Telquel 17 - 23 Octobre 2009 : LE CLAN EL FASSI

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EN COUVERTURE De gauche à droite, de haut en bas: Brahim, Fihr, Othman, Nizar (Baraka), Taïeb, Abbas, Yasmina (Baddou) et Ali Fassi Fihri.

La famille du Premier ministre est plus présente que jamais au sommet de l’Etat. Ministres, patrons d’offices publics, caciques de l’Istiqlal, les El Fassi et les Fassi Fihri trustent les postes de premier plan. Que cache la réussite de cette tribu ? Enquête. PAR SOULEÏMAN BENCHEIKH ET YOUSSEF ZIRAOUI

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arler des El Fassi est devenu un sport national. On devise sur l’état (politique) du Premier ministre, on s’inquiète pour sa santé lorsqu’il peine à se relever d’une séance de prière aux côtés de Mohammed VI. On plaisante sur les déjeuners de famille de ce clan très soudé, aux allures de Conseil de gouvernement. On débat beaucoup sur les multiples coups de pouce (du destin ?) dont les membres de la “tribu” semblent bénéficier. Dans le top 10 des questions les plus posées : les El Fassi et Fassi Fihri sont-ils une seule et unique famille, issue d’une même lignée ? Pour trouver la bonne réponse, il nous faut remonter au début des années 1950. Les El Fassi doivent, comme tous les Marocains, s’inscrire sur les registres de l’état civil. Les uns optent simplement pour El Fassi, les autres pour Fassi Fihri. Autre question : est-il normal, est-il sain, qu’une même famille bénéficie à ce point des bonnes grâces du roi ? Car l’histoire récente du royaume reflète la même réalité d’une famille qui, par la volonté de la monarchie, a étendu son emprise sur la haute fonction publique. “De 1955 à 1992, note ainsi Hassan Qranfel dans “Les gens de Fès, l’argent et la

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politique”, les El Fassi et Fassi Fihri, avec 9 ministres, se hissent en tête du hit parade des familles les plus représentées au gouvernement, devançant les Benjelloun, Ibn Abdeljalil, Tazi, Bahnini, Boutaleb, Guessous, Bennani, Ben Slimane et consorts”. Et encore, le classement ne tient pas compte des secrétaires d’Etat !

Filiation. La famille El Fassi revendique l’héritage politique de Si Allal.

LA TOILE EL FASSI Abbas El Fassi, Grand Vizir du sultan Moulay Hafid au début du XXème siècle.

Abdellah El Fassi (neveu de Abbas). Ministres des Affaires étrangères du sultan Moulay Hafid, ambassadeur du Maroc de 1909 à 1910.

Le poids d’une famille

La tribu El Fassi, fermée comme une huître, a depuis longtemps choisi d’éviter une bonne partie de la presse.

Nul besoin de remonter à 1955, ni de s’arrêter à 1992, pour constater l’omniprésence de la “tribu” El Fassi. Après un court intermède de discrétion à la toute fin du règne de Hassan II, les El Fassi sont en effet revenus en force sous Mohammed VI. Sur le devant de la scène depuis la nomination du gouvernement Abbas El Fassi, la famille du Premier ministre occupe ainsi pas moins de quatre sièges au Conseil de gouvernement. Outre le patriarche et patron de l’Istiqlal, le clan compte un ministre de souveraineté, en la personne de Taïeb Fassi Fihri (un cousin de Abbas El Fassi), une ministre, Yasmina Baddou, responsable de la Santé et bellesœur de Taïeb, un ministre délégué, Nizar Baraka, en charge des Affaires économiques et gendre de Abbas. Un peu plus loin, le frère de Taïeb Fassi Fihri, Ali, qui est aussi le mari de Yasmina Baddou, est à la tête de l’ONE, de l’ONEP et de la Fédération de football. Un

Mohamed Fassi Fihri (petit-fils de Abbas Grand Vizir et beau-frère de Abbas 1er ministre). Ambassadeur et secrétaire général à la Justice dans les années 1980.

Ali Fassi Fihri (fils de Mohamed). Directeur général de l'ONE et de l’ONEP, président de la Fédération marocaine de football.

Yasmina Baddou (épouse de Ali Fassi Fihri). Ministre de la Santé.

Taïeb Fassi fihri (frère de Ali). Ministre des Affaires étrangères.

EVOLUTION

Allal El Fassi (neveu de Abdellah). Fondateur de l'Istiqlal et figure de proue du nationalisme marocain.

Abbas El Fassi (petitfils de Abdellah). Il épouse la fille de Allal. Plusieurs fois ministre et ambassadeur. Premier ministre depuis 2007.

