’était : « j’ai été adopté à l’âge de 27 mois. Je vous l’ai dit ? » Un détail me frappe, chez ce vieil homme qui se laisse aller : contrairement à tout le reste, maison, vêtements, hygiène, ses cheveux font preuve d’un soin presque maniaque. Ils sont coupés de frais et artistiquement crantés, comme ça se faisait à son époque. Mieux : ils sont propres. En cadrant serré sur son visage, j’arrive même à faire une photo cache-misère où Monsieur Lebleu a l’air de quelqu’un qui ne vit pas dans la décharge de sa propre vie. Ça m’intrigue, cette histoire de cheveux. Et puis il me balance sa ritournelle : « j’ai été opéré du cerveau ; j’avais 32 ou 35 ans, je ne sais plus ». Alors je comprends. En se lavant les cheveux tous les jours, Monsieur Lebleu panse une vieille plaie. Il avait 32 ou 35 ans, il ne sait plus. 17 décembre 2005


La nuit de la grotte Ce texte constituait ma participation à un jeu littéraire organisé par Kozlika   : il s’agissait d’imaginer la suite du premier paragraphe (ici en italiques). Il a plus tard été publié dans le fanzine Marmites & Micro-ondes  . C’était il y a longtemps. Trois cent millions d’années, trente millions d’années, trois millions d’années, je ne sais plus trop, ma montre s’est arrêtée. La petite équipe avait trouvé refuge dans une bonne grotte comme on en trouve dans les livres de paléontologie et le chef avait ordonné qu’on y resterait quelque temps. L’oncle Hampf a demandé si quelqu’un avait du feu, parce que c’était un temps à se geler les fesses. On a tous rigolé : la quête du feu, c’était la grande passion du cousin Krôm. Dès qu’un orage pointait le bout de son nez, cet imbécile passait son temps à courir cul nu derrière la foudre, en espérant y embraser un tison et nous ramener une belle flambée pour le réveillon. Et quand il faisait beau, Krôm expérimentait ses techniques à la con pour allumer le feu. « Tu verras », il me disait, « un jour j’y arriverai. » Le problème, c’est que tout le temps que Krôm passait sur sa pyrotechnie expérimentale, il ne le consacrait pas à la chasse, la cueillette ou la reproduction. Ça commençait à énerver le chef 1. . http://kozlika.org/kozeries 2. . http://marmite-et-micro-onde.org/


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Oumt. « À la prochaine disette, nous mangerons ce crétin improductif », m’avait-il confié un soir que l’abus de boisson de baies fermentées l’avait rendu plus bavard que d’habitude. Krôm, c’était un maboule mais un bon camarade. Ce genre de gars qu’on n’a pas très envie de voir finir dans une gamelle, d’autant que c’est maigre, un scientifique. Tant qu’à sacrifier un gars du clan, j’aurais préféré qu’on goûte au gros Knut, celui qui lorgne sur ma sœur dès que la déesse-lune se cache derrière les nuages. Alors j’ai dressé un plan pour sauver Krôm. D’abord, à la fin de la dernière saison froide, une nuit que sa femme dormait très fort, abrutie de baies fermentées, j’en ai profité pour la féconder en me pinçant le nez. Certains jugeront hâtivement que j’ai trahi un ami, mais c’est parce qu’ils ne connaissent pas la femme de Krôm. Avec ses poils drus sur son menton prognathe et son odeur de gnou faisandé, je comprends que son mari s’intéresse plus souvent au feu qu’à perpétuer l’espèce. Et puis, un bon paquet de lunes plus tard, j’ai compris que c’était le bon soir. L’autre idiote de barbue ne s’était toujours rendue compte de rien : « il va falloir qu’on invente la médecine, je crois que j’ai découvert l’aérophagie, j’ai le bidon qui va exploser », disait-elle à longueur de soirée. Alors, cette nuit-là, je suis parti à la chasse, l’air de rien. Tout seul, j’ai réussi à dégommer un cerf. Je peux vous dire que j’en ai bavé, dans ce vent et dans cette neige. Il faisait tellement froid que j’ai dépecé la bête avant de la ramener et que je me suis couvert de sa peau encore toute sanguinolente pour rentrer. Mon plan, c’était de laisser le bestiau dans le vestiaire de Krôm pour que les autres l’inscrivent à son tableau de chasse. Avec un gamin à charge et une prise comme celle-là, le chef ne pourrait plus avoir envie de le transformer en carpaccio. Évidemment, tout a foiré. Dans la grotte, tout le monde dormait tranquillement. Sauf qu’au moment où je suis arrivé avec mon gibier, la femme de Krôm s’est réveillée en hurlant : « J’ai un bébé qui me pousse entre les jambes ! J’ai un bébé qui me pousse


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entre les jambes ! » qu’elle braillait. Krôm a émergé de sa peau de mammouth en levant un sourcil circonspect : « Quoi ? Mais nous n’avons jamais pratiqué l’accouplement ! » Alors le chef a dit, d’un ton sans appel : « C’est un miracle ! » Et comme j’essayais de repartir sur la pointe des pieds, ce petit morveux de Groarg s’est mis à couiner : « il y a un monsieur tout rouge qui nous fait cadeau d’un cerf ! Venez voir le monsieur tout rouge avec son cadeau ! » Bref, le bordel. J’ai réussi à me tirer à dos de renne en leur laissant mon cerf, mais c’était moins une. Quand je suis revenu le lendemain en sifflotant, l’air dégagé, le clan avait une grande nouvelle à m’annoncer : « Cette nuit, un enfant est né alors que sa mère n’avait jamais connu les spasmes du bas-ventre », m’a dit le chef. « Et un type habillé tout en rouge, avec de la neige dans les cheveux, nous a fait un magnifique cadeau. Un véritable miracle... Dorénavant, nous appellerons ça la nuit de la grotte. Allez, viens festoyer avec nous en l’honneur de Nohel ! » «Nohel ? » j’ai demandé. « Mais oui, c’est le nom du mouflet », a répondu Oumt, l’air excédé. Naïvement, j’avais pensé qu’on mangerait le cerf, pour fêter ça. Mais non. Ces radins avaient préféré le mettre à faisander, « au cas où ». Et ils m’ont servi une grande assiette de Krôm. 22 décembre 2005



L’adverbe mortel Même jeu, même contrainte : imaginer la suite du premier paragraphe. Ce matin, j’ai été réveillé par la gardienne qui glissait sous ma porte le courrier de samedi. Je suis allé le récupérer encore un peu endormi. L’une des trois enveloppes n’avait pas réussi à passer sous la porte. J’ai tout de suite reconnu le format d’un CD. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un nouveau cadeau de Jules qui, adorablement, m’envoie de temps à autre un enregistrement original. Je me trompais. Mais là n’est pas la question. C’est dans mon bain, en repensant à toute l’affaire, que j’ai réalisé que j’avais, in petto, utilisé l’adverbe néologisant « adorablement ». « Adorablement »... Comment avais-je pu laisser ainsi divaguer mon esprit pour, imbécilement, me laisser aller à une telle faute de goût ? D’un bond, je me jetai, douloureusement, hors de la baignoire. Avais-je pensé « imbécilement » ? Et là, trente secondes plus tôt, n’avais-je pas osé un « douloureusement » malencontreux ? Paniquément, je téléphonai incontinent à mon psy. Mes neurones, bordéliquement, ne me laissaient plus, horriblement, maître de mes pensées. J’étais innocemment victime d’une attaque d’adverbes terriblement, fatalement et inexorablement brutale. Hélassement, le docteur von Schultz n’était tragiquement pas à son cabinet. Méchamment, les adverbes pilonnaient de plus en


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plus fortement mon cerveau maladivement et honteusement vacillant. Surréalistement, ils s’entrechoquaient violemment sous mon crâne. Rapidement, je fermai doucement les yeux. Il fallait fermement reprendre le contrôle. Se concentrer sur les adjectifs. Oublier les adverbes. Voilà. Des phrases courtes. Sans verbe. Si possible. Tenir. Longtemps. Merde, j’ai dit « longtemps ». Des adjectifs, nom d’une pipe ! Pas compliqué. Belle matinée. Gardienne acariâtre. Porte ajourée. Samedi lumineux. Trois enveloppes fatiguées. Le format carré d’un CD. Délicat cadeau. « Délicaca », ah ! ah ! ah ! Ce con de Jules. Pouf-pouf. En cette belle matinée, j’ai été réveillé par la gardienne acariâtre, comme tous les jours. Bien qu’on fût un samedi, cette vieille pie n’avait pas attendu sept heures pour glisser le courrier sous ma porte ajourée. Trois enveloppes fatiguées, dont une au format carré d’un CD. Ce con de Jules, avec ses insupportables originaux ? Non, mais là n’est pas la question. Trop d’adjectifs, cette fois. Mais j’avais échappé à « adorablement ». Et si je me concentrais sur les verbes ? Je décidai de me recoucher. 27 décembre 2005


Le petit garçon dans le public Hier soir, on a emmené les petits voir un concert du groupe dont j’étais encore le manager, il y a deux ans. C’était leur première sortie de ce genre. Toute la journée, mon fils a fait des bonds de marsupilami dans la maison, en répétant « je suis content, je suis content, je suis content ». Et ma fille a eu mal au ventre, comme à chaque fois qu’elle doit affronter une situation nouvelle. On est partis dans la vieille voiture déglinguée, vroum. En arrivant à destination, on n’a pas trouvé la salle, alors on a appelé mon pote Bob sur son portable. Coup de chance, il était dehors. Il nous a gardé une place sur le parking et nous a accueillis gentiment. Joie des minus, qui venaient surtout pour le voir, lui, le papa de leur copine, jouer de la musique sur une scène. Puis on a fait la queue, on s’est assis, on a regardé le brouillard opaque qui sortait de la machine à fumée, je leur ai expliqué le son, les lumières, les instruments, tout ça. On a révisé notre vocabulaire : spectacle, concert, spectateurs, public, coulisses, scène... À quatre ans et demi, j’ai jugé qu’ils étaient encore un poil trop jeunes pour faire la différence entre « jardin » et « cour », mais ça va venir. Et finalement le concert a démarré. Étonnant raccourci de dix ans de ma vie : à côté de moi, mes petits et leur mère. Et sur la scène, le groupe que j’ai accompagné tous les soirs en tournée pendant huit ans. Huit ans de galères, de petits bonheurs, d’attentes infernales dans les loges, de routes


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interminables, de soirées pourries dans des hôtels glauques, de rencontres revigorantes, de débats à la con, de fêtes lumineuses, de fatigue lourde, de brèves victoires, d’empoignades, d’espoirs caressés et de renoncements plus ou moins digérés. Huit ans à attendre la fin du concert, deux heures trente d’épaisse éternité, avant de pouvoir enfin boire un coup, ranger les flight-cases, recharger le camion, récupérer le chèque, dire au revoir, aller au resto et regagner son petit chez-soi pour la nuit en espérant qu’il y aura une baignoire et un réveil. Il y a quinze jours, j’ai enfin vu Quand la mer monte, le joli film de Yolande Moreau et Gilles Porte, qui parle très bien de ces moments en creux, dans une vie de tournée. Comme l’intrigue se passe dans le Nord-Pas-de-Calais, j’y ai retrouvé des endroits madeleines, des lieux dont la seule évocation suffit à me rappeler des fragments de route : Béthune, Liévin, Valenciennes, GrandeSynthe, Steenwerck, Lille... Ça fait comme un refrain qui chante un lendemain de fête, un hôtel borgne, une coupure d’électricité en plein spectacle, une grange pleine de monde, un estaminet embué, une tranche de potjevlesh, une salle à l’italienne dans un village en brique. Et le froid. Et l’attente. Et donc, hier soir, ces relents-là, et tout contre moi, un tout petit garçon blond, immobile sur son fauteuil. Complètement fasciné. Alors, quand est venu le moment où ils chantent un texte que j’ai écrit, je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire à l’oreille que c’était « ma » chanson. Il est resté sans bouger, happé dans une tension attentive, et il a hoché gravement la tête. « Ça te plaît ? ». « Oh oui ». Ce petit garçon-là était en train de se préparer des rêves colorés pour toutes les nuits à venir. Alors, pour la première fois depuis toutes ces années, en voyant son regard à lui, je me suis senti fier d’avoir appartenu à cette histoire. Vraiment fier. Comme un gosse. 19 mars 2006


Le péril jeune Aimables internautes, trolls ingénus et autres créatures de la toile, le vendredi, chez moi, c’est « la journée du papa ». Les deux minus de 4 ans et demi ne vont pas chez la nourrice : non seulement je les emmène à l’école le matin, comme d’habitude, mais je vais aussi les chercher le midi. Je les nourris, je les remets entre les griffes de la maîtresse à 13h30, puis je les récupère trois heures plus tard et on mange un pain au chocolat. Quatre voyages. Ça veut dire supporter à quatre reprises le voisinage des innombrables mères de famille de mon village, qui pilotent leur poussette avec une passion appliquée. Le rituel est bien rôdé : une demi-heure avant l’ouverture des portes, nombre de mes concitoyennes convergent vers l’école maternelle, l’œil hagard et le groin rougi par le vent, dans un unanime crissement de roues. C’est qu’on est dans un monde clos, ici. La minuscule sous-préfecture d’à côté, c’est la grande ville. La modeste agglomération d’où je viens, l’enfer urbain. Et Paris, c’est une carte postale de la tour Eiffel envoyée par Mémé le jour de la sortie des « aînés », comme ils disent : six heures de bus aller-retour, c’est un peu long, mais qu’est-ce qu’on a bien mangé ! Hein, Henriette ? Du coup, ici, tout le monde se connaît depuis toujours, sauf moi qui me sens un peu comme un pied-tendre en plein Far West. Alors j’arrive en retard à l’école, tranquillement. Pas de chance, il y en a une qui a repéré mon manège, et qui, pour une raison que j’ignore, a calé ses horaires sur les miens.