Nizar Baraka, (gendre de Abbas El Fassi et petit-fils de Allal El Fassi). Ministre des Affaires économiques et générales.

Abdelmajid El Fassi (fils de Abbas). Pressenti pour prendre la tête de la chaîne télé Al Ikhbaria.

Fihr El Fassi, (fils de Abbas). Élu communal, ex-directeur de FC COM, entreprise appartenant à Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi.

Mounir Chraïbi (neveu de Abbas El Fassi et cousin de Ali et Taïeb Fassi Fihri). Exwali de la ville de Marrakech, ancien directeur général de la CNSS.

Mohamed Fassi Fihri (cousin germain de Ali et Taïeb). Wali inspecteur général de l'administration territoriale.

Hani El Fassi (fils de Allal El Fassi). Membre du Conseil constitutionnel.

Abdelouahed El Fassi (frère de Hanni). Ministre sous Youssoufi, fils de Allal El Fassi, membre du comité exécutif de l’Istiqlal.

Zouheir Fassi Fihri (frère de Mohamed). Ex-DG du Crédit Agricole et président de Primarios (filiale du holding royal SIGER).

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es El Fassi ont derrière eux une longue tradition religieuse à la fois dans les zaouaia et dans l’entourage du sultan. C’est ainsi Cheikh Abdelkader El Fassi, un alem très influent, qui légitime le pouvoir des Alaouites au moment où ceux-ci reprennent le flambeau des Saadiens. Sous la nouvelle dynastie, ils sont au sommet de l’organigramme des ouléma et la religion devient leur chasse gardée. L’universitaire Hassan Qranfel est pourtant catégorique : parmi les El Fassi hauts commis de l’Etat, Allal est le seul ministre des gouvernements post-indépendance à avoir reçu un enseignement re-

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ligieux. “Le reste des ministres El Fassi et Fassi Fihri – tous sont des parents proches – ont suivi un cursus moderne. Et, à l’exception de Allal qui ne parlait pas le français, tous les autres El Fassi maîtrisent la langue de Molière et sont diplômés d’universités françaises ou occidentales”, explique l’auteur de Les Gens de Fès, l’argent et la politique. En prenant le virage de la modernité, les El Fassi, jadis ouléma, aujourd’hui technocrates politisés (parfois sur le tard) ont ainsi amorcé depuis longtemps leur mue pour continuer d’exister dans les hautes sphères du pouvoir. I

AFP

Allal, le dernier des ouléma

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autre cousin, Othmane Fassi Fihri, dirige Autoroutes du Maroc. Il va sans dire que tout ce beau monde est nommé par dahir. Dans la génération montante, l’un des deux fils de Abbas El Fassi, Abdelmajid, pas même trente ans, est déjà pressenti pour prendre la tête d’une nouvelle chaîne de télévision. L’autre, Fihr, de dix ans son aîné, est l’ancien patron de FC COM, l’entreprise de Mohamed Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi. Il est également élu communal et a récemment été au cœur d’une polémique, certains médias se faisant l’écho d’un marché juteux obtenu de la part de la ministre de la Santé par la petite société du fils du Premier ministre. Une version que contestent les concernés, Yasmina Baddou et Fihr El Fassi. Pour tati Yasmina, l’octroi du marché n’était pas de son ressort mais de celui du ministère de l’Intérieur. Quant au bien nommé Fihr, il a déclaré avoir l’intention de porter plainte contre les titres de presse qui l’auraient diffamé.

Un clan dans le vent La tribu, fermée comme une huître, a depuis longtemps choisi d’éviter une bonne partie de la presse. Un cousin téméraire se fait néanmoins le défenseur des El Fassi : “Il s’agit d’un véritable lynchage médiatique. Etre à ce point sur le devant de la scène ne les sert pas en fin de compte. Ils pourraient très bien se faire beaucoup d’argent dans les affaires, mais la plupart ont le goût du service public, ils sont au service de leur pays”. Au crédit de la famille El Fassi, on peut aussi mettre un train de vie relativement simple, pas bling bling pour un sou, comparé à celui de certains nouveaux riches. Ici, pas ou très peu de BMW rutilantes, de soirées à plusieurs millions, ou d’excès affichés. Chez les El Fassi, on cultive une discrétion studieuse. On en viendrait même à se plaindre d’être à ce point exposé. De manière générale, on n’aime pas non plus les trublions, les agitateurs et, moins que tout, les nihilistes. Par contre, on apprécie beaucoup les mondanités. On sait se faiTELQUEL 17 AU 23 OCTOBRE 2009

Abdeslam El Fassi (fils de Abdellah). Ancien recteur de l'université Al Qaraouiyine de Fès, ministre de l'Éducation nationale sous le protectorat.

Omar Fassi Fihri (fils de Abdeslam). Ministre de l'Enseignement et de la recherche sous Youssoufi, membre du bureau politique du PPS.

Othmane Fassi Fihri (neveu de Omar). Directeur général d'Autoroutes du Maroc.

Brahim Fassi Fihri (fils de Taïeb). Président de l'Iinstitut Amadeus.

Au début des années 1950, les El Fassi doivent, comme tous les Marocains, s’inscrire sur les registres de l’état civil. Les uns optent pour El Fassi, les autres pour Fassi Fihri.

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LE CLAN EL FASSI tion. Aujourd’hui, l’enseignement s’étant démocratisé, les El Fassi ont opéré un virage stratégique, misant beaucoup sur le réseautage, se tenant informés avant les autres, ce qui leur confère une avance très utile pour prendre les bonnes décisions” En somme, pour se placer, quand il faut, là où il faut. Ancien directeur adjoint au ministère des Finances, Nizar Baraka a été propulsé ministre délégué en 2007. Avant de toucher le graal, il avait intégré le comité exécutif de l’Istiqlal en 1998 et multiplié les activités associatives nationales et internationales, avant de contribuer au rapport royal “50 ans de développement humain au Maroc et perspectives pour 2025”. Autant d’activités qui servent d’accélérateur de carrière. Au final, serviteurs zélés des sultans depuis des lustres, les El Fassi perçoivent le fruit de leur engagement : des nominations à des postes de hauts commis de l’Etat. “Un peu comme si le Pouvoir les récompensait par des bons points”, résume Maria Moukrim. Evolution significative, la nouvelle génération, à l’instar des enfants de Abbas El Fassi, semble décidée à percer dans le monde des affaires, loin de la lumière des projecteurs.

Un nom, une histoire

Représentation. La famille El Fassi occupe quatre sièges au Conseil de gouvernement : Abbas (Premier ministre), Taïeb Fassi Fihri (Affaires étrangères), Yasmina Baddou (Santé), Nizar Baraka (Affaires économiques).

re bien voir. Il faut dire qu’en bons héritiers d’une longue lignée de diplomates, les El Fassi ont le sens du contact et savent rendre service. “Je connais beaucoup de membres de la famille qui critiquent Abbas en off. Mais, qu’ils l’apprécient ou pas, ils n’hésitent pas à lui passer un coup de fil dès qu’ils ont besoin d’un service”, confesse ce proche. Du coup, un Brahim Fassi Fihri (fils de Taïeb) obtient sans difficulté la

GOUVERNEMENTS

Fès en force

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a politologue Amina El Messaoudi, auteure d’une étude sur Les ministres dans le système politique marocain de 1955 à 1992, livre une analyse sociologique de la sphère gouvernementale : âge moyen des ministres, niveau d’études, provenance géographique, origine familiale, affiliation politique… La population ministérielle est passée au crible : un peu moins de 300 ministres depuis l’indépendance, dont 67 Fassis (comprenez nés à Fès ou de parents fassis). En moyenne, entre 1955 et 1985, les Fassis ont représenté 34% des gouvernements. Selon l’étude d’Amina El Mes-

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saoudi, en 1955, le premier gouvernement du Maroc compte 16 ministres fassis, soit 39 % des strapontins. Les Fassis distancent de loin les Rbatis, Marrakchis et autres Casablancais. Au milieu des années 1980, ils ne sont plus que 27%, mais conservent leur “avance” sur les autres régions marocaines. Omniprésents, les ministres fassis ont occupé les gouvernements successifs durant 5111 mois, soit 43% du “temps de jeu”. Les deux-tiers sont istiqlaliens issus de la bourgeoisie et ont fait leurs études supérieures en France. Un dénominateur commun avec les membres de la tribu des El Fassi… I

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première interview de tonton Abbas, pour le compte de l’institut Amadeus. Le même think tank qui, sans doute grâce aux relations de papa, parvient à réunir le gotha du monde sur les thèmes d’intérêt national les plus divers (Union pour la Méditerranée, Sahara, Maghreb…).