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Bêtement, parce que ma mère m’a bien élevé, j’ai commencé à dire « bonjour ». Elle m’a répondu et c’est devenu une habitude. Et voilà que ce matin, elle a réglé son pas dans mon pas à moi (et les roues de sa poussette dans les jambes juvéniles de mes minus), et qu’elle s’est mis en tête de me faire la causette. Considérations météorologiques d’abord (pour m’apprivoiser, sans doute), puis carrément politiques : — Vous avez vu, les jeunes ? — Non, je ne regarde pas la télévision. — Hé bin ils ont tout cassé, hier soir. — Dans les manifs ? ai-je feint de m’intéresser. — Oui, tout ! Les vitrines de cafés, les commerces... Ah ! la ! la ! — Mmmm. — Enfin bon, c’est pas encore chez nous, a repris cette imbécile heureuse qui est née quelque part, comme aurait dit Brassens. Puis embrassant du regard le petit millier de maisons du village (d’où le dernier jeune qui s’était égaré est reparti sous les quolibets des habitants, enduit de goudron et de plumes, en 1973), elle a eu ce mot magnifique : — ... mais ça va pas tarder à nous tomber dessus. Je n’ai pas pu m’empêcher de renchérir, avec un poil d’ironie : — Ah ça ! Avec tous les étudiants qu’on a ici... Alors elle a eu cette conclusion admirable : — C'est sûr. Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 18 mars 2006


La cendre et la pluie Aimables internautes, trolls renfrognés et autres créatures de la toile, hier encore, je ne connaissais pas Saint-Pierre-des-Fistules. Oui mais voilà : il faut que j’écrive (pour demain) une « chronique locale » de ce village gros comme un mouchoir de poche. Avec un peu d’avance, j’échoue dans le café-épicerie, une pièce minuscule qui sent le renfermé. Accoudés au formica du comptoir, trois types jouent à celui qui parle le plus fort. Le gagnant est un routier qui ponctue toutes ses phrases d’un tonitruant « Fi de putain ! » Il raconte une longue histoire de bahut trop gros pour passer dans un chemin trop étroit. Dans cette saga au suspense éventé, chaque personnage est rebaptisé « cet enculé-là », chaque chose inanimée « ce merdier-là ». Je commande un café sous les « Fi de putain ! » en observant la patronne qui se terre derrière sa caisse. Quarante ans, les cheveux jaunes, la bouche pliée par un mauvais rictus. Je rêve de voler une photo de l’instant : le bar beige et lie-de-vin, les trois verres de gros-plant, la femme résignée. Le tout dans un décor en impasse, avec ses fausses boiseries qui se décollent et ses ampoules qui pendouillent. Une gamine déguisée en chevalier traverse la salle en courant. Je me renseigne : c’est carnaval ? Oui, à quinze heures. En attendant, je regarde la pluie tomber et je cède aux charmes antiques d’un flipper des années 1980. La vitre est maculée de traces graisseuses et la majorité des ampoules est en berne.


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Au moins, je réussis à m’isoler mentalement de l’envahissant chauffeur-livreur. Quatorze heures trente. L’heure de mon rendez-vous. Je traverse la campagne gorgée d’eau. Une lumière sale s’est installée sur la plaine ; pour les photos, je repasserai. J’arrive chez mon interlocuteur, le dernier représentant de quatre générations d’artisans. Lui mort, plus personne ne sera capable de reproduire son savoir-faire, m’assure-t-il. Fi de putain ! On se croirait chez Jean-Pierre Pernaut. L’homme pue l’alcool à dix pas. Mais je n’ai pas d’autre sujet et l’heure du bouclage approche, alors j’essaie de tenir bon. Il bégaie, ressasse, se perd dans ses explications. Je me limite aux questions simples : comment, quand, combien. Mais même comme ça, ça ripe. À plusieurs reprises, il se fige, bouche ouverte et regard voilé. « Pardon, c’était quoi la question ? » Je repars dans l’autre sens. Le défilé du carnaval s’est arrêté sur un terrain vague, près des conteneurs pour le tri sélectif. Je descends de voiture, histoire de faire une photo. Pour encourager la poignée d’enfants qui grelottent dans leur déguisement, l’enjouée de service feint l’enthousiasme. Des parents allument le bûcher sous le bonhomme carnaval qui s’embrase aussitôt. Les flammèches volent sous l’averse. Et je me dis que c’est ça, le goût de mon boulot. Une saveur de pluie et de cendres mêlées. 26 mars 2006


Les gars du marketing Aimables internautes, trolls avisés et autres créatures de la toile, aujourd’hui les gars du marketing vendent du saucisson.

D’abord, les gars du marketing sont trop forts dans leur tête. Et ils n’ont pas peur de passer pour des cons :


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Aucun risque qu’ils laissent leur cousine se moquer d’eux parce qu’ils ont écrit « idéals », « Hé, Jean-Marc, ça bosse au service marketing ? Vous êtes toujours montés comme des chevals ? Ah, les mecs, vous êtes pas banaux ! » Non. Les gars du marketing savent bien que, si l’usage a fait de « idéaux » le pluriel masculin de l’adjectif « idéal », le Littré luimême refuse de trancher et laisse une porte ouverte à l’option discrètement érudite qu’ils ont choisie. Les gars du marketing, c’est des puits de science (pour la virgule après le sujet, c’est autre chose. Les gars du marketing, c’est pas le genre à se coltiner les règles de ponctuation. Mais tant que la ménagère comprend, hein...) Bien sûr, « ces mini saucissons secs vous étonneront par leur texture et leur saveur », ça manque un peu de peps. Encore un coup de Jean-Marc, qui voulait finir rapidos parce que c’était l’heure de l’apéro. Régis, lui, il était plutôt pour l’option : « laissez-vous séduire par leur texture et leur saveur ». Et Bernard préférait « emporter » plutôt que « séduire ». Mais « laissez-vous emporter par leur texture et leur saveur », ils l’avaient déjà utilisé le mois dernier à propos d’un lot de bouses de vaches vendues sous vide. Les gars du marketing, c’est des professionnels, ils n’aiment pas se répéter. Du coup, Jean-Marc a coupé court aux discussions et ils ont débouché une bouteille. Tout se serait bien passé, si le stagiaire ne s’était pas tout à coup réveillé. « Dites, les gars, c’est pas un peu complètement con, cette phrase ? « Vous étonneront par leur texture et leur saveur », ça ne dit absolument rien des caractéristiques du produit, c’est nul ! On pourrait écrire un truc un peu plus précis, non ? » Alors Jean-Marc a obligé le stagiaire à en avaler un, de mini saucisson sec. « Ah oui », a reconnu le stagiaire. « Cette texture croquante à base de boyau collagénique qui libère une boule de graisse molle sur le palais, c’est vraiment étonnant. Et cette saveur de nitrate de potassium aussi. Au temps pour moi, les copains ! » Après, ça s’est un peu corsé, parce que Bernard s’est rappelé qu’ils avaient oublié l’essentiel : le mode d’emploi. Vite, JeanMarc a attrapé le stylo, et il en a rédigé un en tirant la langue :


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En réalité, il manque la fin sur le paquet. C’est à cause du codebarres qui prend toute la place. La suite que Jean-Marc avait prévue, la voilà : « Pour avaler un de ces étonnants mini saucissons, il ne vous restera plus qu’à saisir icelui entre deux ou trois doigts propres, puis porter la main à vos lèvres, ouvrir la bouche de manière à former un réceptacle et introduire le produit derrière vos dents. Retirez prestement la main. Mastiquez ensuite pendant quelques secondes, si possible avec vos molaires (grosses dents du fond), et déglutissez. Les sucs digestifs libérés par votre estomac devraient vous permettre de digérer vos mini saucissons secs sans trop de peine. En cas de brûlures ou d’aigreurs, prenez un RennieTM. La société « Les Gars du Marketing » décline toute responsabilité en cas d’ingestion du produit par des gens dépourvus de molaires (grosses dents du fond) ou de mauvaise utilisation de ce mode d’emploi. » Comme ça n’apparaît pas sur le packaging, les gars du marketing sont un tantinet inquiets. Sans mode d’emploi digne de ce nom, la ménagère ne risque-t-elle pas, dans un moment d’égarement, de prendre son mini saucisson en suppositoire ? Ils en ont parlé aux gars du juridique, qui ont commencé à faire le tour des jurisprudences, au cas où. Y aura-t-il un procès ? Le suspense reste entier. 25 avril 2006



Trois-Quatorze Encore un jeu, toujours imaginé par Kozlika : cette fois, il s’agissait d’écrire un texte avec dix mots imposés . « Dis donc gamin, je me souviens plus si je t’ai parlé d’avril 37 ? » Pourquoi cette phrase-là m’est-elle revenue en tête, aujourd’hui ? Avril 1937. «  L’an 19 après la Grande Guerre », comme disait Grand-Père. C’est même ce qu’il avait écrit dans son agenda : «  aujourd’hui, 19 avril de l’an 19 après la Grande Guerre, mon premier fils est né. » Le connaissant, il a dû faire ses pleins et ses déliés en tirant la langue, avec sa calligraphie d’écolier et son encre violette. Et pour le lyrisme ou les accès d’émotion, vous repasserez ! La ligne suivante, c’est celle du lendemain : « Ai commandé trois lapins à Bouchitet. À la ville, suis passé chez Frémont acheter la pince à épiler qu’Henriette me réclame. » C’est dire si elle a été célébrée sans tambour ni trompette, la naissance de son fils. Mon père. Il est comme ça, mon grand-père. Dur en affaires, sec en mots, pudique en amour. Y a qu’au bar qu’il se déride. Les autres l’interpellent : « Hé ! Trois-Quatorze ! Tu paies ton calva ? » Alors il laisse 1. . Quelqu’un : mon frère ; un lieu : l’éther ; un repère temporel : l’an 19 après la grande guerre ; un autre quelqu’un : Henri Désiré Landru ; un nombre : pi ; une couleur : jaune ; une caractéristique personnelle : l’inconstance ; une humeur : léthargique  ; un objet : une pince à épiler ; un truc quelconque : le doudou de mon fils.


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un sourire affleurer sur ses lèvres, et puis il sort son gros portemonnaie en cuir. Et parfois, on l’entend blaguer à la cantonade. Pas souvent. Trois-Quatorze. Pi. Son surnom, glané au fil du temps. Les autres n’arrivent pas à prononcer notre nom de famille : Landru, ça fait trop penser à l’autre, là, l’homonyme, Henri-Désiré. Celui qui transformait les bonnes femmes en petits tas de cendre, jusqu’à ce qu’on le raccourcisse. Et puis Grand-Père, on ne peut pas non plus l’appeler par son prénom : rien qu’au village, des Pierre, y en a cinq. Pierre-le-gros, Pierre-l’ardoise, Grand-Pierre, Pierretêtu, et Pierre-la-petite. Résultat, mon aïeul s’est fait abréger, crac ! Un grand coup d’apocope en travers du blase, et il est devenu Pi. Trois-Quatorze, quoi. J’aime bien aller au café avec lui. Quand je suis là, du haut de mes neuf ans, ses copains la ramènent un peu moins. On s’assoit dignement à la table du fond et il commande. Un petit café-calva pour lui, une grenadine pour moi. Des fois, on a des conversations de grandes personnes. Mais souvent on ne se dit rien, on attend que le temps passe. Je m’en fous, je ne suis pas pressé. Je sais qu’après, il ira m’acheter mon Pif-Gadget de la semaine. J’ai tout mon temps, je glisse tranquillement dans une espèce de demi-sommeil en contemplant la buée sur les vitres. Il fait bon, chez Lucien. Il y a un poêle qui ronronne au coin du mur jaune, ça sent le propre et le tabac gris... C’est calme. On peut entrer en léthargie tout son saoul, personne ne viendra vous brailler dans les oreilles. Ça se termine toujours de la même manière : Grand-Père dépose trois francs sur la table, clac, clac, clac. Le bruit sec des pièces sur le formica me sort de ma torpeur. C’est là qu’il la balance, sa fameuse phrase : « Dis donc, gamin, je me souviens plus si je t’ai parlé d’avril 37 ? » Il faut que je simule l’étonnement, ça fait partie du rituel. Mon très-vieux, on ne peut pas vraiment le soupçonner d’inconstance. « Qu’est-ce qu’on avait rigolé !» il reprend. « Avril 37, c’est la date où je suis rentré au village avec Henriette qu’était grosse à exploser. Elle avait un sacré polichinelle dans le tiroir, ta mamie. Fallait bien qu’on se pose. Et puis moi, avec une


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jeune mariée et un lardon à nourrir, il était temps que j’arrête mes singeries. Montreur d’ours, c’est pas un métier pour fonder une famille. Alors on a rouvert les persiennes de la maison de mes vieux, et puis on a commencé à enlever la poussière. Tu te rends compte ? Ça faisait plus de vingt ans qu’on était partis de là, mon frère et moi. Et à la fin de l’après-midi, Pierre-la-petite est arrivé, tout essoufflé. Il avait vu la fumée sortir par la cheminée, ça l’avait secoué : — Trois-Quatorze, c’est-y toi ? qu’il me demande à la porte. — Ben oui, mon Pierrot. C’est bien moi. — Ah, je suis content de te revoir, qu’il me fait. — Sûr, que je dis. Ca faisait un bail. — Dis-moi, Trois-Quatorze, je ne sais jamais. C’est-ti toi, ou bien ton frère, qu’est mort à la guerre ? À la fin de son histoire, à chaque fois, Grand-Père éclate d’un gros rire. On se lève, on va vite acheter Pif-Gadget et on rentre voir si Henriette, ma grand-mère, a fait des pets-de-nonne pour le goûter. * Ce soir, je n’ai plus neuf ans depuis longtemps. On est même en l’an 19 après le départ de Trois-Quatorze pour l’éther, si je calcule bien. Ça fait des lustres qu’Henriette n’a plus cuisiné de pets-denonne, aussi. Planté devant moi, mon fils tripote son doudou, l’air un peu gêné par la question qu’il va me poser. « Papa, dis... il est où ton papi à toi ? » Alors je l’attrape doucement, et je le pose sur mes genoux. Puis je m’entends lui répondre : « Dis-donc, gamin, je me souviens plus si je t’ai parlé d’avril 37 ? » 4 mai 2006



Les gars du marketing (2) Aimables internautes, trolls consommateurs et autres créatures de la toile, c’était un matin terne, tout en haut de la tour d’AgroMonde Incorporated. Jean-Marc avait l’air sombre, Bernard touillait son café sans y croire, et le stagiaire n’éprouvait plus la moindre érection devant son nouveau photocopieur couleur. Une pluie grasse souillait les grandes baies vitrées, laissant à peine passer une lumière plus grise qu’un spot de pub albanais. Même la bimbo qui s’étalait, en string et en 4 m par 3 m sur un projet d’affiche pour des céréales « minceur-et-plaisir », avait l’air de vouloir noyer son désespoir dans l’alcoolisme et la boulimie. Car l’heure était grave et les chiffres formels : l’humanité avait commencé à manger moins de yaourts que l’année précédente. L’ensemble des indicateurs coïncidaient. On perdait chaque jour de nouvelles parts de marché. Il fallait se ressaisir. — On doit faire un débrief dans une heure avec le dégé, annonça Jean-Marc d’une voix sépulcrale. Tous les résultats sont impactés à mort. C’est la débandade sur les linéaires. — À mon avis, on a un sérieux problème de concept, renchérit Bernard. — Ouais, faudrait pouvoir forcer les gens à bouffer plus de yaourts, conclut le stagiaire. Les autres lui lancèrent un regard froid. — On ne peut pas FORCER les gens, expliqua calmement Jean-Marc.