Les ressorts d’une ascension Mais chez les El Fassi, tout ne fonctionne pas par népotisme et cooptation. Parmi les hauts commis de l’Etat, ils sont nombreux à disposer des meilleurs diplômes, des polytechniciens par-ci, des HEC par-là. Avant d’occuper un poste à responsabilité dans la fonction publique, certains ont dû faire leurs preuves dans le privé. Untel dirige une filiale de l’ONA, tel autre est le patron d’une banque privée de la place… Maria Moukrim, rédactrice en chef de l’hebdomadaire arabophone Al Ayam, a planché durant près de deux ans sur les “familles du Makhzen”, une enquête journalistique où la famille El Fassi occupe, comme de juste, une place de choix. Pour elle, le succès des El Fassi est celui d’une élite savante, d’une dynastie d’ouléma qui a su opérer le virage de la modernité, tout en se faisant le chantre de la préservation des traditions. “Au début du 20ème siècle, certains El Fassi, une poignée d’hommes, allaient déjà poursuivre leurs études à l’étranger, en France ou en Angleterre, et revenaient bardés de diplômes”, explique-t-elle. Comme les chiens ne font pas des chats, Les descendants, poursuit notre source, “ont imité leurs ancêtres, en jouant à fond la carte de l’éduca-

L’origine de l’omniprésence des El Fassi dans les salons feutrés du pouvoir (et des bonnes affaires) est très certainement à chercher dans leur généalogie. Selon le Dictionnaire des noms de famille marocains de Mouna Hachim, l’ascendance des El Fassi remonte à un aïeul du prophète. Ils appartiendraient donc à une branche parallèle à celle de Mohammed, “une lignée profane et non chérifienne”, selon la terminologie de Ali Benhaddou, auteur des Elites du royaume (réédité en 2009). Le conquérant arabe du Maghreb, Oqba Ibnou Nafi’ El Fihri (622-683), serait également un des aïeux des Fassi Fihri actuels. La plus grande partie de ses héritiers embarqueront pour l’Andalousie, mais une partie de sa lignée s’établira au Maroc avant même la Reconquista des Rois catholiques. Au 9ème siècle, Fatima Oum El Banine El Fihria, fille d’un riche négociant, a ainsi financé la construction de la très prestigieuse mosquée Qaraouiyine de Fès. Carrefour des sciences et de l'érudition, la mosquée, petite au début, va conférer à la cité idrisside le titre de capitale spirituelle de l'occident musulman après l'éclipse des villes de Kairouan et Cordoue. Meriem El Fihria, sœur de Fatima, a pour sa part financé la mosquée Al Andalous de la même ville. Quant aux héritiers de Oqba Ibnou Nafi’ installés en Andalousie, ils s’y faisaient appeler Ibnou El Jedd. Cette descendance essaima dans l’ancien eldorado arabe d’Espagne, où elle compta de nombreux ouléma, des hommes d’autorité et de riches propriétaires fonciers. Mais, à l’instar de tous les musulmans dans l’Espagne inquisitrice, la famille Ibnou El Jedd fut confrontée à un dilemme cornélien : se convertir au christianisme ou fuir.

Une famille qui pèse Un rapide calcul permet d’évaluer le total des budgets alloués aux ministères, offices et fédérations dirigés par des membres de la famille El Fassi et Fassi Fihri. BUDGETS ET CHIFFRES D'AFFAIRES (exprimés en millions de dirhams pour l’année 2008) Abbas El Fassi

Budget de la primature

1205

Nizar Baraka

Budget des Affaires générales et économiques Budget du ministère des Affaires étrangères

79 1676

Budget du ministère de la Santé

9802

Chiffres d'affaires cumulés de l'ONE et de l'ONEP*

4760 300 1210

Taïeb Fassi Fihri Yasmina Baddou Ali Fassi Fihri Othman Fassi Fihri

Budget de la FRMF** Chiffre d'affaires d’Autoroutes du Maroc

* Office national de l’électricité et Office national de l’eau potable ** Fédération royale marocaine de football

Total

SOURCE : MINISTÈRE DES FINANCES

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La fortune des El Fassi C’est donc en 1476, quelques années avant la chute de Grenade, que les Ibnou El Jedd, aïeux des El Fassi, embarquent vers Sebta, d’où ils prennent la route pour Fès. Leurs descendants, qui commerçaient avec la ville de Ksar El Kébir, sont surnommés Fassis par les habitants de la petite cité du nord. Une fois bien installés au Maroc, la plupart se lancent dans le commerce de la cire et des cierges. “Une activité à l’époque très lucrative puisqu’on s’éclairait à la mèche d’huile ou à la cire et, de surcroît, on faisait don de cierges aux différentes zaouaia (lieux de culte ou de contemplation)”, explique Mohamed Fassi Fihri dans son livre biographique, Mon grand-père ambassadeur à Paris, 1909-1910, (Ed. Marsam, 2008). D’autres préfèrent tenter leur chance dans l’agriculture, d’autres enfin sont savants, érudits, enseignants... La science devient en quelque sorte une affaire familiale. Proches du pouvoir, les El Fassi participent à l’éducation des princes, soutiennent les sultans sur le plan religieux, mais ne participent pas à la vie politique. “Ils ne cherchaient pas à s’approcher de très près des sultans, malgré la bienveillance de ceux-ci à leur égard”, explique Mohamed Fassi Fihri. Exemple édifiant, celui de Abou El Mahassine Youssef El Fassi : le sultan saâdien Ahmed Al Mansour (1578-1603) lui proposa le poste de bibliothécaire pour l’un de ses enfants. Il déclina l’offre et donna à ses proches ce conseil : “Je ne déteste pas pour vous la lecture des livres et le profit que vous en tireTELQUEL 17 AU 23 OCTOBRE 2009