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— Il suffirait de faire des yaourts vraiment bons, s’enthousiasma le stagiaire. Comme ça, les gens ne pourraient plus s’en passer. — Imbécile, le coupa Bernard. — Rhoooo les mecs, vous êtes lourds, reprit l’étudiant. Si on ne peut même plus plaisanter... J’ai une autre idée. Il faudrait mettre dedans des substances qui rendent dépendant. Mon frère, qui est stagiaire chez un fabricant de cigarettes... — TA GUEULE ! — ... Je me tais. N’empêche, elle est loin d’être bête, mon idée. Le patron de mon frère, il se fait des couilles en or. Et le frangin, il a une indemnité de stage... Et des tickets resto... — Mais qu’il est bête, soupira Bernard. Tu veux vraiment qu’on ait des lobbies exaltés sur le dos ? Soyons sérieux cinq minutes. Qu’est-ce qui pourrait inciter tous ces veaux à manger du lait fermenté aux morceaux d’OGM ? — On pourrait dire que ça ne fait pas grossir. — On a déjà essayé. On leur a sorti le yaourt sans gras, le yaourt sans sucre, le yaourt sans acidité, le yaourt sans lait... Non, ça ne suffit pas. Il faudrait réussir à leur en faire bouffer tous les jours. Qu’est-ce que les gens avalent tous les matins sans moufter ? — Leurs médicaments ? risqua le stagiaire. — Bon sang ! Oui ! La voilà l’idée ! Et si on leur disait que ça les soigne ? — Ça ne va jamais marcher. Personne n’a jamais guéri quoi que ce soit avec un yaourt. — Mais si ! C’est préventif ! Ça évite le SIDA ! — Non, pas le SIDA. Le ministère de la santé va nous faire les gros yeux. — Le cancer, alors ? — Ah oui, c’est bien, le cancer. Ça leur fiche drôlement la trouille, en général. — Génial. On appelle le service juridique et on leur soumet l’idée.


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— Super. Je contacte mon copain qui bosse dans une revue scientifique. Il va bien nous trouver un prof de médecine à OulanBator pour torcher une petite étude clinique vite fait. Y a plus qu’à trouver une accroche, sur le thème « mangez des yaourts, évitez les tumeurs ». — OK. Je mets les créa sur le coup. Le stagiaire retrouvait un peu de sens à la vie. Il commençait à effleurer doucement les touches de son Konica couleur dernier cri, avec bac de triage et agrafage automatique, quand une idée lui traversa l’esprit : — Hé, les mecs, il y a un problème. — Quoi, encore ? — Si on leur dit que les yaourts évitent le cancer, qu’est-ce qui va les empêcher de manger ceux de la concurrence ? — On l’a rachetée, la concurrence. — Pas les yaourts. Les biscuits-aux-céréales-pour-faire-leplein-d’énergie, oui, mais en produits laitiers, y a encore du monde en face. — Ah, zut ! Reste plus qu’à inventer le yaourt qui empêche le cancer, alors. On a bien des souches de ferments lactiques, dans le coffre ? — Oui, mais on les a testées le mois dernier. Pas de goût, et ça file la diarrhée. — Formidable. Lançons une campagne sur le thème « ce qu’il fait aux intestins se voit sur le teint ». — Et pour le goût ? — Bah ! Noyons ça sous le sucre et la vanilline de synthèse. — Vous délirez complètement, intervint le stagiaire. On ne va pas faire avaler aux gens tous les matins un produit gras ET sucré en prétendant que c’est bon pour leur santé ! Il y a des limites, quand même. Ils ne sont pas si abrutis, si ? Les autres partirent dans un grand éclat de rire. 19 août 2006



Durablement con Cette chronique a été lue par Brigitte Patient à l’antenne de la RSR (radio Suisse Romande) en octobre 2006 (sans les gros mots, toutefois...). Aimables internautes, trolls scrofuleux et autres créatures de la toile, plus le temps passe, et plus les problèmes de la planète – nos problèmes – m’envahissent la tête. Alors j’essaie d’être le plus cohérent possible dans mon quotidien : je fais attention à acheter de la nourriture qui n’a pas trop voyagé, histoire d’économiser le pétrole ; je cherche à adhérer à une AMAP pour manger sain, j’achète bio quand j’ai les moyens, je fais mon pain d’épice, je bricole mes yaourts... Je donne à fond dans le « citoyen », pour reprendre le nouvel adjectif adopté par les cons, si galvaudé qu’il prête autant à rire qu’à pleurer. Je me sens hyper concerné par le « développement durable, quoi, merdâlors », dirais-je également si j’appréciais les oxymorons inventés par des trépanés. Oui, bon, y a quand même des limites. Par exemple, j’habite sur un ancien marécage mal asséché où des moustiques gros comme des merles déboulent dans la maison en criant « Banzaï ! » et en vrombissant plus fort qu’un ULM dopé à l’éthanol. Si, si. Ces enfoirés arrivent même à me piquer à travers le jean. Un denim 100% béton armé, pourtant, tellement épais que je m’étais niqué trois doigts en cousant l’ourlet. Alors, développement durable ou pas, moi, ce soir, j’ai craqué. La cent trente-deuxième piqûre de moustique a fait déborder le


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vase, la moutarde m’est montée au nez, la cruche est tant allée à l’eau qu’à la fin elle s’est cassée, bref j’ai dit « stop ». Je me suis gratté l’épaule jusqu’au sang d’une main et j’ai empoigné la bombe insecticide de l’autre. Et puis j’ai fermé la cuisine à double tour, et j’ai appuyé sur l’aérosol comme un dément, l’œil injecté de sang, l’écume aux lèvres, en hurlant vers le plafond : « moustique, espèce de sale bâtard assoiffé de sang, maintenant tu vas creveeeeeer ! » Quand l’air s’est trouvé plus dense qu’une purée Mousline micro-ondée, j’ai lâché la bombe, épuisé mais heureux. J’ai ranimé mon chien qui faisait « kof ! kof ! kof ! » en se traînant vers la porte, j’ai respiré une bonne bouffée de citronnelle de synthèse, et j’ai contemplé mon œuvre. Vous savez ce qui traînait, dans la cuisine ? La yaourtière. Avec mes huit yaourts en cours de fermentation. Si. Alors si ça intéresse quelqu’un, je cède à bas prix de bons laitages bio au lait entier avec des vrais morceaux de DDT dedans. Ah oui, et puis j’oubliais : quand j’ai eu fini de ventiler la pièce en pleurant mes yaourts foutus, j’ai distinctement entendu « bzzzzzzz ! » Et j’ai vu l’insecte me faire un bras d’honneur en sortant. 7 septembre 2006


L’artiste Aimables internautes, trolls enchanteurs et autres créatures de la toile, campé bien droit sur ses deux jambes, derrière son comptoir, il avait le front bas et les idées courtes. Deux petits yeux rapprochés de consanguin satisfait, une voix nasillarde qui grimpait dans les aigus quand il n’était pas content, et un sourire commercial de vicelard sincère au moment de sortir l’addition. Il s’appelait Régis et nous le supportions midi et soir, jour après jour, derrière son comptoir hideux. Non seulement il rechignait toujours à offrir la tournée du patron, mais nous devions subir la platitude de ses glapissements quotidiens sur la météo qui se détraque ou le poids écrasant de la TVA chez ces pôv’gens des métiers de la restauration. On aurait pu choisir un autre endroit, vous me direz. Oui, mais celui-là était à exactement deux minutes du bureau et l’on y mangeait les meilleures entrecôtes de toute la ville. Le soir, après le boulot, on s’y retrouvait entre habitués rigolards et l’on y semait un bordel de tous les diables. Il y avait Fred, le commercial en costard, Steve, le conducteur de trains, Trique, le comédien hirsute, et nous, mon collègue et moi, qui faisions alors dans la cûûûltûûûre, quôa. Plus quelques-uns qui se joignaient épisodiquement à la bande, et dont j’ai oublié les noms. Soir après soir, on hurlait des insanités pour faire fuir les clients normaux, on réclamait des cacahuètes avec insistance, on grimpait sur les tables et l’on braillait des chansons paillardes jusqu’à


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ce que Régis remplisse nos verres à ses frais. Quand il se faisait un peu trop prier, on lui montrait nos derrières. C’était très bête, mais ça compensait en partie les dommages moraux que sa verve poujadiste faisait subir à nos jeunes années, avec ses « ce qui nous manque, c’est une bonne guerre » et ses « je préfère un bon froid sec qu’un petit vent humide ». Et lui, il gardait le sourire dans l’adversité parce qu’il savait que c’était le plus sûr moyen de continuer à voir la quasi-totalité de nos maigres salaires échouer dans son tiroir-caisse. Le soir, dans l’arrière-boutique, quand il avait enfin réussi à nous voir tituber vers la sortie, il montait à l’étage de son gourbi, sortait chevalet et pinceaux d’un grand placard et peignait jusqu’à l’épuisement. Ses toiles n’étaient pas laides. Elles étaient l’étalon de la laideur, le sommet de la nausée, l’Anapurna du goût de chiottes. Dès qu’il avait fini une nouvelle toile, il s’empressait d’y coller une étiquette : pas le titre, le prix. Et le lendemain, il l’accrochait sur les murs de sa brasserie en nous demandant notre avis : — Alors, tu en penses quoi, de mes chevaux ? — Euh... Comme d’habitude, c’est à gerber. — Trois heures ! Je l’ai peinte en trois heures, celle-là. — Oui, ça se voit, tu ne t’es pas foulé. Tes chevaux, si un jour tu les croises en vrai, il faudra les abattre pour abréger leurs souffrances. Ils ont les genoux encastrés dans les poumons, ce doit être très douloureux. Tu t’appellerais Picasso, encore, je ne dis pas, mais toi qui fais dans le figuratif façon couvercle de boîte à chocolats, je t’ai connu moins gourd. — Pfff, tais-toi, tu ne comprends rien aux artiss’. C’est un grand format, celle-là. Je vais la vendre dix mille francs. Oui, oui, 1 500 euros pour trois heures de boulot. Nets d’impôts, évidemment. Le midi, on se tordait de rire en voyant les « œuvres » accrochées au-dessus de nos assiettes. Mais parfois, des messieurs très âgés et très bien habillés se plantaient devant le mur en hochant


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gravement la tête. Comme Régis commettait ses tableaux par séries de dix ou vingt sur le même thème, ils avaient le choix, selon les saisons, entre des grands galops sur fond de plage marron et beige, des natures mortes aux tonalités caca d’oie, ou des jeunes filles en fleur que l’incompétence graphique du peintre avait injustement démembrées. Les messieurs disaient : « Oui, oui, très intéressant », puis il sortaient leur portefeuille de leur pardessus et repartaient avec un cadre qui sentait l’huile de friture. Et puis, un jour, Régis est parti. On en a profité pour changer de bar et on n’a pas perdu au change. Cinq ans après, j’errais par hasard dans le Montmartre pour touristes d’Amélie Poulain, quand une main me saisit tout à coup l’épaule. « Hé ! Comment vas-tu ? » C’était Régis, toujours aussi droit dans ses bottes. La seule différence, c’est qu’une fine moustache à la Salvador Dali et un catogan de joueur de foot ukrainien venaient désormais orner sa navrante physionomie. Sur lui, c’était aussi incongru qu’un tatouage « I love Che Guevara » sur le torse d’un huissier de justice, mais il avait dû estimer que ça faisait artiss’. « Tu as bien cinq minutes ? Entre, je vais te faire visiter ma galerie. » Mon pire cauchemar en technicolor : les murs étaient intégralement couverts de grands galops ratés, de natures mortes fétides et de jeunes filles en fleur contorsionnistes. « Aaaaaah, m’exclamaije en retenant un hoquet de stupéfaction. C’est donc pour ça que tu as vendu ton bar ! C’est bien, à ton âge, de décider de vivre enfin de sa passion. C’est surtout très courageux de ta part. J’imagine que tu es beaucoup plus heureux comme ça, non ? » Son visage s’éclaira, exactement comme à l’époque où je bramais « tournée générale ! » juste avant la fermeture. « Heureux ? Tu parles, que je suis heureux ! Je bosse deux heures par jour et je me fais 600 000 francs par an de chiffre d’affaires ! » Le talent, ça finit toujours par payer. Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 31 octobre 2006



Retour aux sources Aimables internautes, trolls moroses et autres créatures de la toile, aujourd’hui, j’ai traversé ma région d’est en ouest avec ma nouvelle automobile. Et sur le trajet, ma ville d’enfance. Que croyez-vous qu’il arriva ? Évidemment, je m’inventai un prétexte (vessie pleine, envie de café, pénurie de cigarettes) pour y faire une halte. Et comme je suis un indécrottable nostalgique crétin, j’eus l’idée géniale pathétique de faire un petit tour du côté de chez Jean-Pierre. Chez Jean-Pierre, on vendait du café, du tabac et des journaux. Soit à peu près 70 % de mes besoins quotidiens. S’il avait fait aussi librairie, j’y installais mon duvet. Il y avait des flippers, un babyfoot et un juke-box sur lequel des filles avec des foulards mauves faisaient tourner Johnny Clegg en boucle. Pendant les heures de perm’, on s’installait sur les tables du fond. On s’affalait, on discutait, on s’engueulait, on riait, on refaisait le monde. Ces tables-là ont vu des idylles se nouer, des grèves se faire et se défaire, des rêves s’envoler. Je me souviens notamment de toutes ces fois où nous avons évoqué nos avenirs respectifs, avec ce mélange excitant de trouille et d’envie d’en découdre. Et toi, tu feras quoi, après le bac ? Il y avait celui qui avait prévu de se faire faucher par un conducteur ivre mort, celle qui avait l’intention de mourir à 34 ans d’un cancer mal diagnostiqué, ceux qui se préparaient une vie en cul-


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de-sac, celui qui rêvait de finir sans-abri et moi, qui m’attendais à courir après des piges minables pour nourrir mes enfants. Non, bien sûr. Ça, c’est ce qu’on est devenus, pas ce qu’on imaginait. On voulait être journaliste à Libé, star du rock, comédienne, écrivain, prof, milliardaire... Le monde était à nous, on allait voir ce qu’on allait voir. Pour apaiser nos avidités lycéennes, Jean-Pierre nous apportait ses sandwiches préférés : une baguette croustillante, du beurre, une coulée de ketchup, des tomates, une feuille de salade, du fromage, du jambon (depuis, mon entourage crie au sacrilège quand il me voit ajouter LA coulée de ketchup sans laquelle un Paris-beurre ne vaut rien. Mon entourage est précieux, mais ignare en matière de sandwiches.) On reprenait une tournée de café, et les heures s’étiraient. D’abord, j’ai revu le lycée. À peine si je l’ai reconnu. J’ai tourné à gauche, juste après l’épicerie, et j’ai retrouvé la rue de chez Jean-Pierre. Une rue aveugle, grise, qui sent l’huile de vidange et la poussière. Une rue sans âme. Puis j’ai vu le café. Immédiatement, j’ai senti qu’il ne fallait pas que j’aille plus loin, mais c’est plus fort que moi : quand j’aperçois une flamme, il faut que j’y mette la main, juste pour vérifier que aïe ! ça brûle. Alors j’ai poussé la porte. Et aïe ! C’est devenu un de ces bistrots d’alcooliques où des gens sans espoir laissent filer leur RMI au comptoir. Murs sales, tables en formica, pièce plongée dans une pénombre hostile. Avec deux types et une femme à cheveux gras qui enchaînaient les tournées de pastis. Un moyen comme un autre de repousser le moment de retrouver leur solitude pavillonnaire. J’ai demandé un paquet de Camel au nez de fraise qui postillonnait derrière la caisse. — Vous fermez ? — Non, pourquoi ? — On dirait : toutes les lampes sont éteintes. — Non non, on ne ferme que dans deux heures. Vous prendrez quoi ?


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Un café, forcément. J’ai avalé la lavasse en retenant ma respiration, puis je suis allé faire un tour dans les salles. Plus de flipper, évidemment, ni de juke-box. Rien que des tables où personne ne s’assoit et une misère qui suinte. Plus de monde à refaire, plus de vies à mordre à pleines dents, plus d’interros d’anglais ni d’affrontements entre anar et trotskystes. Que des existences qui s’épuisent dans l’oubli et une bonne claque dans ma gueule d’ancien lycéen. Comme les autres me regardaient arpenter le néant, je me suis cru obligé de m’expliquer : « Excusez-moi, ça fait... pfiouuu... vingt ans que je n’étais pas venu. J’essaie de me rappeler comment c’était. » Ils ont hoché la tête et ils ont replongé dans leur Ricard. Moi, je suis allé pisser. Et c’est là que tout m’a sauté à la tête. Les flippers, le jukebox, l’énervante fredaine de Johnny Clegg, le foulard mauve, « Devaquet au piquet ! », les copains qu’on console, les refrains des Clash, le mercredi où quelqu’un s’est coupé les veines dans les douches de l’internat, les frimas de décembre et les tee-shirts de juin, les « et toi, tu feras quoi après le bac ? » et les « on monte une pièce de théâtre, t’en es ? » Insupportable fossile au milieu d’un désert d’abandon, les toilettes n’avaient pas changé. 15 novembre 2006



Première classe Aimables internautes, trolls ondoyants et autres créatures de la toile, mon existence ferroviaire manque singulièrement de panache. Car, il faut le reconnaître, je voyage plus souvent avec la plèbe qui se vautre en seconde classe qu’avec les lecteurs du Figaro qui serrent les fesses en première. Ne croyez pas que je n’ai jamais humé les parfums capiteux des wagons de riches, hein. J’ai eu une vie professionnelle qui m’a donné jadis l’occasion de faire quelques voyages d’affaires. L’ennui, c’est qu’il ne s’y passe pas grand-chose, en première. Pas de bambins bruyants qui font caca dans leur culotte pour embêter leur mère, pas de djeunz qui se regardent pousser l’acné en braillant « c’est clair » tous les deux kilomètres, pas de pithécanthrope velu qui postillonne dans son portable pour s’enquérir des résultats du match de troisième zone où un quelconque cousin Dédé jouait avant-centre. En première, on s’ennuie autant que chez les pauvres, mais beaucoup plus discrètement. On se cale sur son siège, on ouvre son notebook en étouffant un soupir et l’on regarde défiler les vaches (vous avez peut-être eu l’occasion de le remarquer : 82 % des voyageurs de première ont un ordinateur allumé devant eux. Et 100 % de ceux-là ne s’en servent absolument jamais. L’ordinateur portable en première classe, c’est comme le cerveau chez les salariés de TF1 : celui qui n’en a pas est la risée de ses pairs, mais celui qui s’en sert se disqualifie immédiatement auprès de ses voisins de couloir.)


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L’autre jour, exténué par deux séries d’allers et retours à l’autre bout de la France en avion low-cost, harassé par des heures et des heures d’attente dans les couloirs d’Orly et rendu hagard par quinze jours de grève régionale à la SNCF, j’ai décidé de m’offrir un peu de calme avant de rentrer à la maison, et, je l’avoue, j’ai pris un billet de première. Devant moi, monsieur Gros-Ventre et madame Cheveux-Bleus regagnaient eux aussi leur sweet home après une escapade parisienne, tout en devisant tranquillement. Il s’agissait d’examiner la requête d’un de leur fils et de déterminer si on allait céder à ce dernier le balai familial sur lequel il venait de jeter son dévolu. Attention, suivez bien, tout ce qui suit est rigoureusement authentique. En préambule, madame Cheveux-Bleus fit observer que le balai en question, rangé dans le placard idoine, ne servait plus depuis plusieurs années. Monsieur Gros-Ventre voulut savoir si on n’utilisait plus ce balai parce qu’il était surnuméraire, ou bien parce qu’il avait été remplacé par un outil plus performant, un aspirateur par exemple. Madame Cheveux-Bleus répondit qu’elle n’en savait rien, mais qu’elle demanderait à la femme de ménage. Ce dont elle était absolument certaine, en revanche, c’est que la domestique ne faisait jamais usage dudit balai. C’est pourquoi elle estimait la requête filiale parfaitement légitime et proposait qu’on y répondît favorablement. Monsieur Gros-Ventre n’était pas convaincu : ne ferait-on pas, un jour ou l’autre, appel à une nouvelle femme de ménage qui aurait besoin du balai ? Madame Cheveux-Bleus rétorqua qu’on avait d’autres balais et qu’il n’était pas question pour l’instant de changer le personnel de maison. Les sourcils de monsieur GrosVentre dessinèrent un accent circonflexe, accentuant une ride verticale au-dessus de son nez. Cette histoire le rendait soucieux : d’un côté, il ne voulait pas priver sa progéniture d’un balai devenu inutile. De l’autre, il était permis de regretter que cet objet quittât la maison, si l’on devait constater ultérieurement qu’il pouvait encore rendre service. Après quelques minutes de silence, monsieur


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Gros-Ventre choisit de laisser là sa réflexion et de poser la question à la femme de ménage qui trancherait. Après quoi, il annonça à son épouse qu’il reporterait ses ablutions dominicales au surlendemain ; il regrettait, certes, la perspective de manquer à ses habitudes hygiéniques. Mais, force était de le constater, il aurait besoin d’une bonne grasse matinée pour se remettre de ce fatigant voyage. Quelques jours plus tôt, pendant la grève, dans le même train de nuit à la même heure, je regardais des flics bloquer l’accès aux wagons bondés à des voyageurs de seconde qui tentaient de s’y engouffrer pour rentrer chez eux. J’en ai conclu que la première classe c’est quand même drôlement plus cosy. Comme disait ma boulangère, on est bien peu de choses. 12 décembre 2006



Les gars du marketing (3) Aimables internautes, trolls considérables et autres créatures de la toile, ce jour-là, chez les gars du marketing, le bureau frisait la surchauffe. D’un côté, il fallait s’occuper de la campagne présidentielle d’un candidat de droite. De l’autre, on devait également assurer l’avenir d’une dame, de droite elle aussi, mais d’un machiavélisme nettement plus subtil puisqu’elle comptait se faire élire par les gens de gauche. Histoire d’en finir au plus vite avec l’affreuse migraine qui menaçait tout le monde, Bernard avait suggéré qu’on ne se cassât pas la tête et qu’on proposât le même programme aux deux clients. Avec un peu de chance, personne n’y verrait que du feu et l’on pourrait enfin songer à passer à l’apéro. Du coup, Jean-Marc avait voulu se sentir « plus près du peuple » et l’on avait décidé de se rendre « sur le terrain » pour évaluer les attentes des Français en matière de politique. Solidement accoudés au comptoir de chez Dédé, nos valeureux gars du marketing se proposaient de recueillir la pensée fulgurante du maître des lieux, un représentant du corps électoral qui faisait honneur à la France : une couperose patriotique dessinait en effet la trajectoire de la Loire sur sa joue gauche tandis que les méandres de la Seine apparaissaient sous son œil droit. On était donc en train de dresser les grandes lignes des stratégies présidentielles (rétablir les châtiments corporels pour les jeunes à casquettes, réduire les dépenses publiques en génocidant


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les fonctionnaires, proposer une exonération de charges pour aider le petit commerce des limonadiers du IXe arrondissement, baisser la TVA sur le muscadet et les cacahuètes d’importation) lorsque le stagiaire fit irruption dans le café : — Les gars, y a urgence ! Faut qu’on s’occupe de la boîte à camembert qu’on nous a commandée le mois dernier, sinon le client nous retire le marché. — Dis-donc, petit con, tu vois pas qu’on bosse pour la France ? éructa Bernard en vidant son verre. — Mais le camembert aussi, c’est la France... — Débrouille-toi ! conclut Jean-Marc, excédé. Dédé, refaismoi les niveaux, ce jeune malappris m’a donné soif... — Bon, je m’en charge, soupira le stagiaire. — Voilà. Pis tu laisses travailler les adultes. Il veut quoi, déjà, le client ? — Un texte d’évocation pour coller sur la boîte. — Tu lui fais ça vite fait, hein ? N’hésite pas à en tartiner des kilos sur la tradition, le terroir, tout ça... Les cons, ça les rassure, qu’on leur parle de la France éternelle. L’étudiant en marketing s’était retiré dans son bureau pour réfléchir longuement, tandis que ses maîtres de stage s’occupaient du pays en s’autorisant une petite rincette. « Fais dans le terroir », ils en avaient de bonnes, les deux autres ! Il retint sa respiration en essayant de se rappeler les cours de monsieur Lenormand, son professeur de sixième. Trois jours plus tard, le fromage s’ornait enfin de l’étiquette tant attendue.


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Bernard, Jean-Marc et Dédé (qu’on venait de nommer « consultant en marketing électoral ») applaudirent chaleureusement le jeune auteur de ce texte décisif et l’on déboucha une bouteille de muscadet pour mieux réfléchir à la politique migratoire des candidats. Alors, tout content, notre stagiaire décida d’envoyer une lettre à son vieux maître : « Cher professeur, c’est grâce à vous si j’élabore aujourd’hui la fabrication de mon premier succès professionnel dont au sujet d’icelui que je vous envoie copie de mon étiquette. En effet, c’est vous, monsieur Lenormand, qui m’apprit tout ce que je sais sur la Normandie, ses pâtes onctueuses et son climat idéal pour la conservation du camembert. Aussi, je voulais vous dire merci, du fond de mon cœur. Bien à vous, votre ancien élève de sixième B, Jean-Françoise. » La réponse ne se fit pas attendre : « Cher Jean-Françoise, comme je le constate, vous n’avez guère progressé en rédaction depuis le collège. Vous vous obstinez toujours à utiliser des formules ronflantes qui ne veulent rien dire et à infliger de méchantes contorsions à cette pauvre syntaxe qui ne vous a rien fait. L’étiquette que vous m’envoyez est conforme à vos lacunes : apprenez-donc, jeune imbécile, que Guillaume Le Conquérant est né 750 ans trop tôt pour avoir connu un fromage inventé en 1791. Quant à l’ingénieur (et non « caviste ») Ridel, ce devait être un monstre de patience pour réussir à assembler une


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boîte à fromage en recollant un à un des « copeaux » de peuplier, comme vous avez l’audace de le prétendre. Si vous le désirez, la proposition de redoublement de sixième que j’avais faite à vos parents tient toujours. Cordialement, M. Lenormand. » Ce jour-là, le stagiaire arriva chez Dédé, sa lettre à la main, les yeux rougis par l’affront. Et c’est pour venger ses larmes que JeanMarc, Bernard et le consultant Dédé modifièrent les programmes des présidentiables. Depuis, le candidat milite à mots couverts pour la privatisation de l’Éducation Nationale, tandis que sa consœur et néanmoins adversaire exige le doublement du temps de travail des enseignants. Non mais. 16 décembre 2006


Météo marine Une pincée de gros sel dans l’eau qui frissonne. Puis les quartiers d’oignons, les feuilles de chou, les navets, les pommes de terre. Les épluchures forment une pyramide incertaine sur la table. Penchée sur le dessin qu’elle achève de colorier, la petite fille lève un œil distrait. Le cuisinier rassemble les coins de la feuille de papier journal, débarrasse la toile cirée des déchets de la soupe. À la radio, une mélodie familière annonce la météo marine. Il hausse le son pendant le point sur la situation générale et l’évolution pour les prochaines vingt-quatre heures. « Anticyclone de mille quarante-deux hectopascals situé sur le sud de l’Angleterre, quasi-stationnaire, évoluant peu. Dépression de neuf cent soixante-dix hectopascals à quatre cents milles au sudouest de l’Islande, prévue neuf cent cinquante-trois hectopascals entre le Groenland et l’Islande cette nuit, puis se comblant sur place. » Il débite ses rondelles de carottes au-dessus de l’ébullition, donne un tour de moulin à poivre, réduit le gaz, couvre le faitout. « Les prévisions par zones, valables jusqu’au… » Depuis le temps, il les connaît par cœur, ces noms que la speakerine énonce toujours dans le même ordre. Ses préférées, ce sont les zones de la mer du Nord. « Pour Viking, Utsire, Forties, Cromarty, Forth : vents de secteur ouest trois à cinq, localement nord-ouest sur Utsire, revenant sud-ouest quatre à six Beaufort par le nord en cours de nuit, parfois sept sur le nord de Viking l’après-midi. »


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Quand il était petit, il lui suffisait d’écouter la météo marine pour se sentir partir, pendant que sa mère épluchait les légumes sur la table en formica. Il devenait marin au long cours, terre-neuvas en partance, pêcheur de songes. « Mer devenant agitée à localement forte au nord. Pour Tyne, Dogger, Fisher et German... » Il savourait son ubiquité. Ici, naufragé volontaire dans son îlot de lumière ; là-bas, navigateur en proie aux gifles d’une mer agitée à forte. Alors, l’ici et l’ailleurs se mélangeaient. La fenêtre s’arrondissait en hublot ; la cuisine plongée dans la nuit de novembre devenait un esquif ballotté par les dépressions de neuf cent soixante-dix hectopascals. Et sa mère, stoïque, mixait le potage malgré la houle. Mémoire de parfums mêlés, ceux des poireaux qui blanchissaient à gros bouillons sur la cuisinière à gaz et ceux des poissons luisants qui s’entassaient dans une soute imaginaire. Vapeurs de soupe aux arrières-goûts d’embruns. « Pour Humber et Tamise, vents de secteur nord-ouest deux à trois, revenant secteur ouest le matin. Mer peu agitée. » On quitte la zone de turbulence. Le bulletin survole la Mancheouest et l’Atlantique, descend vers le sud. Sur Rochebonne et Cantabrico, les flots se réchauffent et s’apaisent. Mer peu agitée sur Ligure et Est-Provence. Maddalena et Elbe, mer belle, pas de coup de vent en cours ni prévu. La voix disparaît. La maison s’ancre dans le silence. Terre ! Un corsaire d’à peine un mètre vingt passe le nez à travers la porte pour renifler la cambuse en connaisseur. Puis l’individu rajuste son tricorne, rengaine son sabre en plastique et remonte l’escalier en informant un perroquet imaginaire qu’on va devoir baisser les voiles, ce soir. La petite fille a fini son dessin de princesse rose.