En bons héritiers d’une longue lignée de diplomates, les El Fassi ont le sens du contact et savent rendre service.

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zir Abbas El Fassi conseille le sultan et compte parmi ses familiers. “Au point que Moulay Hafid envisagea d’épouser l’une des filles de son Grand Vizir”, écrit Mohamed Fassi Fihri. Mais cette proximité affichée cache une certaine méfiance, certes larvée, entre les deux hommes. Une anecdote illustre parfaitement cette facette de la relation entre le vizir et son sultan : “Un jour, le roi et lui-même conversaient d’une manière informelle dans les jardins royaux, en marchant aux abords d’une excavation aménagée en fosse aux lions. Il n’y avait pas de garde-fou et Abbas El Fassi se trouvait à côté de la trappe. Soudain, une idée effrayante lui effleura l’esprit : et si on le poussait… Il ne put cacher son trouble. Intelligent comme il l’était, le sultan s’en aperçut et éclata de rire en lui ordonnant de passer de l’autre côté”. Ambiance…

Initiative. Fatima Oum El Banine El Fihria, fille d’un riche négociant, a financé la construction de la mosquée Qaraouiyine de Fès.

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rez, mais je déteste pour vous un travail qui vous oblige à être solliciteurs à la porte des rois”. Pour la petite histoire, il s’agit du même Cheikh El Mahassine qui lèguera à sa descendance un vaste domaine agricole sur l’Oued Sebou près de Fès, dont l’exploitation continue à aujourd’hui.

Abbas Senior Mohamed Fassi Fihri explique la longue absence des siens du pouvoir exécutif : “Le gouvernement était chargé principalement du maintien de l’ordre, de la défense du territoire et du recouvrement des impôts, le tout conformément aux ordres du sultan. L’équation s’avère on ne peut plus simple : le sultan pense,

le gouvernement exécute. Il n’y avait pas là de place pour les ouléma, et donc pour les El Fassi, dont le métier consistait aussi à penser”. Mais l’absence des El Fassi du pouvoir exécutif devait bien prendre fin un jour : à l’aube du 20ème siècle, un certain Abbas El Fassi (arrière grand-père de l’actuel ministre des Affaires étrangères) est nommé Grand Vizir auprès de Moulay Hafid, qui vient de détrôner son frère Moulay Abdelaziz. Pour sa première mission, le dit Abbas est chargé de “préparer le terrain” pour l’intronisation du nouveau sultan à Fès et d’emporter l’adhésion des ouléma. Sa mission accomplie, il en est remercié dans une lettre adressée par Moulay Hafid. Ministre puissant, le Grand Vi-

ENDOGAMIE

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a tribu des El Fassi a aussi ses grandes matrones, ces mater familias qui perpétuent autant qu’elles brisent les traditions et les valeurs. Avec les historiques Fatima Oum El Banine et Meriem, Malika El Fassi a par exemple sa place au panthéon national. Seule femme signataire du Manifeste de l’indépendance, elle a, jusqu’à sa mort en 2007, compté comme une figure morale du mouvement nationaliste. Plus proche de nous, Yasmina Baddou, militante aguerrie, est

devenue l’égérie de l’Istiqlal, et illustre parfaitement le syncrétisme réussi entre politique, technocratie et famille, à savoir les trois meilleurs atouts pour durer en politique. Et qu’on se le dise, les El Fassi sont fiers de leurs filles. Comme papa Abbas qui, en conférence de presse, était tout fier d’annoncer que sa fille (par ailleurs épouse de Nizar Baraka) avait signé (sous pseudonyme) un excellent papier sur la réforme de la justice dans les colonnes de L’Opinion, organe de l’Istiqlal. I

Dans l’antre du Makhzen

Jamais sans mon Fassi omme ailleurs au Maroc, l’endogamie est, à Fès, une pratique courante : en 1990, un mariage sur cinq s’y faisait encore entre membres d’une même famille. La famille El Fassi ne déroge pas à la règle. A force de mariages consanguins, il est devenu très difficile de se retrouver dans les liens tentaculaires qui relient tel