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Trente ans ont passé depuis les odeurs de poireau. Aujourd’hui, ce sont le chou et la girofle qui embaument la pièce. — Ça sent bon, Papa. C’est quoi, ce que tu cuisines ? — Des souvenirs, pour quand vous serez grands, ton frère et toi. Il faut les cuire longtemps, ces machins-là, sinon ça ne se garde pas. avril 2007



Le cirque et le papillon — Papa, j’arrive pas à dormir. — Allons bon. Qu’est-ce qui se passe ? — J’ai des sorcières dans la tête. — Aaah, mais il faut les faire partir ! Tu n’as qu’à les remplacer par, euh, je ne sais pas, moi. Des princesses, des fées, des petites fleurs... — Des papillons ? — Non, pas des papillons. — Tu n’aimes pas les papillons ? — En réalité, je les trouve un peu cons. — Les papillons de nuit, je suis d’accord, mais les autres ils sont gentils. — Ah, voilà. Tu n’as qu’à rêver à des papillons-pas-de-nuit qui sont un peu cons, mais gentils. Tiens, fais-moi une place. — J’ai envie de penser au cirque Pinder, aussi. — Alors imagine dans ta tête un papillon qui survole le cirque Pinder. Elle ferme les yeux pendant que je lui chatouille doucement les cheveux pour l’endormir. Dans la pénombre de sa chambre, j’aperçois des formes jaunes et rouges en contrebas. Une multitude de camions siglés « Pinder » sont disposés en rond autour du chapiteau. Il est tard, la dernière représentation a eu lieu. Des rumeurs de vie montent des caravanes. Les chameaux paissent tranquillement près de la caisse. Les fauves sont endormis. Près d’un feu


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qui mouronne, un vieux clown triste chante un blues en s’accompagnant à la guitare. Un papillon survole l’ensemble. Il essaie de rester gracieux, mais l’air chaud qui s’élève du feu lui fait prendre de l’altitude, tout à coup. Il tente de garder son cap en battant des ailes comme un con. — Papa, ça ne marche pas. — Quoi ? — Le papillon, le cirque Pinder. J’arrive pas à les voir. — Oh, excuse-moi ma puce ! C’est moi qui te les ai pris, j’ai pas fait attention. Je te les rends. Elle referme les yeux, pendant que j’essaie de me concentrer sur le taux directeur de la banque fédérale américaine. Où on va, aussi, si les grands y font rien qu’à piquer les papillons des petits ? 2 novembre 2008


Sale bête Aimables internautes, trolls inexpugnables et autres créatures de la toile, nous adoptâmes un chat. Destiné à mener une vie de chat, donc : squatter le canapé, torturer des souris, se gaver de croquettes qui puent, mordiller les doigts de pieds des gens qui tâtonnent vers la cafetière, être transformé en ballon de football (consécutivement aux opérations de mordillage matinal décrites ci-dessus, faut pas me faire chier avant le premier café de la journée), ou encore sortir dans le jardin voir si j’y suis. Le problème, c’est que les chatons sont des individus fragiles dans leurs têtes qui ne doivent pas sortir tout de suite, si j’en crois la dame de la clinique vétérinaire. Trop petits, pas assez vaccinés... Il faut savoir que la cour qui jouxte mon jardin fait l’objet depuis des lustres d’une guerre territoriale permanente, on dirait le Kashmir. Dans le rôle de l’Inde, un gros matou ébouriffé et borgne, genre « pas besoin de force de frappe nucléaire, je reste à la frontière ». Du côté pakistanais, un petit greffier tout sec qui passe son temps à fomenter des coups tordus. Sans parler des agents de la CIA occupés à rôder dans le coin (d’épisodiques chats de gouttière qui siffloteraient un air des Stray Cats pour se donner l’air dégagé, s’ils avaient des lèvres et un peu de culture musicale). Et évidemment, tout ce joli monde est joyeusement contaminé par la leucose féline. Je suis bien placé pour le savoir, vu que c’est Mousse, légendaire Mata-Hari du conflit félin susdit et défunte chatte de mes anciens voisins, qui leur a refilée... Du coup, pas question de laisser prématurément l’autre ravi de


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la crèche, avec ses grands yeux jaunes et ses oreilles en pointe, au milieu de l’ambiance pré-apocalyptique. On a préféré attendre qu’il soit vacciné avant de lui ouvrir la porte. Au début, pas de problème. Le jeune (et déjà prétentieux) animal n’avait même pas imaginé qu’il puisse exister un ailleurs où poser ses précieuses pattes, on était tranquilles. Mais, peu à peu, l’atavisme a fini par l’emporter sur la stupidité. Et la bête a voulu sortir. En résumé, il n’a plus jamais été question d’ouvrir la porte sans avoir Flèche-Grise qui frétillait du cul pour bondir et se frayer un chemin entre nos jambes. Vingt fois par jour, ma maison s’est mise à trembler sous de retentissants « PUTAIN ! LE CHAT ! » dès que quelqu’un essayait de s’y introduire ou d’en sortir, c’était pratique. Mes héritiers ont dû gagner facilement dix points de névrose, avec ça : « Papa, je suis tombé de vélo, je m’ai fait mal aux... — Putain ! Le chat ! — Papa, à l’école le maître a dit que... — Merde ! Le chat ! — Papa, je t’aim... — Bordel ! Le chat ! » Histoire de couper court à ces désordres familiaux susceptibles de faire la fortune des psychanalystes du futur, on a rapidement fait ce qu’il fallait : la première visite chez le vétérinaire (« Ah non, on ne va pas le vacciner tout de suite, il est trop petit. Revenez dans deux mois. »). La vaccination («Ah non, il ne faut pas le laisser sortir maintenant, pas avant son rappel »). Et enfin, le rappel de vaccination (« Ah non, il faut attendre quinze jours pour qu’il soit réellement protégé »). On a passé des semaines à l’intercepter sur le seuil de la maison, à lui courir après dans le jardin, à s’y mettre à quatre pour le cerner avant de le ramener manu militari à son panier... Mais depuis dix jours, tout le monde respire. Ayé. Il a ENFIN le droit de sortir. Hébin depuis qu’il a l’autorisation, il n’ose pas, le con. Il a la trouille. 22 août 2009


Dans le train, la nuit J’adore le train. Et encore plus que ça, j’adore le train quand il fait nuit. On s’enferme dans un îlot de lumière jaune. On se laisse bercer par le roulis. On savoure l’écume de silence qui ne laisse éclater que des bulles de conversations amorties, des rires feutrés, des fragments de vie qui se mélangent sans heurt. La nuit, les emmerdeurs ferroviaires ont disparu : personne ne braille dans son portable, personne n’interpelle son voisin en hurlant, personne ne fait profiter tout un compartiment des dialogues imbéciles de son DivX pour trépanés. La nuit, dans le train, on pourrait presque croire que l’humanité est devenue fréquentable. Ce soir, comme d’habitude, la voix amplifiée de madame SNCF venait d’annoncer le départ de 18h10 avec toute la suavité administrative requise. Et comme d’habitude, je courais comme un dératé parce que j’étais à un cheveu de rater ce putain de train de retour. Et puis je les ai vus en arrivant sur la voie. Un homme et une femme, debout, serrés l’un contre l’autre. Sur la plate-forme, le contrôleur venait déjà d’annoncer le départ dans son téléphone de bord. « On y va, messieurs-dames », il a dit d’un ton patelin. Le type et la fille se sont regardés bizarrement, puis ils ont relâché leur étreinte et l’homme est monté. Je me suis engouffré dans le premier wagon, juste derrière lui, et on a entrepris de traverser les trois compartiments de première classe, l’un derrière l’autre. Le gars avançait sans se retourner, sans un regard pour celle qu’il venait d’abandonner. Mais au bout d’un moment il s’est figé bru-


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talement avant de faire demi-tour en pressant le pas. J’ai pensé qu’il allait sauter sur le quai, courir vers la fille qui devait déjà être en train de sortir de la gare. Trop tard : le convoi commençait à s’ébrouer. Portes verrouillées. Quelques minutes après, j’ai vu mon gars arriver dans le même coin de compartiment que celui où j’avais échoué, le seul où il restait des places. Il s’est assis en face de moi, la tête un peu inclinée, un sourire impénétrable sur les lèvres. Et il est resté comme ça, immobile et souriant, jusqu’à ce qu’on entende les clics-clics de la poinçonneuse. « Bonsoir monsieur, bonsoir madame, votre titre de transport, s’il vous plaît... » Quand il est arrivé à notre hauteur, le contrôleur nous a dit bonsoir, mais il s’est repris en avisant le gars. « Pardon : re-bonsoir, monsieur ». Je me suis dit que je n’étais pas tout seul, à observer les gens dans les trains. L’autre a sorti son billet de sa poche : « Excusez-moi, on s’arrête bien à Caen ? » Clic-clic, deux trous dans le carton. « Oui, monsieur, c’est le premier arrêt. » « Tant mieux », a répondu le gars. « Je n’étais pas trop sûr : je suis arrivé en courant, je n’ai pas pu vérifier. » Le contrôleur l’a considéré un instant, puis il a rétorqué, très gentiment : « Pourtant, vous êtes resté un long moment, vous auriez eu le temps... » L’homme l’a regardé, une drôle de lueur dans les yeux : « C’est vrai, mais ce n’est pas le train que je regardais. » Sous le képi, le sourire s’est élargi. Mais ce n’était pas un sourire de connivence, ni un sourire égrillard. C’était juste un sourire d’humanité chaleureuse : « J’ai vu, monsieur. » Puis, avant de s’éloigner vers les autres billets qui l’attendaient : « ... Et vous avez bien fait, si je peux me permettre. » Déjà que j’adore ça, les trains, la nuit, mais si en plus on y trouve des êtres humains dans les costumes gris de l’administration, je vais souscrire un abonnement auprès de la SNCF, moi. 8 décembre 2009


Station Opéra Ils sont au bout de la vieillesse, à l’extrême lisière de ce que ces gens qui exhalent des relents d’antiseptique appellent proprement le « quatrième âge ». Pourtant, ils ne laissent pas s’insinuer les clichés habituels. Sans nier l’évidence du naufrage, ils ont eu à cœur de calfater leur chaloupe. Élégants malgré leurs hésitations tremblées, ils ne sentent pas l’urine incontinente ni la putréfaction des chairs. Et ils ne semblent pas « ployer sous le poids des ans », comme dit le poncif ; il faut croire qu’au moment du bilan général, seules pèsent les années où l’on s’est ennuyé. Ils avancent à petit pas vers la rame, chacun une grosse canne à la main droite, puis se laissent glisser sur les strapontins de l’entrée. Il porte une barbiche surannée, blanche et bien taillée. Elle a les cheveux teints en noir et coiffés de frais. On comprend qu’il était mince et grand, avant l’affaissement. On voit surtout combien elle était belle. Mais sa beauté n’a pas disparu, elle s’est seulement un peu fondue dans la dignité. Le métro s’ébroue sans ménagement. Elle pousse un petit cri de panique : « je glisse ! Aide-moi, je t’en prie, je glisse ! » Il se fait rempart contre la chute, l’aide à se rasseoir sur le skaï métropolitain. Il la couvre d’un regard aimant pendant qu’elle recouvre son calme. Elle l’observe longuement à son tour, puis la lumière du sourire qu’elle lui décoche fait exploser la grisaille ambiante. Elle lui sourit comme une jeune fille qui court vers son premier


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rendez-vous. Comme une amante épuisée et heureuse, lorsqu’on reprend son souffle après la combustion des épidermes. Comme une amoureuse qui, au milieu de la foule, n’a d’yeux que pour son amoureux. Ils sont au bout de la vieillesse, à l’extrême lisière de ce que les cons appellent le « quatrième âge ». Ils sont fragiles et chancelants, sans doute désespérément accrochés aux lambeaux de présent qui leur filent entre les doigts. Mais l’intensité qui palpite entre eux, peu de voyageurs de cette rame auront la chance de la sentir palpiter un jour. 10 février 2010


« Peu à peu tout me happe » J’avais dix-neuf ans et je passais tout mon temps dans ce magasin de bandes-dessinées du centre-ville. Parce qu’il était en sous-sol et que la pénombre y était apaisante. Parce que les cloisons étaient recouvertes de bois et que j’aimais cette chaleur brute. Parce que ça sentait bon les livres, l’essence de térébenthine et la poussière. Parce qu’il y régnait un calme enveloppant. Parce qu’il y avait des affiches d’Enki Bilal aux murs et toujours le même album d’Alain Bashung en fond sonore. Comme tout le monde, j’avais déjà entendu Bashung à la radio. Quand j’étais petit, Gaby avait été un tube dont mon frère plus âgé s’était empressé de me donner une explication de texte à la crudité hilare. Je me rappelle aussi l’entrée de L’arrivée du tour au TOP50, quelques années plus tard, et combien j’en avais trouvé les jeux de mots vraiment ringards : « Qu’est-ce tu fais, mais tu tapines en bourg ? Pas du tout, c’est l’arrivée du tour », pfff... Mais c’est cette année-là, celle de mes vingt ans, que le bel Alain m’est entré dans l’épiderme. En partageant des cafés avec un vendeur de BD d’occase un peu radin, un peu requin, un peu acerbe, je me suis fait inoculer sans y prendre garde ces chansons sortilèges qui ne m’ont plus lâché. L’album s’intitulait Osez Joséphine, et c’était le premier que Bashung composait sans les textes de Boris Bergman mais avec ceux, plus insolites, de Jean Fauque. Comme Chatterton plus tard, puis Fantaisie Militaire et enfin L’Imprudence. Mes quatre préférés — avec tout de même


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une faiblesse pour les deux premiers, les plus envoûtants à mon goût. L’ami chanteur pour qui j’essaie d’écrire en ce moment peut crier à l’escroquerie en prétendant que Jean Fauque s’est contenté d’aligner des jeux de mots foireux et de juxtaposer des segments de phrase qui ne font pas sens. Et la musicienne qui ne mâche pas ses mots trouvera peut-être que le minimalisme des compositions de Bashung constitue « de la merde en barre », comme elle dit à propos de Gainsbourg. Je m’en fiche ; moi, ces chansons me rassérènent et me stimulent en même temps. Chez Bashung, j’aime la voix, qu’elle soit nasillarde et faussement nonchalante, ou qu’elle se pose en douceur, bien campée sur ses basses. J’aime ses reliefs et ses creux, j’aime entendre le souffle de celui qui raconte. J’aime ses hésitations et ses longueurs tremblées. J’aime sa diction bizarre, ses dentales gourmandes et ses voyelles tordues, presque diphtonguées. Chez Bashung, j’aime que la musique, les arrangements et les textes me parlent à l’unisson, comme s’ils étaient tressés des mêmes émotions. J’aime ce qui suinte de l’ensemble, comme une perle de sueur sur une tempe harassée. J’aime quand l’amertume se fait caressante, quand elle me cajole et que sa lumière triste s’auréole de couleurs kaléidoscopes. L’une des chansons de Bashung et Jean Fauque qui m’émeuvent le plus s’intitule Happe. On la trouve sur Osez Joséphine. Le titre et le refrain sont des morceaux de bravoure, je trouve : prétendre chanter « Peu à peu tout me happe » avec le h aspiré, il fallait oser... Et quel texte ! Je donnerais ma main gauche pour écrire avec le dixième de cette sobriété apparente, de cette fausse simplicité, de cette grâce légère. Et j’abandonnerais sans regrets ma main droite pour savoir trousser des mots aussi singuliers sur un thème aussi rebattu que le désamour. Quelques années après le magasin de BD, j’ai vu plusieurs fois Bashung en concert, droit comme un i derrière son pied de micro, son laconisme en bandoulière. J’ai aussi accompagné plusieurs fois


Peu à peu tout me happe

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les musiciens avec qui je travaillais au studio ICP de Bruxelles, celui où il avait enregistré Chatterton. J’ai harcelé Djoum derrière sa console pour qu’il me raconte, avec sa grosse voix rieuse et son accent brusselaere, les séances de travail du chanteur. J’ai aimé qu’il me dise comment Jean Fauque se tenait en embuscade dans une encoignure, cahier et stylo en main, prêt à remâcher les mots de longues heures durant pour dénicher le son juste et les syllabes qui sonnent. Et puis il y a eu l’album de trop, celui où Gaétan Roussel a cru pouvoir remplacer les diamants de Jean Fauque par de vulgaires cailloux aux conjugaisons erratiques (« Un jour, je courrirai moins », dans Résidents de la République). Et puis Bashung est mort. Et puis le vendeur de BD a pris sa retraite et vendu sa boutique à un marchand de tapis, qui l’a cédée à son tour à un tatoueur. Mais il m’arrive encore souvent de passer devant cette vitrine de mes vingt ans. Et, chaque fois, j’ai des relents de poussière au fond du nez et une chanson qui traîne ses langueurs par derrière les tympans. 3 avril 2010



Kevin et Romain Dans la torpeur caniculaire de ce lundi de Pentecôte, la fête foraine sommeille encore. En attendant l’ouverture, Kevin et Romain font le pied de grue sur le parvis de l’église. Ils discutent debout, les mains enfoncées dans les poches. Donnent de légers coups de pied dans le vide. Tuent le temps. Romain a seize ans. Il est collégien à PetiteVille. En troisième, parce qu’il a redoublé, précise-t-il. L’année prochaine, il voudrait bien faire un apprentissage de serveur, dans un restaurant ou une brasserie des environs. Mais aujourd’hui, il n’a pas la tête à parler d’études et d’avenir professionnel : il attend sa copine, une élève de l’autre collège. Ça ne fait que trois jours qu’un copain les a présentés, mais le courant est passé. « On est sortis ensemble le premier soir ! » ajoute-t-il avec le sourire de celui qui vient de décrocher la lune. Kevin a vingt-cinq ans et un CAP de mécanique auto. Il a eu quelques stages, jamais d’emploi salarié. Il pense qu’il touche le RSA, mais il faudrait demander à sa copine parce que les papiers, ce n’est pas son truc. Lui, il ne parle pas de coup de foudre, seulement d’embrouilles. « Vous voudriez que je raconte mon histoire avec elle ? » Il se marre. « L’après-midi ne suffirait pas ! » C’est pour elle qu’il est venu vivre à PetiteVille, « dans la ZAC ! », il y a cinq ans. Il a laissé à VilleDÀCôté ses copains et son passé compliqué, comme il dit. « Je n’avais pas le choix, il fallait que je parte. On ne voulait plus


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de moi, là-bas ». Il raconte ses petits trafics, avant de s’interrompre : « Vous n’êtes pas de la police, au moins ? » Il évoque aussi ses peines de prison. La première fois, il avait seize ans. Puis il y en a eu deux autres, vingt mois en tout dans trois centres de détention de la région. Mais de ce temps vide, il ne dit pas grand chose. « On ne fait rien. On attend. Et si vous étiez un peu gros en arrivant, vous ressortez épais comme ça... Croyez-moi, faut pas y aller. » Il ajoute que c’est plus dur en été, quand la lumière ruisselle à travers les barreaux. Quand on pense à tout ce qu’on pourrait faire, si on était du bon côté de la porte. Il dit aussi que la prison, ça n’empêche pas les conneries. Lui, le jour de sa libération, il est allé fêter ça avec les copains : un feu de camp, quelques bouteilles, la soirée aurait pu être douce. « Mais au bout d’un moment, c’est parti en couilles ». Quand les policiers de la BAC sont arrivés, ils ont trouvé un champ de blé incendié et des vaches qui divaguaient sur la route. Le fonctionnaire qui lui a braqué une lampe-torche dans les yeux n’a pas pu s’empêcher de s’exclamer : « tiens, t’es là, toi ? T’es déjà sorti ? » Quand il se raconte, Kevin a un grand sourire, comme une fissure. Et s’il dit « je suis énervé », ses yeux plissés et ses faux airs de gamin rieur semblent vouloir le démentir. Pourtant, aujourd’hui, c’est vrai qu’il ne tient pas en place. Il va, vient, tourne, s’agite en parlant. C’est à cause de sa copine qui lui fait « tout le temps des trucs dans le dos » : il y a un mois, il a appris par une autre qu’elle était enceinte de leur troisième enfant. « Elle disait qu’elle faisait de l’œdème... De l’œdème, tu parles ! » Quand elle a senti les contractions, ce week-end, il l’a déposée à la maternité mais il n’est pas resté. C’était la troisième grossesse, le troisième déni. Pour sa fille aînée et son petit garçon, il avait attendu dans le couloir : « je suis mal-au-cœureux. Quand je vois du sang, je deviens tout blanc. Sauf quand je me bats. Alors là, c’est le contraire : ça m’excite, je suis encore plus méchant. » Avec son visage de poupon qui se coiffe en arrière pour jouer les durs, il n’a pourtant pas l’air si méchant. C’est peut-être parce


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qu’il a perdu l’habitude : depuis qu’il est à PetiteVille, il n’a participé qu’à une seule bagarre en cinq ans. Les conneries, c’est fini, il ne veut plus en faire. Pour les enfants. Les siens, les deux premiers. Celui qui vient de naître, c’est différent : il dit qu’elle lui a trop menti, qu’il en a marre. « Je l’ai prévenue : celui-là, il ne portera pas mon nom, tu te débrouilles, c’est le tien, je ne veux pas en entendre parler. Elle l’a appelé Sancho. Je l’ai aperçu une fois depuis qu’il est né, mais ça ne m’a rien fait... » Une lumière blanche, presque minérale, tombe droit sur le parvis. Kevin et Romain fument une cigarette, toujours debout, toujours en mouvement dans leurs survêtements. La fête foraine n’en finit pas de démarrer. L’air se mêle de la friture des croustillons, mais les manèges restent à l’arrêt. Est-ce que Kevin ira quand même voir le petit Sancho, après la fête ? Il se passe une main sur le front. « Bonne question... Bonne question... » Son regard se perd dans le vague. Et dans son sourire qui s’élargit, ses dents bien alignées dessinent des points de suspension. 24 mai 2010



Maurice J’ai rencontré Maurice dans un café. C’est lui qui a engagé la conversation : j’étais en train d’écrire la chronique qui précède, il trouvait que je tapais vite sur le clavier de mon ordinateur. On a parlé un peu, puis il s’est raconté. « Quarante ans de route ! Trois millions de kilomètres ! Combien de femmes ? Houla... Je n’ai jamais compté. Vous pouvez écrire qu’il y en a eu des dizaines. Et des dizaines... Et encore des dizaines ! J’ai fait ce métier parce que j’avais eu tous mes permis à l’armée, le lourd, le super-lourd. Le transport en commun, aussi... Ça, j’ai essayé une fois. Je connaissais quelqu’un qui avait des autocars, mais ce n’était pas pour moi. Le jour où je me suis retrouvé au volant d’un bus rempli de gens, j’ai eu une de ces pressions ! J’ai commencé comme chauffeur-livreur en produits frais, mais au bout d’un moment, je me suis dit « il faut se lancer ». Je voulais faire l’international. Avec la première boîte où j’ai travaillé, je n’allais pratiquement qu’en Angleterre, en camion frigo. Je descendais charger dans l’Hérault, à Lunel, je remontais jusqu’à Cherbourg ou Saint-Malo pour prendre le bateau, puis je livrais Covent Garden, vous connaissez ? Ce sont des halles couvertes, un peu comme à Rungis, en plein centre de Londres. Et juste après, je prenais la route de l’Écosse, pour vider le reste de la semi à Glasgow. C’est beau, l’Écosse...


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Quand la mer était calme, j’aimais bien l’ambiance sur le ferry. C’était l’époque où on voyait beaucoup de types avec des cheveux coiffés en crête, les punks, comme on disait. J’avais droit à la guitare, il y avait des nanas, c’était sympa. Mais la Manche est souvent mauvaise, et alors là, je peux vous dire que je ne traînais pas ! Je fonçais dans la cabine, et hop, à plat ventre ! Qu’est-ce que j’ai été malade, en mer !... Une fois, elle était tellement démontée que j’ai vu l’eau recouvrir la pointe du bateau. J’ai changé de boîte plusieurs fois. J’ai fait l’Espagne, le Portugal, L’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Hollande... C’est joli, la Hollande, mais j’aime pas la mentalité. La Belgique c’est autre chose, c’est mon petit paradis. Surtout la Wallonie. Les gens sont accueillants. Et puis au moins on parle français. C’est qu’en quarante ans, je n’ai pas été fichu d’apprendre une seule langue étrangère. Je vais bien baragouiner deux ou trois mots pour commander un verre, mais c’est tout. Quand j’étais jeune, on avait encore le livret individuel qu’on remplissait à la main. Lorsque les gendarmes nous arrêtaient, on n’était pas tout le temps à jour. On disait : « Rhôô, où est-ce qu’il a bien pu couler, cette saloperie de carnet ? », et pendant qu’on faisait semblant de chercher d’une main, on le remplissait vite fait de l’autre, en douce. Mais c’est fini, tout ça. Maintenant, les collègues ont une carte magnétique, y a pas moyen de tricher. Vous voulez que je vous raconte la Belgique ? Ah, ma Belgique... J’en faisais deux fois le tour, chaque semaine. On partait dans la nuit du dimanche au lundi, à cause de la prime qu’on touche quand on décolle à minuit, et on rentrait à la maison le samedi midi. Toutes les semaines à ce rythme-là, ça explique un peu mes quatre divorces... Souvent, je chargeais de l’eau de source et j’allais la livrer à Nivelles, sur la route de Bruxelles. J’avais de la ferraille, aussi, j’allais à Charleroi, à Mons... On vit bien, en Belgique. Pour manger, on allait dans une grande station Total. Il y avait deux restaurants : dans le premier, vous


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aviez l’apéritif gratuit. Dans l’autre, c’était les digestifs. Et il y avait aussi la musique, hein, tout ce qu’il fallait. On se retrouvait entre collègues. Le patron n’aimait pas ça, alors il nous obligeait à partir à des heures différentes pour qu’on ne puisse pas se croiser. Mais on se débrouillait. On s’arrangeait pour traîner un peu, et avec la CB on se donnait rendez-vous sur la route. Certains soirs, on arrivait à se retrouver à sept ou huit semis de la même maison ! On s’installait à l’apéro à sept heures du soir, à minuit on était encore à table... Et à quatre heures du matin, on mettait le moteur en route. D’accord, on ne repartait pas à jeun, mais je n’ai jamais eu un seul accident en quarante ans ! En Belgique, j’avais un truc pour aller voir les copines : beaucoup d’entreprises ferment à seize heures. Quand je devais charger du granit d’importation d’Afrique du Nord, je débarquais à seize heures trente. « Faut revenir demain ! » J’insistais, je demandais à voir au moins les blocs pour savoir comment j’allais équilibrer la semi. Je m’en fichais, mais il fallait bien faire semblant de s’intéresser ! Je repartais à vide, et j’avais jusqu’au lendemain 7h30 pour faire tout ce que je voulais... Le mieux, c’était d’aller à Anvers, pour les femmes dans les vitrines. C’est un quartier immense, du côté du port industriel, il n’y a que ça sur des kilomètres. Et croyez-moi, il y a de belles filles qui font ça. Il y a aussi un autre quartier, plus loin, pour les hommes entre eux, mais celui-là, je n’y ai jamais mis les pieds. Moi, j’aimais bien les Africaines. J’avais mes habitudes, j’allais souvent voir les mêmes. Mais c’est un budget, hein, on ne se rend pas compte. Au début de l’euro, je me rappelle que c’était vingt euros. Vous trouvez que c’est pas cher ? Ah ben merde, quand même ! Vingt euros pour trois minutes ! Vous rigolez, mais je peux vous dire qu’elles savent y faire. Avec elles, ça ne dure pas longtemps ! J’ai pris ma retraite il y a cinq ans. Maintenant, j’ai un petit appartement, ici, à PetiteVille, en rez-de-chaussée. Je suis tranquille. Je vais à la pêche. Je rends service à des gens, des petits vieux, pour tondre la pelouse, nettoyer, élaguer. J’ai une amie, mais on ne se voit pas tous les jours, je tiens à ma liberté.


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Si je regrette d’avoir arrêté ma vie de routier ? Non... C’est vrai que c’était une bonne vie. J’ai vu des paysages superbes, j’ai fait la fête, c’était pas triste. Mais il faut un temps pour tout, vous ne croyez pas ? » 25 mai 2010


La petite fille dans une robe rose La petite fille porte une robe rose toute légère, à la terrasse du Café du Théâtre. Elle se tient bien droite face à son papa, croise et décroise les jambes lentement, comme une grande. Parfois, elle regarde autour d’elle, à la cantonade, et plante des yeux déterminés dans les pupilles de ceux qui l’observent. La petite fille à la robe rose doit avoir huit ans environ. Une frite à la main, elle parle posément au papa taciturne qui taquine sa salade du bout de sa fourchette. « Tu as pensé à prendre mes deux lapins ? Non ? Zut, moi non plus !... » Le papa répond d’un sourire. « Tu sais, il pue, mon deuxième lapin. Il va falloir qu’on le lave. Je me demande comment je vais l’appeler. Tu as une idée, toi ? » Elle trempe gravement sa frite dans le ketchup, l’enfourne et se coupe un petit morceau de jambon. Elle dit : « C’est bon, ici... Bien meilleur qu’au McDo. Tu ne trouves pas, que c’est meilleur qu’au McDo ? » Le papa acquiesce d’un signe de tête, alors elle s’enhardit : « Tu sais que Mamie, elle aime ça, le McDo ? » Puis elle réprime un petit rire théâtral, sourcils levés bien haut et deux mains croisées sur les lèvres, en pensant à cette évocation incongrue : une mamie au fast-food. « On y est allés avec Mamie et Cédric. J’aime bien les cadeaux, mais alors les trucs à manger... Pouah... » Elle avale son jambon, reprend entre ses doigts une frite qui ne chasse pas le dégoût. « Berk... »


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Pendant quelques minutes, son regard se voile d’un air songeur. Leur petite tablée se fait discrète, dans le brouhaha des buveurs d’apéritifs qui s’étalent. Mais quand même, une précision lui brûle les lèvres : « Papa ? — Oui ? — Il ne faudra pas leur dire. — À qui, ma chérie ? — Aux gens qui travaillent au MacDo. Il ne faut pas leur dire, que c’est pas bon, ce qu’ils font. Ça les rendrait tristes. » 1er juillet 2010


L’arbre C’était l’époque de Pif-Gadget et des yaourts La Roche aux Fées. J’étais un môme de la campagne, un de ceux qui ont les cheveux plantés en paille tout autour de la tête, font du bicloune dans les bois, bouffent des grosses tartines de pain brié en regardant la Parade des dessins animés et salivent devant le bocal de bonbons, sur le comptoir de l’épicerie. Je ne sais pas si j’étais heureux ou juste pas malheureux. Je ne me posais pas la question. J’étais souvent seul, alors je me racontais des tas d’histoires ; je suppose qu’on me qualifiait de rêveur. J’aimais déjà les ambiances épaisses et les détails qui font jubiler : une odeur de poussière dans mon pupitre en bois, un rayon de soleil sur les exercices de géométrie au tableau, ce genre de trucs. J’aimais quand monsieur Debière, le cantonnier, passait la tondeuse près de l’école, à cause du parfum d’herbe coupée. J’aimais aussi la terre mouillée, la vapeur qui monte quand le soleil revient, cette haleine légère qui serpentait sur l’asphalte de la cour de récré. Dans ce monde-là, j’avais un arbre. Un vieux pommier tout sec et tout trapu, déjà malade, le tronc en creux. Facile à grimper. J’y passais toutes mes vacances d’été, dans mon pommier. Je prenais une cargaison de livres et de bandes-dessinées, je m’adossais contre la plus grosse branche et je disparaissais aux yeux du monde. À quatre heures, ma grand-mère m’apportait mon goûter. Elle le posait dans un seau et je tirais sur la corde pour le hisser.