Le cas de Abdallah El Fassi est emblématique de la place grandissante des El Fassi dans le champ politique, au tournant du siècle dernier. Ce neveu de Abbas El Fassi Senior, qui a été ambassadeur en France et ministre des Affaires étrangères, a tout fait pour être dans les bonnes grâces des trois sultans qu’il a connus. Le biographe Mohamed Fassi Fihri atteste ainsi qu’en 1892, par le truchement de son grand-père Allal, chef religieux respecté, Abdallah, alors âgé de 21 ans, adresse à Hassan 1er son premier livre, Pages précieuses de ce que les rois ne doivent pas ignorer. En contrepartie, le sultan récompense son fidèle laudateur à coups de centaines de rials. Quand, à la mort de Hassan 1er, Moulay Abdelaziz, le jeune prince héritier, est intronisé, Abdallah El Fassi s’empresse d’exprimer au nouveau sultan tout le bien qu’il pense de lui. Il soutient la légitimité de cette intronisation dans un ouvrage intitulé L’accession au trône sans avoir atteint la puberté. Quand son grand-père Allal passe l’arme à gauche, il le remplace lors des prêches en présence du sultan et du gouvernement, entrant ainsi lentement mais sûrement dans le sérail, et entraînant toute sa famille dans son sillage.

Les Fassiate d’abord

ou tel membre. Un exemple pour illustrer cela : Nizar Baraka, ministres des Affaires économiques et générales, a épousé Radia El Fassi, fille de Abbas. Baraka est aussi le petit-fils de Allal El Fassi, qui a donné la main de sa fille Oum El Banine à son neveu de ministre Abbas El Fassi. Un classique dans la famille El Fassi : Yasmina Baddou, par exemple,

est une Fassi Fihri par son mariage avec Ali, ainsi que par sa grand-mère. Mais l’endogamie accouche parfois de drôle d’enfants : car il y a aussi les canards boiteux qu’on ne peut pas inviter aux repas de famille, parce que trop subversifs, comme Hassan Kettani, figure emblématique du salafisme marocain, embastillé à Kénitra, qui n’est aussi que

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Subversif. Hassan Kettani, figure emblématique du salafisme marocain.

l’arrière-petit-fils de Abdallah El Fassi, ou encore le neveu du ministre Omar Fassi Fihri. Comme quoi, le monde est petit… I

Devenus proches parmi les proches du sultan Moulay Hafid, Abbas et Abdallah ont des pouvoirs très étendus. Les négociations entre une France en pleine conquête coloniale et un Maroc ultra-endetté, au bord de la banqueroute, sont entamées en 1909. “Souvent, le sultan Moulay Hafid négociait seul avec l’ambassadeur français. En cas d’empêchement, Abbas El Fassi et Abdallah El Fassi prenaient la relève”, écrit Mohamed El Fassi. Le sort du royaume se joue ainsi entre les trois hommes, un Alaouite et deux El Fassi. Mais dans tous les cas, les pourparlers se font en la présence d’un interprète. Le sultan et les El Fassi ne sont pas encore francophones… Preuve de sa marge de manœuvre, dans les correspondances passées

Égérie. Yasmina Baddou représente la gente féminine des El Fassi au gouvernement Abbas.

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Au début du XXème siècle, Le sort du royaume se joue entre trois hommes : un Alaouite et deux El Fassi.

La gloire de mon grand-père

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Relations de travail Il n’est pas anodin de rappeler qu’un siècle plus tard, les héritiers de Abbas et Abdallah El Fassi occupent les mêmes postes de Premier ministre et ministre des Affaires étrangères. Si l’histoire se répète, quasi à l’identique, “un chassé-croisé interviendra néanmoins entre les DR

Abbas El Fassi est tout fier d’annoncer, dans une interview accordée à Jeune Afrique, qu’il lui arrive de recevoir des coups de fil de Sa Majesté.