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Je me demande ce qu’il y a de plus excitant, quand on passe ainsi des heures dans son arbre : se sentir à l’écart du monde, en soi, et poser des yeux d’altitude sur l’existence... ou bien savoir qu’on risque de se casser la gueule au premier faux mouvement. Je ne sais pas si c’était une fuite, un havre, une pause ou bien autre chose, ce pommier. Mais ce que je sais, c’est que j’avais largement l’âge adulte quand un mauvais orage a achevé de le déraciner, et que j’ai quand même dû serrer les dents vachement fort, ce jour-là, pour ne pas montrer ma rage et ma tristesse. Je sais aussi que lorsque la maison de mes parents sera vendue, qu’il n’y aura plus de fraises en juillet ni de mûres en septembre, que tout aura été dispersé, ramassé et oublié, c’est pour lui, parmi tous mes lieux d’enfance, que j’aurai une dernière pensée ; mon pommier. Et aujourd’hui, je pense à un petit garçon avec des cheveux plantés en paille tout autour de la tête, ce genre de mômes qui lisent des Super Picsou Géant et qui salivent devant le bocal de bonbons, à la boulangerie. Le genre qu’on dit rêveur, à se tordre les doigts en silence et à n’avoir même pas d’arbre où grimper pour se réfugier du monde. Lui, son truc, c’est le cirque. Je sais qu’il s’en est fabriqué un dans sa tête, un jaune et orange comme Pinder. Et que c’est là, sous son chapiteau imaginaire, dans l’odeur des fauves et les roulements de tambour, qu’il vient se cacher quand le quotidien déborde. Je donnerais cher pour le rejoindre au milieu de la piste, avec ou sans nez rouge. Les bras grands ouverts, j’essaierais de me transformer en pommier. 1er août 2010


Apte C’était chaque fois la même soirée. On rentrait de la piscine ou du travail, on s’affalait tous les quatre dans le gros canapé mou de cette petite maison de la rue de Bretagne, on ouvrait une bouteille de vin et on parlait à bâtons rompus. On n’avait pas encore d’enfants à l’époque, alors on remplissait le cendrier de mégots sans se poser de questions. On était jeunes encore, on guettait nos trente ans à venir avec un mélange de crainte et d’excitation. On lisait les BD de JeanPhilippe Peyraud, on allait voir les films de Cédric Klapisch, on chantait Bella Ciao à l’unisson avec le disque Motivés. On parlait de politique et de littérature, de travail et du sens de l’existence. Je crois que les autres se sentaient vivre. Chaque fois, la conversation débouchait sur le bonheur. Je disais : je ne sais pas ce que c’est. Ça énervait ma meilleure amie, et j’imagine rétrospectivement que ça blessait ma compagne. Elles disaient : c’est parce que tu ne veux pas le voir. Tu as un métier stimulant qui fait rêver les gens, une vie équilibrée, un entourage qui t’aime. Tu devrais. Alors, chaque fois, je les interrogeais un par un, en plantant mes yeux froids dans les leurs : « tu es heureux, toi ? » Et chaque fois, ils me répondaient « oui ». Un « oui » grave et pesant qui me faisait comme un sac de pierres au fond du ventre. Ils concluaient : mais toi, tu es inapte au bonheur. On rouvrait une bouteille de vin, quelqu’un allait s’activer en cuisine et on parlait d’autre chose pen-


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dant que j’oscillais dans le doute : soit il me manquait une fonction vitale, soit j’étais le seul de nous quatre à garder un peu de lucidité. En tout cas, quelque chose ne tournait pas rond. Et puis, le temps passant, j’ai arrêté de me poser la question : inapte ou lucide, je n’avais plus besoin de chercher. La vie a suivi son cours ; j’ai eu des emmerdes et des bonheurs. Des petits, des grands, mais pas LE. Juste des. Sauf qu’un jour, quelqu’un est entré  . Et que cette nouvelle venue a fait beaucoup plus que compter pour moi : elle a fait étinceler ma vie. Peut-être qu’un jour je réussirai à écrire un billet qui dira comme elle belle, comme elle est vivante, comme elle respire, comme sa voix m’apaise et m’envoûte, comme elle pose sur le monde une profondeur qui le répare. Mais même si j’y arrive, elle aura un petit rire de dérision gênée ; quand j’essaie de lui dire comme elle est belle, avec mes mots tout patauds, elle croit que je me fous d’elle. Ce matin, je me suis réveillé à ses côtés, comme tous les matins depuis trois semaines. Et comme tous les matins depuis trois semaines, j’ai d’abord été saisi par la peur : ces réveils-là, je les ai tant rêvés avant de les vivre que j’ai toujours un doute : et si ça n’était encore qu’un rêve ? Et si j’allais me réveiller dans ma vie d’avant ? Mais elle m’a souri doucement, et ce sont tous les sourires du monde qui se sont engouffrés dans mes yeux. Et quand elle est partie travailler, elle m’a embrassé. Quatre fois. Quatre fois, elle a projeté en moi son regard doux et crépitant d’intensité, ce regard qui m’enveloppe de bonheur indicible. Alors maintenant, je le sais. Rue de Bretagne, il y a dix ans, on se trompait tous les quatre : ce truc existe et j’étais apte. 6 août 2010

1. J’ai emprunté cette jolie formule à un magnifique billet d’Anita, du blog « La pêche à la baleine » : http://lapechealabaleine.blogspot.com/2010/07/knockknock-knock.html.


Chambre d’hôtel C’est une chambre d’hôtel déprimante, avec la traditionnelle moquette qui pue et l’exiguïté réglementaire. La fenêtre ouverte donne sur un mur à l’enduit âpre. Une stridence suinte du dehors, interminable plainte de je ne sais quel appareil électrique à l’agonie. Dans la salle de bains, la lumière vive fait verdir le carrelage bleu et blanc. C’est une chambre d’hôtel comme j’en ai connu des centaines, à l’époque où je vivais en tournée. Sauf que cette fois, ça a beau être moche et triste, je m’y sens bien. L’eau du bain est chaude comme je l’aime, assez pour dénouer mon dos crispé par les heures de route. Et les pages de Fante sont massives, rassurantes, comme un bois brut qu’on effleure pour sentir sa caresse. Je les mouille un peu en les tournant avec mes doigts ruisselants. Pas trop. J’essaie de faire attention. Tout à l’heure, je sortirai de la baignoire, je me sécherai rapidement et j’irai me blottir contre la belle que voilà. Tout à l’heure, je serai complètement en paix. Peut-être que j’essaierai de poser une main maladroite sur son ventre. Peut-être que j’écouterai son souffle. Peut-être que je humerai ses cheveux. Tout à l’heure. Pour le moment, dans cette pièce trop lisse et saturée de buée, j’aime mieux prolonger l’attente. Derrière la porte, quelqu’un respire. Et moi, suspendu à ses lèvres, je savoure l’apesanteur. 9 août 2010



Neuf J’ai neuf ans et je pédale à toute vitesse dans les bois. Ça m’arrive souvent ; quand on est tout seul, on pédale pour échapper au loup, pour fuir les bandits ou pour semer la Gestapo. Ça dépend des jours. Il n’est pas rare non plus que le vélo se transforme en voiture de sport, en cheval au galop, en moto, en n’importe quoi qui décoiffe. Disons que c’est fonction des circonstances, vu qu’on ne se déplace pas de la même façon selon qu’on s’appelle Robin des Bois ou qu’on est flic à Los Angeles. Les mercredis où Christophe Robert et Frédéric Varennes sont d’accord pour faire la course, on dit qu’on fait du bicross et alors ça ne rigole pas. On fonce au creux de la forêt, là où l’ombre est si épaisse qu’il n’y a que de la terre et des racines sur quoi rouler. En été, on soulève des nuages poudreux avec nos dérapages contrôlés. Ça monte en spirales dans les colonnes de lumière que le soleil a plantées devant les arbres, mais on n’a pas le temps de regarder. En automne, on glisse sur les flaques noirâtres. Il faut faire attention à ne pas tomber dedans sinon on se fait engueuler en rentrant, à cause des taches. Aujourd’hui, on est mercredi mais Christophe Robert et Frédéric Varennes ne sont pas venus. Du coup, je pédale derrière les fesses de Céline Auber. J’aime bien, aussi. Elle se tient comme une fille : le dos très droit, les bras tendus sur le guidon, le menton dressé. Tout le contraire de nous, Christophe, Frédéric et moi. C’est qu’on est des champions de bicloune, pas des touristes ; faut baisser la


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tête et faire porter tout le poids du corps sur le guidon, si on veut aller vite. Je sais que Céline a sur la figure ce drôle de petit sourire qui veut dire qu’elle est contente. Ce n’est un sourire pour personne, seulement pour elle-même. Ou pour le vent qui s’énerve dans ses longs cheveux blonds. Quand on est dans la cour de récré, je la regarde en face et je souris aussi. Mais aujourd’hui, ce n’est pas sa figure que je fixe. Maintenue par la selle, sa robe blanche est tendue à craquer tout autour de ses fesses. On devine les motifs de sa culotte en transparence, des fleurs roses qui s’étalent sur les rondeurs. On dirait qu’elles vont se détacher, s’éparpiller sur son sillage comme les graviers du Petit Poucet. Et moi, je les suis tellement fort que je manque plusieurs fois de me casser la gueule. Les filles, c’est dangereux pour les champions de bicloune. Même ici, à l’ombre des grands chênes, il fait trop chaud ; une coulée de sueur me file en travers du visage. J’ai un peu mal au cou, à force d’avoir le nez rivé sur les fleurs de tissu. J’ai les mollets qui durcissent et les poignets meurtris, je ferais mieux de rentrer au village. J’irais chez Lucien, je retrouverais mon grand-père devant son café-tafia, il me paierait une grenadine. On resterait tranquilles, sans rien dire, à prendre le frais. Mais je n’aurais plus les fleurs sous les yeux, alors j’aime mieux continuer à pédaler. On arrive aux carrefour des Quatre-Chênes, Céline et moi. On croise madame Kohl, qui pousse sa brouette de bois mort. Elle vient en chercher tous les jours ; tout le monde sait qu’elle n’a que ça pour se chauffer. Vers la Cabane aux Sangliers, on verra sûrement monsieur Ceyrat, son panier de champignons à la main. Il me fera un signe avec sa canne, un petit clin d’œil de connivence. Il connaît ma tête, quand je pédale derrière les fesses de Céline. Il sait bien que ce sont elles que je regarde, mais il ne me gronde pas. Je me dis que c’est peut-être parce qu’il pédalait derrière celles d’une Honorine ou d’une Marcelle, il y a plus de soixante ans.


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J’ai du mal à imaginer qu’il a été petit, monsieur Ceyrat, avec tous ces plis que la vie lui a faits. Mais lui, il doit bien se rappeler. Un jour, je serai grand. Mon vélo aura doucement rouillé à l’ombre de l’adolescence, avant de finir disloqué dans une benne. Je vais grossir et oublier Christophe Robert et Frédéric Varennes. Je ne penserai plus aux fleurs de Céline Auber. Plus personne ne croisera madame Kohl et monsieur Ceyrat dans la forêt. Je mangerai trop, pour compenser la peur et ensevelir les renoncements. Je serai drôlement sérieux. J’aurai des discussions d’adultes avec des gens qui y arrivent très bien, et je réussirai même à avaler des choux de Bruxelles sans faire d’histoires. Je conduirai une voiture, j’aurai un carnet de chèques et des soucis, je dormirai mal et je ne m’appellerai plus Robin des Bois. Mais je sursauterai quand même légèrement, chaque fois qu’on me dira « Monsieur ». Un jour, je serai grand. Je sais que ça me pend au nez et que mon monde ne va pas durer. Je le vois bien, que mon grand-père est comme cette plume qui s’est posée sur le sentier, et qu’à la prochaine bourrasque il pourrait bien s’envoler. Mais là, j’ai neuf ans. Alors, de toutes mes forces, je m’en fous. Plus tard, je serai écrivain, milliardaire ou cosmonaute. Je me marierai avec une étoile et on fera le tour du monde en bateau. * J’ai trente-neuf ans. Je roule à toute vitesse dans le bois de Vincennes, et mes neuf ans pédalent avec moi. Mes neuf ans et moi, on file derrière les jolies fesses de l’Étoile. Elle se tient comme une fille : le dos très droit, les bras tendus sur le guidon, le menton dressé. Elle ne sait pas qu’il faut baisser la tête et faire porter le poids du corps sur le guidon, si on veut finir champion de bicloune. Je sais qu’elle a sur la figure ce drôle de petit sourire qui veut dire qu’elle est contente. Ce n’est un sourire pour personne, seulement pour elle-même. Elle sourit à la brise qui s’amuse dans ses


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beaux cheveux noirs. Moi, je récupère les miettes de vent parfumées par ses lèvres entrouvertes. Pendant des années, j’ai été grand. J’ai fait de mon mieux pour rester sérieux. Je n’ai pas fait d’histoires quand on me servait des choux de Bruxelles. J’ai conduit une voiture, j’ai eu un carnet de chèques et des soucis, j’ai mal dormi et j’ai oublié que je m’appelais Robin des Bois. C’est à peine si je sursautais, quand on me disait « Monsieur ». Et puis bon... Au bout d’un moment, ça suffit, non ? Je ne sais pas si je serai écrivain, milliardaire ou cosmonaute. Je ne sais pas si je me marierai avec l’Étoile, ni si on fera le tour du monde en bateau. Mais tant qu’elle sourira au vent, ça m’ira. Ça sent bon, le bois de Vincennes en septembre. Ça sent la terre et la confiture de mûres, les feuilles mortes et l’herbe coupée. On roule sur des petits sentiers qui font un bruit sec sous les pneus. Sous les taillis, il y a sûrement des champignons. Et, penché audessus d’eux, je vois la silhouette de monsieur Ceyrat qui me fait un signe avec sa canne. 8 septembre 2010


Le premier jour Il y a exactement un an, j’ai écrit un très long mail à celle que je n’appelais pas encore la belle que voilà. C’était un mail misérable et tout pourri, dans lequel je lui annonçais exactement le contraire de ce qui allait nous arriver (depuis, j’ai détruit le stock de cartes de visites avec la mention « Visionnaire » qui s’étalait prétentieusement sous mon pedigree, en belles lettres anglaises bien inclinées). Elles sont peu nombreuses, finalement, les journées dont on se rappelle les moindres détails. Dans ma petite collection intime (et dans l’ordre chronologique), il y a le 11 septembre 2001, le jour de la naissance de mes enfants et le 30 octobre 2009 (et ensuite un chapelet d’autres, mais celles-là, je ne vous les raconterai pas). Je me souviens du temps qu’il faisait ce jour-là et de l’endroit précis où ma voiture a eu son dernier soubresaut. Je me souviens de l’attente interminable et du sourire désolé du dépanneur, quand je lui ai demandé une cigarette qu’il n’avait pas. Je me souviens du détour que nous avons fait dans le centre-ville pour acheter du tabac. Je me souviens de la volupté complice que nous avons partagée dans le camion, en tirant silencieusement sur nos clopes. Je me souviens de l’automne, de l’humidité, de l’odeur moisie des feuilles mortes détrempées sur le sol. Je me souviens de la réponse de la belle que voilà, et du vent brûlant qui m’a


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fait m’envoler quand j’ai lu l’une de ses premières phrases. Je me souviens qu’elle m’avait vouvoyé pour l’occasion, et de la douceur amère que ce vouvoiement avait soufflée en moi. Je me souviens que j’ai traversé la nuit pour livrer des cartons, ce soir-là. Je me souviens que j’ai fait des politesses à des gens, que j’ai serré des mains et refusé des verres. Je me souviens que j’ai essayé de me rassembler dans la voiture qu’on m’avait prêtée, mais que j’étais complètement à côté de mes pompes. Je me souviens que des amis m’ont longuement parlé d’elle dans les jours qui ont suivi. J’étais censé ne pas la connaître, alors ils me la racontaient : « quand tu la vois, tu ne peux pas t’empêcher d’avoir envie de la prendre dans tes bras ». Je regardais la mer en serrant les dents ; dans les replis de mon ventre, je sentais un long cri qui germait. Le cri n’a pas mis très longtemps à pousser. Il s’est ramifié dans tout mon corps, jusqu’à l’épiderme. Et quand il a fleuri, j’ai vu à ses pétales que c’était un cri de joie. Depuis ce week-end de Toussaint 2009, j’ai aimé à m’en déchirer et à m’en recoller. J’ai tremblé, couru, sauté, chanté tout seul dans la rue. Je me suis consumé d’attente et de désespoir. J’ai brisé des digues et je suis sorti de ma gangue. Je me suis fait millefeuilles, saveur douceur-douleur. Je me suis fissuré, effondré, j’ai remis tous les morceaux dans l’ordre et je me suis redressé. J’ai saigné, j’ai ri, je me suis haï, j’ai vu comme elle me regardait et je me suis réconcilié. J’ai mordu dans le plaisir. J’ai découvert, ébahi, le goût infini du bonheur et de l’émerveillement. J’ai vécu tout ça, et tellement plus encore ; pour la première fois de ma vie, je n’ai pas cessé de vivre. C’est devenu un cliché, « le premier jour du reste de ta vie ». N’empêche. Pour moi, c’était il y a un an. Merci la vie. 31 octobre 2010


Noé La finesse de tes cheveux sous mes doigts. Mon souffle qui ricoche sur ta nuque. Ta chaleur ronde et ses effluves de biscuit. Ta petite main fondue sur mon avant-bras. Ces évidences qui dansent sans bruit entre nous, comme des flammeroles à la surface de l’eau. Je sais que tu t’agrippes de toutes tes forces au moment pour l’empêcher de s’enfuir. Je sais que ce soir encore, tu as compté le peu de jours qu’il nous reste. Je sais ton insondable besoin de faire le plein de nous. Je sais l’opiniâtreté avec laquelle la famille de ta mère essaie de vous confire, ta sœur et toi, dans la haine de votre père. Je sais que tu ranges toutes mes lettres dans une jolie boîte jaune et rouge. Je sais tes déchirures et tes certitudes, et je suis abasourdi par la grâce avec laquelle tu défriches ton chemin. Viscères à nu, mais irréductible et debout. Demain, si tu veux bien, je te prendrai par la main jusqu’à la forêt. On s’assiéra à l’abri d’un chêne sans se soucier de la neige fondue, et puis je te dirai ce que les papas ne disent pas toujours : je te dirai combien je t’admire. Combien je serais fier si je parvenais à te ressembler un peu, et combien tu es un bel humain, mon petit garçon trop humain ; tant pis si la boule encombre un peu plus nos ventres, sur la route du retour. Derrière les volets fermés, la nuit resserre sa ceinture de pluie. J’essaie de me convaincre qu’il faut que je m’arrache à toi, que c’est l’heure de mobiliser un sourire et de te souhaiter


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de beaux rêves. Mais je reste un instant en arrêt, pour demander au temps qui passe de nous oublier encore un peu. 29 décembre 2010


Noé (2) Les vacances de Noël touchent à leur fin. Notre dernière nuit ensemble s’est abattue sur la campagne grise et nous marchons tous les deux, graves et fiers de tenir la main de l’autre comme on transporte un fragment de lumière. Entre chien et loup, nous avons dévalé le petit sentier encaissé, parcouru les virages menaçants, sursauté au coup de feu et flairé les chasseurs avant de les voir surgir du coteau. Quand nous sommes arrivés au chemin qui monte vers l’église, le ciel était en train de se mouiller d’encre. On sait bien qu’on aurait dû presser le pas. On se l’est même dit sans y croire, « on ferait mieux de se dépêcher ». Mais on n’en avait pas plus envie l’un que l’autre, alors on a fait semblant. En gravissant la côte, on a discuté de belles choses sans s’encombrer d’embarras. C’est toi qui as parlé d’amour le premier. À propos de mon histoire, tu as prononcé les mots les plus justes, les plus délicats et les plus pétillants de générosité qu’aucun adulte ne prononcera jamais. Un peu plus tard, tu m’as soufflé : « tu te rappelles, Papa, le jour où je suis venu à ton appartement à Paris, celui où j’ai rencontré ton amoureuse... Ce jour-là, c’est un de mes plus beaux souvenirs. » Alors, à mon tour, je t’ai parlé. Je t’ai dit toute l’admiration que j’ai pour toi. Tu n’as pas secoué la tête comme tu le faisais avant, quand tu ne voulais pas entendre les compliments. Pas un soir comme celui-là ; pas entre toi et moi. Je t’ai dit aussi ce que


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j’envie le plus chez toi, ton intégrité. Cette détermination magnifique avec laquelle tu n’écoutes que ton cœur, parce que tu sais qu’il ne te ment jamais. Souvent, les petits garçons essaient de ressembler à leur papa. « Moi, j’ai dit, je suis un papa qui voudrait ressembler à son petit garçon ». J’ai senti ton regard me percer malgré la nuit. « On se ressemble, Papa. Pas physiquement, c’est vrai, mais à l’intérieur, on se ressemble... » On arrive à la hauteur du château d’eau. Bientôt, il y aura le village, les réverbères, la maison de tes grands-parents qui va vouloir nous avaler. C’est l’heure de conclure. « Tu sais, Noé, tu es un beau mec et une belle personne ». « Toi aussi, papa ». Quelques jours plus tôt, tu m’as expliqué comme tu ranges les meilleurs moments de ta vie dans un tiroir de ta mémoire, pour les retrouver intacts quand tu as besoin d’eux. Chez moi aussi, ils restent gravés. Celui-là, je le sens qui s’imprime déjà sur ma peau, à la crête de mon dos. Dans les pulsations de mon ventre. Dans cette humidité qui soulève la lisière de mes cils. Ça fait deux heures qu’on chemine dans la nuit, graves et fiers de tenir chacun la main de l’autre comme on transporte un fragment de lumière. Quand on arrive au village, on a fini de se parler ; on parcourt les derniers mètres en silence. Pas besoin d’épiloguer pour savoir tous les deux qu’on ne l’oubliera jamais, cet instant qui scintille le temps d’un éclat, et puis qui disparaît. 11 janvier 2011


Petits soleils J’observe la petite femme brune tassée sur elle-même. Elle a la tête vissée à l’intérieur du corps et les mains sur les genoux, sagement. Elle a posé sa question ; elle attend ma réponse sans bouger. Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour savoir le cabinet défraîchi, sa vieille moquette qui pue, ses peintures d’un vert d’eau croupie, ses beiges façon lait sale. Et puis les reproductions fanées sur les murs, les ouvrages de psycho qui prennent la poussière, le minuscule bureau où s’entasse un bordel précaire. Pas de doute, c’est un décor étudié pour ménager les dépressifs, ici : on les maintient dans leur biotope pour leur éviter le choc d’une transplantation. Ou alors on veut qu’ils soient prêts à tous les traitements de choc pour se tirer au plus vite, au contraire. Je me demande s’il y a des architectes d’intérieur spécialisés dans ce type d’aménagements. Des experts de la nuance de gris qui donne envie de se dissoudre ; des orfèvres de l’ambiance, capables de fixer l’hygrométrie au poil près, histoire que ça suinte en poisseux et que ça exhale juste ce qu’il faut de relents moisis. Dehors, c’est le Marais. Il ne fait pas très beau, mais il y a assez de lumière pour que les terrasses autour du métro Saint-Paul soient déjà prises d’assaut. Je commence à connaître le coup : quand je descendrai, il y aura des gens attablés devant un petit-déjeuner lumineux, tasses étincelantes, croissants luisants de beurre doré et jus de fruits vitaminés.


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Faudra se serrer

Elle continue de me regarder paisiblement. Je n’ai pas de montre, mais ça fait au moins vingt-cinq minutes qu’on parle. Dans moins de cinq minutes, elle va me foutre à la porte, doucement mais sûrement. Et si je veux y répondre, à sa question à la con, là, je ne peux pas faire autrement que de me lancer dans une vraie saga : faut que je lui recause de l’odeur de l’herbe coupée, des livres dont j’ai besoin pour respirer, de ces projets que j’ai hâte de voir suffisamment avancés pour les sentir me porter, de soirs d’été comme une chanson des Stones, d’errances nécessaires et de tout un tas de trucs qui vont affluer au fur et à mesure. Je vais parler trop vite, ça va se cogner dans ma tête et je vais repartir frustré. Ah oué, nan, mais attends, mon garçon. L’herbe coupée, la respiration, je l’ai déjà dit, tout ça. Sa question, c’est du pipeau. C’est juste histoire de vérifier qu’on est sur la même longueur d’ondes : je viens de lui raconter tout ce que je suis en train de réveiller. Elle a répondu que j’étais sur la bonne piste, et puis elle m’a encouragé : « nourrissez-vous ». De livres, de chaleur humaine, de projets. Et finalement elle a prononcé le mot « dépression », alors j’ai hoché la tête en souriant. J’étais content de l’entendre enfin, ce mot-là. Pas pour m’y vautrer, mais parce que le simple fait de le reconnaître, c’était comme de sentir une peau morte s’envoler. Alors je réponds à sa question : je dis « oui ». Et hop, aussitôt elle se lève : la séance est terminée. Dehors, les gens ont pris d’assaut les terrasses autour de Saint-Paul pour le petit-déjeuner, comme prévu. Et je sais déjà que je n’oublierai jamais la couleur incroyable de leurs verres de jus d’orange. On dirait des petits soleils portatifs sur fond de ciel serpillière. 11 juillet 2011




Table des matières Le gastéropode lumineux ................................................ p. 11 Ethnologie bistrotière ...................................................... p. 15 Réhabilitons un grand auteur . ....................................... p. 19 Ceux qui marchent debout . ............................................ p. 23 C’est la rentrée ! . ............................................................. p. 29 Lisez crétin ! ..................................................................... p. 33 Nationale 7 ........................................................................ p. 35 La plus belle fille du monde ............................................ p. 39 La cosmogonie du chien .................................................. p. 41 L’œil était souriant . ......................................................... p. 45 Le cadeau pour les maîtres ............................................. p. 47 Such a perfect day . .......................................................... p. 49 Chienchien ........................................................................ p. 51 Les poissons rouges sont des cons . ................................. p. 53 Hygiène du trépané . ........................................................ p. 57 Apprenons à parler pipeule ............................................ p. 61 C’est clair . ........................................................................ p. 63 Les seins de Julia............................................................... p. 67 Radio du cerveau.............................................................. p. 71 Balade de saison ............................................................... p. 72 Isabelle .............................................................................. p. 75 Monsieur Lebleu .............................................................. p. 77


La nuit de la grotte .......................................................... p. 79 L’adverbe mortel ............................................................. p. 83 Le petit garçon dans le public . ....................................... p. 85 Le péril jeune ................................................................... p. 87 La cendre et la pluie.......................................................... p. 89 Les gars du marketing . ................................................... p. 91 Trois-Quatorze ................................................................. p. 95 Les gars du marketing (2) ............................................... p. 99 Durablement con . .......................................................... p. 103 L’artiste . ......................................................................... p. 106 Retour aux sources ........................................................ p. 109 Première classe ............................................................... p. 113 Les gars du marketing (3) ............................................. p. 117 Météo marine ................................................................. p. 121 Le cirque et le papillon .................................................. p. 123 Sale bête .......................................................................... p. 125 Dans le train, la nuit ...................................................... p. 129 Station Opéra ................................................................. p. 131 Peu à peu tout me happe................................................ p. 133 Kevin et Romain ............................................................ p. 135 Maurice ........................................................................... p. 141 La petite fille dans une robe rose .................................. p. 145 L’arbre ............................................................................ p. 147 Apte ................................................................................. p. 149 Chambre d’hôtel ............................................................ p. 151 Neuf ................................................................................. p. 152 Le premier jour .............................................................. p. 159 Noé . ................................................................................. p. 161 Noé (2) ............................................................................. p. 163 Petits soleils .................................................................... p. 165



Les textes qui composent ce recueil ont d’abord été publiés entre 2002 et 2011 sur mes blogs successifs. Certains ont ensuite connu les joies du papier et de l’encre, à l’occasion de deux tirages (extrêmement) limités en 2006 et 2010. C’est Emma qui a fait la sélection de cette ultime édition ; elle a aussi accompagné la mise en page (jalonnée par mes doutes récurrents) avec sa patience immense, son enthousiasme communicatif et ce sourire qui retapisse le monde de lumière vive... Merci, mon amour. Merci aussi au Ssouris qui n’en veut, aux étoiles dans les yeux, aux amis qui mettent du miel dans la vie, aux enfants qui font du bicloune, ainsi qu’aux adultes qui ne se prennent pas pour des grandes personnes et qui font des histoires quand on leur sert des choux de Bruxelles. Ce livre autoédité a été imprimé en Europe par lulu.com. Copyright 2002-2012 by M. LeChieur (mlechieur@gmail.com / http://devoreursdetropiques.blogspot.fr/)



M. LeChieur

Faudra se serrer Non content d’aborder des sujets aussi nécessaires et variés que les gastéropodes, le marketing, le bicloune dans les bois, l’imbécillité des papillons de nuit, l’hygiène télévisée, le cannibalisme en société et les rencontres ferroviaires, ce livre vous révélera surtout combien les poissons rouges sont des cons. Enfin, c’est compliqué.


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