deux branches familiales : le petit-fils de Abdallah El Fassi s’appelant Abbas, sera Premier ministre, tandis que l’arrière-petit-fils de l’ancien Grand Vizir, Taïeb, sera ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement nommé par Mohammed VI le 15 octobre 2007”, constate Mohamed Fassi Fihri. C’est cependant l’évolution, en un siècle, des relations de travail entre le chef de l’Etat et ses ministres qui est la plus révélatrice. Abdallah correspondait ainsi souvent avec Moulay Hafid et le rencontrait encore plus fréquemment. “Il voyait le sultan dans des briefings qu’il présidait tous les matins et auxquels assistaient les ministres, ou bien en milieu d’après-midi à titre personnel. En cas d’urgence, le sultan le mandait chez lui, et, de son côté, Abdallah avait toute la latitude de lui faire parvenir des notes ponctuelles, à n’importe quel moment de la journée ou de lui demander audience”, affirme Mohamed Fassi Fihri. Certes, comparaison n’est pas raison, mais, un siècle plus tard, le Premier ministre Abbas El Fassi est tout fier d’annoncer, dans une interview accordée à Jeune Afrique, qu’il lui arrive de recevoir des coups de fil de Sa Majesté. A bon entendeur !

au crible par Mohamed El Fassi, Abdallah transmet les comptes rendus de ses rencontres avec les représentants des corps diplomatiques étrangers, avise le sultan des rébellions dans le Rif, le prévient que tel journaliste du Times souhaite le rencontrer, gère les créances du Makhzen, lui fait part des besoins de son ministère en mobilier et fournitures… Bref, les deux hommes sont des intimes, si bien que Abdallah El Fassi peut se permettre de s’adresser au sultan avec une certaine dose de familiarité. A la veille de l’Aïd El Kébir, n’ayant pas reçu le mouton habituellement offert aux notables, Abdallah écrit ainsi ce poème facétieux : “Sire, le bélier a bêlé, dans toutes les demeures, seule reste muette, la maison de votre serviteur, puissiez-vous lui en envoyer un, à la chair couleur de jasmin, et l’accompagner mêmement, du prix des condiments”. Impensable aujourd’hui…

Généalogie. Abdellah El Fassi (rouge) avec sa femme, ses enfants et son neveu Allal (blanc) : un clan soudé.

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PLUS LOIN

Comme les Kennedy (zaâma)

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Génération indépendance Cinq siècles après avoir posé leurs valises au Maroc, après une période de vaches maigres nommée Protectorat, les El Fassi sont, dans les années 1950, plus que jamais sous les feux de la rampe. Allal El Fassi est le leader incontesté du mouvement nationaliste et est parvenu à rallier à sa cause le sultan Mohammed Ben Youssef. Déjà, le 11 janvier 1944, le clan des El Fassi et Fassi Fihri comptait 6 signataires parmi les 66 nationalistes qui ont paraphé le Manifeste de l’indépendance. C’est sans doute aussi à cette période que l’étoile des El Fassi atteint son firmament. Allal, leader de l’Istiqlal, a un agenda politique indépendant du sultan. Encore en exil au Caire quand Mohammed Ben Youssef recouvre son trône, c’est lui qui développe, le premier, la thèse d’un Grand Maroc devant englober une bonne partie de l’Algérie, du Mali et la totalité de la Mauritanie. L’idée sera par la suite récupérée par Mohammed V, puis abandonnée par Hassan II. Autre preuve de l’aura des El Fassi, c’est Abdeslam El Fassi, fils de Abdallah, ancien recteur de l'université Al Qaraouiyine de Fès, et ministre de l'Education nationale sous le protectorat, qui fut chargé de laver le corps de Mohammed V à sa mort. Sous Hassan II, l’étoile des El Fassi pâlit quelque peu, mais ne s’éteint pas. De génération en génération, ils restent dans les bonnes grâces du pouvoir. Hassan II l’a rappelé lui-même en recevant, au début des années 1990, les enfants de l’ancien militant nationaliste Mohamed Ben Abdelouahed El Fassi suite au décès de leur père : “Il s’agit d’une qualité de la famille El Fassi, qui a œuvré depuis des siècles aux côtés de notre famille. Nous prions pour que ces liens perdurent”, avait alors déclaré le défunt monarque. Dont acte.

Omniprésents. La famille El Fassi compte un ministre de souveraineté en la personne de Taïeb Fassi Fihri, cousin de Abbas et tout-puissant chef de la diplomatie.

Tradition et modernité C’est bien avant l’indépendance, la famille El Fassi a compris l’intérêt qu’elle pouvait tirer de sa légitimité historique. En fait, comme l’explique Ignace Dalle dans Le règne de Hassan II, 1961-1999 : une espérance brisée, deux courants, moderniste et traditionaliste, s’opposent au sein du mouvement indépendantiste. L’un est incarné par Mehdi Ben Barka, Ahmed Balafrej ou Mohamed Benhima, le ministre de l’Education nationale, l’autre par les El Fassi, à travers Allal El Fassi et, à un degré moindre, Mohamed El Fassi, ancien ministre de l’Education nationale. “Les premiers, écrit Dalle, estimaient que l’enseignement était d’abord un moyen d’accroître l’efficacité des secteurs économiques grâce à un enseignement moderne et ouvert sur le monde. Les seconds étaient convaincus que la question de l’enseignement était avant tout un problème d’identité nationale qu’il fallait retrouver par un retour aux sources arabo-islamiques de la culture marocaine”. L’auteur rappelle à ce propos que Abdeslam Yassine, futur leader d’Al Adl Wal Ihsane, qui, au moment de l’indépendance, est inspecteur général de l’enseignement primaire, s’oppose à l’arabi-

sation mise en place par le clan El Fassi en des termes très virulents : “Cette mesure, comme nous l’avions prédit, s’est avérée catastrophique”, explique-t-il en défendant ardemment le maintien de la langue française dans les programmes. C’est Ali Benhaddou, sans doute, qui résume le mieux la “schizophrénie” des El Fassi : “Ils se proclament de la tradition pour gouverner, mais se réservent pour eux-mêmes la modernité (études, voyages, mœurs…). Ils sont parmi les premiers à avoir eu accès à l’enseignement supérieur en France, ce sont pourtant eux qui ont prôné l’arabisation”. Selon l’auteur des Elites du royaume, “rien n’a changé depuis 1999 : les élites du royaume sont les mêmes, le même système de reproduction perdure, et le Maroc reste figé dans ses structures”. De toute façon, pour les El Fassi, en dépit d’une sortie toujours possible du gouvernement, la relève est assurée. Le problème, c’est qu’en dessous, une élite intellectuelle, pas forcément bien née, piaffe d’impatience. Pas sûr que la monarchie de Mohammed VI ait de la place pour tout le monde : il en faut du temps pour prouver sa fidélité et sa loyauté envers le trône ! Et, sur ce point, les El Fassi sont encore largement en avance. I TELQUEL 17 AU 23 OCTOBRE 2009

ncore un dossier sur les Fassis ?”, “Qu’est-ce qu’ils ont fait encore ?”, “Vous n’en avez pas assez de parler d’eux ?”, sont les questions les plus fréquentes qu’on nous a posées à la réalisation de ce dossier. Du coup, ça fait réfléchir : aurions-nous un tropisme fassi ? Nous tromperions-nous de sujet? Ces interrogations légitimes sont pourtant bien vite balayées par l’air du temps. Il n’y a qu’à discuter avec l’épicier du coin (souvent un Soussi) pour se rendre compte de ce que représentent les Fassis et parmi eux, le clan El Fassi. Il n’y a qu’à parcourir la presse arabophone pour se rendre compte de l’intérêt porté à la famille El Fassi. Et puis, n’est-il pas normal, après tout, qu’une famille si soudée, si puissante et si visible, suscite tant de passions contradictoires ? Jalousés, enviés et craints par certains, les El Fassi sont aussi accusés par d’autres de népotisme, de traditionalisme schizophrène, de “bienpensance” nationaliste. Côté famille, on regarde ce battage médiatique et populaire, avec de moins en moins d’indifférence. “Certains, comme Abbas El Fassi, ont choisi de faire le dos rond, par expérience et de guerre lasse. Mais tous n’ont pas la même patience”, a déjà prévenu un avocat proche de la famille. C’est que le désamour entre la tribu El Fassi et les médias indépendants est profond. Le déficit de com’ dont souffre le clan est flagrant. Ce n’est pas Abbas qui dira le contraire, lui qui, selon d’anciens collaborateurs, aurait “une communication ingérable”. D’autant que, question image, les El Fassi partent avec un handicap sérieux : d’abord il y a la comparaison avec les “historiques”, dont souffrent les “actuels”. Et puis il y a, bien sûr, la symbolique du premier de la classe, arrogant et chanceux, né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Les El Fassi, pour le sens commun, sont aussi l’incarnation d’une noblesse marocaine immémoriale, bénie des dieux. Le problème, c’est qu’ils sont plus que des Kennedy marocains, leur généalogie remonte à plus loin. Mais contrairement à la dynastie américaine tour à tour incarnée en trois frères, John, Bob et Ted, les El Fassi sont depuis longtemps en manque de leadership. Au fil du temps, ayant troqué leur légitimité historique et populaire d’ouléma contre celle, correspondant davantage à l’agenda royal, de technocrates bon teint, ils sont devenus une élite affidée à la monarchie, sans relais dans la société. Ils sont en somme la meilleure illustration que les élites du royaume sont, elles aussi, en crise : boucs émissaires de la vindicte populaire, elles peinent à trouver la voie d’un nouveau magistère moral, jadis incarné par Allal El Fassi. I SOULEÏMAN BENCHEIKH

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